L’Algérie et le budget/02

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L’ALGÉRIE


ET


LE BUDGET.




SECONDE PARTIE.
LES EUROPÉENS.




I. — TRAVAUX ET FRAIS DE L’INSTALLATION FRANÇAISE.

On n’a pas assez remarqué en France ce qu’il a fallu de zèle et de dextérité administrative pour transformer les villes barbaresques en cités européennes, pour assouplir une foule à peu près indisciplinée aux règlemens de notre police, à la domination de nos intérêts. Le lendemain de la chute, d’Alger, une armée se trouve réunie, avec tout son encombrement, dans la ville conquise. À peine y trouve-t-elle quelques casernes de la milice turque, hors d’état de contenir la dixième partie de son effectif ; il faut créer des abris. De nombreux vaisseaux, qui viennent approvisionner cette armée en vivres et en matériel de guerre, ne trouvent dans le port qu’un refuge incommode et dangereux ; il faut améliorer ce port. La ville ne répond en rien à sa nouvelle destination. L’inextricable chaos de ses ruelles étroites y gêne l’action de la police ; la malveillance ou la dispersion des anciens agens publics y interrompent le cours des eaux à défaut de grandes rues et de places, les mouvemens et les concentrations de troupes sont impraticables. Il faut donc tailler largement dans le massif de la cité maure. Quatre cent cinquante-trois maisons sont abattues ; mais il ne suffit pas que des trouées soient ouvertes à travers les ruelles tortueuses et les impasses fangeuses, il faut aviser aux moyens de protéger la circulation. Le pavage, garantie principale de la salubrité ; le balayage, au moyen d’une taxe sur les habitans ; l’arrosage, l’éclairage public, le blanchiment des murailles à la chaux, la solidification des maisons qui menacent ruine, l’alignement et le classement des rues, tout doit être improvisé : Alger est un théâtre qui change à vue, et il en sera de même de chaque ville où on prendra pied.

Dans l’origine, l’armée victorieuse exécutait d’urgence tous les travaux d’utilité publique. Sa riche constitution lui permettait de suppléer à l’absence des ingénieurs spéciaux et des artisans de profession. À côté du génie militaire, il y eut bientôt place pour le génie civil. Une section du service des ponts-et-chaussées, détachée en Algérie dès l’année 1831, a formé un cadre qui s’est agrandi successivement, et qui comporte actuellement un personnel nombreux et varié. Avec le temps s’est établie d’une manière officielle la répartition des œuvres et des dépenses en travaux de casernement et de fortification, exécutés par le génie militaire, et en travaux civils d’utilité publique, conduits par des ingénieurs des ponts-et-chaussées et par des architectes du gouvernement, quelquefois avec des officiers pour auxiliaires.

Les travaux de la première catégorie ont constitué jusqu’à ce jour une des plus lourdes charges de l’occupation. Pendant la première période décennale, les sacrifices sont répartis entre les places du littoral où nos troupes sont retranchées. Les travaux élevés à la hâte, comme défenses temporaires, ne s’offraient pas encore aux populations avec ce caractère de solidité et d’ampleur qui annonce le projet bien arrêté d’une occupation permanente. À partir de 1841, les travaux sont poussés avec des vues d’ensemble dans les seize places en notre possession. Pendant les années qui suivent, à mesure que l’horizon s’étend, à mesure que le système dominateur se développe, on choisit, on occupe, on fortifie les points destinés à servir de pivots dans le puissant mécanisme qui doit dissoudre et détruire les groupes hostiles. Dix-huit postes nouveaux sont ainsi installés. En quelques lieux, tels qu’Aumale, Orléansville et Djemma-Ghazouat, tout est à créer, et la première apparence d’une ville se manifeste, comme dans la fondation de ces camps romains qui sont devenus des cités, par le fossé qui en limite l’enceinté, et que défend une palissade élevée à la hâte.

Les villes situées dans le rayon qui a été le principal théâtre des hostilités, et dont le système de défense a été conçu sous l’impression de la lutte, se présentent avec un ensemble de fortifications qui en font des places importantes pour le pays. Les fortifications d’Alger, dont le développement sur douze fronts dessine la nouvelle enceinte, exigeraient, même de la part d’une armée d’invasion, tout le temps, tout le matériel nécessaires pour un siége en règle. Blidah, Koléah, Cherchel, Médéah, Miliana, Mascara, ont vu leurs vieilles murailles arabes à peu près renouvelées, soit par de fortes réparations, soit par des enceintes élargies et reconstruites à la manière européenne. Plusieurs de ces positions sont en même temps couvertes par des camps ou des ouvrages avancés. Les places dont les moyens de résistance paraissent moins complets sont cependant à l’abri d’un coup de main. Toutes nos villes de second ordre, et même la plupart des villages que nous avons semés à l’intérieur, sont entourés de murailles crénelées ou de fossés avec parapets en terre ; ordinairement, on a enchaîné à cette enceinte des bâtimens défensifs, des bastionnets ou des tours flanquantes. De tels obstacles seraient insignifians contre des troupes européennes ; mais l’expérience a prouvé qu’ils imposaient suffisamment aux plus nombreuses réunions d’indigènes.

La simple énumération des bâtimens exécutés pour les besoins divers de l’armée serait un travail de longue étendue. On reprochera sans doute au génie militaire l’inutilité de certaines constructions, le luxe où l’ampleur exagérée de quelques autres : nos officiers auront pour excuse l’impossibilité d’une juste appréciation dans un milieu inconnu et rebelle. Quoiqu’il en soit, la France algérienne possède déjà trente-quatre centres fortifiés, sans compter quelques petits postes ; des moyens de casernement qui suffisent pour 70,000 hommes, avec 20,000 chevaux ; des hôpitaux militaires pour 12,000 malades ; les ateliers et les magasins nécessaires dans un pays dont les ressources commerciales sont encore très bornées. Une récapitulation que nous avons faite des dépenses effectuées depuis 1830 pour le service spécial des travaux de cette nature nous a donné pour total 64,225,955 francs. Un tableau approximatif des dépenses à faire pour compléter notre établissement militaire fait encore présager pour l’avenir une charge d’environ 50 millions ; mais depuis la pacification, qui paraît devoir être durable, les derniers travaux à exécuter n’ont déjà plus ce caractère d’urgence qui commandait au pays de lourds sacrifices.

Le domaine des ingénieurs civils comprend les routes, le régime des eaux, les desséchemens et les constructions maritimes. Le vocabulaire des travaux publics, appliqué à la statistique de l’Algérie, n’offre pas une idée parfaitement nette des moyens de communication. Il y a deux manières de fonder des routes excellentes : à la longue, par des remaniemens successifs et, pour ainsi dire, par la pression du temps ; où bien, tout d’un coup, mais avec d’énormes dépenses, en refaisant le sol par des travaux solides et profonds. En Algérie, le sol est généralement mauvais ; il ne retient pas le travail. Trop souvent les routes faiblement construites sont crevassées par les chaleurs ou délayées par des pluies torrentielles, par des crues subites et violentes. Il résulte de là que des chemins qui n’ont pas encore été classés comme achevés offrent parfois des passages faciles, et que, parfois aussi, des routes mises à l’état d’entretien exigent non plus seulement les soins du cantonnier, mais de dispendieuses réparations. L’important est de maintenir les moyens de communication en rapport avec le développement de la société coloniale. Présentement, l’état des routes laisse beaucoup à faire sans opposer un obstacle insurmontable aux transactions.

Dans presque toutes les localités où les Européens ont pénétré, il a fallu réparer les aqueducs anciens où en construire de nouveaux. Dans le voisinage des villes ou des lieux habitables, beaucoup de terrains étaient devenus marécageux, soit par l’inculture, soit par la rupture des anciens conduits qui assuraient l’écoulement des eaux : on a essayé de combattre par des desséchemens cette cause d’insalubrité. Églises, mosquées, caravansérails, bureaux d’administration, halles, ponts, quais, fontaines, hôpitaux, écoles, barrages, débarcadères, phares, horloges, sont semés par le vainqueur avec une libéralité presque étourdie. L’armement complet d’une côte de 225 lieues, son appropriation aux besoins de la marine et du commerce, constituent l’œuvre d’un siècle : on s’est mis bravement à la besogne, et déjà on a beaucoup fait. Une entreprise gigantesque, la fondation d’un port de premier ordre à Alger, a déjà coûté plus de 10 millions, et si l’on adopte les derniers plans, qui seuls paraissent acceptables, 70 millions seront encore à dépenser. Nous avons eu la curiosité d’additionner toutes les avances publiques ou privées que l’on peut considérer comme frais de premier établissement. Selon nous, les travaux civils d’utilité publique ont absorbé, en comptant les allocations du trésor et celles du budget colonial, depuis les premiers temps de l’occupation jusqu’à la fin de 1847


7,774,045 fr.
Il a été dit plus haut que les travaux militaires, de 1830 à 1849 inclusivement, ont exigé 64,225,95 fr.
Les constructions urbaines où rurales, faites par des particuliers et à leurs frais, peuvent être évaluées au moins 70,000,000 fr.
Enfin, les fonds destinés depuis deux ans aux constructions civiles, en y comprenant ce qu’on a déjà consacré aux nouvelles colonies agricoles, atteindront au moins la somme de 20,000,000 fr.
C’est donc un capital de 202,000,000 fr.

immobilisé en Afrique, capital moindre, après tout, que celui qui est absorbé par une seule de nos grandes lignes de chemins de fer.

C’est à ce prix que la civilisation a fait sa place au milieu des barbares. Au commencement de l’année dernière, les colons civils d’origine européenne étaient au nombre de 115,803. Le vote récent de 50 millions pour la fondation des colonies agricoles va déterminer un accroissement rapide et considérable ; il est probable qu’un nouveau recensement porterait dès aujourd’hui à 130,000 le nombre des habitans européens. Jusqu’à présent, les étrangers ont formé la majorité dans la population chrétienne de l’Algérie. Ce fait est normal ; l’élément étranger entre toujours pour beaucoup dans le peuplement d’une colonie. L’inconvénient qui pouvait en résulter tend à s’amoindrir Sur 1,000 colons algériens, on compte présentement 482 Français, 278 Espagnols ou Portugais, 72 Maltais, 62 Italiens, 49 Allemands, 24 Suisses et 33 individus de nations diverses. En considérant les rapports de nombre entre les hommes, les femmes et les enfans, on est autorisé à conclure que la famille, base d’un peuplement réel, tend à se constituer dans l’Afrique française. Jusqu’en 1839 inclusivement, les hommes seuls furent plus nombreux que les femmes et les enfans réunis. En 1840, il y avait pour 44 hommes 27 femmes et 29 enfans. Aujourd’hui le nombre des enfans excède celui des hommes, et ne tardera pas à dépasser du double celui des femmes. Il n’est donc plus permis de dire, d’une manière absolue, que le climat de l’Afrique est funeste à l’enfance. Pour 100 individus d’origine européenne, il y a environ 36 hommes, 23 femmes et 41 enfans, c’est-à-dire que déjà ces derniers sont aussi nombreux relativement, dans une population improvisée, que dans les nations assises depuis des siècles.

De 1833 à la fin de 1847, on a constaté 20,547 naissances européennes et 27,678 décès. Ce résultat montre dans quelle mesure l’immigration a contribué au peuplement. L’excédant des décès sur les naissances ayant été de 7,013, il a fallu que les arrivées donnassent sur les départs un excédant de 122,816 individus. Un bénéfice aussi considérable exige un courant d’émigration vraiment prodigieux. Les mutations d’employés, le roulement des ouvriers suivant les alternatives de travaux ou de chômage, l’approvisionnement du pays, les illusions, la curiosité, entretiennent ce flux et ce reflux, qui laissent à chaque oscillation quelques habitans de plus sur les plages africaines. Le progrès de la société civile, cette force d’expansion qui la précipite dans tous les lieux où la guerre lui a fait place, présente un phénomène digne d’étude. Notre armée, en avançant, se dissémine ; elle s’attache au sol, elle fonde des camps qui deviennent les berceaux d’autant de villes. Partout elle attire à sa suite, par l’appât du gain, quelques humbles représentans de l’industrie où du commerce, noyaux de population auxquels viennent se rattacher peu à peu des élémens plus recommandables. À tous la force publique doit une égale sollicitude ; mais comment étendre la tutelle à tant de groupes imperceptibles, épars sur un immense territoire ? Trouver pour nos formes administratives une échelle de réduction en rapport avec des intérêts aussi minces, c’est un problème dont la solution n’est pas sans difficulté.

Dans l’état d’incertitude où a flotté la question d’Afrique, au milieu des aperçus nouveaux, des enseignemens imprévus, qui ont surgi à toute heure, la permanence d’un système administratif eût été l’utopie la plus dangereuse comme la plus chimérique. La seule prétention raisonnable a été celle d’importer le régime français en Algérie d’une manière progressive ; chaque mesure à réaliser a été une expérience à faire. Pendant dix ans, une omnipotence à peu près sans contrôle reste au général-gouverneur ; le pouvoir administratif oscille au hasard entre l’élément civil et l’élément militaire. Pendant les cinq années qui suivent, une multitude d’ordonnances et de décrets éclaire au jour le jour la part d’influence et d’initiative nécessaire à chacun des agens de l’autorité. L’ordonnance du 15 avril 1845 (il n’y a pas même quatre ans) trace le premier cadre d’organisation générale. On lui doit une division administrative du sol, propre à faciliter et à régulariser l’action, du gouvernement. Il existait déjà, particulièrement autour des grandes villes, des circonscriptions bien peuplées, réunissant des intérêts compactes, importantes au point de vue du commerce ou de l’industrie. Là, les services publics étaient organisés, ou du moins pouvaient l’être immédiatement, sur le modèle de la métropole ; là, les Européens vendaient, achetaient librement, avec la garantie des lois françaises, et la justice y exerçait son cours régulier. Ces localités composèrent la catégorie des territoires civils. On appela territoires mixtes ceux dont la population civile était trop faible pour autoriser les dépenses d’une administration complète. Celles-ci furent administrées, suivant la loi civile, par des militaires. La zone des territoires arabes embrassa tout le reste du pays : c’est le domaine des tribus dont nous avons fait connaître le régime et le gouvernement.

Ce classement administratif du sol algérien, qui donna incontestablement de bons résultats pratiques, présente à l’esprit un souvenir digne de remarque. Il y eut un moment, et de ce moment il y a aujourd’hui dix-neuf siècles, où la Gaule, abattue par César, frémissante encore sous l’épée romaine, fut aussi, divisée en provinces sénatoriales régies par des magistrats, et en provinces armées gouvernées arbitrairement par des généraux. On pourrait ajouter, pour compléter le contraste, qu’en tête de la liste des provinces en possession des lois romaines se trouvait celle qui est aujourd’hui notre Algérie : on lui faisait même l’honneur d’un proconsul, tandis que dix autres provinces civiles, comprenant la Sicile, la Grèce, l’Asie Mineure, moitié de l’Espagne, et enfin la Gaule narbonnaise, n’obtenaient que de simples préteurs.

L’ordonnance de 1845 avait pour principe d’établir une forte centralisation à Alger, en y installant pour la justice, les finances, la colonisation et les travaux publics, quatre directions générales dont l’action devait s’étendre sur l’Algérie entière. On reprocha à ce régime de compliquer et de ralentir les affaires ; un vote de la chambre des députés, émis sur le rapport de M. de Tocqueville, provoqua une nouvelle transformation. L’ordonnance du 1er septembre 1847 accéléra les services administratifs en les divisant et en les localisant de manière à ce que chaque province eût son centre d’action. Enfin, une ordonnance qui date de trois mois (19 décembre 4848) a perfectionné ce mécanisme en étendant le régime civil aux territoires mixtes qui sont supprimés, en attribuant aux zones européennes le titre de départemens français avec l’administration départementale de la métropole.

L’assimilation, un de ces mots vagues dont les peuples se servent pour traduire un besoin, une souffrance qu’ils ne savent pas définir, l’assimilation complète de la colonie naissante à la vieille patrie ayant été réclamée comme le plus puissant moyen de colonisation, on a transporté à grands frais en Afrique des ressorts sociaux qui souvent y manœuvrent dans le vide. Des sacrifices ont été faits pour proportionner le développement du culte à celui de la population. Trente-huit églises ou chapelles ont été construites. Un épiscopat, deux séminaires, un clergé catholique d’une soixantaine de prêtres, plusieurs consistoires protestans, des synagogues et jusqu’à des mosquées, sont subventionnés. Tous les habitans de l’Algérie, sans distinction de nationalité, de religion, de classe, d’âge ou de sexe, peuvent participer gratuitement au bienfait de l’éducation européenne. Indépendamment du collège d’Alger, des écoles et des salles d’asile ouvertes dans toutes les villes, il a fallu, par des cours publics de diverses natures, provoquer le contact intellectuel des deux races. L’organisation judiciaire repose sur les bases les plus larges ; le cadre de la magistrature algérienne comprend aujourd’hui, avec la cour royale d’Alger, cinq tribunaux civils de première instance, deux tribunaux de commerce, dix justices de paix, des juges spéciaux dans certaines localités, et autant de justices militaires que de commandans de place.

On a pris à tâche de provoquer, de régulariser les transactions sur tous les points qui sont devenus accessibles. Dès qu’un courant d’affaires a signalé une ville à l’attention des administrateurs, on s’est empressé d’y introduire les principales institutions du commerce européen Des chambres de commerce sont établies à Alger, Oran et Philippeville. Quatorze places du littoral ont obtenu successivement des entrepôts. Le problème des échanges se trouve compliqué des plus grandes difficultés, quand il s’agit d’établir une juste pondération d’intérêts entre une colonie à qui les entraves sont funestes et une métropole qui veut acquérir un champ d’exploitation au prix des sacrifices qui lui sont demandés. Plus de cinquante ordonnances, arrêtés ou règlemens, remplacent tant bien, que mal un système de douanes. On a assujéti au droit de patente tous les habitans, Européens et indigènes, qui exercent un négoce ou une industrie dans les centres de population constitués suivant la loi française.

Les travaux publics, dont nous venons de signaler l’importance et les immenses développemens, exigent un triple personnel qui n’a cessé de s’accroître. Le nombre des officiers du génie détachés en Afrique s’est élevé graduellement jusqu’à une centaine environ, le tiers de l’effectif total de l’arme. Le service des ponts-et-chaussées, composé à l’origine de 11 agens, en comptait 86 au 1er janvier 1847, savoir : 4 ingénieurs en chef, 10 ingénieurs ordinaires secondés par 2 aspirans, 48 conducteurs, plus des dessinateurs et des comptables. La dépense totale du personnel montait à 280,000 francs. Les architectes chargés d’établir les plans d’ensemble et de surveiller les détails dans l’édification des bâtimens d’utilité publique forment un corps spécial sous le titre de service des bâtimens civils.

Un mécanisme financier qui s’étend sur une surface vaste comme les deux tiers de la France impose des frais exagérés, si on en juge par comparaison aux recouvremens réalisables. En 1847, le personnel de l’enregistrement comprenait 65 agens de tous grades, appelés à desservir 32 bureaux. La plupart de ces bureaux n’ont qu’un seul employé, chargé de constater et de percevoir les droits d’enregistrement, d’hypothèques et de timbre, de poursuivre la rentrée des amendes, d’encaisser les produits des domaines, des forêts, etc. ; mais il faut ajouter que parfois toutes ces recettes réunies ne s’élèvent pas à plus d’une quinzaine de mille francs. Un service sédentaire, composé de 79 agens, un service actif, subdivisé en 17 brigades et comptant 262 douaniers de tout grade, capitaines, brigadiers, préposés et matelots, tels sont les moyens dont dispose le gouvernement pour protéger contre la fraude 225 lieues de côtes : c’est un peu plus d’un surveillant par lieue. Les intérêts du trésor sont-ils sauvegardés à ce prix ? Non. Il suffit qu’un seul employé soit malade pour que de larges espaces restent ouverts aux entreprises des fraudeurs. Douze espèces différentes de perceptions, depuis les impôts arabes jusqu’aux droits de patente, d’octroi et de licence, constituent un service désigné sous le titre de contributions diverses. 24 bureaux de cette classe sont en fonction pour toute l’Algérie et comprennent un personnel de 68 agens, vérificateurs où collecteurs, ambulans ou sédentaires.

Il y a, dans toutes les affaires de ce monde, un quart d’heure difficile, c’est celui où on règle les comptes. Souvent enthousiasmé au grand spectacle que nous offrent la transformation d’une race vieillie et l’éclosion d’une société nouvelle, nous voudrions éviter ce moment, si funeste aux illusions ; mais, comme le principal but de cette étude a été de peser les charges financières que l’Algérie impose à la France, résignons-nous donc à descendre dans les détails du budget algérien.

Les dépenses occasionnées par nos possessions du nord de l’Afrique forment trois catégories : 1° les dépenses purement militaires, c’est-à-dire la solde, l’équipement et l’entretien de l’armée ; 2° les dépenses de gouvernement à la charge de l’état et inscrites au budget des divers ministères suivant la spécialité des services ; 3° le budget local et municipal. La première catégorie, sans cesse modifiée par les mouvemens de troupes, presque toujours aggravée par des demandes de crédits extraordinaires, entraînait précédemment, avec un effectif moyen de 94,000 hommes, une dépense de 64 millions. L’effectif est réduit à 75,000 hommes, et on demande pour l’exercice courant 54 millions. À ce premier chiffre doit être ajouté le crédit pour les travaux militaires, inscrit dans le budget de la guerre, non pas dans la catégorie spéciale des dépenses algériennes, mais au chapitre qui a pour objet les travaux matériels du génie, tant en France qu’à l’extérieur. Ce crédit, qui admettrait, selon nous, une réduction notable, est encore porté, dans les comptes de 1849, à 4,646000 francs.

Les dépenses du gouvernement à la charge de l’état comprennent, au budget de la guerre, une série de chapitres dont le montant s’élève, pour l’exercice courant, à 23,632,515 fr. La formation des corps militaires : spécialement recrutés parmi les indigènes, entretenus et soldés par l’état, produit un des plus lourds chapitres de ce budget colonial. Les frais qui en résultent s’élèvent à 7,889,500 fr. Les cultes, l’instruction publique, la justice et certains services financiers, ne dépendant plus aujourd’hui du ministère de la guerre, augmentent les budgets des divers ministères auxquels ils correspondent. La création de nouvelles communes, les frais de passage des ouvriers, les encouragemens à l’agriculture, l’établissement des pépinières et les cultures d’essai, comparaissent au budget sous le titre général de colonisation, et absorbent près de 2 millions, indépendamment de la subvention extraordinaire de 10 millions pour l’établissement des colonies agricoles ; plus de 8 millions sont consacrés aux travaux publics de toute nature, sans préjudice de ceux que le génie militaire exécute pour les besoins spéciaux de l’armée.

Enfin, la troisième catégorie de dépenses, composant le budget local et municipal, se compose, en recettes, des octrois de mer et de terre, du dixième des contributions arabes, de péages, de concessions et produits spéciaux à la commune. Les dépenses ont pour objet les intérêts de localité et de vicinalité. Sauf un prélèvement d’un quart applicable aux besoins généraux de la colonie, le budget local et municipal est subdivisé en trois comptes distincts, un par département, comme pour établir entre ces départemens une sorte d’émulation. Les chiffres de recettes et de dépenses, qui doivent ordinairement se balancer, sont arrêtés par ordonnances spéciales. À défaut de documens précis pour l’année courante, nous les évaluerons en moyenne à 5 millions, d’après les résultats des précédens exercices.

La récapitulation des dépenses prévues pour 1849 donnera donc les résultats suivans :


Effectif de l’armée (75,000 hommes) 54,128,222 fr.
Constructions militaires 4,616,000
Services administratifs (dépendant du ministère de la guerre) 23,632,515
Fondation des colonies agricoles (crédit spécial) 10,000,000
Services administratifs rattachés à divers ministères savoir : Cultes et instruction publique 547,600
« Justice 623,850
« Finances (postes, douanes, etc.) 1,271,420
« Administration centrale (approximativement) 160,000
Total des dépenses à la charge de l’état 95,009,607 fr.
À ajouter : Pour les dépenses locales et municipales (par approximation). 5,000,000 fr.
Total général des dépenses 100,009,607 fr.

Les revenus donnés par l’Algérie se composent des droits de patente, qui sont actuellement les seules contributions directes, des droits d’enseignement, de timbre et d’hypothèques, augmentés par l’activité dès spéculations sur les terrains ; du produit des douanes, des aliénations des biens domaniaux et de l’impôt arabe. Il faut y joindre certaines recettes qui, tout en procurant un avantage au fisc, ne sont pas un impôt à la charge des colons, mais la rémunération d’un service, comme la taxe des lettres, les transports maritimes, le débit des poudres, la vente des arbustes et semences par les pépinières du gouvernement.

Les contributions arabes acquittées par 1,350 tribus environ fournissent plus du quart de la recette totale de l’Algérie. Elles se divisent en trois classes principales : le hokor, l’achour, le zekkat ; viennent ensuite des taxes locales ou éventuelles. Le hokor porte spécialement sur les terres du domaine dites azel, dont les détenteurs ne sont qu’usufruitiers, et représente ce droit d’usufruit. Il est payé annuellement par les tribus, qui ont la faculté de se soustraire à cet impôt en renonçant à l’usufruit, ou qui peuvent être expulsées par l’état, seul et véritable propriétaire. On le règle, dans la proportion de 25 fr. par journée de charrue. Il n’est productif que dans la province de Constantine : non pas que l’état n’ait des droits à revendiquer sur des fonds considérables dans les autres provinces mais, jusqu’ici, il a été rarement possible de les constater et surtout de les utiliser. L’achour est la dîme sur les produits en céréales récoltés par les indigènes. Il atteint toutes les terres, même celles qui ont payé le hokor : c’est qu’en effet le hokor est une sorte de fermage ; l’achour est l’impôt foncier. Le zekkat, impôt sur le bétail, cette richesse mobilière des Arabes, est acquitté uniformément dans les trois provinces, à raison de 1 sur 100 pour les moutons et les chèvres, 1 sur 30 pour l’espèce bovine, 1 sur 40 pour les chameaux. Une contribution moins importante comme produit que comme moyen de direction politique est l’eussa ou lezma, sorte de taxe payée par les tribus sahariennes pour avoir le droit d’acheter sur les marchés du Tell les blés dont elles ont besoin. Long-temps exposé à des exactions de la part des chefs du petit désert, ces tribus se sont mises sous la protection de la France, qui, en échange d’une redevance très modérée, se charge de les défendre contre les avanies dont elles avaient à se plaindre. Outre ces contributions permanentes, qui ont pour base le sol ou la fortune mobilière, il y a encore les recettes éventuelles, qui se composent principalement de quelques légers droits de succession, de soumission, d’investiture, des contributions de guerre ou des prises faites sur l’ennemi.

La perception des impôts est confiée, sous la direction des bureaux arabes, aux chefs indigènes, qui prélèvent, pour les frais de recouvrement, la dixième partie des produits. Les rentrées arabes s’opèrent avec lenteur et difficulté. Les plus grands ménagemens sont nécessaires pour ne pas aliéner ces tribus dont l’assujettissement politique, dont la conquête morale nous ont coûté des efforts si prolongés et si dispendieux. Lorsque ces contributions sont acquittées en nature, l’administration les évalue en numéraire au cours des mercuriales et en tient compte, au même taux, aux receveurs des finances. Ces opérations donnent lieu à des formalités minutieuses et compliquées. Les sommes qui entrent effectivement dans les caisses publiques restent d’ordinaire bien au-dessous du chiffre des droits constatés. Ces irrégularités montrent l’urgence d’un contrôle sévère à introduire dans l’assiette et la perception des impôts arabes.

D’après le compte définitif de 1846, les produits et revenus de l’Algérie se sont élevés à 13,676,997 francs. L’année suivante a été beaucoup moins favorable Les chiffres de 1848 se sont un peu relevés ; on les a pris pour base dans les prévisions du budget général de 1849.


Contributions directes 409,000 fr.
Enregistrement, timbre et domaines 3,649,000
Forêts, douanes et sels 3,557,000
Contributions indirectes 1,328,000
Postes 842,000
Contributions arabes 2,062,000
Produits divers 978,000
Total des recettes au profit du trésor 12,825,000 fr.

À ajouter : Recettes locales et municipales (par approximation) 5,000,000 fr.
Total général des recettes 17,85,000 fr.

À ce produit réel de la colonie, il faudrait peut-être ajouter les recettes accidentelles venant de la vente des objets inutiles ou réformés. Il y a quelques années, on trouvait moyen de porter jusqu’à 4 et 5 millions le montant de ces ventes, afin de grossir avec ce chiffre le budget des recettes. On a renoncé à cet artifice. Nous ne savons pas à quel compte figurent aujourd’hui les recouvremens accidentels. En résumé, une recette de 18 millions étant à déduire du total des charges portées à 100 millions, la France restera à découvert d’environ 82 millions pour le présent exercice, que nous prenons comme mesure approximative du budget algérien.


II. — RÉSULTATS DE L’EXPLOITATION COLONIALE.

La conquête militaire, l’organisation politique et administrative ne sont que des moyens. Le but à atteindre, c’est la mise en valeur du sol, c’est l’exploitation lucrative, afin que l’entreprise en arrive un jour à payer ses frais. Nous avons regret de le dire, on marche dans une voie où ce but ne se découvre pas encore, même dans la perspective la plus éloignée.

Un mot employé communément a répandu une idée bien fausse sur la nature de notre établissement africain. C’est le mot conquête, justifié sans doute par les résultats militaires, mais inadmissible dans la sphère des opérations civiles. Pour la partie irréfléchie du public, une conquête ne saurait être autre chose que l’acquisition pure et simple d’un empire par le droit du plus fort. Parmi les esprits cultivés, on s’en est tenu trop souvent à de vagues réminiscences de l’établissement des Anglais dans l’inde, ou de l’appropriation des terres inoccupées dans les États-Unis d’Amérique. Aucune de ces idées n’est applicable à l’Algérie. Soit en vertu de la capitulation qui a transféré à la France la souveraineté de l’ancien dey d’Alger, soit en raison des promesses solennelles adressées par les gouverneurs aux tribus qui ont reconnu notre domination, nous laissons aux indigènes toutes les propriétés possédées à titre légitime. La conquête n’a donc pas été une acquisition territoriale, si ce n’est en ce qui concerne les biens du beylik pour lesquels notre domaine se substitue naturellement au gouvernement turc. Ainsi, aucune similitude à établir avec l’Inde, où les Anglais, ne spéculant que sur le commerce et les impôts, ont renoncé au droit de posséder la terre et de l’exploiter directement ; aucune similitude avec les États-Unis d’Amérique, qui peuvent disposer d’un territoire cinq fois grand comme la France entière. En Algérie, la reconnaissance des biens du domaine public ne représente encore que les deux tiers de la contenance moyenne d’un département français.

Le champ de la colonisation est beaucoup moins vaste qu’on ne le suppose en France ; il se compose de deux espèces de fonds : 1° propriétés particulières acquises à prix d’argent par les Européens au possesseurs indigènes ; 2° propriétés détachées du domaine public, et données par l’état à titre de concessions provisoires. Il est essentiel d’établir nettement cette distinction ; on en reconnaîtra bientôt l’importance.

Le 30 juillet 1830, vingt-cinq jours après la capitulation d’Alger, un Français achète d’un Maure la ferme de Kouba, destinée à former, en 1832 le centre du premier village bâti par les Européens. Cette affaire est comme un signal attendu par les agioteurs. En peu de temps, la spéculation sur les immeubles, effrénée dans les villes, déborde au loin dans l’intérieur. Les musulmans, persuadés que l’établissement des Européens ne doit pas être durable, vendent à tout prix, avec l’espoir de reprendre la terre après avoir reçu l’argent. À défaut de droits légitimes, de titres valables, ils en inventent. On passe les contrats sur parole sans visiter les lieux ; presque toujours les contenances sont exagérées ; des fonds du domaine public sont vendus par des particuliers, on vend même des biens qui n’existent pas. L’irrégularité des titres de propriété, le mouvement désordonné qui les faisait glisser de mains en mains, sans autre fruit que les profits menteurs de l’agiotage, créa une situation bizarre autant que déplorable. L’Algérie se trouva peuplée de propriétaires qui, en réalité, ne possédaient rien. Un large déploiement des travaux agricoles eût été matériellement impossible. L’autorité ne resta pas inactive à l’aspect du mai. Dès l’année 1832, une première enquête sur la propriété démontra l’urgence d’introduire en Algérie les institutions qui constatent les titres et les droits des propriétaires. Une conservation d’hypothèques fut établie sur les bases de la loi française. Un service du cadastre eut pour tâche de dresser un état général des lieux occupés par nous, en constatant les droits, les ressources et les besoins. Pour que la marche naturelle de la colonisation ne fût pas faussée par l’agiotage, on traça des limites en dehors desquelles il fut interdit d’acheter des terres aux indigènes. Ces diverses mesures n’étaient qu’un acheminement à une réforme décisive. Les ordonnances du 1er octobre 1844 et du 21 juillet 1846 pourvurent à une organisation complète et définitive de la propriété en Algérie. Les difficultés inextricables créées par l’irrégularité des anciennes transactions y sont tranchées par une sorte d’arbitrage judiciaire ; aucun contrat postérieur aux ordonnances n’est valable, s’il ne satisfait pas aux prescriptions du Code civil. On régularise le rachat des rentes stipulées pour prix d’immeubles, la faculté de contracter avec les indigènes, l’expropriation pour cause d’utilité publique. Pour transformer, s’il est possible, les agioteurs en colons utiles, on rend obligatoires la vérification des titres et la limitation exacte des biens, et on frappe d’un impôt de 10 francs par hectare les terres laissées dans l’inculture.

Ces ordonnances ont reçu leur exécution, du moins en ce qui concerne le contrôle des titres. L’ensemble des opérations laisse entrevoir que le territoire acquis par les Européens et soumis à la vérification est d’environ 250,000 hectares, et que cette surface est partagée entre 1,500 propriétaires, en y comprenant des indigènes qui ont placé leurs acquisitions sous la garantie de la loi française. Une évaluation des propriétés de cette nature, possédées par les colons européens, serait très hasardeuse. Sans demander pour les chiffres que nous allons produire plus de confiance que n’en obtiennent d’ordinaire les calculs approximatifs, nous dirons que les propriétés particulières, maisons ou terres achetées, bâtimens de ville ou de campagne construits, représentent une valeur totale de 80 à 100 millions.

Cette estimation ne comprend pas les concessions provisoires, c’est-à-dire ce second genre de propriétés créé, avons-nous dit, par la distribution des biens qui composent en Algérie le domaine de l’état. La victoire ayant substitué le gouvernement français aux droits de la régence, le général en chef, par arrêté du 8 septembre 1830, déclara acquis au domaine de l’état « toutes les maisons, magasins, boutiques, jardins, terrains, locaux et établissemens quelconques, occupés précédemment par le dey, les beys et les Turcs sortis du territoire de la régence. » La découverte et la revendication des propriétés publiques est une tâche difficile, même en France. Qu’on se figure donc les obstacles qu’a dû rencontrer l’administration algérienne parmi les races hostiles, intéressées à nous tromper, parlant une langue qui n’est pas la notre, invoquant, à l’appui de leurs prétentions, des lois, des contrats, des coutumes locales dont il nous est difficile d’apprécier la légitimité ! Convaincue de l’impossibilité de procéder d’une manière normale, l’administration s’est décidée à poursuivre sa tâche au jour le jour, en profitant de toutes les informations, de toutes les éventualités. Quoique les renseignemens ne soient pas complets, il est du moins possible d’établir approximativement, par province et par localité, la situation des immeubles domaniaux, leur nature, leur contenance, leur emploi et leur valeur relative. Le tableau récapitulatif, arrêté à la date du 31 décembre 1846, porte à 15,128 le nombre des propriétés domaniales, qui se décomposent : 1° en immeubles affectés à des services publics ; 2° en immeubles non encore utilisés et gérés provisoirement par l’administration des domaines.

La première catégorie présente, pour ainsi dire, le capital que la France a immobilisé en Afrique. On y a compris les terres ou édifices occupés pour le service de l’état, et provenant soit des biens du beylick, soit de constructions faites depuis 1830 avec les ressources du budget algérien Dans cette classe figurent le palais du gouvernement à Alger, la Casbah, les nombreux bureaux des diverses administrations, les casernes, les mairies, les églises, les mosquées, les tribunaux les fortifications, les arsenaux, les hôpitaux, et enfin les terres réservées aux cultures militaires, les pépinières, les cimetières. Le tout forme 3,643 articles.

On a rangé dans la seconde catégorie les immeubles non affectés à des services publics, c’est-à-dire le fonds destiné à l’encouragement de la colonisation. Ces biens, au nombre de 11,485 articles, sont classés dans les états du domaine en immeubles urbains et ruraux : on leur attribue une valeur représentative de 42 millions. Voilà la vraie conquête de la France. C’est pour acquérir un domaine de 42 millions que nous avons dépensé déjà 1,100 millions et que nous continuons de dépenser 82 millions par an. Considérée à ce point de vue, la spéculation n’est pas brillante.

Les immeubles urbains, disséminés dans toutes les villes de l’Algérie, forment 5,643 articles, estimés 27,653,343 francs : ce sont des maisons, des boutiques, des magasins provenant des biens du beylick, des établissemens religieux ou des propriétés séquestrées. Les immeubles ruraux, d’une valeur de 14,300,000 fr., comprennent 5,842 lots, avec une superficie totale de 389,682 hectares. Les meilleures propriétés de cette nature sont les domaines désignés, sous le gouvernement turc, par le nom d’azel ou dépossession : c’étaient, pour la plupart, des biens confisqués. Dans un vaste rayon autour de Constantine, ils se trouvent rapprochés de manière à former, presque sans interruption, une étendue de 160,000 hectares. Ils sont, au contraire, dispersés dans les provinces d’Alger et d’Oran. Dans cette dernière région, sur 183,000 hectares de terrains domaniaux reconnus, 100,000 environ proviennent des territoires confisqués sur les fractions de la grande tribu des Beni-Amer, à peu près détruite dans le Maroc, où Abd-el-Kader l’a entraînée.

Les 390,000 hectares d’immeubles ruraux à la disposition, du domaine équivalent à la cent trente-cinquième partie de la France : cette superficie ne serait pas assez large pour asseoir solidement la colonisation, surtout si l’on en retranchait les espaces qui ne pourraient pas être livrés immédiatement à la culture, soit en raison de la nature du sol ou du morcellement des lots, soit par cause d’insalubrité ou d’insécurité ; mais il s’en faut que les chiffres produits dans l’inventaire de 1846[1] représentent la totalité des propriétés de la France en Algérie. Limité jusqu’ici aux territoires civils des trois provinces et aux territoires mixtes de la province de Constantine, le recensement restait à faire pour une grande partie des territoires mixtes des provinces d’Alger et d’Oran, et pour l’étendue presque entière des territoire arabes. Nul doute que, dans les régions inexplorées, la France n’ait à revendiquer de vastes superficies.

Un fait récent servira d’exemple. Le général de Lamoricière, qui s’est livré à de longues études sur les conditions de la propriété parmi les indigènes, a reconnu, dans les environs d’Oran, d’excellentes terres sur lesquelles l’état a des droits incontestables. Ce sont des domaines de main-morte, désignés sous le nom général de sabega et subdivisés en fiefs dits mecheta. Leur constitution rappelle le régime féodal, où la terre était abandonnée à l’officier civil ou militaire, sous la condition d’un service et moyennant une légère redevance, destinée à constater le droit du suzerain. Possédés souverainement depuis trois siècles par les beys d’Oran, ces sabega étaient affectés à l’entretien des cavaliers du makhzen, ou concédés viagèrement à des familles non militaires. Le fonds restait inaliénable et devait faire retour à l’état. Il paraît, néanmoins, que la plupart des détenteurs, profitant de la confusion qui a suivi la conquête, ont fait acte de propriétaires, en vendant les immeubles dont ils n’étaient que les usufruitiers. Grace aux recherches du général de Lamoricière, le domaine a chance de rentrer en possession de près de 5,000 hectares.

En supposant même que le fonds domanial, accru de toutes les terres dont la réunion pourra être effectuée successivement, n’atteignît pas encore des proportions suffisantes, il n’y aurait là aucun sujet d’alarmes pour l’avenir. Chaque tribu algérienne a pour patrimoine collectif un territoire qui, presque toujours, est beaucoup trop étendu pour ses besoins, même en tenant compte des imperfections de la culture arabe. Il sera donc possible d’obtenir autant de terres qu’il faudra pour l’épanouissement d’une grande population, en traitant de gré à gré avec les indigènes, par achats ou par échanges. C’est ainsi qu’ont été acquises aux trois quarts les terres occupées aujourd’hui par les Européens, soit par transactions entre particuliers, soit par mesures administratives ; et, il faut le dire, ce procédé, qui prévient les contestations et les ressentimens, est peut-être le plus simple et le moins dispendieux. Il est à remarquer que les terres détenues par les indigènes sont en général de bonne qualité ; qu’étant exploitées à des intervalles plus ou moins longs ; elles n’exigent pas un défoncement complet, et que le travail épargné aux Européens par ces restes de culture les dédommage complètement du prix modique payé pour l’acquisition.

Quelquefois on rétrécit le territoire d’une tribu moyennant de faibles compensations, quelquefois on la détermine à porter ses tentes plus loin. La plupart des villages créés depuis cinq ans dans le sahel d’Alger et la Mitidja ont donné lieu à des remaniemens de ce genre. À la suite d’une négociation avec les Hadjoutes des environs de Cherchel, on a mis récemment au service de la colonisation 15,000 hectares. C’est aussi par le resserrement des tribus indigènes que le général Bedeau a ouvert la vallée du Safsaf aux colons européens. Dans la province d’Oran, le général de Lamoricière a procédé à peu près de la même manière, pour faire place aux communes dont il a préparé la formation. L’appoint en argent accepté comme indemnité par les tribus déplacées est très modique : il équivaut à peine à 2 francs par hectare. Loin de manquer de terres, la colonisation n’a pas encore utilisé la vingtième partie de celles qui sont devenues propriétés françaises. Néanmoins, dans la prévision de l’avenir, le gouvernement s’est préoccupé de combiner les opérations d’achats ou d’échanges d’après un plan d’ensemble. Ces mesures n’auront rien d’injuste, rien de rigoureux ; ce ne sera pas le refoulement brutal, ce ne sera pas le trafic perfide qui, trop souvent, dans le Nouveau-Monde, ont fait le vide devant les Européens. Ce doit être une transaction, loyalement offerte, librement acceptée, doucement accomplie. Habitué à la vie nomade, et n’ayant rien à craindre pour sa sûreté personnelle dans l’intérieur du pays, l’Arabe ne répugnera pas à s’y transporter, pourvu qu’on lui rende largement l’équivalent de ce qu’il abandonne. Au moyen de ces échanges, on parviendra à utiliser les terres domaniales situées trop loin pour être suffisamment protégées, et, dans la zone plus rapprochée, on groupera les établissemens européens de manière à ce qu’ils présentent une masse imposante.

La France possède en Algérie d’autres richesses domaniales : ce sont des mines, de fer, de cuivre, de plomb, de sel gemme, des sources d’eaux salées et d’eaux thermales, des carrières de marbre et de pierres à chaux hydraulique, des forêts contenant les essences les plus riches et les plus diverses, notamment le chêne-liège[2]. Lorsque le pays sera peuplé et fécondé par un courant d’affaires, ces propriétés ne manqueront pas d’acquérir une valeur considérable. Jusqu’à ce jour, peu de concessions ont été faites ; on n’en est encore qu’aux premiers tâtonnemens de l’exploitation, et il se passera bien du temps avant que ces ressources, précieuses pour l’avenir, occasionnent autre chose qu’un surcroît de dépenses.

Les biens domaniaux de l’Algérie sont aliénés par location, par affermage, par échange, par vente aux enchères ou de gré à gré ; le mode le plus ordinaire est celui des concessions faites par le gouvernement aux colons dont l’établissement devient un acte d’utilité publique. Ces donations ne sont d’ailleurs que conditionnelles : elles constituent une sorte de contrat provisoire entre l’état et le concessionnaire. Si les clauses en ont été exécutées dans les délais indiqués, le premier acte est échangé contre un titre définitif, et dès-lors le colon jouit pleinement et sans contrôle de ses droits de propriétaire ; mais, s’il est constaté que les conditions imposées par l’état n’ont pas été remplies, le concessionnaire peut être déclaré déchu en totalité ou en partie du bénéfice de la concession. Les parcelles ainsi détachées du domaine national représentent une étendue et une valeur beaucoup moins considérables qu’on n’est généralement porté à le supposer. L’état avons-nous dit, aliène les propriétés qui composent le fonds domanial de deux manières, par rentes ou par concessions directes. Voici les résultats de ces opérations.

Depuis 1830 jusqu’à la fin de 1847, ont été vendus de gré à gré ou aux enchères publiques : 1° 2,518 immeubles urbains qui ont produit en rentes 782,760 francs ; ce revenu capitalisé à 10 pour 100, suivant le taux légal de l’Algérie, donne donc un prix total de 7,827,660 fr. ; 2° 778 immeubles ruraux d’une étendue moyenne de 15 hectares produisent au domaine 190,493 francs de revenu, soit en capital 1,904,935 francs. Il est évident que les biens cédés à ces prix ont peu d’importance : les maisons, par exemple, vendues en moyenne 3,108 francs, ne sont que des masures dont l’administration a hâte de se défaire pour provoquer la régénération des villes algériennes ; en sus de la rente payée au trésor, l’acquéreur contracte des charges de réparation ou de construction qui lui sont imposées dans des vues d’utilité publique.

Pendant cette même période de dix-sept années, les terres domaniales, aliénées par voie de concessions grandes ou petites, individuelles ou collectives, ont fourni une superficie de 35,405 hectares. Pendant le cours de l’année 1848, quelques grandes concessions ont été faites suivant les formes ordinaires : on a de plus approprié des terres domaniales pour recevoir les trois ou quatre mille familles au profit desquelles une somme de 15 millions a déjà été employée. À défaut de chiffres précis sur les installations du gouvernement républicains, nous croyons pouvoir leur attribuer une superficie totale de 20,000 hectares.

Si la distribution gratuite des terres n’a pas été plus considérable, ce n’a pas été faute de solliciteurs. Les demandes en concessions de terrains, adressées à Paris ou à Alger, ont toujours été très nombreuses, et les déclarations dont elles sont appuyées portent à une cinquantaine de millions le capital disponible annoncé par les demandeurs. Pourquoi donc ces nombreux et ardens solliciteurs ne sont-ils pas immédiatement satisfaits ? C’est que, pour fonder une colonie, il ne suffit pas de lancer dans un désert une foule imprévoyante. Avant d’asseoir un groupe, il faut choisir un emplacement salubre, fertile et pourvu d’eaux, facile à défendre, relié aux lignes de communication naturelle. Après avoir reconnu ces conditions d’avenir, il faut s’assurer des crédits nécessaires pour déblayer le sol, répartir les lots, tracer les aboutissans ; enfin, si le territoire n’appartient pas au domaine, commencent les négociations avec les indigènes pour les amener au désir d’une vente où d’un échange : trop heureuse est l’administration quand elle n’est pas obligée de procéder, par voie juridique d’expropriation à l’égard d’un propriétaire européen il est bien rare que les solliciteurs se rendent compte de ces difficultés, de ces lenteurs inévitables. La plupart des demandes sont formulées par des personnes qui, évidemment, ne connaissent pas encore le pays. Les unes expriment vaguement le désir d’obtenir un nombre, d’hectares, sans désignation du lieu, les autres indiquent une localité sans vérifier si le domaine y possède des terres, si un établissement profitable y est possible.

Le rapprochement de ces notions diverses va nous faire enfin connaître l’étendue totale des terres possédées à divers titres par les Européens :


Propriétés achetées directement aux indigènes par les spéculateurs particuliers 250,000 hectares
Terres détachées du domaine et vendues par l’état aux enchères publiques ou à prix débattu, environ 12,000
Concessions provisoires, grandes ou petites, faites par l’état jusqu’à la fin de 1847 36,000
Concessions particulières et installations collectives faites depuis un an par le gouvernement républicain (approximativement) 22,000
Terres domaniales, un peu moins de 400,000
TOTAL 720,000 hectares

Ces 720,000 hectares acquis aux Européens ne sont pas pour cela en état d’exploitation. Les terres du domaine sont incultes, à l’exception des superficies mises en valeur par les militaires à proximité de leurs garnisons, et de certains cantons de la province de Constantine qui sont affermés à des indigènes. Quant aux 320,000 hectares à la disposition des particuliers, il n’y en a pas plus de la dixième partie qui présente, jusqu’à ce jour, une apparence de culture ; il n’y a pas 20,000 hectares qui soient en plein rapport.

Ce ne sont donc pas les terres qui ont manqué à l’Algérie, ce ne sont pas non plus les efforts et les expériences. L’Algérie a donné asile aux idées les plus diverses : les systèmes y ont trouvé, pour ainsi dire, table rase, et, loin de leur faire obstacle, l’autorité s’est prêtée à la mise en œuvre de toutes les conceptions conciliables avec l’ordre public. Par la fondation des villages subventionnés, on a voulu créer la petite propriété, favoriser le travail sans capital. Par des concessions de vaste étendue, on a appelé le grand propriétaire, qui promet d’apporter le capital et d’alimenter le travail à ses risques et périls. Entre les petits lots et les grandes concessions, on a semé à dessein des concessions de 30 à 50 hectares, pour fonder la propriété moyenne. Il y a des centres de population dont les élémens sont empruntés à l’armée ; il y a la grande propriété civile, constituée par les achats des spéculateurs, et la grande exploitation militaire, c’est-à-dire les cultures exécutées par les régimens. Le procédé de l’adjudication a été essayé dans la province d’Oran, conformément aux théories de M. de Lamoricière. On a accordé des terres à une communauté religieuse, les trappistes, et à une école socialiste, l’Union du Sig. On a entrepris de féconder le sol au moyen des indigènes, en favorisant leurs rapports avec les Européens, en leur attribuant des concessions directes, en aidant les uns à fonder des villages, en offrant aux autres des terres en pleine propriété, en échange de celles où ils n’exercent qu’un usufruit. Dans les concessions de mines, de forêts, de pêcheries ; dans l’autorisation des établissemens industriels, on n’a eu qu’un but : appeler la population et provoquer la culture. Donations ou ventes à bas prix des biens domaniaux, achats de terres aux indigènes ou même aux détenteurs européens, on a tout fait pour élargir le champ colonisable. Moyens de communications, travaux d’assainissement, subventions, achats des produits par privilège et à bon prix, on a tout fait pour exciter l’émulation parmi les cultivateurs.

Entre tous ces systèmes, la tendance la plus prononcée a toujours été de fonder des centres habitables pour y grouper des colons pauvres. La petite propriété a obtenu la plus large part dans la distribution des terres domaniales. Le but était de constituer une population laborieuse, telle que chaque famille, vivant sur son petit domaine du travail de quelques-uns de ses membres, pût détacher de son sein des ouvriers pour les grandes exploitations. Il y a eu ainsi, antérieurement à 1848, cinquante-six villages installés de manière à recevoir au moins 3,000 familles. Les centres de population destinés à la petite propriété n’ont pas été fondés tous sur le même type. Le plus souvent les concessionnaires ont reçu, avec un lot de terre, une subvention en argent ou en matériel de colonisation, après quoi chacun s’est installé, selon son intelligence, dans le cadre tracé par l’autorité. Quelques autres ont dû leur origine aux essais de colonisation militaire. On avait espéré qu’en vendant par petits lots et à bas prix les bonnes terres du domaine, les acquéreurs se grouperaient instinctivement de manière à former un hameau. Les essais de ce genre ont échoué. La plupart des villages ont été construits aux frais de l’état par le service des bâtimens civils, ou par un entrepreneur a forfait, en employant quelquefois comme auxiliaires les ouvriers de l’armée ou les condamnés militaires. Le prix de revient de chacune des petites maisons qui composent un village varie de 600 à 1,000 francs, selon la cherté des matériaux. Quelques maisons doubles sont estimées 1,500 francs. En ajoutant aux dépenses faites pour la construction des bâtimens, pour l’installation des colons, les frais généraux pour les communications rurales, les eaux, les services publics, on trouve que le placement de chaque famille revient en moyenne à 3,000 francs.

On voit, par ce qui précède, que de grands efforts, de grands sacrifices ont été faits pour fertiliser le sol algérien Si l’on apprécie les résultats acquis en se reportant au point de départ, le progrès semble immense. Si l’on pense aux développemens que le pays comporte, aux espérances que la France a conçues, il semble que tout reste à faire. Au commencement de 1848 ; les trois provinces renferment vingt villes dont les banlieues sont cultivées, environ quatre-vingts villages ou hameaux qui sont des centres agricoles, 1,200 à 1,500 exploitations particulières. Une étendue de 32,000 hectares est utilisée par les colons ; 10,000 hectares sont exploités par l’armée. On évalue à 18,000 ames la population européenne adonnée aux travaux agricoles. Avec un peu de soin apporté à la culture des céréales, on obtiendrait des produits supérieurs en qualité et en quantité. Actuellement, 9,000 à 10,000 hectares sont ensemencés par les Européens. Près de 3,600 hectares exploités en vergers ou en culture maraîchère produisent, dans le voisinage des grandes villes, des bénéfices dont les plus habiles maraîchers de nos banlieues seraient jaloux. Les plantations d’oliviers, de mûriers, de vignes, sur une étendue d’au moins 2,000 hectares, donneront, dans quelques années, des produits qui seront d’un grand secours pour l’agriculture, et qui profiteront d’une manière générale à la colonie, en la conduisant à établir des magnaneries, des huileries, des pressoirs pour le vin, des distilleries pour les eaux-de-vie, des ateliers pour la dessiccation des fruits. Les cultures industrielles, coton, sésame, pavots, plantes filamenteuses, ne sont essayées que théoriquement dans les pépinières du gouvernement. La spéculation ne s’y est pas encore adonnée. La culture du tabac avantageuse parce que la qualité en est excellente, facile parce que l’administration en offre le débouché aux producteurs, est une source déjà importante de bénéfices. En 1846, sur 86 hectares plantés en tabac dans les centres européens, on a pu vendre à la régie 92,790 kilogrammes pour la somme de 109,334 francs. Les acquisitions faites directement aux indigènes se sont élevées à 38,209 fr.

Jusqu’à ce jour, à vrai dire, la grande spéculation agricole de l’Algérie a porté sur les foins. Peut-être ne serait-il pas difficile de prouver que ce seul produit paie honnêtement l’intérêt de l’argent que les colons ont engagé dans la propriété rurale. La dernière statistique attribue aux particuliers environ 15,500 hectares de prairies naturelles plus ou moins nettoyées ; les cultures militaires en renferment au moins 5,000 hectares. Les colons vendent à l’état les deux tiers de leur récolte ; l’autre tiers est mis en réserve pour les fermes, ou vendu en détail. Il n’y a pas d’exagération à élever le produit brut de toutes les prairies exploitées jusqu’à ce jour à la somme de 3 millions, sur laquelle il y aurait à rabattre environ la moitié, si on voulait évaluer approximativement le produit net. Malheureusement l’agiotage s’est jeté sur les fourrages comme sur les terrains. On sait que chaque année l’administration fait publier qu’elle achètera une quantité de fourrages à un prix dont elle prononce à l’avance le maximum. Chaque agriculteur doit être admis à livrer une quantité de foin proportionnée à l’importance de ses travaux, en vertu de certificats délivrés par les maires à leurs administrés ; mais il est arrivé que beaucoup de colons, au lieu de cultiver, ont vendu leur droit de livraison à des spéculateurs qui ont ainsi accaparé le privilège d’approvisionner les magasins militaires. La hausse et la baisse se sont établies sur les certificats qui ont circulé de mains en mains, de sorte que l’encouragement offert à la culture a souvent profité à des gens qui ne cultivent pas. Il serait à désirer que les colons n’abusassent pas ainsi des ressources que leur offre une merveilleuse végétation. Qu’est-ce qu’une prime, absorbée en partie par l’agiotage, comparée aux chances que leur offrirait une exploitation bien conduite ? Le bétail manque en Algérie, pour les travaux agricoles comme pour la consommation. Il y a là un besoin urgent à satisfaire ; il y a des bénéfices à réaliser, non pas, comme on le répète inconsidérément, en se contentant d’entretenir des herbages pour y nourrir des animaux, mais en faisant entrer l’élève du bétail dans les combinaisons d’une grande et riche culture.

Sur les 50 millions votés par l’assemblée nationale et destinés à fonder des colonies agricoles, 15 millions, employés déjà, ont enrichi les départemens algériens d’une vingtaine de villages nouveaux et d’environ 12,000 habitans. Nous éprouvons quelque embarras à caractériser une expérience qui commence, et qui conserve encore le prestige de la popularité. Prise au moment où il fallait faire diversion à la guerre civile, la mesure a une portée politique qui, sera son excuse. Quels qu’en soient les résultats définitifs, si nous la jugeons en elle-même et comme moyen de colonisation, elle ne nous laisse pas sans inquiétude. Nous avons déjà déploré l’ignorance où l’on est généralement en France sur tout ce qui concerne l’Afrique française. C’en est une triste preuve que ce vote de 50 millions pour recommencer sur la plus vaste base une expérience qui se poursuit depuis dix ans avec un succès fort contestable. La différence qui pourrait exister entre les villages créés et peuplés par l’état, suivant les modes divers que nous avons décrits plus haut, et ce qu’on appelle aujourd’hui des colonies agricoles, nous échappe complètement. Sans doute la diffusion d’une somme considérable, un accroissement subit de population, ne seront pas sans quelque profit pour l’Algérie. Les nouveaux colons, étant en général d’une trempe plus distinguée que leurs prédécesseurs, apporteront à leur œuvre plus de dévouement et d’intelligence ; le sort de la plupart des émigrans sera probablement amélioré, et c’est une espérance à laquelle nous nous associons cordialement. Cependant ce don de 50 millions a un sens sur lequel il serait dangereux de s’abuser. La France se figure qu’on n’a rien fait jusqu’à ce jour pour la mise en valeur du sol colonial ; fléchissant sous son fardeau, elle croit se soulager au prix d’un dernier sacrifice. Qu’on demande aux généraux, aux fonctionnaires, aux spéculateurs qui connaissent l’Afrique, ce qu’on peut attendre de la culture morcelée et sans capital. Que chacun, s’éclairant de son propre bon sens, se demande à lui-même quels dédommagemens offrent à la métropole des cultivateurs pauvres, isolés, trop heureux de produire pour leur subsistance, consommant peu, ne payant pas d’impôts ! Si la France s’aperçoit qu’elle a augmenté ses dépenses sans compensation prochaine, résistera-t-elle à un découragement qui serait mortel pour l’Algérie ?

Ce que nous venons de dire de la colonisation agricole est applicable à l’exploitation commerciale. Le mouvement général des affaires a suivi une progression remarquable sans que l’état qui a donné l’impulsion en retire des avantages proportionnés à ses avances. Tous les profits sont pour un petit nombre de spéculateurs bien avisés. Le chiffre total des échanges, qui est de 100 à 120 millions, ne doit pas trop nous éblouir ; il est grossi artificiellement par les achats de l’armée, et il est évident que ces dépenses profiteraient également à nos manufactures, si nos troupes tenaient garnison en France, au lieu d’être cantonnées en Afrique. Le développement de notre marine marchande est un avantage moins contestable. Le progrès qu’on a signalé en ces dernières années est dû principalement à la possession de l’Algérie, qui a augmenté d’un dixième, au profit, de nos armateurs, la somme des transports. Le cabotage entre les ports algériens a pris en même temps de l’importance ; il occupe environ 3,000 petits bâtimens jaugeant ensemble 150,000 tonneaux, et alimente une population de 20,000 marins, Algériens pour la plupart ; 150 d’entre eux sont employés en même temps à la pêche du poisson. Les bateaux de corailleurs sont au nombre de 150, et chacun d’eux paie au fisc une patente de 800 francs.

L’exploitation des mines de Mouzaïa, quelques usines à vapeur pour la mouture des grains, sont les seuls grands établissemens industriels en activité jusqu’à ce jour. Au contraire, les petits métiers qui s’exercent en boutique se multiplient, se diversifient selon les besoins d’une société qui grandit. L’un des symptômes les plus sûrs de cette croissance est l’augmentation qui se produit régulièrement dans le nombre des patentés. Pendant les cinq premières années, le produit annuel des patentes a été en moyenne de 52,000 francs. En 1845, le nombre des patentables s’élève à 8,570 ; les droits constatés dépassent 350,000 fr.

Malgré l’ingénieuse activité des Sahariens et des Kabiles, l’industrie n’existe encore, parmi les races indigènes, qu’à l’état instinctif dans l’intérieur des familles ; elle échappe ainsi à notre direction et à notre contrôle. Une seule ville paraît faire exception. Ancienne capitale d’un royaume mauresque, Tlemsen conserve un cadre d’organisation industrielle. On y compte encore 500 métiers à tisser, sur les 4,000 qu’elle a, dit-on, possédés aux temps de sa splendeur. Chaque année, elle fait venir du sud plus de 500,000 toisons. Pour le lavage des laines, elle entretient quatre grands lavoirs publics, sans compter plusieurs bassins particuliers. Ces laines, filées à la quenouille par les femmes, teintes en rouge suivant certains procédés traditionnels, sont employées pour la fabrication des ceintures, des calottes, des burnous ; c’est la spécialité de, la ville. Les brodeurs, les maroquineurs, les selliers, quoique peu nombreux aujourd’hui, se piquent également de conserver leur ancienne réputation. Pourtant Tlemsen n’est plus aux trois quarts qu’un monceau de ruines. Ne serait-il pas d’une bonne politique de raviver ce foyer presque éteint ? La population de cette ville, composée en grande partie de Maures, de Coulouglis et de Juifs, est franchement soumise ; le territoire qui l’entoure est excellent. Si l’on pouvait, sans trop de sacrifices, ranimer les anciennes industries, l’enrichissement d’une ville vouée aux travaux pacifiques causerait, parmi les indigènes, un éblouissement utile à notre domination.

Le fait caractéristique, selon nous, le gage principal de sécurité et d’espoir, est le mouvement progressif des échanges entre les Européens et les indigènes. Un calcul attentif et consciencieux nous permet d’élever entre 30 et 40 millions le total approximatif des ventes faites par les Arabes aux Européens, et à une quinzaine de millions les achats faits par ces mêmes Arabes en produits d’origine française. La preuve ressort à nos yeux de divers documens au sujet desquels une explication devient nécessaire. L’administration locale publie, d’après les registres des marchés, un tableau annuel des marchandises apportées par les Arabes. En totalisant la valeur de ces marchandises, on trouve que les apports de 1844 se seraient élevés à 48 millions, et ceux de 1845 à 53 millions ; mais les marchandises enregistrées par les surveillans ne sont pas toutes vendues : les indigènes en remportent toujours une partie, qui reparaît sur d’autres marchés et figure ainsi plusieurs fois sur les états. En second lieu, une portion des denrées mises en vente est acquise par les citadins indigènes, second fait dont il faut tenir compte, sans trop l’exagérer toutefois, car les musulmans des villes n’y augmentent pas la consommation en proportion de leur nombre : ils sont rarement riches et toujours sobres. Il est constaté, par exemple qu’ils mangent trois fois moins de viande que les Européens. C’est après avoir apprécié ces circonstances que nous avons évalué les ventes réelles faites par le peuple vaincu au peuple conquérant à 30 millions au moins pour les années 1844 et 1845. Quant aux acquisitions faites par les indigènes pendant ces mêmes années, elles représentaient une valeur approximative de 14 millions.

Jusqu’à ce jour, la France n’a exercé un contrôle direct que sur les marchés ou les Européens se rencontrent avec les indigènes. Ces marchés sont au nombre de 34, savoir : 14 dans la province centrale, 8 dans la province de l’est, 12 dans celle de l’ouest. Le mouvement commercial est constaté par les registres que tiennent les agens français ou les kaïds institués par la France. Le nombre des vendeurs se constate par le droit de présence que paient les Arabes pour trafiquer pendant trois jours au plus 1,489,282 actes de présence ont été relevés en 1844, et 1,781,864 l’année suivante. Quelques places sont fréquentées toute l’année. Pour d’autres, les arrivages ne durent que pendant certains mois, selon les mouvemens de caravanes. En général, les marchandises sont rarement présentées sur les marches par les producteurs eux-mêmes. Certaines tribus ont l’instinct de l’exploitation sédentaire, tandis que d’autres semblent avoir pour spécialité de colporter les produits de marchés en marchés. Quant au commerce européen, il a pour lui des entremetteurs très actifs, très insinuans : ce sont les colporteurs juifs, qui rayonnent dans toutes les directions du littoral vers le sud, et introduisent les marchandises françaises jusque sous les tentes du grand désert.

On n’a pas encore assez apprécié les ressources que les sujets algériens de la France peuvent offrir au commerce et aux ateliers français. Un tableau conçu de manière à montrer, par aperçu, la nature et l’importance des acquisitions faites par les Arabes, serait précieux. Le seul document de ce genre qui soit parvenu à notre connaissance est un bulletin trimestriel publié récemment. En retour des produits qu’ils ont vendus aux Européens, du 1er avril au 30 juin 1847, les Arabes ont demandé au commerce français pour 7 millions de marchandises au prix de la douane, pour 4 à 5 millions en réalité, savoir : 92,500 kilogrammes de sucre blanc ou brut, 12,328 kilogrammes d’épiceries, 32,296 kilogrammes de café, environ 88,000 kilogrammes de quincaillerie ou métaux ouvrés. La sellerie, la coutellerie, la corderie, les ustensiles divers, en fer ou en cuivre, sont estimés à une valeur de 60,000 francs. Le chapitre le plus important est celui des étoffes. La vente de coton seulement est calculée à 365,000 kilogrammes, qui, d’après l’évaluation exagérée du tarif des douanes françaises, représenteraient 5,472,000 francs, et qui ne valent, en réalité, que la moitié de cette somme ; les tissus de soie figurent pour 3,539 kilogrammes, dont la valeur douanière est de 424,000 francs, et la valeur réelle de moitié ; les divers tissus de laine, pour 20,225 kilogrammes, qu’on peut évaluer à 400,000 francs[3].

Il existe enfin, outre les 34 marchés soumis à la police européenne, des marchés purement arabes, sur lesquels notre action est indécise, et dont l’importance ne nous est pas encore pleinement révélée. Telles sont les haltes du petit désert, ou les nomades du Sahara se rencontrent avec les Arabes du Tell pour leurs grands échanges. Le régime habituel des tribus sahariennes ne serait pas assez substantiel sans les grains que leur sol desséché ne leur fournit pas ; elles ont besoin de blé, non comme base de nourriture, elles ne seraient pas assez riches pour acquérir les quantités nécessaires, mais pour la préparation de certaines pâtes, mélangées de miel et d’arome, qui tiennent place dans leur alimentation ordinaire. Elles achètent donc des céréales, et, par occasion, des objets européens qui sont de luxe pour elle, tels que des tissus de coton ou de soie, des outils, de la quincaillerie, des épices, de la bijouterie. Leurs moyens d’échange consistent en dattes, laines filées ou toisons, étoffes à l’usage des Arabes, tissus en poil de chameau pour la confection des tentes. Elles ont encore le monopole des produits de l’Afrique centrale, plumes d’autruche, poudre d’or, aromes, matières tinctoriales. Quoique la France n’intervienne pas directement dans ces transactions, il est incontestable qu’elle en recueille quelques fruits.

Il ressort de ces détails une preuve nouvelle d’un fait qui a déjà été signalé, c’est que les Arabes prennent goût à l’existence européenne. Les denrées exquises de nos colonies, les étoffes de nos fabriques, transportées sous la tente, au sein des familles, y introduisent une sorte de luxe qui passera peu à peu dans les habitudes et corrigera l’âpreté des premiers instincts. Ici se produit un phénomène économique aussi bien fait pour provoquer la curiosité des hommes de théorie que l’application des hommes d’état. Au point de vue commercial, les habitans de la France africaine se trouvent à notre égard dans la situation où nous nous trouvons nous-mêmes relativement aux nations chez lesquelles nous plaçons nos produits. Cette vente de 30 à 40 millions que notre présence assure est, pour ainsi dire, le commerce étranger des Arabes. La population algérienne étant douze fois moins nombreuse que la population française, si l’on multiplie par douze les 35 millions de denrées vendues aux Européens, on arrive au chiffre de 420 millions. Or, le commerce extérieur de la France ayant été, pendant les cinq dernières années, de 746 millions en moyenne, il résulte que nous avons créé pour les Algériens un débouché supérieur déjà à la moitié du commerce français. Ainsi, indépendamment de la faculté offerte aux indigènes d’entrer dans les rangs de l’armée comme soldats, dans l’administration comme agens, dans l’industrie et l’agriculture comme marchands, ouvriers ou laboureurs, ils ont acquis une position commerciale admirable, un débouché de moitié aussi vaste que celui de la seconde nation commerçante du monde, et cette situation ne peut qu’être améliorée par le temps. Après avoir joui instinctivement de ces avantages, les Arabes en sont venus à les comprendre, à les apprécier. Voilà pourquoi la révolte ne nous semble plus à craindre. Il faudrait qu’un peuple fût bien cruellement provoqué, pour que l’orgueil national l’emportât sur d’aussi puissans intérêts.


III. — RÉSUMÉ.

Un peuple belliqueux et farouche est mis hors de combat par une tactique habile : une discipline forte, quoique légère, le retient comprimé. En maudissant peut-être par habitude le joug de l’infidèle, l’Arabe s’étonne des avantages qu’il y trouve et il s’accoutume à en jouir. Sous l’influence de ces sentimens, une sécurité sans exemple établit. Les foyers de rébellion s’éteignent d’eux-mêmes. Ce spectacle a de la grandeur ; c’est le beau côté de l’œuvre accomplie en Afrique.

Le développement administratif, subordonné à la conquête militaire, en a suivi les phases. Malgré les mécomptes et les erreurs inévitables, une organisation puissante a été créée. Des courans de populations établis entre l’Europe et l’Afrique ; les trois grands instrumens de la civilisation, la religion, la justice et l’instruction publique, constitués ; le chaos de la propriété débrouillé, les travaux d’installation militaire à peu près achevés, les travaux civils d’utilité publique en voie d’exécution, le domaine public reconnu, le commerce régularisé, l’ordre introduit dans la fiscalité, sont des résultats considérables. Le cadre de la colonisation existe, et ce cadre a été établi avec une ampleur digne d’un grand peuple.

Mais l’Algérie a été la principale cause des embarras financiers que subit la France : après avoir absorbé déjà 1,100 millions, elle nous impose un sacrifice annuel de 82 millions net. Peut-on espérer dans un avenir prochain, nous ne dirons pas des bénéfices rémunérateurs, mais une simple diminution de dépenses ? Les faits vont répondre. Les propriétaires et les colons concessionnaires possèdent depuis nombre d’aunées 300,000 hectares ; malgré les ordonnances, les subventions, les menaces, la dixième partie seulement de cette superficie présente les apparences de la culture. Pourquoi cette stérilité ? Les ressources commerciales et industrielles sont nombreuses, mais on ne pourrait citer mais on ne pourrait citer encore aucun de ces grands courans d’affaires qui font refluer l’argent dans les caisses de l’état. Pourquoi cette inertie ? Les colonies agricoles rendront-elles jamais les 50 millions qu’elles vont coûter ? Qu’on se représente une famille pauvre, faisant de la petite culture à force de bras sur trois ou quatre hectares, et qu’on se demande sérieusement ce que le fisc en pourrait jamais tirer. L’accroissement artificiel de la population aura sans doute pour effet d’augmenter un peu le chiffre des recettes de la douane ; mais ce bénéfice entraîne un inconvénient qui n’a pas été assez remarqué. Les marchandises expédiées de France en Algérie ayant droit à la prime d’exportation, il se trouve que le trésor donne plus à leur sortie de France qu’il ne reçoit à leur entrée en Afrique. En 1846, l’administration des douanes a payé ainsi 4,207,086 francs, et n’a reçu que 3,880,000 francs. En 1847, après avoir payé aux expéditeurs 3,787,000 francs, on a touché seulement 2,943,000 francs. La prime de sortie, dira-t-on, n’est que la restitution d’un droit prélevé à l’entrée en France des matières premières ; néanmoins ces remboursemens n’auraient pas diminué la recette du trésor, si les consommateurs étaient restés en France, au lieu d’émigrer en Algérie. Nous n’aimons pas ces évolutions de chiffres, qui grossissent fictivement les recettes et trompent le pays par des apparences de prospérité.

Ne nous abusons pas : ce sera un jour plein de dangers pour l’Algérie, que celui où la France ouvrira les yeux sur cette situation. Ce jour arrivera infailliblement, prochainement peut-être, si on ne cherche pas des voies nouvelles. Nous ne voudrions pas que ce langage eût, dans notre bouche, l’accent d’un reproche à l’adresse de l’administration algérienne. Nous avons étudié d’assez près les affaires d’Afrique pour savoir qu’il eût été aussi difficile d’éviter les erreurs dans l’exécution qu’il nous est facile, à nous, de juger les actes accomplis. Nous allons exprimer une triste conviction. L’Algérie ne peut exister commercialement, elle ne peut dédommager la France qu’à la condition d’organiser de grandes et riches cultures, de multiplier les exploitations lucratives. Or, cette condition ne sera remplie que par l’intervention suprême de l’état, avec l’argent avancé par l’état. Ce qui s’est fait à Java doit nous servir d’exemple[4]. La Hollande fléchissait aussi sous son fardeau, lorsque le gouverneur Van den Bosch, après avoir conçu un plan d’exploitation qui conciliait les intérêts de la métropole avec ceux des spéculateurs, avertit les colons que le gouvernement leur ferait, avec la plus grande libéralité, les avances de fonds nécessaires pour fonder de grands établissemens, à la seule condition par eux de se conformer aux intentions tutélaires du pouvoir. Depuis cette époque, Java donne des bénéfices à la Hollande. On ne trouve pas communément des administrateurs comme Van den Bosch, et d’ailleurs nul homme, en France, n’oserait prendre la responsabilité qu’a supportée glorieusement le colonisateur de Java. On pourrait le remplacer par un conseil composé d’agronomes, de financiers, d’économistes, de commerçans, d’ingénieurs, hommes de pratique et d’initiative, cherchant uniquement l’intérêt de la métropole dans le secours offert aux colons, concevant des opérations fécondes, et servant d’intermédiaires entre le gouvernement et les entrepreneurs.

Encore des millions à donner, va-t-on dire ; où la France les prendrait-elle ? Qu’on ne s’effraie pas à l’avance. On peut, selon nous, commanditer largement les spéculations nécessaires pour vivifier la colonie sans augmenter les chiffres du budget actuel. Il suffit, par un simple déplacement de crédit, de donner un emploi fécond à des sommes dépensées improductivement.

Supposons un instant que la population européenne de l’Algérie soit augmentée et assez bien groupée pour opposer une masse respectable aux agressions des indigènes ; il résulte de ce seul fait un double bénéfice : réduction de dépenses par le rappel d’une partie des troupes nécessaires aujourd’hui, et augmentation de recettes par l’accroissement naturel de la consommation. En admettant que les économies d’une première année fussent de 10 millions, et que cette somme fût employée pour commanditer des créations nouvelles, vous augmenterez encore le peuplement, les travaux, les profits, la matière imposable ; cet accroissement se multipliera d’année en année avec la puissance de l’intérêt composé, et on en viendra infailliblement au point où les recettes feront équilibre aux dépenses.

Trente millions versés en Algérie, non pas pour cantonner des pauvres dans des baraques, mais pour fonder, de concert avec les anciens colons, avec les propriétaires du sol qui reste inculte, des banques, des cultures riches, des exploitations de mines, des usines, des entreprises commerciales ; trente millions ainsi employés amèneraient en Afrique 30,000 ames de plus. Un tel renfort permettrait de réduire l’effectif a 60,000 hommes : première économie d’un cinquième sur les dépenses (le l’armée, soit 10 millions. Qu’on retranche 2 millions aux travaux militaires ; que, sur les 8 millions des travaux civils, on en consacre 4 d’une manière spéciale à ces nouvelles créations ; qu’on donne le même emploi à la moitié du fonds de colonisation, et voilà déjà une vingtaine de millions disponibles pour la commandite. En second lieu, à la faveur d’une activité féconde, vous pouvez obtenir une dizaine de millions encore par l’établissement de l’impôt foncier, par l’accroissement du revenu des douanes et une réforme dans le système des primes, par l’utilisation des propriétés domaniales, par l’accroissement des relations avec les Arabes, et surtout en tirant intérêt de l’argent engagé par l’état dans les opérations dont il serait le promoteur. Après quelques années de ce régime, on aurait créé une population assez compacte pour se faire respecter, et il deviendrait possible de réduire l’armée à sa plus simple expression : ce minimum serait environ 36,000 hommes de troupes françaises, appuyés par les corps indigènes et par de nombreuses milices coloniales. La dépense totale serait alors, par aperçu, de 60 millions, et les revenus de 30. Pour établir l’équilibre, il resterait à la métropole des recouvremens à effectuer pour les avances de toute nature qu’elle aurait faites à la colonie ; le dédommagement serait complet, si, dans l’intervalle, on était parvenu à fonder les exploitations riches propres à alimenter l’industrie métropolitaine.

Nous ne produisons pas un système de plus. Nous signalons un aperçu de simple bon sens : c’est une saillie hors de l’ornière. Beaucoup de personnes se récrieront à cette idée d’une, commandite offerte par l’état à des particuliers : c’est une opération anormale, nous en convenons ; mais n’est-ce pas aussi une entreprise en dehors de toutes les règles que celle d’improviser, sur un sol inconnu, une société pareille à celles qui sont l’œuvre des siècles ?


ANDRÉ COCHUT.

  1. Les chiffres, depuis deux ans, ont dû être modifiés en sens contraire : en plus, par des découvertes ou des acquisitions nouvelles ; en moins, par des ventes, des échanges ou des concessions.
  2. Nous avons déjà eu occasion de donner des détails sur les concessions de mines en Algérie. — Revue des Deux Mondes, livraison du 15 septembre 1847.
  3. Nous ferons remarquer, pour être exact, que le second trimestre de l’année, coïncident avec la fin des moissons, est peut-être une époque préférée pour les échanges.
  4. On trouvera d’utiles indications à ce sujet dans la série d’études de M. de Jancigny sur les Indes hollandaises, et notamment dans le troisième mémoire. — Revue des deux Mondes, livraison du 15 février 1849, pages 404 et 405.