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L’Algonquine/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 42-46).

IX

SUR LA GRANDE ROUTE DE LA VIE.

Giovanni allait au hasard, d’un pas pesant, comme si une main tyrannique eût jeté sur ses épaules un manteau de plomb.

Il n’était qu’à la fleur de l’âge, à cette époque où à travers le prisme miroitant et trompeur des illusions de la jeunesse, on échafaude les plus beaux rêves de la vie, rêves de fortune, d’amour, de gloire

Et cependant, nouveau Prométhée du destin, le malheur rongeait son cœur sans cesse renaissant.

Dans son enfance, on l’avait brutalement enlevé à l’affection des siens, le livrant à toutes les surprises et à toutes les misères d’un monde méchant. Et aujourd’hui, après qu’un ange charmant de beauté, de candeur et de bonté avait mis sur ce cœur lacéré un baume divin, il se voyait subitement enlevé l’amour d’Oroboa, tout son espoir, toute sa vie.

Qui donc, pensait-il, avait forcé l’Algonquine à partir ?

Johanne aurait-elle surpris leur attachement ?

Aurait-elle chassé l’Indienne ?

Mademoiselle de Castelnay aurait-elle, par hasard, joué la comédie pour faire croire que l’Indienne s’était enfuie de son plein gré ?

Mais Giovanni se refusait à admettre que tant de perfidie pût résider dans le cœur d’une créature aussi belle et aussi bonne que Johanne de Castelnay.

Mais si l’Algonquine était partie d’elle-même, c’est donc qu’elle ne se souciait pas de lui, qu’elle ne l’aimait pas. Savoir ! oh ! savoir ! se disait Giovanni avec désespoir.

Et quel que fût le motif qui eût enlevé la petite Indienne à son adoration, elle était perdue pour lui sans retour !…

S’il ne la retrouvait pas, il ne pouvait plus espérer de bonheur.

Maintenant qu’il la savait loin de lui, l’absence centuplait son amour.

Oh ! il la retrouverait, il le voulait, il le fallait, dût-il lui en coûter la vie !…

Mais où avait-elle dirigé ses pas ? Où avait-elle passé la nuit ?

Était-elle encore dans les murs de Québec ? Poussée par le désespoir ou quelque intérêt particulier, s’était-elle lancée, à l’aventure, dans les forêts des campagnes voisines, irrésistiblement attirée par les mœurs de son ancienne existence nomade ?

Plusieurs fois, il descendit et monta le sentier escarpé qui reliait la haute et la basse ville.

Toujours dans l’espérance d’y rencontrer la fugitive, il pénétra dans les maisons publiques, dans les couvents, à l’église, dans les auberges. Il s’enquit partout, auprès des citoyens étonnés, si on n’avait pas vu une jeune Indienne dont il donnait la description.

On lui répondait généralement que l’on connaissait Oroboa, la sœur adoptive de Mademoiselle de Castelnay, mais qu’on ne l’avait pas rencontrée depuis la veille.

Giovanni avait marché une partie de la journée. Il avait faim, il avait soif, il était harassé de fatigue.

Sans un sou en poche, il savait bien qu’il ne pourrait ni manger, ni trouver un gîte.

Mendier, non, il ne ferait pas cela.

Retourner chez Johanne, jamais !

Il ne se rendrait pas coupable d’une telle faiblesse.

Et puis, pouvait-il être question de manger, de boire ou de dormir tant qu’il n’aurait pas retrouvé l’Algonquine.

Ah ! pourquoi avoir traversé l’océan, pourquoi avoir franchi cette longue distance, si c’était pour courir après cette torture morale d’être si brutalement séparé d’une âme qui était l’essence même de sa vie, sa raison d’être.

Quelle est donc cette folie de l’homme qui le pousse à parcourir le monde pour y trouver le malheur qui vient le relancer si vite à son propre foyer ?

C’est que nous sommes nés pour la souffrance. Que nous nous lancions à la poursuite du malheur, ou que nous l’attendions, c’est un compagnon terrible et inévitable qui nous persécute jusqu’aux portes du tombeau.

Giovanni se laissa tomber sur le seuil en pierre brute d’une maison, se demandant, avec anxiété, si jamais il reverrait la délicieuse petite Algonquine qui lui avait pris son cœur.

Il était là, depuis quelques minutes, la tête dans les mains, quand il se sentit touché légèrement à l’épaule.

Levant les yeux, il aperçut une bonne grosse figure rubiconde, un joyeux officier, qui lui dit d’un ton rude et sympathique :

— Hé ! l’ami, vous m’avez tout l’air d’un homme qui a perdu un pain de sa fournée !

Giovanni ne répondit pas.

L’officier continua :

— Ne pourrais-je pas vous rendre service ?

— Ah ! monsieur, répliqua Giovanni, vous me demandez si vous pouvez me rendre service. Hélas ! j’ai bien peur que non.

Et après un silence :

— Dites-moi, n’avez-vous pas rencontré une Indienne plus belle que l’astre des nuits ?

— Des Indiennes, nous en rencontrons assez souvent, mais des belles, c’est assez rare, ajouta-t-il, avec un sourire.

— Son nom est Oroboa.

— Oroboa ! Oroboa ! attendez-donc un peu, mais je la connais, cette enfant-là. Vous avez raison, mon ami, elle n’est pas laide du tout.

Giovanni s’était levé tout d’une pièce, et saisissant le militaire par les épaules, il s’écria, les yeux brillants d’impatience :

— Vous la connaissez ?

— Eh ! oui. N’est-ce pas cette Indienne recueillie par M. le baron de Castelnay ? L’histoire de cette enfant a fait tout le tour de Québec.

— Oui, oui, précisément, c’est bien elle.

— Eh bien ! je l’ai vue, ce matin, avec un jeune Huron, marchant dans la direction de Sillery. Du pas qu’ils allaient, ils doivent être bien loin, maintenant, à moins qu’ils ne se soient arrêtés à Sillery.

J’en doute fort, cependant, car les Indiens sont souvent pris de nostalgie, et Oroboa qui vient du pays des Algonquins, pourrait bien se rendre directement parmi les siens dans les campagnes environnantes de Trois-Rivières.

D’un autre côté, il est excessivement dangereux pour deux Indiens de traverser seuls ces forêts épaisses, où ils peuvent à tout instant du jour et de la nuit, tomber dans une embuscade d’ennemis. Ils s’arrêteront donc, sans doute, sur leur chemin, pour se joindre à quelque parti d’Indiens amis.

En apprenant qu’Oroboa s’était enfuie avec un jeune Huron, Giovanni, pour la première fois de son existence, fut mordu au cœur par le serpent de la jalousie. Cette blessure le fit horriblement souffrir.

C’était donc pour rejoindre ce jeune Indien qu’Oroboa s’était enfuie de chez le baron de Castelnay. Elle aimait cet aborigène. Tous deux allaient s’unir dans leur pays.

— Cet Indien, demanda Giovanni, en relevant la tête, le connaissez-vous ?

— Non, répondit l’homme de guerre, sans hésiter. Bien que j’aie vécu quinze ans dans cette ville dont je connais à peu près tous les habitants, je n’ai jamais vu cette figure.

Les traits du jeune homme se contractèrent sous la violence d’une douleur nouvelle.

Il était certain, maintenant, qu’Oroboa lui avait caché la vérité, et que cet Indien ne pouvait être que l’amant de l’Algonquine.

Et alors lui qui avait cru aimer, s’aperçut à cet instant, qu’il n’avait pas connu l’amour, puisqu’il avait aimé sans jalousie.

Mais, c’est maintenant qu’il aimait avec toute la passion, la frénésie, l’affolement et l’incertitude de conquérir le cœur de celle qu’on se sent disputée.

— Peut-être, continua l’interlocuteur de Giovanni, aurez-vous une chance de rejoindre l’Algonquine.

— Parlez, de grâce, parlez, supplia le jeune homme.

— Il paraît que le comte d’Yville, officier du régiment de Carignan, doit se mettre en route aujourd’hui même avec une vingtaine d’hommes, chargé d’un message important de Son Excellence auprès du gouverneur des Trois-Rivières.

— Et par où passera cette petite troupe ? demanda Giovanni d’une voix fébrile.

— À cet endroit même. Tenez ! les voici qui viennent.

Le cœur battit fort dans la poitrine du jeune homme. Ces quinze Français et ces cinq Hurons qui s’avançaient au pas militaire, sous le commandement du comte d’Yville, étaient pour Giovanni tout son espoir, son avenir, sa vie.

Les valeureux soldats étaient salués sur leur passage par d’enthousiastes acclamations.

Et ils les méritaient ces vivats, ces héros qui partaient pour une expédition aussi difficile que dangereuse. Il leur fallait franchir quelque cent milles, exposés à chaque pas à donner dans un piège tendu par les Indiens ennemis.

En effet, bien que les Français eussent conclu la paix avec les Iroquois, cette paix était chancelante. On pouvait s’attendre à tout de la part de ces derniers, gens fourbes s’il en fut jamais.

Sous prétexte de poursuivre la guerre avec les Algonquins et les Hurons, leurs irréconciliables ennemis, les Iroquois attirés comme des loups par la soif du sang et l’enivrement des carnages, n’avaient pas cessé leurs incursions dans le pays.

Plusieurs fois, ces chasseurs d’hommes, qui se promenaient par bandes isolées, faillirent compromettre les bienfaits de la paix. Mais il n’en fut rien jusqu’à ce que l’épouvantable massacre de Lachine eût mis le comble à toutes les audaces et donné le signal de la reprise ouverte des hostilités.

Heureux les Français qui tomberaient dans la bataille ! Ils échapperaient ainsi aux tourments les plus atroces qui attendaient les prisonniers et les blessés.

Et cependant, ces champions de la patrie et de la foi partaient le sourire aux lèvres et l’auréole du soldat martyr au front.

La troupe allait passer outre, quand, soudain, Giovanni prenant une décision subite, s’élance résolument au milieu de la chaussée rocailleuse.

Il force les soldats à faire halte.

Enlevant son vieux chapeau déchiqueté, il dit à l’officier à la chevelure blanche et à la haute taille :

— Monsieur le comte, pardonnez à mon audace ; j’ai une faveur à vous demander.

Il s’était fait un attroupement silencieux. Les gens, le cou tendu en avant, attendaient avec impatience, ce qui allait se dérouler.

À la vue de ce beau et fier jeune homme, à l’accoutrement hétérogène, le comte d’Yville tressaillit. Son cœur battit à lui rompre la poitrine. Les paupières humides, il reporta son âme et sa pensée à vingt ans en arrière, à cette époque où, au sein du bonheur parfait, on lui avait pris son cher enfant. Il se dit que son Gaston aurait à peu près cet âge, qu’il serait bien fait comme cet étrange aventurier.

Le comte ne répondait pas regardant toujours cet inconnu tête découverte devant lui.

Et les spectateurs de cette scène extraordinaire trouvaient entre ces deux hommes une ressemblance étonnante, à cette exception que chez l’un, les ans et les chagrins, surtout, avaient changé l’ébène des cheveux en une couronne d’argent, tandis que chez l’autre, il y avait toute l’espérance, la force et l’épanouissement de la jeunesse.

Le comte d’Yville se sentit donc porté spontanément vers ce jeune homme.

Pour couper court à l’émotion qui le gagnait, et pour ne pas se donner en spectacle à la foule, tout sympathiquement curieuse qu’elle fût, il dit avec une bonté et une sollicitude ouvertes :

— Que puis-je pour vous, mon ami ?

— Quel que soit le but de votre expédition, répondit le jeune homme, laissez-moi vous accompagner. Je suis seul au monde, et ne fais que d’arriver en ce pays. Je veux servir la France en ce pays. Mon bras est solide, mon épée bien trempée. La peur je ne la connais pas. Au nom du Christ et de la France, acceptez-moi dans vos rangs.

Ces viriles paroles plurent au comte d’Yville, qui demanda, après un silence :

— Votre nom ?

— Giovanni.

— Votre famille ?

Pour la deuxième fois depuis son arrivée dans la colonie Giovanni avait à répondre à cette demande qui lui faisait monter au front le rouge de la honte.

— Hélas ! dit-il, en baissant la tête, je l’ignore.

Le comte se taisait. Mais il fouillait dans les yeux de cet aventurier, comme s’il eût tenté d’y découvrir quelque image du passé.

Alors, un des soldats de la troupe, se méprenant sur la cause du silence de son chef, crut que le comte d’Yville hésitait à acquiescer à la prière de Giovanni.

Il fit observer timidement :

— Permettez-moi, mon commandant, c’est ce gentilhomme qui, il y a deux mois, a sauvé la vie à Mademoiselle de Castelnay.

Un frisson d’enthousiasme parcourut et les soldats et la foule. La grande voix populaire se fit entendre pressante, impérative.

— Acceptez-le ! acceptez-le ! clama-t-elle.

Le comte d’Yville, levant la main, imposa silence.

— Monsieur, dit-il à Giovanni, tout me parle en votre faveur. Mon cœur m’assure que votre présence parmi nous sera un talisman de bonheur dans notre voyage. Entrez dans nos rangs. Laissez-moi voir votre épée ?

— Soyez sans crainte, observa Giovanni en montrant son arme au comte d’Yville. Le fer de cette lame est solide. Conduit par vous, je saurai bien lui faire accomplir vaillamment son devoir.

Le comte, après avoir examiné l’arme avec soin, la rendit, avec un sourire de satisfaction, au nouveau soldat de la Nouvelle-France.

— Vous avez raison, observa-t-il, j’ai foi en ce bijou-là.

Maintenant, commanda-t-il, en avant ! mes amis, pour Dieu et pour la France !

Les soldats obscurs d’aujourd’hui, mais les héros de demain, se remirent en marche allègrement, accompagnés des bravos de la foule électrisée et des cris cent fois répétés de « Vive la Nouvelle-France ! » « Vive le comte d’Yville ! »