L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848/02

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L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 275-304).
L’ALLEMAGNE CATHOLIQUE
ENTRE 1800 ET 1848

II[1]
ROMANTISME ET CATHOLICISME

Les influences indigènes et les influences exotiques, le prestige de la Réforme germanique et le prestige du « philosophisme » français, conspiraient à l’envi, dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, contre le crédit intellectuel de l’Eglise romaine. Quelle que fût l’âpreté du duel entre ceux qui voulaient que la littérature allemande se mît à l’école de la nôtre et ceux qui la prétendaient au contraire émanciper, ils étaient d’accord entre eux, tacitement, sur la stérile vétusté de l’idée catholique et sur l’insignifiant effacement où elle méritait d’être reléguée. Leur commune arrogance à l’endroit de la vieille religion était d’autant plus frappante qu’elle n’avait rien de concerté ni de volontairement insolent : ils étaient très sincères lorsqu’ils attribuaient à l’Eglise romaine, dans le monde réel, la place qu’elle tenait en leur propre estime ; à peine parlaient-ils d’elle comme d’une force ennemie, mais bien plutôt comme d’une ruine.

A vrai dire, les propos et les écrits de plusieurs personnages catholiques de l’Allemagne étaient de nature à justifier cette sorte de dépréciation. Lorsqu’une Eglise assise sur le principe d’autorité se laisse aller à rougir de son intransigeance dogmatique ; lorsqu’elle dissimule avec un pudique embarras une partie des dogmes qui sont, tout à la fois, son patrimoine et sa raison d’exister, on peut dire que volontairement elle s’anémie, et qu’en présence de l’auguste et décisif dilemme : être ou n’être point, elle prend le parti de n’être point. C’est vers ce cruel parti qu’inclinaient, dans l’Allemagne du XVIIIe siècle finissant, un certain nombre de théologiens catholiques. Leurs catéchismes en font foi : le christianisme y devenait une sorte de morale supérieure, à peu près indépendante du dogme ; on eût dit que le prêtre éprouvait quelque gêne à prêcher le message d’un Dieu révélateur ; il aimait mieux être l’interprète, toujours banal lors même qu’élégant, de l’expérience morale quotidienne et d’une certaine « éthique » naturelle, à demi rationaliste, à demi parfumée d’encens. Mais l’Incarnation, mais la Rédemption, mais la faute originelle, mystères fondamentaux du christianisme, étaient, dans ces catéchismes « éclairés, » condamnées à la pénombre ; car ces doctrines avaient deux torts, d’abord d’être inaccessibles à la raison raisonnante ; et puis, surtout, d’avoir provoqué des conflits théologiques entre les diverses confessions chrétiennes ; et certains théologiens d’État, qui n’étaient plus catholiques que d’étiquette, avaient découvert une merveilleuse façon d’unifier le christianisme : c’était de supprimer ou de voiler ce qu’il y avait d’essentiel en lui. S’ils croyaient rendre service au catholicisme en le diminuant au lieu de le définir, en le cachant au lieu de l’affirmer, leur erreur était lourde : ils laissaient s’effriter la synthèse dogmatique dont ils auraient dû être les gardiens, et craignaient si fort de la faire paraître encombrante qu’ils ne lui permettaient même plus de faire figure. Quelques fragmens d’affirmations, interrompues et incohérentes, timidement baptisées du nom de dogmes ; et quelques survivances de pratiques, qui, faute d’être rattachées à ces dogmes, paraissaient superstitieuses ef bonnes pour l’enfance, ou bien bonnes pour la plèbe : voilà ce qu’était le catholicisme pour la plupart des compatriotes de Goethe.

Pour qu’il gardât l’adhésion des consciences et qu’il gagnât le respect des intelligences d’alentour, il fallait qu’il se révélât aux hommes de lettres et aux artistes comme une source d’inspirations et comme un épanchement précieux de l’âme nationale ; et il fallait que, recouvrant le sentiment de ses ressources dogmatiques et de sa vertu morale et sociale, il trouvât des interprètes actifs, audacieux, décidés à l’exposer, — et à l’exposer au soleil. Littérateurs et artistes romantiques furent les ouvriers de la première tâche ; la seconde fut remplie par des théologiens comme Mœhler et Dœllinger, avec le concours de publicistes formellement passés du service du romantisme au service de l’Église, comme Gœrres et Frédéric Schlegel. Comment les romantiques disposèrent l’opinion publique en faveur des théologiens ; comment des littérateurs laïques, dont la conscience, même, gardait le plus souvent des attaches protestantes, se trouvèrent être les précurseurs et comme les introducteurs de la rentrée du catholicisme dans la pensée germanique : c’est là une surprise d’histoire, — jeu du hasard, diront les uns ; jeu de la grâce, diront les autres ; — elle vaut en tout cas la peine, en ses complexes anomalies, d’être étudiée avec quelque (minutie.


I

Il y eut des heures où Gœthe comprit le christianisme, voire même le catholicisme ; il n’y en eut aucune où il les aimât. Dans ce Panthéon qu’était son cerveau, Jupiter Capitolin avait préséance sur le Christ. Le passage de Poésie et Vérité sur les sacremens catholiques dénote une sorte d’effort pour reconstituer les sensations que doivent éprouver les fidèles au frôlement de ces rites divins ; mais on devine que cet effort est une fatigue, que Gœthe se dépayse, — nous allions dire : il se déclasse, — lorsqu’il s’improvise chrétien. Durant le peu de jours qu’en 1792 il passa chez la princesse Galitzin, la paix des visages le frappa : il y lut la sérénité des âmes, en rapporta le mérite au catholicisme ; et, toujours préoccupé d’aménager pour les énergies de son génie le plus propice terrain de culture qui fût possible, il se demanda peut-être, fugitivement, si la foi catholique n’offrait pas à ses adeptes l’avantage d’une hôtellerie tranquille et confortable.

Mais, outre qu’il partageait les défiances et les susceptibilités de la Réforme à l’endroit de l’Eglise romaine, il se trouvait plus aisément de plain-pied, lui Goethe, avec les divinités païennes, incarnations luxuriantes de la joie de vivre, qu’avec le Christ souffrant et pantelant ; or, pour que Gœthe reconnût un dieu il devait se trouver de plain-pied avec lui. « Il me paraît surprenant, à moi vieux païen, écrivait-il à Jacobi, de voir la croix plantée sur mon propre sol, et d’entendre prêcher poétiquement le sang et les plaies du Christ sans que je m’y sente formellement hostile. » Mais, en un accès de mauvaise humeur, l’hostilité débordait, et passait outre à la décence : Goethe, alors, trouvait la croix « aussi désagréable que les punaises, que l’ail ou que la fumée de tabac ; » il applaudissait à l’orgueil des vieux Saxons qui avaient su résister au Christ ; et ce qu’il admirait en Luther, ce n’était point l’agenouillement du mystique, mais le soubresaut du révolté. Son tempérament, comme sa culture, faisait de l’ascétisme l’ennemi personnel de Goethe. Jouir tour à tour de tout pour mieux jouir de lui-même continûment, c’est à quoi visait cet immense thésauriseur d’impressions : les dieux et les hommes étaient ses pourvoyeurs, accueillis ou évincés selon ses besoins.

Le poème de Schiller sur les dieux de la Grèce, la prière de Herder à Vénus Anadyomène, témoignaient chez leurs auteurs d’une sympathie fervente pour le paganisme. « Plus les dieux sont humains, plus les hommes sont divins, » versifiait Schiller. Il prétendait, en ce distique, glorifier l’Olympe. L’hommage se fût appliqué, beaucoup plus rigoureusement, à cet Homme-Dieu dont certains pasteurs arriérés osaient encore, du haut des chaires, affirmer et définir les deux natures, humaine et divine ; mais l’idée de l’Incarnation, dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, était à ce point vidée de son contenu, que les dieux de pierre ou de marbre dont parle le Psalmiste apparaissaient à Schiller comme les vrais Dieux humains.

A païen, païen et demi : Frédéric Schlegel était, à ses débuts littéraires, un tel dévot de l’hellénisme, que Schiller le réputait compromettant et se moquait de lui. La femme grecque était, pour Schlegel, un idéal insurpassable d’humanité supérieure ; les cités grecques lui semblaient offrir une culture politique en comparaison de laquelle les modernes étaient dans un état d’enfance ; il saluait le drame grec comme « un maximum absolu de poésie ; » et s’il rêvait, à l’image de ce que Winckelmann avait fait pour l’art, d’écrire une histoire de la poésie grecque, c’est parce qu’il concevait cette histoire comme « une histoire naturelle du beau se développant en vertu de sa logique interne, » et parce qu’à son regard, l’évolution historique de l’hellénisme s’identifiait avec le développement rationnel du beau absolu. Hors de la Grèce, point de poésie. Frédéric Schlegel ne faisait qu’une exception : c’était en faveur de Gœthe. Il voyait en lui le représentant de la pure grécité, l’émule par excellence des classiques hellènes, le messager d’un « art authentique » et de la « pure beauté. » Il y avait là comme un système clos d’admirations : Frédéric s’y engonçait, avec une solennelle intransigeance, lorsqu’il officiait dans la petite chapelle berlinoise où des femmes de la haute société juive avaient institué le culte de Gœthe. Une d’elles, Dorothée Veit, prit congé de son mari, un banquier qui ne lisait pas Gœthe, pour convoler avec Frédéric : on ne pouvait avoir le cœur à hauteur, pour aimer Dorothée, si l’on n’avait pas l’intelligence à hauteur, pour comprendre Gœthe ; et c’est ainsi qu’à son insu le patriarche de Weimar rendait infidèles à leurs maris les femmes mêmes qu’il ne séduisait pas. Schlegel, parce que païen, avait mérité Dorothée, qu’il devait plus tard rendre chrétienne ; et les dieux de la lumineuse Grèce surgissaient en vainqueurs sur les ternes horizons du Brandebourg, pour y bénir le faux ménage.

Il y eut attente, puis effarouchement, puis scandale, dans les cercles intellectuels, lorsqu’on apprit, en l’année 1800, l’étrange démarche qu’accomplissait à Münster un aristocrate de naissance, qui par surcroît occupait un rang d’élite dans l’aristocratie des hellénisans, le comte Léopold de Stolberg. Il avait habitué ses contemporains à s’étonner de lui. Jeune, il les déconcertait par ses mystifications ou les inquiétait par ses exubérances, soit qu’attablé chez la mère de Gœthe, il demandât à boire du sang des tyrans, soit qu’il affectât, en ses baignades, de se mettre à l’état de nature, pour gêner, à la façon d’un demi-dieu d’autrefois, les naïades des lacs suisses. Des fonctions d’État et d’Église, jointes aux progrès de l’âge, rendirent Stolberg plus sérieux : il devint président de gouvernement et de consistoire dans la petite ville d’Eutin, qui avait pour souverain le grand-duc d’Oldenbourg, prince-évêque de Lubeck ; il était une manière de préfet dans un État ecclésiastique luthérien. Les théologiens qui relevaient de lui se distinguaient par un « mic-mac de foi et d’incroyance » dont il fut choqué ; et, comme il avait besoin d’une religion pour lui-même et non pas seulement pour ses administrés, il se mit en quête d’une église. Son intelligence se plaisait sur l’Acropole, mais sa conscience réclamait le Christ.

A Münster vivait à cette date une femme d’esprit affiné, portant un nom illustre en Europe ; c’était la princesse Galitzin. Elle avait promené son âme à travers les diverses confessions chrétiennes, et même en dehors de toutes confessions ; elle était devenue femme philosophe, en France, pour avoir les leçons de Diderot ; et puis, en Allemagne, elle s’était refaite petite fille, pour entendre les catéchismes que prêchait aux enfans de Münster le pieux pédagogue Overberg ; et comme elle avait, depuis 1786, retrouvé la foi catholique en la rapprenant, son salon de Münster était en quelque sorte un vestibule de l’Eglise romaine, en un siècle où les salons remplissaient peu cet office. Stolberg la connut, et par elle il connut Overberg, homme de labeur et de sainteté, grâce à qui le territoire épiscopal de Münster, au déclin du XVIIIe siècle, était renommé dans toute l’Allemagne pour ses institutions d’enseignement primaire. Ces deux amitiés, et les impressions qu’il avait ressenties à Rome, inclinaient Stolberg vers la vieille Eglise ; et déjà d’inquiètes aspirations le tracassaient, lorsque survint une émigrée française, qui devait exercer l’action décisive.

Elle s’appelait Anne-Paule Dominique de Noailles, marquise de Montagu. Elle venait de fonder, en Allemagne, l’Œuvre des Émigrés, pour procurer quelques tricots, quelque argent et quelques vivres, à ces hommes sans terre que les cours et les aristocraties européennes traitaient en parens pauvres, malheureux déracinés à qui leurs titres et même leurs noms devaient paraître ironiques, puisque ces noms et ces titres, empruntés à leurs domaines, étaient l’unique et platonique survivance de leur fortune passée. Mme de Montagu implorait l’Europe pour eux ; Stolberg, en Allemagne et en Danemark, lui servit d’écho. Entre elle et le ménage des Stolberg, une intimité très étroite se noua ; et la charité laborieuse, parfois héroïque, de Mme de Montagu, resplendissait aux yeux de Stolberg comme un fruit de l’arbre catholique, un de ces fruits auxquels l’arbre se juge. « S’il était permis de dire : je crois, lorsqu’on n’a encore que la foi du cœur, lui écrivait-il un jour, je vous dirais à l’instant : Je suis de votre église. » C’était le moment où le traité de Campo-Formio arrachait aux cachots d’Olmütz le général La Fayette : il vint en Holstein avec sa femme, sœur de Mme de Montagu. Mme de La Fayette vit Stolberg ; elle observa, dans cette illustre conscience, les vibrations qu’il appelait « la foi du cœur ; » et elle lança des appels à M. de La Luzerne, évêque de Langres, et à M, Asseline, évêque de Boulogne, pour qu’ils l’aidassent à vaincre, chez Stolberg, les dernières résistances de la pensée. La réponse aux « seize doutes » de Stolberg remplit tout un volume des œuvres d’Asseline : soit qu’elle fût décisive, soit qu’une surabondance de la « foi du cœur » la rendît superflue, Stolberg écrivait à Mme de Montagu, le 16 mai 1800 : « Dieu m’a fait miséricorde, à moi et à Sophie, et il fera miséricorde à mes enfans. Il a regardé avec une complaisance indulgente le désir de connaître la vérité, désir que lui-même avait fait naître. » Au jour de la Pentecôte, Stolberg s’agenouillait devant Overberg, dans la chapelle de la princesse Galitzin, et récitait avec sa femme le Credo de l’Eglise romaine.

L’émoi produit fut immense. Gœthe marqua beaucoup d’âpreté, mais point de surprise ; il avait, peu de temps auparavant, qualifié d’abominable et de monstrueuse, parce que trop imprégnée de christianisme, la préface qu’avait mise Stolberg en tête de sa traduction de Platon : transfuge du paganisme, le comte de Stolberg était peut-être logique en se faisant catholique ; Gœthe ne s’étonnait point. Le philosophe Jacobi fut moins résigné, et mit deux ans à se consoler : qu’un personnage sur qui l’Allemagne pensante avait les yeux s’encombrât désormais d’un rosaire et d’un cierge, il y avait là de quoi « faire ricaner l’enfer ; » et Jacobi, même, dans des lettres publiques, mit en doute la loyauté de cette conversion ; puis il finit par se calmer et par publier une explication qui équivalait à une moitié d’excuse. Il y eut des colères plus tenaces ; dix-huit ans s’étaient écoulés lorsque le poète Voss fit imprimer une brochure sous le titre : Comment Stolberg devint un servile. Voss se donnait l’air de poursuivre, en ce pamphlet, la vengeance de la Réforme ; mais il voulait venger, bien plutôt, le paganisme et le rationalisme, offusqués l’un et l’autre par le comte de Stolberg.

En venant à l’Eglise romaine, l’illustre néophyte avait témoigné qu’il prenait le christianisme au sérieux : c’est ce que Voss, et plus tard Henri Heine, ne lui pouvaient pardonner ; et c’est ce qui valut à Stolberg, inversement, l’indulgence de Klopstock et de Herder, dont la religiosité naturelle amnistiait cette fantaisie d’une âme religieuse ; c’est ce qui lui assura, surtout, la demi-approbation de certains protestans mystiques, comme Matthias Claudius ou comme Lavater. La théologie rationaliste des églises d’État avait anémié l’idée chrétienne au sein de la Réforme : ces mystiques souffraient. Le nouveau fidèle de Rome était peut-être un paradoxal, mais il n’était un paradoxal que parce que, comme eux, il avait souffert, et parce que sa foi chrétienne s’était sentie lésée. « Deviens l’honneur de l’Eglise catholique, lui écrivait Lavater. Je vénère l’Église catholique comme un antique et majestueux édifice, qui conserve de vieux documens aimés. La chute de cet édifice serait la chute de tout christianisme ecclésiastique. » On eût dit que Lavater, découragé par l’impossibilité d’asseoir sur les maximes de la Réforme un « christianisme ecclésiastique, » savait gré à Stolberg d’avoir rendu quelque prestige à une confession religieuse susceptible encore d’encadrer les âmes chrétiennes.

Stolberg, au lendemain de sa conversion, offrait l’exemple, unique dans l’Allemagne d’alors, d’une intelligence armée de toutes les ressources de la culture hellénique, et prête à dépenser ces ressources au service de la pensée catholique. Ayant du grec une connaissance que Gœthe et Schiller lui pouvaient envier, et plus digne dès lors que l’un et que l’autre de prier Pallas Athéné, puisqu’il l’eût pu prier dans sa propre langue, il désertait la radieuse Acropole et s’orientait vers le Calvaire. Platon, en des pages mystérieuses, s’était fait le prophète du Juste souffrant ; Stolberg, son traducteur, allait s’en faire l’apôtre. Il écrivit les quinze premiers volumes d’une Histoire de la Religion de Jésus-Christ, dans laquelle il mettait le monde antique au pied de la croix.


II

Dans la lutte entre les dieux de la Grèce et l’idée chrétienne, — lutte à laquelle assistaient, en témoins à peu près indifférens, les églises officielles de la Réforme, — un second épisode se préparait, dont Frédéric Schlegel allait être le héros. Il développait avec une enthousiaste sécurité ses théories sur la littérature grecque, lorsque surgit à la façon d’un météore, sur l’horizon qui d’ailleurs demeurait nébuleux, le Système de la Science, de Fichte ; et ce livre força Schlegel de s’amender. Car s’il était vrai, comme l’affirmait Fichte, que le monde extérieur, le Non-moi, n’est qu’une création de la liberté du Moi, il devenait assez étrange de réclamer de l’artiste, qui imagine des fictions, cette « objectivité, » tant vantée chez les Grecs et tant vantée chez Gœthe, et qui pourtant est métaphysiquement impossible. L’unanimité des hommes, pauvres et nobles dupes, ne font qu’imaginer le monde extérieur alors qu’ils croient le regarder ; à leur insu, ils créent le Non-moi, alors qu’ils pensent le constater et le saisir ; la vie est un perpétuel « subjectivisme ; » pourquoi l’art serait-il un « objectivisme ? » Frédéric Schlegel, engoué désormais de la philosophie de Fichte, ne pouvait plus maintenir en toute sa rigueur l’esthétique « objectiviste » que la veille il professait, et au nom de laquelle il excommuniait du Parnasse tous les modernes, Gœthe excepté. Il se débrouilla de son mieux parmi ces antinomies ; et, Dorothée Veit aidant, il garda son culte à Gœthe, tout en changeant de théorie.

Il professa, désormais, qu’il devait y avoir un art moderne, distinct de l’art ancien, et ayant son maximum, non point dans le drame, mais dans le roman, et que ce maximum était atteint. Ce point culminant s’appelait Wilhelm Meister. Gœthe, en ce roman, se tient au-dessus de ses personnages ; il garde une ironie supérieure ; c’est un créateur qui n’est pas dupe de ses créations ; et il y a quelque chose de supérieur encore au roman de Gœthe, c’est le Moi de l’écrivain, pertinemment convaincu qu’il ne s’exprimera jamais d’une façon adéquate dans aucune œuvre d’art, si parfaite soit-elle. De même que le Moi absolu de Fichte est en perpétuel devenir et qu’il doit être plutôt qu’il n’est, de même le Moi de l’écrivain ne conserve son beau caractère de transcendance qu’à la condition que ses œuvres aient quelque chose d’inachevé, et qu’il en ait conscience, et qu’il s’en réjouisse, et qu’il s’en moque. Ainsi se développait, dans les Fragmens de Schlegel, à l’abri du grand nom de Gœthe, la théorie de l’ironie romantique ; et l’on devine tout de suite que cette théorie d’une suprême perfection servira de passeport à des imperfections innombrables, et qu’elle permettra à de médiocres plumes de s’admirer comme transcendantes parce qu’elles esquisseront, d’une encre volontairement pâle, des traits volontairement indécis dans un cadre volontairement indéfini. Mais l’ironie finira par avoir un terme ; un objet subsistera, que ces auteurs prendront au sérieux ; ce sera leur propre Moi : avec une complaisance quintessenciée, ils réfléchiront sur le jeu même de leurs fictions ; ils analyseront leurs poésies ou leurs romans au moment même où ils les dérouleront ; ils se décriront eux-mêmes en tant que poètes ou que romanciers ; ils s’étaleront ; et Frédéric Schlegel, qui avait débuté par le culte d’une impassible « objectivité, » aboutit à donner, tout à la fois, la définition et l’exemple, dans sa Lucinde, d’un subjectivisme intempérant, insolent, voire même impudique. De cette définition et de cet exemple, le romantisme allait naître.

Quelque temps auparavant, Schlegel s’affichait comme un dévot exclusif de la poésie antique ; et le voilà qui, par un phénomène à peu près unique de conversion littéraire, s’érigeait en évangéliste de la poésie nouvelle. Il fallait du nouveau : pour cette poésie, une religion nouvelle était nécessaire. Les anciens avaient été poètes, parce qu’ils possédaient dans leur mythologie un certain nombre de représentations du « divin ; » les modernes à leur tour se devaient créer une mythologie, et Frédéric Schlegel se proposait d’être l’auguste pourvoyeur de symboles, qui rendrait à la poésie moderne les secrets d’une langue divine. Il voulait instituer une religion pour donner au romantisme son Thésaurus, un Thésaurus de belles expressions du « divin ; » et, tandis que son frère Auguste-Guillaume, l’ami de Mme de Staël, se faisait, en ses vastes travaux de critique, l’historien de la poésie moderne, Frédéric, lui, aspirait à en être le Mage.

C’est parmi ses méandres d’esthéticien qu’il rencontra le catholicisme. L’étude approfondie qu’il fit des religions orientales et qui lui a conquis, parmi les philologues, une réputation d’initiateur, le conduisit à pressentir, puis à constater le fait d’une révélation divine primitive : il en salua l’héritage dans l’Eglise romaine, et il en revendiqua sa part, comme fidèle. C’est le 16 avril 1808, à Cologne, que Frédéric Schlegel et Dorothée, devenue sa femme, donnèrent formellement leur âme à la vieille Eglise. Ayant rêvé de créer une religion, ils en recevaient une toute faite. S’étant mis en quête du divin pour l’installer à la cime d’un édifice esthétique, Frédéric Schlegel, à l’issue de sa découverte, ne songeait plus aux fictions de l’art, mais aux réalités de la vie, et désormais il allait s’occuper, dans son existence longue encore, d’installer le divin à la cime de l’édifice social. Aux théories philosophiques sur la poésie succédèrent des théories philosophiques sur l’histoire ; nous les rencontrerons plus tard, en leur temps ; et, dans cet émule des Donald ou des Blanc-Saint-Bonnet, on aura peine à retrouver le « grécomane » de jadis.


III

Le romantisme allemand fut longtemps ignoré en France. Mme de Staël le connut peu ; nos romantiques à nous ne le soupçonnèrent point. Le livre de l’Allemagne, d’Henri Heine, sous l’apparence de tracer un tableau de ce mouvement, nous en donne une caricature, fort amusante d’ailleurs. Les historiens contemporains de la littérature allemande ont hérité de la malveillance de Heine : on dirait qu’ils ne pardonnent point au romantisme d’avoir acheminé vers l’obédience catholique un groupe d’intelligences allemandes ; et la colère mal dissimulée qu’ils ressentent leur cache l’intérêt psychologique de ces évolutions religieuses.

Vous trouvez, à l’origine de cette école, — et Frédéric Schlegel en est à cet égard un exemplaire accompli, — l’individualisme le plus débridé, le plus anarchique, qui fut jamais. Les mœurs des romantiques n’ont même point l’excuse de se présenter au public comme une sorte de laisser aller de la bonne nature ; elles affectent, avec audace, d’être une déclaration de guerre à la société ; et, comme l’Allemand, même en ses débauches, a besoin d’érudition, la philosophie de Rousseau fournit le théorème dont ils déduisent leurs dévergondages. Schlegel lit la Stella de Gœthe, où s’étale une bigamie toute sereine et toute cordiale ; et cela paraît à Schlegel d’une « haute moralité. »

Les romantiques avaient beaucoup appris à l’école de Gœthe, et ils avaient beaucoup retenu. Ils se pouvaient demander, même, si la « liberté » de mœurs dont Gœthe avait donné l’exemple n’avait point fécondé son génie. Ses aventures de cœur, en effet, étaient comme les brouillons de ses livres : une fois la mise au net achevée, il faisait avec son sentiment comme on fait avec un brouillon ; il le supprimait. Immortaliser les femmes qu’il avait aimées était son moyen, à lui, de prendre congé d’elles ; c’est en prolongeant leur nom sur les lèvres des hommes qu’il déshabituait ses propres lèvres de le murmurer et son propre cœur d’y trouver attrait ; et, comme dommages-intérêts pour la confiance qu’elles avaient mise en lui, il leur jetait, superbe, quelque part de sa gloire littéraire. Les pages qu’il leur consacrait étaient vraiment des délivrances ; et l’on pourrait, reprenant ici le mot d’Aristote sur le sens duquel les esthéticiens discuteront à jamais, dire qu’en racontant ses passions, Goethe s’en « purgeait. » Il abolissait le passé de son âme par là même qu’il le fixait en chefs-d’œuvre. Comme, dans le développement d’un Moi si sagement économisé, rien ne devait être perdu, il importait que le public eût le bilan successif de ses expériences sentimentales ; ces bilans étaient souvent d’inoubliables livres ; et, pareil à Jupiter qui savait bien que les mortelles de son choix ne manqueraient point à ses caprices, cet autre Olympien, qui faisait sur Dorothée Veit l’impression d’un dieu, avait confiance, lui aussi, que toujours des femmes se rencontreraient pour être les esclaves de son génie. C’était ériger l’inconstance du cœur en un moyen de production littéraire. Pauvres âmes désertées, hier choyées comme des idoles, et froissées aujourd’hui comme des épreuves d’imprimerie, de quoi se seraient-elles plaintes ? Gœthe ne se dispensait de leur continuer son propre culte qu’en les proposant au culte de la postérité.

Mesurez l’effet de ce magnifique « égotisme » sur des âmes de jeunes gens qui peuvent se donner l’illusion que leurs infidélités mêmes attesteront en eux, non point seulement la « liberté » de l’homme, mais le droit souverain du génie. Par surcroît, assez frottés de philosophie pour savoir que le Moi s’affirmait en reconnaissant sa suprématie sur le Non-moi, les éphèbes du romantisme conviaient la métaphysique elle-même à rassurer leurs consciences : changer de maîtresses ou bien, pour les femmes, changer d’amans, c’était, à chaque vicissitude des cœurs ou des sens, élargir, étendre, amplifier la souveraineté du Moi sur le Non-moi ; il semblait que les fantaisies de la chair rendissent plus intense la conscience du Moi ; c’est ainsi que don Juan se mettait à l’école de Fichte pour faire taire ses derniers scrupules.

Frédéric Schlegel, en signalant dans Wilhelm Meister l’œuvre par excellence des temps modernes et en faisant de ce roman une sorte de Bible, acheva de déranger les imaginations juvéniles. Car, tandis que Schiller félicitait Gœthe de n’avoir point attardé dans le » fantaisisme » cet aventureux Wilhelm et de l’avoir, pourtant, préservé du « philistinisme, » les jeunes romantiques, qui prenaient dans Wilheim Meister, tout ensemble, des leçons de conduite et des leçons de littérature, eurent une façon romantique de lire leur Bible. Lucinde, de Schlegel ; Florentin, de Dorothée Veit ; Sternbald, de Tieck ; Henri d’Ofterdingen, de Novalis ; les Épisodes de la vie d’un fainéant, d’Eichendorff, sont des imitations de Wilhelm Meister, dans lesquelles le « fantaisisme » déborde ; et les romantiques copiaient le héros de Goethe, non seulement dans leur littérature, mais dans leur propre vie.

De là leur curiosité morbide, parfois essoufflée, le plus souvent languissante, mais inquiète toujours ; de là leur mélancolie, d’autant plus prolixe en ses plaintes qu’elle s’essaie plus vainement à verser de vraies larmes ; de là, enfin, l’aspect spécial qu’affectait en eux le sentiment de la perfectibilité indéfinie, héritage du XVIIIe siècle. Ce sentiment ne mettait point en branle leurs énergies, mais seulement leurs rêveries ; il ne devenait point, pour eux, un maître d’optimisme, mais une source de déceptions. Un perpétuel mirage de l’antique âge d’or flottait à l’ombre de leurs cils, et il leur plaisait que ce ne fût qu’un mirage ; ils aimaient mieux avoir à désirer que d’être admis à posséder ; ils se complaisaient à aspirer, et semblaient détester de respirer. Voguer sans but, voguer encore et toujours, vers quelque chose d’encore et toujours vague c’était là leur rêve, c’était là leur vie. Ils ne songeaient qu’au bonheur et ne cessaient de jouer à cache-cache avec lui ; et la Fortune ne pouvait leur faire plus de plaisir qu’en se comportant à leur endroit comme une de ces coquettes qui lutinent sans trêve et qui ne cèdent jamais. « Telle est la destinée de l’homme, lit-on dans Sternbald : si l’objet dont il se réjouit s’approche de lui et lui saisit la main, il lui arrive souvent de s’effondrer comme s’il prenait la main de la mort. » Ainsi raisonnaient les romantiques : ils mettaient leur contentement à être de perpétuels mécontens.

Sternbald, le héros de Tieck, oriente toute son existence, comme vers une « lune, « vers une fillette inconnue qui certain jour lui demanda des fleurs et qui disparut brusquement, tandis que résonnait un mystérieux cor de chasse ; et, tout le long du livre, les résonances de l’invisible cor de chasse scanderont les vagabondes rencontres du rêveur avec la fillette inconnue. Et c’est étrange à dessein, bizarre avec méthode, et systématiquement mythique : cela se passe entre ciel et terre. Et il faut que le rêveur soit toujours inassouvi, qu’il aille d’insuccès en insuccès ; car l’infini ne saurait se fixer : l’Infini, pourchassé par la rêverie romantique qui serait désolée de l’attraper, vagabonde par devant elle, toujours plus loin qu’elle et toujours plus vite qu’elle ; c’est un Infini qui multiplie les manèges et nous dirions presque les niches, qui s’avance et puis qui s’évade, qui laisse croire qu’il est tout et qui s’amuse à jouer au Néant.

Mais, à vrai dire, était-ce bien l’Infini ? Les romantiques croyaient le chercher, tout au moins le concevoir ; ils ne concevaient que l’indéfini, ils ne trouvaient que l’inachevé. Métaphysiquement parlant, il n’y avait pour eux que deux attitudes : ou bien admettre, finalement, une démarche de l’Infini à l’endroit de leurs âmes, c’est-à-dire la révélation chrétienne, et saluer, dans leur course vers l’inconnu, cette messagère accourue au-devant d’eux, et qui ne demandait qu’à leur être familière ; ou bien passer outre, continuer à courir, et s’enlizer dans le nihilisme. Et de même, moralement parlant, il n’y avait pour eux que deux attitudes : ou bien ériger en souverain le Moi individuel, dont Fichte faisait le créateur du Non-moi, c’est-à-dire la seule réalité ; ou bien accepter, pour ce Moi qu’exaltait leur emphase, un guide et un juge qui lui fût supérieur, et ce serait l’Eglise romaine. Car, en dépit des admirables efforts de Schleiermacher pour créer avec la poussière rationaliste un protestantisme nouveau, c’était sous sa forme catholique que le christianisme, en cette époque de transition, semblait encore digne de quelque maîtrise et susceptible de quelque prestige.

Henri de Kleist et Zacharias Werner symbolisent à souhait, par leurs deux carrières, cette sorte d’oscillation du romantisme entre l’Église romaine et le néant. Ils étaient, tous deux, protestans d’origine.

Kleist eut toujours une tendresse pour l’esthétique catholique : à la chapelle de la Cour, à Dresde, il avait admiré les pompes du culte. « Notre service divin est nul, écrivait-il, il ne parle qu’à la froide raison ; une fête catholique parle à tous les sens. » Il allait même, dans sa Penthésilée, jusqu’à s’abandonner à la contemplation du mystère eucharistique. Mais il demeura pour l’Église un spectateur du dehors : les émotions qu’il y trouvait ou qu’il y pressentait ne faisaient qu’exciter encore, sans le satisfaire, son rêve maladif de jouissances qui ne conservaient à ses yeux tout leur prix que si elles se refusaient à lui. Il en vint à se tuer avec sa maîtresse. « Nous rêvons à des prairies célestes, à des soleils à la lueur desquels, avec de longues ailes à nos épaules, nous nous promènerons : » voilà l’adieu de Kleist à la vie. Sa maîtresse de faire écho : « Souvenez-vous, écrit-elle, des deux êtres étranges qui bientôt vont commencer leur grand voyage de découvertes. » Henri de Kleist et Henriette Vogel, en se tuant, ne font point une malhonnêteté au monde dans lequel ils vivent, ils affirment leur foi dans la pluralité des mondes. Ils ne se suppriment point, ils changent d’air. Ils s’éloignent de cette terre comme on s’écarte de son clocher natal, pour voir du pays. Le suicide de Werther était une défaillance : « La nature a ses bornes, gémissait-il. Elle peut jusqu’à un certain point supporter la joie, la peine, la douleur ; ce point passé, elle succombe. » Werther voulait n’être plus ; Kleist et son amie veulent élargir l’horizon de leur vie. Le suicide de Werther était un appel à la mort ; leur suicide, à eux, est un saut dans l’indéfini, dans un l’Indéfini où ils seraient fort marris de ne point revivre.

Cela se passait en 1813. A peu près à cette même date, ces mêmes aspirations romantiques qui avaient engagé Kleist dans le chemin de la mort engageaient Zacharias Werner dans le chemin de la cléricature. Tout jeune, Werner priait Rousseau ; il rêvait de substituer à l’année chrétienne un calendrier nouveau, dont le point de départ serait le 2 juillet, date de la mort du philosophe ; et ses premières poésies, fourmillantes d’impiétés, étaient affublées d’une vignette à la mode du temps, représentant le Deuil qui s’accoudait sur l’urne tombale de Rousseau. Mais, pour cette « religion de la Nature » qu’il aspirait à fonder, il jugeait une symbolique nécessaire : il la construisait tant bien que mal ; il en prenait certains élémens à la maçonnerie, certains autres au catholicisme ; et c’est ainsi qu’au moment même où dans son drame sur Luther il jetait le gant à l’Eglise, Werner admettait le catholicisme à lui procurer des plaisirs d’imagination, ou plus simplement des sensations. C’étaient les heures pieuses de ce libertin ; elles ne semblaient pas annoncer une conversion. La réputation de Werner le préservait à cet égard de tout soupçon : il avait fait l’essai de trois femmes légitimes, sans parler des « péripatéticiennes du Palais-Royal, » par lesquelles, s’il en faut croire Henri Heine, il se laissait volontiers « faire la chasse » lorsqu’il séjournait à Paris. « Je suis la seule loi dans la nature entière : à cette loi, tout obéit. Tout se soumet à mon caprice ; le monde vivant et le monde inanimé sont suspendus aux chaînes que mon esprit gouverne. C’est de moi que tombe la lumière dans la nuit ténébreuse : la vertu n’existe que parce que je l’ai pensée. » Ainsi parle William Lovell, dans un roman de Tieck. Assurément Zacharias Werner, entre 1800 et 1810, eût volontiers signé cette déclaration ; il eût même pu ajouter que la vertu n’existait pas, puisqu’il ne la « pensait » point. Il n’y a d’ailleurs qu’à lire, sur ses péchés, ses déclarations ultérieures, si l’on se sent, pour l’en absoudre, une indulgence de confesseur : autrement, mieux vaut les ignorer, Werner s’en fut à Rome et continua ses exubérantes fredaines : « Même sur les saintes collines, écrivait-il plus tard, j’ai été criminel : j’ai déshonoré Rome et me suis déshonoré moi-même. »

Subitement, en 1810, le monde diplomatique, où Werner était légendaire, apprit qu’il se faisait catholique ; en 1811 et en 1812, qu’il suscitait des conversions ; en 1813, que, revenu en Allemagne, il entrait au séminaire. Et les uns parlaient d’un coup de la grâce, les autres d’un coup de folie. L’an 1815 trancha la question. La diplomatie européenne, réunie à Vienne en Congrès, se pressait aux sermons enflammés d’un prêtre qui s’accusait de ses propres péchés avant de dénoncer ceux des autres, et qui parlait tellement en prophète que parfois il prêchait en vers : cet Augustin doublé d’un Savonarole n’était autre que Werner. « Les chantres du Christ n’ont jamais été des fats, » criait-il à ses anciens amis romantiques ; et il leur demandait de ne se point borner à conter fleurette à l’Église, et de se conduire en vaillans chrétiens. Mais, romantique toujours, et cédant à cette humeur inquiète qui était la marque de l’école, Werner émigrait bientôt dans le clergé régulier, et s’en allait se faire novice chez les Rédemptoristes de Vienne, sous la direction du célèbre Père Hofbauer. Au cours de cette étape, il fut surpris par la mort. La vie des romantiques laïques était une série d’essais ; la vie de ce romantique ecclésiastique s’achevait en une suite de noviciats.

Kieist et Werner sont aux deux pôles du romantisme. La plupart de leurs coreligionnaires littéraires n’avaient point assez de logique pour atteindre à l’un ou à l’autre de ces pôles : ils restaient plutôt à mi-chemin, entre l’un et l’autre. Mais rester à mi-chemin, c’était déjà avoir fait une moitié de route vers le catholicisme. Car, dans cette crise, — crise morale non moins que littéraire, — que traversait l’élite de l’intelligence allemande, l’alternative se dessinait entre l’obédience romaine et l’agnosticisme absolu. Les romantiques étaient des incroyans, ou des demi-catholiques, ou même des catholiques pour tout de bon ; mais ils ne voulaient point être des protestans. Ces licencieuses consciences, lasses d’elles-mêmes jusqu’à la nausée, s’en prenaient à la Réforme, coupable d’après elles d’avoir, trois siècles plus tôt, donné le premier branle à certaines licences.

Tieck, dans Franz Sternbald, reprochait au protestantisme de n’avoir produit qu’un intellectualisme vide ; et il montra bientôt de si vives sympathies à l’idée catholique, qu’on a pu se demander s’il n’était pas mort en fidèle de Rome. Tout au début du romantisme, Novalis, en ses griefs contre la Réforme, était plus décisif encore : le fragment qu’il écrivait sur la chrétienté est l’un des hommages les plus formels rendus à l’idée d’autorité religieuse et d’unité religieuse[2]. Le protestantisme, pour Novalis, n’aurait dû être qu’un régime passager, un épisode révolutionnaire : la Réforme a eu tort de vouloir se perpétuer. Puis la philosophie est venue, qui a rabaissé l’homme dans l’échelle des êtres, en prodiguant, sous le prétexte de diffusion des lumières, ses sarcasmes salissans. Mais l’anarchie où l’esprit humain s’effondre présage une prochaine renaissance de la religion ; l’esprit de Dieu va recommencer de planer sur les eaux. Et Novalis rêve d’une Europe ressuscitée, réconciliée derechef dans la foi en Jésus. Il esquissait ce beau songe au début de 1800, au moment où l’Église catholique allemande était en pleine dislocation : le renouveau de l’idée catholique semblait coïncider, en Allemagne, avec l’effritement de l’organisme catholique. En France, au contraire, vers la même époque, la publication du Génie du Christianisme et la conclusion du Concordat étaient deux faits contemporains l’un de l’autre : le renouveau de l’idée, en France, coïncidait avec la reviviscence de l’organisme.


IV

Évoquer à l’occasion du romantisme germanique la mémoire de Chateaubriand n’est point s’aventurer eu un rapprochement arbitraire. Les romantiques allemands constatèrent, par leur propre expérience, le « génie » du catholicisme, en empruntant à la vieille religion leurs inspirations et en acclimatant leurs âmes en plein moyen âge. Sans oublier, comme on l’a fait trop souvent, les nécessités philosophiques qui inclinaient vers l’Église romaine la juvénilité romantique, sans prétendre que le catholicisme n’ait été rien de plus, pour les hommes de cette génération, qu’un caprice d’artistes, il faut reconnaître que c’est dans leurs rêveries d’esthètes et dans l’exercice de leur métier littéraire qu’ils entrevirent, en faveur de l’ancienne foi, ces « raisons du cœur, » que la raison ne soupçonne point. Le cœur d’ailleurs, chez beaucoup, s’arrêtait en route, comme la raison même ; et l’un des derniers d’entre eux, — catholique de naissance, celui-là, et catholique de pratique, — Joseph de Eichendorff, put déplorer, plus tard, que l’école romantique, en son ensemble, se fût trop contentée d’une « nouvelle mythologie chrétienne. »

Un étrange petit récit, qu’il intitula : la Statue de marbre, semble symboliser, sous les voiles dont l’imagination romantique aimait la parure, le retour de la poésie vers les sources chrétiennes. Florio, épris de l’Olympe et spécialement de Vénus, est entraîné par une dame, qui ressemble à Vénus, dans les splendeurs païennes d’un beau château : l’art antique y prodigue ses charmes, et semble les y prostituer. Mais des changemens de décor surviennent : par la vertu d’un coup de baguette, voici que Florio, ayant à côté de lui le poète chrétien Fortunato, n’aperçoit plus qu’un amoncellement de ruines. Florio avait assisté à la descente annuelle de Vénus ; mais Fortunato chante la victoire d’une autre image de femme, « qui tient, la prestigieuse, un enfant dans ses bras : et une pitié céleste pénètre le monde entier. » Florio, c’est le classique ; Fortunato, c’est le romantique. Dès le lendemain du poème de Schiller sur les Dieux de la Grèce et des Élégies romaines de Gœthe, un Fortunato s’était rencontré, pour saluer comme une Muse, et même comme quelque chose de plus, « la femme qui tient, la prestigieuse, un enfant dans ses bras. » Les Hymnes à la Vierge, de Novalis, étaient beaucoup mieux qu’un jeu de symbolisme, et les Hymnes au Christ, chantés par le même poète, exprimaient avec une profondeur toute nouvelle, comme l’écrivait naguère le romancier Théodore Fontane, 1’« aspiration des âmes vers la Croix. »

Novalis, d’ailleurs, fut une exception d’élite : en général, les romantiques, pour trouver la Vierge et les saints, remontent dans le moyen âge plutôt qu’ils ne montent au ciel ; et c’est un caractère de ce réveil catholique, d’avoir été en quelque mesure une tentative archéologique. Gœthe avait eu plus d’intelligence du passé que les écrivains de notre XVIIIe siècle classique : il avait, dans les Affinités électives, introduit un décor gothique ; la cathédrale de Strasbourg lui avait inspiré une belle page ; la féodalité lui avait paru digne d’un beau drame. Trop aristocrate, cependant, pour apprécier tout ce qui s’épanouit de l’âme populaire dans les œuvres poétiques ou architecturales du moyen âge et pour aimer ce que cet art et cette littérature eurent, si l’on ose dire, de démocratique, il laissait beaucoup à faire au romantisme. Arnim, Brentano, Gœrres, révélèrent au XIXe siècle naissant l’Allemagne littéraire d’antan ; les frères Boisserée, de leur côté, révélèrent l’Allemagne artistique.

D’Heidelberg, en 1804, le mythologue Creuzer écrivait à Clément Brentano : « Si maintenant, dans mes solitaires promenades au milieu des grandioses ruines du château, je sens la petitesse de notre moderne Allemagne, j’ai l’impression très vive que cette ville est le site propice pour des hommes qui portent dans leur cœur la grande Allemagne de jadis, qui peuvent concevoir en sa profondeur la vieille poésie romantique et la faire revivre d’une façon digne d’elle. » Creuzer ne parla pas en vain : la ville devint, trois ans durant, l’élue du romantisme, et ces rapides années furent fécondes. C’est à Heidelberg qu’Arnim et Brentano achevèrent, en 1805, la composition d’un livre révélateur, qui porte un titre bien romantique : l’Enfant au cor enchanté. Les poésies populaires où l’Allemagne du moyen âge avait tout à la fois épanché son imagination et affiné sa conscience étaient soigneusement recueillies par les deux chercheurs, poètes eux-mêmes ; et c’était, grâce à eux, une Allemagne morte qui recommençait de parler. Sortie d’un silence séculaire, cette morte ne se lassait plus d’être éloquente : elle parlait par les lèvres de Gœrres, du haut de la chaire universitaire d’Heidelberg ; elle parlait par sa plume, dans l’écrit qu’en 1806 il intitulait : les Livres populaires allemands. Elle continuait de s’épancher, en 1808, dans le journal l’Einsiedlerzertung, que publiaient, à Heidelberg encore, Arnim et Brentano.

Arnim était protestant ; Gœrres et Brentano, catholiques d’origine, étaient à cette date éloignés de l’Eglise, le premier par les synthèses philosophiques où se complaisait sa pensée, le second par l’Indolence de son vouloir et le laisser aller de ses mœurs. Mais, comme si c’était retrouver le catholicisme que de retrouver la vieille Allemagne, Voss les pourchassa de ses polémiques et les força de quitter le terrain : ils furent accusés de jésuitisme ; c’étaient « des natures de singes, habituées de Lorette ; » qu’avaient-ils à faire à Heidelberg ? « C’est une peine inutile, écrivait tristement Gœrres, de planter des fleurs avant que vienne le printemps : le rigoureux hiver possède aussi sur les esprits une sorte de droit ! » Le bruit que faisait Voss n’était point stérile : Schelling, alors plus éloigné du catholicisme qu’il ne le devait être en sa vieillesse, prenait parti contre ces jeunes médiévistes ; Gœthe, qui d’abord les avait encouragés dans un retentissant compte rendu, s’attiédissait à vue d’œil. Et, si peu catholique que fût Arnim, si peu dévots que fussent alors Gœrres et Brentano, l’âme germanique était invitée à rentrer dans sa tombe, de peur que l’Eglise, cette autre morte, ne ressuscitât avec elle.

Mais, à ce moment même, dans leur commun sépulcre, une autre brèche s’ouvrait. Deux collectionneurs, les frères Boisserée, encouragés et parfois accompagnés par Frédéric Schlegel, avaient commencé, en 1803, à parcourir la France, la Belgique, l’Allemagne, pour rechercher, dans les boutiques de bric-à-brac, dans les cloîtres où il n’y avait plus de moines, dans les églises où Dieu n’était plus, de vieilles peintures, de vieilles statues, de vieux émaux. Ils glanaient, à travers tant de ruines, les trésors dont l’art germanique avait jadis fait hommage au catholicisme. Cologne devint leur centre : ils exhumèrent le fameux tableau dont aujourd’hui s’enorgueillit la cathédrale, le Dombild, et le firent installer, dès 1810, dans une chapelle de l’édifice inachevé, comme un gage d’avenir. Ils ne travaillaient point pour une gloriole d’amateurs, mais pour la gloire de Dieu et de l’Allemagne. Sulpice Boisserée, en 1810, risqua le voyage d’Heidelberg avec sa collection. Voss avait imposé silence aux antiques chansons : mais, lorsque les antiques madones se présentèrent, on leur fit fête. Cela pourtant ne suffisait pas à Sulpice : il briguait pour elles une génuflexion de l’Olympien qui, dans sa tour d’ivoire de Weimar, régentait le goût public. Gœthe se fit longtemps prier, puis accepta d’accueillir Boisserée ; il ne parla d’abord que par monosyllabes, se fit ensuite complaisant, introduisit à la Cour ce pèlerin de l’art religieux ; et une correspondance s’engagea, plusieurs années durant, entre Gœthe et les Boisserée. Ils firent ensemble, en 1815, un voyage sur le Rhin : Gœthe en rendit compte, dans un article où il traitait le christianisme avec assez d’irrévérence. Les bonnes Vierges qui parlaient au cœur des Boisserée ne faisaient que piquer le dilettantisme de Goethe ; et Sulpice, un peu déçu, se put souvenir de ce que lui écrivait jadis Dorothée Schlegel : « Rien de ce que pourront dire les connaisseurs et les gens distingués, lui déclarait-elle, ne vaudra l’impression de ces simples qui, à Cologne, récitent devant le Dombild un Pater Noster pour l’artiste et aussi, certainement, pour les fidèles lutteurs qui ont arraché cette image à la poussière et à l’oubli. » Les madones dont les Boisserée s’étaient faits protecteurs n’étaient-elles pas, à charge de revanche, leurs protectrices ? Et les ambitions des Boisserée, sereines comme leur foi, s’exaltaient avec le succès : tandis qu’ils promenaient en Allemagne, pour les offrir à la vénération de ceux qui avaient des yeux pour voir, les saintes richesses par eux exhumées, ils rêvaient qu’un jour le peuple allemand, à son tour, se fît pèlerin, pour aller admirer, dans les villes où les futaies gothiques avaient pris racine, ces merveilles d’une architecture méconnue.

Les Boisserée, dès 1810, voulaient l’achèvement de la cathédrale de Cologne : les générations successives s’attachèrent à ce beau songe, aujourd’hui réalisé. L’Allemagne ignorait, à cette époque, — ne l’ignorions-nous pas nous-mêmes ? — que l’art gothique est d’origine française : il apparaissait comme un produit indigène de la vieille terre germanique ; et s’agenouiller dans ces augustes édifices, c’était faire acte de piété filiale envers les ancêtres. Or, c’était, en même temps, faire acte de catholicisme. Les Boisserée donnaient à leurs compatriotes une leçon vivante d’apologétique catholique.

C’est de quoi Gœthe finit par se fâcher : du haut de son piédestal, il prononça une sentence de condamnation ; son écrit sur l’« art moderne allemand, chrétien et patriotique, » apparaît à Henri Heine comme la revanche des dieux païens, dont la colère se réveillait. Devant cette colère, continue Heine, « les fantômes du moyen âge s’enfuirent ; les hiboux se cachèrent de nouveau dans les ruines des vieux châteaux ; les corbeaux s’envolèrent à tire-d’aile dans les tours des églises gothiques. » Lorsqu’en 1835 Henri Heine écrivait ces lignes, il prenait ses désirs pour la réalité. Les « fantômes du moyen âge » avaient au contraire la vie dure ; et nous verrons, dans la suite de cette histoire, comment Joseph Gœrres, et puis Auguste Reichensperger, firent mentir les espérances d’Henri Heine et couronnèrent l’œuvre des Boisserée.


V

Quelque attirés que fussent les romantiques par les vestiges de l’Allemagne d’autrefois, ils ne pouvaient résister, cependant, aux appels enchanteurs de l’Italie. Lucas de Leyde. dans le roman de Tieck, dissuade Sternbald de descendre au delà des Alpes : « Vous ne deviendrez pas un Italien, lui dit-il, et vous ne resterez pas un Allemand. Nous ne sommes pas faits pour les antiques ; nous ne les comprenons même pas ; notre domaine, c’est la vraie nature du Nord ; et plus nous la saisissons, plus nous sommes artistes. » Mais Sternbald, passant outre, prend la route du Midi, « L’Italie est un beau pays où le bon Dieu prend soin de tout, dira plus tard l’un des personnages d’Eichendorff : on n’a qu’à s’étendre sur le dos pour se réchauffer aux rayons du soleil ; les raisins vous poussent dans la bouche. » Le lazzarone insouciant et paresseux, qu’il y avait au fond de tout romantique et qui affectait d’aller tout droit devant lui, ne détestait pas que la surprise d’un vagabondage rêveur l’amenât en Italie. Et puis, là-bas, il y avait la musique, non pas une musique guerrière comme celle qui se jouait, au témoignage de Mme de Staël, dans l’église catholique de Dresde, mais une musique vraiment religieuse ; et les romantiques, qui aimaient tout ce que l’art musical recèle d’indéfini, d’inachevé, et, si l’on peut ainsi dire, de romantique en son essence même, aspiraient aux émotions des beaux Miserere romains.

Ainsi balançait leur cœur entre l’Allemagne et l’Italie : l’oscillation se perçoit dans un curieux écrit que publiait en 1797 un tout jeune homme, lié d’amitié avec Tieck, sous le titre : Épanchemens de cœur d’un moine ami des arts. L’auteur, qui rendit bientôt à Dieu sa belle âme d’artiste, s’appelait Wackenroder. Sans préférence d’école et de patrie, il encensait avec la même ferveur Dürer et Raphaël ; il aimait l’art populaire des petites villes allemandes, et l’art plus savant de la Renaissance italienne : car le gothique révélait Dieu, et Raphaël, de son côté, au bas de la petite vignette qui servait de frontispice au livre, était qualifié de divin. Ces confidences d’art étaient une prédication de sainteté. C’en était fait de l’esthétique rationaliste, qui vivait de formules et de conventions : Wackenroder s’agenouillait devant la conception de la beauté comme devant un mystère, et devant l’éclosion de la beauté comme devant un miracle ; son esthétique planait dans le surnaturel, et dans un surnaturel précis, où « la Mère de Dieu et les augustes Apôtres » voisinaient intimement avec l’âme contemplative de l’écrivain. Wackenroder, — à moins peut-être que ce ne fût Tieck, qui collaborait à ce petit livre, — imaginait une lettre d’un jeune élève d’Albert Durer, émigré dans la Ville Éternelle : au cours d’une visite à Saint-Pierre, ce touriste de l’art se faisait catholique, et racontait pourquoi ; les effluves de la musique l’avaient circonvenu, l’élévation de l’hostie sainte l’avait fait s’agenouiller, et il lui avait semblé que tous ces catholiques, hommes et femmes, qui étaient là, à genoux, priaient le Père du ciel pour le salut de son âme et que leurs calmes oraisons l’attiraient à leur foi avec une irrésistible violence. La page est fort belle ; elle racontait à l’avance l’histoire de cette colonie romaine de peintres allemands, qui s’appelèrent les Nazaréens.

Trois ans après les Épanchemens de cœur de Wackenroder, un personnage de tragédie, sur la scène de Weimar, risquait des confessions analogues. « Que se passa-t-il en moi, s’écriait-il, lorsque là-bas, à Rome, j’entrais dans l’intérieur des églises, lorsque s’abaissait la musique des cieux, lorsque jaillissait, des parois et des plafonds, une profusion d’apparitions, lorsque s’offraient à mes sens étonnés les plus somptueux et les plus sublimes cortèges, lorsque moi-même je voyais les choses divines, lorsque je voyais le Pape en ses pompes, le Pape officier et bénir les peuples !... Oui, c’est lui seulement qui est entouré de divin. Sa demeure est vraiment un royaume des cieux, car ces formes-là ne sont pas de ce monde. » Ainsi parlait Mortimer, dans la Marie Stuart de Schiller. On était en l’année 1800 : l’ancien chantre des dieux de la Grèce faisait, sans le savoir, une apologétique catholique qui fut féconde ; au cours du siècle nouveau, plusieurs convertis nous diront en leurs Mémoires que ces vers donnèrent à leurs âmes le premier branle ; et l’on ne pourrait trouver une plus opportune épigraphe pour l’histoire de l’évolution religieuse qui, sous l’impulsion d’Overbeck, détacha de la Réforme un long cortège d’artistes allemands, hôtes momentanés ou définitifs de la Ville Éternelle.

La villa de Malte d’abord, puis le petit cloître de Saint-Isidore, abritèrent, à partir de 1810, une « fraternité » d’artistes qui vivaient comme des anachorètes, d’un peu de riz et de quelques citrons, qui demandaient à Raphaël le secret de ses Vierges, et qui parfois peut-être, tout protestans qu’ils fussent encore, priaient ces encourageantes madones pour les péchés de leur auteur. Saint Luc était leur patron : et, comme économe de leur frugal régime, ils avaient choisi l’un d’entre eux, Frédéric Overbeck. Chaque soir, ils quittaient leurs cellules pour se montrer entre eux leurs dessins ; le samedi, les propos étaient plus longs, roulaient sur la nature de l’art ; on concluait, fort avant dans la nuit, que l’art était une prière ; et Overbeck s’en allait prier, le lendemain matin, en quelque église catholique. Son père, un imposant sénateur de Lubeck, se reprocha bientôt amèrement d’avoir permis au jeune homme de se faire peintre, puisque la peinture le rendait papiste. Et, dès 1813 en effet, Overbeck fit acte formel de « papisme, » entre les mains du futur cardinal Ostini. Il avait encore cinquante-trois ans à vivre ; sauf deux échappées rapides en Allemagne, il les devait passer à Rome. Cornélius, le seul membre du petit groupe qui fût par sa naissance un fidèle de l’Eglise romaine, écrivait de lui : « Overbeck est peut-être le plus grand artiste qui vive ici. Il est en outre l’humilité, la modestie même. » Cet humble, ce modeste, qui rappelait à ses visiteurs les figures les plus émaciées des peintres de Sienne, et qui semblait descendre d’un vieux tableau de sainteté, ouvrit à Rome un baptistère, en même temps qu’il fut chef d’école.

On avait pu soupçonner Winckelmann, — et Goethe répéta le reproche dans un assez perfide écrit, — de ne s’être converti, un demi-siècle auparavant, que pour s’assurer à Rome de plus grandes facilités de travail : l’hospitalité païenne des musées du Vatican ne valait-elle pas une messe ? Mais, quoi qu’il en fût de Winckelmann, il était impossible d’imaginer, à l’origine des conversions d’Overbeck et de ses amis, le moindre mobile d’intérêt. Dans la Rome papale, ils n’eurent absolument aucune commande, si ce n’est de la part de leurs compatriotes allemands ; le Vatican les connut à peine ; et Montalembert pouvait écrire, en 1832 : « Les Italiens ne comprennent pas Overbeck le moins du monde. » Mais qu’importait à ces artistes que Rome sourît à leur métier ? Rome plaisait à leurs âmes, et cela suffisait pour que le même séjour qui, trois cents ans plus tôt, avait fait de Luther un protestant, les rendît, eux, catholiques.

On avait perdu l’habitude, à l’école des théologiens rationalistes, de considérer la conscience chrétienne comme susceptible de devenir, par sa propre vertu, une ouvrière de beauté ; on avait perdu l’habitude, à l’école des pseudo-classiques, de chercher dans les monumens du moyen âge, parure du sol germanique, l’épanouissement architectural d’une intense religiosité. A l’issue de cette mauvaise éducation, les artistes qui descendaient vers la Ville Eternelle sentaient leurs yeux se dessiller ; Rome leur révélait, à eux, comme Chateaubriand le révélait aux Français, que le christianisme recelait, pour la création de l’œuvre d’art, un « génie » insoupçonné. Pour que ces surprises d’esthètes devinssent des secousses de consciences, pour que tôt ou tard ils fissent bénéficier l’Eglise romaine elle-même des hommages qu’ils rendaient à la beauté chrétienne enfin retrouvée, ce serait assez qu’une influence amicale s’exerçât, celle d’un Overbeck par exemple, ou celle d’un Zacharias Werner. Aussi la conversion au catholicisme, pendant près de trente ans, sera-t-elle, dans la colonie allemande de Rome, une sorte de phénomène contagieux.

Interminable serait la liste de ces néophytes, et nous ne pouvons ici que l’effleurer. Avant Overbeck, c’étaient, en 1807, les frères Riepenhausen, graveurs de talent ; en 1811, le peintre Friedrich Cramer. En même temps qu’Overbeck, en 1813, c’étaient Vogel, directeur de l’Académie de Dresde, et le peintre Louis Schnorr de Carolsfeld, et l’archéologue Platner. Après Overbeck, en 1814, c’étaient les deux Schadow, l’un peintre, et futur directeur de l’Académie de Dusseldorf, et l’autre sculpteur ; ils disaient adieu à Luther à l’instant même où leur père, sculpteur aussi, achevait, là-bas en Allemagne, un monument du Réformateur. En 1814 encore, c’était le peintre Klinkowström, qui ne rentrait de Rome à Vienne que pour se convertir et traduire Frayssinous. Et ce seront encore, en 1823, Frédéric Muller, qui pendant près d’un demi-siècle enseignera à l’Académie de Cassel ; en 1835, le peintre hambourgeois Frédéric Wassmann ; en 1838, le peintre Ahlborn ; en 1843, le peintre Andréas Achenbach et l’artiste bâloise Emilie Linder ; en 1844, le peintre Lasinsky. Overbeck fut parrain de plusieurs de ces néophytes ; ses lettres à Emilie Linder forment une sorte de démonstration de la foi. La conversion, pour la plupart de ces âmes, n’était pas un changement d’atmosphère ; elle était, bien plutôt, un témoignage rendu à l’atmosphère où depuis longtemps elles se baignaient. Emilie Linder n’était-elle pas déjà catholique en son for intime, lorsqu’en 1825, elle avisait à la restauration du petit cloître allemand d’Assise, et s’efforçait ainsi de mettre l’âme germanique en prières, sur un coin de terre où la beauté est comme une fleur de piété ?

Un sculpteur de méchante langue, du nom de Wagner, avait, par dérision, affublé Overbeck et ses premiers élèves du sobriquet de Nazaréens : l’appellation leur est restée. Ils n’étaient point, d’ailleurs, gens à en rougir ; et cette épigramme d’atelier leur fût plutôt apparue comme une définition imagée, mais exacte, de leur tempérament et de leur doctrine.

« Parmi les chrétiens, exercé par des chrétiens, l’art ne peut être conçu que comme chrétien. » Cette maxime, qui résume la pensée d’Overbeck, fut une grande ouvrière de nouveautés. Elle modifiait tout ensemble les sujets de tableaux, la technique de l’art, les âmes mêmes des artistes. Une semence païenne ne peut produire une moisson chrétienne ; donc il fallait, avec mépris, laisser le paganisme en sa tombe et se garder de lui rendre une vie posthume par les prodiges de l’art : les dieux d’antan, qui n’avaient cessé d’être propriétaires de l’Olympe que pour devenir locataires des ateliers de peintres, devaient recevoir leur congé. La technique des anciens, elle, méritait peut-être plus de respect : on en pouvait tirer profit, « ainsi que firent les enfans d’Israël lorsqu’ils dérobèrent à l’Egypte les vases précieux pour les affecter au service du vrai Dieu ; » mais l’emploi du nu dans l’art devait être proscrit ; et, comme de simples dieux de l’Olympe, les modèles, à leur tour, étaient mis à la porte des ateliers. Le vide, ainsi, semblait s’y faire ; mais qu’importaient ces émigrations successives, puisqu’il restait, dans ces laboratoires du beau, ainsi transformés en cellules désertes, quelques âmes d’artistes, et puisque l’art nouveau devait être l’émanation de ces âmes et le resplendissement de leur propre sainteté ? En vain le sénateur Overbeck avertissait-il son fils de « peindre de la chair. » Frédéric était une âme qui voulait, avec le pinceau, incarner aussi immatériellement que possible les âmes du paradis. Enfin la vie même des artistes devait changer : le vieil homme, eu eux, était indigne de manier la palette ; il fallait qu’un homme nouveau se créât, et que cet homme nouveau, dans la lutte interne et quotidienne contre les puissances du Mal, fût sans cesse vainqueur : à ce prix, il demeurerait artiste, et d’autant plus vraiment artiste que plus profondément pieux. Et si, de pieux, il pouvait devenir saint ; de converti, apôtre ; et d’apôtre, thaumaturge, quelles merveilles d’art, alors, ne pourrait-il enfanter ? Un pâtre, du nom d’Andréas Achtermann, s’en fut à Rome, sur le tard, pour manier l’ébauchoir ; il y fit des conversions, puis fut réputé, même, faire des miracles : comment la Descente de Croix dont il orna la cathédrale de Münster ne serait-elle pas un miracle d’expression ?

« Seule, la prière ininterrompue du cœur, écrivait Overbeck, est capable de maintenir l’enthousiasme de l’artiste ; seule, une vie réglée, pure, irréprochable, lui donne cette paix de l’esprit et du cœur, absolument nécessaire pour produire des œuvres vraiment pures. » Ainsi l’art devenait une méditation, une mystique jouissance succédant à de mystiques renoncemens, et les couronnant. Il ne cherchait plus à traduire ni à susciter des sensations ; il aspirait à ne plus compter avec la matière, avec cette matière même dont pourtant il avait besoin. Arrière donc, et pour toujours, ces artistes luxurians et luxurieux, qui courtisaient l’opulence ou les morbidesses de la chair ! « Art chrétien, expliquait Overbeck, ne veut rien dire autre chose que l’expression pleine et appropriée, par les formes, les couleurs ou les tons, d’une foi vivante, dont l’artiste doit être rempli ; et le but de l’art chrétien ne peut être que d’éveiller ou d’entretenir cette foi chez d’autres, ou de gagner des cœurs à la vérité par la beauté. »

Une oraison au point de départ, une apologétique au point d’arrivée ; ainsi se résumait cette conception nouvelle. L’art devenait « une harpe de David, sur laquelle Overbeck voulait chaque jour entonner des psaumes à la louange du Seigneur. » Gœthe, en 1814, saluait avec quelque bienveillance cet effort des Nazaréens ; et puis il les traita de « bigots, » de « fanatiques. » Mais les Nazaréens laissaient dire ; ils professaient, avec le romantique Zacharias Werner, qu’« art et religion sont synonymes... » Il advenait, parfois, que dans ce Caffe Greco où s’attardaient de temps à autre leurs sobres libations, quelque visiteur leur apportât des théories qui leur paraissaient des blasphèmes. Schopenhauer, un jour, leur vint développer cette idée, que le cercle des dieux de l’Olympe, grâce à son infinie variété, était pour les artistes le meilleur des cénacles, puisqu’en gardant sous les yeux des modèles aussi divers, et d’une physionomie aussi nettement accusée, ils prenaient l’habitude de marquer fortement, sur leurs toiles, l’individualité de leurs personnages. « Pour cela, nous avons les douze apôtres, » objecta l’un des Nazaréens. Et Schopenhauer de riposter : « Sortez-moi donc de Jérusalem, avec vos douze Philistins. » Mais les Nazaréens restaient dans Jérusalem ; et, malgré leurs défauts, dont quelques-uns étaient voulus comme le sont des mortifications, ils eurent une influence et marquèrent une époque.

Ils installèrent à Rome une sorte de petite « république » allemande : quiconque émigrait du Nord au Midi les venait visiter : Louis de Bavière, en 1818, fut, durant son séjour sur les sept collines, leur commensal familier. On donnait bien pieusement des fêtes d’art, où l’on s’habillait en vieux costumes allemands ; Dorothée Schlegel, l’ancienne prêtresse du culte de Goethe, se plaisait en cette société, dont son fils le peintre Philippe Veit, converti comme elle, était l’une des gloires ; et l’on applaudissait à un transparent rapidement brossé par Schadow, qui représentait le balayage des écuries d’Augias... On signifiait ainsi le balayage du paganisme !

Ce fut, pour la cohésion des Nazaréens, l’un des derniers beaux jours. Rome peu à peu les rendit à l’Allemagne. Il fallait, — c’est une loi des choses, — que l’école nazaréenne mourût, pour que s’essaimassent et se développassent, à travers la patrie allemande, les germes de vie qu’elle réchauffait. Fidèle à la Ville Eternelle, Overbeck n’assistait pas sans tristesse à cette fatale dispersion : une telle tristesse était humaine. Mais, lorsqu’il voyait le catholique Cornélius diriger tour à tour les écoles artistiques de Dusseldorf et de Munich, et puis exécuter des commandes pour la maison de Hohenzollern, et même pour la cathédrale protestante de Berlin, le catholique Schadow succéder à Cornélius dans la direction de l’école de Dusseldorf et en assurer la longue prospérité ; lorsqu’il voyait le catholique Philippe Veit sacré comme une autorité artistique dans l’incroyante ville de Francfort et chargé de retracer dans le Roemer les gloires du vieil Empire ; et lorsqu’il voyait, plus tard, Deger, Itenbach, les deux Muller surtout, tous peintres de Dusseldorf, renouveler l’imagerie religieuse en Allemagne et même en France, et, suivant le mot du cardinal Wiseman, restaurer le goût chrétien en Europe ; Frédéric Overbeck, qui glissait solitaire parmi les ruines de Rome, se pouvait dire que son œuvre n’avait pas été vaine ; que son grand tableau du Triomphe de la Religion dans les Arts recevait de l’histoire contemporaine une justification propice ; et qu’après s’être convertis au catholicisme, les héritiers des Nazaréens réussissaient à convertir l’Eglise allemande aux saines traditions de l’art chrétien. Le temps n’était plus où, pour décorer son palais, un prince-évêque de Wurzbourg invoquait le somptueux et profane pinceau de Tiepolo ; le temps n’était plus où le prince-primat Dalberg et le peintre Cornélius ne s’accordaient point sur la fourniture d’une Sainte-Famille, parce que le primat voulait des anges de boudoir, et que le peintre esquissait des anges du ciel. Et, tout au contraire, c’étaient l’Allemagne protestante et l’Allemagne indifférente qui, pour éveiller ou restaurer le sentiment de la beauté, faisaient appel à un art issu du catholicisme.


VI

Les surprises dont le romantisme était prodigue, — surprises de poésie, surprises d’archéologie, surprises d’art, — ranimèrent et relevèrent la fierté allemande : elle y cherchait cette revanche qu’exigeaient les accablemens de l’histoire présente et qu’elle n’osait point encore attendre de l’avenir. Satellites malgré elles de l’astre napoléonien, dont l’éclat les offusquait lors même qu’il les fascinait, les populations allemandes retrouvaient, dans le double exode des imaginations vers le passé et vers la beauté, quelque conscience de leur valeur et quelque confiance en l’avenir. « C’était pour nous une grande joie, écrivait plus tard Ringseis, médecin de Louis de Bavière, de pouvoir, en de nombreux domaines, nous si longuement humiliés, nous vanter d’une supériorité sur nos orgueilleux ennemis. » Philologues et littérateurs prenaient l’histoire du moyen âge pour consolatrice, moins en y cherchant des leçons sur les vicissitudes des choses humaines, qu’en constatant qu’il y avait eu une époque où le peuple germanique avait été l’artisan d’œuvres grandioses. Les artistes à leur tour, laissant aux Gœthe et aux Schiller la coquetterie d’être des « citoyens du monde, » aspiraient à être, tout à la fois, « intimement chrétiens et intimement allemands ; » le mot est encore de Ringseis. « On revient de Rome plus allemand qu’on n’y était arrivé, ajoutait-il ; et cela résulte, en partie, de ce qu’on vit, là-bas, dans un cercle de compatriotes recueillis et pieux. » Parce que pieux, on se sentait plus allemand ; parce que catholique, on se sentait plus germanique. La première exposition nationale d’art allemand, organisée à Rome, en 1819, par Frédéric Overbeck et ses disciples, étalait en une place d’honneur un tableau de Veit : Le Triomphe de la Religion.

« Le peuple allemand a succombé parce qu’il a oublié son caractère, sa finalité, son histoire, parce qu’il s’est oublié lui-même, il ne peut renaître que si, reconnaissant de nouveau son caractère et sa finalité, il retourne à son histoire et reprend conscience d’être une nation. « Ces lignes sont signées de Gœrres et datées de 1810 ; elles étaient comme un programme, que Gœrres et ses amis réalisaient. C’était en l’année d’Austerlitz que l’Allemagne, avec Brentano pour maître, réapprenait à chanter comme elle l’avait fait au moyen âge ; c’était en l’année d’Iéna, au moment où se fermait la tombe du Saint-Empire, que le romantisme historique et littéraire, réfugié à Heidelberg, s’essayait à rouvrir la tombe du vieux peuple allemand ; c’était enfin parmi les décombres accumulés par les guerres que les inoffensifs Boisserée recueillaient les élémens d’une puissante résurrection. Tandis que le rationalisme protestant, dont Voss était l’interprète, s’acharnait contre ces initiatives, et tandis que « l’esprit artiste de Goethe, » suivant les mots de Henri Heine, « engourdissait la jeunesse et s’opposait à la régénération politique de la patrie, » il semblait que, sous la bannière du christianisme, — et du christianisme catholique, — se préparât à longue échéance une reviviscence de l’âme allemande.

Et si quelque prophète, en 1815, eût prédit qu’un jour une Allemagne unifiée profiterait sans délai de sa grandeur reconquise pour engager une lutte contre l’Eglise romaine, ni les romantiques du pinceau, auxiliaires toujours consciens de l’idée germanique, ni les romantiques de la plume, auxiliaires parfois inconsciens de l’idée catholique, n’eussent rien compris à ce futur caprice de la destinée.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1903.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1900, l’étude de M. T. de Wyzewa.