L’Alimentation de Paris/01

La bibliothèque libre.
L’Alimentation de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 279-326).
II  ►
L’ALIMENTATION DE PARIS

I.
LE PAIN, LA VIANDE ET LE VIN.

L’histoire de l’alimentation de la France sous l’ancienne monarchie serait l’histoire d’une série de disettes touchant parfois à la famine. On peut dire avec certitude que notre pays a souffert de la faim jusqu’aux premiers jours du XIXe siècle. Faute de savoir que la marchandise est attirée et trouve son débouché là même où elle est nécessaire, les gouvernemens, pour subvenir aux besoins de la nation et satisfaire aux exigences essentielles de la nature humaine, avaient recours à des mesures empreintes d’empirisme qui, ne s’appuyant sur aucun principe économique, augmentaient le mal, au lieu d’y porter remède. Lorsqu’on 1709 les soldats, à jeun depuis deux jours, disaient au maréchal de Villars : « Notre père, donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, » ils répétaient l’humble prière que la France adressait incessamment à ses rois. Assurément ceux-ci ne restaient point sourds à ces plaintes; toutefois la constitution de l’état était si enchevêtrée d’inextricables privilèges, qu’ils pouvaient, comme Louis XIV, être réduits à manger du pain de disette, mais qu’ils étaient impuissans à nourrir leurs sujets affamés. Le blé, immobilisé par des édits, des arrêts, des déclarations, des ordonnances contradictoires, ne pouvait arriver jusqu’aux lieux de consommation, pourrissait sur place, et le paysan, ce grand producteur de l’alimentation publique, écrasé par des charges énormes, ne trouvant plus nulle rémunération à son travail, laissait ses champs en friche, et abandonnait une culture qui ne lui amenait plus que la ruine et les avanies. Parfois, las de tant de misères, il prenait sa cognée ou sa faux, et demandait à la violence une justice que la loi lui refusait. Il s’appelait alors les Jacques, les pieds-nus, les Guillerys, les croquans, les Gauthiers ; mais on en avait vite raison avec quelques arquebusades. Le pauvre homme, rentré au logis, reprenait le hoyau et se remettait à fouir la terre, car il lui fallait payer les droits innombrables dont il était accablé. Qu’un peuple pressuré comme l’était le peuple français avant 89 ne soit point mort d’inanition, c’est là le miracle. Avant d’être au marché, le sac de blé, le bœuf, avaient souvent payé plus que la valeur qu’ils représentaient. Ces droits, dont Bouteillier appelle l’ensemble le droit haineux, avaient une formule sinistre : « le seigneur renferme les manans sous portes et gonds, du ciel à la terre; il est seigneur dans tout le ressort, sur tête et sur cou, vent et prairie; tout est à lui : forêt chenue, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, bête au buisson, cloche qui roule, onde qui coule[1]. »

Le droit de chasse était un des plus durs, car il contraignait le paysan à faire certaines cultures préférées par le gibier, à laisser les récoltes sur pied, à supporter un parcours violent qui souvent les détruisait. Il n’était point prudent de se plaindre, et à la veille même de la révolution le parlement de Paris, dans un arrêt de 1779, punit comme rebelles les habitans d’une paroisse qui avaient réclamé judiciairement des indemnités pour des délits de chasse. La noblesse et le clergé ne payaient point d’impôts; tout retombait sur le laboureur, qui mourait à la peine. Une caricature qui fut rendue publique vers 1788 peint la situation au vif, et fait voir que les temps sont proches. Un paysan vieux et dépenaillé est penché en avant, appuyé sur sa houe; il ressemble ainsi à une sorte d’animal à trois pattes. Son dos courbé supporte un évêque béat et un noble empanaché qui ne se préoccupent guère du poids dont ils l’accablent. Des lapins, des lièvres, des pigeons, dévorent la récolte mûre. Jacques Bonhomme est pensif, mais ses traits, fortement accentués, expriment tout autre chose que la résignation, et il dit dans un mauvais patois : « A faut espérer qu’eu jeu-là finira tôt! » Ce jeu est fini et pour toujours; l’égale répartition de l’impôt et la liberté du commerce ont sauvé la France au moment où la monarchie la laissait périr entre la famine et la banqueroute. Les lois de 1791, reprenant et appliquant les idées de Turgot, ont assuré désormais la libre circulation des subsistances. Nous avons subi et nous pouvons subir encore un renchérissement accidentel des denrées alimentaires; mais l’approvisionnement de nos marchés sera désormais en rapport avec les besoins de la consommation. C’est par la liberté des transactions qu’on devait arriver sans secousses à ce résultat. Pour y parvenir, il a fallu traverser des crises, des tâtonnemens, des révolutions, qu’il n’est point inutile d’indiquer rapidement.


I. — LA LÉGISLATION.

Tous les journaux que l’histoire a recueillis, celui que le bourgeois de Paris écrivit sous Charles VI, celui de Pierre de l’Estoile, celui de Buvat, celui de l’avocat Barbier, sont unanimes sur ce point : la vie matérielle devient de plus en plus pénible à Paris. La ville ne saurait subvenir à elle-même; pour se nourrir, elle fait appel à la province, à l’étranger, qui le plus souvent ne peuvent faire arriver les provisions jusqu’à elle, empêchés qu’ils sont par la guerre civile, par le brigandage, par le mauvais état des routes et surtout par une législation tracassière, qui met des frontières partout, de province à province, de ville à ville, exige des péages sous tous les prétextes, ruine, décourage, repousse les marchands forains. Le Journal du bourgeois de Paris n’est rempli que de lamentations sur le prix exorbitant des vivres. « Lors fut la chair si chère, que un bœuf qu’on avoit vu donner maintes fois pour huict francs ou pour dix tout au plus coustoit cinquante francs, un veau quatre ou cinq francs, un mouton soixante sols. » Pour remédier à ces maux, que faisait-on? Le blé valait 8 francs le setier (1 hect. 59); on défendit de le vendre plus de 4 francs, et on ordonna aux boulangers de fabriquer « pain bourgeois et pain festis » à un prix en rapport avec celui qu’on imposait au blé. Le résultat fut immédiat; les marchands cessèrent de vendre, les meuniers de moudre, les boulangers de cuire, et la ville tomba dans une misère sans nom.

Cette époque du reste est la plus triste de notre histoire; jamais peuple ne fut si près de sa fin. On pourrait croire qu’en cet état de souffrance et d’étisie la nation, parvenue au dernier degré de prostration, va se coucher et mourir. C’est alors que les paysans, réduits à des extrémités que, malgré l’unanimité des mémoires contemporains, on a peine à se figurer, font entendre une sorte de chant suprême de prières et de menaces que Monstrelet nous a conservé, et qui éclaire d’un jour profond l’abîme de misères où ce peuple se débattait en vain. C’est la Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France. Ils s’adressent aux trois états qui vivent sur eux et par eux :

Soustenir ne nous povons plus
En nulle manière qui soit :
Car, quand nous allons d’huys en huys,
Chacun nous dit : Dieu vous pourvoye!
Pain, viandes, ne de rien qui soit
Ne nous tendez non plus qu’aux chiens;
Hélas! nous sommes chrétiens.

Elle est longue, cette complainte, et il faudrait la citer tout entière, car elle est, comme un cri involontaire, sortie du cœur même de la nation. Plus et mieux que tout autre document, elle raconte combien la faim était pressante, combien la misère était aiguë, combien la terre et l’homme étaient malades. Pour que la France sortît blessée, mais vivante encore, de tes ténèbres de mort, il fallut un prodige, celui de Jeanne Darc. Et cependant lorsque l’Anglais a enfin évacué une bonne partie du pays, lorsque la querelle d’Armagnac et de Bourgogne s’est assoupie, en 1437, l’année même où Charles VII fait son entrée solennelle dans sa capitale reconquise, la faim, la misère, tuent plus de 20,000 personnes à Paris,

On sait la famine qui accabla Paris sous le règne des Valois et pendant la ligue. Les mères y salaient et mangeaient leurs enfans. Pierre de l’Estoile a raconté tout cela en termes qu’on ne peut oublier. Il fallut Henri IV sur le trône de France et Sully à ses côtés pour que des idées justes parvinssent enfin à se faire jour. Dans les lettres patentes du 12 mars 1595, par lesquelles la circulation des grains est débarrassée de toute entrave, Sully fait dire au roi : « La liberté de trafic est un des principaux moyens de rendre les peuples aisés, riches et opulens. » Si Henri IV reprit momentanément cette liberté pendant sa guerre contre Philippe II, afin que les Espagnols, maîtres de la Picardie, ne pussent s’emparer de nos grains, il la rétablit sans conditions dès 1601. De telles idées, si pratiques et si sages, étaient trop avancées pour l’époque, et elles devaient attendre longtemps avant d’être appliquées d’une façon normale et régulière. Richelieu, dont la théorie de gouvernement était que plus un peuple est malheureux, plus il est facile à conduire, remit en vigueur sous peine de mort les vieux édits de prohibition. Aussi quelle était la condition des agriculteurs? Les doléances du parlement de Normandie en 1633 le disent explicitement. « Nous avons vu les paysans, couplez au joug de la charrue comme les bestes de harnois, labourer la terre, paistre l’herbe et vivre de racines. » Louis XIV ne fut ni plus humain, ni plus intelligent que Richelieu; par son ordre, la libre circulation est aussi punie de mort et si pendant le XVIIe siècle il y eut quelques essais de liberté commerciale, ces essais furent exceptionnels et limités à de rares localités sévèrement circonscrites.

Deux grands hommes de bien, sans s’être donné le mot, publient la même année, 1707, chacun un livre qui aurait dû ouvrir les yeux du roi et convertir les ministres de ses volontés. Le Détail de la France par Bois-Guilbert et le Projet de dime royale de Vauban sont deux minces volumes où le salut de la monarchie était contenu, et qui sont le point de départ de toute la science économique de notre temps. Tous deux avaient vu la misère de près, ils avaient vécu au milieu de ce doux peuple de France dont ils avaient admiré la résignation, écouté les plaintes et déploré la persistante infortune. Frappés des maux qu’ils avaient contemplés, ils y cherchèrent un remède, le trouvèrent, le mirent au jour, et ne furent écoutés par personne. Saint-Simon a raconté les dédaigneuses colères de Pontchartrain lorsqu’il eut connaissance de ces projets de réforme. La situation de la France y est exposée au vif. « Les peuples, dit Bois-Guilbert, s’estimeraient heureux, s’ils pouvaient avoir du pain et de l’eau à peu près leur nécessaire, ce qu’on ne voit presque jamais. — Les denrées de la Chine et du Japon, en arrivant en France, n’augmentent que de trois fois le prix qu’elles ont coûté sur le lieu; mais les liquides qui viennent d’une province à l’autre de la France, quoique souvent limitrophes, augmentent de dix-neuf parts sur vingt et même davantage, » et il demande pour le peuple la permission de labourer et de faire le commerce. « Les paysans, dit Vauban, arrachent les vignes et les pommiers à cause des aides et des douanes provinciales ; — le sel est tellement hors de prix qu’ils ont renoncé à élever des porcs, ne pouvant conserver leur chair. » Chacun d’eux établit d’une façon péremptoire que l’impôt est progressif, mais en sens inverse ; moins on possède, plus on paie : une ferme rapportant quatre mille livres est taxée à dix écus; une ferme de quatre cents livres est cotée à cent écus. Quel remède à tant de maux? Un seul, l’égalité devant l’impôt, égalité appuyée sur la liberté des transactions, sur l’abolition de toutes les entraves fiscales apportées à la culture et à la circulation des denrées alimentaires. L’idée n’était point mûre sans doute; Bois-Guilbert, pour prix de ses conseils, fut exilé; quant au Projet de dime royale, condamné par arrêt du conseil en date du 14 février 1707 à être détruit par la main du bourreau, il fut brûlé au pilori de la place de Grève; le coup fut dur pour Vauban, il ne put le supporter, et mourut six semaines après (30 mars).

Ces deux humbles héros qui les premiers avaient osé parler pour le pauvre peuple de France allaient être vengés d’une façon terrible; leurs prévisions furent trop cruellement justifiées par l’hiver de 1709, qui amena une épouvantable famine. Comme les lois punissaient ceux qui achetaient plus de blé que leur consommation n’en exigeait, il n’y avait de réserve nulle part ; comme une récente ordonnance avait doublé les droits de passage pour les céréales, rien n’était arrivé à Paris, qui se trouvait littéralement sans pain. Le 3 mars, les femmes de la halle prirent le chemin de Versailles, pour montrer au roi leurs enfans mourans et demander à manger : coupées au pont de Sèvres, elles furent ramenées à Paris tambour battant ; mais la tradition de cette échauffourée resta vivante, on s’en aperçut bien aux journées d’octobre 1789. Quand le dauphin allait courir le loup à Marly ou venait à l’Opéra, il était entouré par des bandes affamées dont il ne se débarrassait qu’en leur faisant jeter de l’argent. On ordonna des perquisitions pour trouver les blés cachés ; mais on n’en découvrit pas, la disette était absolue. Les soldats de la garnison même de Versailles sortaient en armes pour mendier et pillaient le pays. Les gens riches faisaient escorter leur pain par la maréchaussée. Le gouvernement, perdu au milieu de ses propres réglementations, ne savait à quoi se résoudre. Les paysans avaient semé de l’orge et de l’avoine, on fit détruire cette récolte, à peine sortie de terre, parce qu’elle poussait sur un sol qui aurait dû être ensemencé de blé. Un ordre si barbare fut heureusement mal exécuté, et les grains que l’on obtint servirent à faire ce pain de disette que la cour elle-même fut forcée de ne pas dédaigner. Les accapareurs ont-ils eu part à ces désastres ? On peut le croire. Les traitans, comme on disait alors, attachaient un grand prix au renchérissement des denrées ; ils étaient maîtres du marché et y faisaient la hausse et la baisse selon leur intérêt. Le prudent Delamarre n’hésite pas à dire que les agioteurs ne s’épargnèrent point pour profiter de ces lamentables circonstances. La princesse palatine va plus loin et frappe plus haut : elle accuse nettement Mme de Maintenon.

Par une anomalie étrange, pendant que les blés et la viande ne pouvaient, à cause des impôts excessifs et des ordonnances prohibitives parvenir jusqu’à Paris, on ne reculait devant aucun sacrifice pour y amener le poisson de mer. Ce n’est pas qu’on l’eût dégrevé : il était, comme les autres denrées, soumis à toute sorte de droits ; mais du moins des édits en assuraient le libre parcours. Un intérêt religieux influait certainement sur ces mesures relativement libérales. Dans l’année catholique, il y a cent soixante-six jours où les fidèles doivent s’abstenir de viande, et l’église dut insister auprès des gouvernemens pour que l’aliment maigre par excellence arrivât dans Paris en quantité suffisante. La première ordonnance qui concerne les chasse-marée, ainsi qu’on a nommé les mareyeurs jusqu’au commencement de ce siècle, est de saint Louis et date de 1254. C’est un édit qui enjoint aux habitans riverains des routes suivies par les chasse-marée de toujours tenir le chemin en bon état. Des lettres patentes du 27 février 1556 et du 18 avril 1587 déterminent dans quelle proportion ils doivent être indemnisés de la perte de leurs chevaux ou de leur poisson, lorsque ce dernier s’est gâté en route par suite de causes accidentelles. Sous Louis XIV, on alla plus loin. Les marchands qui, venant de Boulogne, de Calais, de la baie de Somme, se rendaient aux halles de Paris, passaient par le village de Harmes (actuellement Hermès), non loin de Beauvais. Là, le chemin, rongé d’un côté par la rivière de Thérain, côtoyé de l’autre par un cimetière, étant devenu trop étroit, il fallait ralentir la marche des voitures. On ne recula pas devant la nécessité de porter la main sur le séjour des morts. Le grand vicaire de l’évêché de Beauvais rendit le 11 avril 1707 une ordonnance qui autorisait les agens du bailliage à agrandir la route au détriment du cimetière, auquel on enlevait un espace de trente-trois pieds carrés. Le 13 décembre de la même année, les travaux étaient menés à bonne fin, et les chasse-marée pouvaient entrer une heure plus tôt à Paris[2]. Ainsi en fait de nourriture tout manquait, excepté le poisson; mais le poisson coûtait cher et ne figurait que pour une bien faible part dans l’alimentation publique.

Une autre cause augmentait encore le renchérissement et par conséquent la rareté des denrées: c’était la quantité inconcevable d’offices que Louis XIV avait créés pendant les années de misère (1689 à 1715). Il y avait par exemple la charge de toiseur du poisson du roi, celle de hâteur des rôtis royaux. C’était, parmi les vilains enrichis, à qui se jetterait sur ces sinécures honorifiques qu’on payait à beaux deniers comptans et qui flattaient des vanités faciles à satisfaire. Dans les vingt-cinq années qui précédèrent la mort de Louis XIV, il fut créé de cette façon sur les halles et marchés de Paris 2,461 offices qui furent vendus 77,479,526 livres[3]. C’étaient autant d’impôts nouveaux et mal déguisés dont on grevait les subsistances. Grâce à tant de mesures vexatoires, les producteurs et les marchands s’abstenaient de vendre, vivaient sur leurs propres récoltes et désertaient les marchés, où la population parisienne ne trouvait plus de quoi s’approvisionner. Cependant Paris était le centre d’une zone dont le rayon, selon les circonstances et les époques, a varié entre dix et vingt lieues, et dans laquelle il était interdit aux paysans de trafiquer de leurs denrées ailleurs que sur les halles publiques de la capitale. On y tenait sévèrement la main; un arrêt de 1661 défendait aux voituriers, sous menace de confiscation, de vendre des grains sur les routes ou même de délier leurs sucs. C’était un grenier d’abondance qu’on avait eu ainsi la prétention d’établir autour de Paris; mais il était si dénué lui-même, si âprement visité par l’esprit fiscal, que la ville manquait le plus souvent d’une nourriture suffisante pour ses besoins.

Sous la régence, cela ne changea guère. Au moment où le magicien Law transforme le papier en or, les denrées atteignent des prix exorbitans. La viande est si rare que pendant le carême de 1720 l’Hôtel-Dieu, qui seul depuis le XVIe siècle avait le privilège d’en vendre durant le temps consacré, vit sa boucherie absolument dégarnie, et, comme il faut trouver un motif à une telle disette, Buvat l’attribue au grand nombre de protestans qui, attirés à Paris par l’agiotage, n’observent pas les prescriptions du jeûne catholique. Le 13 avril 1720, le conseil d’état prit un arrêté qui défendait pendant une année de tuer des agneaux, des veaux ou des vaches encore jeunes. C’est toujours le même système de mesures répressives. Quant à la législation qui régissait les grains, on peut sans exagération la résumer ainsi : il était défendu de ne pas vendre, il était défendu d’acheter; si le producteur gardait son blé, si le consommateur achetait une provision supérieure à ses besoins ordinaires, ils étaient l’un et l’autre accusés d’accaparement, et dans ce cas il ne s’agissait de rien moins pour eux que de la corde.

Plus nous approchons de notre temps, plus les documens abondent et se pressent comme pour accabler le misérable système de l’ancien régime. Les témoignages contemporains sont unanimes pour faire voir que le XVIIIe siècle tout entier ne fut qu’une longue disette : 1740, 1741, 1742, 1745, 1767, 1768, 1775, 1776, 1784, 1789, sont des années de famine. Les années précédentes n’avaient guère été meilleures. En 1740, le 22 septembre, la pénurie est telle qu’on ne donne aux prisonniers de Bicêtre qu’une demi-livre de pain par tête; ils tentèrent de se révolter, et l’on en pendit un pour l’exemple. Le lendemain, le cardinal Fleury, passant place Maubert, vit son carrosse entouré par une foule famélique qui criait : du pain! du pain! Il jeta sa bourse et put s’échapper. Quant au parlement, il s’assembla, discuta longuement, interrogea tous les magistrats de police, et après une longue délibération il prit enfin le grand parti (décembre 1740) d’interdire la fabrication des galettes pour le jour des Rois. Cela n’était que puéril, mais voici qui est cruel : il ordonna qu’on fît sortir de force tous les mendians et tous les pauvres de Paris.

En l745, le duc d’Orléans eut cette hardiesse, entrant au conseil, de jeter sur la table devant le roi un pain de fougère et de dire : « Voilà, de quoi vos sujets se nourrissent ! » Louis XV le savait bien et n’ignorait pas à quel degré de misère son peuple était descendu. Un jour qu’il était à la chasse, il avisa un homme qui péniblement portait sur son dos une longue boîte en bois : « Que portes-tu là? — Un mort. — Mort de quoi ? — De faim ! » Le roi tourna bride et ne dit mot. En dépit des avertissemens, Louis XV restait indifférent et laissait faire. S’il sort de son indolence habituelle, c’est encore à propos du poisson de mer. Les chasse-marée, depuis leur point de départ jusqu’à leur arrivée à Paris, ne pouvaient, sous aucun prétexte, déballer et vendre leurs marchandises. En 1753, un ordre royal leur permit de s’arrêter à Pontoise pour fournir du poisson au parlement, qu’on y avait exilé.

Cependant certains hommes plus clairvoyans que les autres réclamaient la libre circulation des céréales; quelques chambres de commerce. Tours (1761), Montauban (1762), essayaient, par des mémoires, de démontrer l’absurdité coupable du régime prohibitif. Une sorte de lueur fugitive semble éclairer alors l’esprit des ministres. Le 12 janvier 1764, M. de Laverdy, contrôleur-général des finances, expose à la chambre de commerce de Paris « que les laboureurs ne tiraient plus du prix de leurs travaux de quoi payer leurs impositions, leurs baux et leur propre subsistance, que l’effet de l’abondance des dernières récoltes était préjudiciable au royaume, puisque les cultivateurs, surchargés par leurs propres richesses, qu’ils voyaient journellement dépérir sous leurs yeux malgré les soins qu’ils prenaient pour les conseiller, et qui dégénéraient pour eux en de nouvelles charges, se voyaient forcés de réduire leur culture au seul nécessaire, et regardaient eux-mêmes la fertilité comme une augmentation de leur misère[4]. » M. de Choiseul, mû par un sentiment de justice, poussait aux réformes, et le 19 juillet 1764 un édit fut proclamé qui établissait la liberté du commerce des céréales; seulement l’importation des grains étrangers pouvait être interdite lorsque le blé français serait au-dessous d’une certaine valeur. Ce libre système fonctionna pendant six ans et fut brusquement interrompu par une ordonnance du 23 décembre 1770, qui remettait les choses dans l’ancien état. Ce ne fut qu’au temps de Louis XVI et de Turgot qu’on essaya de faire entrer définitivement la nation dans les voies fécondes de la concurrence. Le blé était captif, Turgot voulut le délivrer à tout prix; mais il eut fort à faire et n’y réussit pas, il ne fut compris par personne. Des habitants d’Auch, voyant l’intendant de la généralité se disposer à ouvrir des routes qui auraient permis le facile transport des céréales, firent une humble supplique où ils disaient : « Ne prétendons pas être plus sages que nos pères ; loin de créer pour les denrées de nouvelles voies de circulation, ils obstruaient fort judicieusement celles qui existaient. » Voilà ce qu’on pensait dans le midi; ailleurs on n’était pas plus sage. Aux efforts de Turgot, on répondit par la guerre des farines. En 1777, il y eut dans la Brie, la Normandie, le Soissonnais, le Vexin, des soulèvemens de peuple pour empêcher les grains de circuler d’une province à l’autre. Ces mouvemens étaient-ils spontanés? Sur beaucoup de points, oui certes, car les préjugés sont tenaces; mais dans bien des endroits ils furent fomentés par des gens intéressés. Les céréales et par conséquent la vie matérielle de la France appartenaient à une compagnie de maltôtiers qui étaient une vraie puissance dans l’état, puissance plus redoutable que celle du roi, car elle déterminait à son gré le prix des grains.

Dans le principe, sous le règne de Charles IX, le droit d’exportation était mis aux enchères; sous Louis XIV, il résultait d’un brevet acheté à prix d’argent. Ce brevet dégénéra bientôt en bail réel, qui, rendu définitif, attribuait en quelque sorte à celui qui le possédait le privilège exorbitant du commerce exclusif du blé. Des baux de cette nature furent passés en 1729 et en 1740. Le dernier, celui que l’histoire a flétri du nom de pacte de famine, fut signé à Paris le 12 juillet 1765 en faveur de Malisset, homme intelligent, hardi, fort peu scrupuleux et inventeur d’une prétendue mouture économique. Louis XV était intéressé dans la spéculation pour une somme de 10 millions, qu’il avait versée et qui rapportait d’énormes intérêts. Malisset devait avoir des arrangemens particuliers avec Louis XV, l’article 10 du contrat parle nettement d’un traité séparé avec le roi. Les malheureux du reste n’étaient point oubliés; cet acte, qui allait donner une fortune scandaleuse à Malisset et à MM. de Chaumont, Rousseau et Perruchot, qui lui servaient de caution, contient à l’article 19 une clause dérisoire : « il sera délivré annuellement une somme de 1,200 livres aux pauvres, laquelle sera payée par quart à chaque intéressé, pour en faire la distribution ainsi qu’il jugera convenable. »

Le procédé était d’une simplicité extrême. Grâce aux capitaux dont il disposait, Malisset accaparait les grains sur les marchés de France, puis il les expédiait dans les îles de Jersey et de Guernesey, où l’association avait ses principaux magasins. Lorsque, par suite de ces manœuvres, la disette se faisait sentir en France, on rapportait les blés sur nos marchés, où on les revendait à des prix léonins. Le setier de blé, payé 10 francs en 1767 par la compagnie Malisset, n’était livré par elle l’année suivante qu’au prix de 30 et 35 francs. On voit quels honteux bénéfices produisaient ces opé- rations. Il n’était pas prudent de regarder de trop près dans ces affaires impures. Un homme de bien, M. Le Prévôt de Beaumont, ancien secrétaire des assemblées du clergé, s’étant procuré les actes constitutifs de la société Malisset et se disposant à en saisir le parlement de Normandie, fut enlevé et disparut. On ne le retrouva que vingt-deux ans après, le 14 juillet 1789, à la Bastille.

Les premiers personnages de la cour, des princes du sang, des ducs et pairs, étaient secrètement les associés de Malisset. Dans son rapide passage au ministère, Turgot dut renoncer à lutter contre cette puissance, d’autant plus forte qu’elle était occulte. On sent qu’il soupçonne plutôt qu’il ne sait, et qu’il veut aux yeux des sujets dégager la personne du souverain, car l’article 3 de l’arrêt du 13 septembre 1774 à spécifie que le roi veut à l’avenir qu’il ne soit fait aucun achat de grains ou de farine pour son compte. Turgot, qui, disait-on, avait non pas l’amour, mais la rage du bien public, ne put résister au flot d’influences qui ébranlaient la volonté de Louis XVI; il quitta son poste le 12 mai 1776. Sa chute produisit des impressions bien diverses qui ont trouvé leur écho dans les correspondances de l’époque. « J’avoue que je ne suis pas fâchée de ce départ, » écrit Marie-Antoinette à sa mère. « Je suis atterré, écrit Voltaire, je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. »

Après Turgot, les ordonnances gothiques sont invoquées de nouveau, tout système disparaît, on va à l’aventure, et l’on arrive à ce point d’aberration que, par un arrêt en date du 15 janvier 1780, le parlement interdit l’usage de la faux pour couper les blés. Le traité Malisset ayant été renouvelé. Foulon et Berthier avaient été substitués aux anciens signataires de l’acte de 1765; seulement à cette heure on trouvait sans doute Jersey et Guernesey trop proches de la France, car nos blés étaient transportés à Terre-Neuve. Le caissier-général de l’association était un certain Pinet, qui avait succédé à ce Mirlavaud que l’abbé Terray avait nommé en 1773 trésorier des grains pour le compte du roi. Il offrait aux capitaux qu’on lui apportait un intérêt qui variait, selon les années, de 30 à 75 pour 100; on peut croire que l’argent ne lui manquait pas. L’instinct des masses ne s’était pas trompé. Sans rien savoir de ce qui se passait, elles devinaient en eux des accapareurs, et l’on sait comment périrent Foulon et Berthier. C’est le 22 juillet 1789 qu’ils furent mis à mort. Le 29, Pinet se rendit dans la forêt du Vésinet, où il fut retrouvé le lendemain, la tête fracassée, mais encore vivant.

La mort de ces malheureux n’amena point l’abondance, tant s’en faut; leurs agens épouvantés se cachèrent, n’osèrent révéler de quelles ressources l’association disposait, et les grains pourrirent dans quelques magasins ignorés d’outre-mer. Aussi après le très dur hiver de 1789, la disette s’abattit sur Paris. Le peuple n’y comprenait rien; il s’était figuré que, puisqu’il était libre, il allait enfin avoir du pain à discrétion. Au mois d’octobre, on n’y tenait plus. Les femmes partirent pour Versailles sans autres dessein préconçu que de demander du pain, d’en exiger, d’en obtenir; l’affaire de la cocarde nationale insultée fut bien plus le prétexte que le motif. C’était le moment où la farine était si rare à Paris que les personnes invitées à dîner étaient priées d’apporter leur pain. On connaît ces lugubres journées. Les femme ramenèrent dans Paris « le boulanger, la boulangère, le petit mitron! » Elles s’imaginaient que le roi de France, cette antique idole si souvent invoquée en vain pendant les longs siècles de la monarchie, apportait avec lui, comme un génie tout-puissant, ce pain tant désiré, tant attendu et la fin de la misère. Les premiers instans purent le faire croire; grâce à l’activité extraordinaire du comité des subsistances, l’approvisionnement de Paris fut fait pendant quelque temps avec une certaine régularité. La famine cependant ne va pas tarder à revenir, et elle sera telle que la législation la plus prévoyante comme la plus terrible sera impuissante à la modérer. Sous le rapport de la disette, les mauvais jours de la république n’ont rien à reprocher aux mauvais jours de la monarchie.

Le cri qui si souvent avait frappé les oreilles de Charles VI, de Henri M. de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVI : du pain! devait retentir sans relâche autour des hommes de l’assemblée constituante, de l’assemblée législative, de la convention, du directoire. En s’écroulant, le vieux monde léguait à la France l’héritage de la faim, dernier résultat d’une série de lois oppressives, d’ordonnances caduques, dont l’esprit étroit, égoïste et tracassier avait pénétré jusque dans les mœurs et faisait corps avec elles. La manie de la réglementation, qui est une maladie essentiellement française, en était venue au point de paralyser absolument l’initiative individuelle et d’entraver tous les rouages administratifs. Pour lutter contre l’apathie des populations, pour détruire leurs préjugés, pour mettre en mouvement des richesses qu’une longue et traditionnelle habitude rendait immobiles, les hommes nouveaux n’eurent qu’une volonté excellente, et manquèrent de moyens pratiques. À ce moment où l’ère espérée va s’ouvrir, où la législation des subsistances va enfin, après tant de siècles, être débarrassée de ses liens, quelle est la consommation annuelle de Paris et quels besoins doit-on satisfaire? Le rapport de Lavoisier nous l’apprendra. Les 600,000 habitans de Paris consommaient alors annuellement 206 millions de livres de pain, 250,000 muids de vin (mesure de Paris), équivalant à 670,000 hectolitres, 8,000 muids d’eau-de-vie équivalant à 23,440 hectolitres, 5,850 livres de beurre frais, 78 millions d’œufs, des fruits et des légumes pour une valeur de 12,500,000 francs, 90 millions de livres de viande, 1,200,000 francs de poisson d’eau douce, 1,500,000 francs de salines. Dans son tableau, qui comprend la droguerie, l’épicerie, le bois à brûler, Lavoisier ne donne aucun chiffre pour la marée. Un tel approvisionnement serait aujourd’hui si facile, grâce à nos moyens de transport perfectionnés, qu’il ne causerait aucun souci à l’administration; mais en 1789 il n’en était pas ainsi. Il y avait là un problème économique et politique que la perturbation des provinces, l’état déplorable des chemins, les habitudes routinières de la population, joints à une récolte insuffisante, ne permettaient pas de résoudre aisément.

Les différentes assemblées qui se succédèrent n’eurent que trop l’occasion de s’en convaincre. C’est en vain qu’on accumule les lois sur les décrets, les ordonnances de police sur les arrêtés des communes. Les boulangers aux abois, menacés par le pouvoir, menacés par la population, guillotinés par l’un, pendus par l’autre, restaient impuissans en présence des exigences universelles et des greniers dégarnis. On a beau, par le décret du 26 juillet 1793, déclarer que l’accaparement est un crime capital, par un arrêté communal du 3 frimaire an II ordonner de ne faire qu’une seule espèce de pain, le pain de l’égalité, promulguer même la fameuse loi du maximum; la disette ne fait qu’augmenter, et la famine est, pour ainsi dire, l’état normal de Paris pendant toute l’époque révolutionnaire.


II. — LE SERVICE GÉNÉRAL DE L’APPROVISIONNEMENT.

Dès qu’on put respirer, on mit fin à toutes les prescriptions exceptionnelles dont on avait cru devoir embarrasser un commerce qui, plus que tout autre peut-être, a besoin de n’être gêné par aucune entrave. La loi du 21 prairial an V rétablit la libre circulation des grains à l’intérieur. Quant à la liberté d’exportation et d’importation, elle ne fut jamais régulièrement appliquée sous le consulat ni sous l’empire. On ne pouvait raisonnablement l’attendre du souverain qui avait rêvé le système du blocus continental. Cependant le régime prohibitif est adouci par la loi du 25 prairial an XII. On autorisa la sortie des blés, mais pour certaines destinations seulement, destinations sévèrement désignées, parfois modifiées, qui restaient toujours soumises à l’appréciation ministérielle. L’échelle mobile, qui, avec des variations indépendantes du principe même, a fonctionné jusqu’à l’époque récente où la loi du 15 juin 1861 a établi la liberté du commerce, date en réalité du 6 juillet 1806. Ce système permettait l’exportation dans certains cas et l’interdisait dans d’autres. L’hectolitre de blé français était frappé à la sortie d’un droit qui variait selon la valeur des grains sur les marchés; à 19 francs, il payait 1 fr. 35 cent., à 20 francs 1 fr. 50 c, à 21 fr. 2 fr., à 22 fr. 3 fr., à 23 fr. 4 fr.; à 24 francs, toute exportation était prohibée. Les mauvaises récoltes de 1810, 1812 et 1813 amenèrent une prohibition absolue.

En 1812, on alla plus loin; par le décret impérial du 4 mai, la loi du 21 prairial an V fut suspendue jusqu’au 1er septembre; les grains ne pouvaient être vendus que sur les marchés publics. On ne s’arrêta point là, et un décret du 8 mai fixa la valeur maximum de l’hectolitre de blé-froment à 33 francs sur les halles des départemens de la Seine, Seine-et-Marne, de l’Aisne, de l’Oise, d’Eure-et-Loir; le résultat ne se fit pas attendre : les marchés furent désertés, et tout commerce disparut. On aurait pu croire que le gouvernement français n’en reviendrait plus à ces extrémités, car toute précaution semblait avoir été prise pour parer à l’éventualité des disettes possibles. En effet, le décret du 9 août 1793 sur les greniers d’abondance[5], décret qui, à l’époque où il fut promulgué, ne produisit qu’une détente très passagère dans la situation, fut repris en l’an VI, et l’on décida qu’une réserve de 30,000 sacs de blé serait établie aux minoteries de Corbeil; le propriétaire de ces moulins passa un traité de deux ans qui ne fut même pas renouvelé. En 1801, la récolte étant insuffisante, le gouvernement fit acheter au dehors 573,000 quintaux métriques de grains, sur lesquels il en restait environ 245,000 en 1803. À cette époque, le premier consul arrêta que, sur cette quantité, 150,000 quintaux, représentant 62,000 sacs de blé, resteraient toujours en réserve dans les magasins de l’état. Ces grains étaient spécialement destinés à l’approvisionnement de Paris, approvisionnement qui, aux yeux de chaque gouvernement, a toujours passé avec raison pour une précaution politique de la plus haute importance. En 1811, la réserve, élevée à 250,000 hectolitres, fut épuisée tout entière, et put atténuer en partie les inconvéniens d’une très mauvaise récolte. Pendant les années qui suivirent, de terribles préoccupations avaient saisi tous les esprits, et l’on ne pensa guère aux greniers d’abondance, qui restèrent vides. Les achats recommencèrent en 1816, et une ordonnance royale du 3 décembre 1817 prescrivit l’établissement immédiat d’une réserve de 260,000 quintaux de blé. En 1828, on redouta la disette, le pain valait à Paris 40 centimes le kilogramme, ce qui était fort cher pour l’époque; le conseil municipal, inquiet et craignant les émotions populaires, vota la mise en vente des céréales contenues dans les greniers publics. 25,000 sacs de blé furent écoulés entre les mois d’octobre 1828 et de juillet 1829. On s’occupait à renouveler la réserve de Paris lorsque la révolution de 1830 vint enlever du même coup la monarchie du droit divin et le système des greniers d’abondance. Sous le gouvernement de Louis-Philippe, nulle prescription importante ne fut ajoutée à celles qui existaient. On continua de s’appuyer sur le système de l’échelle mobile, et à l’intérieur les céréales circulèrent librement.

Le régime actuel paraîtrait à l’abri de tout reproche, si on l’avait débarrassé d’une mesure fiscale qui pèse encore sur les transactions. Le commerce des grains est absolument libre, l’exportation et l’importation ne sont plus soumises à aucun règlement restrictif; seulement les blés importés sont frappés, par hectolitre, d’un droit de 50 centimes, auquel il faut ajouter le décime de guerre imposé par la loi du 6 prairial an VII, décime qui ne devait être que temporaire et qui se perçoit encore aujourd’hui. Les bœufs paient 3 francs et les moutons 25 centimes par tête. A l’intérieur, la circulation, autrefois si redoutée, si difficile, est enfin entrée dans nos mœurs, et l’on est en droit d’espérer que les scènes déplorables qui ensanglantèrent Buzançais en 1847 ne se reproduiront plus. Il faut dire que, s’il était aisé jadis d’arrêter sur une mauvaise route des voitures pesamment chargées et marchant au pas, on ne pourrait guère maintenant faire rebrousser un convoi roulant à toute vitesse sur un chemin de fer. Avec les moyens de communication rapide que la vapeur nous donne sur terre et sur mer, la France est à l’abri des disettes. Ce que nous pouvons craindre, c’est le renchérissement et non plus la famine. Il y a cent ans, l’année que nous traversons eût été comptée parmi les plus mauvaises et les plus redoutables. Grâce à la liberté des transactions, tout se passe sans trouble, sinon sans malaise. La Hongrie, la Russie, l’Amérique, envoient leurs grains sans difficulté, et, si le prix du pain a augmenté, c’est du moins dans des proportions acceptables. Pour que la France fût exposée à traverser encore une de ces crises alimentaires si fréquentes au dernier siècle, il faudrait d’abord que sa récolte fût singulièrement pauvre, ensuite que la disette ravageât le monde entier, ou que nous fussions engagés dans une guerre à la fois continentale et maritime; il faudrait, en un mot, tant de mauvaises conjonctures réunies qu’on peut être certain de les éviter.

Se fiant à l’initiative individuelle conseillée par l’intérêt, aux multiples moyens de transport dont le commerce dispose aujourd’hui, aux rapports permanens qui existent entre les besoins de consommation et les ressources de la production, le gouvernement ne cherche plus à créer par lui-même une abondance qui presque toujours avait été illusoire et onéreuse. Il s’en rapporte à l’intelligence des négocians, et il fait bien. Tous les ans, les préfets adressent directement au ministre de l’agriculture cinq mémoires sur l’état de la culture des céréales dans leur département : le premier au moment où le blé sort de terre, le second pendant la floraison, le troisième au temps de la moisson, le quatrième après la récolte, le cinquième après le battage. Ces rapports répondent à une mesure d’ordre excellente, mais les renseignemens qu’ils renferment sont connus des négocians intéressés bien avant que le ministre les reçoive. Cependant le gouvernement en tire parti, et lorsqu’il prévoit que la récolte sera mauvaise, il se met en devoir de venir au secours des populations laborieuses. Au lieu d’acheter des blés, ainsi qu’on le faisait autrefois, ou de fixer un maximum arbitraire, il augmente la somme consacrée aux travaux publics, appelle sur les chantiers le plus d’ouvriers possible, et leur offre, en échange d’un labeur utile convenablement rétribué, les moyens d’éviter le froid, la misère et la faim.

La loi des 16-24 août 1790 confie le soin de l’alimentation de Paris à l’autorité municipale; l’arrêté consulaire du 12 messidor an VIII, qui détermine les fonctions du préfet de police, impose à ce dernier, par l’article 29, le devoir « d’assurer la libre circulation des subsistances selon la loi, » et, par l’article 33, la charge spéciale de veiller à l’approvisionnement de la ville. C’est en vertu de cet arrêté, qui est toujours en vigueur, que la préfecture de police a dans ses attributions les « halles et marchés, l’inspection des denrées alimentaires, la vérification des poids et mesures. » C’est elle qui nomme les facteurs, sorte de fonctionnaires munis d’une charge, versant un cautionnement, révocables, responsables vis-à-vis des producteurs, des acheteurs et de l’administration, — qui rendent d’innombrables services à la population parisienne en favorisant l’arrivée des denrées nécessaires sur le carreau des halles, en assurant la régularité des ventes, en épargnant à leurs commettans les frais et les ennuis des déplacemens et des recouvremens. Ils sont à peu près aux denrées alimentaires ce que les agens de change sont aux valeurs mobilières, à cette différence près que toute opération se fait au comptant, et qu’ils versent eux-mêmes régulièrement à la caisse municipale les droits d’octroi perçus sur les marchandises vendues par eux. Créés par une série d’ordonnances rendues entre l’an VIII et l’an XII, ils ont non-seulement en province, mais à l’étranger, une clientèle de producteurs avec lesquels ils sont en constant, les tenant au courant des prix des marchandises, des besoins exceptionnels, de la probabilité des bénéfices et des pertes. On peut dire que par leur correspondance, par leurs agens, ils rayonnent sur la France entière. Il n’est point indispensable d’être en relations d’affaires avec eux pour avoir recours à leur entremise. Il suffit, par exemple, de jeter dans le premier wagon qui passe un panier de fruits, un morceau de viande, à l’adresse des halles, pour que l’objet y soit apporté, confié à un facteur qui en fera faire la vente, et dans les vingt-quatre heures tiendra compte à l’expéditeur de la somme qu’il aura touchée. On comprend que ceci donne aux transactions une facilité extraordinaire. Tout individu, quel qu’il soit, connu ou inconnu, peut avoir ainsi à des frais singulièrement minimes un représentant de ses intérêts sur l’énorme marché où s’approvisionne la capitale. On a calculé que les halles parisiennes sont alimentées par les envois ou les apports de plus de 6,000 producteurs qui, pour la plupart, sont représentés par les 55 facteurs aujourd’hui en activité. à y a 12 facteurs aux farines, 12 aux graines et grenailles, 3 aux viandes à la criée, 8 à la volaille et au gibier, 3 aux huîtres, 8 à la marée, 1 au poisson d’eau douce, 1 aux fromages, 5 aux beurres et aux œufs, 2 aux fruits et légumes. Leur droit de commission, qui varie selon la marchandise, est en général de 1 pour 300; le plus élevé est de 2 1/2. La confiance dont jouissent les facteurs sur la place de Paris et dans les provinces est extraordinaire; elle est d’ailleurs amplement justifiée par leur probité et par la sûreté absolue des relations qu’on entretient avec eux. En 1848, au moment où les billets de la Banque de France elle-même ne passaient que difficilement, le papier des facteurs de la halle était accepté partout, sans perte, comme espèces métalliques. Il est absolument interdit aux facteurs, sous peine de révocation immédiate, de faire le commerce ou la commission pour leur propre compte. Ils ne sont, ne doivent et ne peuvent être que des intermédiaires. Il était peut-être possible de se passer d’eux autrefois, quand la zone nourricière de Paris s’étendait à vingt lieues au plus; mais maintenant que la Russie nous envoie ses moutons et son gibier, l’Algérie ses légumes, l’Espagne ses oranges, la Hollande, la Suisse, l’Italie, leurs poissons d’eau douce, l’Angleterre sa marée, ils sont indispensables et apportent à l’alimentation publique un secours d’autant plus précieux que les besoins deviennent chaque jour plus nombreux et plus pressans.

C’est un vieil axiome de la police que « tout ce qui entre au corps humain doit être sain et loyal : » aussi le service de l’approvisionnement de Paris comprend-il un certain nombre d’employés spéciaux qui sont chargés d’examiner les denrées mises en vente et offertes au public. La mission de ces agens n’est pas seulement circonscrite aux halles et marchés : elle s’étend à tout Paris, à chaque boutique où l’on vend des denrées alimentaires, à chaque étal, à chaque cabaret, à chaque charrette à bras qui porte dans les rues des légumes, du poisson ou des fruits. Ils veillent sur la santé publique, et saisissent impitoyablement toute marchandise avariée ou frelatée. A côté de ces agens qui, toujours en mouvement, sont à la recherche des contraventions qu’ils doivent réprimer, se placent les vérificateurs des poids et mesures; armés de l’ordonnance royale du 17 avril 1839, ils sont chargés de constater l’exactitude des poids, des balances, des mesures de capacité, de rappeler au marchand, s’il était tenté de l’oublier, que, d’après l’article 8 de la loi, « tout instrument nouvellement acheté, neuf ou d’occasion, doit être immédiatement présenté au bureau du vérificateur de l’arrondissement pour y être marqué du poinçon de l’année. » Ces deux ordres d’agens assurent, dans la mesure du possible, la sincérité des transactions.

Le service général de l’approvisionnement comporte 8 halles où se fait la vente en gros, 57 marchés de détail, 1 marché central pour les bestiaux, 4 abattoirs. Le personnel qu’occupent ces 70 établissemens est bien plus nombreux qu’on ne l’imagine à première vue, car il se compose environ de 30,000 personnes, qui toutes sont placées sous l’autorité de la préfecture de police en ce qui concerne leur industrie ou leurs fonctions. Ce sont, en dehors du personnel administratif, qui seul comprend 275 employés, les facteurs, les forts, les gardiens, les porteurs, les surveillans des abattoirs, les conducteurs de bestiaux, les titulaires de places sur les marchés, les aides, etc. Tout cela marche régulièrement, activement, comme une troupe rompue à la discipline. Au-dessus de tous les agens dont je viens de parler plane l’inspection : elle se compose d’un inspecteur-général et d’un adjoint. Ce sont ces derniers qui, toujours sur pied, s’assurent que les règlemens sont observés, que tout est en ordre dans ce monde à part des halles, qui signalent immédiatement tout fait accidentel survenu dans l’apport ou la vente des denrées, qui, par leurs employés inférieurs, pénètrent jusque dans les derniers détails du marché, qui contrôlent les opérations des facteurs, qui reçoivent les rapports, les approuvent ou les modifient avant de les envoyer à l’autorité compétente. Enfin ils représentent les organes essentiels du mouvement dont l’impulsion est donnée par la seconde division de la préfecture de police.

Un décret du 10 octobre 1859 a réglé les attributions de la préfecture de police et de la préfecture de la Seine. Cette dernière est chargée de tout ce qui concerne la construction et l’entretien des halles et marchés, de la fixation des tarifs, des services de la voirie et du stationnement des voitures, enfin de la perception des droits municipaux. Pour favoriser autant que possible un apport abondant de denrées sur les marchés publics, — pour dispenser la population d’avoir recours à des intermédiaires toujours onéreux, on a établi une différence notable entre les droits d’octroi. Ceux que l’on réclame aux barrières sur les objets de consommation directement adressés aux marchands de détail ou aux particuliers sont généralement perçus selon le poids, tandis que ceux qui frappent les denrées vendues à la criée publique varient selon le cours du jour, et sont, pour cela même, appelés droits ad valorem. Un exemple fera saisir immédiatement l’avantage de cette combinaison. Un faisan dont la valeur moyenne est de 5 francs, introduit à Paris par un particulier, acquitte un droit fixe de 1 franc 50 centimes; vendu le même prix, à la criée publique des halles, il paie 10 pour 100, c’est-à-dire 50 centimes. C’est un décret du gouvernement provisoire, en date du 24 avril 1848, qui a établi cette disposition, excellente en soi, mais que le renchérissement successif des denrées va peut-être rendre illusoire. Il faudra, pour lui maintenir toute son importance, ou diminuer les droits ad valorem, ou augmenter les droits de perception directe. Cette mesure particulière à l’octroi de Paris entraîne une conséquence qu’il n’est pas inutile de faire connaître. Il est sévèrement interdit aux voituriers qui conduisent des objets destinés aux halles de s’arrêter en route une fois qu’ils ont franchi les barrières et de déposer aucune partie de leurs marchandises en chemin. Autrement la loi serait facilement éludée et le fisc lésé, puisque les droits municipaux ne sont perçus qu’après la vente même. Pour couper court à l’envie de frauder, des employés de l’octroi escortent les charrettes et fourgons jusqu’au carreau des halles; là, il les remettent à un de leurs collègues de service, et la vente est surveillée par un agent spécial des perceptions municipales. Toute précaution est donc minutieusement prise pour amener le plus de denrées possible sur nos marchés et pour garantir en même temps la rentrée régulière des droits imposés. Ces droits, qui se nomment « remises sur les ventes en gros dans les halles d’approvisionnement, » ont produit en 1867 la somme de 5,850,700 francs; les droits de location dans les marchés appartenant à la ville se sont élevés à 2,433,110 francs; les marchés dont l’exploitation a été concédée à des compagnies particulières ont rapporté 489,185 francs 71 cent., ce qui donne un total de 8,772,995 francs 71 centimes, total misérable et peu en rapport avec les améliorations importantes que la préfecture de la Seine apporte depuis quelques années dans la construction et l’aménagement de nos marchés publics. Cependant ce produit a presque doublé depuis huit ans.

Ce qui précède montre quelle est dans la question de l’approvisionnement l’intervention de l’autorité municipale, représentée par la préfecture de la Seine et par la préfecture de police. C’est à cette dernière administration qu’incombent la tâche la plus lourde et les précautions les plus subtiles, car il est naturel que le magistrat responsable de la tranquillité publique ait la haute main sur tout ce qui touche à la grosse question des subsistances. Grâce à notre législation sur la matière, grâce aux excellentes mesures administratives que nous venons d’indiquer, cette question est devenue de jour en jour moins redoutable; l’impulsion donnée est acquise et ne se ralentira pas. On a profité habilement des fautes du passé pour faire face aux nécessités du présent et assurer l’avenir. Quoique la moins-value des monnaies métalliques et l’agglomération sur un seul point d’une population énorme rendent la vie matérielle de plus en plus chère, celle-ci garde son niveau, elle est en rapport direct avec l’augmentation des salaires et de la fortune générale. L’important, c’est que les denrées ne manquent pas, et tous les moyens sont mis en œuvre pour les attirer en abondance. Les compagnies de chemins de fer ont compris de la façon la plus libérale le rôle bienfaisant qu’elles étaient appelées à remplir dans l’alimentation publique. Successivement et selon les circonstances, elles ont abaissé leurs tarifs jusqu’à les mettre à la portée des plus petites bourses. Dès qu’un colis dépasse un certain poids réglementaire, on obtient pour lui des facilités de transport considérables. La denrée, ne payant que fort peu pour arriver à Paris, se vend naturellement moins cher, et c’est en somme le consommateur qui profite de tous les avantages accordés au commerce. Au fur et à mesure que, continuant la construction de leurs réseaux, les chemins de fer s’éloignent de Paris, ils ouvrent des débouchés nouveaux, pénètrent dans des centres de production fermés jadis, et qui maintenant s’empressent, car leur intérêt les y pousse, d’établir des relations avec Paris. Loin de craindre que les marchés restent parfois dégarnis, on aurait plutôt à redouter un encombrement momentané, si les nations voisines, connaissant nos inépuisables ressources, ne venaient bien souvent s’alimenter à Paris même. On a résolu ce problème difficile : pourvoir à tous les besoins d’une population immense sans qu’elle puisse jamais concevoir un sentiment d’inquiétude, et sans même qu’elle s’aperçoive des précautions prises pour assurer le service de son alimentation. Et cependant l’approvisionnement que nécessitent ces besoins est énorme. Il est curieux d’en étudier le détail et de raconter les différentes opérations à l’aide desquelles nous nous procurons chaque jour le pain, la viande et le vin, qui sont les trois élémens primordiaux de l’alimentation parisienne.

III. — LE PAIN. — LA HALLE AU BLÉ.

Sur les plans de Quesnel, de Gomboust, de Turgot, on voit très nettement la configuration de l’ancienne halle au blé. Large triangle compris entre les rues de la Fromagerie, de la Cordonnerie, de la Tonnellerie, elle était composée d’une cour fermée par de hautes maisons, et se trouvait située à peu près à l’endroit où la rue des Halles débouche aujourd’hui sur le marché. Serrée entre des voies étroites que l’accroissement de la population rendait de plus en plus incommodes, elle resta là jusqu’en 1767. Par lettres patentes en forme de déclaration datées du 25 novembre 1762, Louis XV avait ordonné que la halle au blé serait reconstruite à l’endroit même où nous la voyons aujourd’hui. Les terrains qu’elle occupe étaient jadis un vignoble où les seigneurs de Nesle firent bâtir dans les premières années du XIIIe siècle une maison de plaisance qu’ils donnèrent à saint Louis par acte authentique en 1232. C’est là que résida Blanche de Castille. L’habitation appartint successivement à Philippe le Bel, au comte Charles de Valois, à Jean de Luxembourg, qu’on appelait le roi de Béhaigne (Bohême), et qui mourut à la bataille de Crécy. Catherine de Médicis racheta en 1572 et 1573 une partie de ces terrains, et y éleva un palais magnifique qu’on nomma l’hôtel de la reine. La tour où elle montait pour étudier les conjonctions astrologiques existe encore, déguisée en fontaine et garnie d’un gnomon. De mains royales en mains royales, l’hôtel de la reine passa, le 21 janvier 1606, entre celles de Charles de Bourbon, comte de Soissons, et dès lors prit le nom du nouveau possesseur. Entré dans les domaines du prince de Carignan, il fut utilisé par Law pendant la fureur de l’agiotage; le cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale garde une très curieuse gravure qui représente l’hôtel de Soissons et le jardin divisés en logettes, avec ce titre : Plan de la Bourse de Paris, établie par ordonnance du roy le 1er août 1720. Le prince de Carignan mourut insolvable; les créanciers firent détruire l’hôtel en 1748 et 1749, à l’exception de la colonne élevée autrefois par Bullant; elle avait été achetée par Bachaumont, qui la céda à la ville sous condition qu’elle ne serait pas renversée. La ville acquit les terrains en 1755, et dès que l’ordonnance royale eut été rendue, sept ans après, on se mit à l’œuvre. La coupole, qui exigea un long et minutieux travail, ne fut terminée qu’en 1783; en 1802, elle s’écroula. Un décret impérial du A septembre 1807 en prescrivit la reconstruction. Terminée en décembre 1811, elle n’a plus été modifiée, et nous la voyons aujourd’hui telle qu’elle était alors.

Cette halle est un bâtiment circulaire, lourd, épais, sans grâce et sans grandeur, qui n’a rien de curieux qu’un écho vertical d’une puissance et d’une rapidité extraordinaires. La colonne de Catherine de Médicis n’offre qu’un médiocre intérêt malgré le très remarquable escalier en vis qui en garnit l’intérieur; elle a été réparée si souvent que la mère des derniers Valois ne la reconnaîtrait plus. L’aspect intérieur de la coupole est désagréable; Victor Hugo l’a définie d’un mot cruel, mais mérité : « le dôme de la halle au blé est une casquette de jockey anglais sur une grande échelle. » Elle est supportée par vingt-quatre arcades plein cintre sans ornemens qui donnent à cette immense salle un aspect singulièrement froid et monotone. Un double escalier conduit au premier étage, où sont situés les bureaux des agens de l’administration, et au second étage, qui sert de halle aux toiles. Autant tous les autres marchés de Paris sont bruyans et animés, autant celui-ci est calme et pour ainsi dire endormi. Des sacs de grains sont empilés çà et là; d’autres sont entr’ouverts pour laisser apercevoir les lentilles, les haricots, les farines, les maïs qu’ils contiennent; un sergent de ville ennuyé se promène les mains derrière le dos; quelques forts causent entre eux, à demi couchés sur des bancs, le grand chapeau à leurs pieds, le bâton à clous de cuivre pendu au poignet; de rares passans traversent, en prenant garde de ne point se blanchir, les ruelles ménagées entre les monceaux de sacs; le long des piliers s’élèvent des baraques en bois louées à raison de 50 centimes par jour, et où des marchandes au détail tricotent en attendant les pratiques; est-ce un marché public, est-ce un magasin insuffisamment garni? On peut s’y tromper.

Malgré les efforts de l’administration, on n’est jamais parvenu à garder dans l’enceinte même de la halle au blé les marchands de grains et de farines, les minotiers et les boulangers. C’est dans la rue de Viarmes, dans les cafés voisins, qu’ils vont débattre leurs intérêts et traiter leurs affaires. Dire le chiffre de ces dernières est impossible, car le grain, comme toute denrée de consommation indispensable que le temps ne détériore pas, est devenu un objet de spéculation au lieu de rester ce qu’il devrait être, un objet de trafic. Les hommes qui se réunissent aux abords de cette vaste rotonde les lundis, mercredis et samedis sont en général des agioteurs bien plus que des commerçans. On achète des farines avec report et fin courant, comme ailleurs on fait des opérations sur des valeurs fictives. Les différences se paient sans que la marchandise ait été livrée ou même entrevue, et il peut se trouver tel négociant en grains qui se soit enrichi ou ruiné sans avoir jamais fait glisser dans ses mains une poignée de seigle ou de froment. Certaines farines dont la provenance est connue sont plus recherchées que les autres et trouvent immédiatement un débit assuré. Ce sont les farines dites des quatre marques, dont chacune représente la marque d’un meunier spécial. On en a, il y a dix ans environ, adopté deux autres, ce qui porte les farines demandées, on peut même dire célèbres, à six marques. Dès qu’une certaine quantité de farine a été déposée dans un magasin, ce dépôt est constaté par un bulletin de récépissé connu sous le nom de filière. Ce bulletin devient dès lors l’objet même de la spéculation; selon que les farines sont en hausse ou en baisse, il acquiert ou perd de la valeur; on le transmet par voie d’endossement comme un billet à ordre, et le dernier signataire, celui qui se fait délivrer la marchandise, acquitte seul le prix originel entre les mains du propriétaire qui a opéré le dépôt. Les filières des six marques portent parfois la signature de plusieurs centaines de personnes qui toutes ont participé à la spéculation avec des chances diverses, mais dont deux seulement ont fait un commerce véritable. On comprend d’après cela combien il est difficile de savoir à la halle aux blés sur quelles quantités de grains les opérations sérieuses ont eu lieu ; mais nous avons pour nous renseigner avec certitude les constatations de l’octroi. En 1867, il est entré à Paris 9,398,348 kilogrammes de blé, et 221,508,557 kilogrammes de farines.

Comme on le voit, le chiffre des farines est bien plus élevé que celui des grains; ce fait s’explique de lui-même. Paris n’a que deux ou trois moulins insignifians, tandis que les départemens ont des minoteries considérables. Ce sont ces dernières qui alimentent la capitale. Six cents meuniers environ, répandus dans trente-six départemens concourent en temps régulier à notre approvisionnement. Le département de Seine-et-Oise compte jusqu’à 250 moulins en rapport avec Paris, Seine-et-Marne 80, Eure-et-Loir 66, puis le nombre va en diminuant jusqu’à la Moselle, la Côte-d’Or, les Bouches-du-Rhône, la Dordogne, qui chacune n’en possèdent qu’un seul. Les farines principalement employées à Paris proviennent des blés de Beauce, de Brie et de Picardie. Les qualités nutritives en sont égales, mais les nuances diffèrent; la première est très blanche, la seconde légèrement rousse, la troisième est d’une couleur intermédiaire entre les deux précédentes. Ces trois types de farines mêlés ensemble arrivent à en former un seul qui sert de base à la fabrication de notre pain. Les boulangers font le mélange eux-mêmes, car ils achètent ces diverses farines en sacs séparés à la halle au blé.

Si le commerce des grains jouit depuis longtemps déjà d’une franchise qui lui a permis de prendre enfin tout son essor, il n’en est pas ainsi du commerce de la boulangerie, qui, tenu pendant bien des années sous le régime d’une réglementation des plus sévères, n’en est pas encore arrivé, quoi qu’on puisse croire, à la liberté absolue. Un arrêté consulaire du 19 vendémiaire an X en consacrait le monopole, et exigeait de chaque boulanger un approvisionnement de farines proportionné à l’importance du débit, approvisionnement qui devait être déposé en partie dans les magasins de l’état (grenier d’abondance ou de réserve) et en partie gardé au domicile même du boulanger. Les prescriptions auxquelles les boulangers étaient astreints peuvent se résumer ainsi : obligation d’obtenir une permission après justification de bonne vie et mœurs, d’apprentissage suffisant et de connaissance du métier, obligation d’un dépôt d’approvisionnement, obligation d’exercer à l’endroit fixé par l’autorité compétente et d’avoir la boutique toujours garnie de pain, défense d’abandonner sa profession avant d’en avoir donné l’avis six mois d’avance, faculté pour l’autorité municipale d’interdire le boulanger dont l’approvisionnement est incomplet, d’emprisonner administrativement le boulanger dont l’approvisionnement est épuisé jusqu’à ce qu’il l’ait reconstitué ou en ait versé la valeur à la caisse des hospices, défense de faire vendre ailleurs que dans sa boutique, obligation d’accepter la taxe officielle. L’ordonnance qui accordait au préfet ou au maire le droit exorbitant de faire, en dehors de l’action de la justice, incarcérer un boulanger a été rapportée en 1819; mais les autres prescriptions furent maintenues, et étaient encore en vigueur il y a peu d’années. Le nombre des boulangers de Paris était calculé de façon qu’il y en eût 1 pour 1,800 habitans, et l’approvisionnement qu’on exigeait d’eux devait pouvoir subvenir pendant trois mois aux besoins de la consommation parisienne.

On a souvent sans raison comparé la taxation à la loi du maximum; l’une existait avant l’autre, car l’article 30 de la loi des 19-22 juin 17yl reconnaît positivement à l’autorité municipale le droit de fixer le prix du pain. Les différens élémens dont on se servait pour déterminer la taxe étaient le prix du blé d’après les mercuriales, les frais de mouture, le poids du blé, le rendement du blé en farine, le rendement de la farine en pain, et enfin une allocation de 7 francs pour la panification d’un quintal métrique de farine. C’étaient là les bases immuables sur lesquelles on appuyait la taxe depuis 1811, époque à laquelle on commença de faire des calculs proportionnels sérieux pour arriver à satisfaire d’une façon équitable les droits du fabricant et les nécessités du consommateur. Pendant plusieurs années, la taxe ne fut modifiée que rarement, dans certaines circonstances exceptionnelles d’accroissement ou de diminution rapide du prix des céréales : c’est ce que l’on appelait la taxe instantanée; mais à partir de 1823 le prix du pain a été fixé par le préfet de police tous les quinze jours, après délibération d’une commission municipale, selon la valeur moyenne des farines de première et de seconde qualité vendues à la halle pendant les deux dernières semaines. C’est là la taxe périodique, que nous nous souvenons tous d’avoir vue fonctionner. Deux décrets du 27 décembre 1853 et du 7 janvier 1854 instituèrent pour la boulangerie une caisse garantie par la ville de Paris et surveillée par le préfet de la Seine. C’est alors que commença le système de compensation. En dehors de diverses opérations qui étaient destinées à faire des avances aux boulangers, à solder leurs achats de farines, la caisse devait percevoir et payer les différences entre la valeur réelle et le prix de vente. Ainsi, lorsqu’une récolte abondante devait faire abaisser d’une façon notable le taux du pain, on le maintenait à une certaine élévation, et l’excédant du prix de vente était versé à la caisse de la boulangerie, qui se constituait ainsi un fonds de réserve ajouté aux 36 millions qu’elle avait été autorisée à emprunter par décrets du 18 janvier 1854, du 20 janvier et du 15 mars 1855 ; mais par contre, lorsque, les céréales manquant sur le marché, le pain était menacé d’une augmentation trop onéreuse pour la population de Paris, la taxe était fixée au-dessous du cours normal, et le déficit que dans ce cas chaque boulanger avait à supporter était remboursé par la caisse. Ce système, que l’état inquiétant de nos récoltes en 1853 avait fait imaginer, était simple, ingénieux, d’une application facile, et a rendu de sérieux services aux habitans de Paris. On a pu croire qu’on y renonçait définitivement lorsque le décret du 22 juin 1863 proclama la liberté de la boulangerie et que celui du 31 août de la même année modifia l’organisation de la caisse; il n’en fut rien. Ce dernier décret, qui établissait un droit d’octroi supplémentaire de 1 centime par kilogramme de blé et de 13 centimes par kilogramme de farine, disait à l’article 5 : « Toutes les fois que le prix pour le kilogramme de pain de première qualité dépassera 50 centimes d’après les appréciations de l’administration municipale, la caisse de la boulangerie supportera l’excédant. » Or le nouvel impôt était destiné à remplacer la surtaxe de compensation. Les mots ont changé, le fait est resté le même. Cette année est, au point de vue du produit des céréales, exceptionnellement mauvaise; dès l’automne dernier, le prix du pain a monté d’une façon inquiétante, bientôt il avait dépassé 1 franc les 2 kilogrammes; le préfet de la Seine est intervenu immédiatement, et le 8 novembre 1867 il a rendu un arrêté par lequel, sous des termes différens, la taxe est rétablie. Le bénéfice de la panification est porté à 9 francs au lieu de 7, le prix du kilogramme de pain est fixé à un maximum de 50 centimes, et la différence est remboursée aux boulangers. Cet arrêté n’avait aucune force obligatoire; mais le commerce de la boulangerie s’y est soumis immédiatement, et c’est grâce à ces prescriptions que nous traversons sans troubles des conjonctures très pénibles qui, en ce moment même, pèsent d’une façon redoutable sur le nord de l’Europe et sur l’Algérie. Le meilleur moyen de ne jamais manquer de blé est encore de supprimer les droits de douane et d’abaisser jusqu’aux dernières limites les frais du transport des céréales sur les chemins de fer. Malgré le décret du 22 juin 1863, la situation de la boulangerie parisienne n’a donc pas essentiellement varié; elle échappe, il est vrai, à la limitation et à l’approvisionnement forcé, mais elle est restée exposée à l’influence directe de l’autorité dès que le prix du pain dépasse un certain taux. Par là, le gouvernement semble se démentir lui-même. Doit-on l’approuver ou le blâmer? C’est aux économistes à décider la question. Il ne faudrait pas s’étonner cependant, si la récolte des années prochaines n’est pas abondante, qu’on en revînt purement et simplement à la taxe périodique. Si ce système est contraire à la liberté des transactions, il a du moins cet avantage inappréciable de rassurer la population et de lui prouver qu’elle ne paie pas le pain au-dessus de sa valeur réelle.

Il est inutile de dire comment se fait le pain. Tout le monde sait qu’un ferment est nécessaire pour faire lever la pâte, c’est-à-dire pour développer en elle du gaz carbonique qui la gonfle, la perce de cavités nombreuses, la rend légère, nourrissante et digestive. On opère généralement à Paris avec du levain, portion de pâte déjà fermentée et gardée dans une pièce dont la température est invariable, ou avec de la levure de bière. Ce qui constitue l’infériorité indiscutable du pain parisien par rapport au pain allemand, c’est que ce dernier est toujours fait avec une levure particulièrement riche, et dont la préparation est l’objet de précautions spéciales, tandis que la levure sèche dont on se sert pour le nôtre, pour peu qu’elle ne soit pas employée dans des proportions précises, donne à la pâte une saveur désagréable. Un quintal métrique de farine produit 130 kilogrammes de pain; le blé rend poids pour poids : ce sont là du moins les calculs officiels vérifiés par l’expérience et desquels on s’est toujours inspiré pour établir la taxe.

Une cause qui tend à maintenir le pain à un taux élevé, c’est que l’exploitation des boulangeries a augmenté dans des proportions considérables. Au moment de l’extension de Paris, il y avait dans la ville et les communes annexées 920 boulangeries; aujourd’hui on en compte 1201[6]. La clientèle s’est donc répandue et divisée; mais les frais n’ont pas diminué d’une manière sensible, et dès lors le prix n’a pu être abaissé. La préfecture de la Seine, afin d’assurer à la population des subsistances en rapport avec les petites bourses, fait vendre sur les halles et les marchés du pain de seconde qualité fabriqué à la boulangerie municipale pour les hospices et les prisons. Ce pain a bonne apparence, quoiqu’il soit opaque et trop chargé de mie. En général, il n’est pas à souhaiter que l’état se fasse commerçant; c’est là un mauvais principe, car les moyens dont il dispose sont tels qu’il peut arriver facilement au monopole. Dans le cas présent, l’intention qui a dirigé la préfecture de la Seine est honorable; mais la population de Paris a une sorte d’aversion instinctive pour le pain de seconde qualité. Un relevé fait en 1859 prouve que la vente du pain de première qualité faite par les boulangers en boutique s’est élevée à 161,751,231 kilogrammes, tandis que celle du pain de seconde qualité n’a atteint que le chiffre de 2,005,918 kilogrammes. On a voulu prouver aux consommateurs que le pain municipal était bon et nutritif; y est-on parvenu? C’est à en douter, car, quoiqu’il coûte 5 centimes de moins par kilo, il n’en a été vendu que 2,085,971 kilogrammes pendant le cours de l’année 1867[7].

En dehors de leurs 1,201 boutiques munies de fours, les boulangers ont dans différens quartiers 526 dépôts qu’ils alimentent avec les produits de leur fabrication; de plus le décret qui a proclamé la liberté de ce genre de commerce a permis aux boulangers des départemens d’envoyer du pain à Paris, à la condition de payer aux barrières un droit de 1 centime par kilogramme. Certaines espèces de pain de nos environs avaient jadis une grande réputation; on sait que le pain de Gonesse était considéré comme le meilleur de tous ceux qui se fabriquaient en France; cette vieille renommée semble ne plus subsister aujourd’hui, et les arrivages de pain extérieur n’apportent qu’un appoint peu considérable aux quantités que Paris absorbe chaque année. En effet, les entrées, pour 1867, ne se sont élevées qu’au chiffre de 2,544,364 kilogr., chiffre très minime par rapport à la consommation de Paris, qui, en 1867, a été de 277,802,879 kilogrammes 25 grammes, ce qui donne par habitant une consommation annuelle de 152 kilogrammes 197 grammes, et une consommation quotidienne de 416 grammes 97 centigrammes. Pour que ce calcul fût rigoureusement exact, il faudrait défalquer du total général les 81,299 kilogrammes de pain qui, selon les documens officiels, ont servi à la nourriture des étrangers attirés par l’exposition universelle.

IV. — LA VIANDE. — LE MARCHÉ CENTRAL AUX BESTIAUX. — LES ABATTOIRS.

Au XVIe siècle, deux marchés à bestiaux furent établis aux environs de Paris : l’un à Poissy pour les bœufs venus de Normandie, l’autre à Sceaux pour les moutons de Brie et de Champagne. Le marché aux veaux, longtemps situé près de la place du Châtelet, fut, par arrêt du 8 février 1646, transféré sur le quai des Ormes. Ces trois marchés, où affluait à jours désignés toute la viande sur pied destinée à l’alimentation de Paris, fonctionnaient il y a peu de temps encore; celui de Poissy n’a même pas encore perdu toute son importance, et de vieilles habitudes traditionnelles y ramènent encore les marchands. Cependant un décret du 6 avril 1859 déclarait d’utilité publique la construction à Paris d’un marché central aux bestiaux; on trouvait avec raison qu’il était inutile d’aller s’approvisionner au dehors, et qu’il était plus simple d’attirer les animaux sur les lieux mêmes où ils devaient être abattus, dépecés et consommés. A la Villette, nouvellement annexée, vers l’extrémité de la rue d’Allemagne, auprès du canal de l’Ourcq, à deux pas de la porte de Pantin, sur un vaste terrain contenant 23 hectares, on a élevé le nouveau marché aux bestiaux, qui doit, par la seule force des choses et dans un temps très limité, absorber à son profit tout le trafic du bétail. Une convention passée entre le préfet de la Seine et l’un des administrateurs du chemin de fer de ceinture, en date du 26 juillet 1864, approuvée par le conseil municipal le à août de la même année, a eu pour résultat la construction d’un embranchement de voie ferrée qui amène les bestiaux dans l’enceinte même du marché. Le prix du transport est fixé par tête et par kilomètre à 10 centimes pour un bœuf, à centimes pour un porc ou un veau, 2 centimes pour un mouton; les frais de chargement et de déchargement sont de 5 centimes par mouton, 20 centimes par porc et par veau, 50 centimes par bœuf.

Une régie adjugée aux enchères publiques a été chargée de la construction du chemin de fer, de l’établissement et de l’exploitation pendant cinquante ans du marché. D’après le cahier des charges autorisé par décret du 11 décembre 1864, les régisseurs perçoivent à l’entrée un droit de 2 francs 50 centimes par bœuf, de 1 franc par veau, de 50 centimes par porc, de 25 centimes par mouton; de plus tout animal vendu ou non vendu est soumis à un droit d’abri par chaque nuit qu’il passe dans le marché; ce droit varie de 50 à 10 centimes, selon qu’il s’agit d’un bœuf ou d’un mouton. Le premier marché a été tenu le 21 octobre 1867 sur le nouvel emplacement, qui avait été inauguré deux jours auparavant. Toutes les constructions ne sont pas encore terminées, certaines parties de terrain ont besoin d’être consolidées, plusieurs étables doivent être ouvertes plus tard; néanmoins la vente fonctionne avec régularité, et l’on peut dès à présent se faire une idée très complète de ce que sera ce vaste établissement lorsque la dernière main y aura été mise, et que le temps l’aura consacré. Derrière des grilles élevées sur la rue d’Allemagne, il s’ouvre par un large préau divisé en barrières assez semblables à celles qu’on met à la porte des théâtres dans les jours d’affluence; c’est par là que les bestiaux doivent passer, afin de pouvoir être plus facilement comptés par les employés de l’octroi. Sur une place actuellement nue, triste et grise, mais qui plus tard sera sans doute gazonnée, s’élève dans toute la laideur de sa simplicité la fontaine qu’on voyait jadis près de la caserne du Prince-Eugène. Deux grands bâtimens en pierre de taille viennent ensuite, et sont destinés à loger les bureaux et les agens de la régie, de la préfecture de la Seine et de la préfecture de police. Deux abreuvoirs à pente douce précèdent les halles immenses destinées à abriter le bétail pendant la vente. Ces halles parallèles, au nombre de trois, sont divisées par de larges rues qui permettent aux voitures apportant le menu bétail d’aborder contre le quai même du marché. C’est la gare de l’Ouest qui a certainement servi de modèle à cette construction, composée d’un toit vitré supporté par des colonnettes en fonte. Si c’est glacial en hiver, c’est brûlant pendant l’été; mais les animaux n’y font pas un très long séjour, et du moins ils ne sont pas exposés aux intempéries de l’air. La halle du milieu, destinée aux bœufs, aux taureaux et aux vaches, a 216 mètres de longueur sur une largeur de 87m, 20. La halle de droite, réservée aux porcs, a 100 mètres de moins en longueur et une largeur égale; elle est en tout semblable à la halle de gauche, où l’on empile les moutons et les veaux dans des parquets trop étroits. Pendant les jours de grande chaleur, les moutons, couverts de laine, forcément pressés les uns contre les autres, seront haletans, promptement épuisés, et l’on en verra plus d’un mourir d’apoplexie foudroyante. Le terrain ne manquait pas cependant, et, quitte à ne pas rester dans une parfaite symétrie de construction, on aurait pu donner aux parcs à brebis une ampleur que comportait l’abondance parfois extraordinaire de ce genre de bétail.

Au-delà des halles, pleines de mugissemens, de bêlemens, de grognemens, s’étendent les bouveries et les bergeries, grandes constructions formant étables, surmontées de greniers et disposées de façon à réserver au centre une cour pourvue d’un abreuvoir. Ces bâtimens sont tous neufs; ils ont été élevés pour un objet déterminé, et, comme tels, devraient remplir certaines conditions indispensables. Il semble cependant qu’ils pourraient être plus complets et mieux aménagés à l’intérieur. Les bouveries, disposées pour recevoir 852 animaux, sont divisées en plusieurs compartimens garnis de mangeoires et de râteliers; à certains momens d’entrée et de sortie, les troupeaux sont exposés à se mêler et à produire un grand désordre, parce que chaque compartiment n’a pas une porte spéciale; c’est là un inconvénient notable et auquel il serait extrêmement facile de remédier, à la grande joie des conducteurs et des gardiens. Ce défaut n’existe pas pour les bergeries, dont chaque parquet a une entrée particulière qui donne des dégagemens commodes, et assure la régularité du service; mais les parcs, contenant 150 animaux, ont des râteliers arrangés de telle sorte que 100 seulement peuvent trouver à manger. Deux râteliers latéraux pour un si grand nombre de bêtes, c’est manifestement trop peu, et l’on devrait établir une mangeoire transversale qui, séparant le parquet en deux parties égales, permettrait à chaque animal d’atteindre aisément sa nourriture. Cette question est grave, car il importe singulièrement que l’animal, déjà fatigué par une longue marche, par un voyage en chemin de fer, par une modification radicale de ses habitudes, puisse se refaire convenablement au moment même où il va être abattu et livré à la consommation. La vitellerie paraît à l’abri de toute critique; elle est spacieuse, bien distribuée et alimentée par une énorme chaudière qui permet de donner à boire aux veaux l’eau tiède qui leur est indispensable.

Le marché est quotidien, mais il faut du temps pour déraciner les habitudes prises, et là plus qu’ailleurs il est facile de s’en convaincre. Le jeudi, qui correspond aux anciens marchés de Poissy et de la Chapelle, ce sont les porcs et les bœufs qui abondent; le lundi au contraire voit arriver les moutons, qui ce jour-là affluaient à Sceaux. Les halles peuvent abriter 4,600 bœufs et 22,000 moutons. Quand un conducteur a franchi les grilles avec son troupeau, il fait sa déclaration et reçoit en échange un numéro d’ordre. Avant que la vente ne soit commencée, ces numéros, réunis, sont tirés au sort et désignent les places réservées. De cette façon il n’y a ni passe-droit ni intrigues, et chaque marchand subit les chances du hasard. Les bœufs, les vaches, les taureaux, sont soigneusement séparés les uns des autres. Chaque animal porte une double estampille de reconnaissance qui lui sert de signalement. Les bœufs sont marqués avec des ciseaux, à droite par le marchand, à gauche par l’acquéreur, qui, à côté de son chiffre, a soin de figurer le nombre d’animaux qu’il a achetés, de façon que le conducteur du troupeau puisse toujours s’assurer que ce dernier est au complet. Les moutons sont tachés de bleu ou de rouge; les porcs sont timbrés au fer ardent, méthode cruelle contre laquelle protestent des grognemens épouvantables. Les ventes sont échelonnées, selon les espèces d’animaux, entre onze heures et deux heures. Les marchands de bestiaux sont très flâneurs ; ils vont, ils viennent, ils causent d’affaires indifférentes tout en guignant de l’œil les animaux qu’ils convoitent, ils se rendent au café, en sortent, y rentrent, sifflotent entre leurs dents d’un air désintéressé, et laissent croire par leurs allures qu’ils sont peu décidés à traiter. Il se passe ainsi, sans pourparlers actifs, une heure, deux heures et plus ; mais le temps marche, la cloche qui donne le signal de la fermeture réglementaire du marché va bientôt sonner, il ne reste plus qu’un quart d’heure. Tout change alors : une sorte de fièvre semble avoir saisi chacun de ces promeneurs si tranquilles il n’y a qu’un instant ; en quelques minutes, toutes les transactions sont proposées, acceptées, conclues ; on se frappe dans la main, et il n’y a plus à s’en dédire. Les conducteurs arrivent, suivis de leurs grands chiens, si intelligens, si prévoyans, si rapides ; les différens lots de bestiaux sont séparés et dirigés vers la bouverie, vers l’abattoir, vers la barrière, selon la destination à laquelle on les réserve. Les chiens les escortent, l’œil au guet, rassemblant le troupeau, se jetant au fanon des bœufs qui vont trop vite, mordant les jambes de ceux qui vont trop lentement, les défendant de tout, même d’un choc de voiture. Le marché se vide peu à peu, devient désert, on n’entend plus que quelques mugissemens lointains qui se confondent avec les bruits de la grande ville ; les halles semblent des solitudes mornes et désertes ; des hommes viennent alors, on commence le balayage, et l’on recueille le précieux engrais que laissent après elles ces longues troupes d’animaux.

Les bestiaux arrivés en 1867 à destination de Paris, tant sur les anciens marchés qu’au marché central, forment des troupeaux près desquels ceux qu’Ulysse admirait dans l’île de Trinacria méritent à peine d’être mentionnés : — 341,253 bœufs, vaches et taureaux, 219,641 veaux, 209,615 porcs, 1,707,266 moutons. Le total représente 2,477,775 animaux vendus et destinés à notre nourriture. On pourrait croire qu’il y a parfois une abondance extraordinaire de bestiaux, puis un ralentissement successif, par conséquent une sorte de disette, car, si la consommation est incessante, la production est limitée. Par suite d’usages locaux, d’habitudes anciennes dont on retrouve déjà la trace au moyen âge, les provinces nourricières semblent s’être donné le mot pour n’arriver qu’à tour de rôle sur notre marché. La Normandie nous envoie ses bœufs de juin à janvier, le Maine-et-Loire d’octobre à mars, le Nivernais, le Charolais, le Bourbonnais, de mars à juin, le Limousin, la Charente, la Dordogne, de novembre à juin. Il en est de même pour les moutons : ceux de l’Allemagne viennent de septembre à janvier, ceux du midi, c’est-à-dire de la région située au sud d’Orléans, de mai à septembre, de Maine-et-Loire de juillet à novembre, du nord (Aisne, Oise, Somme, etc.) de janvier à mai, du Berri de mai à septembre, du Soissonnais de février à mai, de la Champagne d’août à décembre, des environs de Paris entre l’époque des récoltes et celle des semailles. C’est ainsi que la bonne et maternelle France se divise la lourde tâche d’alimenter sa capitale. Les départemens expéditeurs les plus importans sont au nombre de trente-deux, parmi lesquels ceux du Calvados, de la Nièvre, de la Sarthe, de Seine-et-Oise, de Maine-et-Loire, font les envois les plus réguliers et les plus importans. Cependant, malgré la richesse de notre sol, il est à croire que nous ne suffisons plus aux besoins de notre subsistance, car voilà l’étranger qui pousse ses troupeaux jusque sur notre marché. À l’aide des chemins de fer, ils arrivent sans trop souffrir, et l’on peut, par des chiffres puisés à des documens authentiques, montrer que l’Europe entière concourt à notre approvisionnement. Pendant l’année 1867, l’Allemagne a expédié à Paris 1,651 bœufs et 101,837 moutons, l’Italie 1,361 bœufs, l’Espagne 191 bœufs et 214 moutons, la Hongrie 4,696 moutons, la Russie 2,511 moutons, la Suisse 1,275 veaux. On ne s’arrêtera point là, car cette année des commissionnaires sont partis pour la Roumanie afin d’aviser au moyen d’amener jusqu’à Paris, sans trop de frais ni trop de déchet, les immenses troupeaux qui paissent là-bas dans les steppes.

Les animaux achetés au marché n’y font point un long séjour, et promptement ils sont conduits à l’abattoir, qui s’étend de l’autre côté du canal de l’Ourcq sur une superficie de 211,672 mètres, et s’ouvre sur la rue de Flandres. Les deux établissemens, reconnus nécessaires par le décret du 6 août 1859, ont été construits simultanément ; l’abattoir a pu être ouvert le 1er janvier 1867. La dénomination de certaines rues du vieux Paris indique les étapes que les bouchers ont successivement parcourues dans la ville. On retrouve leurs traces dans la Cité par l’église de Saint-Pierre aux Bœufs, qui fut détruite en 1837, puis, près du Châtelet, par Saint-Jacques la Boucherie, par les rues de la Tuerie, de la Tannerie, de la Vieille-Place aux Veaux, surnommée la place aux Saincts-Yons, du nom d’une famille de bouchers célèbre, et par le quai de la Mégisserie. Autrefois on tuait partout, à chaque étal était accolé un abattoir. Malgré différentes tentatives pour rejeter hors des murs ces tueries, dangereuses à tous les points de vue, le vieil esprit de routine avait prédominé, et dans les premières années de ce siècle on égorgeait encore les animaux devant les portes mêmes des boutiques où la viande devait être débitée. Il ne fallut rien moins que trois décrets impériaux (9 février, 19 juillet 1810, 24 février 1811) pour mettre fin à cet ordre de choses intolérable. Ces décrets prescrivaient la construction immédiate de cinq abattoirs situés à proximité des quartiers du Roule, de Montmartre, de Popincourt, d’Ivry et de Vaugirard; mais ils ne furent terminés qu’à la fin de 1818. Ils ont disparu en partie aujourd’hui, et doivent tous être remplacés par le grand établissement de la rue de Flandre.

Ainsi qu’au marché, on compte les animaux lorsqu’ils entrent à l’abattoir, en ayant soin de ne les laisser pénétrer qu’un à un par la grille entr’ ouverte. En face de cette grille, au-delà d’une vaste cour pavée, s’étendent trente-deux pavillons séparés en groupes égaux par trois rues perpendiculaires et trois rues transversales qui s’entre-croisent à angle droit; ces pavillons contiennent des bouveries destinées à abriter les animaux et 123 échaudoirs où on les dépèce lorsqu’ils ont été abattus dans la cour intérieure qui s’allonge au centre de ces constructions. Ces échaudoirs et ces cours sont dallés avec soin, et le terrain, disposé en pente, aboutit à une rigole qui se dégorge dans une bouche d’égout; partout il y a des fontaines et de l’eau en abondance. Chaque jour, un millier d’ouvriers bouchers, fondeurs, tripiers, fréquentent l’abattoir, et lui donnent une singulière et sinistre animation. Le travail commence, selon les saisons, de quatre à six heures du matin, et se prolonge jusque vers une heure de l’après-midi. A deux heures, les bouchers viennent faire leurs achats aux chevillards; on appelle ainsi des hommes dont le commerce consiste à acquérir des bestiaux au marché, à les faire abattre et à les vendre, morts et parés, aux marchands détaillans. Tout animal habillé est pendu à une forte cheville en fer, d’où le nom de chevillard. Cent quatre-vingts voitures numérotées, tarées, dont on connaît le poids exact, font le service de l’abattoir aux différens quartiers de la ville. Avant de franchir la grille, elles passent devant le pavillon des employés de l’octroi et s’arrêtent sur une bascule; on pèse ainsi exactement la quantité de viande qu’elles emportent. Les droits, acquittés immédiatement, sont de 011 cent. 0735 par kilogramme; sur cette somme, 2 centimes sont réservés spécialement pour ce que l’on nomme les droits de l’abattoir. Les frais de construction seront ainsi promptement couverts par cette faible surtaxe.

Malgré les anciens abattoirs encore subsistans, c’est celui de la rue de Flandre qui occupe le plus grand nombre d’ouvriers et fournit le plus d’alimens à la consommation de Paris. En 1857, on a abattu 799,448 animaux représentant 49,417,024 kilogrammes de viandes prêtes à être vendues en détail. On travaille tous les jours, mais le vendredi saint, et cela se comprend aisément, amène un surcroît de besogne. Les étaux ne sont plus garnis, puisqu’on fait maigre depuis plusieurs jours, il faut pourvoir aux besoins de Paris qui vont renaître et l’on se met à l’œuvre; les hécatombes commencent alors dès le milieu de la nuit et souvent ne sont point terminées à cinq heures du soir. Malgré ces grands massacres, tout se passe avec un calme et un ordre parfaits. Dans leurs vêtemens de travail maculés de sang, les garçons bouchers ressemblent aux sacrificateurs antiques. Avec leurs manches retroussées qui laissent voir la vigoureuse musculature de leurs bras, avec leurs cous épais, leurs larges épaules, ils ont une haute tournure qui ferait pâmer d’aise un peintre intelligent. Ils ont de gros sabots; le bas de leur pantalon est retenu par un tortil de paille qui l’empêche de flotter; une longue serpillière les couvre depuis le haut de la poitrine jusqu’au milieu des jambes; une ceinture de cuir fixée par une boucle brillante rattache à leur côté la boutique, sorte de trousse triangulaire en bois où sont fixés les six couteaux nécessaires à leurs sanglantes opérations; à côté, au bout d’une lanière, pend le fusil, sur lequel les lames, courtes et fortement emmanchées, sont incessamment aiguisées. A les voir occupés à leur rude besogne, il est difficile de ne pas admirer leur adresse.

Le bœuf est amené dans la cour rougie, où plane une vague odeur tiède et fade. Une corde forte et courte enlace ses cornes. Cette corde est passée dans un anneau scellé à une dalle; on fait un nœud solide; l’animal courbe la tête, et tout son corps présente ainsi l’image d’un plan irrégulier incliné. Le boucher saisit un merlin et frappe un coup, un seul, entre les deux cornes. Sans un cri, sans un mugissement, le bœuf tombe sur les genoux et se laisse glisser sur le flanc. Dans son œil, qui roule et semble vouloir sortir de l’orbite, se peint un étonnement sans nom; il pousse un souffle bruyant par ses naseaux dilatés, parfois il cherche à se relever, et tourne avec effort sa pauvre tête alourdie. Trois ou quatre coups de masse donnés sur le frontal le couchent par terre et l’achèvent. On lui coupe la gorge alors, et l’on recueille le sang avec soin dans de larges baquets que l’on appelle des ronds, et où on l’agite précipitamment pour l’empêcher de se coaguler. Les moutons sont simplement égorgés; on les amène, on les étend de force sur des claies qui peuvent en contenir dix et on les saigne l’un après l’autre, pendant qu’un homme poussant devant lui une auge à roulettes reçoit le jet vermeil qui s’échappe de leur blessure. On ne peut s’imaginer l’agilité de ces égorgeurs, la précision de leurs mouvemens, la rapidité de leurs gestes. Calculant sur une montre à galopeuse, j’ai vu qu’il fallait 48 secondes pour mettre à mort 20 moutons.

Lorsque l’animal assommé et saigné ne donne plus signe de vie, on le souffle, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un énorme soufflet dont le tuyau a été introduit dans une incision faite à la peau, on le gonfle de manière à séparer facilement le cuir de la chair; puis on l’ouvre, on le vide et on le pare. Parer un bœuf, c’est, après l’avoir accroché à une poutre transversale, le dépouiller de sa peau, le débarrasser de tous ses organes intérieurs, détacher les cuisses, enlever la tête, le fendre dans toute sa longueur et lui donner la plus belle apparence possible. Cette minutieuse et fatigante besogne exige une demi-heure de la part d’un ouvrier expérimenté. Jamais à l’abattoir on ne se sert de scie : là les garçons bouchers dédaignent cet instrument, qui facilite singulièrement le travail; ils n’emploient que le couteau et une sorte de hache tout en fer qu’on nomme un fendoir et qu’ils manient avec une dextérité merveilleuse. A l’aide de cet outil, qui paraît lourd et incommode, ils divisent d’un bout à l’autre la colonne vertébrale d’un bœuf avec une telle précision que la moelle épinière est séparée en deux parties exactement égales. Les dénominations employées par les gens de l’abattoir semblent appartenir à une langue spéciale : les maxillaires supérieurs d’un bœuf s’appellent le canard, la moelle épinière devient l’amourette; l’estomac, c’est la pâme, et ainsi de suite; un professeur d’anatomie ne s’y reconnaîtrait guère.

Parmi ces hommes alertes et solides qui chantent et rient tout en se hâtant, il en est quelques-uns que l’on distingue, car ils ne procèdent point comme les autres. Ce sont les sacrificateurs juifs; il y en a cinq à l’abattoir central. Ils ont été désignés par le grand rabbin après examen préalable. Tout animal destiné à la nourriture des juifs doit être égorgé, et ne peut, sous aucun prétexte, être préalablement assommé. Cette méthode tout hiératique est cruelle, et j’ai vu des bœufs se débattre longtemps avant de mourir. De plus la bête, aussitôt qu’elle est morte, doit être ouverte et examinée avec minutie, car, si elle est impure, elle ne peut être livrée au peuple de Dieu. Le Lévitique, chapitre XXII, a énuméré tous les cas qui devaient faire rejeter la viande destinée à la nourriture. L’animal qu’on s’apprête à sacrifier devrait être, selon l’antique usage des juifs, attaché par les quatre pieds réunis, en souvenir d’Isaac, que son père lia ainsi sur le bûcher; aujourd’hui, à Paris du moins, où les minutes valent des heures, on se contente à moins. Lorsque le bœuf est solidement fixé à l’anneau, on lui passe un nœud coulant à chaque jambe de devant; la corde qui le forme est attachée à un câble manœuvré à l’aide d’un treuil; en deux tours de roue, l’animal est par terre, étendu sur le flanc. Un boucher pose un genou sur son épaule, le saisit par les cornes et lui ramène violemment la tête en arrière. Involontairement, lorsqu’on assiste à ce spectacle, on pense aux sculptures commémoratives du culte de Mythra. Pendant ce temps, le chokhet (textuellement le trancheur) est debout; il tient à la main son damas, qui est un coutelas emmanché très court, à lame longue, droite, inflexible et arrondie du bout. Il passe deux fois très attentivement l’ongle sur le fil afin de s’assurer qu’il n’est point ébréché, car il est dit au Lévitique : « Vous ne mangerez d’aucun sang, » et les juifs croient que, si la lame avait une entaille, si petite qu’elle fût, l’animal pourrait s’effrayer, qu’alors le sang se coagulerait dans le cœur, d’où il ne pourrait s’écouler. Le sacrificateur s’avance; en marchant, il doit dire mentalement : «Béni soit le Seigneur qui nous a jugé digne de ses préceptes et nous a prescrit regorgement. » Arrivé près du bœuf, il se baisse, lui saisit le fanon, et d’un seul coup lui tranche la gorge; il se rejette précipitamment en arrière pour éviter le jet de sang, se redresse, et deux fois encore passe l’ongle sur la lame de son couteau pour s’assurer qu’il n’a pas atteint la colonne vertébrale, car dans ce cas la viande serait devenue impure. Je ne sais si c’est un effet du hasard, mais les animaux que j’ai vu sacrifier étaient tous tournés vers l’est, direction idéale vers laquelle tant de religions inclinent à leur insu et sous différens prétextes, comme si elles se souvenaient encore des cultes solaires.

Le bœuf égorgé se débat avec des mouvemens spasmodiques et terribles; je n’affirme pas que, dès que le sacrificateur a le dos tourné, un garçon boucher ne saisisse pas une masse et ne frappe pas la victime pour l’achever et abréger ses angoisses dernières. Il est un fait à noter, c’est que ces hommes qui vivent dans le sang, dont le métier est de tuer, ont horreur de voir souffrir les animaux, et qu’ils procèdent toujours de façon à les anéantir du premier coup. Lorsque le bœuf a enfin poussé le dernier râle, qu’on est certain qu’il est bien mort, on l’ouvre. Le chokhet revient alors, il examine s’il n’y a pas d’adhérence au poumon, si l’estomac ne contient pas un objet qui aurait pu à la longue amener une perforation, si la vésicule du fiel et la rate sont intactes, si nulle fraction, fût-ce celle d’une vertèbre caudale, n’atteint les os[8]. Lorsque l’examen est satisfaisant, lorsque nul signe néfaste n’a été remarqué, l’animal est dit kochèr (droit), c’est-à-dire permis, et, comme tel, on le marque à différentes places d’une estampille spéciale, sinon il est treipha (lacéré), c’est-à-dire interdit, et on le livre immédiatement aux chrétiens. Ces deux mots, qui sont de l’hébreu chaldaïque, ont subi, comme on peut l’imaginer, quelque transformation en passant par la bouche des garçons bouchers; on les a francisés, et à l’abattoir on les prononce invariablement coche et trèfle. Le sacrificateur juif se contente d’égorger et de vérifier si l’animal remplit toutes les conditions exigées; le reste ne le concerne plus et rentre dans les attributions des bouchers ordinaires.

D’un animal mort, rien ne se perd, la sagace industrie sait tirer parti de tout. A l’abattoir même, dans la cour d’entrée, s’élève un pavillon divisé en deux compartimens munis de larges chaudières où l’on prépare les pieds de mouton et les têtes de veau, de façon à les mettre dans l’état où nous les voyons à la porte des boucheries, flottant dans un baquet plein d’eau de puits, car l’eau de rivière les noircit. Les graisses sont gardées avec soin, on a même construit un fondoir dans l’enceinte de l’établissement; mais, à ce qu’il paraît, il pèche singulièrement sous le rapport pratique, car on n’est pas encore parvenu à l’utiliser. La graisse de mouton, lorsqu’elle est de bonne qualité, est employée à faire de la stéarine, qui sert à la fabrication des bougies. Le pied de bœuf fournit une huile dont on use en horlogerie. Les gros intestins du bœuf sont achetés par les charcutiers, qui en enveloppent quelques-uns de leurs produits; les intestins grêles sont expédiés en Espagne, où l’on sait en confectionner certains saucissons très recherchés au-delà des Pyrénées; les intestins grêles de mouton deviennent des cordes à violon; les os font du noir animal. Tous les détritus absolument inutiles sont réunis au fumier et forment avec ce dernier un engrais assez recherché, car en 1867 il s’en est vendu à l’abattoir central pour la somme de 16,000 francs.

Les bouchers ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils ont été jadis, une corporation toute-puissante, formée d’un certain nombre de familles privilégiées et imposant souvent leurs volontés à Paris, ainsi qu’ils le firent sous le règne de Charles VI, lorsqu’ils prirent parti pour le duc de Bourgogne contre les Armagnacs. En 1411, les Saint-Yon, les Goys, dirigés par leur chef Caboche, eurent assez d’influence pour forcer le roi à substituer dans ses emblèmes la couleur blanche à la couleur bleue. On peut penser que, lorsque les Armagnacs rentrèrent à Paris, ils ne ménagèrent point de pareils adversaires. On rasa les grandes boucheries du Châtelet et du parvis Notre-Dame, qui étaient devenues des lieux de rassemblemens redoutables. Ce fut là en réalité un coup de mort pour la corporation, qui n’arriva jamais à se reconstituer d’une façon exclusive. Plus tard, en février 1587, Henri III continua l’œuvre de destruction, et ouvrit le commerce de la boucherie à tous ceux qui se montrèrent capables de l’exercer. Néanmoins il en fut des bouchers comme des boulangers, la prétendue liberté dont ils jouissaient n’était qu’illusoire, et la loi du 19-22 juillet 1791 réserva provisoirement à l’autorité municipale le droit de fixer la taxe de la viande. On sait ce que c’est que le provisoire en France. Cette mesure durait encore il y a quelques années, et il fallut le décret du 27 février 1858, qui proclamait la liberté de la boucherie, pour la faire disparaître administrativement; mais légalement ce droit appartient toujours aux municipalités, puisque la loi de 1791 n’a pas été abrogée. Les bouchers ont passé, avant d’en arriver là, par le régime de la taxe et par le système des catégories, système compliqué, malaisé à comprendre pour les acheteurs, et dont l’application créait des difficultés sans nombre. En effet, les bouchers excellaient si bien à mêler les catégories ensemble qu’il n’était point facile de s’y reconnaître, et que les plus habiles s’y laissaient prendre. La quantité des étaux était limitée à 500 autrefois; maintenant il n’en est plus ainsi, la liberté est vraiment complète, rien ne peut plus restreindre le nombre des bouchers, et ils vendent la viande à prix débattu. Il y a aujourd’hui dans Paris 1,574 boutiques de bouchers, auxquelles il faut ajouter 268 étaux dans les halles et marchés.

Pour encourager les bouchers de province à profiter des chemins de fer et à envoyer de la viande à Paris, on a ouvert, par ordonnance de police du 3 mai et du 24 août 1849, une vente à la criée pour les viandes directement expédiées par les départemens. Ce marché, qui se tenait d’abord rue des Prouvaires, est devenu assez considérable pour occuper aux halles centrales le pavillon n° 3, qui est divisé en deux parties distinctes, l’une réservée à la vente en gros, et l’autre à la vente au détail. Quoique d’institution fort récente, cette criée a déjà produit des résultats excellens, et elle augmente d’importance tous les jours; en 1858, les transactions s’opéraient sur 10 millions de kilogrammes de viande, et en 1867 ce chiffre avait plus que doublé, puisqu’il s’est élevé à celui de 20,310,308 kilogrammes. Le pavillon spécialement réservé à ce genre de commerce est curieux à visiter. Dès une ou deux heures du matin, les viandes parées, venues des abattoirs ou des débarcadères des chemins de fer, sont apportées, mises en place, accrochées à des chevilles et divisées, selon les propriétaires auxquels elles appartiennent, en un certain nombre de gobets, c’est-à-dire de lots de vente. Quand ce premier travail est achevé, que chaque morceau est numéroté, les inspecteurs de la boucherie commencent leur tournée, et, à l’aide d’un cachet imbibé d’encre bleue, marquent d’un V majuscule chaque pièce jugée saine. Celles qui ont été reconnues insalubres sont mises à part. Toute viande qui conserve encore, malgré une mauvaise apparence, des qualités nutritives, est expédiée pour la nourriture des animaux féroces au Muséum d’histoire naturelle, qui en 1867 en a reçu 94,362 kilogrammes. Le reste est arrosé d’essence de térébenthine et remis à des équarrisseurs qui l’utilisent pour des usages industriels. La quantité des viandes saisies en 1867 a été de 111,353 kilogr.[9]. Quand les viandes sont estampillées, on en vérifie la marque et on les met sur le plateau, énorme balance spécialement surveillée par les préposés du poids public; une fiche de papier répétant le numéro d’ordre de la pièce sert à inscrire le poids reconnu, et on la fixe par une épingle sur le morceau lui-même. Quand tous ces préliminaires sont terminés, la vente à la criée commence.

Telles sont les opérations diverses, toutes accomplies sous l’œil même des agens de l’autorité compétente, par lesquelles on assure à Paris la viande de boucherie dont il a besoin. La consommation en est très considérable, et se décompose ainsi pour l’année 1867 : viande de boucherie et abats de veau sortant des abattoirs ou venant de l’extérieur, 121,707,599 kilogrammes; viande et abats de porcs sortant des abattoirs ou venant de l’extérieur, 13,646,959 kilogrammes, ce qui donne pour l’année une consommation de plus de 135 millions de kilogrammes. D’après le dernier recensement, la population de Paris, y compris la garnison, est de 1,825,274 habitans; la consommation d’un Parisien est donc, en viande de boucherie, par an, de 69 kilogrammes 966, par jour de 191 grammes 68 centigrammes, en viande de porc de 7 kilogrammes 477 par an, et de 20 grammes 484 centigrammes par jour[10].

Ce genre d’alimentation, qu’il faudrait pouvoir propager sans mesure, coûte malheureusement très cher. On a bien essayé de populariser l’usage de la viande de cheval ; mais la tentative a été nulle, et jusqu’à présent l’hippophagie n’a obtenu que des résultats négatifs. Il ne suffit pas à quelques savans animés d’excellentes intentions de se réunir autour d’une table bien servie, de manger des beefsteacks de cheval aux truffes, des rognons de cheval au vin de Champagne, des langues de cheval à la sauce tomate, de boire de bons vins, de prononcer d’élégans discours, pour vaincre des préjugés enracinés et faire accepter un aliment nouveau. Les gens pauvres savent très bien que les chevaux abattus et destinés à servir de nourriture sont de vieux animaux fatigués, épuisés par un long labeur, par l’âge, et que c’est là un objet de subsistance mauvais, peu réparateur, parfois dangereux. Certains esprits forts ont pu faire par curiosité un essai qu’ils n’ont pas renouvelé; la masse ne s’est point laissé entraîner par toutes les belles promesses qu’on lui faisait au nom de l’hippophagie, et franchement on ne peut l’en blâmer. Une ordonnance de police du 6 juin 1866 a réglé les conditions d’existence des boucheries de cheval, qui ont commencé à fonctionner le 9 juillet de la même année; aujourd’hui il en existe 22, qui toutes font d’assez pauvres affaires; il y a trois abattoirs spéciaux à Bicêtre, Gentilly et Pantin. Le nombre des animaux mis à mort jusqu’au mois de mars dernier a été de 3,728 chevaux, 86 ânes et 23 mulets; la moyenne de l’âge est de 14 ans, et le total du poids de la viande qu’on en a retirée est de 76,857 kilogrammes. Ces établissemens sont surveillés aussi par les inspecteurs de la boucherie, qui saisissent tout animal insalubre; dans un seul abattoir, 24 chevaux ont été détruits et livrés aux fabricans d’engrais parce que sur ce nombre 5 étaient atteints de fracture avec fièvre, 10 de morve et de farcin, 7 d’affections chroniques de poitrine, 2 d’ulcères et de maladies cutanées.

La viande des chevaux livrés aux bouchers se décompose vite, car elle est presque toujours frappée d’anémie par suite des longues fatigues que l’animal a supportées et qui ont radicalement affaibli son organisme; il faut s’en défaire cependant, et les acheteurs n’en veulent pas. Alors on en confectionne des saucissons auxquels on donne la forme et l’apparence de ceux qui sont fabriqués à Arles, en Lorraine, en Allemagne, et on les écoule en les faisant vendre par des fruitiers, des épiciers, des marchands de salaisons. Au bout de peu de temps, cette charcuterie d’une nouvelle espèce se désagrège, se décompose et n’est plus mangeable. De plus, pendant la nuit et en grand mystère, car il faut éviter l’œil trop bien ouvert de la police, on porte de la viande de cheval chez les traiteurs infimes, qui en font des entre-côtes et des filets; il n’est pas rare chez ces bouchers de découvrir dans quelque coin retiré une pièce de cheval piquée et prête à devenir du bœuf à la mode ; lorsqu’on surprend ces hommes en flagrant délit de colportage prohibé, ils répondent : « Que voulez-vous que nous fassions de notre viande, puisqu’on n’en vend pas à l’étal? » Ce n’est pas par de tels moyens que l’on fera cesser le vieux préjugé qui subsiste malgré tous les efforts faits pour l’ébranler, car bien des malheureux ont refusé des bons de viande de cheval qu’on leur avait gratuitement distribués.


V. — LE VIN. — L’ENTREPÔT.

Le temps n’est plus où les particuliers et les marchands ne pouvaient vendre leurs vins qu’après qu’on avait crié dans les rues de Paris « le vin du roi, le vin des seigneurs, le vin des moines; » ce commerce est absolument libre aujourd’hui une fois qu’il s’est mis en règle avec le fisc. Jadis et jusque vers le milieu du XVIIe siècle, le marché aux vins se tenait sur la Seine même, dans les bateaux qui avaient amené les produits de Bourgogne. En 1656, les sieurs de Chamarande et de Baas obtinrent de Louis XIV l’autorisation de construire une halle aux vins, à la condition d’en partager le produit avec l’administration de l’hôpital-général. L’édifice ne fut guère terminé que vers 1664 ; il s’élevait quai Saint-Bernard, près la porte du même nom, en face du fort de la Tournelle, sur des terrains que la lutte d’Abélard et de Guillaume de Champeaux avait jadis rendus célèbres. Cette halle étant devenue manifestement insuffisante, Napoléon prescrivit, par décret impérial du 20 mars 1808, la création d’un entrepôt général des liquides, destiné à recevoir les vins, alcools, huiles et vinaigres expédiés à Paris par la province. Dans le projet primitif, l’établissement, s’ouvrant quai Saint-Bernard, devait s’étendre sur l’emplacement compris entre la rue de Seine (aujourd’hui Cuvier) et la place Maubert, et devait être traversé par un canal qui aurait permis d’apporter sans transbordement les marchandises au centre même de l’entrepôt. Le 15 août 1811, on posa la première pierre des constructions, qui auraient dû être complètement achevées en 1816; mais le gros œuvre ne fut élevé que vers 1818, et jusqu’en 1845 on travailla encore à mettre la dernière main à l’entrepôt, dans l’enceinte duquel, durant la première année du règne de Louis-Philippe, on avait momentanément installé la prison de la garde nationale. Couvrant aujourd’hui une superficie de 14 hectares, dont 10 sont occupés par des bâtimens, il affecte une forme trapézoïdale, et se trouve bordé par le quai Saint-Bernard, la rue des Fossés-Saint-Bernard, la place Saint-Victor et la rue Cuvier. Bâti en pierres meulières, couvert en tuiles, il est sombre et triste d’aspect.

Il est divisé en trois parties distinctes, l’une réservée aux vins, située sur le quai Saint-Bernard et formée de quatre pavillons; l’autre, presque insignifiante, consacrée aux huiles et adossée à la rue Cuvier; la troisième enfin, exhaussée sur une terrasse et renfermant trois constructions destinées aux alcools et à la cave particulière de l’administration des hospices. Le long des grilles s’étendent les bâtimens qui servent de postes aux agens de l’octroi, aux pompiers, aux employés divers que nécessite le service intérieur. 63 fontaines versent l’eau indispensable à une telle exploitation. Les vastes quadrilatères en pierre, spécialement attribués à l’entrepôt des vins, comportent 158 caves au niveau du sol, 49 caves souterraines, deux magasins partagés en 312 travées et 116 celliers; les constructions isolées, où l’on serre les eaux-de-vie, ont 69 celliers ; le terrain superficiel qui peut être couvert par la marchandise a une étendue de 95,742 mètres 35 centimètres. La location de l’emplacement varie selon l’importance de ce dernier; on paie annuellement 8 francs par mètre carré dans les caves et les celliers à eau-de-vie, 3, 4, 5 et 6 francs pour le mètre carré dans les caves et les celliers à vins; d’après le budget de la ville de Paris, l’entrepôt a rapporté 600,000 francs en 1867.

C’est un va-et-vient perpétuel de baquets qui entrent et qui sortent, de futailles qu’on roule, qu’on rouanne, qu’on gerbe, qu’on poinçonne, qu’on charge et qu’on décharge. Devant sa cave spéciale, chaque marchand entrepositaire possède une petite cabane en bois qui semble portative, tant elle est grêle et légère; c’est là son bureau, et c’est dans cette sorte de guérite qu’il reçoit les acheteurs. Toute cause d’incendie est sévèrement écartée; chaque soir, après la fermeture, qui a lieu à six heures en été et à cinq en hiver, la moitié des employés passe une inspection minutieuse dans tous les magasins afin de bien s’assurer qu’il n’existe nulle chance de sinistre. Aussi, malgré les avantages tout particuliers qu’elles offrent aux entrepositaires, les compagnies d’assurance ne font là que des affaires très restreintes.

Nulle pièce de liquide ne peut être conduite hors de l’entrepôt sans avoir été visitée par les agens de l’octroi, et il doit en être ainsi, puisque les droits ne s’acquittent qu’à la sortie. Une déclaration signée par le marchand est confiée au voiturier, qui la remet aux préposés de service à la grille désignée pour l’expédition. Si la pièce contient du vin, on la jauge à l’aide d’un bâton gradué qu’on nomme le bâton d’octroi et qui donne une appréciation assez juste; de plus, pour s’assurer que le liquide ne contient pas plus des 18 degrés d’alcool déterminés par les règlemens, on le goûte. C’est là le côté vraiment pénible du métier, et l’on ne comprend pas que ces agens puissent résister à cette perpétuelle et insupportable dégustation. Devant leur corps de garde, à l’endroit où les baquets s’arrêtent, le pavé est violâtre et exhale une insupportable odeur de lie de vin. Si le tonneau renferme de l’alcool, on en prend une certaine quantité qu’on expérimente à l’aide de l’alcoolomètre, qui permet de reconnaître immédiatement quel est le nombre de degrés de la liqueur. Tout liquide qui contient plus de 18 centièmes d’alcool acquitte les droits imposés aux trois-six. Lorsqu’il y a discussion entre les employés de l’octroi et l’entrepositaire expéditeur sur la contenance d’une futaille, on a recours au dépotoir, instrument de précision qui prononce en dernier ressort, car il est combiné de façon à être infaillible. C’est une série de vingt et une cuves cylindriques en cuivre étamé; chacune d’elles peut recevoir jusqu’à 8 hectolitres, et est mise en rapport direct avec un tube de verre gradué qui, opérant comme un niveau d’eau, indique exactement la quantité de liquide versé dans la cuve. Quand il y a contestation entre les marchands, ce qui arrive souvent pour les alcools, c’est encore le dépotoir qu’on fait intervenir. Ce service est dirigé par un employé assermenté du poids public et par quatre ouvriers qui versent un cautionnement, car ils sont responsables des dégâts que peut entraîner la manutention des pièces. Les droits que l’on acquitte pour faire dépoter sont de 5 centimes par 20 litres. En 1867, on a dépoté 20,647 pièces, contenant 117,044 hectolitres 46 litres, qui ont produit 20,647 fr. ; les neuf dixièmes des opérations ont porté sur les alcools.

Le commerce qui se fait à l’entrepôt est très actif et très important sur les vins ordinaires, mais ne touche que d’une façon accidentelle et restreinte aux vins fins; c’est là que les détaillans viennent s’approvisionner, que l’industrie achète ses alcools; presque tous les marchés ont lieu en gros, et, sauf quelques rares exceptions, on ne vend qu’à la pièce. Par suite d’habitudes provinciales et aussi, il faut bien le dire, de l’impossibilité presque matérielle pour les tonneliers de faire deux fûts ayant exactement la même dimension, toutes les pièces reçues à l’entrepôt ont des contenances différentes; mais au premier coup d’œil un marchand exercé reconnaît la provenance d’un tonneau et sait par cela même quelle en est la capacité approximative, 212 litres pour le Mâçonnais et le Beaujolais, 215 pour Cahors et Marseille, 218 pour l’Anjou et le Bordelais, 230 pour Beaugency, 250 pour la Touraine, 271 pour la Bourgogne.

Dans le principe, l’entrepôt avait été construit pour centraliser et abriter les liquides en général qui peuvent se conserver sans avaries; les huiles et vinaigres devaient y tenir une place notable. Les chiffres montrent cependant que ces deux denrées n’arrivent au quai Saint-Bernard qu’en quantités illusoires. En effet, en 1867, le mouvement a été pour les vins, stock de l’année précédente : 425,366 hectolitres 73 litres, entrées 830,015 hectolitres 38 litres, sorties 831,310 hectolitres 88 litres; pour les alcools : entrées 212,575 hectolitres 84 litres, sorties 174,940 hectolitres 46 litres. Ces chiffres-là sont considérables et ont amené un roulement de fonds important; mais les huiles représentent 4,048 hectolitres 97 litres pour les entrées, et 3,363 hectolitres 49 litres pour les sorties; quant aux vinaigres, la proportion est plus faible encore : 3,036 hect. 56 litres à l’entrée, et 2,812 hect. 89 litres à la sortie.

On peut affirmer que les vins sont très rarement frelatés à l’entrepôt, car pendant l’année 1867, sur la grande quantité que nous venons de citer, on n’a saisi que 416 hectolitres 27 litres de vins. C’étaient plutôt des liquides tournés, entrés en souffrance par suite de voyage ou de mauvaises conditions d’emmagasinement que des vins sophistiqués. On confisque les vins trop faibles en alcool ou déjà aigris; dans ce cas, on les mélange avec du vinaigre et on les rend au propriétaire, qui peut en tirer parti sous cette nouvelle forme. Lorsque le vin est jugé définitivement mauvais et insalubre, on roule la pièce qui le contient jusqu’au port Saint-Bernard, et on la défonce tout simplement dans la Seine. Si les vins ne sont pas falsifiés à l’entrepôt, ce n’est pas cependant une raison pour qu’ils en sortent tels qu’ils y sont entrés. On n’y ajoute pas d’eau, car les pièces paient d’après la jauge; mais on fait le vin, c’est-à-dire qu’on mêle ensemble les produits de différens crus de façon à obtenir un seul type, c’est le mot consacré. Cette opération se fait dans de vastes cuves ou dans des foudres gigantesques; on procède avec méthode, sans mystère, aux yeux de tout le monde, c’est un usage reçu et accepté par le commerce. Quand on veut faire du bon vin de Bordeaux ordinaire, on prend deux pièces de vin de Blaye, vin rouge, sain, mais plat, deux pièces de ces petits vins blancs qu’on appelle vins d’entre deux mers et qui sont récoltés aux environs du bec d’Ambez, et une pièce de vin de Roussillon. On verse ces différens vins dans la cuve, on les agite fortement de façon à activer le mariage, puis on laisse reposer le liquide, que ne tarde pas à atteindre une légère fermentation; quand cette dernière a produit tout son effet, on met le vin en pièce, et le tour est fait. Les vins de Mâcon s’obtiennent avec un mélange proportionné de vins de Beaujolais, de Tavel et de Bergerac. Cette opération, qui n’est peut-être pas d’une régularité à l’abri de tout reproche, s’appelle le soutirage.

Autrefois on donnait de la couleur aux vins trop faibles avec des baies d’hièble ou de sureau, avec des mûres, avec du bois de Campêche; aujourd’hui on a renoncé à tous ces vieux ingrédiens et on les remplace à l’aide d’un vin naturel du Loiret qu’on nomme vin noir. Il sert uniquement à colorer les vins trop pâles. Une barrique d’eau, quelques litres de vin noir, un peu d’alcool, forment une boisson qui trouve un débit facile. Il y a dans le midi, à Cette, des fabriques ostensibles de vins. Là, toutes les espèces sont obtenues avec les gros vins du pays, dans lesquels on fait infuser des labiées. Selon la quantité de sucre qu’on y ajoute, les vins sont doux ou secs. La plupart des vins de Xérès, de Lunel, de Frontignan, qu’on boit à Paris n’ont pas d’autre origine. Madère n’exporte pas mille pièces de vins par an ; on sait cependant combien il se boit de vin de ce nom : c’est Cette qui en fournit le monde entier. Heureusement que le vin de Zucco, vin sicilien, très franc et très net, tend à se substituer au vin de Madère, qui, tel qu’il est offert à la consommation, est le plus souvent capiteux et malsain.

L’eau-de-vie, j’entends celle qu’on débite chez les détaillans, ne contient pas un atome d’esprit-de-vin; on la compose avec de l’alcool de fécule à 90 degrés que l’on coupe d’eau de façon à le réduire à 47 ou 49, on la teinte avec du caramel, on la sucre avec de la mélasse, et, ainsi préparée, elle devient ce casse-poitrine cher aux ivrognes, et dont l’abus engendre promptement le delirium tremens. La bonne eau-de-vie, celle qui est réellement obtenue avec du vin, qui nous est envoyée par le pays de Cognac, n’a que 41 degrés; mais parfois il arrive, à cause d’une fabrication trop rapide ou trop récente, qu’elle reste verte et rêche. On emploie alors pour l’adoucir, la vieillir, lui donner du velouté, un procédé très simple et absolument inoffensif : à un quarteau de 50 litres on ajoute 2 litres d’infusion de thé bouillant dans laquelle on a fait dissoudre avec soin une demi-bouteille de sirop de guimauve. Les plus fins gourmets y sont attrapés, l’eau-de-vie devient soyeuse et prend vingt ans en dix minutes.

La falsification des liquides s’opère presque toujours chez le détaillant, qui excelle à faire trois pièces de vin avec deux, grâce à un tiers d’eau. La préfecture de police a dans son service 28 dégustateurs, dirigés par un dégustateur en chef accosté d’un adjoint, dont l’unique mission est de goûter» de contrôler les vins et liqueurs dans tous les établissemens publics, de découvrir les fraudes et de déclarer les contraventions. Ces employés assermentés ne sont admis qu’après examen : douze échantillons de vins leur sont présentés, dont les candidats doivent reconnaître le cru immédiatement; quelques-uns arrivent, à force de finesse et de sensibilité dans les organes du goût, à accomplir de véritables prodiges, et à pouvoir nommer au besoin les sept ou huit sortes de vins qui composent un mélange. Leur métier n’est point une sinécure, car ils ont à Paris, en dehors de Bercy et de l’entrepôt, 23,643 établissemens à visiter, parmi lesquels il faut compter 11,346 marchands de vins au détail[11]. Autrefois les vins saisis étaient jetés au ruisseau devant la porte même du délinquant; mais bien des pauvres gens se précipitaient avec des éponges, des casseroles, des cruches, pour recueillir la liqueur bleuâtre et malsaine qu’on poussait vers l’égout; l’impression qu’on voulait obtenir tournait à mal, et produisait précisément l’inconvénient qu’on cherchait à éviter. Aujourd’hui les vins confisqués sont conduits à la Seine et rendus à la rivière, d’où bien souvent ils viennent en grande partie.

Lorsqu’on se mit à construire l’entrepôt, la plupart des vins arrivaient par voie de navigation. Paris ne comptait alors que 622,636 habitans, la plupart des provinces consommaient elles-mêmes leurs propres productions, et les chemins de fer, auxquels on ne pensait guère à cette époque, n’allaient pas chercher, pour nous les apporter, les denrées alimentaires jusque dans les communes les plus retirées; l’entrepôt pourvoyait donc alors amplement aux besoins qu’il était destiné à satisfaire. D’après les calculs de M. A. Husson, passé maître en telles matières, Paris a absorbé annuellement, de 1809 à 1818, en moyenne 752,795 hectolitres de vin[12]. Les relevés de l’octroi prouvent qu’en 1867 il est entré dans la capitale 3,575,561 hectolitres de vin[13]. L’équilibre est donc absolument rompu aujourd’hui, et cet entrepôt qu’on trouvait si magnifique, si spacieux il y a trente ans, est à cette heure tout à fait insuffisant. Une baguette magique le triplant en une minute lui donnerait à peine les dimensions qui lui sont nécessaires. Les négocians sont prêts à bien des sacrifices pour obtenir l’emplacement qui leur manque, et qui assurerait à leur commerce une amplitude réellement magistrale. On parle de prendre une partie des rues intérieures et d’y établir des celliers, d’élever des constructions sur les caves déjà existantes et d’augmenter ainsi la place qu’on réclame de toutes parts, et que l’administration est impuissante à créer, car non-seulement elle a donné toute celle dont elle pouvait disposer, mais encore elle ferme les yeux sur bien des abus qui se commettent journellement, et que l’état des choses fait naturellement excuser. Ainsi le règlement veut que les voies de communication conduisant d’un pavillon à l’autre, les trottoirs ménagés le long des constructions soient maintenus libres pour assurer une circulation facile; néanmoins ils sont obstrués de pièces, non-seulement de celles qu’on dépose momentanément avant la mise en caves, de celles qu’on roule ou qu’on répare, mais de pièces gerbées, c’est-à-dire placées symétriquement les unes sur les autres, comme dans un cellier. Ceci est une contravention parfaitement définie; que faire cependant? Supporter sans se plaindre un tel inconvénient, puisque le défaut d’espace le rend inévitable. L’entrée même des caves est tellement étroite qu’on ne peut y rouler les fûts de forte jauge; on est obligé de les dresser, opération d’autant plus pénible que le tonneau est d’une contenance plus considérable. Dans de telles conditions, le travail se fait mal; il faut mettre en magasin des vins qui auraient besoin de rester en cave; les liquides se détériorent faute d’être soignés; les négocians sont forcés de laisser une partie de leurs marchandises chez le producteur, loin de leur surveillance, et par suite exposées à bien des accidens.

La situation de l’entrepôt est pénible aujourd’hui; dans peu de temps, elle sera intolérable. Depuis le décret d’annexion en effet Bercy, profitant de la loi du 16 juin 1859, jouit d’avantages provisoires qui l’assimilent à un véritable entrepôt. Ses immunités cessent le 1er janvier 1870, et Bercy devra supporter toutes les charges communes aux autres arrondissemens de Paris. Les négocians en vins qui vivaient au-delà du quai de la Râpée vont, et c’est leur droit, réclamer leur place à l’entrepôt général. Que fera-t-on alors? Agrandir l’entrepôt est impossible et serait ruineux; on ne peut que surélever les constructions, ce qui ne remédiera pas à grand’ chose, ne créera qu’un emplacement sans importance, et amènera, par les pentes à franchir, de singulières complications dans un travail déjà difficile, et qui ne peut être bien exécuté que de plain-pied. N’y aurait-il pas un moyen de donner satisfaction à tout le monde?

Deux grands établissemens d’utilité publique contigus, séparés l’un de l’autre par une rue étroite et presque toujours déserte, étouffent, chacun pour sa part, dans les limites où ils sont enfermés. C’est l’entrepôt des liquides et le muséum d’histoire naturelle, qui tous deux sont bordés par la petite rue Cuvier. Le Jardin des Plantes dépérit et meurt faute d’espace. Les végétaux s’étiolent, les animaux souffrent, les collections, entassées les unes sur les autres, n’offrent plus que des sujets d’études difficiles à démêler; notre admirable et récente collection anthropologique est moins exposée que cachée dans des mansardes; il y a péril en la demeure, et le temps n’est pas éloigné où il faudra prendre un parti radical, si l’on veut sauver une institution et un établissement indispensables à tous les points de vue. Pourquoi ne pas jeter bas la rue Cuvier, qui ne sert à rien, et donner au muséum les terrains occupés par l’entrepôt? Le Jardin des Plantes pourrait s’étendre alors, mettre les animaux dans des conditions qu’ils ne connaissent pas aujourd’hui, augmenter les plantations, faire construire des serres assez vastes pour que les végétaux n’y soient pas en souffrance, étendre les parcs, agrandir les ménageries, se mettre en un mot par son installation au niveau de la science moderne.

D’un autre côté, il serait bon de ne laisser dans la ville que les hôpitaux d’urgence, c’est-à-dire ceux qui jour et nuit doivent s’ouvrir pour recevoir et abriter les habitans pauvres frappés d’accidens ou de maladie. Quant à ceux qui n’offrent point ce caractère, et qui, de quelque nom qu’on les désigne, ne sont, à proprement parler, que des asiles, il faut les rejeter hors de notre enceinte, à la campagne, au soleil, sur la lisière des bois, dans des conditions extérieures sévèrement choisies. Charenton, Bicêtre, le Vésinet, Vincennes, n’en sont pas moins fréquentés pour être à quelques kilomètres de Paris. Il ne manque pas dans nos environs de larges emplacemens qu’on pourrait acquérir sans dépense excessive pour y établir la Salpêtrière, qui est l’hospice de la vieillesse, et n’est destinée à secourir aucun cas de mal subit. Or les constructions, les cours et les jardins de la Salpêtrière couvrent une étendue de 40 hectares sur lesquels il semble que l’entrepôt trouverait facilement la place qui lui est nécessaire, et que réclament impérieusement les besoins du commerce.

Situé ainsi à proximité de la Seine et pouvant recevoir les apports de la navigation, côtoyant le débarcadère du chemin de fer d’Orléans, par lequel arrivent tous les produits du Bordelais et du midi, relié près du pont Napoléon au chemin de fer de Lyon, qui dessert la Bourgogne, le Bourbonnais, les côtes du Rhône, l’entrepôt futur, réunissant l’entrepôt actuel et les magasins de Bercy, répondrait à toutes les exigences de la production, de la vente et de la consommation des vins. Les transactions, déjà considérables, prendraient une importance plus grande, et la ville de Paris récupérerait promptement par l’accroissement des entrées les sommes qu’entraîneraient un tel déplacement et de semblables modifications. L’emplacement de la Salpêtrière nous semble s’imposer de lui-même par les facilités qu’il offre. Peut-être, se préoccupant de vieilles traditions commerciales, du voisinage direct de la Seine, ira-t-on chercher à Bercy les terrains nécessaires à la construction de l’entrepôt projeté. Ce serait une combinaison qui aurait aussi son avantage. L’important est d’arriver sans délai à une solution décisive donnant des garanties aux intérêts engagés. Plus d’un négociant expédie maintenant ses vins et ses trois-six aux docks Saint-Ouen, où les conditions d’aménagement sont excellentes.

On a pu apprécier le mécanisme à l’aide duquel Paris est toujours suffisamment pourvu de pain, de viande et de vin; mais il est d’autres denrées qui entrent pour une part considérable dans notre consommation quotidienne. Chaque jour les voit arriver et disparaître, car elles sont pour la plupart éminemment périssables. Comme des avalanches, elles se précipitent chaque matin sur nos halles centrales pour être de là enlevées et transportées dans les marchés, dans les boutiques, ou pour être voiturées à travers les rues de Paris par les marchands ambulans. Il y a là encore un curieux sujet d’étude, et nous essaierons bientôt de l’aborder.


MAXIME DU CAMP.

  1. Michelet, Origines du Droit.
  2. Delamarre, Traité de la Police, t. III, p. 331-333.
  3. Louandre, De l’Alimentation publique sous l’ancienne monarchie, p. 58.
  4. Collection Fontanière, portefeuille 719, dépôt des manuscrits de la Bibliothèque impériale. — De l’Alimentation publique sous l’ancienne monarchie, p. 65.
  5. La première idée des greniers d’abondance est fort ancienne en France, et se retrouve dans une ordonnance de Henri III du 27 décembre 1577. Sous Louis XV, l’établissement de Corbeil contenait l’approvisionnement des blés du roi ; c’était une régie; mais de 1776 à 1789 l’administration fut confiée à des particuliers, sur bail débattu. La réserve destinée à Paris devait être, vers la fin de la monarchie, de 25,000 sacs de blé.
  6. C’est beaucoup moins qu’au XVIIe siècle. En 1680, il y avait à Paris 650 boulangers fabriquant des petits pains, et dans les faubourgs 950 vendant du gros pain.
  7. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Français se montrent très difficiles sur la qualité du pain; dans sa Campagne de France, Goethe s’émerveille de voir de jeunes paysans requis pour conduire sa voiture refuser nettement de manger le pain de munition qu’il leur offrait, et dont il se contentait lui-même.
  8. Un animal qui, déjà lié pour le sacrifice, se briserait un membre en tombant deviendrait immédiatement impur.
  9. Autrefois on se contentait d’enterrer ou de jeter à la rivière les viandes insalubres; mais un fait inqualifiable qui s’est passé en 1831 a nécessité l’emploi d’une méthode plus sûre et absolument radicale. En effet, on lit dans un rapport de police en date du 1er avril 1831 et relatif à la foire aux jambons: « Les viandes insalubres jetées à l’eau étaient repêchées immédiatement. On les enfouit dans les réservoirs de Montfaucon, d’où les marchands de vins gargotiers les tirent encore pour les livrer à la consommation. Enfin, avant d’enfouir les viandes saisies, on les coupe par morceaux, et on les enduit d’un lait de chaux afin d’ôter toute possibilité de les reporter dans le commerce. »
  10. Les charcutiers de Paris sont au nombre de 849.
  11. Le nombre des autres établissemens où l’on débite des liquides se répartit ainsi: marchands de vins en bouteilles et succursales 883, — liquoristes 644, — crémeries 1,662, — fruitiers et marchands de comestibles 924, — cafés et brasseries 1,631, — traiteurs-restauteurs 2,093, — tables d’hôte 444, — épiciers, débits de tabacs 3,657, — frituriers et regrattiers 256, — débits interlopes 103.
  12. Les Consommations de Paris, p. 312.
  13. Ce qui donne en vin naturel et dégagé de toute opération, pour la consommation de chaque habitant, par an 195 litres 89, par jour 5 décilitres 16.