L’Alchimie et la médecine/03

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Bibliothèque Chacornac (p. 67-106).
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Il est courant de dire que l’Alchimie est apparue au Moyen Age. Si cette affirmation est exacte au point de vue philologique, elle est absolument erronée en ce qui concerne les théories et les idées qui constituent cette doctrine. A ne considérer, par exemple, que la transmutation métallique, il est bien évident que les premiers artisans qui travaillèrent les minerais, frappés par les transformations que provoque l’action réciproque des corps mis en présence, n’ont pas dû tarder à concevoir l’espérance de faire de l’or et, par ce moyen, d’acquérir la richesse. Ces idées, d’ailleurs, s’accordaient facilement avec les notions mystiques et les dogmes religieux tels que les transformations des dieux égyptiens, de Brahma, de Jupiter et, plus tard, la transsubstantation et les mystères des nombres. Aussi, les premières recherches dans cette voie furent-elles l’œuvre des prêtres et des initiés des temples, et ainsi s’élabora une science secrète, extrêmement ancienne, qui ne devait se révéler à tous qu’à l’avènement du christianisme, c’est-à-dire à la fin du paganisme qui l’avait enfantée. Dans les manuscrits grecs, elle porte le nom “ Science sacrée ” (ἐπιστήμη ἱερά).

LÉGENDES. — Son origine est tellement ancienne qu’elle a donné lieu à quelques légendes. C’est ainsi qu’on l’a rattachée à Enoch, fils de Caïn, et on a attribué à ce dernier un ouvrage apocryphe, composé en réalité un peu avant l’ère chrétienne “ Le livre d’Enoch ” .

Selon d’autres (Zosime, cité par Georges le Syncelle), certains anges, les Eggrégores et surtout leur dixième roi, Haexel, épris d’amour pour les filles des hommes, descendirent sur la terre et leur enseignèrent les œuvres de la Nature. Cette indiscrétion leur valut d’être chassés du ciel, et de leur union avec les femmes naquit la race des géants.

Une autre légende attribue cette science à Tubalcain, que quelques auteurs ont regardé comme le Vulcain de l’Histoire profane, et qui aurait été le huitième homme après Adam.

Enfin, d’autres l’attribuent à Cham, fils de Noé, qui pratiqua en Egypte la science du feu et fut le premier chimiste.

Chine. — Quoiqu’il en soit, on retrouve, en Extrême-Orient, l’idée de la transmutation. Au IIIe siècle de notre ère, l’alchimie était cultivée en Chine par les moines de la Secte “ Tao ” sous la dynastie des “ Ou ”. Dans un livre chinois intitulé “ Tsaï-y-chi ”, on lit qu’un vieux savant avait changé des racines et des terres en or. Dans les Annales de Song (Mémoires concernant la civilisation chinoise, par les missionnaires de Pékin, t. II, p. 493), on lit que “ Yang-Kïaï ”, sur la croyance que l’on pouvait changer les pierres et les tuiles en or, quitta ses emplois pour travailler au Grand Œuvre.

Il est fort possible que ces idées originaires de Chine aient passé de la Chine à l’Inde, de l’Inde à l’Assyrie, à la Chaldée, à l’Egypte.

EGYPTE. — C’est là, en effet, qu’elles commencent à apparaître clairement. Berthelot (Origines de l’Alchimie) a prouvé que les papyrus de Leyde, tirés d’un tombeau thébain, confirment, bien cette origine égyptienne. C’est ainsi que le signe alchimique qu’emploient les Egyptiens pour désigner l’eau est identique à son hiéroglyphe, de même pour l’or ; et enfin la notation du mercure est à rapprocher de la représentation ordinaire de Thôt (Hermès Trismégiste) avec la tête surmontée d’un disque et de deux cornes en croissant. Enfin les noms des dieux, des hommes, des mois, des lieux, les allusions de tout genre, les idées et les théories exposées dans les manuscrits et les papyrus correspondent avec une grande précision à ce que nous savons de l’Egypte de cette époque.

La tradition veut que le roi Thôt, divinisé, soit le père de toute la Science hermétique. Les Egyptiens en ont fait le représentant de la Sagesse, de la Raison, le protecteur des lois. Dans les inscriptions de la dernière dynastie, on voit qu’il est appelé " Dieu-Un, créé de lui-même ”. Il est encore “ Cœur de Râ ” ou " Langue de Râ ”. Il est juge des deux dieux combattants (Horus et Set). Il est " prince des livres ”, “ scribe des dieux ”. En un mot, il est le symbole de l’Intelligence divine, la pensée incarnée, le type primitif du “ ” de Platon et du “ Verbe ” des chrétiens.

Son nom réel est Tehut ou Tehuti et dérive du mot “ Tehu ” qui signifie Ibis. Il est, en effet, représenté avec une tête d’ibis, c’est-à-dire de l’oiseau qui paraît quand le Nil va déborder et qui a, par conséquent, la notion de l’avenir.

Il avait son temple à Khemennu (Hermopolis) où l’on honorait également son épouse, Nehe-Maut, et il était considéré comme le chef d’un groupe de huit divinités (en quatre couples, mâles et femelles, positives et négatives, actives et passives). Enfin, son culte se serait étendu dans les Sociétés helléniques comme le rapportent des papyrus magiques grecs prières adressées à Hermès).

Sous le nom de Thôt ou Hermès, on a organisé toute une encyclopédie comprenant, selon Jamblique (de Mysteriis Aegypt. VIII-1) 20.000 volumes. — D’après Clément d’Alexandrie, il n’y avait que 42 livres d’Hermès « dont les six derniers, dit-il, qui ont trait à la médecine et traitent de la constitution du corps, des maladies, des instruments, des remèdes, des yeux et enfin des femmes. Ils sont l’objet de l’étude assidue de ceux qui portent le manteau », c’est-à-dire des médecins. (Stromales VI- 4). Nous ne connaissons que quelques ouvrages écrits en grec qui lui sont attribués, parmi lesquels le Poïmandrès qui semble être une production de l’école des Thérapeutes d’Egypte. Quant à la Table d’Emeraude qu’on lui a également attribuée, nous avons vu ce qu’il faut en penser.

Ce qui est surtout intéressant à considérer, dans les légendes relatives à ce personnage, c’est la réunion en lui de la science secrète des temples avec la médecine. C’est ainsi que parmi ses huit disciples figure “ Nefer-Tem ” ou “ Imhotep ” que les Grecs appelèrent Imouthés ou Imuth et qu’ils identifièrent avec leur Asclépios. Le nom Imhotep (I-em-hetep) signifie “ celui qui vient en paix ”. Il était spécialement le dieu de la médecine, le dieu qui envoie le sommeil à ceux qui sont dans la souffrance. Son temple était à Memphis.

Les Egyptiens auraient été très versés dans l’art des transmutations puisque, vers 290, Dioclétien fit brûler une foule de leurs livres d’alchimie afin qu’ils ne puissent s’enrichir par cet art et se révolter contre les Romains. Les papyrus de Leyde ont échappé à cette destruction. Berthelot et Ruelle (Collection des anciens alchimistes grecs. Paris, 1888) les ont soigneusement étudiés. Ils ont été conservés à Thèbes avec une momie et proviennent d’une collection d’antiquités égyptiennes réunies au début du XIXe siècle par le chevalier d’Anastasi, vice-consul de Suède à Alexandrie. Ils sont fortement imprégnés de gnosticisme juif. C’est ainsi que le papyrus V contient les noms de “ Sabaoth, Adonaï, Abraham ”. Il y est question du serpent ouroboros.

Berthelot a montré que les recettes alchimiques indiquées étaient de simples procédés d’imitation destinés à donner un métal comparable à l’or mais différent. Il ne s’agit donc pas ici de transmutation au sens réel du mot.

Au point de vue médical, les Egyptiens avaient une grande réputation, si l’on en croit Homère (Odyssée IV- 227) qui signale les médecins d’Egypte comme étant de la race de Pœon et surpassant en habileté le reste des hommes. Nous savons, par exemple, que Nechepsos, qui aurait régné dans la 26e dynastie de 667 à 661 avant J.-C., a fait un grand ouvrage de médecine dont Galien cite le 14e livre. Il est curieux de constater que certaines de ses recettes sont basées sur le principe des semblables si en honneur au moyen âge, et c’est ainsi que pour la guérison des calculs vésicaux, il préconise la pierre Tecolithos broyée et appliquée sur le bas-ventre. Il la recommande encore pour les tophus de la goutte, et la terre d’Arménie lui sert à guérir les “ mélancholiques ”, peut-être parce qu’elle a la couleur de la bile (Actius II-XIX). Enfin, selon Hérodote (II-77), les Egyptiens du Delta avaient grand soin d’entretenir leur santé par des vomitifs et des lavements car, comme prétend aujourd’hui le Prof. Metchnikoff, « ils étaient persuadé, que la plupart de nos maladies viennent des aliments que nous prenons ».

Remarquons que les Egyptiens croyaient que chaque corps humain renferme un double, sorte de copie fluidique de l’être qu’il anime et qu’il quitte après la mort. En outre, ce double avait la propriété de s’extérioriser partiellement et une bonne partie de la médecine égyptienne consistait à agir sur ce double extériorisé, au moyen de différentes pratiques purement magiques. Nous retrouverons cette notion du corps fluidique au moyen âge.

Enfin, s’appuyant sur le témoignage d’auteurs arabes, Kircher (Œdipus Aegyptiacus, Rome, 1652) prétend que les Egyptiens recherchaient déjà la Panacée Universelle. D’après le même auteur (Œd. Aeg. T. III, ch. lV), à côté de la médecine physique par les drogues, dont le choix était réglé par la théorie des signatures (voir plus loin), il y avait deux autres modes de thérapeutique : l’une, appelée “ Eucheticum ”, employait les prières et les incantations et correspondait à ce que sera la médecine mystique du Moyen Age et celle des Rose-Croix ; l’autre, “ Amuletarium ”, se proposait d’utiliser les influences des astres concentrées et en quelque sorte fixées sur des talismans. Nous verrons que c’est là le fondement de toute la médecine hermétique.

GRÈCE. — De l’Egypte, l’Hermétisme devait très rapidement passer en Grèce puisque, avant Platon et Aristote, la plupart des auteurs des systèmes philosophiques en Grèce étaient des initiés des temples de Memphis, Thèbes et Héliopolis. Tels sont Thalès, Pythagore et Démocrite. Thalès, de l’école Ionienne, vécut au VIIe siècle av. J.-C. Il admit que le principe de toute matière est unique, et il pensa qu’il résidait en l’eau. Anaximène (VIe s.) attribua le même rôle à l’air. Cette tendance à l’unité est caractéristique de l’Hermétisme. Pourtant, les philosophes grecs finirent par penser qu’un élément aussi concret ne pouvait pas être le principe de toutes choses. Parménide et Héraclite (VIe s.) enseignèrent que le feu est l’essence de toute vie. Mais ce n’est qu’avec Empédocle (Ve s.) qu’on voit enfin se préciser la théorie des quatre éléments, théorie qui devait durer jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Remarquons, d’ailleurs, que cette théorie n’exclut pas du tout l’idée de l’unité de la matière, car Pythagore soutient que les quatre éléments sont susceptibles de se transformer les uns dans les autres. Platon précise davantage (Timée) avec la notion de l’éther et il admet comme matière première unique cet éther qui n’est ni feu, ni air, ni terre, ni eau, mais qui est capable de revêtir toutes ces formes. Il établit donc définitivement la théorie de l’alchimie sur la matière.

Il est plus difficile de préciser à quel moment les Grecs ont passé de la théorie à la pratique et essayé la transmutation. On a voulu voir, dans certaines de leurs légendes, des allégories alchimiques. C’est ainsi que le lexicographe Suidas, au mot Δέρας dit que la toison d’or rapportée de Colchide par l’expédition des Argonautes n’était qu’un livre de parchemin contenant le secret de faire de l’or au moyen de la chimie (περιέχον ὅπως δεῖ γίνεσθαι διὰ χεμείας χρυσόν). C’est encore ainsi que le mythe de Jupiter se transformant en pluie d’or serait pour Pernetty (Fables égyptiennes et grecques. Paris, 1786) une allusion à la distillation de l’or des philosophes. Plutarque lui-même voit dans la théogonie des Grecs la Science de la Nature cachée sous une forme symbolique. Il ajoute que, par Latone, on entend l’eau, par Junon, la terre, par Apollon, le soleil, par Jupiter, la chaleur, etc.

Le médecin grec Dioscoride aurait fait le premier une allusion directe à l’alchimie en écrivant : « Quelques-uns rapportent que le mercure est une partie constituante des métaux ». Les manuscrits vraiment alchimiques, dont Berthelot a donné la traduction et le texte, sont d’une époque relativement récente. Tel est le manuscrit A. fol. 196 sur l’Ouroboros. On y lit ceci :

« Voici le Mythe : le Serpent Ouroboros, c’est la composition qui, dans son ensemble est dévorée et fondue, dissoute et transformée par la fermentation. Elle devient d’un vert foncé et la couleur d’or en dérive. C’est d’elle que dérive le rouge appelé couleur de cinabre ; c’est le cinabre des philosophes.

« Son ventre et son dos (au serpent) sont couleur de safran ; sa tête est d’un vert foncé ; ses quatre pieds constituent la tétrasomie ; ses trois oreilles sont les trois vapeurs sublimées.

« L’un fournit à l’autre son sang et l’un engendre l’autre ; la nature réjouit la nature, la nature charme la nature, et cela non pas pour telle opposée à telle autre, mais pour une seule et même nature procédant d’elle-même par le procédé chimique et avec grand effort… »

En tous cas, nous voyons, par les documents que nous possédons, que les Grecs n’ont jamais réalisé de transmutation véritable, mais ils prenaient pour telle certaines réactions chimiques dont Berthelot a donné l’explication.

Ajoutons que la science des nombres, introduite par Pythagore, s’était considérablement développée. Il y avait déjà les sept métaux des sept planètes, conformément à la tradition, avec cette différence pourtant qu’on a longtemps attribué à Mercure l’Electrum ou Assem (mélange d’or et d’argent) au lieu de l’Hydrargyre. Le papyrus W de Leyde donne la liste correspondante des sept parfums et des sept fleurs. C’est par cela que l’alchimie a commencé à se rattacher à l’Astrologie et à la Magie.

Naturellement, la médecine grecque devait s’inspirer de ces théories. Nous en voyons avec Hippocrate, une belle application.

Hippocrate passe pour avoir été le dix-septième représentant des Asclépiades dont Esculape aurait été le fondateur. Il est né à Cos, en 460 et mort en 370 av. J.-C. Il est le fondateur de la médecine humorale en tous points comparable à la théorie des philosophes précédents sur la constitution de la matière. Pour lui, l’organisme tout entier est formé de quatre éléments : le sang, la pituite, la bile jaune et l’atrabile. Mais à ces quatre éléments s’ajoute un principe unique qui les pénètre tous : l’esprit, aériforme ou “ Enormon ”.

De la qualité et de la proportion de ces quatre éléments dépend la santé. Les maladies tiennent à l’excès, au défaut ou à la corruption d’un ou de plusieurs de ces éléments. La thérapeutique d’Hippocrate fut extrêmement sobre et même pauvre. Il posait le principe de la “ Natura Medicatrix ”, et ne prescrivait guère que des régimes diététiques. Il ne fallait pas ajouter beaucoup à cette conception pour arriver, avec Hahnemann, à l’Homœopathie.

Ses élèves, Hiérophile et Erasistrate, continuèrent selon ses doctrines qui furent bientôt remplacées par celles d’Asclépiade (Ecole d’Alexandrie) et de Thémison, sur le “ strictum ” et le “ laxum ” et inspirées directement de la conception atomistique de Démocrite. Il faut attendre jusqu’à Athénée pour retrouver un système inspiré, comme celui d’Hippocrate, des conceptions chimiques ou alchimiques du temps. — Athénée, fondateur de l’école Pneumatiste, au lieu des éléments concrets d’Hippocrate, admet quatre qualités : le chaud, le froid, l’humide, le sec : et, au-dessus l’Esprit, cause de conservation de toutes les parties du corps humain qu’il pénètre à l’état normal. Cet esprit () est un principe bimorphe, émané de l’éther universel, c’est-à-dire, en somme, une émanation, doublement polarisée, de la lumière astrale, et cette conception est absolument conforme à ce que nous savons de la doctrine hermétique.

L’idée d’une médecine universelle existait aussi chez les Grecs, puisqu’il existe un traité apocryphe attribué à Ostanès le Mage, et cité par Berthelot, dans lequel il est question d’une “ Eau divine ” douée de propriétés merveilleuses : « Elle guérit toutes les maladies ; par elle, les yeux des aveugles voient, les oreilles des sourds entendent, les « muets parlent. » Cet Ostanès aurait été le maître et l’initiateur de Démocrite et aurait vécu à l’époque d’Hippocrate ; Hérodote (VII-LXI) et Pline en parlent comme d’un compagnon de Xerxès.

Au IIIe siècle avant notre ère fut fondée l’Ecole d’Alexandrie par laquelle les médecins grecs purent prendre un contact direct et permanent avec les médecins d’Egypte, et alors, la médecine grecque, jusque-là toute dogmatique se mélangea à l’empirisme compliqué des Egyptiens, qui ne tarda, d’ailleurs, pas à prévaloir avec Sérapion. Les médicaments se multiplièrent à l’infini.

Le Serapeum de Memphis dont Mariette a retrouvé l’emplacement, fut un des plus grands centres médico-alchimiques. En effet, « la parenté étroite qui a toujours existé entre la préparation des médicaments et les études chimiques, nous explique pourquoi les alchimistes le regardaient comme leur plus vieux laboratoire » (Berthelot).

La médecine grecque était fort imprégnée des doctrines astrologiques et, en même temps, de la science des nombres, comme on peut en juger par la “ Sphère de Démocrite ”, inscrite dans le papyrus V de Leyde et par les deux “ Cercles de Petosiris ” cités par Berthelot (Coll. Alch. grecs). C’est principalement par l’intermédiaire de Pythagore que cette science des nombres aurait été importée d’Egypte : On se servait des tables astrologiques pour tirer un pronostic d’après le jour où le malade s’était alité. Cette combinaison de l’astrologie à la médecine devait n’occuper qu’un rôle assez secondaire cependant, et, si elle s’est prolongée chez les Arabes, elle devait trouver peu de succès dans la médecine romaine, moins spéculative.

GRÉCO-ROMAINS. —L’extension de la médecine grecque à Rome est résumée par Galien (131-201) qui, né à Pergame, élève de l’Ecole d’Alexandrie, devint à Rome médecin des empereurs Marc-Aurèle, Verus et Commode. Lui aussi pratiqua l’astrologie puisque, dans son livre “ De diebus decretoriis ” (lib. III cap. Vl), il déclare avoir vérifié l’influence de la lune sur le pronostic. Mais son rôle essentiel fut de systématiser Hippocrate et de le fixer dans des dogmes qui devaient subsister longtemps. Disciple d’Aristote, il devait faire surtout la philosophie de la médecine, et la philosophie a priori. En effet, au lieu des quatre éléments d’Hippocrate (Feu, air, eau, terre), il ne voulut, comme les Pneumatistes, ne considérer que quatre qualités abstraites (chaud, froid, humide, sec). Il développa la théorie des quatre humeurs opposées deux à deux, le sang chaud et humide étant l’inverse de l’atrabile, froide et sèche, et la pituite, froide et humide, l’inverse de la bile chaude et sèche. Les quatre humeurs, selon leurs proportions réciproques, formaient les quatre tempéraments : sanguin, nerveux, phlegmatique, bilieux — avec Athénée, il admit l’esprit vital. — Les maladies étaient dues au défaut de proportion entre ces quatre humeurs dans nos organes et il appela “ intempéries ” ces causes morbides. Remarquons que pour lui, la maladie a une cause toute matérielle et qu’il ne fait jouer aucun rôle en pathologie à l’esprit vital qui deviendra, au contraire, au moyen âge, l’agent essentiel sur lequel on essayera d’agir avant tout.

ROMAINS. — Avec Galien, la médecine traditionnelle était arrivée à Rome. Elle fut pratiquée par Celse qui vécut à la fin du Ier siècle de notre ère et qui n’y ajouta pas grand chose. Mais peu après vint Cœlius Aurelianus qui essaya de remettre en honneur le système de Thémison sur le “ strictum ” et le “ laxum ”, d’ailleurs sans aucune originalité.

A ce propos, il est à remarquer que ce système, en apparence si différent du précédent, peut néanmoins avoir été inspiré par les théories hermétistes, partout en honneur dans l’antiquité. Seulement, au lieu de considérer le mode de manifestation extérieure des choses qui s’exprime par un quaternaire (quatre éléments, quatre humeurs), ce système s’appuie sur l’équilibre des deux principes constituants, lesquels représentent des qualités abstraites (principes actif et passif, mâle et femelle, soufre et mercure). C’est pourquoi nous en retrouverons les traces au moyen âge.

Au milieu du IIe siècle, nous assistons à Rome à un fait curieux : les philosophes païens, pour pouvoir lutter contre le christianisme naissant, dévoilent publiquement les théories mystiques des temples, restées jusque-là secrètes, et produisent ainsi un mouvement mystique qui, combiné avec celui de leurs adversaires chrétiens, viendra, après une très longue incubation, se manifester dans les monastères et fournir un aliment aux spéculations du moyen âge. Parmi ces philosophes, citons Plotin, disciple d’Ammonius, qui aurait dit, en mourant : « Je vais ramener ce dieu qui est en moi au dieu qui est l’âme du monde » — et son disciple Porphyre, à qui nous devons une définition parfaite du “ corps astral ” des auteurs modernes : « L’âme est associée à un certain fluide, subtil, aérien, qui rend possible l’union de l’âme immortelle avec le corps matériel. » Puis, Jamblique, le Néoplatonicien, disciple du précédent (fin du IIIe siècle) qui, pour défendre le paganisme, écrivit un ouvrage “ Sur les Mystères de l’Egypte ”. Il écrivit par exemple cette proposition que nous verrons développée au XIIIe siècle : « Le monde est un animal unique dont toutes les parties, quelle qu’en soit la distance, sont liées entre elles d’une manière nécessaire. » Il acheva de compléter la théorie de ses maîtres, Plotin et Porphyre, sur le ternaire en général et sur les trois “ hypostases ” divines en particulier.

Cette philosophie, que devait continuer Proclus au Ve siècle, inspirée directement de la tradition hermétique des vieux temples, ne devait pas disparaître à tout jamais devant l’intolérance et les persécutions des chrétiens devenus dominateurs. Nous la verrons refleurir au moyen âge et durer même jusqu’à nos jours.

LES ARABES. — Lorsqu’après l’époque de Galien, la médecine grecque commença à décliner, un peuple nouveau devait, après les Romains, en recueillir les restes, les conserver et les apporter plus tard en occident : c’était le peuple arabe.

Dès la plus haute antiquité les Arabes auraient fait des incursions en Egypte et auraient pu en rapporter des notions scientifiques, mais c’est par l’école d’Alexandrie que devait se faire cette transmission. La destruction de la grande bibliothèque par Dioclétien n’avait pas fait disparaître tous les savants, ni tous les livres, et Alexandrie resta un centre d’enseignement même après que les Arabes eurent définitivement pris possession de l’Egypte.

Lorsque le Khalife Monavia transporta sa résidence en Syrie, les Ecoles de Bagdad et de Damas remplacèrent définitivement celle d’Alexandrie, mais la Syrie étant à ce moment remplie de Grecs, l’influence de ces derniers continua de se faire sentir. Aux IXe et Xe siècles, à l’époque des Abassides et plus particulièrement d’Haroun-al-Rachid, ces écoles prirent un grand développement et produisirent un nombre considérable de traductions des médecins grecs. Jusqu’à cette période, les Arabes ne firent que s’assimiler la science étrangère et ne produisirent rien d’original.

En même temps que la médecine, et au même titre, l’alchimie devait les intéresser. Les Arabes furent plus des pharmaciens que des médecins et leur étude approfondie de la matière médicale devait les rapprocher de l’alchimie. Mais ce n’est pas seulement les études scientifiques qui devaient contribuer à la propagation de l’art d’Hermès ; Berthelot fait remarquer que les traditions techniques et industrielles, alliées à des pratiques mystiques durent avoir un rôle considérable à ce point de vue. Aussi, dès la fin du sixième siècle en trouvons-nous des traces : c’est tout d’abord un philosophe chrétien d’Alexandrie, Adfar, dont la réputation comme hermétiste fut telle qu’un jeune Romain, Morienus, quitta sa famille pour aller à Alexandrie se faire son disciple. A ce moment, Calid, gouverneur en Egypte, s’intéressait aux mêmes études. Ce fut Morienus qui l’initia. — Ebn-Khallican rapporte que Calid était savant dans la médecine et dans l’alchimie : c’est pour se consoler d’avoir été écarté du khalifat par son père, Merouan, qu’il se consacra à ces sciences. — Il vécut de 668 à 704 et il nous reste de lui plusieurs œuvres (le Paradis de la Sagesse, le Secret des Secrets, Entretiens avec Morienus).

D’autres grands personnages se signalèrent dans le même sens : tel est Djafar-es-Sadik (ou le Véridique) (669-765) qui est surtout célèbre par son élève Geber. Géber dont l’histoire nous est mal connue, fut le premier qui essaya véritablement un système médical basé sur l’hermétisme : il reconnaît quatre éléments dans la nature et quatre humeurs dans le corps humain. Dans son ” Serment des Serments ” il dit que « Toute chose a son opposé qui est son antagoniste. Ainsi le chaud est opposé au froid et le sec à l’humide ; ainsi la bile est l’opposé de la pituite et le sang de l’atrabile ». Il adopte en pathologie la théorie humorale, mais il traite par les contraires. C’est ainsi que pour les affections bilieuses, il recommande les substances mucilagineuses (courges, psyllium) ; pour les affections du sang, des substances froides et sèches (vinaigre, grenadier) ; pour celles de l’atrabile, l’oignon et l’eau au miel ; et pour celles de la pituite, le castoreum, l’opoponax et l’assa fetida. Il écrivit beaucoup : son livre Kitab-el- Khalis, qui semble être l’original de la traduction latine “ Summa Perfectionis ” est l’exposé général de la théorie des transmutations. Une édition latine de Berne (1545) a réuni une partie de ses œuvres alchimiques. Il mourut en 776, laissant trois élèves directs : El Kharquy, Ebn Aïadh, et Ikhmimy. Citons comme autres médecins alchimistes de l’époque D’Houlnoun, Abou Karan, Abou-Beler, etc.

Mohammed ben Zacliaria naquit dans la seconde moitié du IXe siècle à Rey, en Perse, d’où son nom de Razy — ou Rhazès. Il devint si célèbre qu’on lui confia le fameux hôpital de Bagdad. Il écrivit beaucoup ; son “ Continent ” représente la partie médicale de ses œuvres. En alchimie, il aurait écrit plusieurs livres : Sur la probabilité de l’alchimie — Sur la pierre jaune — Sur l’or et l’argent — Sur l’arsenic. — Le principal est un livre en douze chapitres “ Sur la certitude de l’Alchimie ”. On raconte qu’il le dédia au prince El Mansour et reçut en échange mille pièces d’or. Puis, le prince ayant voulu voir Rhazès à l’œuvre, il se mit en frais pour des expériences qui ne réussirent pas. Là-dessus, El Mansour se serait emporté jusqu’à frapper à la tête Rhazès qui, à la suite de ces mauvais traitements, aurait contracté la cataracte (!) Il est vrai qu’une autre tradition attribue cette cataracte à ce qu’il avait mangé trop de fèves. — Il mourut en 922.

En même temps que lui vécut, à Bagdad, Alfaraby, médecin alchimiste qui fut professeur et vécut à la cour du prince d’Alep. Il mourut à Damas en 950.

Le grand successeur de Rhazès fut Avicenne (780-1036).

Son nom réel fut : Abu Ali El-Hosseïn ben Abdallah ben El Hosseïn bon Ali el Cheikh el Beïs son Sina. Il eut une carrière brillante mais agitée. Il voyagea beaucoup, fut nommé vizir de l’émir Chems ed Davla, puis, après la mort de ce dernier, et une captivité de quatre mois, se réfugia auprès de l’émir Ala ed Davla où il mourut, tué par des excès de tous genres : alcooliques, vénériens, intellectuels peut-être, et thérapeutiques, car il fit beaucoup d’expériences sur lui-même. Son “ Canon ” est une œuvre médicale très importante. Ses théories sont peu originales ; comme ses prédécesseurs, il adopta le système des quatre éléments et des quatre humeurs.

Nous arrivons avec lui à l’époque où la civilisation arabe a achevé de s’étendre à tout le pays musulman, de l’Oxus à l’Atlantique et du Nil au Caucase — et, tandis que les Franks barbares portent la guerre en Orient, nous voyons les Arabes, qui ont apporté l’Islam en Espagne, transmettre à l’Europe leur civilisation. En Espagne vont se préparer les traductions latines des ouvrages arabes, grâce auxquelles sont le moyen âge retrouvera les vestiges de l’ancienne science grecque d’Alexandrie.

Les principaux médecins alchimistes de cette période furent, en Espagne : Abulcasis, Averrhoès, Avenzoar.

Aboul Kassem Khalaf ben Abbas el Zahrawi ou Abulcasis vécut à Cordoue dont il était originaire. Nous avons peu de renseignements sur lui. Il fut surtout un chirurgien et s’occupa beaucoup d’ophtalmologie.

Aboul Velid Mouhammed ben Ahmed Ibn Rochd el Maliki ou Averrhoès vécut dans la même ville où il devint préfet, sous le règne d’El Mansour. Accusé d’avoir blasphémé l’Islam, il fut chassé de la communauté des fidèles et vécut longtemps parmi les juifs de Cordoue.

Abou Mervan Abd el Malik Ibn Zohr ou Avenzoar vécut à Séville et eut Maymonidès, pour élève. Il a laissé le Kitab-el-Kolyat, livre de médecine théorique, un traité sur les fièvres et un sur la Thériaque.

En considérant l’ensemble de la médecine arabe, on remarque que les seuls perfectionnements originaux apportés par ces derniers à la médecine grecque, sont relatifs à la matière médicale et à la préparation des remèdes. Les Arabes, gens pratiques, s’en sont tenus à l’étude pure des faits, dégagée de toute préoccupation philosophique ou métaphysique. Ainsi, leur rôle dans l’histoire de la Médecine, a été presque exclusivement un rôle de transmission. Peu importe en effet qu’ils aient enrichi la pharmacopée de quelques préparations, du moment qu’ils n’ont pas produit de systèmes ou de théories. Or, au point de vue dogmatique, la médecine qu’ils ont transmise à l’Occident est exactement celle de Galien et d’Hippocrate, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, une médecine fortement inspirée de l’hermétisme égyptien.

On a dit que les Arabes avaient puisé à d’autres sources que la source grecque, et qu’ils avaient combiné des éléments différents. Or, la seule médecine étrangère à laquelle ils ont emprunté, en dehors de la médecine grecque, est la médecine indienne, et il est fort probable, d’après ce que nous en savons, que cette médecine indienne ne différait guère de la médecine égyptienne avec laquelle elle avait, selon toute probabilité, une origine commune. C’est ainsi que dans l’ouvrage arabe d’Abou Mansour Monaffek ben Ali, édité par M. Seligman et cité par Leclerc (Hist. de la Médec. arab.), nous trouvons que la théorie des quatre éléments existait chez les Indiens aussi bien que chez les Grecs, sauf, peut-être, de légères différences. En effet, comparant les doctrines des uns avec celles des autres, Abou Mansour dit : « L’humide et le sec procèdent du chaud et du froid. Or, comme l’effet ne saurait être supérieur à sa cause, les médecins grecs se trompent en admettant qu’un médicament peut être chaud au premier degré et sec au second. Les médecins indiens pensent autrement et je suis de leur avis. »

« Les Grecs, dit Leclerc (Hist. de la Médec. arabe), avaient quelque notion de médecine indienne comme on le voit dans Strabon, et les Indiens connurent les Grecs, puisque le médecin indien Sandjahal écrivit un livre sur les différences entre les deux médecines. »

D’autre part, au point de vue alchimique, les Arabes, comme d’ailleurs les Grecs, ont beaucoup plus cherché des procédés de falsification qu’une transmutation véritable. Pourtant, ils continuent à enseigner la théorie des trois principes constituants. Ainsi Géber (De Investigatione Magisterii) dit : « Comme tous les métaux sont formés de mercure et de soufre plus ou moins purs, on peut ajouter à ceux-ci ce qui est en défaut ou ôter ce qui est en excès… etc. » Mais il semble qu’après Géber ces notions théoriques deviennent moins précises. Dans tous les cas, en admettant même que les Arabes aient cherché de bonne foi la transmutation véritable, l’on voit qu’ils se sont assez peu inquiétés de la recherche d’une panacée universelle. De même faisaient-ils peu usage des talismans dont les Egyptiens leur avaient donné le modèle. Quant aux questions physiologiques qui caractérisent l’alchimie complète du moyen âge, il n’en est pas encore question chez eux.

Le Moyen-Age Occidental

L’alchimie et la médecine des Grecs conservées à l’état de vie ralentie pendant toute la période arabe, vont prendre en Occident, au moyen âge, un développement considérable et vont se fusionner de plus en plus jusqu’à l’époque de la Renaissance. Au point de vue de la pensée et de l’élaboration des théories, le moyen âge est bien loin d’avoir été une période stérile. Seulement, au cours de cette floraison extraordinaire, un dogme s’est développé qui a forcé tous les autres à rester secrètement dans l’ombre : le dogme religieux. Ce n’est qu’en étudiant plus à fond cette époque de l’histoire qu’on s’aperçoit de sa richesse et on peut dire que, de même que notre époque moderne est celle de l’action, le moyen âge fut essentiellement l’époque de la pensée.

Nous avons vu les Arabes apporter en Espagne la Science grecque. Mais, en même temps, à l’autre extrémité de l’Europe, Byzance constitue un foyer scientifique dont les Croisades ont singulièrement étendu le rayonnement. Là, des médecins célèbres tels qu’Actuarius, Psellus (1020- 1110) continuent à pratiquer l’alchimie. Enfin, les moines ont rapporté de Rome des débris de la science médicale antique qu’ils conservent et multiplient sous forme de “ Réceptaires ”. C’est ce courant qui produira, vers les Xe et XIe siècles, les écoles des Bénédictins de Salerne et du Mont-Cassin, qu’illustreront Gerbert, Gilles de Corbeil, Ste Hildegarde, Alain de Lille (1114-1202), Nicolas et Rosinus (Ce dernier a laissé un traité sur la pierre philosophale). En 1206 se fonde l’Université de Paris, avec sa faculté de médecine, tandis que celle de Montpellier est déjà célèbre. Alors, après Albert le Grand, nous voyons apparaître les grands médecins alchimistes : Bacon, Arnauld de Villeneuve, Pierre d’Abano,

Roger Bacon, né en 1214, en Angleterre, étudia d’abord à Oxford, puis à Paris : il apprit la médecine dans le Couvent des Cordeliers, à Paris. Persécuté par ses supérieurs religieux, Bacon, qui s’était fait franciscain trouva un protecteur en la personne du pape Clément IV. Mais ce dernier étant mort, il fut enfermé pendant dix ans et mourut à Oxford, un an plus tard (1294) disant : « Je me repens de m’être donné tant de mal pour détruire l’ignorance. »

Bacon fut une des plus belles intelligences de cette remarquable période, et son érudition embrassa toutes les branches. C’est lui qui, le premier, signala à Clément IV l’erreur du calendrier Julien, dont la réforme ne devait être établie que 300 ans plus tard, par Grégoire XIII. Il étudia, en optique, les verres convexes et le télescope ; en médecine, il écrivit un traité „ De retardandis senectutis accidentibus ”. En chimie, il découvrit un corps analogue au phosphore ; enfin, en alchimie, il signala la possibilité de la transmutation et de la panacée “ qui prolonge la vie pendant plusieurs siècles ”. Enfin, il fit preuve d’une clairvoyance singulière puisqu’il prédit, non seulement le microscope, les ponts suspendus, les navires à vapeur, mais les automobiles, les aéroplanes et les scaphandres. On lit, en effet, dans son livre “ De l’Admirable pouvoir de Science et de Nature ” (Lyon, 1557).

« Se peuvent aussi faire des chariots qui, sans beste ou animal, se mouveroyent avec inestimable effort… Aussi peuvent estre faictz instrumens pour voler où l’homme estant assis au milieu, vireroit aucun engin et par iceluy, les ailes, pour ce faictes et composées artificiellement, battroyent l’air à la manière d’un oyseau volant.

… Se peuvent aussi faire instrumens pour marcher en la mer… »

Arnauld de Villeneuve, dont le Dr Em. Lalande a fait une étude très complète (Th. Paris, 1896) eut une vie mouvementée. Né entre 1235 et 1240, probablement en Provence, à Villeneuve-Loubet (près de Grasse), il étudia à Paris avec Roger Bacon, Albert le Grand et St-Thomas d’Aq. comme professeurs. Après, il alla à Montpellier étudier la médecine, puis, pour mieux approfondir les ouvrages arabes, se rendit en Espagne. Il voyagea beaucoup. A Rome, il rencontra Raymond Lulle qui devait devenir son élève. Le reste de sa vie se passe en luttes contre le clergé de l’Inquisition : pour avoir écrit, par exemple, que « les œuvres de Charité et de Médecine devaient être plus agréables à Dieu que le sacrifice de l’autel », ses ouvrages furent brûlés et, malgré sa grande célébrité, malgré l’influence considérable qu’il avait exercée à la Cour de Benoît XI, puis de Clément V, il dut à la fin s’enfuir de Paris. Il mourut en 1310. Ses œuvres ont été réunies dans les éditions de Lyon 1520, 1532, 1586 et Bâle 1585. Elles comprennent un très grand nombre de traités médicaux et des œuvres alchimiques, parmi lesquelles le “ Thesaurus Thesaurorum et le Rosarius philosophorum ” sont les plus importantes. On a posé, sans pouvoir la résoudre, la question de savoir si ce titre « Rosarius » ne cachait pas le symbole de quelque société secrète analogue à la Rose-Croix et dont Arnauld de Villeneuve aurait fait partie. Les alchimistes qui vinrent après lui disent qu’il posséda la pierre philosophale. Son contemporain Jean André, célèbre jurisconsulte, écrivit dans les “ Additions au Spéculum de Durand, Paris, 1522 ”, sous le titre : De crimine falsi :

« De nos jours on a vu Me Arnauld de Villeneuve, grand théologien et médecin à la Cour de Rome, et aussi grand alchimiste, faire des baguettes d’or que l’on pouvait soumettre à toutes les épreuves », et Raymond Lulle, dans son “ Lapidaire ”, écrit qu’Arnauld transmua devant lui du plomb “ en or excellent ”. Au point de vue hermétique, il eut le mérite de préciser, sous le nom de “ Spiritus ”, la notion du fluide universel, de la “ lumière astrale ” que nous avons définie : c’est dans le macrocosme, l’intermédiaire à l’action des astres sur le monde élémentaire et, dans le microcosme, l’intermédiaire à l’action de l’âme sur le corps, le principe vital, fluide nerveux ou « corps astral ».

D’une manière générale, Arnauld eut le grand mérite d’être un esprit clair, précis, observateur, consciencieux, et il eut le courage, bien fort à cette époque, d’exprimer toute sa pensée.

Nous savons peu de détails sur la vie de Pierre d’Abano. Il naquit en 1250, étudia la médecine à Paris et à Padoue, et exerça avec succès. Il gagna même tant d’argent qu’on l’accusa de sorcellerie. Il mourut pendant le procès, mais, comme son corps, condamné à être exhumé et brûlé, avait été caché, on se contenta d’incinérer son portrait. Il a laissé différents ouvrages dont un sur la géomantie, un sur les venins et il y a, à la Bibliothèque de l’Arsenal, un traité de Magie manuscrit qui lui est attribué.

A la même époque vivait Pierre le son, philosophe de Lombardie, dont quelques auteurs ont voulu faire un adversaire de l’alchimie parce que le premier chapitre de sa “ Margarita pretiosa ” prouve que l’alchimie est fausse. Nous avons lu cet ouvrage et constaté qu’il s’agissait d’une tournure toute scholastique, puisque le second chapitre prouve au contraire “ que l’alchimie est vraie ” et montre que les objections formulées au premier chapitre ne sont pas fondées. Plus loin, il déclare qu’il a prouvé le fondement de l’alchimie « primo, ab autoribus ; secundo, a rationibus ; tertio, a simili et exemplis » et à la page 107 du même ouvrage (édition de 1608) il dit que l’alchimie est une science telle… « ut quœ imperfecta, incompleta, mixta et corrupta sunt, in verum aurum transmutentur ».

Après cette brillante période du XIIIe siècle, nous tombons dans une période beaucoup plus obscure. Le XIVe siècle ne nous montre aucun nom ni aucune œuvre capables d’être comparés aux précédents. Pourtant, pendant ce temps, les théories se précisent, s’étudient, puisqu’au XVe siècle nous retrouvons une grande poussée intellectuelle avec, dans notre branche, Basile Valentin, Agrippa et enfin, avec la Renaissance, le grand nom de Paracelse.

Basile Valentin est né en 1394 ou en 1413 et fut bénédictin à Erford, en Allemagne. Il est probable que ce nom de Basile Valentin est un pseudonyme. Nous ne savons pas grand chose sur sa vie si ce n’est qu’il se distinguait par une connaissance approfondie de la médecine. Il est probable qu’il fit partie d’une des nombreuses sociétés secrètes d’initiation hermétique qui précédèrent la Rose-Croix. Il fut un des premiers à préconiser l’antimoine en médecine et il écrivit à ce sujet le “ Currus triumphalis Antimonii ” paru en 1414 et réédité en 1624. Dans “ Les Douze Clefs ”, ouvrage fort rare dont l’Hyperchimie (Paris, 1899) a publié des extraits, il parle du mode de préparation de cette substance : « Si on le tire par le vinaigre distillé… alors, il se fait une poudre douce qui ne lâche pas le ventre, mais qui est un excellent remède qui, guérissant beaucoup de maladies, est à bon droit réputé entre les merveilles de la Médecine ».

Henri Corneille Agrippa de Nettesheim naquit à Cologne, en 1486. Elève du bénédictin Jean Trithème, il se distingua dans la philosophie et la médecine. Son caractère indépendant lui fit beaucoup d’ennemis. En France, il devint médecin de Madame d’Angoulême (Louise de Savoie, mère de François Ier), mais après beaucoup de péripéties et d’emprisonnements, mourut à l’hôpital, en 1535, à Grenoble. Il a laissé, comme œuvre capitale, sa “ Philosophie Occulte ” parue en 1531 et rééditée tout récemment (Chacornac, 1911), qui est un traité complet de Science Hermétique.

C’est avec Paracelse que la médecine alchimique devait atteindre son apogée, et c’est par son influence que s’établit une thérapeutique minérale : l’art spagyrique.

Aureolus Philippus Theophrastus Paracelsus Bombastus ab Hohenheim naquit en 1493, près de Zurich, et apprit à la fois la médecine et l’alchimie, de son père qui pratiquait ces deux sciences. Puis il suivit les leçons de Trithème et commença sa vie d’aventures, voyageant en Espagne, en Italie, en France, dans les Pays-Bas, la Saxe, la Pologne, la Hongrie, la Suède, etc. et recueillant de toutes parts, auprès des sorciers, des vieilles femmes, des bourreaux, toutes sortes de recettes qu’il s’assimila et compara. Il arriva ainsi à être d’une érudition considérable quoique n’ayant jamais étudié dans les livres. De là vient son mépris pour les savants officiels de son temps et surtout pour ses confrères les médecins. Au début de la leçon d’ouverture du cours qu’il fit à Bâle, il brûla publiquement les ouvrages classiques de la médecine, déclarant qu’il y avait plus de science dans la semelle de ses souliers que dans tous ces livres, et fit une profession de foi d’une belle indépendance : « Ce qui fait un médecin, dit-il (Préface du Paragranum), ce n’est pas les empereurs, les papes, les privilèges, ce sont les cures. Je guéris le mal vénérien, le pire de tous, et vous me traînez dans la boue !… Vous êtes des imposteurs et des ignorants : je ne vous confierais pas un chien. Je ne hante pas la Cour des rois ; est-ce que j’en vaux moins que vous ? Est-ce que la servilité ou un serment rendent le médecin plus habile ?… ».

Cette proclamation ne devait pas lui faire d’amis. A la suite d’une contestation qu’il eût avec un chanoine qui refusait de lui payer ses soins, prétextant que la guérison avait été trop rapide, il dut quitter la ville et, après une période fort agitée, il mourut en 1541, à l’hôpital de Salzbourg, ne laissant qu’une vieille bible pour toute fortune.

Paracelse porta tous ses efforts sur la thérapeutique. Il vanta les formules simples et condamna les associations médicamenteuses illogiques de son époque. Il fut le premier à indiquer les rudiments de la thérapeutique minérale : C’est ainsi qu’il recommanda l’antimoine comme topique pour certaines ulcérations, le plomb comme astringent sur les fistules, l’oxyde rouge de fer contre les “ ulcères saignants ” (variqueux probablement) et, à l’intérieur, contre l’amenorrhée d’origine anémique. Il indique l’arsenic comme le “ Summum arcanum ” des tumeurs cancéreuses, le vitriol blanc comme collyre pour les affections extérieures de l’œil, l’azotate de potasse comme diurétique dans les pleurésies, l’or comme remède des paralysies et des tremblements nerveux, l’étain pour l’helminthiase, le sulfate de cuivre pour les ulcérations buccales et enfin le mercure pour la syphilis. Ce dernier emploi du mercure existait avant lui en Italie (onguent napolitain). Il recommande enfin l’acide sulfurique contre le saturnisme (De mineralibus indigestis).

Il chercha, avant tout, à obtenir dès médicaments purs et actifs et, sous le nom de Quintessences, il obtient une foule d’extraits. Il indiqua la thérapeutique qui s’adresse à l’esprit (psychothérapie) et celle qui s’adresse au corps astral, comme nous le verrons plus loin. Partisan de la doctrine similia similibus, il posa les bases lointaines de l’opothérapie, d’ailleurs indiquée au point de vue magique bien avant lui, et les homœopathes se réclament en partie de lui. Enfin, on a pu voir, dans sa description des anneaux et talismans métalliques, l’origine de la métallothérapie.

Son œuvre est colossale et il a apporté une forte contribution à la Renaissance. D’ailleurs, il savait bien lui-même qu’il laisserait une trace durable, car il a écrit (Lib. Paragranum, trad. par E. Bosc, in l’Initiation. Février 1902, Paris) : « Je vous expliquerai et éclaircirai tellement la chose que, jusqu’à la fin du monde, mes écrits demeureront et subsisteront comme très vrais… Je ferai beaucoup plus contre vous après ma mort que durant mon existence ».

Un des côtés sous lequel Paracelse est le moins connu, c’est sous celui de prophète. Son traité de la pronostication, dont l’unique édition date de 1536, porterait, d’après E. Lévi, une série de figures. « La première représente deux meules de moulin : les deux forces de l’état, la populaire et l’aristocratique, mais la meule populaire est traversée par un serpent qui a un faisceau de verges à la gueule ; une main armée d’une épée sort d’un nuage et semble diriger ce serpent qui renverse la meule et la fait tomber sur l’autre. — La deuxième figure représente un arbre mort dont les fruits sont des fleurs de lys et le texte annonce l’exil à la famille dont le lys est l'emblème. — Plus loin la meule populaire tombe sur une couronne et la brise. — Plus loin, on voit un évêque plongé dans l’eau et entouré de lances qui l’empêchent de gagner le rivage. Dans le texte, il est dit : « Tu es sorti de tes limites ; maintenant tu demandes la terre et elle ne te sera point rendue …, etc. ».

Les œuvres complètes de Paracelse ont paru à Bâle en 1589, à Genève en 1658. Elles comprennent l’Opus Paragranum, le livre De rebus ex fide Hominis accidentibus, les Archidoxes, édités à Paris tout dernièrement, la grande Chirurgie, le De Natura rerum, et Durey, dans son excellente thèse (Paris, 1899), en a donné une analyse très complète. Paracelse a complété d’une manière définitive la médecine hermétique et nous étudierons, plus loin, cette médecine en détail, elle est la synthèse coordonnée et perfectionnée de tous les auteurs que nous venons de passer en revue avant lui. Mais, auparavant, il nous faut examiner un grand mouvement médico-alchimique qui a directement procédé de lui, et qui est resté bien curieusement dissimulé sous forme d’une société secrète de mystiques : la Rose-Croix.

La Rose-Croix

Dans le traité de la « Pronostication » de Paracelse, on trouve à la figure XXVI une rose épanouie dans une couronne et le mystique digamma, emblème de la double croix greffée sur cette rose. Et la légende qui l’accompagne est : « La Sibylle a prophétisé du digamma éolique. Aussi est-ce à bon droit, ô croix double, que tu fus entée sur la rose ; tu es un produit du temps venu à maturité précoce... ». Ailleurs (Traité de Mineralibus, Genève, 1658, t. II, p. 341-350), il dit : « Il n’est rien de caché qui ne doive être découvert. C’est ainsi qu’après moi paraîtra un être prodigieux qui vous révélera bien des choses », puis, il parle d’une découverte qui doit rester cachée « jusqu’à l’avènement d’Elie Ariste ». Il semble que Paracelse ait ainsi indiqué la Rose-Croix qui devait se manifester clairement quelque cent ans plus tard. Quoiqu’il en soit, la Rose-Croix a eu une histoire fort mystérieuse. C’est surtout au travail remarquable d’érudition de M. Paul Sédir (Histoire des Rose-Croix, Paris, 1910), que nous devons quelques lumières sur ce sujet, après les documents recueillis par Semler.

La Rose-Croix a été précédée par beaucoup de Sociétés secrètes analogues. En effet, tandis qu’entre l’époque alexandrine et le moyen âge, ce sont les Arabes qui transportent, par l’Afrique, la science grecque, nous voyons s’étendre, par l’Europe, des courants mystiques qui rayonnent de l’Orient : Ce sont les Gnostiques, les Hermétistes et les Catholiques. Le courant gnostique, après avoir passé par les pays Slaves, la Lombardie, est venu produire en France la secte des “ Cathares ”, c’est-à-dire les Albigeois et les Vaudois, et plus tard, à Jérusalem, celle des Templiers. La gnose est une doctrine qui se proposa d’appliquer les clefs symboliques et numériques de la Kabbale aux dogmes chrétiens. La “ Divine Comédie ” du Dante est une profession de foi allégorique de l’auteur qui appartenait vraisemblablement à une société secrète antérieure mais très semblable à la Rose-Croix ; c’est une œuvre de protestation contre le dogmatisme intransigeant de l’Eglise et le Dante n’échappe au gouffre du Tartare qu’en “ mettant sa tête à la place de ses pieds et les pieds à la place de sa tête ”, c’est-à-dire en prenant le contre-pied du dogme, et alors il remonte à la lumière. « Son ciel, dit E. Lévi (Histoire de la Magie), se compose d’une série de cercles kabbalistiques divisés par une croix comme le pentacle d’Ezéchiel ; au centre de cette croix fleurit une rose et nous voyons pour la première fois, exposé publiquement et presque catégoriquement expliqué, le symbole des Rose-Croix ».

Albert le Grand, St-Thomas d’Aquin et Pierre Lombard auraient été les principaux représentants de ce mouvement gnostique.

La tradition hermétique semble plutôt représentée par Jean de Meung, l’auteur du “ Miroir d’Alchimie ” (Paris, 1613), plus connu par son “ Roman de la Rose ”. Outre que le titre même a été considéré comme une allusion à un emblème secret, nous trouvons, dans la partie qu’il a écrite, certains exposés purement hermétiques. Telle est la Confession de la Nature où il est question des planètes et des éléments qui se transforment perpétuellement. Jean de Meung ou Clopinel était contemporain de Jean XXII, le pape alchimiste, et était très versé dans les sciences occultes. Basile Valentin appartient, comme lui, au courant hermétique.

La Rose-Croix est, pour Sédir, une synthèse des trois courants : gnostique, catholique et hermétique, et elle aurait lutté contre le pape, non contre le Christ ; nous verrons que Luther a dû s’en inspirer et que, jusqu’à un certain point, elle a produit la Réforme. Au contraire, la Franc-Maçonnerie, dérivée uniquement de la gnose et de l’hermétisme, aurait été nettement antichrétienne dès l’origine. L’origine de la Rose-Croix est obscure. Pour quelques-uns, le fait qu’elle aurait été prédite par Paracelse prouverait qu’il s’agit d’une réunion de Paracelsistes enthousiastes (Figuier). Sans doute, le fondateur connu de la R.-C., Valentin Andreæ, déclare que sa société est la réalisation de l’Elie Ariste prédit, mais il semble qu’il faille chercher plus loin. Peu importe la légende écrite par lui (Fama, Francfort s. /M., 1617) relative au tombeau de Chrétien Rozenkreutz. Beaucoup plus intéressante est l’explication de son symbole. E. Lévi (Hist. de la Magie) en a donné une explication éloquente : « La rose, dit-il, qui a été de tout temps l'emblème de la beauté, de la vie, de l’amour et du plaisir, exprimait mystiquement la pensée secrète de toutes les protestations manifestées à la Renaissance. C’était la chair révoltée contre l’oppression de l’esprit ; c’était la nature se déclarant fille de Dieu comme la grâce ; c’était l’amour qui ne voulait pas être étouffé par le célibat ; c’était la vie qui ne voulait plus être stérile ; c’était l’humanité aspirant à une religion naturelle, toute de raison et d’amour, fondée sur la révélation des harmonies de l’être dont la rose était pour les initiés le symbole vivant et fleuri… La rose, en effet, est un pentacle ; elle est de forme circulaire, les feuilles de la corolle sont taillées en cœur et s’appuient harmonieusement les unes sur les autres ; sa couleur présente les nuances les plus douces des couleurs primitives, son calice est de pourpre et d’or. Flamel ou plutôt le juif Abraham en faisait le signe hiéroglyphique de l’accomplissement du Grand-Œuvre… Telle est la clef du roman de Clopinel et de G. de Lorris. La conquête de la rose était le problème posé par l’initiation à la Science, tandis que la religion travaillait à préparer et à établir le triomphe universel, exclusif et définitif de la croix ».

C’est la même pensée qu’exprime Villiers de l’Isle-Adam, quand il dit : « La croix est la forme de l’homme lorsqu’il étend les bras vers son désir ou se résigne à son destin. Elle est le symbole même de l’amour sans qui tout acte demeure stérile, car à l’exaltation du cœur se vérifie toute nature prédestinée. Lorsque le front seul contient toute l’existence d’un homme, cet homme n’est éclairé qu’au-dessus de sa tête. Alors son ombre jalouse, renversée toute droite au-dessous de lui l’attire par les pieds pour l’entraîner dans l’Invisible ».

Enfin, un rapprochement intéressant nous est fourni par A.-E. Waite, qui nous apprend que dans le symbolisme des légendes brahmaniques, Dieu réside au centre d’une rose et qu’Indra et Buddah ont été crucifiés sur une rose.

La Rose-Croix était une société mystique, initiatrice et philanthropique, comme on peut en juger par la “Fama ”, les œuvres de Michel Maïer, Fludd et plus tard de Naudé. Elle était mystique en ce que, comme les Albigeois, et les Vaudois, elle enseignait à « ne pas se préoccuper de la pauvreté, de la faim, de la maladie, de la vieillesse » (5e règle de la “ Fama ”) et qu’elle recommandait de « se tenir en Christ, condamner le pape et vivre chrétiennement ». La R.-C. était une société d’initiation puisqu’elle prétendait (Fama) « conduire à la science de tous les secrets avec simplicité et sans phrases mystérieuses ». Elle était philanthropique puisque ses membres ne devaient déclarer d’autre profession « que celle de soigner gratuitement les malades ». Le programme d’initiation était, comme nous avons vu, hermétique. Quelques membres de la R.-C., comme nous le verrons, par exemple, avec Fludd, s’occupaient naturellement d’alchimie. Quant à leur médecine, elle négligeait toute pharmacopée pour n’utiliser que le magnétisme, le massage, la psychothérapie et la prière. Sprengel (Hist. de la Médec., tome III) dit : « Un vrai Rose-Croix n’avait qu’à regarder un malade atteint de l’affection la plus grave pour qu’aussitôt il fut guéri ». Nous verrons, en étudiant la théorie de la médecine hermétique, que ces pratiques se rattachaient directement et logiquement à un système général. D’ailleurs, le fondement de toute la doctrine rosi-crucienne était la notion de la “ lumière astrale ”, ou “ Magnale Magnum ” de Paracelse, et naturellement ils professaient, au point de vue médical, des théories exclusivement vitalistes.

G. Naudé (Instructions à la France sur la vérité de l’Histoire des frères R.-C., 1623) donne comme principal article de leur règle l’obligation « d’exercer la médecine charitablement et sans recevoir de personne aucune récompense » ; et plus loin, il raconte « que les huit premiers frères de la R.-C. avaient le don de guérir toutes les maladies, à ce point qu’ils étaient encombrés par la multitude des affligés qui leur arrivaient, et que l’un d’eux, fort versé dans la Kabbale, avait guéri de la lèpre le comte de Norfolk, en Angleterre ».

Parmi les médecins alchimistes ayant appartenu à la R.-C., il faut faire une place toute particulière à Henri Khunrath qui vécut en Allemagne de 1560 à 1605, auteur de l' “ Amphithéâtre de la Sagesse Eternelle ” (1598). Michel Maïer (1568-1622), médecin de l’empereur Rodolphe II, qui aurait étendu la Rose-Croix en Angleterre et aurait eu pour successeur Robert Fludd (de Fluctibus) qui allia d’une manière étonnante les sciences occultes aux sciences positives. Il vécut en Angleterre de 1574 à 1637 et défendit les Rose-Croix contre le manifeste de Naudé déjà cité. Son ouvrage principal est l' “Utriusque Cosmi Historia ” (Oppenheim, 1677). Après lui, Eugène Philalethes (Thomas Vaughan de son nom véritable) fut un alchimiste rosicrucien fort remarquable, et termina la liste des célébrités hermétistes anglaises. Il est l’auteur de l'“ Introïtus apertus ”.

Au XVIIe siècle, paraît en Allemagne Luther, le Réformateur, qui semble avoir joué un grand rôle dans la R.-C., à en juger par ses armes qui portent un cœur percé d’une croix et entouré d’une rose avec ces deux vers :

« 

Der Christen Hertz Rosen geht
Wanns mitten unterm Creuze steht

 ».[1]

Au XVIIIe siècle, la R.-C. a pris une extension énorme, si l’on en juge par une pièce trouvée par M. Waite dans la bibliothèque de feu Frédérick Hockley, relative à l’admission d’un D r Sigismund Bacstrom dans la Société de la R.-C. par le comte de Chazol. Ce dernier, qui aurait accompli le Grand Œuvre, habitait l’île Maurice et y aurait assisté, par clairvoyance, aux scènes de la Révolution française. Il est dit, dans ce document, que la Société existe depuis plus de deux siècles et demi, c’est-à-dire au moins depuis 1540 ; qu’elle se sépara de la F∴ M∴ avec laquelle elle était d’abord unie. On lit, dans ce document, que les membres de la R.-C. avaient l’obligation de tenir leur Société secrète, d’initier avant leur mort un ou deux disciples, hommes ou femmes, de garder une apparence pauvre, de fuir la renommée, et de faire la charité secrètement.

On retrouve, en Espagne, des traces de la R.-C. qui aurait produit la secte des Alembros. La secte de St-Jakin ou Joachim, fondée au XVIIe siècle en Bohême par de St-Germain, un dissident de la R.-C., aurait poursuivi le même but.

Enfin, au XIXe siècle, elle apparaît encore, probablement transformée. Stanislas de Guaita en aurait été président à vie et, après sa mort (1897), Ch. Barlet et le Dr Papus lui auraient succédé (Sédir, Hist. des R.-C., 1910, p. 128). D’après le même auteur, en 1890, le Sâr J. Peladan, membre du Suprême Conseil de l’Ordre Kabbalistique de la R.-C., s’en sépara après avoir fondé un Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal, ou de la Rose-Croix Catholique. En 1899, on essaya sans succès de réunir les deux Roses-Croix. Enfin, d’après Bouillet (Dict. d’Histoire), la Rose-Croix est, dans la Franc-Maçonnerie actuelle, un titre très élevé au-dessus de celui de “ Maître ”.





  1. Le cœur des chrétiens recueille des roses, quand il se trouve près de la Croix.