L’Algérie en 1896

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L’Algérie en 1896
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 630-672).
L'ALGÉRIE EN 1896


I

Successivement phénicienne, carthaginoise et numide, romaine, vandale, puis arabe, la longue bande de terre africaine qui, sur 1 100 kilomètres, des frontières du Maroc à celles de la Tunisie, se déroule en face de l’Europe, est, depuis soixante-seize ans, possession française. Les siècles y ont laissé leur empreinte : plaines asséchées et collines déboisées, fleuves souterrains et mers de sable. Les hommes y ont laissé la leur : vestiges du passé, souvenirs du culte de Tanit, des dieux de la Grèce et de Rome, mosquées musulmanes et basiliques chrétiennes, traditions, coutumes et mœurs, races, langues et concepts philosophiques, depuis les cadres élastiques et souples de l’antique théogonie, jusqu’aux cadres rigides de l’islamisme fataliste.

Plus vaste que la France européenne, l’Algérie, la France africaine, occupe une superficie de 670 000 kilomètres carrés peuplés de 4 393 690 habitans. On sait ce que la France a fait de cette région, repaire de pirates il y a moins d’un siècle, aujourd’hui sa plus importante colonie ; on sait ce qu’il lui en a coûté et de sang et d’or pour y asseoir sa domination, y implanter sa civilisation. Actuellement, le mouvement commercial de l’Algérie atteint 500 millions de francs ; ses cultures s’étendent, le désert recule devant les oasis créées par la science de l’ingénieur, faisant jaillir du sol aride la nappe d’eau qui fertilise les sables ; mais pour étendre les cultures, pour forer les puits, pour créer les routes, pour défricher les plaines, il faut encore et surtout des hommes ; et de récentes constatations statistiques, en confirmant les appréciations de ceux que préoccupaient de fâcheux indices, ont prouvé que ce que la France produisait le moins en ce moment était des hommes. Stationnaire, ou à peu près, au point de vue de la natalité, en présence de voisins et de rivaux dont la population s’accroît, la France agrandit son domaine colonial au moment précis où elle semble le moins en mesure de le peupler.

Entre ces deux courans de faits et d’idées, la contradiction est flagrante, et tous deux cependant résultent d’impérieuses nécessités. Sous peine de nous laisser devancer par nos concurrens, force nous est de maintenir notre influence extérieure ; force nous est de fortifier notre situation coloniale dans cette Afrique que l’Europe dépèce, dans l’Océanie que l’Europe convoite, sentant approcher l’heure du partage ; force nous est plus encore de conserver ce que nous avons payé de tant de sacrifices sous peine de déchoir et d’abandonner à d’autres le fruit de nos efforts.

Problème insoluble, si l’on pose en principe que toute expansion coloniale exige un accroissement de la population chez la mère patrie ; qu’elle exige en outre de cette population l’instinct nomade, l’esprit d’aventure, puis aussi le désir de fortune rapide, l’emportant sur les goûts de bien-être restreint, mais assuré, l’ambition enfin, sans issue le plus souvent dans un ordre social où chacun a sa place marquée et son horizon limité. De ces conditions, les unes ne se rencontrent pas en France, les autres n’y existent qu’à l’état d’exceptions. Pour les trouver réunies, il faudrait remonter, en Europe, au XVIe et au XVIIe siècle, à la découverte de l’Amérique, aux expéditions espagnoles et portugaises, hollandaises, anglaises et françaises, dont l’élan fut irrésistible. Plus près de nous, les quelques années qui suivirent la découverte de l’or, en Californie et en Australie, donnèrent à l’émigration une impulsion nouvelle, promptement épuisée.

Problème soluble cependant, si l’on reconnaît que le nombre n’est ni l’unique ni le principal facteur de la suprématie d’une race. Dans l’Algérie, conquise depuis plus d’un demi-siècle, depuis quarante ans à peu près pacifiée, nous comptons à peine 400 000 Français et le nombre des indigènes y dépasse 3 millions. Si grande que soit la disproportion qu’indiquent ces chiffres, elle n’est pas pour alarmer. Une poignée d’hommes administre et gouverne les Indes néerlandaises ; une poignée de fonctionnaires, quelques milliers de marchands et de colons, 60 000 hommes de troupes, en partie indigènes, suffisent à l’Angleterre pour maintenir l’ordre dans l’Inde peuplée de 200 millions d’Hindous. Et cependant Calcutta est à vingt jours de Londres, tandis qu’Alger n’est qu’à quarante heures de Paris, à vingt-quatre de Marseille notre grand port commercial, et de Toulon, notre port militaire du Midi.

De nos jours, la colonisation n’implique plus l’idée de substitution d’une race supérieure à une race inférieure, de la suppression brutale de la seconde au profit de la première, mais de la suprématie intellectuelle et morale, militaire et navale, industrielle et commerciale de l’une sur l’autre. Ces facteurs équivalent au nombre, rétablissant, et au-delà, l’apparent équilibre rompu, à la condition toutefois de s’incarner dans ceux qui, par leurs fonctions, les personnifient. La qualité des administrateurs, détenteurs, à quelque titre que ce soit, de l’autorité déléguée par la métropole, est ici d’une importance capitale ; elle compense l’infériorité du nombre.

Rome le savait et tenait le monde dans sa dépendance. L’Angleterre, en cela véritablement supérieure, le sait ; aussi choisit-elle, pour administrer ses colonies, les hommes d’Etat les plus capables, les juges les plus éclairés, les percepteurs les plus intègres. Le prestige est à ce prix, et ce prestige supplée à la force matérielle. Nous sommes appelés à en faire l’expérience dans la Cochinchine, qui compte 1 700 000 autochtones, dans l’Annam qui en possède 4 à 5 millions, dans le Tonkin peuplé de près de 9 millions, à Madagascar peuplé de 4 millions. Ici, la disproportion est autre qu’en Algérie, autre aussi la distance. A défaut de l’émigration française, active et continue, nous ne triompherons des difficultés que nous créent cette disproportion et cette distance, qu’à la condition d’élever, avec la situation qui leur est faite, le niveau intellectuel et moral des fonctionnaires de tous rangs chargés d’administrer nos colonies naissantes. Pour cela : choisir les plus capables, mettre leurs pouvoirs à la hauteur de leurs responsabilités, modifier l’opinion erronée que les capacités doivent refluer au centre, et qu’aux extrémités, les médiocrités suffisent. C’est à distance et au dehors, que les erreurs sont dangereuses, lentes et difficiles à réparer, et que la valeur morale de ceux qui dirigent et commandent doit se hausser au niveau des responsabilités à assumer, de l’importance des décisions à prendre.

Prolongement de la France par-delà la Méditerranée, l’Algérie, nonobstant l’infériorité du chiffre des colons à celui des indigènes, s’assimile de plus en plus à la France. Si fière et si indépendante que soit une race, elle finit toujours par subir l’ascendant d’un vainqueur intelligent et tolérant, qui lui donne, avec la sécurité, les moyens de vivre et de prospérer. Romaniser, comme le faisait Rome avec ses rois sujets ou ses proconsuls, une contrée qu’elle convertissait plus tard en province, ouvrant largement aux nouveaux venus la porte de la cité, est devenu, après bien des essais, le procédé adopté. Les traditions de Rome survivent sur ce sol où Rome a laissé des traces profondes. En les reprenant, la première des races latines ne fait que renouer la chaîne brisée.

Aussi la France est-elle aujourd’hui l’une des grandes puissances musulmanes du monde. De par le cours des événemens, « la fille aînée de l’Eglise », invinciblement attirée sur la terre d’Afrique, y a pris une grande place et joué un grand rôle. Quels qu’aient été ses chefs et ses conducteurs, qu’ils aient eu nom saint Louis ou Louis XIV, Charles X ou Louis-Philippe, Napoléon III, Thiers ou Grévy ; quelles qu’aient été ses formes de gouvernement : monarchie, empire ou république, la France a toujours poursuivi, entre autres buts, celui d’arracher sa proie à l’islamisme et de conquérir à la civilisation cette terre africaine qui, sur l’autre rive de la Méditerranée, déployait, ainsi qu’un insolent défi, l’étendard barbaresque, le fanion de pirates approvisionnant Tanger, Alger et Tunis d’esclaves européens. Si cette Méditerranée, qui fut le berceau de la civilisation européenne, est redevenue libre et sûre, on le doit en grande partie à la France. N’eût-il vu que cela, ce siècle qui finit eût vu une grande chose. Mesurant le progrès à la courte durée de sa propre existence, l’homme est souvent porté à incriminer la lenteur de sa marche. Loin de s’étonner des prodigieux changemens effectués en Algérie, volontiers on gourmande la prétendue inertie de colons persévérans et laborieux. La conquête qui a porté jusqu’aux confins du Sahara les puissans moyens d’action de l’Europe paraît lente à l’impatience humaine. Si, au seuil du désert, on s’arrête, c’est pour mieux s’orienter. On interroge, on sonde l’horizon, et par-delà la mer de sable, peuplée de nomades, jalonnée d’oasis, sillonnée de caravanes, on entrevoit d’autres régions.

On a beaucoup dit, on a beaucoup controversé sur l’Algérie. Ce champ de bataille, illustré par tant de combats, arrosé de tant de sang, cette colonie, dernier legs de la vieille monarchie, devint, après la période héroïque, un champ d’expériences, un thème à dissertations sans fin sur les meilleurs modes de colonisation. Par son sol et son climat, par sa population et ses productions, cette terre hybride, « aux ports rares, aux flots tourmentés, marc sævum, littus importuosum », écrivait Salluste, autorisait les thèses les plus contradictoires ; elle donnait tour à tour raison à ses panégyristes et à ses détracteurs, et aussi à ceux qui niaient et à ceux qui affirmaient le génie colonisateur de notre race, à ceux qui approuvaient et à ceux qui blâmaient les procédés d’administration et de gouvernement tour à tour essayés.

Il en va encore de même aujourd’hui. Entre les pessimistes et les optimistes, entre ceux qui ont foi dans l’avenir de l’Algérie et ceux qui doutent, la lutte se poursuit ; aux uns comme aux autres les argumens ne font pas défaut et les événemens donnent alternativement raison. Il est vrai qu’à mesure que les années s’écoulent, de nouvelles questions se posent et de nouveaux problèmes s’imposent.

Ce n’est pas après quatre voyages en Algérie et quatorze mois de séjour consacrés, en partie, à visiter cette province plus vaste que la France, que je puis prétendre à résoudre ces problèmes compliqués. Je constate ce qui a été fait et j’entrevois ce qu’il y aurait lieu de faire, et je me sens d’autant plus à l’aise pour en parler que je n’ai ni thèse à soutenir ni thèse à combattre, que voyageur, et observateur impartial, je me suis borné à voir, à noter et à comparer. J’insiste sur ce dernier terme, car tout est là. Affirmer ou nier nos facultés colonisatrices, préconiser ou dénigrer nos procédés de colonisation, c’est n’exprimer qu’une opinion superficielle et toute personnelle, faite d’impressions accidentelles et relativement sans grande valeur, tant que la comparaison avec les résultats obtenus par ceux que l’on nous cite comme nos modèles et nos maîtres en la matière ne confirme pas l’assertion. Puis, j’ai conscience d’avoir passé, moi aussi, en ce qui concerne l’Algérie, par des phases diverses, parle pessimisme et l’optimisme, selon le milieu et les circonstances. La réalité, telle qu’elle m’est apparue, s’est dégagée lentement du brouillard d’impressions contradictoires. De longs voyages en des pays lointains, une expérience personnelle du gouvernement de races étrangères, l’étude attentive des modes divers de colonisation employés par les Européens, hors d’Europe, m’ont fourni les termes de comparaison que j’estime indispensables. Dans cette voie où j’invite mes lecteurs à me suivre, je ne me propose d’autre but que la recherche de la vérité sur l’état actuel de notre colonie ; que de leur montrer l’Algérie telle qu’elle est aujourd’hui, après soixante-seize années de conquête et d’occupation, telle que l’ont façonnée nos colons et nos capitaux ; et, sans parti pris ni opinion préconçue, signaler les erreurs commises et les progrès accomplis.


II

Alger. — Sur une mer bleue, sous un ciel blanc de chaleur, le navire court à toute vapeur. A l’horizon se profile une côte accidentée, formant presqu’île, et parsemée d’habitations que domine Notre-Dame d’Afrique ; en arrière : les massifs dentelés des monts de la Kabylie, l’Atlas aux croupes sinueuses et le Djurjura neigeux. Encore quelques tours d’hélice et Alger, la ville blanche, adossée au Sahel, apparaît dans son cadre de verdure et de villas, de ravins ombreux et de crêtes couronnées de verdure. La Kasba, la vieille cité arabe, étale sur les pentes sa masse crayeuse trouée de rares lucarnes, coupée de ruelles étroites et tortueuses sur lesquelles s’entr’ouvrent, la nuit venue, les portes basses de maisons louches, rendez-vous de toutes les races qui s’y coudoient dans la promiscuité du vice.

Faisant face à la mer et longeant le port qu’il surplombe, le boulevard de la République dresse sa longue et monumentale façade de hautes et belles maisons, son long portique couvert, réminiscence de la rue de Rivoli, sa large chaussée sillonnée de voitures, ses trottoirs encombrés de piétons, ses magasins, ses banques, ses cafés ombragés de tentes. L’impression est forte. On se sent en présence d’une capitale cosmopolite, d’une tête d’empire, du seuil d’accès d’un continent, et cette métropole de l’Afrique réveille, par sa masse imposante et ses solides assises, le souvenir des contours géographiques compacts du continent noir. Tout ici indique une main mise définitive, un fait irrévocablement accompli : la France maîtresse de ce nid de pirates, et la civilisation européenne se substituant à celle de l’Islam vaincu. Tout l’atteste : les villas mauresques converties en modernes et luxueuses résidences, la citadelle arabe transformée en caserne, le fort l’Empereur en magasin militaire, et aussi et surtout les voies ferrées longeant le littoral, s’en fonçant par la Mitidja dans l’intérieur, les paquebots rapides et les sombres cuirassés.

De là des contrastes singuliers et aussi des notes inattendues ; les uns et les autres m’avaient déjà frappé lors de mes précédens voyages. Je les retrouve, atténués ou accentués ; ils se précisent et des impressions plus nettes se dégagent d’observations plus attentives. Involontairement la comparaison s’impose entre ce que je vois ici et ce que j’ai vu ailleurs, entre la colonisation telle que nous la concevons et telle que d’autres races la pratiquent. Et, tout d’abord, l’adaptation du cadre à l’idée ; sur qui, l’ayant déjà vu, le revoit, ce cadre produit une impression plus vive, contrairement à mon expérience antérieure alors que je revoyais, après des années, d’autres cités et d’autres ports. Et cependant, quand on analyse cette vue d’ensemble, ainsi qu’on analyserait les traits d’un visage humain, quand on la compare à d’autres, on note en quoi elle diffère, on se demande en quoi elle l’emporte. La baie de Naples est plus vaste, Rio Janeiro est plus grandiose, Lisbonne est plus monumentale, San Francisco plus étonnant. Ici, le port est étroit, le trafic restreint. En tant que ville commerciale, Alger est dépassée par Oran ; en tant que station hivernale, elle l’est par Nice ; mais elle a une beauté particulière, un charme étrange qui attire et qui retient. De son ciel et de sa mer, de ses collines et des montagnes lointaines, de ses rues bruyantes et animées, se dégagent une impression de vie facile, une note gaie, faite de couleurs voyantes et de tonalités variées, de douceur et de détente, de végétation exotique, de races juxtaposées, de visions orientales, de mosquées d’un blanc cru et de maisons d’un bleu pâle. Le cadre est riant, comme la population qui s’y meut ; les inévitables soucis et les préoccupations inhérentes à la condition humaine semblent ici moins pesans qu’ailleurs.

Puis le temps a, dans une certaine mesure, amorti les rancunes des vaincus et les défiances des vainqueurs. Rien ici qui rappelle l’obséquiosité de l’Hindou aux Indes, le Huanca mélancolique du Pérou, le soupçonneux Gaucho du Chili, le Malais frémissant de l’archipel d’Asie. Arabes et Français, Kabyles et Espagnols, Maltais et Maures se coudoient en égaux possédant mêmes droits et en ayant conscience. Voilà pour l’apparence. En réalité : élémens ethniques irréductibles, comme les corps simples en chimie, inconciliables dans leurs conceptions de la vie, dans leurs idées religieuses, dans leurs traditions. Le problème qui se posait, au lendemain de la conquête, se résumait en trois mots, suppression, superposition, juxtaposition : — suppression, comme celle des autochtones australiens par l’Angleterre, et des Peaux-Rouges par les Etats-Unis ; — superposition, comme celle des Anglais aux Indes, des Espagnols aux Philippines, au Mexique, au Pérou, au Chili ; — juxtaposition, la France y eut recours, comme autrefois au Canada, en Louisiane, et aux Indes.

En agissant ainsi, elle compliquait le problème, mais elle respectait les droits de l’humanité. Si elle retardait l’œuvre de conquête, ce n’était pas qu’elle se leurrât de l’espoir d’une impossible assimilation. Elle restait simplement fidèle à son génie, profondément humain ; et c’était beau, c’était bon, mais ce n’était ni sage ni prudent au point de vue purement pratique. Un Anglo-Saxon eût écarté avec dédain une pareille politique et déclaré aussi impraticable que dangereuse une juxtaposition qui ne pouvait aboutir à une fusion de races. Le tenter, eût-il dit, c’est se condamner au militarisme permanent, assumer des charges onéreuses et des responsabilités redoutables, s’obliger à maintenir une armée sur le sol conquis et une flotte dans les ports, tendre à l’excès les rouages d’une administration appelée à assurer la sécurité de colons noyés dans une population hostile et belliqueuse. Cela est vrai ! toutes nos difficultés sont venues de ce point de départ, équitable et juste cependant, que la France accepta sans s’en dissimuler les périls et dont elle porte, sans se lasser, toutes les conséquences. Elles sont lourdes et elles expliquent bien des choses : les tâtonnemens du début ; les insurrections et les répressions ; la longue prépondérance de l’élément militaire et les hésitations à lui substituer l’administration civile ; le régime des communes indigènes, mixtes et de plein exercice ; toute cette organisation compliquée et savante que nous sommes nous-mêmes enclins à critiquer et qui fait hausser les épaules à nos rivaux en matière de colonisation. Ils ont procédé autrement ; ils ont simplifié la question, faisant le vide autour d’eux, là où la population autochtone était clairsemée, se superposant à elle là où elle était trop dense. Ils étaient dans le vrai, dira-t-on. Est-ce bien sûr ? On en peut douter quand on examine quelques-uns des résultats ; quand on voit l’Espagne sans un pouce de terre dans l’Amérique du Sud découverte, conquise et colonisée par elle ; l’Angleterre expulsée des Etats-Unis ; le Canada prêt à se séparer ; l’Australie réclamant son autonomie. Puis et enfin, la question est plus haute : l’homme a des droits, les nations ont des devoirs, et plus ces nations sont civilisées, plus ces devoirs sont impérieux.

Ceci dit, si je compare ce que je vois ici à ce que j’ai vu ailleurs, je constate tout d’abord que la tache entreprise est plus difficile et la marche en avant plus lente ; que, sur certains points, l’œuvre n’est encore qu’ébauchée, mais aussi qu’elle repose sur une base profondément morale et profondément logique. Nous répugnons à la suppression systématique des races subjuguées, à l’extermination savante et aussi à la compression brutale. La cruauté, même utile, nous révolte, et, vainqueurs clémens, nos sympathies vont instinctivement aux vaincus. Nous compliquons ainsi des problèmes que d’autres simplifient. Nous aspirons à les résoudre par la douceur qui gagne les cœurs et non par la force qui anéantit ou asservit les corps.

L’aspect de la foule bigarrée et disparate qui se presse au long des quais et que l’on croise dans les rues confirme cette impression. L’Arabe et le Kabyle, le Maure et le Biskri y coudoient l’Européen en égaux, en gens qui se sentent et se savent chez eux, non pas tolérés et subordonnés. Drapé dans son burnous ou couvert de haillons, l’Arabe passe, silencieux, grand, sec, nerveux, distinct des Maures dans les veines duquel se mélange le sang de tous les peuples qui ont successivement abordé sur ces rives, distinct aussi des Kabyles, à la tête forte, aux yeux bleus, aux lèvres épaisses, travailleurs, industrieux et sobres.

Empaquetée dans son haïk, la femme arabe, instrument de plaisir chez le riche, bête de somme chez le pauvre, circule timidement, à petits pas, comme effarouchée et dépaysée. Gauche sous ses vêtemens qui dénaturent ses formes et gênent ses mouvemens, sous son voile qui donne à sa démarche l’allure hésitante d’un oiseau de nuit égaré en plein jour, on ne voit d’elle qu’un œil furtif et craintif qui trahit des siècles de sujétion et d’infériorité morale.

Juxtaposée à la ville européenne, la Kasba, la ville arabe, abrite les descendans des janissaires et des pirates d’autrefois. Par les larges trouées de rues modernes la civilisation l’envahit. L’un de ses quartiers les plus curieux est à coup sûr celui où se trouvent agglomérées ces maisons interlopes que l’on rencontre dans tous les ports de mer, dans toutes les grandes cités. Il emprunte ici, au cadre étrange et au mélange des races, un aspect singulier, de nature à éveiller l’attention et à impressionner l’imagination. L’occasion s’offrit à moi de le visiter en la compagnie du plus compétent des guides, et je n’eus garde de la laisser échapper. Avec lui, on peut, sans danger, s’aventurer la nuit dans ce dédale de ruelles où grouille tout un monde dont on ne soupçonne pas l’existence, terré qu’il est dans des tanières souterraines, dont les portes closes ne laissent filtrer que d’indistinctes rumeurs. Connu, respecté des louches habitans qu’il soigne depuis des années, le docteur S… est, ici, partout le bienvenu. La porte à laquelle il frappe s’ouvre. De l’intérieur, par un judas pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, on l’a reconnu. Par un couloir étroit on nous introduit dans un vaste sous-sol dallé de marbre. Des colonnes supportent le faix de la maison. Entre ces colonnes, sur des divans d’apparat encadrés de tentures aux vives couleurs, des femmes aux costumes brillans, aux pendeloques bruyantes, sont étendues en des poses d’odalisques.

Les instrumens préludent, les danseuses s’étirent, puis, sur un mode monotone et rythmé, glissent plus qu’elles ne marchent sur le marbre poli. Le rythme s’accentue, les you-you s’accélèrent, les battemens de mains se succèdent, cadencés, rapides, plus rapides encore, entraînant dans leurs vertigineux appels les aimées éperdues dont les voiles tourbillonnent, dont les petits pieds battent fiévreusement les dalles, dont le corps tout entier vibre et frémit sous le violent effort, qui tout à coup cesse et les laisse retomber, affaissées, sur les épais tapis. Ce sont des femmes de la tribu des Ouled-Naïd, que les matelots, par un à peu près plus pittoresque qu’exact, désignent du nom d’« alouettes naïves ». Dans ces antres, elles gagnent leur dot, et, mariées, me dit mon guide, elles seront d’honnêtes femmes et feront d’excellentes mères de famille.

Elles sont nombreuses ; nombreuses aussi les Mauresques, les Kabyles et les Espagnoles. Puis, ce soir, la Kasba est en fête. Deux bâtimens de guerre sont mouillés dans le port, et les matelots ont la permission de nuit. Ils sont descendus à terre, lestés de leur paie et impatiens de « courir une bordée. » Sur le seuil étroit de leurs demeures, les filles de l’Islam, adossées au mur et comme figées en une pose hiératique, les regardent passer, sans appels ni provocations. Il en est de belles, très belles même, d’une beauté orientale ; il en est de jolies, fines et gracieuses, toutes muettes en leurs attitudes statuesques, mais avec un énigmatique sourire aux lèvres. Autres sont les espagnoles, agaçantes et bruyantes, accompagnant leurs voix gutturales du cliquetis de leurs castagnettes. La rue qu’elles habitent est la plus surveillée par la police. Les rixes y sont fréquentes ; les femmes y incitent les hommes et elles-mêmes y prennent part. Ça leur est un plaisir, les coups échangés, les couteaux qui brillent et le sang qui coule.

Dans les ruelles étroites du quartier arabe où trois hommes auraient peine à passer de front, des formes voilées circulent et nous frôlent silencieusement. Au-dessus de nos têtes, les maisons, l’une vers l’autre inclinées, se rejoignent presque, blanches, d’un blanc cru, étayées par des poutrelles de thuya. Le jour, un mince filet de lumière, une raie de soleil éclaire ces voies tortueuses ; cette nuit, la lune filtre à travers la fente, rendant plus blanches, plus pâles encore les crayeuses demeures trouées de judas profonds et de portes basses.

Entre ces louches tanières, muettes au dehors, grouillantes de vie à l’intérieur, s’ouvrent, de loin en loin, d’étranges cafés, longs corridors que bordent des bancs étroits et bas, polis par un long usage. Taciturnes et sombres, les hôtes qui les fréquentent dégustent à petites gorgées des tasses d’un café trouble et bouillant que leur sert un vigoureux Arabe aux allures de janissaire. Notre entrée fait sensation. Autour de nous s’échangent des mots inintelligibles, sur nous s’arrêtent des regards méfians. Ils cessent à la vue de notre compagnon qui entre le dernier. Il nous explique l’émoi que nous causons. Nous sommes dans l’un des repaires de la Kasba où l’on se procure, à prix débattu, des témoins complaisans, où l’on racole, au besoin, des « bravi ». Tous ces gens ont eu, ont ou auront maille à partir avec la police, et des visages inconnus ne sont pas pour leur plaire. La présence du docteur S*** les rassure. Ils nous tiennent pour ce que nous sommes, d’inoffensifs curieux. Drapés dans leurs guenilles, les jambes repliées sous eux ou les genoux à la hauteur du menton, ils attendent les cliens d’occasion. A la lueur tremblotante d’une lampe fumeuse, leurs visages immobiles ne reflètent qu’une brutalité bestiale, l’apathie du fauve rassasié et patient, terré, mais aux aguets. Ils suivent d’un œil distrait les formes voilées qui passent dans la ruelle étroite, qui s’éclairent brusquement et rentrent dans l’ombre, puis les rudes matelots, aux pas lourds, aux bruyans éclats de voix, qui les suivent. Il y aura peut-être, plus tard, quelque bon coup à faire pour eux, et demain on lira dans les journaux d’Alger le récit d’une rixe dans la Kasba, de quelque marin assommé et dépouillé dans l’une de ces voies tortueuses que sillonnent cependant, une partie de la nuit, des patrouilles.

Parvenus au sommet de la ville arabe, au débouché de ce labyrinthe, nos yeux étonnés entrevoient tout à coup la mer calme sous les rayons de la pleine lune et baignant dans une lumière douce. Nous avons peine à nous arracher à ce spectacle qui offre un saisissant contraste avec ce que nous venons de voir, mais notre guide nous réserve une dernière surprise. Il s’engage dans un bois d’eucalyptus, sombre et odorant, vrai repaire, nous dit-il, de bandits à cette heure, et par un sentier à peine visible, il nous amène au bord d’un ravin dénudé, aux parois presque à pic et semé d’innombrables taches blanches. Ces taches, ce sont les tombes arabes du cimetière d’El-Katar, longue vallée de Josaphat qui se déroule sous nos yeux et emprunte aux rayons argentés un aspect fantastique. Rien de plus étrange que cette brusque antithèse entre la vie et la mort, entre la cité des vivans et la nécropole des morts. Nécropole profanée, comme la cité que nous venons de visiter. Çà et là, sous l’ombre des arbres, entre les tombes, des formes blanches se meuvent, fantômes errant comme au hasard. C’est le rebut de la Kasba, les femmes vieillies et flétries qui fuient la lumière crue, entraînant ici des amans de rencontre. Il ne fait pas bon s’aventurer seul dans ce lieu perdu dont la beauté séduit cependant, et où l’on aimerait rêver pendant les heures d’une nuit comme celle-ci.

Nous reprenons le chemin de la ville arabe, nous redescendons ses ruelles étroites, ses escaliers glissans. Il est une heure du matin ; l’orgie bat son plein dans les bruyantes salles de danse espagnoles, comparativement silencieuse dans les repaires arabes et maures, coupée de temps à autre par le juron brutal d’un matelot ivre et dépouillé que l’on jette dehors, par des bruits confus de rixes derrière des murs épais. Au-dessous de nous, Alger, El-Djezaïr, dort, indifférent à ces rumeurs qui n’arrivent pas jusqu’à lui. Sur la place du Gouvernement, de rares promeneurs attardés hâtent le pas vers le boulevard de la République, les becs de gaz brillent sous les hautes arcades, désertes et silencieuses, se profilant en une fuyante perspective, tandis que sur le port, le golfe et les monts lointains de l’Atlas, la lune, au zénith, déverse sa lueur nacrée.

III

En étudiant de plus près cette ville étrange et attrayante, des discordances me frappent ; à les analyser, je les reconnais éphémères et transitoires. Je me rappelle les avoir vues ailleurs, plus crues et plus accentuées encore, et, quand je suis repassé, elles n’existaient plus, comme elles n’existeront plus ici dans quelques années. Par ce mot de « discordances », j’entends une négligence d’allures et de langage chez beaucoup d’hommes qui contraste avec la tenue correcte et la mise soignée des femmes ; puis une incurie fâcheuse qui fait trop souvent des rues d’Alger des mares de boue alternant avec des trombes de poussière. On aurait tôt fait d’obvier à cet inconvénient ; quant au premier, il est la note caractéristique de toutes les colonies de peuplement. Le temps aura raison de ces ombres au tableau que les étrangers notent et signalent et qui, plus qu’on ne le croit, nuisent au bon renom d’Alger au dehors. Avant d’en faire et pour en faire une ville d’hiverneurs, ce à quoi elle paraît prédestinée, il importe d’en faire une ville propre. La nature l’a richement dotée ; à ses habitans de parachever son œuvre.

Puis, on ferait fausse route en voulant rivaliser avec les villes du littoral méditerranéen sur un terrain où on ne saurait les égaler ni les surpasser. Alger n’est pas Nice, non plus que Nice n’est Alger. Les plaisirs, les distractions, les amusemens mondains qui sont de mise chez la « Reine de la Provence fleurie » détonneraient ici. C’est dans un autre ordre d’idées qu’il convient de chercher, et que des hommes intelligens trouveront les moyens de détourner au profit de leur ville bon nombre des riches étrangers qui vont demander à la côte d’azur un climat plus doux et des cieux plus démens que ceux du Nord. Alger possède des élémens d’attraction qui font défaut à l’étroite bande de terre où se groupent les stations hivernales à la mode. Ses merveilleux environs, son Sahel ensoleillé et boisé, les bosquets d’orangers et de citronniers de Blida, la riche plaine de la Mitidja, Cherchell et Fort-National, la Kabylie, les gorges du Chabet-El-Akra et de la Chiffa, Timgad. la Pompéi africaine[1], et Tlemcen, Laghouat et Biskra, les oasis ombreuses et le désert sans fin sont pour séduire les peintres, les archéologues, les touristes et les oisifs. Ils sont pour ouvrir à l’imagination curieuse, comme à l’observation intelligente, un champ infiniment varié de sites, de coutumes, de mœurs et de vie qui contraste avec l’existence que l’on mène dans les stations hivernales. C’est un autre monde, moins connu et moins fréquenté, d’un accès facile et d’un charme étrange, où, chemin faisant, l’observateur voit se poser d’intéressans problèmes.

Si Alger est, avec la ville du Cap au sud, avec Saint-Louis à l’ouest et Zanzibar à l’est, l’un des seuils d’accès du continent africain, ce seuil d’accès fait face à l’Europe, il n’en est séparé que par vingt-six heures de mer, il est essentiellement méditerranéen. Les bruits du continent noir, les secousses qui agitent ce grand corps n’ont qu’une lointaine répercussion dans la ville cosmopolite. Les nouvelles lui en viennent par la France. Le Sahara est une barrière de sable plus infranchissable que les montagnes et les mers ; à travers cette barrière, rien ne filtre. Alger vit donc en dehors du mouvement d’exploration et d’expansion, de dépeçage et de partage de l’Afrique entre les puissances européennes. Il regarde vers le nord, et son horizon, au sud, ne dépasse guère Ouargla, Ghardaia et les dunes de sable de Bénoud, horizon assez vaste, puisqu’il mesure 600 kilomètres à vol d’oiseau. Aussi Alger est-il, à certains égards, une capitale provinciale et, en fait, essentiellement coloniale. Les questions d’intérêts locaux absorbent forcément des colons que des visées lointaines, et à lointaine échéance, ne sauraient détourner des préoccupations quotidiennes. Il faut vivre ; pour cela travailler, défricher, semer, planter, récolter et vendre. Les colonies agricoles ont cure avant tout de solutions d’un ordre immédiat et pratique, et l’Algérie est, par-dessus tout, une colonie agricole.

Terre hybride, avons-nous dit. Elle l’est entre toutes. A demi tropicale au long des côtes et dans le sud, tempérée sur les hauts plateaux, elle n’a ni la moyenne normale de température qui permet les cultures exotiques, ni le sol fertile et les eaux abondantes des tropiques ; elle n’a non plus ni les conditions climatologiques de l’Europe ni ses pluies régulières. Ses productions : vins, blé et moutons, viennent faire, sur nos marchés, concurrence aux produits français, déterminant souvent une baisse des prix dont la colonie soutire et fait aussi souffrir nos régions méridionales. Un problème se pose : découvrir une culture appropriée aux conditions particulières de l’Algérie, culture dont la similaire n’existe pas en Europe et qui réponde à un besoin général. En attendant qu’on la trouve, l’Algérie multiplie ses vignobles et ses champs de blé, sa culture maraîchère et ses moutons. Chaque année de nouveaux plants de vigne s’ajoutent à ceux qui existent. L’Algérie produit aujourd’hui autant de vin que l’Autriche, le double de la Hongrie, presque autant que l’Allemagne. Ses 4 millions d’hectolitres ne sont encore que le dixième de la production de la France, mais ce n’est là qu’un début ; avant peu ce chiffre sera considérablement accru, et si l’on tient compte de ce fait que la production du vin dans le monde entier dépasse déjà 120 millions d’hectolitres à l’année ; que la consommation en est limitée à une partie de l’Europe ; que l’Asie en use peu, que l’Amérique ne tardera pas à se suffire ; et que l’Océanie en ignore à peu près l’usage, on peut se demander si la France, productrice de vin par excellence, bientôt réduite, pour les vins ordinaires et de par sa politique protectionniste, à sa consommation locale, pourra soutenir, sans une baisse notable des prix, la concurrence de l’Algérie.

Déjà, et non sans raison, on s’en émeut dans le Midi. Ce que j’ai vu et noté au cours de mes excursions n’est pas pour dissiper ces appréhensions. Les vignobles succèdent aux vignobles. Des pentes du Sahel, ils débordent sur la Mitidja ; de Staouéli à Rouïba, ils enserrent le golfe ; entre Alger et Oran ils se déroulent sur des milliers d’hectares, merveilleusement cultivés et entretenus, mieux qu’aucun de nos vignobles du Midi. On y chercherait vainement des herbes parasites et des sillons négligés. Le regard s’étend sur cet océan de vignes en plein rapport que prolongent au loin des champs nouvellement plantés.

Ici apparaît le labeur du colon, l’Algérie agricole que l’on ne fait qu’entrevoir à Alger, et dont l’hiverneur ne soupçonne guère l’existence et encore moins l’importance. On peut, en effet, passer des mois à Alger sans voir autre chose de l’œuvre de colonisation qu’une grande et belle cité, un centre administratif et militaire, un cadre attrayant à un tableau curieux, et aussi, ce qui ne tente que quelques utilitarians que préoccupent les questions pratiques, les rapides progrès d’une industrie maraîchère appelée à de grands développemens.

Quiconque, par son travail ou son initiative intelligente, ouvre des voies nouvelles à l’activité humaine et crée ou développe une industrie utile, est un artisan du progrès, un créateur de richesse, ajoutant une plus-value à l’actif de l’humanité. À ce titre, ses efforts valent d’être notés et encouragés ; ils valent aussi d’être rémunérés ; ils le sont d’ordinaire quand ils répondent aux besoins de tous et mettent à la portée du plus grand nombre ce qui n’était accessible qu’aux rares privilégiés de la fortune. Ainsi font, en Algérie, les capitalistes, grands ou petits, les cultivateurs, les maraîchers qui se consacrent à la production des primeurs : fruits ou légumes, mandarines, oranges, raisins précoces, bananes, citrons, artichauts, pois, haricots, pommes de terre nouvelles, et qui, devançant la marche des saisons, contribuent à varier, sur nos marchés du nord, l’alimentation générale. Commerce de luxe, dira-t-on ? Demandez s’il en est ainsi aux malades ou aux convalescens, aux estomacs affaiblis ou délicats, aux gens de toutes classes qui consomment ces produits, désireux d’en voir accroître les quantités et diminuer les prix. Concurrence, dira-t-on encore, aux produits du Midi ? Nullement, car l’exportation de l’Algérie cesse forcément dès que les produits similaires du Midi qui ont, pour atteindre Lyon et Paris, un moindre et moins onéreux parcours, entrent en ligne, et se limite alors aux fruits que le Midi ne cultive pas.

Il y a trois ans de cela, instruit par une expérience de quatorze années de séjour dans les pays tropicaux, je signalais ici même[2] les avantages que pouvait et devait donner l’introduction, dans l’alimentation générale, des bananes des Antilles ; je relatais l’initiative intelligente et la fortune rapide d’Antonio Gomez, de Baracoa, enrichi par l’exportation des bananes de Cuba à New-York, exportation qui se chiffre aujourd’hui par plus de cent millions de régimes de ce fruit savoureux et sain et qui emploie une flotte de plus de cent navires à vapeur spécialement aménagés pour leur transport. Depuis, l’importation s’en est étendue à la France où les bananes d’Algérie, comme celles des Antilles, trouvent un débouché. La consommation s’en accroît et la production pourrait centupler avec grand avantage pour la santé publique. Je signalais aussi les progrès si rapides du maraîchage dans le sud des États-Unis ; cette industrie rémunérait déjà un capital de 500 millions de francs. Sur une superficie de 90 000 hectares, elle faisait vivre une population ouvrière de 217 000 hommes, de 9 000 femmes et 15 000 enfans dont les salaires s’élevaient à 60 millions ; elle écoulait, sur les marchés des grandes villes du nord, pour 400 millions de produits, laissant aux producteurs un revenu net de 200 millions de francs. On est bien loin encore de pareils résultats en Algérie, mais qui affirmerait qu’on n’en puisse approcher ?

L’Europe est un bien autre consommateur que le nord et l’ouest des États-Unis et, pour se faire plus longtemps attendre, l’expansion du commerce des primeurs n’en est pas moins certaine pour qui sait observer et noter les progrès simultanés et soutenus que font en France les industries ayant pour but d’accroître le confort général. Nice, Cannes et Grasse en témoignent. Enrichie par la culture des fleurs, Grasse, d’abord rivale heureuse de Kazanlik, ne se borne pas à disputer à la cité « Reine des roses des Balkans », sa prééminence. Centre de la Provence fleurie, Grasse déroule sur les pentes du Roquevignon ses champs de roses, de violettes, de jasmins, que ses fabriques distillent et dont les essences s’exportent dans le monde entier. Nulle part on ne cultive autant de fleurs, nulle part les fleurs ne constituent à ce point la principale industrie de toute une région qu’elles enrichissent. Dans cet immense jardin de plus de 20 000 hectares, les cultures, savamment échelonnées, se succèdent, alimentant toute l’année des usines puissamment outillées. Si Nice et Cannes fournissent, l’hiver, aux grandes villes de France des fleurs coupées, mettant le luxe des riches à la portée de ceux qui ne le sont pas ; si Grasse approvisionne l’Europe et l’Asie de ses essences et de ses parfums, l’Algérie a pour elle ses fruits et ses primeurs, plus nécessaires encore, répondant à d’autres et de plus impérieux besoins, et susceptibles d’une bien autre consommation. Par ce qu’est déjà ce commerce, on peut juger ce qu’il sera ; par les résultats obtenus aux Etats-Unis on peut apprécier ce qu’il est appelé à devenir. Les demandes croissent avec les mêmes besoins ; ce qui était, hier, un luxe pour beaucoup, sera demain une nécessité.

L’Algérie obéit, elle aussi, à cette impulsion ; et ce n’est pas l’un des moins curieux spectacles que les environs d’Alger offrent aux touristes, aux voyageurs, aux observateurs, celui de l’incessant labeur qui a métamorphosé en champs de culture intensive les terrains, autrefois sans valeur et longtemps on friche, des nombreux villages qui bordent le golfe et les côtes d’Alger. De janvier à avril, Maison-Carrée, Fort-de-l’Eau, Husseïn-Dey, Rovigo, expédient à Paris, Lyon, Marseille et aux grandes villes du nord près de 100 000 colis d’artichauts de primeur. D’octobre à décembre et d’avril à mai, 200 000 colis de haricots verts récoltés à Guyotville, Husseïn-Dey et Zéralda partent pour la France. On n’estime pas à moins de 50 000 colis l’exportation des petits pois, laquelle, commençant en décembre, dure jusqu’en mai, où les produits similaires du Midi font leur apparition sur nos marchés. Husseïn-Dey, Kouba, Birkadem, Birmandreis et Guyotville sont les centres principaux de cette production et aussi de celle des pommes de terre nouvelles dont, de février en juin, on récolte en moyenne 5 000 tonnes. Pour les fruits, Blida, Boufarik et Staouéli sont les centres de la production des oranges, des citrons et des mandarines dont, de novembre à mars, 100 000 fardeaux font, sur nos marchés, concurrence aux produits étrangers. En mai, 20 000 colis d’amandes et du 5 juillet au 15 août, 175 000 fardeaux de raisins viennent encore d’Algérie permettre aux consommateurs impatiens d’attendre l’apparition, sur les carreaux des halles, des amandes et des raisins de France.

Rien de plus intéressant à visiter que ces champs de primeurs, conquis sur les landes ou les sables, soigneusement épierrés, aisément et à peu de frais engraissés par les déchets des fabriques avoisinantes ou par les détritus d’Alger, cultivés avec un art savant qui règle, presqu’à jour fixe, la maturation et la récolte des produits, irrigués au moyen d’écluses qui limitent à une intelligente surveillance le pénible travail de l’arrosage. Toute une population — française, mahonnaise, maltaise, espagnole — vit de ces champs dont pas un pied de terre ne demeure improductif. Le visiteur est frappé du labeur dépensé sur ce sol et rémunéré par lui, de l’apparence saine et vigoureuse de la population qui le cultive, de la quantité d’enfans qui grouillent autour des habitations proprettes qu’encadrent, presque partout, des carrés de fleurs entretenues par les femmes et vendues aux débitans d’Alger, dont les étalages parfumés s’abritent sous les palmiers de la régence.

La plupart de ces ouvriers agricoles sont d’origine étrangère. Les Français n’y figurent guère que comme propriétaires des petits champs qu’ils cultivent, ou surveillans des exploitations qui exigent une importante main-d’œuvre. L’emploi d’ouvriers étrangers n’est cependant pas pour éveiller des jalousies, non plus que pour faire à nos nationaux une concurrence regrettable, Mahonnais, Maltais et Espagnols contribuent, dans une très large mesure, à la prospérité de cette industrie maraîchère appelée à prendre une place importante en Algérie. D’ailleurs parmi ces étrangers, la France recrute des citoyens. Si la première génération conserve sa nationalité, au moins de nom, celle qui suit, née en Algérie, élevée dans nos écoles, imbue de nos idées, devient, par la force des choses, en grande partie française, et comble ainsi, dans une certaine mesure, le vide que creuse, en France, une natalité décroissante. Notre patrie n’a qu’à gagner à cette assimilation d’élémens ethniques, à cette infusion de sang nouveau de races sœurs de la nôtre, de même que l’Algérie n’a qu’à gagner à l’adjonction de ces bras qui mettent ses terres en valeur, accroissent sa production, font fructifier ses capitaux, fournissent du fret à ses navires, alimentent les marchés de la métropole et suscitent un commerce important autour duquel gravitent d’autres industries qui en bénéficient. Le labeur ainsi dépensé sur une lande jusque-là en friche, convertit un hectare, dont la primitive valeur était nulle, en un capital, dont le revenu annuel atteint et dépasse, en certaines localités, 1 500 francs. Que l’ouvrier soit étranger ou non, qu’il réside ou quitte le pays, l’œuvre par lui faite subsiste ; ceux qui lui succèdent n’ont plus qu’à l’entretenir et à la continuer ; il ne l’emporte pas avec lui ; inhérente au sol, elle demeure, et ce sol est français. Ces vérités se font jour dans cette Algérie ouverte à toutes les bonnes volontés ; les théories d’un patriotisme étroit n’y éveillent plus guère d’échos. Il y a place pour tous et, facteur tout-puissant du progrès, le travail rapproche ceux qui, vivant du même sol, attendent de lui leur gain de chaque jour. Instinctivement, ces idées prédominent à Alger, la ville cosmopolite où les nationalités diverses qui contribuent à former l’ensemble sont à tel point multiples et variées que, si chacune d’elles se détache en relief, elle ne saurait donner l’idée de l’agrégat qu’elle représente. Les colons que l’on y coudoie sont nombreux, mais venus de l’intérieur pour leurs affaires ou leurs plaisirs, mais de passage, momentanément hors de leur milieu habituel et de leurs occupations quotidiennes. Ni les Kabyles qui travaillent dans les jardins et les champs avoisinant Alger, ni les Biskri occupés au chargement et au déchargement des navires, ni les Arabes qui passent, indifférens et hautains, ou sommeillent au seuil des mosquées, ne se dégagent de la foule avec leur note vraiment caractéristique, pour qui n’a pas vu les industrieux villages de la haute Kabylie, perchés comme des nids d’aigle sur des cimes aiguës, les centres agricoles de Sétif, Batna, Sidi-Bel-Abbès, non plus que, dans leur cadre saharien, les habitans de Biskra, la ville reine du Zab, ou de la ville sainte de Sidi-Okba. C’est dans ces localités diverses qu’il faut chercher les traits distinctifs de chacun de ces types dont le mélange donne à Alger sa physionomie mobile et curieuse. Et Alger lui-même gagne à être vu de loin. Il faut, pour le bien comprendre, un effet de recul. Il est, comme la plupart des capitales, une synthèse d’élémens ethniques divers, de facteurs dont l’analyse révèle seule les détails et les proportions. « Distance lends enchantment to the view, la distance ajoute au charme du paysage », disent les Anglo-Saxons. En cela ils ont raison. Le Paris dont le citoyen de Chicago se souvient sur les rives du Michigan lui apparaît sinon plus beau, du moins plus intelligible que le Paris qu’il a vu, parcouru, fréquenté. Ainsi vu, ou revu, à distance, Alger apparaît autre et se comprend mieux.


IV

Constantine. — D’Alger à Constantine on compte 494 kilomètres. Pour franchir cette distance, moindre que colle de Paris à Lyon, on met près de dix-sept heures. La vitesse moyenne sur les voies ferrées algériennes excède rarement 30 kilomètres à l’heure, y compris les temps d’arrêt, et ces temps d’arrêt sont fréquens et prolongés ; les besoins du service l’exigent, les trains étant omnibus, les voyageurs relativement peu nombreux, les marchandises parfois abondantes et encombrantes. D’aucuns critiquent cette lenteur, mais sur nos grandes lignes la marche des trains omnibus, arrêts compris, n’excède guère 30 à 35 kilomètres à l’heure. Il est à souhaiter que le trafic des voyageurs justifie bientôt la création de trains directs ou « légers », comme ceux qui circulent déjà entre Alger et Blida. En attendant, on aurait mauvaise grâce à se plaindre, le service étant convenablement fait, les employés actifs et polis. Ce que l’on serait en droit de demander c’est l’addition d’un wagon-restaurant entre Alger et Constantine, comme celui qui existe entre Alger et Oran.

Chemin faisant, bien des sites pittoresques ou grandioses, intéressans et curieux, se déroulent devant les yeux. Sous un ciel brûlant, même en novembre, se profilent les montagnes de la haute Kabylie, blanches à donner l’illusion de la neige. Par le défilé des Bibans, ou « Portes de Fer », — que n’abordèrent jamais les légions romaines et que franchirent nos bataillons, laissant, en souvenir de leur passage et gravée dans le roc, la laconique et fière inscription : « Armée Française, 1839 », — on passe de la province d’Alger dans celle de Constantine ; on traverse les longues plaines de Sétif, « Brie et Beauce dans les années pluvieuses, Sahara dans les années de sécheresse », écrit Piesse.

Nid d’aigle construit sur la cime du rocher que contourne l’Oued Rummel, ou Roumel, dont les eaux torrentueuses ont creusé autour de la ville un précipice qui atteint 120 mètres de profondeur, Constantine apparaît isolée, menaçante, redoutable. Elle le fut pour les légions romaines, alors que sous le nom de Cirta, et capitale des rois numides, elle brava l’empire. Elle le fut pour nos bataillons, alors que, du 6 au 13 octobre 1837, défendue par les Arabes, elle leur disputa l’étroit terre-plein qui alors, de même que deux mille ans auparavant, reliait la cité à la plaine et sur lequel tomba, mortellement blessé, le général Damrémont, commandant le corps expéditionnaire. Dans ce torrent du Roumel, le sang romain et le sang français ont successivement coulé ; ses eaux ont roulé bien des cadavres de vaillans soldats. Les milliers de corbeaux et de vautours qui volent en décrivant leurs courbes au-dessus de l’abîme aux eaux troubles évoquent le souvenir des luttes passées et de l’homicide carnage.

Ville de guerre au temps des Numides et au temps des Arabes, elle l’est restée, dans son enceinte de rochers et de ravins, nonobstant la conquête et la pacification. Les vaincus s’y cramponnent encore, proportionnellement plus nombreux que dans les autres grandes villes de l’Algérie : 24 500 Arabes contre 12 000 Français, 6 300 Juifs et 3 000 étrangers. Mais il n’y a plus ici qu’une apparence : le fantôme d’une cité guerrière, le souvenir de combats homériques à une époque où l’art militaire ne disposait pas des moyens d’action qu’il a faits siens aujourd’hui. Ce qui persiste à Constantine, c’est la couleur locale qui s’efface ailleurs, c’est la vie arabe qui ne se révèle plus intense que dans le sud, et que l’on retrouve dans les quartiers indigènes de cette ville, dans ses ruelles étroites, dans les tortueuses impasses et dans les louches masures qui surplombent le cours du Roumel. « Ailleurs, selon un dicton arabe dont nous atténuons la crudité, les oiseaux de proie planent au-dessus des hommes ; ici, les hommes déversent leurs immondices sur les oiseaux de proie. »

Les idées antisémitiques prévalent dans cette cité. L’Arabe n’y pardonne pas à la France le décret par lequel le gouvernement de la Défense nationale a, en 1870, et sur la proposition de M. Crémieux, naturalisé en bloc tous les Israélites ; le colon fait, dans une certaine mesure, cause commune avec l’Arabe ; et Constantine est le foyer le plus ardent de cette haine de race. Elle est peut-être aussi la ville où le mécanisme gouvernemental de l’Algérie est le plus vivement critiqué. On lui reproche les lenteurs apportées aux concessions de terres, parcimonieusement octroyées, et la superficie restreinte de ces concessions, oscillant entre vingt et trente hectares, superficie insuffisante pour assurer l’existence d’une famille de colons. On se plaint des formalités de l’administration, on blâme ses exigences, et, plus qu’ailleurs, on exalte le système colonial anglais : les concessions larges, promptes et gratuites, le fonctionnarisme réduit à son minimum d’ingérence, l’initiative privée portée à son maximum d’action. Des droits de l’Arabe, d’aucuns n’ont cure ; ils le tiennent pour un obstacle à la marche en avant ; s’ils ne réclament pas son impossible suppression, tout au moins ils demandent qu’on le refoule vers le sud, qu’on l’accule au désert, et qu’il cède, sur ces hauts plateaux où le sol est fertile, où les conditions du climat favorisent l’expansion de la race blanche, la place aux émigrans européens, mieux à même que lui d’obtenir de ce sol son maximum de rendement.

J’essaye de résumer, sous leur forme la plus claire et la plus précise, les desiderata que j’entends formuler autour de moi. Il en est qui, par leur vague, se dérobent à l’examen : velléités mal définies d’une impraticable autonomie ; conceptions chimériques d’un mode de gouvernement qui, affranchissant la colonie de tout contrôle et la laissant libre d’évoluer à sa guise, imposerait, d’autre part, les charges de son entretien et la responsabilité de sa défense à la mère-patrie. Puis d’impraticables suggestions soi-disant empruntées au système colonial anglais, des comparaisons et des accusations échafaudées sur l’ignorance ou l’inintelligence des faits. Les preneurs de panacées abondent. Il est si facile de faire miroiter aux yeux un ordre de choses idéal, de mettre au service d’une idée, plausible en apparence, chimérique en réalité, de grands mots et de grandes phrases, et d’estimer pratique ce que l’on tient pour bien dit.

Les plus réfléchis et les plus intelligens parmi ceux des Algériens avec lesquels j’ai eu, ici et ailleurs, l’occasion de m’entretenir de ces questions, sont, au demeurant, partisans de l’organisation actuelle ; par certains côtés elle se rapproche de l’organisation coloniale anglaise, par d’autres elle en diffère. Aux Indes, comme en Algérie, l’exercice du pouvoir est délégué aux mains d’un civil : voilà pour l’analogie. Mais en Algérie, le gouverneur général est, en tant que civil, sans prestige militaire, inconvénient grave pour un personnage appelé à gouverner des races chez lesquelles le respect pénètre par les yeux, qui ne s’inclinent que devant la force et l’appareil visible et tangible de cette force. Une pompe, même un peu théâtrale, des marques extérieures et sensibles en imposent à leur imagination. Elles ont peine à admettre l’autorité supérieure incarnée en un homme que rien, dans son costume, dans sa manière d’être, dans son mode de vie, ne distingue de ceux qui l’entourent, que son entourage militaire même relègue involontairement dans l’ombre, attirant sur les brillans uniformes l’attention qui se détourne de lui. Puis, l’obligation, pour le gouverneur général de l’Algérie, d’osciller perpétuellement entre Paris, où l’appellent les explications à donner aux ministres ainsi que son budget à défendre devant les Chambres, et Alger, où le réclament l’expédition des affaires et l’étude des questions locales, provoque les critiques et affaiblit son autorité en le condamnant à une existence instable et nomade, en exagérant la dépendance où il est de l’autorité centrale et la constante nécessité d’en référera elle.

Les Anglais ont su conjurer la plupart de ces inconvéniens. Outre que la distance plus grande entre la métropole et l’Inde n’autorise pas des déplacemens fréquens et permet au vice-roi des Indes de garder ce que les Hindous appellent « la majesté du repos », ils ont, tout en maintenant le principe de l’autorité civile, rehaussé le prestige de cette autorité en l’affranchissant de toute apparente sujétion, en faisant appel, pour l’exercer, aux représentans de la plus riche et la plus puissante aristocratie qui soit au monde. Au prestige que donnent la naissance et le titre, la fortune et les hautes charges précédemment exercées, ils ont ajouté une liste civile considérable, une maison civile et militaire imposante, un luxe de palais et d’équipages, de suite et de serviteurs bien propre à impressionner des Asiatiques. Dans le cadre factice et somptueux que lui font l’étiquette et les signes apparens d’une situation sans rivale, le représentant de l’impératrice des Indes, que l’Hindou n’entrevoit, dans sa calèche armoriée, que suivi d’une escorte militaire ou d’un cortège de rajahs et de hauts dignitaires, lui apparaît grandi, incarnant en sa personne un pouvoir indiscuté. Effet d’optique, j’en conviens, trompe-l’œil qui n’en impose qu’aux simples, mais c’est sur des simples que l’on voulait agir ; et nul, mieux que l’Angleterre, ne s’est rendu compte du parti que l’on peut tirer du prestige extérieur et de l’empire qu’il exerce sur les races qu’elle gouverne.

Cet empire, le prestige l’exerce aussi sur les races africaines, mais il y a conflit entre nos mœurs démocratiques et le recours à des apparences purement adventices. Qu’avant tout nous exigions d’un gouverneur général ainsi que de ses collaborateurs des capacités administratives et des aptitudes gouvernementales de premier ordre, rien de mieux, mais il est sage et de bonne politique de rehausser, autant que faire se peut, son autorité, à tout le moins d’éviter ce qui serait de nature à l’amoindrir, de lui laisser un champ d’action assez vaste où se mouvoir, et d’étendre ses pouvoirs avec ses responsabilités. Il serait aussi d’une sage politique de n’en point faire, même en apparence, un fonctionnaire constamment appelé sur la sellette, contredit et discuté, et par cela même diminué. Si l’instabilité ministérielle est regrettable, combien plus regrettable encore l’apparente instabilité de l’homme qui nous représente aux yeux d’une population vaincue par la force, soumise à la force, mais qu’un abîme de traditions et de croyances, de souvenirs vivans encore, et d’espérances vagues sépare de nous.

Ces réserves faites, si je compare les résultats acquis aux Indes et en Algérie et la compétence des hommes préposés à l’administration de ces colonies, je ne vois pas que la comparaison soit défavorable à la France. Je constate que, là encore, la France se prive volontairement d’un élément de succès que l’Angleterre n’a garde de négliger, mais je constate aussi que les autres moyens mis en œuvre par elle sont de premier ordre. Je vois des hommes, moins rétribués, accomplir une tâche plus difficile. On ne saurait contester leur capacité, leur intelligence pratique, leur activité, et surtout leur humanité. Ils ont à cœur la prospérité de la colonie, le souci de concilier les intérêts des races diverses qui la peuplent cl, dans les accusations contradictoires auxquelles ils sont en butte, d’être ou trop arabophiles ou trop arabophobes, l’examen des faits m’amène à ne voir qu’un hommage rendu à leur impartialité.


V

Tébessa el les gisemens de phosphates[3]. — A 170 kilomètres au sud-est de Constantine, sur la route de Gafsa et de Gabès et près de la frontière de Tunisie, apparaissent les affleuremens de phosphates de chaux de la région de Tébessa ; au Djebel Dyr, ils se prolongent, apparens et ininterrompus sur une longueur de 4 kilomètres. La teneur du minerai varie de 60 à 70 pour 100, ce qui donne, pour la tonne de phosphate, de 42 à 47 francs. Or les frais d’abatage, sortage et séchage, de transport, transbordement, ne dépassent pas 26 francs, — ce qui laisse un bénéfice moyen de 16 à 20 francs.

La découverte et l’exploitation de ces phosphates, l’un des engrais les plus appréciés, pouvait avoir pour l’Algérie d’incalculables conséquences. Des rapports qui m’étaient communiqués, il résultait que, dans le Djebel Dyr, la réserve de phosphate était soixante fois supérieure à celle de tout le département de la Somme qui, seul, en possède d’importans gisemens ; qu’elle était douze fois plus grande que celle de la Caroline du Sud, et supérieure à celle de toute la Floride. L’Algérie paraissait donc appelée sous peu à devenir le plus grand pays producteur de phosphates du monde, le maître et le régulateur du marché européen.

Autour des centaines de millions que représentaient les gisemens algériens, les convoitises s’éveillaient et les impatiences s’agitaient. Etait-ce la solution attendue, désirée, au problème complexe que je résumais plus haut : découvrir en Algérie un produit qui n’eût que peu ou pas de similaire en France et qui fût d’une consommation générale ? Les phosphates allaient-ils jouer en Algérie le rôle qu’avaient joué en Californie et en Australie les mines d’or ? La question se posait en France. La presse el la Chambre, les capitalistes et les cultivateurs, s’en préoccupaient ; les partisans de notre expansion coloniale voyaient, dans cette découverte et dans les résultats déjà acquis par deux compagnies anglaises, une justification nouvelle de la conquête et de la confiance dans l’avenir ; les adversaires : une affaire louche, aux dessous malpropres, et dont les bénéfices incertains ne compenseraient pas les dommages causés à la morale publique et au bon renom de notre administration. Le chauvinisme s’en mêlait, et les plus ardens allaient disant que les concessions faites étaient entachées de fraude et de corruption, que l’Algérie était en voie de passer aux mains des capitalistes anglais et des ouvriers italiens ; que si la France savait conquérir, elle était inhabile à exploiter, et que, dans notre incurable insouciance et notre infinie naïveté, nous travaillions toujours et partout pour d’autres qui s’enrichissaient à nos dépens. Une visite à Tébessa pouvait seule permettre de dégager la vérité de ces assertions contradictoires.

De Constantine, je gagnai le Kroubs, point de jonction des voies ferrées de Biskra et de Tunis. Au Kroubs, le paysage plus riant devient plus boisé. Les vergers apparaissent ; des bouquets d’eucalyptus encadrent de leur maigre feuillage les maisons carrées des colons, gardant de leur origine première des allures de forteresses, les longs hangars troués de meurtrières. Sur les pentes fissurées et ravinées des montagnes se déploient des forêts de chênes-liège, de pins d’Alep et de chênes verts. Au long des rivières aux eaux rares, les lauriers rabougris étalent leur sombre verdure mouchetée de fleurs roses ; dans la plaine, le Kabyle promène sa primitive charrue dont le soc égratigne la terre ; les bœufs paissent l’herbe courte ; l’automne est venu ; hommes et bêtes, tout se meut lentement sur ce sol qui, lui-même, se repose. Guelma se dresse au flanc d’un coteau dominant une plaine fertile qu’encadrent à l’horizon lointain des montagnes boisées et de vertes collines. La voie ferrée, courant au long des crêtes, surplombe un vaste panorama de collines et de plaines, avant d’atteindre Souk-Ahras, point de départ de la ligne de pénétration qui, plus au sud, se termine à Tébessa.

À Souk-Ahras se concentrent, avant d’aller gagner le port de Bône, les produits de la région de Tébessa ; les céréales et les bois, le liège et les bestiaux, et surtout les phosphates, dont 550 tonnes arrivent quotidiennement, donnant à la gare une importance croissante et un trafic des plus actifs. Sous cette impulsion, Souk-Ahras — où naquit saint Augustin et qui fut, sous le nom de Thagasta, un établissement militaire romain — se métamorphose, rappelant sous son nouvel aspect les villes américaines naissantes. N’était l’élément indigène, on pourrait se croire brusquement transporté dans un bourg prospère du Far-West ; mais cet élément prévaut, représentant, comme l’Hindou en Asie, le nègre dans les États-Unis du sud, le Chinois partout où il prend pied, l’un des facteurs indispensables du mouvement en avant : la main-d’œuvre à bon marché.

De Souk-Ahras à Tébessa : 128 kilomètres, franchis en six heures. La vieille Théveste apparaît, par 1 088 mètres d’altitude, avec ses ruines romaines du premier siècle de notre ère, si bien décrites par M. A. Ballu, avec son arc de triomphe de Caracalla, ses remparts byzantins construits par l’eunuque Salomon, son temple tétrastyle, dit de Minerve, sa basilique et son monastère recouvrant une superficie de 20 000 mètres carrés. Entre ce qui fut et ce qui est, le contraste est saisissant. Dans les ruines de la basilique, située hors des murs, on se croirait à Lambessa ou à Timgad. Le même soleil y dore les colonnes, les dalles et les voies désertes ; le même grand silence plane sur ces pierres sculptées par la main de l’homme, effritées par le temps ; tandis qu’à l’horizon, aux flancs des collines dénudées, s’estompent les hangars blancs de la concession du Dyr, et qu’à quelque pas, dans Tébessa, une foule hétérogène circule sur le cours, entre les remparts byzantins et une ébauche de jardin public moderne, où les chapiteaux de colonnes servent de siège aux Arabes indolens. Et pourtant, dans ce cadre antique, sur cette terre française, la note dominante m’apparaît essentiellement américaine. Les gens s’abordent et parlent de phosphates, comme autrefois, à San Francisco, de mines d’or. Les mêmes préoccupations se lisent sur les visages ; on sent passer sur cette ville, sentinelle avancée de l’Algérie sur la route de Kairouan et de la Tunisie, un souffle dévie intense et d’impatiente attente. Je retrouve ici le go ahead yankee, l’assurance d’une réussite prochaine, la foi dans l’avenir, puis aussi la fantasmagorie des chiffres jetés au hasard, des paroles qui grisent, des imaginations qui s’enflamment.

J’y retrouve aussi autre chose ; Tébessa est en fête. Une kermesse y est organisée au profit des blessés de Madagascar. Tous y prennent part, tous y contribuent avec une touchante unanimité, Un sentiment intime, profond, rapproche les cœurs et joint les mains, ajoutant une note nouvelle, sincère, émue, aux évocations du passé et aux préoccupations du présent.

Ces évocations et ces rapprochemens sont curieux à observer dans ce coin perdu et naguère somnolent de l’Afrique française, qui tout à coup s’éveille et se dit que, demain peut-être, il sera, lui aussi, un grand centre commercial et une populeuse cité. A cela, rien d’impossible ; on a vu des choses plus invraisemblables, et le rêve, si ambitieux soit-il, peut devenir une réalité. Le phosphate est plus nécessaire à l’humanité quelesdiainans du Cap et les perles du golfe du Mexique ; il existe ici, et en abondance. Le fait étant acquis, voit-on trop vite et va-t-on trop loin ? Ne tient-on pas un compte suffisant des obstacles, ou le tenant, estime-t-on, comme en Amérique, que le plus sûr moyen de les surmonter est encore de les dédaigner et que la foi intrépide a raison de tout ? Plus ici qu’ailleurs, les passions sont intenses ; plus ici qu’ailleurs, les idées s’incarnent en des individualités ; et les questions de personnes prennent le pas sur l’intérêt général. Ce n’est pas l’un des moindres étonnemens qu’éprouve l’observateur d’entendre apprécier les solutions à intervenir moins d’après leurs conséquences probables et leur répercussion possible sur la prospérité publique, qu’au point de vue des personnalités qui s’en constituent, au nom de leurs intérêts privés, les partisans ou les adversaires. Il semblerait que, lorsqu’il s’agit d’une question d’ordre général, comme celle des phosphates, l’accord dut être prompt et que l’évident avantage de tous suffit à faire taire les animosités personnelles. Il n’en est rien. Les préoccupations qui se font jour et qui dominent semblent n’avoir qu’un objectif unique : exclure per fas aut ne fas certains hommes de toute participation à une exploitation lucrative, assez vaste pour tous, faire appel aux haines locales et aux rancunes nationales, accuser des adversaires politiques des pires méfaits et réclamer, au nom de la morale publique et privée, moins une enquête impartiale qu’une condamnation sans appel.

Que les accusations portées contre les premiers concessionnaires soient fondées, qu’il y ait eu des agissemens délictueux, des compromissions fâcheuses, des actes de pression, cela paraît vraisemblable ; que des offres sérieuses aient été écartées, que des dénis de justice aient été commis et que certains intérêts aient été lésés, les mesures prises par le gouvernement vis-à-vis de ses fonctionnaires autorisent cette créance ; mais, à examiner la question à ce point de vue, les mesures de répression prises par lui n’ont pas un caractère de sévérité tel qu’elles justifient la gravité des accusations formulées, et il n’a rien moins fallu pour en amener là l’opinion que l’ordre brusquement donné de dénoncer en bloc toutes les concessions octroyées et de suspendre les travaux d’exploitation en cours. Tant que l’incident se bornait à des contestations soulevées et des récriminations échangées, il n’était que regrettable, mais il pouvait, avec le temps, s’apaiser et se terminer par une transaction. Il était déplorable en ce sens, qu’une fois de plus, et dans des circonstances où les intérêts généraux étaient en jeu, où un avenir brillant s’ouvrait pour la colonie, il mettait à nu l’une des plaies vives de l’Algérie, il jetait à nouveau le discrédit sur des individualités en vue, sur les communes, sur l’administration, sur, ceux qui, de près ou de loin, avaient eu affaire avec les phosphates. Il rouvrait l’ère des scandales, il autorisait les assertions des pires ennemis de l’Algérie, et de ceux qui, Français ou étrangers, visiteurs de passage ou résidens permanens, affectent de ne voir ici que vol ou concussion, illégal arbitraire ou corruption s’étalant au grand jour.

Et cela, au moment même où l’exploitation des phosphates, justifiant les espérances conçues, entrait dans une voie de prospérité, attirant l’attention des capitalistes sur l’Algérie, appelant les capitaux chez elle et réalisant ce desideratum de notre grande colonie africaine, fournissant, sans concurrence possible, à la mère patrie et à l’Europe, l’engrais nécessaire pour féconder le sol épuisé et l’aviver son ancienne fertilité, enrichissant le monde en s’enrichissant elle-même, ouvrant à son commerce des débouchés importans et à ses ports un trafic considérable. À cette ère naissante et brillante succédait, sans transition, un temps d’arrêt, puis une série de complications coïncidant avec une crise financière en Europe provoquée par la baisse des actions des mines d’or du Transvaal. Brusquement ramenée en arrière, entravée dans son développement, l’Algérie voyait, une fois encore, la probité de ses ressortissans mise en cause, l’intégrité de ses administrateurs mise en doute, et une défiance légitime remplacer une confiance que motivaient des résultats acquis.

Ce qui s’est passé ici n’est, à tout prendre, spécial ni à l’Algérie ni à la France. On a vu, on voit, partout où une découverte inattendue révèle une source de richesses inespérées, les appétits en éveil, les convoitises surexcitées. On affirme que des concessions ont été octroyées au mépris des droits de l’État et de l’équité, mais s’il n’est que juste de signaler à la réprobation publique les agissemens de certains politiciens, on est aussi en droit de s’enquérir quel a été, en cette occurrence, le rôle de ceux qui, représentant le gouvernement, ont, par leur insouciance, leur faiblesse ou leur complicité morale, prêté la main à ces agissemens, et qui, engageant la signature de la France, ont consacré la spoliation des droits de la France. La justice ne saurait avoir deux poids et deux mesures, et, indulgente aux uns, être implacable pour les autres. Puis, dans quelle mesure les compagnies d’exploitation de Tébessa sont-elles complices des fraudes commises ? A s’en tenir aux faits, elles ont acquis des détenteurs des concessions primitives leur droit d’exploitation ; elles croyaient au succès et, y croyant, ont fait partager leur confiance à leurs actionnaires ; elles ont réuni des capitaux, ouvert des galeries, embauché des ouvriers, construit des chemins de fer et procédé à l’extraction du phosphate. Les premières s’y ruinèrent ; colles qui les imitèrent couraient le risque de se ruiner comme leurs devancières. Eclairées par l’expérience, elles sont en voie de s’enrichir. Puis, ces galeries qu’elles ouvraient, nul n’en ignorait ; ces voies ferrées qu’elles construisaient, et dont une, celle du Kouif, mesure vingt-six kilomètres, elles les construisaient avec l’autorisation formelle et le concours des agens de l’administration, les terrains à exproprier pour les constructions appartenant, en partie, à l’État. L’extraction à laquelle elles se livraient et qui employait près de 800 ouvriers était contrôlée et vérifiée par les agens de l’État, transportée par la compagnie de Bône-Guelma au port de Bône, et de là en Europe. Tout cela se faisait ouvertement, au grand jour et depuis plus de deux ans.

Si, comme leurs devancières, ces deux compagnies anglaises s’étaient ruinées, il n’en eût été que cela. Nul, à coup sûr, ne leur fût venu en aide, et elles n’avaient nul recours contre les vendeurs, ni contre l’État qui avait octroyé les concessions. Sur la terre d’Afrique, on eût compté quelques ruines de plus, quelques autres millions engloutis, et la question de droit et de moralité publique n’eût certainement pas même été soulevée. Heureusement pour l’Algérie il en a été autrement. L’expérience faite par ces compagnies, à leurs risques et périls, prouve que l’exploitation est lucrative, que la colonie possède une source considérable de richesses. Sur ce, les convoitises de s’éveiller, les réclamations de surgir, l’opinion publique de s’indigner. N’est-il pas un peu tard ? Non, répond-on, car les droits de l’État, non plus que ceux de l’honnêteté publique ne sauraient se prescrire ; et il y a ici de légitimes intérêts lésés. Que justice se fasse donc, mais, pour Dieu, que dans ce conflit de haines personnelles et de cupidités déçues, on ait quelque peu souci de l’Algérie, éprouvée par la prospérité, semble-t-il, autant que par l’adversité, toujours victime et toujours décriée, que l’on sacrifie au milieu de ce vacarme d’accusations diffamatoires et d’imputations outrageantes dont on l’a rendue responsable.


VI

Biskra. — Le Sahara. — Déployée en (une longue façade de 1 100 kilomètres sur la Méditerranée au nord, notre colonie africaine s’adosse, au sud, au Sahara. De chacune des capitales des trois provinces, une voie ferrée, amorce de futurs prolongemens, s’enfonce dans l’intérieur, aboutissant à l’un des seuils d’accès du désert. Oran, par la ligne d’Arzew, mesurant 454 kilomètres, atteint Aïn-Sefra ; Alger, par sa ligne achevée jusqu’à Barrouaghia, tend à se relier à Laghouat ; Constantine, que le chemin de fer de Philippeville rattache à la mer, rejoint Biskra par une voie ferrée de 239 kilomètres, que l’on doit prolonger jusqu’à Ouargla située à 350 kilomètres plus au sud. En tant que vestibule du Sahara, ville d’hiverneurs, sanatorium et solarium, Biskra est la plus rapprochée de Paris dont 2 000 kilomètres et soixante heures de voyage la séparent.

Le Sahara s’annonce de loin. par-delà Batna, distant de 99 kilomètres de Constantine, le paysage change, plus plat, plus dénudé, semé de genévriers et de tamaris. Le train, côtoyant les lacs salés de Tinslitt et de Mrouri, fuit, sur de longues pentes inclinées, vers le sud, laissant derrière lui la chaîne de l’Aurès, tandis qu’à l’horizon se profilent les arêtes de l’Amar-Kraddhou « Montagne à la joue rose », que le soleil qui décline dore de teintes invraisemblables. Entre des roches rouges court et bruit l’Oued-El-Kantara. Une haute muraille verticale, aux arêtes bizarrement découpées, se dresse, fissurée par les eaux. La voie ferrée serpente, suivant les sinuosités du torrent, contournant, puis abordant l’obstacle, le franchissant par trois tunnels, et, brusquement, débouchant dans un paysage fantastique, dans une région d’un gris jaune, aux infinis lointains, aux collines et aux plateaux écrasés, aux dunes de sable écrêtées par les vents. C’est El-Kantara, la porte du désert. Sur l’oued du même nom, un pont romain ; en 1844, nos bataillons le franchissaient sous le commandement du duc d’Aumale, et, devant le même paysage, s’arrêtaient, saisis d’étonnement, s’écriant : « La mer, la mer ! »

C’est en effet la mer de sable et de cailloux, de l’Erg sablonneuse et de l’Hamada caillouteuse, semée de chotts et d’oasis, de végétation rabougrie et de palmiers aux troncs majestueux et au feuillage échevelé, mais recouvrant plus de 6 millions de kilomètres carrés, région longtemps mystérieuse et redoutée des anciens, et dont nos explorateurs modernes ont enfin soulevé le voile et révélé les secrets. En l’abordant, oh se sent au seuil d’un monde nouveau. Je retrouve ici des sensations éprouvées ailleurs, celles que je ressentais quand, par-delà les mers tempétueuses du pôle sud, par-delà le cap Horn doublé, j’entrevoyais l’Océan Pacifique aux flots bleus, et que, plus tard, sur l’Océan équatorial, je voyais surgir les terres polynésiennes, la masse énorme du Mauna-Loa, dressant au-dessus des vagues sa cime neigeuse sous un ciel tropical.

Après avoir franchi les gorges d’El-Kantara, le train descend dans la plaine que teintent de rose les rayons du soleil couchant. Longeant l’oasis d’El-Kantara, il dépasse la fontaine des Gazelles pour atteindre enfin, à 50 kilomètres plus au sud, Biskra, la « Reine des Zibans », que les Arabes appellent : Biskra el Sekera, « la Sucrée », que les Romains nommaient : Ad Piscinam, à cause de ses eaux thermales. C’était alors, comme aujourd’hui, un point stratégique important, le point de départ des voies de pénétration. Des postes avancés couvraient cette ville que les Vandales dévastèrent, que les Turcs relevèrent et occupèrent, dont ils firent « une grande et belle cité », comme l’écrivait Moula-Ahmed en 1710, comme l’attestent ses ruines, et aussi une relation de la peste constatant que le nombre des victimes du fléau y fut de 71 000. Biskra ne s’en est pas relevée, et sa population, au dernier recensement en 1891, n’excédait pas 7 166 habitans, dont 502 Français. Ces chiffres sont aujourd’hui dépassés. Biskra se repeuple, hiverneurs et touristes y affluent. On en compte près de 5 000 en moyenne.

Située par un peu plus de 100 mètres d’altitude, dans un cadre de verdure qu’enserre, non pas encore le désert, mais la steppe, Biskra apparaît comme une petite ville coquette, gracieuse et propre, construite autour d’un grand jardin qui en occupe le centre, qu’ombragent des ficus et des palmiers, des poivriers et des gommiers, que sillonnent des ruisseaux d’eau courante dérivés de l’Oued-Biskra, et qui vont, à quelques pas de là, arroser sa merveilleuse oasis de 140 000 palmiers-dattiers. Le fort Saint-Germain commande le barrage des eaux et tient à sa merci l’oasis et les habitans qui en vivent. En cas d’insurrection, la dérivation des eaux de l’Oued amènerait promptement les Arabes à composition.

Autour de ce jardin se profilent des rues en façade, coupées à angle droit, bordées de maisons n’ayant qu’un rez-de-chaussée, et parfois un premier étage avec toit formant terrasse, blanches ou teintées de rose. Des arcades extérieures abritent le promeneur des rayons brûlans du soleil, et des cours intérieures entretiennent la fraîcheur dans les appartemens. L’hôtel de ville est, sans contredit, le plus gracieux monument de Biskra. Il s’élève en façade sur le jardin, et, bien que de construction récente, il charme l’œil et cadre avec le site ; ses colonnettes, ses coupoles, ses galeries, son frais patio et ses arcades sont d’un heureux effet. Autrement curieux pour le touriste est le marché de Biskra, vaste cour intérieure qu’entourent des galeries voûtées, sous lesquelles, du matin au soir, se presse une foule affairée, autour desquelles s’allongent d’interminables files de chameaux ; ils débordent, dans les rues adjacentes, ou attendent, accroupis, leurs charges. Partout des piles de sacs remplis de dattes, de sel, d’orge, de blé dur, d’oranges et d’étoffes ; partout des Arabes chargeant ou déchargeant leurs animaux, ou bien étendus sur des nattes, adossés an mur, la tête à l’ombre et les pieds au soleil. Puis, sur des tréteaux improvisés, d’invraisemblables objets : colliers d’excrémens de gazelles aromatisés de civette ; lézards du désert vivans ou empaillés, mesurant plus d’un mètre de longueur ; lézards de palmiers, outres en peau de chamelle, gazelles vivantes, armes touaregs, nattes aux couleurs vives, étoffes aux couleurs crues, peaux de chacal et de panthère, coussins en cuir, paniers d’alfa tressé, fruits et comestibles inconnus, tout un monde d’objets étranges, tout un assemblage d’hétéroclites étalages. Des sons criards dominant le bruit des voix et la traînante mélopée de la guzla annoncent le voisinage de la rue des Ouled-Naïls. Chaque soir, parées de leurs lourds et bruyans bijoux, elles dansent dans les nombreux cafés maures de Biskra. Arabes et nègres, semble-t-il, ne se lassent pas de cette danse du ventre, plus grotesque encore que lascive, et qui rappelle de très loin mais avec infiniment moins de grâce, celle des almées javanaises.

A Biskra, l’été est torride, la température variant de 40° à 48° à l’ombre pour ne descendre que rarement au-dessous de 30° pendant la nuit. L’hiver est doux ; d’octobre à avril la température moyenne est de 14°, 9, supérieure de 3°, 5 à celle de Nice. Mais où Biskra l’emporte, c’est par la siccité de son climat. Alors que la moyenne de pluie est à Nice de 92 mm, 495, elle n’est, à Biskra, que de 17 mm, 429. Ces conditions particulières font de Biskra une station hivernale à l’usage des rhumatisans et de tous ceux qui ont peine à supporter l’humidité de nos régions du nord. Sa source thermale ajoute, par ses propriétés curatives, aux qualités préventives du climat. Cette source, Hammam-es-Salahin, la « source des Saints », la Piscina des Romains, la « Fontaine Chaude », comme on la désigne ici, est située à huit kilomètres de Biskra, à laquelle la relie un petit tramway. Légèrement alcaline, cette source rentre dans la catégorie des eaux chlorurées, sodiques, sulfurées. Son débit est de 25 litres par seconde, sa température, au point d’émergence, est de 46°, 2. Les Arabes, dont beaucoup sont atteints de maladies de peau, ont, dans l’eau de cette source, une confiance justifiée par ses effets et une expérience séculaire. « Va au Hammam de Biskra et tu seras guéri en peu de jours », disent-ils à l’Européen débilité. Les Romains connaissaient les propriétés de ces eaux thermales pour les cardiaques, les dyspeptiques, goutteux, rhumatisans et bronchitiques. Tant d’avantages justifient-ils les craintes qu’inspire aux hôteliers d’Alger la concurrence éventuelle de Biskra au point de vue des hiverneurs ? Je ne le crois pas. Si Biskra, en tant que station thermale et hivernale, est appelée à attirer à elle un certain courant de valétudinaires, elle n’est pas pour détourner d’Alger ceux qu’y appellent le charme de la vie, le voisinage de la mer, la beauté des sites. Que les hiverneurs d’Alger terminent leur séjour par une excursion à Biskra, que Biskra recrute en Europe une clientèle spéciale de malades qui n’iraient peut-être pas à Alger, c’est vraisemblable ; mais tout ce qui est pour attirer le touriste et le valétudinaire sur la terre algérienne ne peut que profiter à la grande ville, que vingt-six heures de mer seulement séparent de Marseille et qui restera toujours le pôle d’attraction. Beaucoup iront à Alger sans visiter Biskra, très peu iront à Biskra sans venir à Alger.

A quelques kilomètres de Biskra se trouve le col de Sfa. On traverse, pour l’atteindre, une plaine ondulée et caillouteuse. Par un sentier qu’ont tracé les caravanes, on gagne le sommet du col d’où l’on découvre au nord-est la chaîne de l’Aurès, au sud le Sahara. Vu du col de Sfa, il apparaît tel que le décrit Ptolémée : « Pareil à une peau de panthère étendue sur le sol. » Les taches sombres, ce sont les oasis de Biskra, de Chatma, de Filiach, de Sidi-Khélif, et celles plus lointaines d’El-Outaïa, de Sidi-Okba, se détachant sur le sable jaune du désert. La vue est grandiose, le site est solitaire, et sur cette nature étrangère soleil, alternativement brillant et voilé par de grands nuages blancs, produit d’indicibles effets de lumière.

Par sa position, Biskra est le centre politique et militaire, administratif et commercial du Zab, mais c’est à 20 kilomètres plus au sud que se trouve le centre religieux, Sidi-Okba. Située dans l’oasis du même nom, Sidi-Okba, peuplée de 5 000 Arabes et nègres et de deux Européens, est un lieu de pèlerinage très fréquenté, possédant une école de droit musulman d’où sont sortis des théologiens célèbres et où le fanatisme musulman est intense. Ses rues étroites, ses maisons en pisé lui donnent une apparence misérable ; sa population grouille dans les rues, se presse dans la mosquée, l’une des plus anciennes de l’Algérie, où repose, dans une koubba, le corps de Sidi-Okba, fondateur de Kairouan. Dans le demi-jour du sanctuaire, sous le dôme soutenu par des colonnes, des centaines d’Arabes se livrent à leurs dévotions. La mosquée est trop petite pour contenir tous les fidèles, et, au dehors, des centaines d’autres sont accroupis, psalmodiant des versets du Koran. Non sans peine, le visiteur pénètre dans l’enceinte à travers la foule indifférente ou hostile, non sans peine il s’en dégage, et gravit l’escalier aux hautes marches qui aboutit au sommet du minaret. De là se déroule un merveilleux panorama. Par-dessus les palmiers de l’oasis dont les pieds plongent dans l’eau et la tête dans le feu, par-delà la ville accroupie sous leur ombre, se dessinent au nord la longue crête du Djebel Amarkaddou ; au nord-ouest, Biskra et son oasis ; au sud, le désert.


VII

Oran. — Par Blida et la plaine de la Mitidja, par Orléansville et l’immense plaine du Chélif, par Relizane et les plaines de la basse Mina, on gagne Oran, la ville hispano-française, que sa voie ferrée relie à Alger distant de 421 kilomètres, que la Compagnie transatlantique rattache à Marseille, à Malaga, Gibraltar et Tanger. Des fenêtres de l’hôtel Continental, j’aperçois au-dessous de moi le ravin profond de la Rouina, les fortifications du Château-Neuf, puis un coin de mer blanc sous un ciel d’azur. Chemin faisant, j’ai revu Blida, « Blida la parfumée », « Blida la courtisane », que Mohammed-Ben-Yussen comparait à une rose.

Rose, elle l’est ; elle en a la couleur, le charme et le parfum qui se mêle à celui de ses bosquets d’orangers en fleurs. On comprend en la voyant, en y séjournant, même peu de jours, l’attrait que cette ville exerçait sur les Arabes. Ils y venaient autrefois, au temps de leur domination, loin d’Alger, nid de pirates, loin de la mer, qu’ils écumaient, chercher le repos, l’ombre et le plaisir. Sous les yeux se déploie la Mitidja, tapis de verdure, les pentes douces du Sahel, l’Atlas, et dans le lointain, se détachant sur une crête élevée, le « tombeau de la Chrétienne ». A l’extrémité du jardin de Blida s’étend « le Bois sacré ». Des oliviers gigantesques, aux troncs noueux et plusieurs fois séculaires, abritent de leur ombre épaisse les tombeaux des saints de l’Islam.

Nul lieu plus solitaire et plus propice à la rêverie ; mais ce jour-là même avait lieu le pèlerinage annuel des femmes arabes au mausolée de Sidi-Ahmed-El-Kébir, enseveli dans le cimetière pittoresque qui borde l’une des rives de l’oued auquel le saint a donné son nom. Le coup d’œil est merveilleux. Revêtues de leurs plus riches costumes, les femmes remontent, en longues théories, l’étroit sentier qui mène au champ de repos et qu’ombragent de grands caroubiers, des oliviers et des peupliers-trembles. Groupées sur les tertres gazonnés, assises sur les tombes, ces fantômes blancs, drapés dans leurs haïks, ne laissent voir sous le voile qui recouvre leur visage que des yeux agrandis par le kohl. Pas un homme au milieu d’elles ; ainsi le veut la coutume. Tristes, elles ne le sont pas, non plus que recueillies. La mort ne comporte pas de tristesse pour l’Arabe, et les cimetières sont les jardins de plaisance des femmes, le vendredi, où ils constituent, avec leurs fréquentes visites aux bains maures, et leurs plus rares visites entre elles, les uniques distractions de leur vie cloîtrée. Volontiers, croirait-on, elles échangeraient cette vie contre celle que mènent nos Européennes. A quoi bon être femme, jeune et jolie, si c’est pour traverser la vie sous un voile qui dérobe la beauté à l’admiration, pour dissimuler l’élégance de sa taille et les grâces de ses formes avec autant de soin que d’autres en prennent ailleurs pour les mettre en valeur ? Et cependant elles ne voudraient ni changer ni être autres. La fillette aspire au jour où, elle aussi, cachera son visage et voilera les charmes naissans réservés à son époux. La marque du Coran est profonde, l’empreinte indélébile. L’Arabe est inconvertissable, et nos missionnaires avouent ne rien gagner sur cette race réfractaire à nos idées religieuses, qui nous tient pour des païens, et qui a, elle, l’instinct croyant au plus haut degré. « Tu ne sais même pas museler ta femme », répond avec dédain l’Arabe à celui qui lui vante nos coutumes et lui parle d’une autre foi. C’est au grand jour, devant tous, qu’il professe la sienne, qu’il prie et baise le sol, qu’il invoque Allah, indifférent aux regards curieux, aux sourires railleurs qui errent sur les lèvres des Roumis, mais qu’arrête l’inconscient respect qu’impose toute manifestation de foi sincère.

Ici, je mesure l’abîme qui les sépare de nous. Entre deux religions bibliques, au sens grec du mot, c’est-à-dire ayant chacune un livre de révélations, un code moral écrit, des préceptes et des prescriptions dictés par le créateur à la créature, tout rapprochement est impossible. Entre Jéhovah et Allah, entre Christ et Mahomet la lutte dure toujours. Je comprends aussi comment le christianisme, impuissant jusqu’ici à entamer l’islamisme, eu ! raison des dieux de l’Olympe, de cette mythologie aux contours vagues, qui ne reposait guère que sur des légendes poétiques, sur des traditions orales et qui, brusquement, s’écroula devant un enseignement où le philosophe païen retrouvait, avec les plus hautes conceptions de ses sages, des préceptes inconnus d’eux, s’imposant à lui de par leur autorité morale, ouvrant à son intelligence, à son cœur, un monde d’idées nouvelles et de consolatrices croyances.

Mais si nous ne pouvons ni convertir l’Arabe à notre foi, ni l’amener à penser comme nous, ni modifier sa conception de la vie et les modes de vie que cette conception implique, quelle solution pratique et logique s’imposait au début de l’œuvre de colonisation, si ce n’est la tolérance et la juxtaposition des races ? On n’a donc pas fait fausse route. Et je me reportais en pensée à l’entrevue que j’avais eue, l’année précédente, avec Areski et Abdoun, deux chefs de bandits kabyles, condamnés à mort et attendant leur exécution. Résignés à leur sort, ils me disaient que, jugés et condamnés par les Roumis, comme ils nous désignent, ils n’en voulaient pas aux Roumis ; que ce qu’ils avaient fait devait être fait, puisqu’il avait été fait, et qu’Allah choisit ses instrumens où il lui plaît. Doux oreiller, semble-t-il, le fatalisme, à l’heure suprême, théorie simpliste et commode, qui explique tout et absout tout, mais aussi théorie qui pourrait aboutir à des conséquences inattendues te jour où l’Arabe verrait, dans notre suprématie définitivement acquise et incontestée, un décret sans appel d’Allah, lui enjoignant de se soumettre, et d’accepter un ordre de choses de toute éternité prévu par lui ; ce jour-là, toute résistance cesserait devant le fait qui, de par la logique fataliste de l’Islam, amènerait l’Islam à désarmer et justifierait du même coup, et d’une manière éclatante, les procédés humanitaires de la France.

« Oran, murmurait le chef marocain Mohammed, Oran est une vipère tapie sous son rocher ; malheur à qui l’éveille ! » Il laissait sous les murs et dans les ravins de la ville qu’il avait tenté de surprendre l’élite de son armée, ses meilleurs lieutenans, et suivi d’une faible escorte, il lançait à Oran une dernière imprécation, reprenant en fugitif la route d’Oudjda et de la frontière du Maroc. Sur cette sèche et dure terre qui rappelle la terre d’Espagne, l’Espagne a laissé son empreinte ; les Espagnols y sont nombreux, plus nombreux que les Français. Ce port étroit est le plus commerçant de l’Algérie ; des pyramides de barriques de vins et des sacs de céréales encombrent les quais ; les gens qui se croisent dans les rues n’échangent que des chiffres : chiffres d’offres et de demandes, d’achat et de vente, cours des vins et des moutons, des blés et des huiles. Rien ici qui évêque le souvenir d’Alger, sauf un coin de boulevard : le boulevard Seguin, bordé de boutiques élégantes et de cafés où se réunissent, l’après-midi, les affaires terminées, les négocians de loisir et les voyageurs de passage. Cette ville est espagnole, française, arabe et nègre. Elle est surtout un port de commerce, le port occidental de l’Algérie. Elle prospère et s’étend, concentrant les produits des plaines du Chélif et de la Mina, les céréales d’Orléansville, les sels d’Oued-Djemaa, les vins et les olives de Relizane, de Saint-Denis-du-Sig et de Sainte-Barbe-du-Tlélat. Le site sur lequel elle s’élève est pittoresque, mais la végétation est pauvre ; la lutte pour la vie est âpre et le labeur incessant. Comparée à Oran, Alger semble une Capoue.

Tout autre apparaît Tlemcen, « la ville des mosquées », l’ancienne capitale du Maghreb central, l’une des plus curieuses des cités de l’Algérie et des moins visitées par les touristes. Et cependant l’accès en est aisé : une voie ferrée de 165 kilomètres la relie à Oran. Il est vrai que ses hôtels laissent à désirer, et que pour se rendre d’Oran à Tlemcen, il convient d’être matinal, mais Tlemcen vaut qu’on le soit et qu’un peu plus ou moins de confort n’entre pas en ligne de compte. Après une visite de quelques heures à Sidi-Bel-Abbès, le train du soir m’emporte à travers un paysage fantastique qu’éclaire la lune en son plein ; des plaines fertiles de Tisser, il gravit, par des rampes et des tunnels, une région montueuse, accidentée et boisée. Chemin faisant, je cause avec mes compagnons de route : un colon français de Saint-Denis-du-Sig, un chirurgien militaire en retraite domicilié à Orléansville. Leur conversation m’intéresse ; le premier est né en Algérie et ne l’a jamais quittée. Il appartient à cette catégorie, beaucoup plus nombreuse qu’on ne le supposerait, d’Algériens, enfans de colons français, qui ne connaissent pas la France ; j’en ai vu à Alger ; on en rencontre fréquemment dans l’intérieur. Le second habite l’Algérie depuis trente ans ; il est essentiellement Algérien et n’a, semble-t-il, nul désir de revoir la terre natale. De ce qu’ils me disent se dégage tout d’abord un point de vue particulier, une manière d’envisager les choses qui m’a déjà frappé dans d’accidentelles rencontres antérieures. Et une question nouvelle s’impose à mon attention : dans quelle mesure le fatalisme arabe agit-il sur l’Européen ?

De même que l’homme ne saurait impunément vivre dans un air ambiant vicié sans en ressentir les effets, de même il ne saurait vivre dans une atmosphère morale, dans un milieu d’idées sans s’en imprégner plus ou moins. Certes, l’on voit des natures d’élite fortement trempées résister aux plus pernicieux exemples, aux plus dangereux contacts, de même que l’on voit des êtres sains et vigoureux braver les fièvres des tropiques et le vomito negro du Centre-Amérique, mais ce sont là des exceptions. L’homme subit inconsciemment l’influence de son milieu, et l’exemple des races les plus résistantes le prouve ; l’Européen, aux Indes comme aux Antilles, devient insensiblement « Anglo-Indien » ou « Créole ». Or, ce qui me frappe chez mes interlocuteurs, c’est une tournure d’esprit fataliste que j’ai déjà notée à Alger. Elle revêt ici, et le plus souvent, un caractère d’indifférence nonchalante et de résignation passive, d’éloignement pour ce qui est effort et de scepticisme pour ce qui est volonté. Le succès viendra, semble-t-il, s’il doit venir ; à le poursuivre, à le conquérir de haute lutte, on perd ses forces et son temps. Et dans cette conception négative du labeur obstiné et persévérant, je retrouve, modifiée dans la forme, la théorie fataliste de l’Arabe : « Il en sera ce qu’il en sera ; l’homme ne peut rien, Allah seul est puissant. » Puis, je note aussi l’apparente complicité de la nature, complicité plus sensible et plus visible sur cette terre d’Afrique qu’ailleurs : les nuées de criquets qui, en quelques heures, dévastent toute une région, ne laissant qu’un sol dénudé là où ondulaient de riches moissons ; le soleil dévorant et les implacables sécheresses, les fleuves et les sources taries, le sirocco dévastateur, ces plaies d’Egypte, redoutables dans leur soudaineté, contre lesquelles l’homme ne peut rien, que sa prévoyance ne saurait conjurer, que ses efforts ne sauraient arrêter. En présence de pareils phénomènes, à quoi servent les calculs de l’humaine sagesse, les efforts de l’humaine faiblesse ? L’homme qui se sent à la merci des événemens et des élémens doit être tenté de s’en tenir à un minimum de travail en vue d’un résultat trop incertain. Est-ce à la nature même, est-ce à l’Arabe, qui lui-même l’a empruntée à la nature et au sol qu’il cultive depuis des siècles, qu’est due cette tendance fataliste que je retrouve chez un certain nombre d’Algériens, tendance à laquelle notre race fut de tout temps réfractaire, et qui paralyserait la marche en avant, si l’incessant afflux de l’émigration, le perpétuel va-et-vient de facteurs ethniques nouveaux n’en contre-balançaient la fâcheuse influence ?

En revanche, je note aussi un phénomène curieux dû au changement de milieu. Les lois qui régissent la natalité en France sont ici modifiées. Les colons venus de ceux de nos départemens où la natalité est très faible ont une nombreuse progéniture ; les familles de six, huit, dix enfans sont fréquentes, dans l’intérieur surtout, et cela, j’y insiste, le père et la mère étant originaires de celles de nos régions où les familles sont le plus limitées. Rien ne prouve mieux ce qu’il y a de voulu dans l’apparente infécondité de nos femmes françaises. Les mêmes parens qui, en France, estiment deux ou trois enfans un lourd fardeau, tiennent ici l’enfant pour un aide, leur nombre pour une richesse ; et, laissée à elle-même, la nature reprend ses droits, peuplant le sol à défricher. Il y a là un symptôme encourageant pour l’avenir. Aux aperçus inquiétans succèdent et répondent des aperçus favorables.

Tlemcen est, avec Alger, Constantine et Biskra, l’une des villes les plus pittoresques de l’Algérie ; elle est, au point de vue historique, la plus curieuse après la cité morte de Timgad. Sa décadence date de 1500, époque où les Espagnols, acharnés à la poursuite des musulmans, leur enlevèrent Oran. Tlemcen, « la ville sainte », perdit son prestige en perdant son port sur la Méditerranée ; elle est aujourd’hui une sous-préfecture et le siège d’une subdivision militaire. Plus méridionale que Biskra, mais située par 800 mètres d’altitude, Tlemcen jouit d’un climat tempéré. Des bosquets de noyers, de figuiers, d’oliviers encadrent d’une luxuriante verdure ses vieux remparts et ses élégans minarets. A la ville arabe se juxtapose la ville juive, aux maisons badigeonnées en bleu, aux murailles décrépites et lézardées. Ici encore je retrouve la haine et le mépris de l’Arabe pour le juif, auquel il ne pardonne ni le mal qu’il lui a fait ni l’argent qu’il lui doit. L’antisémitisme a de nombreux adhérens en Algérie, mais le Français sait mal haïr ; il n’a pas l’implacable rancune de l’Arabe, et les brutales violences lui répugnent. Sa haine se dépense en diatribes et l’humilité le désarme. Le juif n’a rien à redouter des colons tant que la conscience du pouvoir que donne l’argent ne le fera pas se départir de son attitude. Il se peut qu’il en vienne là et que l’antisémitisme revête alors une forme aiguë qui pourrait singulièrement compliquer les choses, car à Alger, comme à Oran et à Constantine, les juifs sont nombreux, et, de par leurs capitaux accumulés, influens. Le conflit, si conflit il doit y avoir, apparaît encore lointain, nonobstant quelques manifestations inquiétantes provoquées par l’ingérence des juifs dans les questions de politique locale. Il est difficile cependant d’exiger d’hommes auxquels on a conféré les droits de Français qu’ils s’abstiennent dans des questions où leurs intérêts sont en jeu, dans des élections où ils ont qualité pour voter.

Tlemcen est pour attirer les touristes ; quelques-unes de ses mosquées, celles de Djama-Kébir, d’Aboul-Hassen, de Sidi-el-Haloui, sont des chefs-d’œuvre de l’architecture religieuse arabe, et si l’Alhambra de Grenade, la grande mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville n’existaient pas, ou venaient à disparaître, c’est à Tlemcen que l’on viendrait admirer les plus merveilleuses conceptions de l’art mauresque. Puis les ruines de Mansoura, qu’édifia le sultan Abou-Yakoub, sont grandioses, et les cascades d’El-Ourit, sur la Melfrouch, rappellent, sur la terre africaine, les beaux sites des Alpes. Autour d’Oran gravitent d’importans centres coloniaux : des villes, comme Tlemcen, Sidi-Bel-Abbès, renfermant de 20 000 à 30 000 habitans, des communes comme Mascara, Mostaganem, Saint-Denis-du-Sig, peuplées de plus de 10 000. Centres agricoles, ils témoignent de l’effort constant, persévérant du colon. On y peut constater, mesurer ses conquêtes, la mise en valeur du sol, la plus-value ajoutée par lui à l’actif de l’humanité. Ici, comme à Sétif et Batna, comme dans les nombreux villages de la, province d’Alger, les résultats obtenus et aussi la somme de labeur dépensée frappent les yeux. L’avenir de l’Algérie est dans ces familles où nul n’est oisif, dans ces champs défrichés, dans ces fermes où, comme dans l’ouest des États-Unis, la population s’accroît, la fécondité humaine correspondant à la fécondité de la terre.

Dans une série de lettres adressées au Journal de Genève et depuis réunies en un volume[4], que nous recommandons à l’attention de ceux de nos lecteurs qui s’intéressent aux choses de l’Algérie, M. A. de Claparéde, diplomate distingué et écrivain de talent, raconte qu’un jour un voyageur étranger, et qui venait de parcourir la colonie, interrogé par le maréchal de Mac-Mahon, alors gouverneur général, sur ce qu’il pensait de l’Algérie, lui répondit : « Je pense à tout ce que les Anglais eussent fait de ce pays s’il leur eût appartenu. » La réponse était blessante, et le vainqueur de Magenta coupa court à l’entretien. Etait-elle justifiée ? Nul doute que, vainqueurs comme nous, les Anglais n’eussent procédé autrement que nous ; mais eussent-ils fait mieux ? On citera les États-Unis et l’Australie. Examinons. Aux États-Unis, que l’Angleterre a d’ailleurs perdus, j’ai vu un sol vierge, sillonné de grands fleuves, fertile entre tous, un climat tempéré, un habitat prédestiné pour la race blanche ; ensuite une race autochtone clairsemée, incapable de lutter, décimée et aujourd’hui presque anéantie ; puis l’esclavage florissant, le sol défriché et mis en valeur par les noirs ; un sous-sol d’une incomparable richesse : la houille, le fer, le plomb, le pétrole ; enfin des découvertes inespérées : des gisemens d’or et d’argent comme le monde n’en avait jamais connu, provoquant une immigration comme le monde n’en avait jamais vu. En Australie : l’autochtone supprimé, un continent entier où le colon se découpait des fermes et des pâturages grands comme nos départemens, où le sol était à qui voulait, où nul ne le réclamait et ne le défendait, puis, là encore, une formidable immigration attirée par l’appât de l’or, par la découverte de métaux précieux à faire pâlir la Golconde antique. Où sont, dans tout cela, les termes de comparaison applicables à l’Algérie, habitée par une race belliqueuse, défendue, pendant dix-huit années, par une population de 3 millions de Berbères et d’Arabes, maîtres et propriétaires du sol, auxquels, par les traités, la France reconnaissait leurs droits et garantissait le libre exercice de leur culte, auxquels, en un mot, le Français se juxtaposait sans se superposer ? Si Alger, Oran et Constantine n’ont ni l’importance ni le chiffre d’habitans de Melbourne, de Sydney, d’Adélaïde, le continent australien, occupé sans résistance depuis 1788, renferme, sur 7 millions et demi de kilomètres carrés, une population d’environ 3 millions d’habitans. En Algérie, dont nous ne sommes les maîtres incontestés que depuis un demi-siècle, on en compte, sur 70 000 kilomètres carrés, superficie onze fois moindre, près de 4 millions. Que fût-il advenu de notre colonie si une seule des conditions spéciales que nous venons d’énumérer, telle que la découverte des mines d’or et d’argent, s’était produite ? Tout bien considéré, rien, absolument rien ne prouve que l’Angleterre eût fait mieux. Elle eût l’ail autrement, et administré différemment, dira-t-on. L’eût-elle pu, et, le tentant, eût-elle réussi ? Sur ce point encore, nonobstant d’inévitables tâtonnemens et des réserves qui s’imposent, je me demande si, étant donnés le point de départ et les circonstances spéciales à l’Algérie, l’on eût pu concilier, dans une plus équitable mesure qu’on ne l’a fait, les droits de la conquête et ceux de l’humanité ?

Comparées à notre colonie africaine, nos autres possessions d’outre-mer n’offrent ni les mêmes discordances ni les mêmes antithèses. On peut différer d’opinion sur les avantages économiques qu’elles nous offrent, sur leur plus ou moins grande utilité, sur leur inutilité même ; on peut discuter la convenance d’en multiplier le nombre ou de le réduire, de garder ou d’évacuer. Pour l’Algérie, il n’en va pas ainsi. La France africaine, que 200 lieues de mer séparent de la France continentale, est le prolongement de cette dernière, dont elle fait partie intrinsèque ; son abandon est chose impossible ; impossible aussi sa cession ou la rupture des liens avec la métropole. Union bien ou mal assortie, mais union désormais indissoluble, dont les uns contestent les avantages pour la France, dont les autres nient les bénéfices pour l’Algérie, mais qu’aucun n’entend répudier, et dont les plus sages s’ingénient à tirer bon parti pour toutes deux, attendant beaucoup du temps et de l’expérience, estimant que soixante-cinq années troublées par des prises d’armes et des répressions, par d’inévitables tâtonnemens et des changemens de régime, ne suffisent pas pour formuler un jugement définitif. Entre ceux qui voient, dans l’Algérie, une seconde France libéralement dotée par la nature, mise en culture et en valeur, sortant enfin de la crise d’une conquête difficile, de la période des sacrifices en hommes et en argent que la conquête implique et que la colonisation impose, et ceux qui ne voient ni terme ni trêve aux dépenses obligatoires, ni perspective de les restreindre, ni possibilité de les récupérer, le désaccord est absolu et tout rapprochement impossible.

Ils sont nombreux ici ceux dont l’opinion peut se résumer en une formule simpliste : « la banqueroute de l’Algérie. » La liste est longue de ceux qui, venus ici avec un capital important, l’ont perdu, de ceux qui, pour prix d’un labeur persévérant, ont récolté la ruine, et dont le sort déconcerte l’optimisme le plus robuste. Mais combien de fois ai-je dû noter, sur d’autres terres et sous d’autres climats, des faits analogues ? Et je me souvenais de ce dont j’avais été témoin en Californie, où l’or abondait, où les immigrans affluaient, où quelques-uns voyaient la réalité dépasser leurs espérances, mais où tant d’autres tenaient le langage que j’entends ici, et, à bout de forces, abandonnaient la partie. Et je me rappelais l’impression éprouvée lorsque, quinze ans plus tard, je revoyais San Francisco devenue la métropole du Pacifique, la cité riche et prospère entre toutes. Le temps avait eu raison des doutes, la persévérance de la désespérance, la foi en l’avenir des défaillances partielles de la volonté. Quiconque a été spectateur ou acteur dans l’œuvre de colonisation a pu constater l’existence de la loi brutale qui fait, au début, de l’émigrant, une unité trop souvent sacrifiée. La réussite d’un bien petit nombre n’est pas pour consoler de l’insuccès du plus grand nombre, ni pour l’expliquer. A première vue, il semblerait que le hasard décide seul, qu’il est le facteur unique et l’unique dieu de toute colonie naissante.

A regarder de plus près, il n’en est pas ainsi. Il n’y a là qu’une apparence trompeuse ; non que le succès aille toujours au plus digne, la fortune au plus méritant ; mais la chance a moins à faire qu’on ne le croit, l’adaptabilité a plus à voir qu’on ne suppose dans la réussite de l’émigrant. Le don d’adaptation n’est que secondaire comparé à d’autres, mais comme d’autres, de même ordre, il emprunte à des circonstances données une importance capitale. Si bien doué soit-il, un homme peut faire un colon médiocre et sans avenir. Il l’ignore lui-même ; il part pour conquérir la fortune au loin, souvent mal armé pour la lutte, mal préparé pour les difficultés qu’il va affronter. Car entre l’émigrant, le sol, le climat et le milieu, une affinité est nécessaire. Est-ce à dire que ce don d’adaptation, cette affinité entre la terre, le climat, le milieu et l’homme font plus défaut à notre race qu’à d’autres et la rendent par cela même plus impropre à la colonisation ? Il n’en est rien, mais de la complexité des facteurs climatologiques, de la nature du sol et de ses productions, de la proximité de l’Algérie à la France, il est résulté que, dans la sélection des émigrans, le hasard a eu un rôle prépondérant. Le voisinage des deux pays, l’apparente similitude de cultures et, dans une certaine mesure, de climat, ont pour conséquence de faire considérer l’Algérie comme une colonie où les mêmes aptitudes trouveront les mêmes emplois et donneront les mêmes résultats qu’en France, résultats doublés et triplés par le fait seul de l’expatriation et du mirage de l’imagination. Ce qu’il faut à l’Algérie, ce sont des colons, des capitaux et l’eau. Les colons sont venus, au hasard des circonstances, plus volontiers qu’ailleurs, l’Algérie étant plus proche, mais aussi moins préparés qu’ailleurs, le changement de milieu paraissant moindre. De la multiplicité de ces cas individuels, d’absence de préparation et d’irréflexion est résultée la multiplicité des insuccès, les uns voulant importer ici les procédés de culture perfectionnée en usage en Europe, les autres espérant tirer d’un sol vierge et au prix de peu de labeur des récoltes rémunératrices ; les uns, et c’était le petit nombre, apportant des capitaux imprudemment risqués et promptement absorbés, les autres n’apportant que des bras inexpérimentés.

De ce que le Kabyle, avec son rudimentaire outillage agricole, trouvait à subsister sur ce sol, de ce que l’Arabe frugal y vivait en pasteur nomade au milieu de ses troupeaux, il ne s’ensuivait pas que le Français, avec ses goûts autrement compliqués, avec son besoin de sociabilité surtout, et partant d’agglomérations urbaines et rurales, pût s’accommoder de ces primitives conditions d’existence. Implanter sur ce sol une organisation sociale en tout point conforme à ses habitudes et antagoniste à celle des indigènes, créer des centres agricoles, inaugurer d’autres procédés de culture, s’ouvrir l’accès du pays et le couvrir d’un réseau de voies de communication, ne pouvait être l’œuvre que du temps. Le résultat étonne, et plus encore la rapidité avec laquelle il a été obtenu, et si l’œuvre n’est pas achevée, elle est en voie de l’être. Il y a progrès évident et soutenu ; le niveau moral de l’émigrant se relève et aussi la compétence des administrateurs coloniaux. Ce qui fait surtout défaut, c’est l’argent et c’est l’eau. Pour lutter contre la sécheresse, l’on a fait de louables efforts ; des travaux d’irrigation ont été menés à bien, d’importans barrages ont été effectués ; on a reconnu les eaux souterraines, étudié le régime des puits jaillissans ; mais sur nombre de points, si les études sont achevées, l’argent manque pour entreprendre les forages et les travaux de canalisation. Or, dans tous les pays nais-sans que j’ai visités, c’est dans les travaux d’irrigation que l’initiative privée et les capitaux individuels ont trouvé leurs plus rémunérateurs emplois. Mieux et plus sûrement encore que les mines les plus riches et les terres les plus fertiles, ces travaux ont enrichi leurs actionnaires, car sans eux les mines sont improductives et les terres sans valeur. Il en sera de même en Algérie, l’eau y étant encore plus nécessaire qu’ailleurs, sauf dans certaines régions de l’Australie, et la terre y étant aussi féconde. Il y a là, pour les capitaux français, un placement lucratif, à la condition d’opérer sur des données soigneusement étudiées.

Si sérieuse que soit la crise que l’Algérie traverse depuis plusieurs années, si plausibles que puissent paraître les allégations pessimistes des uns et les appréhensions des autres, l’Algérie n’en constitue pas moins, après plus d’un demi-siècle, l’une des plus légitimes et des plus glorieuses conquêtes de la colonisation et de la civilisation, un facteur important à l’actif de la France et de l’humanité. Placement onéreux encore pour la France, j’en conviens, mais placement d’avenir, et de très grand avenir pour qui sait voir. Le jour approche où les plus incrédules le reconnaîtront. A l’heure actuelle, l’Algérie figure au cinquième rang dans l’ensemble de nos échanges extérieurs, après l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et les Etats-Unis, immédiatement avant la Russie, pour une somme de 407 millions. J’ai, ainsi que je le disais, commencé ce travail d’enquête et d’observation sous une impression pessimiste, redoutant, d’après ce que j’avais lu et entendu, de n’avoir à constater que d’affligeans résultats ; je l’ai poursuivi sans autre souci que celui de la vérité ; je le termine sous une impression qui sera, je crois, celle de tous ceux qui voudront, par une étude impartiale, se faire une opinion mûrement réfléchie. J’ai dit le mal et le bien, signalant l’un sans amertume, approuvant l’autre sans parti pris, n’ayant nul souci de m’ériger en détracteur ou en panégyriste, soucieux seulement de dégager de l’ensemble d’assertions contradictoires et de phénomènes complexes une opinion sérieuse et motivée.


C DE VARIGNY.

  1. Voir la Revue des 15 août et 15 novembre 1894.
  2. Voyez le Monde antilien dans la Revue du 1er septembre 1893.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 18995, La question des phosphates algériens.
  4. En Algérie, 1 vol. in-8o ; Fischbacher.