L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848/07

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L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 348-387).
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L’ALLEMAGNE CATHOLIQUE
ENTRE 1800 ET 1848

VII.[1]
L’ANNÉE 1848

Les révolutions naissent d’un incident ; souvent il est tragique, parfois comique : à Paris, en 1848, ce fut un soldat qui par mégarde fit partir son fusil ; à Munich, à la même époque, ce fut une danseuse qui fit claquer les portes. Sur l’heure, on n’entrevoit rien de plus qu’un tout petit fait, qui ressemble à une chiquenaude du hasard, et cette chiquenaude met en branle un peuple. Les seules révolutions efficaces, et dont les conséquences soient durables, surgissent on ne sait comment et presque on ne sait d’où, comme des improvisations et non comme des complots, et l’on dirait plutôt des puissances naturelles qui se déchaînent, que des volontés humaines qui se combinent. C’est la victoire de l’indiscernable force des choses sur la docte dialectique des prophètes : c’est la revanche de Dieu, suprême metteur en scène, sur l’orgueil des hommes d’État, qui d’acteurs deviennent comparses dans une pièce qu’ils n’ont point machinée. Les mouvemens concertés et attendus peuvent troubler l’histoire ; seuls, les mouvemens imprévus et déconcertans la font dévier.

La logique toute pure et toute crue du doctrinarisme suffisait en 1830 pour dérouler les « Trois Glorieuses : » elles succédaient, comme une pénalité normale, à ce délit qu’avait été la violation de la Charte ; elles avaient quelque chose de rationnel, de sage en leur turbulence, de bourgeois en leur exaltation ; et par le caractère de nécessité palpable et presque démontrable qu’affectèrent les péripéties du drame, ce fut, à proprement parler, la dernière des tragédies classiques. Dix-huit ans plus tard, le dénouement en était bafoué par un peuple brusquement soulevé, et subitement souverain.

1848, au contraire, secoua la vieille Europe d’une secousse qui dure encore, et qui probablement est sans fin. Ni à Paris ni à Carlsruhe, ni à Vienne ni à Berlin, vous n’apercevez, cette année-là, un épisode provocateur, tel que l’avait été le coup de canif donné dans la Charte : d’un bout à l’autre de l’Europe, la révolution eut ses raisons, sourdement profondes, lointainement occultes, que la raison des spectateurs ne connut point. La révolution de 1830, croisant les baïonnettes pour les abstractions constitutionnelles, avait été une sorte de post-scriptum à cette tragi-comédie du rationalisme politique qui s’appelle la Révolution française ; les insurrections de 1848, avec leur caractère plus social, avec leurs visées plus concrètes, furent partout une œuvre d’instinct ; et franchement, sincèrement, quelque chose de l’âme populaire y vibra.

Habitués par le romantisme à vivre en un certain contact avec l’âme populaire, et dressés par une longue expérience à détester l’étroitesse des bureaucraties d’Etat, les catholiques d’Allemagne, sans ambages, se saisirent des nouveautés politiques que leur apportait l’année 1848, et tâchèrent d’exploiter, pour l’avantage de leur Eglise, les libertés et les droits que la révolution leur procurait. Nous assisterons, au cours de cette étude, à une sorte de travail d’adaptation entre le catholicisme allemand et les circonstances révolutionnaires : travail si prudemment et si adroitement combiné, que lorsqu’en 1849 et 1850 une réaction se dessinera, en Allemagne, contre les aspirations et les conquêtes de 1848, le catholicisme seul continuera d’en garder le bénéfice.

Le livre publié par Buss en 1847 et intitulé : La communauté des droits et des intérêts du catholicisme en France et en Allemagne, dénote l’état d’esprit des catholiques au début de la crise. Buss, en un endroit de ce livre, recense les différentes forces sur lesquelles ils pourraient s’appuyer. L’épiscopat, dit-il, se perd en des marchandages ; les souverains ont de pieux désirs, mais c’est la bureaucratie qui agit, et ses actes sont impies ; les Chambres hautes sont des Chambres de bureaucrates ; dans les Chambres basses, l’éducation rationaliste inculquée par l’État porte ses fruits. Les catholiques doivent ne compter que sur eux-mêmes, qu’ils développent leurs associations, qu’ils s’unissent pour le vote, qu’ils aient une presse, qu’ils pétitionnent ! Jusqu’ici, ils s’abandonnèrent au quiétisme ; « chacun d’entre eux, à l’avenir, deviendra une puissance morale, si devant les yeux il a les nécessités de son Église, par-dessus lui Dieu, derrière lui la prière de l’Église militante. » Ainsi parlait, l’année qui précéda la révolution, le tribun populaire qui, dans l’assemblée de Mayence, en octobre 1848, mobilisera, d’un geste belliqueux et déjà vainqueur, le catholicisme allemand. Avant que la révolution ne fût mûre, Buss était mûr, lui, pour en profiter.


I

Il y avait un État, en Allemagne, où l’Église, confiante, s’était appuyée sur la protection d’un roi. Louis de Bavière, de longues années durant, avait répondu à cette confiance ; par ses soins, un épiscopat bavarois avait commencé de se former : hommes de foi robuste, de verbe grave, de science estimée. Ils s’appelaient Reisach à Munich, Hofstaetter à Passau, Weis à Spire.

Louis de Bavière, pendant bien longtemps, avait servi de lien entre la pensée catholique et l’efflorescence artistique par laquelle s’illustrait Munich : son règne avait marqué l’alliance du romantisme avec l’Église, sous les auspices de la royauté. Hostile aux Jésuites dans sa jeunesse, il avait fini, à leur endroit même, par se relâcher de ses rigueurs ; et malgré les difficultés qu’il avait eues avec son clergé lorsqu’en 1840 il avait réclamé des solennités catholiques pour l’âme protestante de sa mère, on aimait à célébrer, en lui, un roi catholique, et à lui rapporter l’honneur du réveil religieux dont la Bavière offrait le spectacle, et dont les principaux ouvriers, les Goerres, les Phillips, les Windischmann, les Lasaulx, étaient des Prussiens ou des Rhénans immigrés, appelés et recueillis à Munich par la bienveillance royale. A Munich, grâce à Louis de Bavière, le catholicisme allemand faisait parade de ses énergies intellectuelles et rehaussait le prestige personnel de la nation bavaroise.

Subitement, en 1847, cette capitale fut la proie d’une bourrasque : la disgrâce du catholicisme y fut solennellement offensante. Il fut d’abord expulsé du pouvoir, dans la personne du ministre Abel et de ses collègues ; puis expulsé de l’Université dans la personne de Lasaulx, de Phillips, de Doellinger, de Deutinger, de Sepp. En quelques mois, l’effort de vingt-deux ans de règne fut annihilé. Un autre Louis Ier s’affichait, amer et colérique à l’endroit des « ultramontains ; » et le libertinage de la pensée, brusquement déchaîné par des hommes de valeur médiocre, se mettait au service d’un autre libertinage.

Lola Montès, la danseuse andalouse, pour laquelle un journaliste parisien avait récemment perdu la vie, avait exigé du Roi ce changement de décor. Près du trône, les regards des populations étaient habitués à chercher l’autel, et c’est Lola Montès qu’ils rencontraient. Les adversaires de l’Eglise s’étaient posés en « Lolamontains, » pour mieux combattre les ultramontains, qui avaient protesté par voie d’adresses contre l’acte royal concédant à l’Andalouse l’indigénat bavarois. La terre d’élection du catholicisme allemand était perdue ; l’Eglise concluait une fois de plus, qu’en acceptant, lorsqu’ils survenaient, les bienfaits des rois, elle devait apprendre à s’en passer.

Son deuil devint subitement plus profond : à la fin de janvier 1848, la nouvelle courut, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, que Goerres agonisait. L’œuvre de Lola Montès était achevée par la mort : l’Université de Munich changeait de face. Louis de Bavière, en la bouleversant, n’avait pas osé toucher à Goerres : une autre main, celle de Dieu, se posait sur son prophète, et l’enlevait. Il laissait, inachevé, un article sur le Sonderbund. Son activité de publiciste catholique s’était inaugurée, vingt-deux ans plus tôt, par un bruyant opuscule sur un épisode suisse de politique religieuse ; et c’est pour le catholicisme suisse, encore, qu’il versait une dernière goutte d’encre. L’agonie brisa sa plume : l’enseignement qu’il voulait donner à la démocratie suisse, et par elle à toutes les démocraties, demeura interrompu. Son lit de mort fut hanté de visions tragiques. Il traversa certains délires où s’exprimèrent, en un hoquet suprême, les convictions passionnées de sa vie tout entière L’histoire du monde se promenait en hallucinations, devant son œil fiévreux, Il demandait des prières pour le peuple : « Les peuples déracinés ne revivent plus ; priez pour les peuples qui ne sont plus rien ! » Une nuit, il se crut veillé par « un petit homme qui lui disait de grandes paroles : » c’était saint Paul. Le 29 janvier au matin, Goerres n’était plus. « Il semble qu’on fait un saut dans le noir, » gémissait le peintre Steinle. Goerres disparaissait à l’heure fugitive où les Lolamontains étaient tout, où les ultramontains et les peuples semblaient n’être plus rien, où son imagination déconcertée mourait à l’espérance ; mais c’était, au contraire, dans l’année qui s’inaugurait, que les peuples allaient recommencer d’être tout. S’il eût vécu quelques mois encore, il eût assurément pris sa place dans ce parlement de Francfort où l’Allemagne allait s’essayer à vivre. Moïse, du moins, était mort en vue de la Terre promise ; Goerres, que Gentz, autrefois, appelait un autre Moïse, succombait en vue des ténèbres. Mais trois jours après sa mort, le mois de février s’ouvrait, qui devait assurer à l’année 1848 une figure unique dans l’histoire.

Avec la mort de Goerres, avec la défection de Louis Ier, bientôt suivie de son abdication, s’achevait la période glorieuse de l’école de Munich : même au temps où elle avait trouvé un surcroît de force dans les sympathies royales, elle avait professé, fièrement, que l’Eglise ne doit souhaiter pour elle-même qu’une autonomie parfaite, sans privilèges offensans. Du jour où les protestans bavarois avaient interprété comme un acte religieux, choquant pour leur conscience, l’ordre donné aux soldats de s’agenouiller devant le Saint-Sacrement, Doellinger, après avoir polémiqué contre eux, avait été le premier à déclarer qu’on devait avoir égard à leur susceptibilité. L’Église, non plus en Bavière qu’ailleurs en Allemagne, ne demandait aucune faveur, mais seulement le respect de son indépendance spirituelle. Et de tout temps, pour obtenir ce respect, les publicistes de Munich avaient mis leur confiance dans le peuple, beaucoup plus que dans les souverains. Ainsi dès 1830, à la nouvelle que les catholiques de la province ecclésiastique du Haut-Rhin songeaient à invoquer l’empereur d’Autriche contre l’absolutisme des petits États, Moy écrivait au Mémorial catholique, de Paris : « Les principes que ces États ont établis étant puisés en grande partie dans la législation autrichienne elle-même, nous ne saurions nous attendre de ce côté à quelque démarche énergique ni à quelque mesure efficace. Loin de nous en affliger, nous ne saurions nous empêcher de nous écrier : Quel bonheur que Rome soit obligée enfin de s’adresser aux peuples, et les peuples de recourir à Rome ! »

On croit dans ces lignes entendre Lamennais ; mais on devine, aussi, à quelles espérances enthousiastes se durent abandonner les hommes de cette école lorsque, en 1847 et 1848, Pie IX en personne, suivant les propres paroles d’un orateur catholique du Congrès de Mayence, était salué par les protestans eux-mêmes comme le défenseur de la liberté européenne. Les principes dont allait s’inspirer l’Église d’Allemagne, en 1848, étaient ceux où s’était toujours complu l’école de Munich, et que les déceptions mêmes de cette école ne faisaient que justifier. Le seul souverain sur qui les catholiques d’Allemagne eussent vraiment compté depuis un quart de siècle les avait laissés là pour une ballerine ; mais l’année 1848 installait un autre souverain, le peuple.


II

La question religieuse tint peu de place, ou même point du tout, dans la brusque et rapide campagne électorale qui précéda les élections au parlement de Francfort et à la Chambre de Berlin, Les souvenirs de Pierre Reichensperger sur le parlement préparatoire (Vorparlament) tenu à Heidelberg au début d’avril, témoignent que les questions politiques étaient seules à l’ordre du jour, et que les préoccupations confessionnelles ne prétendaient alors à aucun écho. Il en fut dans le peuple allemand comme dans cette assemblée préalable : les pages où Pierre Reichensperger nous raconte sa candidature en pays Rhénan, son programme, son échec pour Francfort, son succès pour Berlin, tiennent les affaires religieuses en un complet silence. L’archevêque Geissel, il est vrai, chargea les ecclésiastiques de son diocèse de mettre leurs ouailles en garde contre les hommes qui, « se tenant sous la domination d’anciens préjugés, voudraient qu’il ne fût plus question de droits, de liberté, d’indépendance, lorsqu’il s’agit du domaine de l’Eglise. » Mais on ne précisait point ; on ne sortait pas des phrases assez générales. « Je ne défendrai pas le droit de ceux qui pensent autrement que moi ou le droit des incroyans moins fermement que le mien propre, » écrivait Auguste Reichensperger.

On chercherait vainement, au printemps de 1848, un programme catholique ; les électeurs se préoccupèrent simplement d’envoyer à Francfort et à Berlin des hommes de bonne volonté, prêtres ou laïques, aimés au fond de leurs campagnes ou dans l’enceinte de leurs petites villes, et désignés, bien souvent, par le curé doyen.

A la Chambre de Berlin, qui ouvrit ses séances le 22 mai, il y avait deux prélats, Geissel, de Cologne, et Drepper, de Paderborn, trente-neuf prêtres et un certain nombre de catholiques laïques. On ne forma pas un parti confessionnel : Berg, un chapelain d’idées avancées, qui appartenait à l’archidiocèse de Cologne, siégeait à gauche ; Walter, le canoniste de Bonn, au centre gauche ; Pierre Reichensperger, plus à droite ; Geissel, l’archevêque, se tenait à l’écart de toute fraction. Les Mémoires de Walter et de Pierre Reichensperger laissent une assez complexe impression de l’attitude des catholiques dans la Chambre berlinoise : à certains jours, on parlait d’un rapprochement entre eux et les républicains ; d’autres fois, ils entraient en compromis avec les constitutionnels pour la formation du bureau de l’assemblée. Pierre Reichensperger affectait un loyalisme si scrupuleux, qu’il fut choisi par Frédéric-Guillaume pour aller à Francfort, à l’automne, expliquer la conduite de la monarchie à l’endroit de la Chambre, et qu’il fut ensuite chargé par le ministre Manteuffel d’écrire une apologie de la politique royale, en réponse à un opuscule hostile de Rodbertus. Aux heures tumultueuses, tous les catholiques du pays Rhénan et de la Westphalie, à l’exception du chapelain Berg, votèrent comme le voulait la couronne ; mais cela n’empêchait pas certains d’entre eux de vivre en excellente cordialité avec des démocrates tels que Waldeck, et de gagner ainsi, parmi les partis de gauche, quelques sympathies actives pour la cause de la liberté de l’Église.

Au parlement de Francfort, trois évêques siégeaient : Müller, de Münster, Diepenbrock, de Breslau, Geritz, d’Ermeland. Müller avait longuement hésité à se laisser élire ; il se rendit compte, lorsque, à la première séance, il essaya de faire décréter des prières publiques, que sa parole épiscopale était comme dépaysée. Geissel lui proposa, le 21 mai, de faire voter par le parlement la formule suivante :

Liberté de la foi et de la pratique religieuse privée et publique ; indépendance complète de toutes les sociétés religieuses à l’endroit de l’État, en tout ce qui concerne leur constitution garantie et protégée, leur autonomie personnelle et leur gouvernement personnel tant au sujet des personnes qu’au sujet des choses : égalité de toutes les associations religieuses au point de vue des droits civils.


Le programme était large, éclectique, généreux ; il nous donne, en leur substance, les revendications religieuses du plus illustre archevêque de l’Allemagne. Geissel demandait à Müller, par surcroît, s’il ne serait pas opportun d’adresser au Parlement une sorte de déclaration des droits de l’épiscopat. Müller l’en dissuada ; et Diepenbrock pensait comme Müller : « Ici, écrivait-il, nous sommes comme des hiboux, parmi les corbeaux, les corneilles et les pies. » L’épiscopat d’Allemagne, dont les membres, on le voit, ne se mêlaient aux travaux parlementaires qu’avec une réserve ennuyée, s’effaça derrière les simples prêtres et derrière les simples laïques.

Les représentans catholiques se disséminaient un peu partout dans l’assemblée : le général Radowitz appartenait aux droites, le curé Ketteler prit d’abord place à l’extrême gauche. L’idée catholique n’avait point une attitude d’isolée, elle semblait être en visite dans tous les partis, et cela lui fut une force. Sur l’heure même, le rôle et la situation parlementaires de ceux qu’on appelait les « ultramontains » furent assez malaisés à connaître et à définir : les récits des témoins oculaires sont à cet égard fort contradictoires. Deux des chroniqueurs qui, au lendemain de cette assemblée, narrèrent leurs souvenirs en de copieux volumes, Biedermann et Laube, inclineraient à exagérer l’activité occulte des catholiques ; à plaisir, ils semblent se créer un spectre noir, afin de s’en effrayer. Le pasteur Jürgens, membre comme eux du parlement, était d’un tout autre avis : de son contact avec ses collègues de l’autre confession chrétienne, il avait remporté, lui, une excellente impression ; dans son livre, il raille agréablement Biedermann et Laube, et s’amuse aux dépens de l’un de ses coreligionnaires maladroits, qui commit un jour l’erreur d’aborder mystérieusement un député et de lui représenter que, dans l’intérêt du protestantisme, il convenait d’offrir l’empire au roi de Prusse. Le bavard sut trop tard que le député ainsi sermonné était un catholique.


La confusion du point de vue politique et du point de vue ecclésiastique, écrira en 1851 le général Radowitz, est de part et d’autre pernicieuse. L’Église catholique ne peut pas être mêlée à la politique quotidienne, sans diviser ses adhérens et sans compromettre le but de l’institution ecclésiastique. Le catholique comme tel ne peut entrer dans aucune combinaison de parti politique, dans aucune rivalité avec les enfans du siècle. Des associations catholiques doivent se tenir au-dessus des partis politiques, et non point former des partis politiques ; elles doivent travailler à clore les discordes existantes, non point à en créer de nouvelles.


On ne saurait mieux résumer l’attitude des catholiques au parlement de Francfort. Des questions innombrables surgissaient ; la constitution même de l’Allemagne était en jeu : on ne sentit point, se dessiner, encore, à ce sujet, une opinion catholique. Il y avait évidemment, parmi les députés de cette croyance, une majorité de partisans de la Grande Allemagne (Grossdeutsch), hostiles à toute mesure qui excluait l’Autriche du Corps Germanique et qui risquait, par là même, d’assurer à l’élément protestant la prépondérance dans une Allemagne rajeunie ; mais, à côté de cette majorité, Radowitz, qui présidait aux discussions religieuses de tous ses collègues catholiques, travaillait ouvertement pour Frédéric-Guillaume IV. C’est plus tard seulement, lorsque se rapprochera l’éventualité d’un empire prussien protestant, qu’on pourra distinguer une conception catholique et une conception protestante des questions politiques allemandes ; en 1848, cette discorde d’idées, qui, dans l’Empire évangélique nouvellement proclamé, servira de prétexte au Culturkampf, n’était pas encore mûre.

Il n’y eut jamais, à Francfort non plus qu’à Berlin, malgré le désir qu’en avaient Ketteler et quelques autres députés, un parti nommément catholique ; et ce qu’on baptisa parfois de ce terme, ce fut une réunion de députés, convoqués par l’initiative du prince évêque Diepenbrock, et qui pendant quelques mois, à partir du 14 juin, sous la présidence de Radowitz et la vice-présidence d’Auguste Reichensperger, étudièrent en commun les questions religieuses soumises aux discussions de l’assemblée.


III

Le temps était loin où, dans la protestante ville de Francfort, un catholique ne pouvait même pas arriver aux fonctions de veilleur de nuit ; où la famille Schlosser, de bonne lignée bourgeoise alliée à celle de Goethe, était, pour crime de conversion à la foi romaine, exclue du sénat francfortois. La destinée voulait que cette ville intolérante abritât la première manifestation publique du catholicisme allemand.

La commission chargée de déclarer les « droits fondamentaux » déposa le 3 juillet un premier projet, qui proclamait la liberté de conscience et supprimait, pour toutes les sociétés religieuses nouvelles, l’obligation de se faire reconnaître par l’Etat. Les adhérens de Ronge avaient plus de raison que les catholiques, de se réjouir d’un tel libellé ; leur indépendance à l’endroit de l’État était formellement reconnue ; l’indépendance de la confession catholique, celle de la confession protestante, étaient passées sous silence.

Le rapporteur, pour expliquer cette omission, alléguait trois motifs : d’abord l’effroi de remuer à nouveau les questions confessionnelles ; puis la peur que l’Etat, si l’on déclarait l’Eglise absolument libre, ne fût contraint de prendre des mesures préventives contre les empiétemens de cette affranchie ; enfin la nécessité d’envisager les conditions spéciales de l’Église évangélique, qui, de par sa constitution, s’était développée dans une sorte de fusion avec les souverainetés laïques. En définitive, c’était par crainte du catholicisme et par égard pour le protestantisme que la commission francfortoise s’abstenait d’affirmer l’autonomie des Eglises. En ce qui regardait les questions scolaires, elle avait été sollicitée de proclamer, en principe, la séparation de l’école et de l’établissement religieux ; elle s’y refusait, en considération de certains pays d’Allemagne où ces deux institutions formaient un bon ménage, qu’il serait inopportun de faire divorcer.

C’était, en résumé, et quoi qu’elle en eût, une commission conservatrice, ennemie des thèses bruyantes qui pourraient entraîner des bouleversemens superflus ; elle excellait à mettre un voile sur les idées litigieuses et à passer à côté d’elles, en les saluant, mais en se gardant de les découvrir. Le parlement renfermait un certain nombre d’indiscrets, de toutes nuances et de toutes origines, qui chiffonnèrent cet élégant travail, et les catholiques n’y furent pas les moins empressés.


Tout Allemand est libre dans la pratique générale privée et publique de sa religion, proposait la Commission. Le délit et l’infraction commis dans l’exercice de cette liberté sont punissables par la loi.


Les députés catholiques, surtout Auguste Reichensperger, s’effrayèrent du caractère vague de ce mot « loi. » Des législations d’exception, spécialement dirigées contre une confession religieuse, ne pourraient-elles pas surgir à l’abri de ce paragraphe ! Ils préféraient que l’article mentionnât formellement la « législation générale » ou le « code pénal général » et marquât ainsi, d’une façon plus expresse, que les délits visés rentraient dans le droit commun.


De nouvelles sociétés religieuses peuvent se fonder, continuait la Commission ; une reconnaissance de leur confession par l’État n’est pas nécessaire.


Les catholiques, aux lieu et place de cet article, proposaient la rédaction suivante :


Les sociétés religieuses existantes et celles qui se forment sont, comme telles, indépendantes de la puissance de l’État ; elles règlent et administrent leurs affaires en toute indépendance. L’installation des autorités d’Église n’est soumise à aucune collaboration de la part du pouvoir civil, pas même en vertu d’un droit de patronat. La publicité des actes ecclésiastiques n’est soumise qu’à ces restrictions auxquelles sont soumises toutes les autres publications. A chaque société religieuse sont garantis la possession et le libre emploi de leurs biens, et des institutions qu’elles possèdent pour le culte, l’enseignement et la bienfaisance.


Au bas de ce texte figuraient quarante-six signatures, dont quelques-unes étaient protestantes.

Devant le parlement, la discussion remplit huit séances ; soixante-cinq orateurs y prirent part. L’assemblée, durant cette période, eut l’aspect d’un concile, dans lequel, à côté de la foi, l’incroyance avait une voix. Lasaulx, le philologue de l’université de Munich, fit, tout laïque qu’il fût, un véritable sermon : dans un élan qui surprit, il se complut à rapprocher les épisodes de l’histoire de l’Église et les faits de la vie du Christ : au massacre des Innocens correspondaient, dans sa pensée, les premières exécutions de martyrs ; à la tentation du Christ dans le désert, les tentations des anachorètes d’Egypte ; la lutte des deux confessions chrétiennes rappelait ces débats qui s’élevèrent entre les disciples au sujet du miracle eucharistique ; la crise du XIXe siècle répétait les jours du Calvaire, et la résurrection suivrait… La tribune, à d’autres heures, faisait entendre de tout autres échos ; des radicaux s’y précipitaient, Vogt, Jordan. « Je suis pour la séparation de l’Église et de l’Etat, criait Vogt, mais c’est à la condition que ce qu’on appelle Église soit anéanti. Pour moi toute Eglise, quelle qu’elle soit, est un obstacle à la civilisation. » « L’Église en tant qu’Église, reprenait Jordan, en tant que puissance extérieure, en tant que puissance régnant sur la conscience, doit succomber. »

Entre le mysticisme de Lasaulx et le dogmatisme matérialiste de Vogt et de Jordan, il y avait place pour d’infinies variétés d’opinion ; elles s’épanouissaient à loisir, dans l’interminable débat ; on avait l’impression, à de certaines minutes, que les extrêmes se touchaient. Les catholiques réclamaient l’indépendance de l’Église, les radicaux la séparation ; les uns et les autres, la suppression du droit de patronat.

Indépendance, séparation : les deux idées pouvaient, au regard de certains spectateurs inexpérimentés, paraître connexes. Mais les théologiens en jugeaient autrement, les hommes politiques aussi. Doellinger, le futur évêque Foerster, le curé tyrolien Beda Weber, demeuraient attachés, comme théologiens, à cette maxime fondamentale, que la société civile ne doit point être étrangère à la pensée religieuse : la « séparation, » au sens où l’entendaient les radicaux, leur paraissait un acheminement vers l’athéisme d’État. Au demeurant, derrière cette façade d’athéisme, l’Église aurait-elle véritablement son indépendance ? Les catholiques avaient de sérieuses raisons d’en douter ; car une théorie se faisait jour, parmi les radicaux, d’après laquelle les communes devaient reprendre sur l’Église ce droit de patronat, dont on dépouillerait l’Etat et les particuliers. En donnant au pouvoir communal une sorte de tutelle sur la paroisse, on introduirait dans la vie de la confession catholique le principe démocratique ; le prêtre trouverait dès lors un point d’appui contre l’évêque, et surtout contre Rome… C’est ainsi que les catholiques voyaient se dessiner un péril inédit : n’avaient-ils tant lutté contre les bureaux qui tyrannisaient l’Église que pour la livrer, dans chaque village, au césaro-papisme du corps électoral ? La puissance spirituelle allait-elle être asservie aux caprices du peuple, comme hier à un caprice des fonctionnaires ? Les radicaux savaient que, dans le petit clergé, les visées des députés catholiques étaient parfois médiocrement accueillies : aux yeux du prêtre frondeur, l’Eglise indépendante, c’était l’évêque devenant souverain ; et dans l’assemblée même de Francfort, un prêtre du Palatinat, Tafel, invoquait cet épouvantail pour repousser énergiquement toute déclaration d’indépendance de l’Eglise. La discussion se déroulait à travers des détours inattendus : la crainte inspirée par l’ultramontanisme coalisait en d’imprévus applaudissemens certaines mains qui n’avaient pas coutume de se serrer entre elles. Finalement Foerster, le futur prince évêque de Breslau, dut faire un long discours pour montrer que le péril ultramontain n’existait pas.

Les multiples orateurs, sur quelques bancs qu’ils siégeassent, ne s’occupaient à peu près que du catholicisme ; on parlait fort peu des confessions évangéliques. Quelques-uns se rendaient compte qu’une fois détachées de l’Etat, ces confessions manqueraient de cadre, et peut-être péricliteraient ; d’autres répondaient que ce serait tant pis pour elles, si elles ne trouvaient pas en elles-mêmes les élémens nécessaires de vie. Un pasteur protestant de la Bavière, Bauer, fut seul, dans cette lutte, à plaider expressément les intérêts du protestantisme, et à répudier au nom de son Eglise cette autonomie dont les catholiques lui proposaient le cadeau. Le débat, en fait, était non pas entre le catholicisme et la Réforme, mais entre l’idée d’Eglise, telle que seul le catholicisme l’incarnait, et la conception de l’hégémonie de l’Etat sur les consciences.

Phillips, Müller, Radowitz, Doellinger, affectaient de parler en patriotes plutôt qu’en catholiques, en expliquant que ce n’était pas la coexistence des communions chrétiennes qui avait divisé l’Allemagne, mais bien l’immixtion des souverainetés laïques dans la vie de ces communions. Ainsi les revendications catholiques invoquaient en leur faveur la sollicitude de toutes les âmes allemandes pour l’unité germanique. On était au lendemain du jour où, sur une invitation de l’archevêque Geissel, une députation du parlement avait pris la route de Cologne pour s’associer, dans la cathédrale, au sixième centenaire de la pose de la première pierre ; et le président Gagern, rendant compte de cette fête catholique, l’avait qualifiée de « fête symbolique, qui signifiait l’union politique de l’Allemagne. » Sous l’impression de ces augustes pronostics, les membres catholiques de l’assemblée de Francfort se complaisaient à chercher la cause de ces divisions allemandes qui, sous les voûtes de Cologne, paraissaient s’aplanir et toucher à leur terme ; cette cause, c’était la paix de Westphalie, blâmée jadis par le Saint-Siège, parce qu’elle avait scellé une sorte d’esclavage régional des âmes.

Il y avait deux cents ans exactement que les plénipotentiaires de Munster avaient marchandé aux peuples la liberté de conscience et ne l’avaient formellement reconnue qu’aux souverains ; ils comparaissaient en accusés à la barre du parlement de Francfort ; et c’étaient les orateurs catholiques qui les y traînaient. La politique religieuse inaugurée en 1648 était proclamée responsable des infortunes de l’âme allemande et des éclipses du prestige germanique. En face de cette politique, Doellinger dressait l’exemple des États-Unis, de la Belgique surtout, où l’Eglise était vraiment libre à l’endroit de l’Etat ; et c’est au nom du salut de l’Allemagne que les orateurs catholiques réclamaient en faveur de l’Eglise allemande un pareil traitement.

Le nouveau roi, Maximilien de Bavière, prisonnier de la réaction anti-catholique que Lola Montès avait déchaînée, possédait, lui, un autre moyen d’unifier et de sauver l’Allemagne. Il faisait présenter au parlement, par son ministre Beisler, un article ainsi conçu : « Les affaires de l’Église chrétienne d’Allemagne, notamment les rapports avec l’État, sont régies par un synode d’Empire. » Tel que le concevait Beisler, ce synode devait comprendre toutes les confessions, lorsqu’il déciderait de questions concernant l’ensemble des intérêts religieux ; il se fragmenterait en synodes confessionnels, pour étudier les intérêts spéciaux des Églises, et pour légiférer. Le joséphisme expirant proposait cette suprême combinaison, qui dut réjouir, dans sa retraite solitaire et stérile, la tristesse de Wessenberg ; le parlement de Francfort écouta Beisler avec curiosité, et lui sut gré d’offrir à Doellinger l’occasion d’un beau discours.

Les amendemens, de jour en jour, s’amoncelaient sur le bureau présidentiel : les questions de priorité furent épineuses, les votes furent complexes. La rédaction proposée par la commission ne satisfaisait à vrai dire presque personne ; elle affectait de ne point proclamer le principe de l’indépendance des Églises ; mais après les huit séances où ce principe avait dominé l’assemblée, on ne pouvait songer à le congédier. L’autre rédaction, celle que proposaient les catholiques, était suspecte, et par son origine et par ses détails, à une majorité sur laquelle le grief d’ultra-montanisme trouvait aisément prise : elle n’eut pour elle que 99 voix. Le doyen Kuenzer, de Constance, eut l’honneur de présenter le texte qui prévalut.

On connaît déjà cet étrange personnage, ardent partisan du mouvement synodal, allié tenace du schisme de Ronge, et complice fréquent de l’administration badoise dans ses luttes contre l’archevêché de Fribourg : il était à demi joséphiste, à demi radical, et, par-dessus tout cela, curé catholique. Il voulut élaborer une rédaction dans laquelle il exprimerait, tout à la fois, l’autonomie de l’Eglise en ce qui regarde ses propres affaires et la subordination de l’Église au législateur laïque. La formule était ainsi libellée :


Toute société religieuse ordonne et gouverne ses affaires avec autonomie, mais reste, comme toute autre société dans l’État, soumise aux lois de l’Etat.


Il y avait quelque équivoque dans ce texte ; la seconde phrase limitait jalousement la première ; les deux idées que le doyen Kuenzer avait voulu marier entre elles risquaient, dans la pratique, de se contredire et de se combattre, bien loin de s’harmoniser ; mais en votant cet article, le parlement de Francfort mettait un terme au système joséphiste, et fermait un chapitre d’histoire. On ne savait pas exactement, à la lueur confuse d’un pareil texte, ce que serait l’Église d’Allemagne, le lendemain et le surlendemain ; mais ce qui était devenu certain, c’est qu’elle ne ressemblerait pas à l’Église de la veille et de l’avant-veille ; et c’est que le vote émis à Francfort par la représentation du peuple allemand donnait une arme aux sacerdoces contre les tentatives d’immixtion des pouvoirs civils.

Les radicaux avaient à maintes reprises affirmé que l’émancipation des confessions religieuses devait avoir une rançon, et que c’est dans le domaine scolaire que cette rançon serait exigée. Ils firent comme ils l’avaient dit : en dépit d’un discours de Ketteler, 316 voix contre 74 dépouillèrent le clergé, « en tant que clergé, » du droit de surveiller l’école. Ils obtinrent une autre victoire, en faisant voter que Jésuites et Rédemptoristes demeureraient exclus d’Allemagne. Le général Radowitz, qui d’ailleurs représentait en cela l’opinion de la majorité de ses collègues catholiques, avait formellement déclaré, à la tribune, que tout en s’opposant à des mesures d’exception, il croirait devoir, par intérêt pour l’Église, combattre le rétablissement des Jésuites en Allemagne, si ce rétablissement était souhaité. Cette déclaration gênait et paralysait les avocats des Jésuites. Auguste Reichensperger, par un artifice parlementaire, put faire différer d’un mois environ le vote d’ostracisme ; mais lorsque l’intolérante motion revint à l’ordre du jour, les catholiques gardèrent le silence et mirent une joie discrètement maligne à laisser le parlement commettre une bévue, en frappant, en même temps que les Jésuites, « les Rédemptoristes et les Liguoriens. » L’ignorant rapporteur s’était figuré que les Rédemptoristes étaient un ordre, et les Liguoriens un autre ; on eût dit qu’il dédoublait ses victimes, pour se donner la sensation de frapper plus fort et d’un coup plus sûr. Mais, en dépit de ces représailles radicales, l’Église catholique sortait à demi victorieuse des délibérations de Francfort, puisqu’elle en sortait autonome.

Montalembert, bientôt, allait tirer de cette histoire un argument pour montrer ce que l’Église peut gagner à un régime de discussions. L’exemple, en effet, était décisif, et d’autant plus frappant qu’il était confirmé par un autre spectacle que donnait la Chambre berlinoise. Là aussi, de juillet en octobre, une commission parlementaire avait travaillé, sous la présidence de Waldeck, un homme de gauche, pour élaborer une constitution ; et dans le projet qu’elle avait rédigé, le principe de l’indépendance de l’Église à l’endroit de l’État, aussi bien dans ses affaires intérieures que dans l’administration de ses biens, était expressément défini.

Geissel déplorait, à Berlin comme à Francfort, les votes émis au sujet de la question scolaire ; mais à Berlin comme à Francfort, on émancipait l’Église ; et dans cette Prusse où le Hohenzollern, de père en fils, passait pour l’évêque suprême, le présent fait à l’Église romaine par le démocrate Waldeck avait une portée dont bientôt les catholiques s’aperçurent et dont ils profitèrent.


IV

Ne point affecter les allures d’un parti, qui, par sa cohésion même, provoque des coalitions hostiles ; et rester au contraire éparpillés à leur gré dans les diverses fractions parlementaires : telle fut l’opportune et fructueuse tactique qu’adoptèrent, tant à Francfort qu’à Berlin, les représentai catholiques. Trop faibles encore pour former un groupement imposant, ils étaient prématurément mêlés à des questions trop graves et trop complexes pour qu’ils osassent concerter entre eux, sur chacune de ces questions, un avis qui risquerait de compromettre l’Église ; et leur entente au sujet des intérêts religieux prenait un relief plus éloquent, du fait même de leur émiettement et de l’infinie diversité de leurs nuances.

Au-dessous de ces groupemens catholiques parlementaires, volontairement inorganisés, le peuple catholique, lui, s’organisait. Un chanoine de Mayence, Lennig, s’emparait des armes longtemps attendues que la Révolution venait de mettre à sa portée : il créait des associations, il créait une presse.

L’histoire humaine, — celle de l’Eglise surtout, — impose à certains hommes une sorte de jeu de cache-cache avec la célébrité : elle les condamne à être de puissantes utilités, et les tient à l’écart de toutes grandeurs ; elle exerce leurs énergies, et, tout ensemble, elle en efface l’éclat ; elle les laisse en vue, mais au second plan ; et devant eux, les cachant en partie, c’est leur œuvre qui évolue, c’est leur œuvre même qui vit. Ce n’est point une chose rare, que ce contraste entre la demi-notoriété de leur nom et les prestigieux résultats de leur action les fasse secrètement souffrir, à moins que, très humbles ou bien très orgueilleux, ils ne se réputent indignes de la gloire, ou supérieurs à elle. Adam Henri Lennig appartenait à cette classe d’hommes : son humilité lui rendit la vie douce, et son labeur la faisait féconde.

Jeune, il avait gémi du misérable état où l’évêque Burg avait mis le diocèse de Mayence. Vainement il avait engagé le pauvre fonctionnaire à protester contre la suppression de son gymnase épiscopal et contre l’ouverture par l’Etat hessois d’une faculté de théologie catholique à Giessen. Burg, fléchissant toujours sous l’accoutumance de ses propres lâchetés, avait même concédé au gouvernement le droit de pourvoir aux cures : le jeune Lennig, à qui son évêque offrait un beau presbytère, refusa d’être nommé de cette façon, et quand Burg voulut coûte que coûte faire de ce prêtre un curé, il obtint du gouvernement hessois que le décret d’installation de Lennig fût conçu dans les termes, beaucoup plus canoniques, qui étaient d’usage avant les dernières capitulations de l’évêché. Quelques années s’écoulèrent, et l’on finit par offrir à Lennig d’être professeur à cette Faculté même de Giessen, contre laquelle jadis il s’était insurgé ; il refusa, dignement. Il avait la fière et forte tranquillité des hommes qui, sentant qu’ils s’imposent, ne désirent pourtant rien pour eux-mêmes. Il ne voulait pas se rallier au régime bureaucratique ; il attendait, incertain, d’ailleurs, de vivre jusqu’à l’échéance. Les révolutions en marche sont capricieuses d’allure : tantôt elles marquent le pas, tantôt elles le pressent ; et ce qu’attendait ce chanoine, c’était la Révolution.

Elle survint en mars 1848, secouant des hommes respectables, balayant des choses augustes, et supprimant, d’un même grand geste, toutes les petites entraves qui jusqu’ici avaient empêché Lennig, dans sa ville de Mayence, de grouper ses coreligionnaires et de fonder un journal. Alors Lennig, tout de suite, sur ce terrain qu’un peuple soulevé lui rendait libre, se mit en mesure de bâtir : le journal se prépara, pour le mois de juin ; et les catholiques commencèrent de s’assembler ; ils furent d’abord vingt-quatre, et, peu après, quatre cents ; ils s’occupaient chaque semaine, modestement, de causer entre eux des questions religieuses. Lennig, sans fracas, venait d’ouvrir une école mutuelle d’action catholique.

L’école eut bientôt des filiales, à travers toute l’Allemagne ; et dès le mois d’octobre, les délégués de ces associations naissantes se rassemblèrent à Mayence, au rendez-vous triomphal que leur ménageait Lennig. L’entreprenant chanoine ouvrit le meeting. Fier et joyeux, il rappela le passé : l’époque des entraves, l’époque, aussi, de l’égoïsme catholique ; il accusa, tout ensemble, les bureaucrates de la veille et les catholiques de la veille. « Nous déplorions l’injustice et la perfidie de la presse, déclara-t-il ; mais quant à lui opposer un contrepoids, notre égoïsme nous en empêchait. » L’Eglise allemande avait cette vertu rare, de savoir s’accuser, se confesser, se repentir. Lennig s’emparait de ces deux mots : liberté, association, l’un négatif, l’autre positif ; il les commentait avec éloquence. Il avait d’infinies générosités : « Nous ne combattons pas la liberté de ceux qui croient autrement que nous ; nous leur offrons plutôt notre aide conformément à nos statuts, là où il s’agit de défendre leur liberté contre l’empiétement… » La religion, par ses lèvres, déclarait la guerre à l’absolutisme ; elle commença, aussitôt après, la revue de ses forces.

Buss raconta la campagne de conférences que là-bas, en Bade, il avait conduite, de village en village, pour grouper les consciences et réchauffer les cœurs : les radicaux le suivaient, le traquaient, parlaient de le « refroidir ; » il leur échappait, poursuivait sa course, et derrière lui, dans les campagnes badoises, quatre cents associations étaient nées. Le professeur Baltzer et le vicaire Wick apportaient le salut des villes silésiennes, où l’hostilité des fonctionnaires n’avait pu prévaloir contre les jeunes groupemens catholiques, et où les sourires d’une certaine noblesse, raillant « ces réunions de savetiers, » n’avaient fait qu’accélérer l’entente entre prêtres et travailleurs. Kretz parlait de la Westphalie, Lasinsky parlait du pays trévire ; Lingens, le futur député du Centre, répercutait les échos d’Aix-la-Chapelle ; d’Andlau, le parlementaire badois, inclinait son port d’aristocrate devant la jeune démocratie catholique.

« Beaucoup de gens des hautes classes et des classes cultivées, affirmait d’Andlau, ont perdu, avec la foi vivante, l’intelligence propre. Le peuple, lui, sait mieux pénétrer la situation, et ce dont le monde et l’Église ont besoin. Nos associations, en fait, se composent d’élémens démocratiques, et ont même une tendance démocratique. J’appartiens à l’aristocratie, mais populaires sont mes tendances, donc démocratiques. » Ce disant, il tendait la main à Lasinsky.

Celui-ci, un artiste de Trêves, protestant converti, était un démocrate effréné. L’association qu’il avait fondée dans la ville de la Sainte Tunique s’appelait expressément « Association démocratique catholique. » « Nous sommes tous démocrates, s’écriait-il, je suis et je reste démocrate de cœur et d’âme. Notre désir est de réaliser les conquêtes politiques par les voies de la démocratie ; car ce sont des droits achetés avec le sang du peuple. Nous ne sommes pas des réactionnaires, nous voulons, aimons et désirons la liberté dans son extrême mesure. » Scandée par de telles fanfares, cette revue des forces catholiques était vraiment un acte. « Qui a plus souffert que nous du vieux système ? demandait Mast, le délégué de Wurtemberg. Notre but n’est pas en arrière, mais en avant. » Osterrath, un Prussien, rappelait les « journées de mars, qui à Berlin avaient rendu certain l’accomplissement des désirs du peuple ; » il racontait qu’à Dantzig la jeune association catholique attirait les protestans eux-mêmes. « Nous avons salué si joyeusement le temps nouveau, reprenait Wick, le Silésien, parce qu’il a renversé ce fonctionnarisme qui, contre la volonté du Roi, était occupé de nous couper la respiration. »

On était au lendemain de la sanglante émeute de Francfort, qui avait coûté la vie au général Auerswald et au prince Lichnowsky ; la peur, mauvaise conseillère pour les assemblées qui aiment l’ordre, n’allait-elle pas peser sur les congressistes de Mayence et paralyser leurs élans ? Mais le curé Ketteler venait de prononcer l’oraison funèbre des deux victimes, et dans son discours, définissant la crise qu’on traversait, il avait noté, « à côté d’une éclosion de viles passions telles que jusqu’ici l’humanité les connut à peine, une aspiration puissante, un effort, une poussée vers le plus haut idéal que l’âme humaine puisse concevoir. » Le prêtre, dans une cérémonie religieuse, avait rendu hommage à l’année 1848, en même temps qu’il en honorait les victimes : les laïques qui délibéraient à Mayence imitèrent l’exemple de générosité que Ketteler leur avait donné.

Loin de prendre peur du peuple, même égaré, ils se redisaient avec gratitude ce que ce peuple, déjà, avait fait pour l’Eglise. Le vicaire Ruland, de Berlin, rapportait une touchante histoire : comment une collecte, faite par quelques « compagnons, » avait permis l’installation, dans la capitale prussienne, de quelques sœurs gardes-malades, humble noyau dont le grand hôpital à. Sainte-Hedwige est sorti. Ruland aimait cette fondation populaire ; son discours résonnait comme un chant de triomphe, s’interrompait en des larmes de joie. « Ce ne sont pas des blasés élégans qui ont fait cela ; c’est le pauvre peuple catholique, luttant contre la misère ; c’est lui qui fait tout, tout vient du peuple. Il a donné sa sueur pour avoir des sœurs de charité. Ce n’est que grâce aux pfennigs de ces pauvres catholiques que je puis être devant vous, moi, un pauvre prêtre qui n’ai rien ! » Foerster, le futur prince-évêque de Breslau, racontait à son tour la construction de l’une des plus belles églises de Silésie avec l’argent des pauvres, qu’un terrible typhus avait récemment visités, et avec qui le clergé, survenant héroïquement derrière le typhus, était devenu familier.

Au banquet final, à côté d’un toast pour le pape, d’un toast pour l’épiscopat, il n’y eut pas moins de trois toasts pour ce peuple bienfaisant. Le premier était porté par Riffel, le professeur de théologie, victime naguère, à Giessen, des susceptibilités du gouvernement hessois : il se déclarait fils d’un homme de métier ; on eût dit qu’il se drapait dans s’a dignité de plébéien. Puis un aristocrate se dressait, Ketteler, le prochain évêque : « Mon dessein, disait-il, est de vous inviter, en cette heure pour nous si joyeuse, à agir de vos cœurs et de vos bras, pour le bien du pauvre peuple, à marcher, comme auxiliaires, aux côtés de la pauvreté ; » et Ketteler buvait aux pauvres. — « Citoyens ! » commençait une voix. Lasinsky, le peintre de Trêves, était debout, son verre levé, devant ces catholiques de toutes régions qui semblaient fêter leur avènement au civisme. « Je bois au peuple, insistait-il, au peuple qui est cause que nous sommes ici, et qui ose tout risquer, s’il le faut, pour conquérir des droits et des libertés ; au peuple qui rarement gouverne, mais qui souffre beaucoup ; au peuple qui ne rougit ni de l’Angélus ni du rosaire ; au peuple qui est trop peu élégant pour valser au casino ; au peuple qui ne se laisse pas aller à sourire, par complaisance, par élégance, par esprit servile, lorsqu’on se moque des choses saintes, mais qui est susceptible de colères ; au peuple qui rit quand il a occasion de rire, et qui pleure quand il a occasion de pleurer ; au peuple qu’aujourd’hui l’on qualifie de stupide. »

Un matin les représentans de ce peuple vinrent de Francfort à Mayence, pour entretenir l’assemblée de ce que faisaient les catholiques au parlement, et de ce qu’ils y voulaient faire. Doellinger développa longuement l’historique des discussions qui s’y étaient déroulées sur la question religieuse et sur la question scolaire ; il termina par un confiant appel aux associations catholiques.


L’assemblée nationale est le premier corps politique, concluait-il. On lui doit respect et soumission ; mais, au-dessus d’elle, il y a la loi de l’opinion publique. Cette opinion publique, spécialement celle du peuple catholique, ce sont les associations catholiques qui doivent l’amener à l’état conscient, la fortifier, la diriger, mais aussi, là où c’est nécessaire, la modérer. S’il en est ainsi, si l’opinion publique est assez claire, assez forte, assez générale, assez unie, pour être réputée la voix du peuple catholique, elle trouvera dans l’assemblée la considération et les égards qui lui sont dus.


C’est ainsi que les députés catholiques de Francfort invoquaient la souveraineté de l’opinion catholique, à laquelle ils rendaient visite à Mayence. Il avait suffi qu’en peu de mois des associations s’improvisassent et qu’on ménageât une rencontre entre leurs délégués, pour que les membres de l’assemblée de Francfort, de cette assemblée qui, elle aussi, avait été une improvisation, reconnussent dans l’opinion catholique une force et réclamassent d’elle un appui. L’année 1848 était propice à ces subites éclosions de puissances morales qui prenaient conscience d’elles-mêmes, qui n’étaient ni prévues par le droit constitutionnel ni accréditées par les précédens de l’histoire, et qui, émergeant de l’anarchie contemporaine comme du chaos émergea la création, se préparaient à régner sur l’avenir.

L’assemblée de Mayence, sur le conseil de Lennig, s’abstint d’émettre des thèses sur les rapports que devaient avoir les associations catholiques avec la représentation populaire et avec les gouvernemens ; scrupuleusement, elle évitait tout ce qui pourrait donner à ces associations l’aspect ou l’allure d’un parti : de même qu’à Francfort les députés catholiques conservaient en toutes questions leur indépendance, ne se concertaient que pour la défense des intérêts religieux, et ne se montraient nullement désireux de fonder, à proprement parler, une fraction catholique, de même l’assemblée de Mayence voulait s’élever au-dessus des querelles politiques.

Elle protestait contre la décision « très équivoque » prise à Francfort au sujet de l’État et de l’Église, contre les conclusions « pernicieuses » votées à Francfort au sujet de l’Église et de l’école, contre les propositions antireligieuses de certains députés, contre l’expulsion « des Jésuites, des Rédemptoristes et des Liguoriens ; » mais là s’arrêtait son action politique, et l’assemblée stipulait, en termes formels, que les associations catholiques, comme telles, n’étaient hostiles à aucune forme de gouvernement.

Elle aimait mieux tourner ses regards vers le peuple que vers le parlement : c’est là qu’elle sentait sa force, c’est là qu’elle mettait sa gloire. La question sociale, à Mayence, fut solennellement inscrite à l’ordre du jour. « Elle est la grande tâche du temps présent, » disait Lingens, d’Aix-la-Chapelle, le même qui vingt-trois ans après, dans une Allemagne, hélas ! agrandie, exaltera de ce même enseignement un de nos officiers captifs, le comte Albert de Mun. « La question sociale est la question la plus difficile, reprenait le curé Ketteler. On verra bientôt que l’Eglise en a la solution. » Un pasteur évangélique, à Francfort, ayant, au nom de sa confession, exprimé de semblables pensées, Ketteler poursuivait : « La lutte entre la foi protestante et la foi catholique sur le terrain du dogme s’assoupira ; elle naîtra sur le terrain des questions sociales. » Le discours se terminait par l’évocation de saint Thomas d’Aquin : il semblait que le verbe social qu’attendait 1848 eût été prononcé par le vieux docteur du moyen âge ; Ketteler le redisait et le commentait. Buss, alors, de son autorité de président, appuyait et répétait cette révélation : « Nous devons annoncer le socialisme du christianisme, disait-il textuellement, non pas avec des paroles, mais avec des actes vivans, avec du dévouement, avec des sacrifices. » L’assemblée, à l’image de son président, se montrait accueillante à toutes les générosités de pensée ; être l’avocate d’une foi dans laquelle il entrait du socialisme n’avait rien qui l’effrayât.

« Le capital, insistait encore Buss, est devenu le tyran de la pauvreté ; et à côté de l’immense richesse, qui toujours s’accroît, nous trouvons l’esclavage le plus triste, le plus opprimant de la misère. Or qu’est-ce que la richesse artificiellement produite ? Rien, c’est du vent. Elle n’existe pas dans la réalité, elle n’est qu’imagination ; la moindre secousse engloutit tout de suite des millions en engloutissant la valeur imaginaire du papier, et tout de suite elle réduit à l’état de mendians ceux qui passaient pour riches. Cet état de choses est-il bon, est-il sain ? »

Le procès se poursuivait, logique, acharné, sur les lèvres du président de l’assemblée. Auguste Reichensperger avait relaté les débuts, en France, de la Société de Saint Vincent de Paul : Buss, en terminant, s’adressait aux rameaux allemands de cette société ; il leur recommandait « l’assistance corporative, qui assure un don et une aide au compagnon besogneux, sans qu’en recevant il se sente dégradé. » Buss discernait les limites de la charité ; insuffisamment compris à son époque, il rêvait, déjà, d’une reconstitution sociale dans laquelle le lien professionnel aurait une sanction. « Nous rebâtirons, disait-il un autre jour, des groupemens corporatifs, des constitutions urbaines, qui, si les trônes chancellent, si l’ordre général menace de s’écrouler, serviront de points d’appui. » Il rêvait de voir les compagnons s’asseoir derechef à la table du maître, et y manger : il augurait que de nouvelles mœurs chrétiennes, sanctionnées par une organisation nouvelle de la société, pourraient tarir, avec le temps, le flot gémissant du prolétariat. Il était impossible qu’après de tels discours les congressistes de Mayence échappassent à ces fécondes impressions de malaise qui sont la vraie condition du progrès. Ils devaient emporter de cette assemblée un renouveau de pitié pour le peuple, pitié faite de gratitude et d’amour.

Il faut lire et méditer la préface anonyme, écrite ou tout au moins inspirée par Lennig, dont est précédé le compte rendu de cette assemblée de Mayence. Elle donne à proprement parler le secret des futures victoires catholiques ; elle mérite d’être retenue comme l’un de ces documens historiques qui déterminent toute une histoire en même temps qu’ils la résument. On pouvait craindre que les catholiques allemands ne se laissassent obséder, exclusivement, par l’idée des libertés conquises ou des libertés à conquérir, et que, confisqués par cette pensée, ils ne parussent affecter à l’endroit de leurs concitoyens une attitude constante d’assaillans ; quelque temps durant, le succès aurait pu les récompenser, mais les représailles ensuite auraient surgi ; et en donnant à la religion catholique l’apparence d’être une sorte d’émigrée de l’intérieur, ils auraient pu lui faire perdre les sympathies de la foule. C’est une action purement négative que celle qui vise, simplement, à prendre ou à surprendre quelque liberté nouvelle : la liberté ne vaut que par l’emploi qu’on en fait ; elle est un moyen, non un but ; et c’était en 1848 une erreur fréquente, de parler et d’agir comme si elle pouvait être la cause finale de toute une politique. Les catholiques allemands surent échapper à cette erreur.


Les associations catholiques, dit la préface, s’étaient avant tout proposé, comme but, d’obtenir et de garantir la liberté de l’Église et de l’éducation. Mais pourquoi la liberté de l’Église, sinon pour lui procurer la possibilité de mettre en vigueur, dans tous les domaines de la vie, les principes du christianisme ? Et inversement, comment la liberté de la religion et de l’Église se peut-elle maintenir, en face des forces hostiles, si elle ne peut pas s’appuyer, dans le peuple, sur une opinion catholique puissante, sur des mœurs catholiques ? L’association ne peut pas se borner au but purement négatif de la liberté juridique de l’Eglise et de l’éducation ; elle doit au contraire, et d’une façon tout aussi essentielle, aviser à réveiller, vivifier et répandre l’opinion chrétienne et les mœurs chrétiennes, à implanter les principes catholiques dans l’ensemble de la vie, et à résoudre le grand problème du temps présent, la question sociale.


Voilà une définition, admirablement exacte et rigoureuse si l’on songe à l’année où elle fut écrite, des rapports entre l’action catholique et l’idée de liberté, et du caractère positif, nous dirions volontiers constructeur, qu’allait affecter l’énergie allemande. On y voit les préoccupations « catholiques sociales » succéder, tout de suite, aux revendications en faveur de la liberté de l’Eglise, et l’Église considérer ses droits fraîchement acquis, non point comme une barricade derrière laquelle se retrancheraient, avec une morgue altière, ses prérogatives de société parfaite, mais comme un tremplin sur lequel elle prendrait son élan pour se mêler plus intimement à la vie sociale.


Depuis le réveil de la conscience catholique en Allemagne, continue la préface, un nombre toujours croissant de laïques distingués et cultivés se sont dévoués de toute leur âme à la cause catholique. Mais, la plupart du temps ils se tenaient personnellement trop loin du peuple. Dans l’association, le peuple catholique apprendra à connaître ses hommes. C’est le vrai démocratisme chrétien.


Ainsi définissait-on, dans l’introduction à ce rapport officiel, l’esprit et l’importance de la jeune Association catholique allemande[2].


V

La première moitié d’octobre avait été marquée par les assises de la démocratie ; la hiérarchie ecclésiastique, dans la seconde quinzaine, eut à son tour les siennes.

Le converti Hurter, dès 1846, exprimait à l’évêque Weis, dans une lettre, le souhait de voir les évêques d’Allemagne se réunir et se concerter. Lennig à Mayence, Weis à Spire, Arnoldi à Trêves, Geissel à Cologne, aimaient et caressaient ce projet. L’exemple de la Belgique, volontiers allégué par les catholiques de l’époque, invitait l’épiscopat d’Allemagne à prendre conscience de lui-même, comme l’avait fait l’épiscopat belge.

Déjà d’ailleurs, Geissel, depuis qu’il dirigeait la province ecclésiastique de Prusse rhénane, avait l’habitude, en d’intimes réunions, de causer avec ses suffragans et de les faire causer entre eux : la plus importante se tint à Cologne, en mai 1848. Pourquoi les prélats d’Allemagne ne se rencontreraient-ils pas, comme se rencontraient déjà les prélats rhénans et westphaliens ? Les députés catholiques, à Francfort, éprouvaient le besoin de connaître, officieusement, l’opinion de leur Eglise, et d’aucuns, parmi eux, songeaient à une réunion de canonistes, qui concerterait, en vue d’un prochain parlement, une série de vœux concernant les libertés ecclésiastiques. Pour rédiger ces cahiers, des professeurs de bonne volonté ne manqueraient point ; mais n’était-ce pas, plutôt, l’affaire des évêques ? Les professeurs parlaient haut dans l’Église, et trop haut, parfois, au gré de l’épiscopat ; il serait plus prudent qu’au lieu de leur abandonner une aussi grande mission, la hiérarchie elle-même, solennellement rassemblée, entreprît l’éducation de l’opinion catholique. Un voyage à Francfort acheva d’en convaincre Geissel ; et le 1er octobre 1848, de l’archevêché de Cologne, une lettre de convocation fut expédiée. C’est à Wurzbourg, le 22 octobre, que devait s’ouvrir cette sorte de Pentecôte de l’Eglise germanique ressuscitée.

Le mémoire préliminaire que signa Geissel et dont certaines parties semblent avoir été écrites par Doellinger est une admirable page d’observations politiques ; les faits contemporains y sont résumés, dominés, avec une hauteur et une perspicacité qui étonnent. Les heures d’orage, en général, sont peu propices à l’analyste : un certain recul semble nécessaire pour en interpréter les obscurs et lourds grondemens ; avant que l’arc-en-ciel ait rasséréné l’horizon, il est difficile de voir clair parmi ces soulèvemens de poussière humaine que sont les révolutions. Mais le mémoire préliminaire qui convoqua les évêques à Wurzbourg projette une traînée de lumière sur l’Allemagne d’alors. Il nous dépeint, en termes expressifs, la lutte des deux forces politiques, la bureaucratie vieillissante et la jeune démocratie radicale ; elles sont l’une et l’autre hostiles au catholicisme ; en quelque sens que la victoire penche, l’Église doit être sur la défensive. Un État peut survenir, qui se désintéresse de la religion, et qui la contraigne de s’aider elle-même ; l’Église doit être prête ; il faut qu’elle soit en mesure de se passer de l’État si cet antique conjoint prend congé d’elle, en mesure, aussi, de limiter les droits de l’État, si au contraire il veut continuer le ménage ; et c’est une des raisons qui commandent l’entente de la hiérarchie.

Au demeurant, ne voit-on pas le protestantisme s’efforcer, à travers l’Allemagne, d’unifier ses énergies, et de s’ériger en puissance, avec laquelle l’État devrait compter ? Il y a là pour le catholicisme une leçon. Mais la complexité de la vie allemande crée pour l’Église catholique une autre série de difficultés ; elle coudoie la Réforme, elle coudoie des sectes ; et le parlement de Francfort vient de voter l’égalité politique de toutes les confessions ; il importe que l’Église, parmi cette mosaïque religieuse, compose son attitude, règle sa conduite, ordonne sa vie ; aux évêques, encore, d’y pourvoir. Ce n’est pas tout : dans l’Église elle-même, des nouveautés ont surgi. Les laïques ont senti qu’un rôle les attend ; ils ont montré, dans les assemblées parlementaires, dans la presse, dans les associations, l’intérêt qu’ils prennent aux questions religieuses. Il serait messéant qu’à leur éveil, l’épiscopat répondît par un assoupissement, qu’il accueillît leur action par un silence ; il doit au contraire envisager les moyens de les associer intimement à la vie de l’Église, à l’administration de ses biens, à la police de la communauté chrétienne.

L’éveil du petit clergé, pareillement, mérite attention. Avec une grande sûreté de plume, une grande équité de jugement, Geissel observe les divers courans qui se dessinent en faveur d’une résurrection des synodes : les uns y voient une commodité pour lutter contre la bureaucratie de l’État, les autres un moyen d’introduire la démagogie dans l’Église. Quelques troubles qu’en soient les causes, on ne peut passer outre à une telle agitation : un devoir s’impose aux évêques. Ils doivent, en commun, prendre des décisions qui serviront de point de départ pour les synodes diocésains, de règle pour leur fonctionnement ; c’est en avisant à des réformes, qu’ils convaincront l’opinion catholique que les réformes doivent venir d’en haut, non d’en bas. Leur propre situation bénéficiera d’un sérieux échange de vues ; un terme sera mis à leur isolement, tant en face de l’État qu’en face des élémens frondeurs qu’ils peuvent rencontrer dans le clergé. Enfin, — et voici la dernière réflexion sur laquelle insiste Geissel — les évêques trouveront, dans leur rencontre même, l’occasion d’un hommage au Saint-Siège : ils s’uniront entre eux en s’unissant à lui, tâcheront d’organiser à Rome une représentation permanente des intérêts de l’église allemande, et soumettront au Pape leurs décisions, afin de sceller l’alliance de l’épiscopat germanique avec le Père commun des fidèles et d’attester la filiation de l’Église d’Allemagne à l’endroit du Siège apostolique. Bref, les relations avec l’État, avec les autres confessions, avec les laïques, avec le clergé réformiste, avec le Saint-Siège, nécessitent un colloque entre les membres de la hiérarchie ; et le colloque est d’autant plus urgent, qu’au parlement de Francfort les décisions sur la question religieuse, insuffisantes, équivoques, sont aggravées par les votes sur la question scolaire, et qu’au parlement de Berlin, aussi, l’élément radical prédomine.

Ainsi se déroulait ce long mémoire, qui dessinait à l’avance le programme de l’assemblée de Wurzbourg.

C’en était fait pour toujours de la conception qui ravalait l’évêque à n’être qu’un haut fonctionnaire territorial (Landesbischof) : sans demander à leurs souverains respectifs aucune permission, les archevêques et évêques de l’Allemagne affirmaient, par là même qu’ils l’exerçaient, leur droit de délibérer sur les intérêts généraux de l’Église germanique. Depuis soixante ans, ce droit semblait périmé ; et lorsque leurs prédécesseurs en avaient usé pour la dernière fois, on les avait vus, au congrès d’Ems, faire front contre le Saint-Siège. D’Ems à Wurzbourg, la route avait été dure ; il y avait eu, le long de cette route, des étapes d’avilissement, puis des étapes d’emprisonnement ; mais, à la faveur de la poussée populaire, elle s’était hâtée vers son terme, et l’esprit de l’assemblée de Wurzbourg était exactement l’inverse de l’esprit qui avait animé le congrès d’Ems. L’épiscopat, à Ems, avait affronté les nonces ; Geissel, avant Wurzbourg et à Wurzbourg, allait multiplier à l’égard du nonce Viale Prela les marques de déférence. Les congressistes d’Ems avaient affiché l’impertinence à l’endroit du Saint-Siège ; les congressistes de Wurzbourg allaient affecter des raffinemens de respect, décidant, par exemple, que le nouveau titulaire du diocèse de Fulda ne siégerait parmi eux qu’à titre de théologien, non à titre d’évêque, parce que Rome ne l’avait pas encore préconisé.

Les évêques bavarois, dès le début de la réunion, se distinguèrent par leur gêne, leur réserve, leur incessans gestes d’effroi. En présence de certaines questions, ils reculaient alarmés : lorsqu’on discuta, par exemple, sur la participation d’un commissaire d’Etat à la prise de possession des cures, ou sur l’administration des biens ecclésiastiques, Hofstaetter, de Passau, et Richarz, d’Augsbourg, auraient souhaité d’être absens. Les rapports entre les catholiques et les autres confessions chrétiennes suscitèrent certains débats épineux : l’assemblée était obsédée par le souvenir des difficultés auxquelles avait donné lieu, dans les divers diocèses, la commémoration funèbre de la reine Caroline de Bavière, morte protestante ; et l’évêque Richarz, qui naguère, en cette occurrence, avait poussé très loin les concessions, demeura tenace en ses maximes, et se distingua du reste de ses collègues, plus rigoristes. Il suffisait de quelques détails semblables, pour qu’il fût très malaisé de grouper l’unanimité des signatures épiscopales au bas des documens officiels qui devaient exposer au clergé, aux fidèles et aux souverains, les travaux et les résolutions de l’assemblée ; le tact de Geissel devait avoir raison des susceptibilités de Richarz et de plusieurs autres prélats ; et malgré les divergences de nuances qui se révélèrent à Wurzbourg, l’assemblée, dans son ensemble et par ses résultats, fut une manifestation d’unité.

La question des synodes était urgente. Geissel défendit l’épiscopat du reproche d’avoir étouffé cette institution ; Doellinger expliqua qu’en la ressuscitant l’on réagirait contre les habitudes bureaucratiques que l’Église, à l’imitation de l’État, avait laissées pénétrer dans son existence. Certains évêques s’alarmèrent de la coïncidence entre les mouvemens politiques et l’agitation synodale ; d’autres craignaient qu’à l’image des diètes et des parlemens, les synodes ne prétendissent légiférer. De part et d’autre, on échangeait des renseignemens : dans le diocèse de Fribourg, c’étaient en général de mauvais prêtres qui désiraient les synodes ; mais à Ratisbonne, à Bamberg, à Trêves, c’étaient de bons prêtres. L’avis de Geissel s’imposa ; il fut décidé que l’on commencerait par tenir des conférences, et puis qu’au plus tôt on rassemblerait des synodes diocésains, en stipulant bien expressément que, dans ces assemblées, l’évêque seul aurait le droit de décision.

Mais par-dessus les désirs, tantôt zélés et tantôt frondeurs, qui travaillaient le petit clergé, une autre idée planait, qui trouvait accueil dans l’esprit même des évêques : c’était celle d’un concile national et d’une organisation qui, vis-à-vis de Rome comme vis-à-vis des États, scellerait, en fait, la cohésion de l’église germanique. Doellinger, en un rapport qui fut très scruté et qui méritait de l’être, réclamait l’institution d’une primatie d’Allemagne et de synodes nationaux ; on songeait, aussi, à confier à l’un des métropolitains, ou bien à deux d’entre eux, le soin d’incarner l’Église d’Allemagne jusqu’au concile ; on parlait d’une agence, qui, sous les auspices des métropolitains, serait l’organe de cette Église auprès du Pape. Doellinger concluait que « l’Église allemande ainsi ordonnée, loin d’affaiblir ou de limiter l’influence du Siège apostolique sur la situation ecclésiastique allemande, la faciliterait au contraire, et entrerait dans une union plus étroite, plus solide et plus régulière, avec le centre commun d’unité, que cela ne pouvait se faire dans un état de dislocation et d’isolement. »

On faisait à cette époque un étrange abus du terme : Église nationale allemande. Sous ce nom, des théologiens protestans et des juristes, à Koethen, élaboraient deux projets parallèles ; des pasteurs, un rabbin, un prêtre catholique de Constance, se donnaient rendez-vous à Francfort pour échanger un baiser Lamourette, sous le même pavillon. Il y avait une conception de l’Église nationale allemande, qui visait à grouper les consciences germaniques, sur le terrain du rationalisme religieux : Ronge, Gervinus, caressaient cet idéal. Doellinger, en face de ce péril, voulait que le catholicisme allemand se ramassât sur lui-même, et que, dans la vie universelle de la vaste Eglise, la collectivité des Allemands catholiques fût une personnalité : il avait même, en 1847, dans une fête d’étudians, prononcé les mots expressifs d’Eglise catholique allemande. L’imagination de Lennig, aussi, semblait insister en faveur d’un pareil programme. Geissel, avec un tact consommé, pressentit, sans qu’on pût encore tes discerner exactement, tout ce qui se cachait de périlleuses embûches à l’arrière-plan de ces rêves ; il fit mettre aux actes de l’assemblée le rapport de Doellinger, et transmit à Rome, avec instance, le vœu d’un concile national ; mais on s’arrêta là. Pie IX, bientôt, ajournera ce vœu, et Geissel pourra se féliciter d’avoir été prudent. Lorsque, peu de jours auparavant, au congrès de Mayence, Doellinger avait porté un toast à l’Église catholique allemande, un peintre de Cologne, Baudri, s’était plaint, avec une âpreté humoristique, qu’à côté de cette cathédrale qu’est l’Église universelle on voulût édifier une petite chapelle. Geissel empêcha l’assemblée de Wurzbourg d’en jeter les assises… Et l’on ne songeait pas, alors, qu’un jour viendrait — après la mort de Geissel — où une chapelle allemande, sous le nom de « vieux-catholicisme, » affronterait la grande Église, et que Doellinger, quarante-deux ans après Wurzbourg, mourrait dans une sorte de solitude spirituelle, à mi-chemin entre l’Église, dont en 1871 il se séparera, et la chapelle nouvelle où jamais il n’osera formellement entrer.


VI

Cet automne de 1848 était par excellence une saison d’incertitude politique ; Francfort, Berlin, Vienne pressentaient un lendemain redoutable, et d’autant plus redouté qu’on l’ignorait ; c’était une de ces heures où les hommes se sentent « agis » plus qu’ils n’ont conscience d’agir. On savait à peine, dans l’Allemagne d’alors, quel était l’État, et où il était ; on savait moins encore où il serait demain, et quel il serait demain. Le parlement de Francfort n’était-il qu’une crise, ou bien érigeait-il un édifice durable ? L’Etat avec lequel l’Eglise aurait prochainement à traiter serait-il un corps fédératif dont ce parlement était comme l’organe prématuré, ou bien l’Église se retrouverait-elle en présence d’une mosaïque de souverainetés à demi absolues ? Les évêques rassemblés, sans s’attarder à d’inutiles pronostics sur l’issue des agitations, se fixèrent la ligne de conduite que suivrait l’Eglise à l’endroit de l’État, quel qu’il fût. Doellinger la définissait en ces termes :


En dépit des événemens récens, en dépit des changemens qu’on peut encore attendre, il n’appartient point à l’Église, en Allemagne, d’amener ou de désirer une séparation d’avec l’État. De même que l’Église ne se sépare de personne qui ne soit auparavant séparé d’elle, intérieurement ou extérieurement, elle ne doit pas se séparer d’avec l’État, c’est-à-dire d’avec cette puissance d’ordre public qui ne peut reposer que sur une base morale et religieuse ; elle ne doit pas vouloir enlever complètement à l’État ce qu’il conserve encore de caractères chrétiens. Si l’État, actuellement, devait se séparer d’elle de plus en plus, limiter son influence, la combattre même, l’Église, de son côté, ne devrait pas rompre des liens, qu’elle-même a noués dans une entente mutuelle. En tant seulement que la puissance de l’État, dans un sentiment d’hostilité, exploiterait au préjudice de l’Église, et pour son oppression, les derniers anneaux de la chaîne qui liait jusqu’ici l’Église et l’État, l’Église devrait, par une légitime défense, briser de son côté ces derniers anneaux. Dans la mesure, donc, où la puissance de l’État se sépare de l’Église, l’Église se comporte d’une façon purement passive ; elle laisse advenir, sans l’approuver, ce qu’elle ne peut empêcher.


Ainsi l’Église d’Allemagne se refusait à prendre l’initiative d’une rupture, et ne consentait pas, inversement, à subir, avec une systématique résignation, les sévices que lui pourrait infliger l’État. On prenait, à Wurzbourg, des décisions très formelles contre l’exercice du droit de placet par le pouvoir civil ; on protestait, en théorie, contre les empiétemens qu’au nom du droit de patronat les souverainetés laïques commettaient dans la vie de l’Eglise ; on déniait à l’État le droit de s’ingérer dans les concours établis en certains diocèses pour la collation des cures : les maximes joséphistes étaient ainsi contredites, de point en point, par le colloque épiscopal ; le système de gouvernement qui, depuis plus d’un demi-siècle, pesait sur l’Eglise d’Allemagne, était rejeté par cette Église ; et le droit canon trouvait sa revanche, à la faveur de la Révolution. Mais cette Révolution même menaçait l’Église d’un autre asservissement : les radicaux de Francfort, on l’a vu, rêvaient d’une combinaison d’après laquelle le droit de patronat exercé par l’Etat passerait aux communes. Les évêques, peu soucieux de permettre cette intrusion de la démagogie dans le fonctionnement des paroisses, condamnèrent nettement un pareil projet. « L’Église catholique, jusqu’ici affaiblie et opprimée par l’arbitraire des fonctionnaires, salue la liberté comme l’élément propre de sa vie : » telle était la formule que Doellinger et Krabbe soumettaient au vote de l’assemblée ; et cette formule en résumait bien l’esprit. Ce que voulait l’Église germanique ressuscitée, c’était son autonomie ; quant à souhaiter une puissance politique dans l’État nouveau, elle se défendait d’y songer. Le vicaire apostolique de Saxe ayant demandé comment on pourrait assurer à l’épiscopat une représentation dans les futurs corps législatifs, Doellinger et Geissel répliquèrent que l’Église se nuirait en insistant, et qu’une seule chose importait : qu’elle fût libre.

Il y eut, dans cette assemblée de Wurzbourg, des séances et des mots qui portent, par excellence, la date de l’époque. « Dans un jardin, s’écriait Lennig, il n’est pas mauvais de laisser à toutes les herbes toute leur liberté, pourvu que de bons jardiniers aient l’accès du jardin. » L’idée de liberté — d’une liberté éclectique, illimitée — souriait à ces évêques que leur propre initiative affranchissait ; dans l’épineuse discussion sur l’enseignement, où les uns prirent l’attitude qu’avait en France Montalembert, où les autres se rapprochaient davantage des susceptibilités de Louis Veuillot, l’Etat radical du lendemain, qui aspirait à laïciser l’école, fut traité comme un ennemi, et c’est au nom de la liberté, à Wurzbourg comme à Paris, que l’Église réclamait son droit à l’enseignement. Elle se montra moins énergique, moins intransigeante, au sujet des questions qui concernaient le mariage : Doellinger demanda qu’à cet égard on évitât toute formule qui ressemblerait à une déclaration de guerre contre l’Etat, et que, même, les décisions prises ne fussent point publiées, de crainte d’un inutile conflit. Le droit canon guidait l’assemblée, mais sans emphase ni fracas ; il inspirait l’ensemble des revendications ; mais celles que les évêques mettaient au premier plan et que, de préférence, ils signalaient à la conscience publique, étaient celles qui se pouvaient réclamer de l’idée magique de liberté et qui, dédaignant comme superflue toute référence à d’archaïques canonistes, semblaient écloses de la veille, sous le fécond soleil de 1848.

Car il y avait de l’allégresse dans cette assemblée de Wurzbourg ; l’espérance y soufflait. L’Église d’Allemagne ressuscitée faisait bonne figure aux nouveautés, quelque troublant qu’en fût le cortège. Dès le mois d’avril, Lennig se demandait, dans un rapport, si la Révolution n’était pas providentielle, et si quelque édifice nouveau n’en devait point surgir. Les mois qui s’étaient succédé avaient paru justifier l’hypothèse, et les évêques, à Wurzbourg, épiloguaient longuement sur la rédaction de certaines décisions, pour éviter toute formule qui pût être comprise en un sens conservateur. « Tout était-il si bien jusqu’ici, s’écriait Doellinger, qu’on ait motif de se plaindre si tout cela disparaît ? » Et il faisait observer que, dans la lettre aux fidèles, on ne devait rien glisser qui parût une condamnation formelle du mouvement politique. Geissel allait plus loin ; il réclamait un sourire d’encouragement pour la générosité de certains rêves, quelques paroles chaleureuses sur « l’unité de la patrie, sur la grandeur future de l’Allemagne. » « Autrement, disait-il, on nous accuserait de songer trop à nous, trop peu à la situation politique et civile. » Krabbe voulait que l’Église d’Allemagne, dans le document qu’elle destinait au peuple allemand, eût un mot pour les pauvres. Et Doellinger, Geissel. Krabbe étaient écoutés, exaucés ; on sentait, en entendant parler l’Église d’Allemagne, qu’elle ne se détachait point de la vie de l’Allemagne. Dans la lettre des prélats aux princes, on lisait : « Les évêques catholiques ont reconnu que, quelle que soit l’horreur de l’Église pour les tentatives anarchiques de toutes sortes, et si rigoureusement qu’elle les condamne, elle a pourtant un intérêt vital à ce que soit fixé et assuré tout ce que le cri général d’affranchissement à l’endroit de la tutelle et du contrôle administratifs contient de légitime. » L’Église, qui ne redoutait pas de se présenter aux princes comme la bénéficiaire de l’année 1848, se tournait, tout de suite, vers le peuple et lui disait, sous réserve du respect dû à la loi : « Nous ne méconnaissons pas les grandes et nobles choses qui sont l’enjeu des luttes de l’heure actuelle, nous ne méconnaissons pas l’aspiration vers un état de liberté civique et nationale, qui doit être plus vrai et plus équitable que dans le passé récent. »

Un juriste de talent, Maurice Lieber, avait aidé l’assemblée dans la rédaction du manifeste aux fidèles. C’était un signe des temps, que cette collaboration naissante entre la hiérarchie et les laïques. Lieber, l’année suivante, devait présider la seconde assemblée générale des catholiques, et défendre contre les susceptibilités du canoniste Hirscher et du publiciste Jarcke l’action nouvelle des Vereine : il semblait qu’en l’appelant à Wurz-bourg, moitié comme conseil juridique, moitié comme rédacteur, les évêques l’eussent à l’avance désigné pour définir et pour réclamer le rôle de l’élément laïque dans la renaissance catholique de l’Allemagne[3]. La confiance de l’Eglise envers le peuple répondait à la confiance du peuple envers l’Église.


VII

Novembre et décembre, scellant entre ces deux forces une sorte d’entente, furent bons pour l’Église d’Allemagne. Le christianisme social, dépassant l’enceinte des meetings, monta dans la chaire chrétienne : Guillaume-Emmanuel de Ketteler, curé rural dans la Westphalie, en fut l’interprète.


En Ketteler, l’homme était aristocrate, le prêtre, démocrate. Il était issu d’une famille noble de Westphalie, terre hautaine et fidèle, où les souches féodales sont robustes comme les chênes ; il avait, étudiant, montré sa valeur dans un duel ; l’échelle des grades militaires, puis l’échelle des fonctions civiles, dans ce royaume de Prusse où l’État, aujourd’hui encore, aime à se faire servir par les aristocrates, avaient tour à tour séduit sa jeunesse. L’affaire de Cologne, décisive pour lui comme pour l’Allemagne, l’avait fait émigrer de l’État vers l’Église ; on le retrouvait, peu d’années après, simple curé de campagne. Le temps n’était plus où Lacordaire le scandalisait parce que le Frère Prêcheur, dans son mémoire sur les ordres religieux, insistait sur ce qu’il y avait, dans la vie de ces ordres, d’éminemment démocratique ; Ketteler curé avait dépouillé le vieil homme, le noble ; Ketteler s’était fait peuple. Dans un brouillon de sa main, qui date de 1848, la noblesse est accusée de n’être plus qu’une caricature d’elle-même, et de s’être attachée à ses titres, avec une jalousie toujours plus vaniteuse, à mesure qu’elle désertait sa fonction sociale et ses devoirs envers les classes rurales. « Si la noblesse n’a plus ses racines historiques, terminait Ketteler, il est bon qu’elle meure. Si elle les a encore, elle saura derechef s’assurer un rôle pour la renaissance de l’Allemagne. Dans les deux cas, je vote pour l’abolition des titres. » Le féodal devenu prêtre s’asseyait, parce que prêtre peut-être, à l’extrême gauche de l’assemblée de Francfort, près du parti qui semblait le plus proche du peuple.

« Le prêtre catholique a un grand pouvoir, disait-il en 1847 à ses paroissiens, mais il doit seulement l’employer pour laver pareillement les pieds de tous, pour être secourable à tous dans leurs besoins… Dieu me donne cette dignité, non pour régner sur vous, mais pour vous servir, enfans et vieillards, riches et mendians. » En chacun de ses paroissiens, l’homme tout entier l’intéressait : « Leur corps, écrivait-il, me donne encore plus à faire que leur âme, et c’est une épreuve bien amère de pouvoir aider si peu. » Il lui semblait que la situation sociale de sa paroisse relevât en quelque façon de son ministère, et qu’elle lui créât une responsabilité. Dans son étroit champ d’action, il réalisait l’idéal dont bientôt, sur le siège de Mayence, il tracera les impérieuses exigences à l’Eglise d’Allemagne tout entière.

Trois ans avant de monter sur ce siège, il fut, en novembre 1848, invité à prêcher dans la cathédrale de Mayence, et ses prédications eurent pour thème les conceptions sociales du christianisme. Saint Thomas d’Aquin parut en chaire, avec une doctrine qui se donnait comme un remède : la notion chrétienne de la propriété s’afficha, avec une importunité, une vigueur, une hardiesse, dont seul le sermon de Bourdaloue sur l’usage des richesses peut donner une idée. Ketteler montrait, impitoyable, comment la fausse théorie communiste était née d’un faux droit de propriété : « Le mot fameux : La propriété, c’est le vol, s’écriait-il, n’est pas purement un mensonge, il contient, auprès d’un grand mensonge, une féconde vérité. « Et Ketteler, au nom de l’Eglise, traitait de « crime perpétuel contre la nature » la conception moderne qui fait du propriétaire un souverain absolu de ses biens, dispensé de toute fonction sociale, sevré de toute responsabilité. Ainsi, avant que s’achevât cette année 1848, qui, derrière le fracas des bouleversemens politiques, avait donné le branle à de profondes et durables commotions sociales, l’Eglise d’Allemagne, par la bouche de ce futur évêque, signifiait à ses fidèles une doctrine sociale, qui devait guider leur action et inspirer leur vie.

Mais inversement, comme s’il y avait un mystérieux parallélisme entre les initiatives sociales de l’Eglise et ses victoires politiques, l’année 1848, avant de se clore, réservait à l’Eglise d’Allemagne quelques nouveaux avantages ; à l’Eglise de Prusse, une somptueuse conquête.

A Francfort, la commission parlementaire amendait, d’elle-même, certains des articles qui avaient été suspects aux catholiques. Dans l’article relatif à l’indépendance de l’Eglise, on supprimait tout rapprochement entre l’Église et « les autres sociétés ; » et l’on indiquait formellement, comme pour prévenir toute législation spéciale, que les lois auxquelles l’existence de l’Église était soumise, étaient les « lois générales ; » dans l’article qui supprimait la surveillance du clergé sur l’école, on introduisait l’indispensable restriction : « Sous réserve de l’enseignement religieux ; » enfin le paragraphe qui proscrivait les Jésuites et Rédemptoristes disparaissait.

A Berlin, par un coup d’État, Frédéric-Guillaume IV, de lui-même, octroyait à ses sujets la Constitution du 5 décembre : elle reproduisait, dans leurs grandes lignes, les conclusions parlementaires dont Waldeck avait été le rapporteur. L’article 11 garantissait le libre exercice du culte public ; l’article 12 assurait à l’Église son autonomie ; l’article 13 proclamait la liberté de communication avec les chefs ecclésiastiques et la liberté de publication des ordonnances ecclésiastiques ; l’article 14 supprimait en principe le droit de patronat de l’État ; l’article 15 enlevait à l’Etat le droit de présentation, d’élection, de confirmation, pour les charges ecclésiastiques ; l’article 19 autorisait tous les Prussiens à ouvrir des écoles ; l’article 28 leur reconnaissait à tous, sans nulle réserve, le droit de s’associer. Geissel exultait ; il écrivait au nonce que le Roi concédait, presque littéralement, ce qu’avaient demandé les catholiques, dans la commission de la Chambre berlinoise. « C’est un événement d’une incalculable portée, ajoutait-il, notre Église devient incomparablement plus libre qu’elle ne le fut jamais. » La Prusse, immédiatement, apparut aux catholiques de toute l’Allemagne comme la terre de liberté religieuse, qu’ils citaient en guise de modèle à leurs États respectifs. Les principes votés à Francfort, les droits reconnus à Berlin, composèrent une sorte de charte à laquelle se référera l’Église d’Allemagne, de longues années durant, pour conquérir son autonomie ou pour la garder[4].

Ainsi l’Église prussienne émancipée allait être le champ d’expériences sur lequel le clergé catholique, dans toutes les régions de l’Allemagne, fixerait son regard. Moins de dix ans auparavant, l’on plaignait les catholiques de Prusse ; l’heure était venue de les envier. Leur épiscopat avait singulièrement grandi. Geissel, à Wurzbourg, s’était mis à la tête de l’Église d’Allemagne ; lorsqu’un instant on avait songé à faire reposer sur une seule tête la direction de toute l’Église germanique, c’est à Geissel qu’on avait fugitivement songé. Le siège de Cologne prenait dans l’épiscopat germanique l’importance qu’avait eue dans l’Allemagne du XVIIIe siècle le siège de Salzbourg ; le centre de gravité du catholicisme allemand était déplacé ; ce n’est plus en Autriche qu’il fallait le chercher, mais en Prusse Rhénane ; et ces vicissitudes ecclésiastiques étaient comme un étrange prodrome des bouleversemens politiques, qui, moins de vingt ans plus tard, devaient transporter du Sud au Nord, et d’Autriche en Prusse, le centre de gravité du corps germanique lui-même.

L’épiscopat bavarois laissait le souvenir d’une timidité compassée ; les évêques de la province ecclésiastique du Haut-Rhin, respectés pour les souffrances mêmes que leur infligeaient les États de Bade et de Wurtemberg, semblaient voués provisoirement au protectorat de l’épiscopat prussien, qui invoquait en leur faveur une démarche de Pie IX ; et c’était en Prusse, désormais, dix ans seulement après la captivité de Droste-Vischering, que se dressait, en toute indépendance, la cime de l’Eglise d’Allemagne.


VIII

Car soixante années de joséphisme avaient fait de l’épiscopat autrichien une sorte de corps sans âme. En Prusse, en Bavière, en Bade, les évêques s’étaient réveillés avant la Révolution, mais la Révolution même tira malaisément les évêques d’Autriche de leur assoupissement. La « monarchie apostolique, » malgré le zèle qu’avaient déployé le bienheureux Hoffbauer et quelques-uns de ses disciples, était devenue une sorte de cimetière spirituel. Metternich, bienveillant pour l’Eglise, avait laissé tomber en désuétude tout ce qui, dans la législation de Joseph II, pouvait donner lieu à des conflits : « Ce qu’il y a de dangereux dans le joséphisme, écrivait-il en 1838, est formellement banni ; ce qu’il y a de réellement pratique est maintenu. » Et il ajoutait, non sans une nuance de fierté :


Entre Rome et Vienne, depuis longtemps, il n’y a plus périls de dissentiment ; là où l’on pourrait croire le contraire, on est trompé par l’apparence, qui peu à peu disparaîtra ; et si cette disparition n’est pas plus rapide, ce n’est que la conséquence de notre conviction, que le champ ecclésiastique est précisément celui qui doit être touché avec le plus de légèreté, de crainte d’occasionner un mouvement dans les esprits.


Tous les mots ici sont à méditer ; ils marquent l’essence de cette paix religieuse qui sévissait en Autriche. Elle était oppressée, étouffante, exclusive de toute vie.

Metternich sentait ce qu’elle avait de factice, et l’étrange gaucherie de la politique autrichienne, qui secrètement, en vertu des traditions joséphistes, chicanait l’action de l’Eglise, et qui publiquement luttait contre la Révolution. Son rapport de mars 1844 à l’empereur Ferdinand concluait à la suppression de toutes les entraves joséphistes, à la réforme de la législation du mariage, au rétablissement de la libre correspondance des évêques avec le Saint-Siège et de la libre communication des ordres religieux avec leurs supérieurs. Mais le chancelier, si puissant qu’il parût, se heurtait à l’opposition de la bureaucratie et à l’indifférente inertie de l’épiscopat, cette autre bureaucratie. « Je ne connais pas le concile de Trente, disait un prélat ; je ne connais que les arrêtés souverains. » Metternich pouvait-il émanciper l’Eglise malgré l’Église ! Ce fut l’année 1848, après la chute de Metternich, qui commença l’émancipation.

Le réveil catholique, qui dans le reste de l’Allemagne avait désormais l’épiscopat pour chef, prit la forme, à Vienne, d’une demi-insurrection contre le pauvre archevêque Milde. Le prêtre Sébastien Brunner, profitant de la liberté de la presse, lança subitement un journal ecclésiastique où le jeune clergé collaborait ; et durant l’été de 1848, où le sommeil des puissans fut si troublé, c’étaient les croyans, prêtres et laïques, qui venaient secouer la torpeur de Milde. Le cardinal Schwarzenberg, archevêque de Salzbourg, pouvait écrire au mois de septembre : « Des millions de citoyens autrichiens saluent le nouvel ordre de choses, non seulement parce qu’il leur garantit plus de liberté politique, mais parce qu’il promet à l’Eglise catholique les mêmes impulsions de liberté. » Mais ces impulsions effrayaient les prélats pour qui l’esclavage était une seconde nature ; et deux ans après, l’historien Hurter, parlant de l’archevêque de Vienne et de l’évêque de Saint-Poelten, les déclarera « si enlisés dans le joséphisme, que, tant qu’ils vivront, il y aura peu à espérer. »

Cependant, en Autriche même, les catholiques laïques commençaient d’espérer et d’agir, et consommaient ainsi l’œuvre de la Révolution. On a conservé, des dernières années de Metternich, certaines lettres singulièrement instructives ; il s’étonne que cette disparition du joséphisme, vers laquelle il avait aspiré comme vers une réforme juste et raisonnable, et que vainement il avait poursuivie, apparaisse comme un produit de l’émeute : ce que sa « toute-puissance, » à lui Metternich, n’avait pu faire pour l’Église, le « feu de paille » de l’année 1848 l’avait fait. L’ancien chancelier s’en réjouissait, mais non sans quelque amertume ; pourquoi Dieu, pour le bien de son Église, avait-il invoqué le bras des révolutionnaires ? Metternich en demeurait consterné ; il semblait qu’il constatât sans comprendre : et lorsqu’en 1853 l’assemblée des catholiques allemands tiendra ses séances à Vienne, il s’inquiétera de voir l’Église « chercher sa force dans les associations qui ne sont qu’une copie du gouvernement de la foule par elle-même, qui comprennent un public des plus mêlés, qui donnent des droits égaux aux laïques et aux prêtres, et qui peuvent fortifier les mauvais élémens inhérens à toute chose humaine. »

Le témoignage est précieux : c’est une sorte de jugement posthume porté par la Sainte Alliance sur les nouvelles méthodes d’action du catholicisme allemand. La surprise alarmée de Metternich souligne la nouveauté même de ces méthodes ; hier critique demain, et par là même s’accentue le contraste entre hier et demain. Mais hier, c’était pour l’Église l’impuissance, puisque, en dépit même du désir très sincère du chancelier, l’Église d’Autriche, ainsi que le disait Sepp au parlement de Francfort, s’éteignait en une véritable mort. Demain, au contraire, c’était l’efflorescence d’une presse catholique, la formation, dans le peuple catholique, d’une opinion exigeante et conquérante, le libre développement d’un certain nombre d’ordres religieux, et l’épiscopat, enfin, devenant assez conscient de ses devoirs pour être soucieux de ses droits.

L’année 1848, dans la vie de l’Église d’Allemagne, eut l’importance d’un tournant d’histoire. Un canoniste de valeur, M. Stutz, dans le résumé, chargé de faits, nourri d’idées, qu’il donnait il y a quelques mois des évolutions du droit canon[5], constatait que le XIXe siècle ménagea pour ces évolutions une nouvelle étape, dont le concile du Vatican fut le terme, et dont le trait essentiel est un renouveau d’autonomie de la puissance spirituelle. C’est en 1848 que cette étape s’ouvrit pour l’Église catholique d’Allemagne : après de longues années de tutelle, elle recommençait d’être traitée en majeure, à l’instant même où, pour la première fois, sous le regard des rois humiliés, loin du regard des rois fugitifs, était proclamée la majorité des peuples.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet 1903, 15 janvier, 1er et 15 septembre 1904, 1er et 15 février 1905.
  2. Sur les Congrès successifs des catholiques allemands, qui se tiennent annuellement depuis cinquante-six ans, et dont l’assemblée de Mayence ouvrit avec éclat la série, nous avons, désormais, une excellente monographie d’ensemble due à la plume du curé May, et publiée sous le titre : Geschichte der Generalversammlungen der Katholiken Deutschlands, 1848-1902 (Cologne, Bachem, 1903).
  3. Dans son importante Histoire du concile du Vatican, M. Friedrich, le théologien « vieux catholique, » développe cette thèse, que l’année 1848 marqua le début d’une alliance directe entre les laïques « ultrainontains » et le Saint-Siège, alliance fondée sur un mépris implicite des droits de lepiscopat allemand : nous retrouverons plus tard cette thèse dont il croit surtout voir la preuve dans l’attitude des catholiques laïques en 1849 et 1850, et nous la discuterons en son lieu.
  4. Quant aux vœux émis à Francfort au sujet de la séparation complète de l’école et de l’Église, ils demeureront lettre morte, enveloppés dans la disgrâce qui bientôt, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, frappera toutes les maximes du radicalisme. L’État prussien consolidé affectera de proclamer que la religion est à la base de l’école ; et souvent il aura plus de sourires pour les catholiques qui mettront sérieusement ce principe en vigueur que pour les instituteurs protestans qui, s’abritant derrière la façade religieuse officielle, commettront volontiers des fanfaronnades d’incroyance. On ne peut rien lire de plus instructif, à ce sujet, que le copieux rapport publié en 1855 par M. Eugène Rendu sur la situation de l’enseignement primaire dans l’Allemagne du Nord.
  5. Article Kirchenrecht dans l’Encyklopaedie der Rechtswissentchaft de Holtzendorff-Kohler.