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L’Algonquine/Chapitre 7

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La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 33-41).

VII

OÙ LA BREBIS DEVIENT LOUVE

La patrouille n’avait pas encore sonné l’heure du couvre-feu.

Il faisait une calme et tiède soirée de fin d’été.

Dans le ciel paisible, la lune montait sereinement. On voyait çà et là des ébauches d’étoiles.

Ce n’était pas le soir, ce n’était pas la nuit, heure de recueillement, de prière, de confidences, de quiétude, de douceur et de mystère.

Giovanni offrait à la caresse de la brise son front fiévreux, se promenait dans les allées du jardin de son hôte. Son agitation contrastait singulièrement avec la paix envahissante de la nature.

Il repassait dans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de France.

Et ses pensées se reportaient constamment vers la même figure étrange et superbe qui le hantait avec force.

Il prenait plaisir à poser cette figure dans son imagination et son cœur.

Il prêtait à cette Indienne toutes les qualités et les vertus inhérentes à la femme.

Et sa méditation, transportée dans les espaces sur les ailes de l’amour exalté, lui présentait l’Algonquine non plus sous les traits d’un être mortel, périssable, mais sous ceux d’une fantastique divinité.

Parfois, il s’en voulait presque d’être aussi follement épris d’une femme qui n’était pas de sa race, alors qu’il était poursuivi par l’amour de cette Française dont la souveraine beauté faisait tant de malheureux.

Mais sa passion pour l’Algonquine était, il le savait bien, supérieure à sa volonté.

On ne commande pas à l’amour, on le subit.

C’est un magnétiseur auquel nul ne résiste.

Une fois qu’il a jeté son dévolu sur un être, cet être n’a plus qu’à se soumettre. Il lui faut accepter toutes les lois qu’il plaît à l’amour de lui dicter.


DURA LEX SED LEX.

L’amour est un chérubin aux yeux d’azur et aux cheveux d’or qui, du soir au lendemain, devient un tyran impitoyable qui se nourrit du sang de ses victimes.

Giovanni regrettait maintenant d’être resté, car plus il tarderait, plus il lui en coûterait de partir.

Sa passion grandissait comme le vent qui précède la tempête.

Comment, désormais, pourrait-il se passer de la présence de l’Indienne ?

Et cependant, il ne la voyait qu’à de rares intervalles, comme une merveilleuse apparition.

Il était sûr, aujourd’hui, qu’il ne pouvait plus vivre sans elle.

Ah ! pourquoi n’était-il pas dans une position qui lui permît d’offrir sa vie à cette Algonquine adorable !

Alors, il n’attendrait pas un jour, une heure, une seconde. Il se jetterait à ses pieds, et lui donnerait son cœur.

Mais, hélas ! que pouvait-il, lui, le pauvre hère, l’enfant volé ?…

Savait-il comment il subviendrait même à ses propres besoins ?…

Son lot n’était pas gai.

Il ne se rappelait le bonheur que comme un rêve éphémère et impalpable.

C’était un fruit défendu dans lequel il n’avait guère eu le temps de mordre sans en savourer la douceur.

Soudain, Giovanni fit un pas en arrière et poussa un cri de surprise.

— Oroboa !

L’Indienne venait d’apparaître de la profondeur d’un massif d’arbustes.

Elle ne dit pas un mot, muette elle-même de stupeur.

Et tous deux se contemplaient en silence, comme deux êtres qui se seraient aimés de toute éternité sans ne se l’être jamais dit, ni s’être regardés de si près.

Giovanni porta la main à son chapeau.

Il allait saluer et passer outre, en commandant à son cœur de se taire.

Mais sa destinée, plus forte que sa volonté, devait s’accomplir.

S’inclinant avec grâce et respect, comme il l’eût fait devant une grande dame de Versailles, il dit, tête nue :

— Mademoiselle, le caprice des événements ou quelque autre ne m’ont jamais permis de faire votre connaissance. Permettez-moi, cependant, de vous dire tout le bien que je pense de vous.

Nature simple et naïve, âme neuve à la vie, l’Algonquine ne connaissait pas l’art de la dissimulation.

Enfant des bois, son cœur avait la limpidité et la spontanéité du ruisseau qui se promène en chantant dans les méandres de la forêt vierge.

Elle sourit ingénument. Ses petites dents blanches et régulières parurent comme deux rangs de perles immaculées dans un écrin de velours pourpre.

— Oh ! monsieur, répondit-elle avec effroi, en balbutiant, si l’on nous surprenait ici, il nous arriverait malheur.

Or, dans l’esprit d’Oroboa, c’était elle, c’était Johanne, c’était la rivale.

Ces deux êtres se parlaient pour la première fois.

Et cependant, Oroboa s’exprimait comme si l’un et l’autre se fussent connus depuis longtemps, comme si déjà, tous les deux se fussent avoué leur amour.

C’est que cet amour avait germé dans leur cœur comme une fleur à la croissance hâtive et riche.

Il en est des amours comme des fleurs : les unes croissent lentement sur le bord du chemin au grand soleil, exposées à tout instant à être foulées aux pieds du passant, les autres germent rapidement et avec sécurité dans les profondeurs des solitudes où ne va jamais le pied de l’homme.

C’était la première fois que se rencontraient Oroboa et Giovanni. Néanmoins, l’Algonquine disait : « Si l’on nous surprenait ici, il nous arriverait malheur. » Comme si, par le fait qu’ils se parlaient en tête-à-tête, ce soir-là, dans ce jardin, ils commettaient un crime.

Ah ! c’est qu’ils s’aimaient, et que ce qui eût été inoffensif pour deux personnes indifférentes l’une à l’autre se changeait en faute contre la prudence, et en danger contre leur propre sécurité.

— Mais, reprit Giovanni, quel mal y a-t-il donc à ce que nous causions à cette heure, dans ce jardin ? Quand même on nous surprendrait, je ne sais pas trop ce qui pourrait nous arriver de regrettable. Et d’ailleurs, nous ne nous cachons pas.

— Quel mal ! s’écria l’Indienne. Ignorez-vous donc que Mademoiselle de Castelnay vous…

L’Algonquine n’osa compléter sa pensée.

Elle se taisait.

— Eh bien ? demanda Giovanni.

— Vous aime ? dit enfin Oroboa, d’une voix tremblante en baissant la tête.

Alors Giovanni ne put se contenir davantage.

Emporté par sa nature ardente et généreuse, il répondit avec une flamme dans les yeux :

— Ah ! que m’importe, puisque je ne l’aime pas, moi !

Oroboa tressaillit.

— Que m’importe, poursuivit-il avec transport, puisque c’est vous que j’aime, vous, Oroboa, qui avez enchanté mes regards au réveil de mon long évanouissement, vous que j’ai prise alors pour une divinité descendue du ciel pour m’y faire monter avec vous vers le Grand-Esprit.

La jeune Indienne, en entendant ces paroles brûlantes, trembla de tous ses membres.

Giovanni, pensa-t-elle, venait de prononcer son arrêt de mort à elle.

Et cependant, comment décrire la sensation de bonheur incomparable qui l’envahit à ces mots enflammés.

Giovanni l’aimait !…

Elle entendait gronder la tempête, elle voyait le ciel pur de son insouciance se couvrir de gros nuages noirs. Mais devait-elle s’en occuper puisque, dans son âme ravie, le soleil de l’amour se levait radieux et vainqueur.

Pour l’être qui aime, il n’y a pas de lendemain ; aujourd’hui seul existe.

Giovanni s’était rapproché.

— Je ne vous ai vue que de rares instants, continua-t-il, comme une apparition fugitive et insaisissable. Et cependant, je vous aime avec autant de passion et d’admiration que si je vous avais connue et adorée des siècles et des siècles.

J’ai tort, je le sais, de vous dire ces choses.

Ne suis-je pas un pauvre vagabond du monde qui vous suis complètement étranger, indifférent même, je le crains…

Au moment même où Giovanni prononçait ces paroles ardentes, Johanne de Castelnay souffrait un enfer en son âme meurtrie.

Elle allait sortir pour rejoindre Giovanni dans le jardin, quand elle avait vu le jeune homme parler à Oroboa. Piquée de curiosité et dévorée de jalousie, elle s’était dissimulée derrière un rideau.

La gorge sèche, les dents serrées, enfonçant ses ongles roses dans ses chairs blanches, elle suivait d’un œil fiévreux cette conversation dont elle devinait le sujet.

La femme qui aime est étrangement douée. Elle devient un être mystérieux. Sans les entendre, elle sait les paroles adressées par celui qu’elle aime à une rivale heureuse.

Un homme, à qui une femme est indifférente, ne parle pas comme Giovanni parlait à ce moment à l’Algonquine.

Rien que la manière dont il penche la tête en avant pour lire dans les yeux de la bien-aimée la réponse qui le rendra heureux ou malheureux découvre sa pensée à l’infortunée qui guette le moindre de ses mouvements, trop loin pour entendre les propos enflammés.

Les amoureux, dit-on, sont tous fous. Que ce soit vrai ou non, Giovanni commit, ce soir-là, une folie, ou du moins une imprudence qui devait être cause de malheurs irréparables.

Laissant tomber son chapeau à ses pieds, il prit avec transport les mains de l’Algonquine dans les siennes.

— Oroboa, m’aimez-vous, demanda-t-il ?

À ce moment, Johanne de Castelnay, cédant à un mouvement de colère qu’elle ne pouvait maîtriser, s’était démasquée.

Elle apparut dans l’encadrement lumineux de la fenêtre comme une blonde déesse superbe de courroux et de haine.

Si ses mains eussent été chargées de foudres, elle les eût lancées avec le délire de la vengeance sur la tête des amants.

Oroboa allait répondre quand, levant les yeux, elle aperçut Johanne.

La jeune Indienne poussa un cri d’effroi.

Un instant, fascinée comme l’oiselet sous le regard magnétique de l’aigle, elle demeura immobile les yeux rivés sur ceux de Johanne.

Enfin, faisant un effort pour échapper à ce magnétisme, elle se sauva dans la direction de la maison.

Au comble de l’étonnement, Giovanni se retourna pour suivre Oroboa.

Elle avait disparu.

Toutes les fenêtres étaient plongées dans l’obscurité.

La fille du baron de Castelnay s’était vivement jetée derrière les rideaux de velours.

Pour rien au monde elle n’eût voulu être surprise à espionner celui qu’elle chérissait plus que son âme.

Giovanni, se méprenant sur la manière d’agir de l’Algonquine, s’accouda à la margelle du puits, à l’endroit même où elle s’était appuyée pensivement, le matin qu’il l’avait découverte de sa fenêtre fleurie.

Et, regardant distraitement l’image de la lune argentée dans l’eau calme et noire du puits, il se demanda s’il ne quitterait pas sur-le-champ ces lieux où il n’était venu que pour ajouter une souffrance de plus à sa vie qui n’avait été qu’une amère déception.

Cependant, derrière le rideau que venait de laisser retomber la main tremblante de Johanne de Castelnay, il y avait un déchaînement d’une âme humaine en fureur, plus sinistre à voir que le coup de vent qui balaie tout sur son passage.

Johanne, les yeux secs et chargés de colère, les narines dilatées et frémissantes, les lèvres pâles, lance violemment par terre un sèvres que lui avait envoyé quinze jours auparavant Pierre de la Ferté, lieutenant dans le régiment de Carignan, qui poursuivait Johanne de sa flamme.

La porcelaine, en se rompant sur le tapis à fond chamois parsemé de gerbes d’héliotropes, rend un son plaintif. C’était le cœur du pauvre de la Ferté qui se broyait. Et il y avait comme des gouttes de sang sur les feuilles brisées des roses peintes sur le vase.

Cette bourrasque passée, les nerfs de la jeune fille se détendent et elle s’écroule en travers de son lit. Comme les nuages gris d’un ciel de tempête, ses yeux laissent couler des torrents de larmes.

Ses bras se tordent de désespoir et ses épaules sont secouées de spasmes de douleur. Son opulente chevelure s’est défaite, et l’on dirait que sa figure enfoncée dans les couvertures du lit est recouverte d’une chatoyante écharpe d’or fin.

Que va-t-elle devenir ?

Hélas ! comme elle paie cher tout ce qu’elle a fait souffrir à ses rivales !

Les souffrances de l’amour, ne sont pas des souffrances, c’est un enfer.

Est-il donc possible qu’une femme aime avec tant de passion, d’oubli d’elle-même, de folie ?

Par moments, un désir immense naît en elle d’aller se traîner, elle la superbe, aux pieds d’Oroboa, et de mendier de cette Indienne le penchant de Giovanni.

Va-t-elle laisser s’échapper cet amour après avoir tant fait pour le retenir ?

Non, jamais !…

Ah ! que n’avait-elle écouté ses appréhensions ?

Pourquoi avoir laissé si longtemps l’Algonquine vivre de la même vie qu’elle et que lui ?…

Pourquoi ne l’avoir pas éloignée le premier jour de l’arrivée du séduisant inconnu ?…

Cet homme, pouvait-on le voir sans être porté vers lui ?…

Elle avait permis à l’enivrement de grandir dans le cœur de ces deux êtres, et maintenant, il était trop tard pour défaire ce que la destinée plus puissante qu’elle avait voulu.

L’Indienne allait partir, néanmoins.

Et si elle, la fille du baron de Castelnay, ne pouvait obtenir avec tous ses charmes l’affection que lui volait cette squaw, au moins, elle ne sera pas condamnée au supplice de supporter sa présence odieuse dans cette maison.

Oroboa partirait demain, non, ce soir même.

Que lui réservait le sort, peu importe, mais elle ne pouvait rester une heure de plus sous ce toit où elle n’eût jamais dû entrer.

Il faut qu’elle s’en aille ! il faut qu’elle s’en aille, répétait étourdiment et tout haut Johanne, pour ne pas s’attendrir.

Elle se leva, répara le désordre de sa toilette, et se bassina les yeux avec de l’eau froide. Puis elle alla frapper à la chambre de son père d’une façon qui indiquait sa volonté autoritaire et l’état de son esprit.

Elle savait M. de Castelnay encore debout. Le baron, en effet, ne se mettait jamais au lit, sans avoir lu, une heure au moins, des pages d’auteurs français ou latins.

Dès qu’il aperçut sa fille, il ferma son livre qu’il déposa sur une console.

— Bonsoir, Johanne, dit-il. Le soir et le matin, quand vous m’offrez à baiser votre front si pur, sont les moments les plus doux de mon existence.

Johanne approcha des lèvres de son père sa tête gracieuse couronnée du diadème d’or, mais la tempête grondait sous ce crâne.

— Mon père, dit-elle, sans préambule et avec fermeté, il faut qu’Oroboa parte d’ici.

Le baron de Castelnay sursauta :

— Vous avez dit ? fit-il répéter, n’en pouvant croire ses oreilles.

— J’ai dit que l’Indienne Oroboa doit quitter cette maison sur-le-champ. Elle y est même demeurée trop longtemps.

— Mais pourquoi cette aversion subite ? demanda M. de Castelnay. Vous m’avez constamment paru avoir une grande sympathie, une amitié sincère même, pour l’Algonquine que nous avons accueillie ici.

— Mes sentiments ont changé, voilà tout, répondit froidement la jeune fille.

— Oui, mais je ne trouve pas, moi, que cela soit si simple. Enfin, nous ne pouvons pas mettre cette pauvre enfant à la porte sans motifs, pour le moins raisonnables.

— Des motifs, j’en ai.

— Lesquels ?

Johanne allait faire des aveux, tout dire.

Elle fut sur le point de dévoiler ses sentiments pour Giovanni, ses craintes, ses espérances, ses doutes, sa jalousie, et enfin la conversation du jardin qu’elle avait surprise tout à l’heure.

Elle se ravisa.

— Il n’est pas temps que mon père sache toutes ces choses, se dit-elle.

Alors elle se fit câline, et se coulant sur les genoux du baron, elle appuya sa tête sur la poitrine de son père, dont elle emprisonna le cou de ses deux bras, de ces bras de femme belle qui sont d’autant plus puissants qu’ils paraissent moins forts.

Petit père, supplia-t-elle, ne me demandez pas de raisons, le voulez-vous ? Qu’il vous suffise de savoir que j’en ai de bonnes et de sérieuses. Allons ! ne refusez pas cette faveur à votre fille, à votre Johanne qui vous aime bien, qui vous aime tant, répéta-t-elle, en promenant ses doigts fins dans la barbe blanche du baron.

— Non, répondit carrément M. de Castelnay. Je ne puis congédier cette jeune fille sans savoir ce que vous avez contre elle. Ce ne serait pas digne d’un gentilhomme. Et puis j’ai une affection sincère, moi, pour cette enfant.

Un éclair passa dans les yeux de Johanne, et elle se mordit les lèvres au sang.

— Lui aussi, se dit-elle. Mais qu’a-t-elle donc de si captivant. On dirait, ma foi, qu’elle les a ensorcelés.

Soudain, obéissant à son impétuosité naturelle, elle se leva en s’écriant :

— Mais vous l’aimez donc plus que votre propre fille cette misérable coureuse des bois, puisque entre nous deux, c’est elle que vous choisissez. Ne refusez-vous pas d’acquiescer à la prière de votre enfant pour plaire à une aventurière, à une squaw ?…

— Allons ! vous êtes folle, ma chérie, dit avec douceur M. de Castelnay. La colère vous égare. Vous savez bien que je vous aime plus que ma vie, et qu’il n’y a pas une femme en Europe, ni dans la Nouvelle-France, de comparable à vous.

Mais voyons, continua-t-il, en lui prenant la main et en l’attirant à lui, je fais appel à votre bon cœur et à votre esprit de justice. Vais-je commettre l’injustice et la cruauté de mettre à la porte cette malheureuse dont nous n’avons qu’à nous louer, et qui a si grandement souffert.

— La malheureuse a été plus que dédommagée de ses souffrances, repartit Johanne avec un sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? demanda le baron. Voulez-vous parler de l’hospitalité que nous lui avons donnée ?

— Non pas, mais…

Cette fois encore, Johanne arrêta l’aveu sur ses lèvres.

— Mais ?… répéta M. de Castelnay en passant son bras autour de la taille souple de sa fille qu’il força gentiment à se rapprocher de lui.

Johanne s’agenouilla aux pieds de son père, et, dit en s’efforçant d’adoucir tout ce qu’il y avait de rancœur dans sa voix :

— L’homme qui a sauvé la vie de votre fille aime Oroboa.

Le baron de Castelnay fronça les sourcils.

— Comment le savez-vous ? interrogea-t-il.

— Je l’ai surpris ce soir même, qui, la main dans la main, parlait tendrement à l’Algonquine.

— Cet inconnu profiterait-il de mon hospitalité pour conter fleurette à Oroboa, dit le baron avec humeur.

Johanne ne savait mentir.

Elle avoua en toute franchise qu’elle ne croyait pas que le jeune homme eût jamais parlé à l’Algonquine, avant ce soir-là. Elle ajouta que, le matin même, il avait demandé à partir.

— Et c’est parce que l’inconnu aimerait Oroboa que vous voulez la chasser ? demanda M. de Castelnay, qui craignait de comprendre.

— Il y a une autre raison, mon père, répondit Johanne avec hésitation.

— Laquelle ?

— C’est que… j’aime Giovanni.

— Giovanni ? répéta le baron, quel est ce Giovanni ?

— Notre hôte, père.

— Qui vous a dit son nom ?

— Lui-même.

— Giovanni, c’est un nom de baptême, bien que la consonnance n’en soit pas bien française. Mais il doit avoir un nom de famille, ce jeune homme ?

— Je ne lui en connais pas.

— Alors, il ne vous a donné que son premier nom.

— C’est son premier et son dernier. Il n’en connaît pas d’autre.

— Mes félicitations, dit M. de Castelnay avec ironie, vous êtes bien renseignée sur le compte de votre chevalier errant. Il est vrai que vous en savez plus long que moi, puisque je ne savais même pas que ce jeune homme qui demeure avec nous depuis un mois s’appelait Giovanni.

— C’est insensé, ajouta-t-il d’une voix grave et comme instinctivement alarmé, de vous attacher à un homme dont vous ne connaissez aucun des antécédents, à un aventurier.

Johanne leva ses beaux grands yeux humides sur son père, et ouvrit les lèvres pour protester contre cette appréciation amère de son adoré.

M. de Castelnay ne lui en donna pas le temps.

— Bien que j’aie beaucoup d’estime et d’amitié pour ce jeune homme, depuis son séjour ici, nous ne savons toujours pas qui il est, ni d’où il vient. Je me défie un peu des héros de passage. Et…

— Oh ! mon père, s’écria Johanne avec transport, si vous aviez entendu parler Giovanni comme je l’ai entendu, vous ne tiendriez pas ce langage à son adresse.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé à moi d’abord ? demanda le baron.

— N’est-il pas naturel que l’homme malheureux se confie à la femme. Et du reste, s’il est sorti de son mutisme, j’en suis la cause. … Vous savez qu’une femme sait tout ce qu’elle veut. Il ne s’agit que de bien s’y prendre.

— Surtout vous, remarqua le baron.

— Giovanni a bien souffert, poursuivit Johanne. Il doit être de bonne lignée. Il demeurait dans un bel hôtel de France. Des bandits l’ont enlevé à ses parents dans sa plus tendre jeunesse. Sans son courage, il eût succombé à la peine. Oh ! je crois tout ce qu’il m’a raconté. Il est noble et bon, beau et brave.

Je l’aime, mon père, je l’aime… je l’aime !…

En prononçant ces paroles, Johanne était transfigurée par l’exaltation de l’amour délirant.

Le baron de Castelnay fut quelques moments sans répondre. Fait étrange, il n’approuvait pas les dispositions de sa fille à l’égard de ce jeune homme sur le compte de qui il ne savait rien ou à peu près rien.

Et cependant, il ne pouvait se défendre d’avoir pour lui une amitié réelle.

Parfois même, il se prenait à réfléchir que Johanne pourrait bien avoir raison.

Et tout désireux qu’il fût de se rendre à la prière de sa fille, il ne se sentait nullement prêt à congédier Oroboa.

Il demande distraitement, les yeux fixés dans le vague :

— Et quand voulez-vous qu’elle parte, Oroboa ?

— À l’instant même, répondit Johanne, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

M. de Castelnay, avons-nous dit, ne pouvait rien refuser à sa fille.

Il dit toutefois :

— Ma fille, vous êtes dans un état d’énervement facile à comprendre, ce soir. La nuit porte conseil. Allez vous reposer. Si, à votre réveil, vous êtes dans les mêmes dispositions d’esprit, eh bien ! nous verrons. Quoi qu’il en soit, un musulman ne mettrait pas une jeune fille à la porte la nuit, et un chrétien vaut bien un musulman.

Allons ! embrassez-moi et bonne nuit, ajouta-t-il, en lui tapotant affectueusement la joue.

Johanne jeta ses deux bras autour du cou de son père et l’embrassa plus affectueusement que jamais.

Et pendant que la fille du baron de Castelnay se retirait dans sa chambre blanche et lilas pour prendre son repos de la nuit, si l’on peut appeler repos un sommeil qui devait être traversé de rêves de bonheur et de tourments, il se passait dans le jardin une scène d’une tristesse empoignante.

On se rappelle qu’Oroboa s’était enfuie remplie de terreur, quand elle avait aperçu la blonde apparition de Johanne dans la baie illuminée de la croisée de la jeune fille. Elle avait dirigé sa course vers la maison, mais elle s’était jetée dans un massif d’arbustes pour réfléchir à la conduite qu’elle allait tenir.

Avec ses appréhensions de femme sensitive, elle pensait au malheur qui la guettait avec une joie féroce.

Elle se rappela alors, avec épouvante, avoir vu dans un des livres de contes que Johanne avait conservés au nombre des reliques de son enfance, une belle fille changée en fée hideuse par des puissances supérieures pour avoir envié le bonheur d’autrui. Cette belle fille ressemblait à Johanne avec ses cheveux d’or, ses yeux de pervenche et sa peau blanche, comme le lait d’ânesse, dans lequel se baignaient des princesses. Mademoiselle de Castelnay allait donc devenir pour elle, pauvre petite Indienne, cette fée méchante, envieuse de son bonheur.

Elle frémit.

Soudain, l’Algonquine entendit des éclats de voix.

Attirée par sa curiosité de femme anxieuse, elle rampa, à la façon des Indiens dans les forêts, jusqu’à la fenêtre du baron de Castelnay, située au premier étage.

Tapie contre le mur dans le silence de la nuit descendue sur la terre, elle surprit, avec une douleur indescriptible, toute la conversation de Johanne, qui trop peu avisée pour être prudente, avait crié son ressentiment contre l’Algonquine.

Oroboa, qui, de sœur adoptive affectionnée, était devenue la rivale exécrée, versa des pleurs amers.

L’avenir ne l’effrayait point, mais elle avait hélas ! le pressentiment qu’elle quittait pour toujours celui qu’elle chérissait maintenant plus que ses bois et ses lacs où elle avait vécu ses premières années.

Elle aimait avec toute la passion d’une enfant des forêts vierges elle avait toute l’ardeur naïve de la jeune fille que n’a pas flétrie la civilisation des villes. Une fois seule, elle avait échangé quelques paroles avec Giovanni, et cependant, elle l’avait proclamé dans son cœur son Grand-Esprit, son dieu vers qui montaient, comme un encens, toutes ses pensées et ses invocations les plus humbles et les plus ardentes d’amante muette.

Ô sublimité fascinatrice de l’éveil d’une âme plus belle et plus pure que le lys cultivé par des mains d’archange dans les jardins célestes ! Trésor ineffable que ni les pierreries, ni l’or, ni l’argent ne peuvent conquérir, qui rejette dans l’ombre le monde avec ses ambitions et ses gloires !

L’enfant des bois s’était attachée de toute la force de son être. Sa dévotion n’était tarée d’aucune pensée de lucre ni d’intérêt mesquin. Elle aimait sans raisonnement, aveuglément, avec toute l’essence immaculée de l’amour, laissant s’éclore dans toute leur puissance et leur suavité les fibres les plus intimes de son âme de vierge chaste et passionnée.

Oroboa ne savait rien de Giovanni. Son nom, elle l’ignorait. Et cependant, elle aimait cet inconnu avec toute l’extase d’une infortunée qui, après avoir cruellement souffert, verrait soudain, sous la poussée d’un bras divin, s’ouvrir, devant ses regards émerveillés, les portes étincelantes d’un paradis de jouissances ineffables.

Comprend-on alors son désespoir, quand elle entendit Johanne clamer son amour pour Giovanni, et exiger du baron de Castelnay qu’il la chassât, elle, de cette maison ?…

En vouloir à Johanne ou à M. de Castelnay, qui l’avaient secourue dans son infortune, elle n’y songea même pas.

Mais, conservant dans sa nature un reste de fatalisme indien que n’avait pas complètement enlevé l’eau du baptême des chrétiens, elle courba la tête sous l’irrésistible loi de la fatalité.

Sa fierté naturelle, toutefois, se réveilla.

— Chassée !…

Était-elle donc si coupable ?…

Aimer est donc un crime épouvantable, puisqu’il est suivi de châtiments aussi douloureux.

Non, on ne la chassera pas. Elle partira d’elle-même.

Elle ne permettra pas à ceux qui l’ont comblée de bontés de commettre cette bassesse.

Où ira-t-elle ?…

Que deviendra-t-elle, seule au monde, sans appui, dans un pays conquis ?…

Elle l’ignore.

Elle sait bien, néanmoins, qu’elle ne peut demeurer une heure de plus chez le baron de Castelnay.

Et tout le temps qu’elle est plongée dans ses sombres réflexions, elle ne prend pas garde que la nuit est venue ; que, poussée par un vent du sud-ouest qui souffle avec violence, la tempête s’élève au-dessus de Charlesbourg ; que le tonnerre gronde avec des déchirements sinistres d’éclairs.

Soudain, un coup de tonnerre strident qui semble ébranler le roc sur lequel Québec est assis, arrache l’Algonquine à ses pensées.

Elle se signe, et s’enfuit en disant :

— Oh ! Dieu, qui m’avez fait chrétienne comme mademoiselle de Castelnay, protégez-moi, secourez-moi !

Elle disparaît dans la nuit et la tempête.

Mais, avant de quitter ces lieux pour toujours, elle se retourne.

Une lumière brille dans l’obscurité. Giovanni, la tête appuyée sur l’une de ses mains, est accoudé à sa fenêtre, inconscient de l’orage.

L’Algonquine alors, de la profondeur des ténèbres, envoie à l’aimé qu’elle ne reverra jamais un baiser porté sur les ailes de son âme.

— Visage-pâle charmant, dit-elle, le Grand-Esprit ne sera plus avant que je cesse de t’aimer.

Adieu !…