L’Allemagne en Autriche - Un Episode d’histoire religieuse (1898-1902)

La bibliothèque libre.
L’Allemagne en Autriche - Un Episode d’histoire religieuse (1898-1902)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 276-309).
L’ALLEMAGNE EN AUTRICHE

UN ÉPISODE D’HISTOIRE RELIGIEUSE
(1898-1902)

Au printemps dernier, en parcourant le nord de la Bohême, on se fût cru reporté vers l’âge héroïque des luttes religieuses, vers ce XVIe siècle où les joutes théologiques se déroulaient, interminables, sous le regard tourmenté des empereurs et des rois. Les peuples, aujourd’hui, à cet égard comme à tant d’autres, ont pris la succession des souverains ; les joutes modernes ont pour champ clos les journaux, et pour juges leurs abonnés. Aux environs de Pâques 1902, dans les gazettes locales ou les « feuilles d’intelligence » de Tœplitz ou d’Aussig, de Teschen ou de Reichenberg, la quatrième page elle-même était envahie par le catéchisme : elle contenait, au lieu d’annonces, des exposés d’apologétique catholique adressés par les Bénédictins de Prague, et volontiers insérés moyennant finances. Trois ou quatre jours après, survenait la réponse de quelque théologien adverse, qui prêchait la rupture avec Rome. Puis, la réplique était aux catholiques, et le combat ne finissait jamais, car il y avait toujours des combattans, toujours des argumens ; et toujours des pasteurs accouraient d’Allemagne, pour succéder à leurs coreligionnaires fatigués. La discussion déviait sans cesse : car les avocats du catholicisme traitaient du Christ et de son Eglise, et c’est surtout de l’Allemagne et de sa grandeur que parlaient les avocats du protestantisme, fort différens, on le voit, de ces mystiques de haute allure qui, quatre cents ans en arrière, cherchant d’un amour pur le pur Evangile, crurent devoir remercier Dieu d’avoir suscité Luther.

Tels quels, cependant, ces nouveaux prédicans ont su rallier à leur programme, — je n’oserais dire à leur doctrine, — un peu plus de vingt mille âmes, et rendre à leur Eglise, au moins momentanément, un certain nombre des positions dont la Contre-Réforme l’avait évincée ; et, s’il est vrai que, depuis la guerre de Trente ans, le catholicisme autrichien n’avait jamais subi pareil assaut, l’histoire évidemment vaut la peine d’être contée, quelque difficile qu’il puisse être, en l’espèce, de rendre à la religion ce qui est à la religion et à la politique ce qui est à la politique.


I

Les ordonnances Badeni, d’avril 1897, en conférant à la langue tchèque, dans les prétoires et dans les bureaux, ce droit de cité qui jusque-là n’appartenait qu’à l’allemand, soulevèrent parmi les populations germaniques de l’Autriche une bourrasque de mécontentemens. Les prêtres d’origine allemande ne furent pas les derniers à s’alarmer : on vit Mgr Frind, coadjuteur à Prague, publier un gros livre sur les droits des langues, dans lequel, au nom de la théologie morale, il concluait à la non-légitimité des ordonnances. L’abbé Opitz, publiciste chrétien-social, déplora vivement, à la Diète de Bohême, la demi-déchéance que les Allemands lui paraissaient encourir. Les curés et vicaires allemands de la Bohême pensaient comme M. Opitz ; et les susceptibilités d’une race qui s’estimait lésée par là même qu’elle n’était plus privilégiée ne trouvaient pas moins d’écho sur certaines lèvres sacerdotales qu’à la tribune parlementaire. Mais les battus sont toujours ombrageux : sous le coup de leur défaite, les radicaux de Bohême n’échappèrent pas à cette loi. Ils cherchèrent et trouvèrent, dans la politique et dans l’histoire, des raisons assez congrues pour s’en prendre à l’Eglise de la disgrâce dont la langue tudesque était frappée par l’Etat.

Le Tyrol et les vallées alpestres, peuplés d’Allemands ardemment catholiques, envoient à Vienne un certain nombre de députés qu’obsède l’exemple du Centre berlinois et qui, sous le nom de « parti populaire catholique, » Katholische Volkspartei, voudraient fonder un groupement analogue. Dominés par le souci de la défense catholique, ils semblent estimer, — et la simple observation des faits leur donne raison, — que les intérêts de l’Eglise romaine s’accommoderaient mieux, en Autriche, d’un certain fédéralisme que du centralisme actuel. Car on escompterait en vain qu’une majorité pût surgir, dans le Parlement de l’Empire, pour réviser la législation scolaire, par exemple, au sens où le souhaiterait l’Eglise ; mais, du jour où seraient étendues sur ce point la compétence des diètes locales et l’autonomie des diverses populations, on verrait, en plusieurs de ces diètes, la volonté des catholiques faire loi. Députés tyroliens et députés de la Haute-Autriche, qui ne sont d’ailleurs talonnés, dans leurs districts, ni par le Tchèque ni par le Slovène, ne peuvent se défendre de constater qu’au terme de la décentralisation voulue par les Tchèques et voulue par les Slovènes, certaines victoires catholiques sont inévitables : fédéralistes ils sont par raison religieuse, comme le sont Tchèques et Slovènes par raison nationale. Mais les innombrables Allemands qui, dans la Marche bohémienne du Nord et dans la Marche styrienne du Sud, engagent avec les Slaves un corps à corps sans merci, considèrent comme des traîtres, indignes du nom allemand, ces frères fédéralistes qui confondent leurs votes, au Reichsrath, avec ceux d’une race ennemie ; et puisque l’Eglise doit, paraît-il, bénéficier de cette trahison, voilà s’ouvrir, dans la vieille « nation germanique, » une série nouvelle de griefs, — de gravamina, comme on disait jadis, — contre l’influence romaine.

Car un grief ne demeure jamais seul ; d’autres surgissent, tout de suite, par une sorte de génération spontanée, sur le terrain propice que prépare le dépit et que la vengeance cultive. On calcule, dans une presse exaspérée, le nombre des prêtres de Bohême et de Styrie qui sont de nationalité allemande ; ils ne sont qu’une minorité ; donc l’Église est l’incarnation religieuse des nations tchèque et slovène ; donc l’Eglise est l’ennemie. Par l’effet de quelles circonstances l’archevêché de Prague, les évêchés de Königgrätz et de Leitmeritz, de Budweiss et de Lavant, recrutent-ils la masse de leur clergé parmi les populations slaves ? C’est ce qu’il serait équitable aux Allemands d’examiner, dussent-ils ensuite frapper leurs propres poitrines. Si les gymnases allemands de Bohême ne suscitent, parmi leurs pupilles, presque aucune vocation ecclésiastique, c’est là une disette dont les évêques de Königgrätz et de Leitmeritz, en de récens mandemens, sont les premiers à gémir. Si l’archevêché de Prague, il y a quelque trente ans, dut assister, impuissant, à la fondation d’un groupement « libéral-allemand » dont le but était de séduire, par l’appât de certaines carrières lucratives, les jeunes gens de familles germaniques qui se destinaient à la prêtrise, on peut se demander si les Allemands, mécontens aujourd’hui d’être peu représentés dans le clergé, ne devraient pas d’abord s’accuser eux-mêmes. Ils redouteraient, disent-ils, d’exposer leurs enfans, derrière les murailles des grands séminaires, au contact, présumé hostile, d’un clergé tchèque ou slovène : les trente étudians d’origine rhénane que l’évêque de Leitmeritz a récemment appelés dans son séminaire ont affronté cet épouvantail et ne regrettent pas leur émigration. Mais l’impatience des radicaux allemands ne veut mesurer ni responsabilités ni difficultés. Les chiffres sont là, brutaux, attestant que, dans l’ensemble du royaume de Bohême, il y a 710 cures dont les fidèles sont de langue allemande ; que dans ces cures, où fonctionnent seulement 590 prêtres d’origine allemande, on rencontre aussi 481 prêtres d’origine tchèque ; et qu’enfin, dans les 135 localités où les forces des deux races sont à peu près égales, le service religieux est assuré par 266 prêtres tchèques et seulement 33 prêtres allemands. L’écart, en pays slovène, est plus considérable encore. De la chaire où prêche le Slave, du confessionnal où le Slave s’assied, les Allemands élèvent enfin leurs regards, avec une anxieuse fixité, vers les grands séminaires et les palais épiscopaux : l’élément slave est prépondérant dans le corps professoral, prépondérant dans la haute bureaucratie ecclésiastique. Libre aux évêques, dès lors, de conjurer les populations allemandes de leur diocèse de leur offrir quelques vocations sacerdotales : l’opinion s’accrédite, parmi ces populations, que la soutane est une livrée tchèque, ou bien une livrée slovène.

Le procès se poursuivant, on fouille le passé pour allonger la liste des griefs. Si l’on constate aujourd’hui, sur les bords de la Drave, que le bourgeois slovène, quelque incroyant qu’il soit, vit en étroite concorde avec le curé slovène, c’est là un fait qu’explique l’histoire : elle nous apprend qu’il y a cinquante ans ce furent des prêtres catholiques qui contribuèrent le plus activement à la résurrection de cette jeune nationalité ; et elle a gravé, là-bas, dans toutes les âmes slaves, le souvenir du prince-évêque Slomsek, qui le premier, il y a à peine un demi-siècle, fit faire des livres d’école pour les Slovènes, publia des vies de saints en Slovène, et affecta, dans ses documens et discours épiscopaux, d’employer cette langue indigène non moins fréquemment que l’allemand. Quant à la Bohême, l’ascendant qu’exercèrent, à l’aube du réveil tchèque, les réminiscences du hussitisme, rendit plus difficile au clergé de jouer un rôle dans cette renaissance : encore sait-on, pourtant, que le premier publiciste qui, dès le XVIIe siècle, soutint les droits de la langue tchèque, s’appelait le Père Bohuslas Balbin, et que sa « Dissertation apologétique pour l’idiome slave, » publiée cent ans après sa mort, serait la meilleure réponse qu’on pût opposer à Mgr Frind pour la défense des ordonnances Badeni. Or ce lointain devancier, qui fut seul, tout seul, dans un espace de deux longs siècles, à croire à l’avenir de la Bohême, qui fut persécuté pour y avoir cru, et qui semble ainsi faire la chaîne entre l’hérétique Jean Huss et le protestant Palacky, appartenait à la Compagnie de Jésus.

En faut-il davantage, la colère aidant, pour conclure qu’ultra-montanisme et jésuitisme sont les alliés historiques du slavisme antigermanique ; que cette alliance se va toujours resserrant, sous les auspices d’un clergé slave ; qu’elle s’affiche, au Reichsrath, dans les actes du parti catholique allemand ; et que Rome est pour les Allemands d’Autriche la plus insidieuse des marâtres ? L’esprit germanique eut toujours besoin de faire effort pour comprendre le caractère international du christianisme ; si l’Église lui apparaît comme une gêneuse, il s’en excommunie ; il prophétise qu’après Teutburg, qu’après Leipzig, qu’après Sedan, une quatrième revanche doit survenir, la revanche contre le romanisme ; et les mots : Los von Rom ! sonnent l’offensive en même temps que l’alarme.


II

C’est en décembre 1897 que deux étudians viennois, en deux réunions publiques, lancèrent cette belliqueuse sommation. « Rome est notre plus grand ennemi, proclamait M. Fodisch. Notre seul salut est dans la confession protestante, qui recèle l’esprit national. » — « Une politique romaine comme celle d’aujourd’hui, insistait M. Rakus, doit provoquer un déchaînement de la conscience populaire allemande offensée. »

Il y eut des coins de Bohême où ces propos juvéniles firent tressaillir les cœurs : c’était, au Nord-Est, dans le diocèse de Königgrätz, l’îlot allemand qu’enserrent les monts des Géans ; et c’étaient à l’Ouest, dans les diocèses de Leitmeritz et de Prague, la moyenne vallée de l’Elbe, brèche ouverte aux souffles d’Allemagne, et la zone d’industrie et de charbonnages, qui, d’abord ramassée entre l’Elbe et l’Erzgebirge, se vient épanouir dans l’Egerland. On trouve là de grosses bourgades, très rapprochées les unes des autres, où les deux races s’entre-heurtent, où chaque contact réchauffe la haine, où chaque frottement la fait étinceler. Les deux écoles primaires, allemande et tchèque, se défient entre elles. L’afflux d’employés allemands qu’attirent les nouvelles compagnies de chemins de fer fait assaut contre l’afflux moins artificiel de mineurs, d’employés, d’apprentis tchèques, qui cherchent leur pain : les deux races luttent à coups de chiffres, et ces chiffres sont des hommes. Il y a deux commerces rivaux, deux clientèles rivales, et un boycottage réciproque. Les enfans allemands ont leur jardin, et les enfans tchèques le leur : on voudrait ne point respirer le même air, ne se point chauffer au même soleil. Chaque race considère l’autre comme une intruse, et forcément le prêtre tchèque a là-dessus son avis, qui n’est pas celui des Allemands. Alors la conscience allemande déserte ce prêtre ; elle s’insurge contre lui, et trouve ses directeurs dans le petit groupe de pangermanistes acharnés, qu’illustrent les noms, autrefois jumeaux et maintenant ennemis, de M. Georges Schœnerer et de M. Karl Wolf.

Les soldats, aux heures de crise, devancent parfois les chefs : ainsi advint-il en Bohême, au lendemain des premières excitations lancées de Vienne. On vit, en janvier 4898, un catholique de Leitmeritz faire cadeau d’un terrain pour l’érection d’un temple protestant ; en février, la municipalité de Comotau accorder une demi-libéralité pour une construction analogue ; et celle d’Aussig, en avril, substituer des diaconesses aux religieuses de l’hôpital. Ce n’étaient que des avertissemens épisodiques, des menaces locales : ces avertissemens et ces menaces se ramassèrent sur les lèvres de M. Wolf, à la séance du Reichsrath du 7 juin 1898 : il fallait des prêtres allemands pour les paroisses allemandes, ou sinon... M. Wolf arrêtait son geste et suspendait son pronostic ; mais le sinon, quelques mois après, était développé par M. Schœnerer, et le sort en était jeté.

M. Schœnerer et ses six collègues du Parlement rachetaient par un grand bruit leur petit nombre, et ce bruit même était une besogne. Mécontens d’une dynastie dont l’ancien « chevalier de Schœnerer, » devenu « M. Schœnerer » à la suite d’un procès, croyait avoir à se plaindre ; mécontens d’une capitale qui avait préféré l’antisémitisme de M. Lueger à l’antisémitisme de M. Schœnerer, ils cherchaient vengeance en sonnant le glas de l’Autriche[1]. On a déjà vu des Chambres braquer contre des palais royaux l’artillerie de leurs sarcasmes ; mais les pangermanistes d’Autriche furent les premiers parlementaires du monde entier qui eussent conçu l’audacieuse pensée de préparer au grand jour, dans un parlement, la destruction, non point seulement de la dynastie, mais de l’Etat lui-même, et de se considérer, ou peu s’en faut, comme citoyens de l’Empire voisin. L’Europe centrale, pour M. Schœnerer, se résumait en deux forces : d’une part, la « puissante bâtisse allemande créée par Bismarck ; » d’autre part, « une Autriche complètement slavisée ; » et l’ « agitation cléricale » se servait de cette Autriche pour « saper » cette bâtisse. A la date du 16 novembre 1898, les Paroles allemandes non falsifiées (ainsi s’intitule la Revue de M. Schœnerer) jetèrent au cléricalisme le suprême défi : « Rompons les chaînes qui nous rattachent à une Eglise ennemie des Allemands. Ce n’est pas l’esprit jésuitique, mais l’esprit germanique, qui doit régner en terre allemande. »

Il fallait donc quitter Rome : M. Schœnerer, plus discret que l’étudiant Fodisch, ne se prononçait encore pour aucune autre Église. Ce n’était point un apôtre proposant une conversion, c’était un mécontent sollicitant un déchirement. Le tout était de prendre congé de Rome : les consciences, ensuite, éliraient domicile où elles le voudraient, voire même à la belle étoile, consciences laïcisées, consciences libres.

Il fait froid à la belle étoile, pour la masse des âmes : le vieux-catholicisme s’offrait, pour leur épargner un grelottement. Fondé en Allemagne, au lendemain du concile, par quelques professeurs de science respectable, il avait d’abord obtenu les sourires de Bismarck ; mais le chancelier vit venir l’échec ; de complaisant, son sourire se fit dédaigneux ; et l’Eglise vieille-catholique, dans l’empire d’Allemagne, ne fut plus qu’un Verein de dimension moyenne, où communient entre elles, chaque semaine, les veuves et les filles des professeurs d’antan. Les savans, qui ont pu saper des religions, n’ont jamais su en fonder. Mais en Autriche les destinées du vieux-catholicisme furent différentes. M. Nittel, un ancien prêtre, conquit à la jeune Eglise, il y a trente ans, les sympathies de quelques industriels de Warnsdorf ; et grâce à ces fabricans, qui donnaient le branle à la conscience de leurs ouvriers comme ils le donnaient à leurs muscles, le vieux-catholicisme, en cette petite ville, devint une grande puissance. Il poussa quelques pointes, de-çà de-là, vers le centre de l’Empire, même jusqu’à Vienne ; et l’on évaluait à 10 580, à la fin de 1897, le chiffre total de ses adeptes en Autriche, M. Nittel surveillait les impatiences pangermanistes : en 1898, par une brochure assez tapageuse : « Los von Prag und Los von Rom, Rompons avec Prague et avec Rome, « il se mit à la disposition de M. Schœnerer.

Il oubliait que certaines détresses ne se réparent point, même à force de bon vouloir : les vieux-catholiques d’Autriche, tout comme ceux d’Allemagne, manquent de clergé. Il n’y a pas de prêtres, ou presque pas, qui soient nés dans le vieux-catholicisme, qui y aient été élevés. Il accueille, charitablement, d’anciens ministres de l’Eglise romaine, leur offre un asile pour la nuit qu’ils traversent ; mais devenus âmes errantes d’anciens pasteurs d’âmes qu’ils étaient, il n’est pas rare qu’à l’orient de leur nuit ils entrevoient la faculté de théologie protestante de Vienne, et que, désertant à son tour l’hospitalière chapelle de M. Nittel, ils s’en aillent demander à la grande Eglise évangélique un peu de science, un peu de foi, et quelque sécurité d’existence. Avec de telles recrues, le clergé vieux-catholique est sans cohésion ; et s’il avait dû dire des messes allemandes pour tous les Allemands que M. Schœnerer rêvait d’arracher à la messe latine, il eût dû se récuser, faute de célébrans.

C’est ce qu’on sentait en Autriche ; et sans dédaigner l’initiative empressée de M, Nittel, le pangermanisme saluait plutôt dans la Réforme l’héritière présomptive de Rome, La confession d’Augsbourg avait en Autriche, en 1898, 313 828 adeptes ; la confession helvétique en comptait 120 524. Pleine liberté était reconnue à ces deux Eglises, depuis la Magna Charta de 1861 ; et comme à Vienne les candidats en théologie sont peu nombreux, elles étaient autorisées à élire des pasteurs originaires de l’empire d’Allemagne (Reichsdeutsch) et à les proposer à l’approbation de l’Etat autrichien. François-Joseph, en accordant aux Eglises évangéliques cette haute marque de confiance, n’avait pas pressenti qu’un jour un homme politique en abuserait pour forger une arme contre l’Autriche : M. Schœnerer fut cet homme. Enlever à Rome son droit de maternité sur les consciences allemandes, et transférer ce droit aux Églises évangéliques, c’était contraindre ces Eglises, qui manquent de ministres, à faire d’incessans appels aux universités de l’empire voisin ; c’était ouvrir les portes de l’Autriche à un flot toujours renouvelé de prédicans, sujets de la Prusse, du Wurtemberg ou de la Saxe, disciples et messagers d’un certain fanatisme germanique ; et le pangermanisme prussophile de M. Schœnerer trouverait dans cette immigration de pasteurs, auxquels il ménageait une clientèle religieuse, un moyen vraiment efficace de renforcer et de grossir sa propre clientèle politique. Il comptait sur la Réforme, non seulement pour soustraire les âmes à Rome, mais pour les donner à l’Allemagne.


III

Aussi bien le protestantisme allemand n’était-il point en reste d’avances. La Ligue évangélique (Evangelischer Bund), qui met en tête de son programme l’action défensive contre le catholicisme, et qui voit généralement dans l’offensive la meilleure des défensives, s’intéressait de longue date à la situation de l’Autriche : le public en eut une première preuve au congrès qu’elle tint à Crefeld, au début d’octobre 1897. Deux mois après, une réunion de pasteurs, à Dresde, concertait trois opuscules de propagande : « Comment la Bohême redevint catholique ; — Le protestantisme et la nation allemande ; — Ce que le peuple allemand doit à la Réforme ; » et ces « tracts, » dès les premiers mois de 1898, furent répandus à profusion dans l’empire d’Autriche.

Ils eurent tant de prise sur quelques cerveaux qu’un certain dimanche, dans la petite ville bohémienne de Trebnitz, un enthousiaste se mit à les déclamer, à l’issue d’une messe en plein air célébrée pour une fête d’archers, sous les yeux déconcertés des quatre prêtres officians. Cette façon d’improvisation fit du bruit, et d’aucuns affectèrent de voir un geste à la Polyeucte :


Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé.


dans une gaminerie qui n’avait d’autre but que de mettre en posture plaisante quatre chasubles tchèques. La popularité des petites feuilles de la Ligue évangélique s’en accrut. Ainsi se préparait, dans l’Allemagne protestante, un travail d’attaque contre Rome, qui coïncidait avec les soubresauts de MM. Wolt et Schœnerer ; plusieurs rendez-vous entre pangermanistes d’Autriche et pasteurs allemands attestèrent que la coïncidence n’avait rien de fortuit, et que, par-dessus la pittoresque barrière de la Suisse saxonne, une action commune allait commencer.

On fêtait à Plauen, en Saxe, le 3 septembre 1898, l’anniversaire de Sedan : des hommes politiques d’Autriche accoururent ; ils se rencontrèrent avec un pasteur de Thuringe, M. Bräunlich, qui venait d’inaugurer dans une librairie bavaroise une série de brochures sur la décadence de l’influence romaine dans les divers pays. Un « comité pour le mouvement évangélique en Autriche, » créé en octobre par la Ligue évangélique, fut le fruit de ce premier entretien. On se revit à Teplitz, le 11 novembre ; et M. Bräunlich, après un regard sur cette Bohême dont la Réforme ferait peut-être une terre allemande, rejoignit la Saxe. Il rapportait « de Chanaan des grappes de grandes espérances, » et concluait qu’il fallait, tout de suite, porter de bourgade en bourgade la bonne nouvelle de l’Evangile allemand, telle que Guillaume II son souverain, cet apôtre couronné, l’annonçait, à cette époque même, sur l’auguste terre des Lieux Saints, en inaugurant une Eglise évangélique. Jérusalem devenait une seconde Wartbourg ; Berlin rendait au Christ un vicaire temporel ; l’heure était solennelle ; on devait agir.

Une Pentecôte a besoin d’un cénacle : M. le surintendant Meyer, de Zwickau, président du comité pour l’Eglise évangélique en Autriche, descendit jusqu’à Eger ; et là, dans une chambre historique où Guillaume Ier, en 1866, se reposa quelques heures des victoires qu’il venait de remporter sur l’Autriche, M. Meyer eut avec les pangermanistes autrichiens la conversation décisive. La grande ombre du vainqueur de Sadowa planait sur le colloque : elle recevait l’obédience des sujets de François-Joseph, sous la bénédiction des pasteurs allemands ; et M. le député Eisenkolb se sentait à un tournant de l’histoire du monde. On décidait à Halle, un mois après, que le « comité pour l’Église évangélique » participerait à la réunion du parti radical-allemand, convoquée à Vienne pour le 15 janvier 1899. Entre les ecclésiastiques exotiques et cette active poignée de parlementaires, l’alliance ne se cachait plus, M. Eisenkolb y mit un sceau en passant lui-même, tout premier, dans l’Église évangélique.

Les 800 radicaux d’Autriche qui, le 15 janvier, répondirent à l’appel, entendirent quatre discours. Le premier, prononcé par M. Schœnerer, les mit tous d’accord : ils jurèrent, en principe, de déménager de l’Église romaine ; d’attendre, pour donner congé, que de 800 ils fussent devenus 10 000, et de travailler pour qu’au 1er avril suivant ce chiffre fût atteint. On honorerait ainsi Bismarck, né le 1er avril. M, le député Stein, qui rappelle au Reichsrath, par la crudité de son langage et la verdeur de ses colères, les moins policés des héros homériques, remplaça M. Schœnerer à la tribune ; il soutint formellement, au nom de l’intérêt national allemand, que la retraite des 10 000 devrait s’orienter vers la Réforme. Un troisième orateur jugea bon de faire connaître le vieux-catholicisme, mais n’insista point. Enfin parla M. Eisenkolb : il révéla qu’en Bohême des motifs religieux et moraux inclinaient les âmes vers la Réforme, et l’on attendait un détail sur ces motifs religieux, lorsqu’une cinquième voix s’éleva, celle du commissaire de police, pour dissoudre la réunion entachée d’illégalité. On se sépara en chantant : « Allemagne, Allemagne par-dessus tout ; » en quoi l’on eut raison, car dans ce meeting l’idée de l’Allemagne avait supplanté celle du Christ. Seul M. Eisenkolb avait compris qu’une agitation religieuse, si factice soit-elle, doit, sous peine d’échec, se réclamer d’une certaine religiosité, et laisser entrevoir quelque cime de morale, voire même un coin de ciel, par delà l’opaque bagarre des intérêts politiques et terrestres ; et l’Église évangélique se pouvait réjouir que, parmi l’exode des consciences pan germanistes, il s’en trouvât au moins une qui voulût bien garder l’apparence de songer à Jésus.


IV

C’est la Bohême surtout qui semblait visée par cette étrange collaboration entre des ecclésiastiques qu’absorbait une idée politique et des hommes politiques dont l’un déjà s’essayait à prêcher : le radicalisme pangermaniste avait, en ce pays, une puissance d’agitation dont les élections témoignaient ; et les nombreuses associations qui relevaient de ce parti réservaient aux pasteurs allemands un point d’appui naturel. Mais à peine le pacte fut-il conclu que les représentans de la Réforme rêvèrent de se faire, dans la Styrie slovène, les fourriers du radicalisme, comme les représentans du radicalisme se faisaient, en Bohême, les fourriers de la Réforme. En Styrie, l’idée pangermaniste était vivace : Gratz en était le foyer ; mais il lui manquait une organisation politique qui l’exprimât. Or les circonstances étaient propices, en 1899, pour secouer l’Allemand de Styrie.

Après avoir, jusqu’en 1848, traité le Slovène en esclave rural, l’Allemand se sentait menacé, toujours de plus proche, par ce peuple jeune dont l’émancipation économique brisait toute entrave ; et l’institution de quelques classes Slovènes au gymnase de Cilli marquait pour la race germanique le début d’une inévitable bousculade. Le demi-serf de l’avant-veille, devenu, dans les villes ou dans les « marchés, » un ouvrier de la grande industrie ou bien un négociant, recevait conseil et soutien à la Maison slovène, sorte de palais du peuple, qui atteste la nue propriété du Slovène sur la terre styrienne et brave l’usufruitier allemand ; il y trouvait caisse d’épargne, coopérative, salle de lecture, renseignemens, causeries ; il y voyait les leaders de la politique slovène. On se passait, de mains en mains, la lettre du jeune homme pauvre, qui donnait tant d’espérances et qui étudiait la peinture, là-bas, à Vienne, pour donner un art à sa nation ressuscitée. Cette joyeuse nouvelle qu’on colportait, c’était la faillite prochaine d’une maison de commerce allemande, ou l’ouverture imminente d’un établissement métallurgique slovène... On n’aurait plus à verser sa sueur pour le compte des industriels allemands ; à s’acoquiner avec ces ouvriers allemands qui profitaient, à Cilli, d’une fête slavophile pour assaillir la maison d’un patriote slovène, M. l’avocat Sernec, et pour s’en aller, ensuite, briser les carreaux de la Maison slovène et de MM. les vicaires Slovènes. Car ces Allemands, catholiques, jetaient le gant et jetaient des pierres au vicariat catholique ; l’accoutumance religieuse succombait sous la pression du dépit national, et la voix de la conscience abdiquait pour faire place à celle du sang. Le mot « querelles de clocher » prenait ici un réalisme empoignant : le clocher passait pour slovène ; les Allemands, qui voulaient que la cité fût allemande, se croyaient provoqués par le clocher, et ils le provoquaient.

M, Bräunlich, au début de 1899, s’en fut en Styrie pour déchaîner les Allemands contre les clochers. L’âpreté des luttes induisait à certaines grossièretés : on accusait tel curé slovène d’avoir traité les Allemands de chiens et de pourceaux. A Marbourg, à Cilli, à Gratz, M. Bräunlich fut avidement écouté ; mais lorsqu’il proposait une religion nouvelle, étudians et professeurs lui laissaient entendre que les sciences naturelles leur en tenaient lieu ; et lorsque à la suite d’une causerie sur Bismarck les bonnes volontés se mettaient à ses ordres, il sentait qu’elles n’y étaient déterminées que par des considérations politiques. Sa peine, cependant, n’était point perdue, puisqu’il travaillait, sinon pour Dieu, tout au moins pour le roi de Prusse et pour la race germanique ; puisque cette race, s’il en faut croire le lyrisme d’Ernest-Maurice Arndt, est « le sel de la terre chrétienne ; » et puisque enfin, par un échange de bons procédés, M. le pasteur Bräunlich faisait en Styrie les affaires du pangermanisme, comme M. le député Eisenkolb, en Bohême, faisait celles du luthéranisme.


V

On s’entendait, entre alliés, pour présenter la Réforme aux Allemands d’Autriche comme la « forme allemande du christianisme, » comme le « christophore qui porte et promène l’esprit germanique ; » on chantait, d’un même cœur, que « la Germanie entière (Alldeutschland) devait prier dans son propre dôme, » dans une cathédrale qui fût bien à elle ; et les auditeurs concluaient : « Si l’Eglise de Luther est l’Eglise nationale des Allemands, tous les Allemands y doivent entrer. » Etre protestant, c’était paraître et devenir Allemand. Les attraits de cette apologétique nationaliste risquaient de faire oublier aux pasteurs du pur Evangile le caractère universel du christianisme. Laissant à l’Eglise romaine la tâche parfois ingrate de faire s’incliner toutes les nations devant la paternité d’un Dieu commun, ils se servaient de la religion qui voulut unir les peuples, pour rendre plus hautes et plus abruptes les barrières qui les séparent. Les consciences allemandes ne se devaient agenouiller que devant un Dieu allemand ; ce Dieu, la Réforme le fournissait.

Mais il est des rapetissemens auxquels la physionomie du Christ se prête malaisément ; et quoi qu’on fît pour le naturaliser dans un État utopique formé de l’ensemble de l’Allemagne et d’un gros morceau de l’Autriche, on y réussissait assez mal : même avec l’Allemand Luther comme prophète, le Christ ne se résigne point à paraître exclusivement allemand. Aussi la nouvelle prédication, soucieuse de caresser une fibre nationale, prêcha Luther plutôt que le Christ : le prophète cacha le dieu, Luther éclipsa son maître. « Je demande, expliquait-il un jour, qu’on veuille bien se taire sur mon nom ; qu’on ne s’appelle point luthériens, mais chrétiens. Je ne suis ni ne veux être le maître de personne ; Christ est notre seul maître. » Se rappelaient-ils ces paroles, ceux qui se laissaient entraîner à proposer aux fidèles l’imitation de Luther, le saint du germanisme, l’homme foncièrement allemand (Kerndeutsch), plutôt que celle de Jésus-Christ ?

Mais un péril plus grave guettait les pasteurs d’Allemagne. Des voix s’élevaient, qui proclamaient, à l’unisson des leurs, que le pangermanisme devait avoir son dieu, mais qui demandaient pourquoi ce dieu serait Jésus. Le journal de M. Schœnerer et une revue pédagogique, qui s’intitulait La Libre École allemande, ébruitaient cette objection. « L’on s’était passé de la Judée, comme de Rome, pour construire le dôme de la Germanie ; » dès lors, pourquoi témoigner plus d’égards au judaïsme qu’au romanisme, et pourquoi imposer à la Germanie redevenue consciente d’elle-même une religion judéo-chrétienne ? On voulait, en définitive, une culture vraiment nationale ; on créait même un mot nouveau : völkisch — que l’on dérivait de volk, peuple — pour traduire ce désir. On voulait être völkisch, et völkisch en tout, en chronologie, en histoire, en morale, en pédagogie, en religion, en liturgie. Or cette chronologie, qu’adoptaient les journaux pangermanistes, répudiait l’ère chrétienne, et prenait pour point de départ la bataille de Noreia, fort disputée, cent treize ans avant le Christ, entre Teutons et Romains : les radicaux allemands vivent en l’an 2015 lorsque les nôtres vivent en l’an 110 de la République ; ceux-là se vieillissent, ceux-ci se rajeunissent ; ce contraste ne prête-t-il pas à réflexion ? L’histoire völkisch enseignait, textuellement, que le jour où saint Boniface avait abattu les chênes sacrés était un jour de deuil pour la Germanie ; la morale völkisch professait que l’antique wotanisme, qui commandait de rendre les soufflets reçus, était supérieur au « judéo-christianisme, » qui démoralisait l’homme en lui conseillant de tendre l’autre joue ; la pédagogie völkisch vantait dans l’« éducation nationale, » qui prendrait comme prototypes les vieux héros germains, une éducation d’autant plus opportune qu’elle serait vraiment conforme à l’état de nature ; la religion völkisch préférait l’adoration de Wotan, le dieu indigène, à celle du Christ, un intrus ; la liturgie völkisch, enfin, ressuscitait les pieux usages des antiques forêts, en rétablissant, aux solstices, les holocaustes au soleil, sur les cimes des montagnes. Certains maîtres d’école, épris d’archaïsme en fait de génuflexions et de sacrifices, étaient des wotanistes dévots et, dans un appel à leurs collègues, dénonçaient les pasteurs protestans comme les émissaires du vieil « esprit juif biblique, » avec lequel il en fallait finir, non moins qu’avec Rome.

« Les Allemands sont-ils des Juifs, écrivait-on de Gratz à M. le député Iro, pour que des versets de la Bible puissent échauffer leur religiosité ? » S’il était vrai d’ailleurs, — et M. Schœnerer l’attestait, — que les Germains fussent plus que des hommes, le Dieu du Pentateuque, en faisant élection d’un autre peuple, avait manqué de respect aux Germains. La Libre École Allemande interprétait ce privilège d’Israël comme une « déclaration de guerre immédiate » lancée par Dieu à la Germanie. L’heure des représailles avait sonné. Et des feuilles nouvelles se fondaient, l’Odin à Munich, le Scherer à Innsprück, usant de tous moyens, vers, prose, caricatures, cartes postales, pour engager le peuple allemand à rendre ses devoirs au soleil, et à replanter les « arbres de juillet, » sous lesquels jadis se réunissaient les ancêtres.

Les pasteurs venus d’Allemagne pour prêcher une foi nationale allemande trouvaient en face d’eux des âmes plus « nationales » encore que les leurs. « Lorsque nous parlons de foi nationale allemande, leur signifiait-on, nous ne désignons jamais cette foi chrétienne que la violence imposa au peuple allemand, mais la religion germanique indigène. » Réponse déconcertante, et malheureusement irréfutable : de quelques couleurs nationales, — nouveau manteau de dérision, — que le pangermanisme affublât le Christ, les pasteurs ne pouvaient nier que Wotan fût plus germanique encore. Piqués d’ailleurs par l’exemple des vieux-catholiques, qui bravement fondaient une revue deutsch-völkisch, ils ne se montrèrent point intransigeans. On entendit l’un d’entre eux déclarer qu’il n’avait pas d’objection contre les fêtes de juillet qui rappelaient les robustes et pieux ancêtres, et ajouter, avec une discrétion de bon ton, que Noël avait aussi son charme ; un autre affirmait qu’il ne désespérait point des âmes encore inexpérimentées qui alternaient dans leurs épanchemens les noms de Dieu et de Wotan, d’Odin et de Jésus. Les feuilles radicales reconnaissaient galamment ces concessions éclectiques. « Le cri de Los von Rom, lisait-on dans l’une d’entre elles, ne peut, provisoirement, que nous conduire dans le camp du protestantisme. » Dans le numéro suivant, à moins que ce ne fût dans le même, l’éloge du paganisme revenait. Le protestantisme était du moins accepté, par tous à peu près, comme l’hôtellerie provisoire, où les uns, après expérience, établiraient leur demeure, où les autres achèveraient de se débarrasser de la rouille romaine et se feraient purs, et virils, et vraiment allemands, pour devenir ensuite de dignes fidèles de Wotan.


VI

Des âmes fières s’épanouissent dans l’Eglise évangélique d’Autriche, auxquelles il sembla que cette Eglise risquait de s’avilir. Consacrant un temple à Vienne, le 2 décembre 1898, M. le pasteur Johanny déclarait :


L’Église évangélique n’a point de sympathies pour ces initiatives qui, sous la devise Los von Rom, propagent la conversion au protestantisme comme une démonstration politique. Protester solennellement contre tout abus de notre chère confession religieuse pour un but déloyal et antipatriotique, c’est notre devoir de chrétiens, eu égard à l’intégrité de notre Église, sans parler de nos devoirs civiques à l’endroit de l’État et de l’Empereur.


On ne pouvait mieux dire, dès le début ; et jamais depuis lors on n’a mieux dit. M. Johanny n’admettait point, comme bientôt il l’expliqua plus amplement en une brochure, que l’Eglise évangélique se mît à la remorque de M. Schœnerer, qui, « dépourvu de tout patriotisme, ne s’occupe que de soutenir la politique nationale des Hohenzollern ; » qu’on adhérât à une Eglise « indépendante de Rome » (Romfrei) comme à « une société de tir ou de chant ; » qu’on préférât la Réforme au vieux-catholicisme à cause des « avantages pangermanistes » (alldeutsche vortheile) qu’elle semblait promettre ; que par là même on fît offense aux 110 000 Tchèques et aux 70 000 Polonais qui étaient de fort bons protestans ; et que par delà les vitraux des nouveaux temples on laissât apparaître à l’arrière-plan le vieil Olympe scandinave. La presse allemande réfuta M. Johanny en le qualifiant de « Judas protestant. »

Quelques semaines s’écoulèrent, et la philosophie religieuse qui dirigeait les propagandistes du Los von Rom fut soumise à une critique très pénétrante par M. le surintendant Witz-Oberlin. Lorsqu’on lit sa brochure après s’être plongé dans les publications religieuses du pangermanisme protestant, l’on reprend vraiment contact avec le christianisme. Ni la conception d’un dieu national, ni la canonisation chauviniste de Luther, ni ce « pharisaïsme » germanique qui prête à la race allemande un christianisme d’élite, ne trouvent grâce devant M. Witz. Pour lui, le dieu national n’est qu’une idole, et la maxime : « Un seul empire, un seul peuple, une seule foi, » a le tort de rappeler une antique devise, meurtrière des âmes : Cujus regio, ejus religio. Est-ce parce qu’Allemand, qu’on doit être fatalement protestant ? La résonance de la foi n’est-elle rien, la consonance du nom est-elle tout ? Ce protestant-né que serait l’Allemand doit-il, à son gré, entrer dans l’Eglise évangélique sans même avoir à dire : « Je crois ? » M. Witz s’inquiétait de ces dépravations de l’idée chrétienne et de l’idée d’Eglise.

A Tœplitz, à Eger, à Brunn, d’autres pasteurs s’inquiétaient comme lui : l’attitude de M. Krack, de Tœplitz, ouvertement hostile à M. Eisenkolb, fut très remarquée. L’émoi fut d’autant plus grand, parmi les agitateurs venus d’Allemagne, que le conseil suprême de l’Eglise (Oberkirchenrat) semblait, lui aussi, se prononcer contre eux. En février 1899, il émit une circulaire où l’on lisait : « De récens renseignemens laissent voir, sans nul doute, que les initiatives qui visent à une sortie en masse de l’Eglise catholique ne reposent pas sur une conviction religieuse. » La circulaire se poursuivait en invitant les pasteurs à examiner avec soin toute annonce de conversion, à éconduire tout nouveau venu qui ne leur serait point amené par un motif de foi, et à se rendre compte, enfin, si ces fidèles improvisés connaissaient suffisamment la doctrine de l’Eglise évangélique. Un second message était expédié, en avril, pour rappeler aux pasteurs l’esprit de leur vocation : le Conseil suprême leur défendait de prendre part, comme manifestans, à des meetings politiques.

La guerre était ainsi déchaînée dans l’Eglise évangélique d’Autriche. Le journal de M. Wolf s’irrita : lorsqu’on se convertit par intérêt, disait-il en substance, l’Eglise est accueillante ; se fermerait-elle, d’aventure, parce qu’on se convertit par patriotisme ? M. le pasteur Antonius, de Vienne, rassura M. Wolf en le recevant solennellement comme fidèle ; les députés Kittel et Iro furent l’objet d’une courtoisie semblable. Le presbytère viennois se divisa contre lui-même : M. le pasteur Zimmermann, voisin d’étage de M. Johanny, fit infliger à son confrère et au Conseil suprême un blâme rigoureux par l’« Association des coreligionnaires évangéliques. » Puis une déclaration collective circula dans l’Empire, souscrite dès le 1er mai par 75 pasteurs et qui bientôt eut près de 100 signatures : cette déclaration était un hommage au mouvement Los von Rom. Enfin la Gazette évangélique de Bielitz partit en campagne et réclama qu’on créât un Comité pour protéger la propagande évangélique, puisque le Conseil suprême manquait à ce devoir.

M. Johanny pouvait parler, M. Witz écrire, le Conseil suprême délibérer : les agitateurs passaient outre. A quoi bon s’inquiéter, demandaient-ils, de la pureté « chimique » d’un mouvement religieux, et les premiers réformateurs firent-ils ainsi les dégoûtés ? Des circonstances politiques n’aidèrent-elles point à leurs succès ? Ce sont là des aspects de l’histoire du XVIe siècle, qui d’ordinaire ne sont mis en relief que par les apologistes catholiques ; et voilà que les propagandistes du Los von Rom les étalaient et les éclairaient. On reprochait au courant qu’ils déchaînaient les innombrables scories qu’il contenait ; ils se justifiaient en ramassant les scories du luthéranisme primitif, et en les montrant. Pareillement, pour s’armer de complaisance à l’endroit des aventures intimes qui procureront plus tard à M. Wolf la plus turbulente des célébrités, ils eussent pu exposer aux regards les fâcheuses condescendances de Luther à l’endroit d’un landgrave bigame. Mais c’est un singulier moyen de propager une Eglise que d’en ternir soi-même l’honneur ; et l’on comprend que MM. Witz et Johanny n’aient été ni convaincus ni consolés. Quant à leur prétention de demander aux nouveaux venus quelques bribes de profession de foi, elle se heurtait à l’esprit général du protestantisme allemand contemporain : un symbole, c’est bon pour des « Romains ; » et la théologie ritschlienne a depuis longtemps supprimé cette formalité.

Libre à des Romains, enfin, d’attacher quelque prix à une autorité suprême disciplinaire : l’Église évangélique d’Autriche n’avait point à s’en soucier. Ce qu’on rêvait au contraire dans l’intimité des pangermanistes, c’était que cette Eglise sortît de son cadre autrichien ; que les Allemands, si peut-être ils étaient forcés d’accueillir à titre d’hôtes des coreligionnaires d’une autre langue, y demeurassent du moins les maîtres (Hausrecht) ; qu’elle se rapprochât de plus en plus des Eglises évangéliques d’Allemagne, de ces Eglises que bientôt Guillaume II, dans son discours de Gotha, devait convier à une sorte d’unité centralisée ; et qu’ainsi l’Eglise d’Autriche fût prête, le jour venu, à se fondre dans une immense Eglise nationale, une puisque l’Allemagne est une, sainte puisque Luther est saint, Eglise qui serait peut-être l’ouvrière, la messagère et l’incarnation spirituelle d’une plus vaste unité allemande. Si l’aspiration rêveuse vers une « plus grande Allemagne » n’était que le reflet d’un dessein providentiel ; si Dieu voulait que tôt ou tard l’Autriche allemande émigrât sous le sceptre mi-pontifical, mi-impérial, d’un Hohenzollern, ne fallait-il point que tout d’abord elle fût protestante ? Sinon, l’équilibre confessionnel du Reichstag serait bouleversé : une Autriche catholique fortifierait le parti du centre ; une Autriche protestante fortifierait l’Empire évangélique. « Mon suprême désir, avait dit un jour Guillaume II, tend à écarter les barrières qui séparent les unes des autres les fractions du peuple allemand. » M. Bräunlich rappelait ce mot, dans une réunion à Berlin ; et puis, avec une pétulance que l’orateur impérial eût peut-être jugée prématurée, il se précipitait en Autriche pour écarter une au moins de ces barrières, la barrière religieuse. La mission n’était-elle pas assez sérieuse, assez noble, assez historique, pour qu’on ne l’encombrât point, comme l’eussent voulu M. Witz et M. Johanny, de certains scrupules chrétiens ?


VII

Il y a des travaux dont on recule le succès en voulant le brusquer : telle la besogne pour laquelle s’entr’aidaient la Ligne évangélique et le parti radical. Elle fut compromise dès le début par l’exubérante impatience de M. Schœnerer : le 1er avril 1899 arriva et les 10 000 signatures escomptées étaient en retard. On sut en juillet que les statistiques du Conseil suprême accusaient 3 474 conversions à l’Eglise évangélique ; même en joignant ce chiffre au total des engagemens personnellement recueillis par M. Schœnerer, on était loin du dixième mille. La manifestation souhaitée avait échoué. M. Schœnerer fit tranquillement son entrée dans l’Église évangélique, au cours de 1900, et projeta pour 1901 une exhibition nouvelle. Son groupe, par suite d’élections récentes, comptait au Parlement 21 membres ; un certain nombre vivaient encore sous le joug romain. M. Schœnerer voulut qu’en bloc ils se fissent protestans ; sinon, ils ne seraient plus membres effectifs du groupe. L’Eglise évangélique devenait ainsi l’antichambre d’un parti : le baptême qu’elle conférait, et qui, quatre siècles durant, avait fait le chrétien, ferait désormais le député pangermaniste. Mais avant qu’elle eût eu le temps ou la hardiesse de protester, les députés visés protestèrent : réunis à Bodenbach, ils expliquèrent que les questions de conscience et celles de politique n’avaient rien de commun. Deux d’entre eux, qui dirigeaient des écoles peuplées de petits catholiques, et qui, d’après la loi, eussent dû renoncer à la direction de ces écoles s’ils avaient appartenu à une autre confession que la majorité de leurs élèves, avaient des raisons personnelles pour taxer M. Schœnerer d’importun. Il abdiqua sa prétention, cacha son mécompte et, s’attristant toujours davantage du « ferment d’infection que le judaïsme chrétien avait déposé dans la pensée germanique, » il se désintéressa peu à peu des questions d’Eglise. La Ligue évangélique ne le regretta point : elle se pouvait passer de lui.

Pendant que M. Schœnerer guettait la mobilisation des âmes et que le Conseil suprême élevait la voix contre cette parade, la Ligue évangélique inondait l’Autriche de ses brochures. On calculait, en mars 1899, que déjà 1 642 000 opuscules avaient passé la frontière. Il y en avait de tout ordre : quelques-uns, dont on n’abusait point, étaient destinés aux âmes pieuses ; il en était d’historiques, qui rendaient hommage à l’Eglise évangélique d’Autriche comme à une Eglise de martyrs, et qui redisaient les procédés violens par lesquels les anciens Habsbourg, les dragons de Liechtenstein, l’évêché de Salzbourg, avaient refoulé la Réforme ; il en était de politiques, qui expliquaient que le germanisme n’eut pas de meilleur appui que la Prusse protestante, pas de colons plus fidèles que les protestans allemands de la Transylvanie, et, tout au contraire, qu’il avait plutôt été desservi par les dynasties catholiques de l’Allemagne, et desservi par les catholiques allemands de Hongrie, qui s’étaient laissé magyariser. Une brochure fort délicate et presque obscène, qui était, par un jugement du tribunal de Nuremberg, interdite en Allemagne, fut répandue en Autriche à 250 000 exemplaires : elle traitait de la confession, et M. Bräunlich y renvoyait volontiers. On avait, enfin, une petite raccolta segreta d’opuscules séditieux, qui traversaient la frontière à la dérobée, en se donnant comme des ballots d’étoffe ; et la chambrette de l’un des propagandistes, quelques mois durant, fut toute remplie de ces petits écrits, qui s’intitulaient : « Les fautes des Habsbourg contre l’Autriche, » ou bien : « L’écroulement et la reconstruction de l’Autriche, » et dont la contrebande, chaque semaine, introduisait 1 600 exemplaires. Les agens de l’alliance pangermaniste (Alldeutscher Verband) s’en faisaient les colporteurs ; cafés et clubs allemands en couvraient leurs tables.

Que là-dessus quelque incident survînt : l’un de ces incidens autour desquels se concentrent, pendant des journées entières. Les passions d’une petite ville ; qu’on prêchât en tchèque, un dimanche, à l’heure où l’on avait coutume de prêcher en allemand ; qu’un vicaire slave semonçât un peu rudement quelque gamin pangermaniste ; qu’un évêque, sollicité d’installer en une cure un prêtre de langue allemande, alléguât une impossibilité qu’on prenait pour un mauvais vouloir, alors un cri de taquinerie, de représailles, de vengeance, commençait de gronder en quelques gosiers tapageurs : Los von Rom ! Le notable de l’endroit, médecin, avocat, industriel, épiait cette minute de rage ; et, sur un signe de lui, un pasteur accourait comme combattant. L’homme du Christ, sur les champs de bataille, a généralement une autre place.

On donnait en quelque local, après souper, une « soirée de famille évangélique, « non point une de ces soirées, imposantes, recueillies, comme en organise la ferveur protestante dans la Prusse rhénane et la Westphalie, rendez-vous édifians où les fidèles lisent la Bible en commun et prient en commun, ayant, d’après la promesse divine, le Christ au milieu d’eux ; mais une soirée beaucoup plus laïque, sans Bible ni sermon, où le pasteur parlait de la grandeur du peuple allemand, de l’avenir du germanisme, de l’inoubliable Bismarck. Parfois un pasteur, plus enclin vers la piété, célébrait en Bismarck l’homme de prière ; mais le public, en général, préférait contempler sous d’autres attitudes « ce fidèle Eckart près de la bière duquel se tenait l’All. Deutschland[2]. » Le parallèle entre Luther et le chancelier de fer était aussi un thème assez goûté. On buvait dans des verres où étaient peintes les couleurs allemandes ; on avait des livres de chant reliés aux couleurs allemandes ; et l’on entonnait la Garde au Rhin, ou bien quelque cantique d’invective contre cette Église romaine qui paralyse l’aigle germain dans son duel contre le faucon slave, ou bien quelque couplet prophétique sur la floraison verdoyante, éternelle, qui s’épanouirait depuis l’Elbe jusqu’à l’Adriatique lorsque le papisme serait balayé. Los von Rom, oui, Los von Rom ! On riait beaucoup, en une de ces soirées, d’un assistant qui s’appelait « Rom, » et qui dès lors ne pourrait jamais rompre complètement avec Rom. Une autre fois, un avocat s’avisait d’expliquer à sa guise tous les dogmes romains : « Croyez-vous à ceci ? — Non. — Et à cela ? — Non. — Et ce troisième article ? — Non. — Alors vous devez devenir protestans. » Et des feuilles de papier circulaient, qu’il n’y avait qu’à signer, et par lesquelles on pouvait, si l’on avait plus de quatorze ans, annoncer à l’autorité civile qu’on entrait dans l’Église évangélique. « Rien d’une solennité ecclésiastique, écrivait au sujet de ces petites soirées M. le pasteur Wegener. Pas de prière initiale, pas de thème tiré de l’Écriture. Un chant : « Notre Dieu est une citadelle ; » un mot de salutation bien cordial, bien allemand ; et puis une conversation gaie, débridée, et puis un chant encore, et la conférence. » Pas de prière au début, et des conversions à la fin. Je ne sais ce qu’eussent pensé nos pasteurs du Désert de ces conversions sans prières, survenant aux heures tardives où la gaieté va bientôt s’engourdir ; je ne sais si ces coups de la grâce, organisés dans des auberges, ne leur eussent point paru des profanations de la grâce. Il y a vingt-sept ans, ici même, M. Cherbuliez s’amusait d’un discours dans lequel un surintendant évangélique de Westphalie avait montré en Arminius un modèle des vertus chrétiennes : « Séance tenante, écrivait-il, l’éloquent prédicateur a fait faire à l’illustre païen sa première communion. » Ce surintendant a peut-être fait école parmi les jeunes pasteurs venus d’Allemagne qui, séance tenante, aux alentours de minuit, interprétaient des signatures comme des symboles.

A mesure que se multipliaient ces pêcheries d’hommes, des groupes se formaient pour entretenir un pasteur et faire bâtir une église. Les industriels d’origine allemande prêtaient alors une aide active : celui-là louait une salle ; celui-ci versait une subvention royale ; cet autre tenait l’harmonium au service religieux, et transformait en sacristain son premier employé ; tous souriaient aux ouvriers qui prenaient pour eux-mêmes le rôle de fidèles. Les municipalités pangermanistes, quelque catholiques d’origine que fussent leurs membres, donnaient un secours à ces communautés religieuses de bons Allemands. Les brochures politiques locales classaient l’Eglise évangélique parmi les institutions de défense allemande (Schutz und Trutz), entre la Société allemande de pompiers, la Coopérative allemande et la Société d’escrime allemande. Et l’église se dessinait, très grande, pour qu’elle pût abriter les futures conquêtes. Parfois, comme dans la petite localité minière de Klostergrab, ce projet de construction prenait l’aspect d’une revanche de l’histoire : de Klostergrab, en 1618, à la suite de la destruction d’une chapelle évangélique, avait jailli l’étincelle qui avait mis le feu à l’Europe pour trente ans ; et la ferveur des représailles, jouant sur le mot Klostergrab, espérait que dans cette bourgade reconquise les institutions monastiques voisines (Kloster) trouveraient leur tombeau (Grab). La pose de la première pierre donnait lieu, dans toutes ces localités déchirées par la lutte de races, à des manifestations pangermanistes : à Turn, une « colonne de Bismarck » présidait à la cérémonie, et l’on scellait dans les fondations de l’église nouvelle un étui contenant des exemplaires des principaux journaux radicaux qui avaient encouragé la construction et qui d’ailleurs servaient d’organes, en même temps, à la renaissance du wotanisme. On invitait tous les Allemands de l’endroit à participer à la fête ; on leur disait au revoir jusqu’à l’inauguration du monument, et ce jour-là les cloches émancipées, qu’on baptisait volontiers « cloche de la Germanie, » « cloche de Luther, » « cloche de Bismarck, » semblaient répéter, aux oreilles des Tchèques, l’écho vainqueur de Sadowa.

Malheur au gouvernement de Vienne s’il différait ou refusait de naturaliser autrichien et de reconnaître comme pasteur de la communauté nouvelle le théologien, venu de l’Empire voisin, qui aspirait à ce poste ! On s’indignait alors contre l’intolérance religieuse du ministère, et l’on affectait de ne point comprendre que tel candidat aux fonctions de pasteur, surtout connu pour ses propos pangermanistes ou pour la diffusion de brochures contre l’Autriche, fût mal accueilli par l’autorité ministérielle. La faute évidemment en était aux jésuites, à cet ultramontanisme dont les replis enserraient l’Autriche, « comme le serpent mythique entoura Laocoon ; » et c’était une raison pour crier plus fort encore : Los von Rom !


VIII

De fait, l’étrangeté même du mouvement compliquait singulièrement les rapports entre le pouvoir civil et l’Eglise évangélique. On n’avait point affaire à une confession religieuse qui souhaitât droit de cité sous le ciel d’Autriche ; mais à des influences exotiques qui réclamaient pour elles-mêmes toute licence en s’abritant derrière les prérogatives, depuis longtemps indiscutées, de l’une des confessions religieuses admises dans l’Empire. Le pouvoir risquait, ou de paraître intolérant s’il ouvrait les yeux, ou d’être réputé aveugle s’il les fermait.

On trouvait, en avril 1899, dans les bagages d’un pasteur allemand qui colportait l’agitation, un carnet de notes où il laissait deviner sa surprise que le pasteur Johanny, qu’il avait entretenu à Vienne, lui eût parlé de l’empereur avec un chaleureux loyalisme ; et l’on découvrait, avec ce carnet, le texte d’une circulaire confidentielle expédiée çà et là, en Styrie, par un fonctionnaire de Gratz, et qui demandait, en chaque localité, des hommes de confiance pour la propagation discrète de l’Evangile nouveau. Le fonctionnaire, qui répandait avec ses circulaires certaines brochures belliqueuses de la Ligue évangélique, fut frappé ; le pasteur étranger fut expulsé ; et la prohibition à tous fonctionnaires styriens de se laisser entraîner à des conversions qui ne seraient que des manifestations politiques ne fut point, comme on l’a voulu dire, une intimidation préjudiciable à la liberté religieuse, mais une riposte nationale à des tentatives d’origine étrangère. Les mesures que dut prendre le gouvernement contre certains colis de brochures révolutionnaires qui prenaient indûment une toilette évangélique, les saisies et confiscations qu’il fut forcé d’opérer, justifièrent avec éclat les prévoyantes alarmes de MM. Witz et Johanny. L’Église évangélique risquait de devenir suspecte ; et lorsqu’en 1900 M. Bräunlich fut à son tour expulsé d’Autriche par mesure de sûreté générale, il fut plus regretté dans les sphères pangermanistes que dans les cercles pieux de son Eglise.

Car de graves paroles commençaient d’être dites au sujet du mouvement nouveau, et elles méritaient l’attention du loyalisme évangélique. « On parle de rupture avec Rome, articulaient certaines voix ; ce qu’on veut, c’est une rupture avec l’Autriche. Los von Rom, los von Oesterreich. » Ce n’était pas seulement M. Lueger, ou le prince Aloys de Liechtenstein ; ce n’étaient pas seulement les évêques de la monarchie, qui portaient ce verdict ; ce fut bientôt l’héritier du trône, en personne. Acceptant en mai 1901 de prendre la présidence de l’Association scolaire catholique, l’archiduc François-Ferdinand témoigna, en termes formels, qu’il voulait rendre hommage à « l’activité patriotique et religieuse de ce groupement, surtout au moment de l’agitation Los von Rom, qui est un mouvement de rupture avec l’Autriche, et à laquelle on ne saurait opposer assez de digues. »

Ces paroles, tombées de haut, montrèrent quelles compromissions pouvaient résulter, pour l’Eglise évangélique d’Autriche, des indiscrètes entreprises de ses nouveaux pasteurs ou de ses nouveaux fidèles ; et, un mois après, le discours dans lequel M. de Koerber, président du conseil, se portait garant que l’Église catholique n’était point menacée, qu’elle se pouvait reposer sur sa propre force, et que le gouvernement, à l’avance, voulait mettre au-dessus de toutes les suspicions le patriotisme de tous les sujets, fut à tort interprété comme un désaveu courtois du langage du futur empereur ; ce discours attestait que M. de Koerber ne considérait pas l’Église évangélique d’Autriche et les citoyens autrichiens membres de cette Église comme étant a prio71 solidaires d’une agitation venue d’ailleurs. Il est singulièrement délicat pour M. de Koerber et pour M. de Hartel, ministre de l’Instruction publique et des Cultes, de s’efforcer de distinguer entre les besoins religieux authentiques et les manœuvres politiques déguisées, de satisfaire ceux-là, d’évincer celles-ci. M. de Hartel, qui fait autorité dans la science philologique pour le tact exercé avec lequel il publie les écrits des Pères Latins et tranche entre les diverses variantes un différend toujours épineux, est appelé, aujourd’hui, à surveiller les interpolations politiques qui volontiers envahissent la Réforme, et à déchiffrer les consciences, si quelque autre que Dieu pouvait les déchiffrer. Aussi indulgent comme ministre que sévère comme critique, il a déjà donné son agrément, pour des postes en Autriche, à plus de cinquante pasteurs venus d’Allemagne. Mais ceux dont justice a été faite ne pardonnent point, et l’un des expulsés, M. Everling, disait naguère à Zittau : « Nous pouvons aider nos frères allemands d’Autriche — dernier rayon d’espérance — avec de l’argent. L’argent est un article qui, même en Bohême, n’est pas encore expulsé. » On aurait dit, à entendre M. Everling, qu’un assaut se préparait entre une bureaucratie « jésuitisée » et des capitaux étrangers, et que les âmes en seraient l’enjeu ; M. de Hartel, qui sait à quel prix les Pères mettent la plus humble des âmes, doit assurément s’étonner de cette façon nouvelle de les estimer.

M. Everling était, du moins, sincère : le nerf de la guerre devenait en effet le nerf de l’Evangile, ainsi que le montrait récemment M. Kramar, le député jeune-tchèque, dans un discours aux Délégations. La Ligne évangélique, en 1899, dépensa pour l’Autriche 90 964 marks, dont 19 400 pour frais d’agitation, 13 500 pour propagande de brochures, 35 000 pour entretien des pasteurs et des vicaires ; en 1900, elle dépensa 99 299 marks ; en octobre 1901, elle évaluait à plus de 400 000 marks le total de ses débours. L’Association Gustave-Adolphe, qui d’après ses statuts ne doit point aider à la fondation d’Églises nouvelles, mais soutenir les communautés déjà existantes, s’est penchée sans retard, avec une main largement ouverte, vers quelques-unes des paroisses qu’a fait surgir le mouvement Los von Rom : de 1897 à 1901, les subventions qu’elle donnait en Bohême se sont élevées de 138 000 à 264 000 marks, et celles dont elle gratifiait la Styrie de 12 000 à 51 300 marks. Certains gouvernemens de l’Empire allemand ont laissé faire des collectes pour la diffusion de l’Evangile allemand ; une association nouvelle s’est fondée à Barmen pour y aider ; et l’attitude des vieux luthériens de Brunswick, s’étonnant que l’Allemagne, qui aurait elle-même besoin de moissonneurs d’âmes, s’oublie si généreusement en faveur de l’Autriche, est un exemple assez isolé. La plupart des communautés qui se fondent ont une ville d’Allemagne pour marraine : Hambourg soutient, tout là-bas au fond de la Styrie, la jeune église de Mahrenberg, dont les habitans, après avoir élu M. Schœnerer citoyen d’honneur, ont désiré substituer, au « Christ roi des siècles, » au « Christ roi des peuples, » un Christ du XXe siècle, qui leur parût allemand. Brème subventionne Leoben ; la Hesse vient en aide à Judenburg ; Crefeld et München-Gladbach se cotisent en faveur de Trebnitz ; les fonds de Halle s’en vont à Cilli, et ceux de Westphalie à Braunau. De même que jadis les essaims grecs épars en Asie Mineure étaient filleuls d’Athènes ou de Sparte, on dirait presque que l’Allemagne réformée veut faire en Autriche œuvre de colonisation. Elle ne se donne point la peine de réfuter les judicieuses circulaires du Conseil suprême évangélique ; elle passe outre, avec de nouveaux chèques.


IX

Ce serait un curieux travail de pouvoir faire une sorte de balance, mathématiquement, entre les libéralités allemandes et les résultats obtenus, et d’évaluer ainsi ce qu’a pu coûter en moyenne la formation d’une communauté, ou même, plus en détail encore, la conquête d’une âme[3] : les données manquent pour ce travail. La charité est volontiers occulte, la politique aussi ; l’une et l’autre dédaignent ou évitent un bilan fort exact de certaines dépenses ; et, sous diverses formes, des dons sont venus d’Allemagne, qu’aucun budget officiel ne mentionne. Les chiffres sont plus sûrement établis, en ce qui concerne le nombre des âmes. Il apparaît que l’Eglise évangélique a gagné sur l’Église romaine 5 372 âmes en 1899, 3 994 en 1900, 5 469 en 1901, 1 792 dans le premier semestre de 1902 ; et que le vieux-catholicisme, dans les années 1899, 1900 et 1901, a gagné de son côté 7 417 âmes. C’est en Bohême surtout que l’action allemande a été récompensée : il y avait là, en 1898, 28 ecclésiastiques protestans, 23 églises, et 48 localités où le service religieux se célébrait, soit régulièrement, soit de temps à autre ; on a vu s’installer, depuis quatre ans, 26 vicaires, s’édifier 17 églises, des offices ou prêches se célébrer en 60 localités nouvelles ; et la surintendance évangélique de Bohème a été dédoublée. La Styrie, en 1898, était répartie entre 6 cures protestantes ; 8 ecclésiastiques pourvoyaient aux besoins du culte, et 17 localités seulement (y compris les endroits où vivaient ces pasteurs) bénéficiaient d’un service religieux, hebdomadaire ou intermittent ; cette province possède à présent 9 presbytères et 8 vicariats, 21 ecclésiastiques, et le service évangélique est désormais connu dans 60 bourgades environ.

Autre chose est de compter, autre chose est de peser. Les pasteurs hostiles à l’agitation font observer que beaucoup de ces paroisses n’ont qu’une poignée de fidèles, que ce sont des créations factices, que ces fidèles eux-mêmes ne sont protestans que de nom, et que, malgré les succès apparens de la Réforme, on voit s’éteindre, faute de public, un journal évangélique comme l’Alpenbote, de Cilli, qui semblait destiné à bénéficier de ces succès et surtout à les accroître. Les propagandistes répliquent que le mouvement, de national, est devenu religieux, et que, derrière la haute stature de Bismarck, les convertis ont fini, Luther aidant, par apercevoir le Christ et par s’attacher à lui. Du côté adverse, on ne partage point cet optimisme ; maison accorde, — et c’est le seul fait dont on se réjouisse, — que l’agitation Los von Rom a eu ce résultat, indirect et involontaire, de faire ressouvenir l’Église évangélique d’Autriche de certaines ouailles qui étaient à elle, bien à elle, et qu’elle ignorait. En beaucoup d’endroits de Styrie survivaient des familles évangéliques à peu près délaissées, très éloignées du plus prochain pasteur ; les nouveaux prédicans, sans les chercher, les ont rencontrées ; elles ont repris conscience de leur filiation luthérienne ; elles forment, aujourd’hui, des noyaux sérieux pour une sérieuse propagande évangélique. Tandis qu’en Bohême l’agitation Los von Rom n’a guère fait qu’échauffer des cerveaux, en Styrie au contraire les allées et venues d’un souffle évangélique, si vicié qu’il fût par des élémens hétérogènes, ont pu réchauffer un certain nombre d’âmes isolées et désertées ; et foncièrement incapables de susciter une vie religieuse nouvelle chez les catholiques qu’ils se flattent de gagner, les propagandistes ont eu parfois cette fortune, — comme il advient au contact d’une étincelle, — de rallumer l’ancienne vie religieuse éteinte chez des réformés que la Réforme avait perdus de vue.

Ainsi s’explique, peut-être, l’initiative singulière que prit au début de 1900, en faveur de la construction d’une église protestante à Mürzzuschlag, M. Pierre Rosegger, l’original écrivain dont M. Seillière a récemment entretenu les lecteurs de la Revue. Cet Allemand, catholique d’origine, se sentit une immense pitié pour les familles allemandes qui, dispersées dans la haute vallée de la Mur, vivaient sans Christ faute de pasteurs ; et il lança dans toute l’Allemagne un appel pressant pour que l’Allemagne édifiât à Mürzzuschlag une église. Cet appel, qui parlait de paix religieuse et d’harmonie des confessions, — termes peu familiers à la Ligue évangélique, — fit surgir sur la petite colline de Mürzzuschlag, au centre d’un superbe amphithéâtre de montagnes, un édifice allègre, élancé, qui dans cette région purement allemande ne défie ni Tchèques, ni Slovènes ; et l’on veut espérer que cette église, bâtie en terre pacifique à la suite d’un rêve de poète, demeurera pacifique elle-même.

Les communautés de Bohême, depuis un an, ont plus d’une fois envié Mürzzuschlag. Elles n’étaient pas nées, elles, sous les auspices d’un poète, mais d’un couple d’hommes politiques, et ce couple était à tout jamais séparé ; et M. Schœnerer était plus acharné qu’aucun autre à proclamer l’infamie de son coreligionnaire en pangermanisme, de son coreligionnaire en luthéranisme, M. Karl Wolf. S’étant inféodés à un parti, les propagandistes du Los von Rom devaient en partager les disgrâces, et se laisser éclabousser de certaines hontes. La mauvaise fortune semble avoir commencé pour eux. La pression qu’ils exercèrent à la fin de 1901 sur le synode général évangélique n’obtint de ce synode qu’une décision assez confuse, qui ne les justifiait point ; les « libéraux n’allemands de Bohême, en certaines élections, ont pour la première fois confondu leurs votes avec ceux des catholiques pour en finir avec ce « sport radical » (le mot m’était dit par l’un d’entre eux) qui s’appelle le Los von Rom ; malgré l’émoi provoqué parmi les Allemands d’Autriche, au printemps de 1902, par le nouveau vote du Parlement relatif à Cilli, les statistiques prouvent que le mouvement évangélique s’est notablement ralenti ; la revue Die Wartburg, récemment fondée à Munich pour le soutenir, remplit surtout ses colonnes en rééditant les anciens bulletins de victoire ; et M. le vicaire Kinzenbach, de Braunau, vient de reconnaître, au Congrès de la Ligue évangélique, que l’heure des conversions en masse n’a pas sonné.

Rappelons-nous le début du mouvement : c’est précisément à des conversions en masse qu’on aspirait ; le discours de M. le vicaire Kinzenbach, encore qu’on n’y sente nul découragement, encore que l’orateur espère une lente et sûre diffusion de l’Evangile réformé, enregistre, en définitive, une sorte de renonciation.


X

Quelle qu’ait été, pour les premiers propagandistes du mouvement Los von Rom, la distance du rêve à la réalité, un fait subsiste : on a vu se détacher de l’Eglise romaine, avec cette indolence fatiguée qui précipite la chute des feuilles d’automne, un certain nombre de ses enfans. « Feuilles à demi mortes, disent certains, et qui faisaient assez peu d’honneur au vieux tronc romain ; » et cela est vraisemblable. — « Pour un fidèle qu’a perdu Rome, reprend un pasteur évangélique hostile au mouvement, cinq autres, qui étaient indifférens, se sont, par une réaction naturelle contre l’attaque, rattachés à leur Eglise avec une ferveur retrouvée ; » et cela peut-être est encore vrai. L’accident, tel quel et quand même, demeure pour l’Eglise catholique d’Autriche un symptôme et une leçon.

Montalembert, passant à Prague en 1833, écrivait à Lamennais : « Le catholicisme est tombé, en Bohême, dans un sommeil de mort : prêtres, moines, fidèles, tous dorment, sans se douter de ce qui se passe au dehors et de ce qui s’agite au sein même de la société où ils vivent[4]. » On ne se relève pas en un jour d’un sommeil de mort ; et l’Eglise de Bohême mérite cet éloge d’y avoir tâché, et d’y avoir en parti réussi. Le Culturkampf, en amenant un certain nombre de membres de la congrégation bénédictine de Beuron à chercher un asile dans l’hospitalière ville de Prague, a contribué, indirectement, au renouveau de la vie religieuse. Mais ce renouveau, qui est la besogne d’aujourd’hui et qui sera encore la besogne de demain, ne se peut accomplir que si les occupations du prêtre sont adaptées à sa vocation et si les divisions paroissiales sont appropriées aux besoins des temps. Voilà la double réforme dont beaucoup de bons esprits, dans l’Eglise d’Autriche, commencent à se préoccuper. Il suffit de pénétrer dans l’intérieur de quelques prêtres autrichiens pour constater qu’ils succombent sous le poids des corvées bureaucratiques : il entre dans leur fonction de prêtres, depuis Joseph II, de faire les écritures qui chez nous sont confiées au secrétaire de mairie ou à un scribe de gendarmerie ; et le travail que leur donne ainsi l’Etat entrave étrangement leur ministère. La prédication en souffre, le catéchisme en souffre ; et l’Eglise devient une grande teneuse de livres, qui catalogue les têtes des sujets ou des conscrits, mais qui n’a plus le loisir d’une prise sur leurs âmes. Les âmes, d’ailleurs, sont souvent très loin : sur le terreau de la grande industrie de grosses agglomérations ont germé, sans qu’aucun clocher rompît le fil monotone de leurs cheminées d’usines. Turn avec ses 10 000 catholiques était une cité sans église quand les pasteurs d’Allemagne, il y a trois ans, lancèrent l’appel pour y construire un temple ; la secousse fit rapidement s’ouvrir le sol pour la première pierre d’une église catholique ; et les 10 000 fidèles de Turn, qui jusqu’ici n’avaient d’autre paroisse qu’une église située à une demi-heure de route, desservant plusieurs villages et pouvant contenir au plus 500 personnes, seront à l’avenir moins oubliés. Une lacune pareille, à Krammel-Obersedlitz en face d’Aussig, est pareillement réparée. Mal servi et souvent desservi par les instituteurs, le clergé ne peut compter que sur ses propres forces ; et des divisions paroissiales datant du lendemain de la guerre de Trente ans lui sont un cadre d’action plutôt médiocre.

Lors même que la bureaucratie d’Etat, secondant la bonne volonté des évêques, serait moins lente à donner les autorisations nécessaires pour la multiplication des paroisses, une question subsistera, singulièrement épineuse : celle des évêchés. Ils sont en même nombre, en Bohême, qu’il y a un siècle, au temps où la population du royaume était trois fois moindre. Deux évêchés nouveaux sont depuis longtemps projetés : l’un dans une ville tchèque, comme Pilsen ou Kutenberg ; l’autre dans l’une des villes que les Allemands considèrent comme leurs, Eger par exemple ; mais on devine que déjà l’opinion tchèque s’émeut, tant parmi le clergé que parmi les laïques, à la pensée que Rome, par la création en terre bohémienne d’un évêché allemand, porterait une atteinte implicite à l’intégrité du royaume de Bohême : et Rome temporise, jusqu’au jour où les circonstances seront mûres pour quelque autre solution, ou l’opinion mûre pour quelque sacrifice.

L’Église catholique en Autriche est encore une force ; mais l’opinion catholique n’en est pas une : serait-il permis de penser que la première de ces forces ne se peut maintenir qu’en créant la seconde ? Formés par un enseignement catéchétique plus soigné ; ayant à leur portée, plus près d’eux, des prêtres qui auraient plus de loisirs pour être des pasteurs d’âmes, les catholiques allemands d’Autriche commenceraient par donner moins d’inquiétudes à leur clergé et finiraient peut-être par lui procurer des vocations sacerdotales s’ils avaient, comme leurs frères d’Allemagne, une presse locale sérieusement développée, des associations fortement ramifiées, des congrès où la tribune ne fût pas muette : depuis quelques années, de très heureux essais ont été faits, en particulier grâce à l’initiative de M. le professeur Kordac, de Leitmeritz ; et la pression de certains journaux allemands qui, très franchement, proclament leurs alarmes — spécialement des Historisch-politische Blaetter, de Munich, et de la Gazette populaire, de Cologne — semble être une suprême garantie que ces essais se poursuivront. En régénérant ainsi ses énergies, l’Église d’Autriche effraiera peut-être certains fonctionnaires d’esprit joséphiste, les fils ou les petits-fils de ceux qui, durant tout le gouvernement de Metternich, surent, malgré le vouloir du premier ministre, empêcher entre Vienne et Rome la conclusion d’un concordat ; mais l’Église aura pour elle tous ceux qui veulent maintenir l’État autrichien.

L’État autrichien est le seul État qui ait, en son essence, quelque chose d’international : avec sa mosaïque de nationalités, il est comme un reflet, timide et toujours vacillant, de cette antique chrétienté dont rêva le moyen âge, et qui était, elle aussi, une mosaïque. Il y a donc, à certains égards, comme une parenté spéciale de physionomie entre cette Autriche qui rapproche sans les confondre des races hétérogènes, et cette Église de Rome qui sait unifier les peuples sans les amalgamer, et les respecter tout en les faisant se respecter entre eux ; et si l’on envisageait, à la façon d’un simple problème de politique, quelle est la confession religieuse qui peut le mieux s’adapter au génie propre et aux besoins propres de l’Autriche, toute réponse impartiale militerait en faveur du catholicisme. Par là même que le protestantisme immigré d’Allemagne accentue les arêtes qui séparent les nationalités et. fait fermenter une discorde dans ce qu’il appelle dédaigneusement la « levure » autrichienne (Oesterreichisches Volksbrau), il s’attaque à l’originalité de l’Autriche et efface l’originalité du christianisme. S’il est vrai, d’autre part, qu’une agitation Los von Rom se pourrait aussi produire parmi les races slaves du jour où elles croiraient avoir lieu d’être mécontentes de Rome et que, tout récemment, une pétition du clergé tchèque contre la création d’un évêché allemand à Eger a signalé cette menace à la nonciature, et si l’on peut dire, dès lors, que l’Autriche est peut-être guettée par autant de mouvemens Los von Rom qu’il y a de races en conflit, il semble qu’on doive conclure — et le dernier mandement collectif des évêques est à l’unisson de cette conclusion — qu’en face de Ici lutte des races, qui est en passe d’aboutir à une reviviscence locale des guerres privées, l’Eglise romaine poursuivra son propre salut et tout ensemble celui de l’Autriche, en retrouvant dans son propre passé, en pratiquant et en proposant la politique de la Trêve de Dieu. La création à Rome par Léon XIII du collège bohème, accueillant pour les clercs des deux langues, éclaire et guide cette politique.


Les Tchèques, chose curieuse, avaient un instant espéré, il y a bientôt quatre siècles, que c’était la Réforme qui marquerait entre eux et les Allemands la Trêve de Dieu. On lit dans la chronique de Bartoch :


Telle était la haine des Allemands pour les Tchèques et les Moraves, que c’était pour eux une souffrance d’entendre même prononcer le nom de Bohême ; ils le prouvaient par des outrages, des injures, les condamnaient à l’enfer, inventaient des guerres et autres mauvais artifices. Mais alors Dieu tout-puissant daigna susciter un savant moine, Martin Luther, qui fît connaître aux peuples étrangers sa vérité et sa loi ; et dans les contrées allemandes qui nous entourent, les habitans, depuis si longtemps défavorables et hostiles aux Tchèques et aux Moraves, furent convertis par lui à la communion sous les deux espèces ; par là, grâce à Dieu, il amena ces Allemands à de meilleurs sentimens, et ils conçurent de l’amitié pour les Moraves et les Tchèques[5].


Ainsi parlait le chroniqueur, et voici qu’aujourd’hui c’est dans les fourgons de la Réforme que les Allemands viennent à l’assaut des Tchèques ; et c’est au nom de Luther qu’ils mènent contre les Tchèques la guerre de Dieu, la guerre du Dieu allemand. Le hussitisme, révolte de la conscience tchèque en terre tchèque, fraya les voies à la Réforme, et Podiebrad, nous dit son dernier historien M. Ernest Denis, sauva la Réforme en même temps que la nationalité tchèque. Mais cette Réforme elle-même, par une sorte de reflux, revient battre les montagneuses murailles qui font ceinture à la Bohême, et elle réclame le droit, pour la conscience germanique, de devenir maîtresse en terre tchèque. Bartoch s’était donc trompé : les Tchèques, après Luther comme avant, gardent plutôt leur confiance en un de leurs vieux documens du XIVe siècle, la chronique de Dalimil, où il est dit en propres termes : « Les Allemands font d’abord les modestes ; puis, dès qu’ils se sont multipliés, ils oublient qu’ils sont nos hôtes et vont chercher un prince dans leur pays. » La postérité du « savant moine Luther » justifie, six cents ans après, la malicieuse défiance de cette chronique.

L’histoire a de singuliers retours. Au XVe siècle, la Bohême hussite avait pour mot d’ordre la rupture avec Rome et avec l’Allemagne, Los von Rom und Los von Deutschland : elle se flattait de conquérir son autonomie à l’endroit des influences allemandes en prenant une attitude religieuse qui la mît aux prises avec l’Eglise romaine. Au XXe siècle, ce sont les ennemis du royaume de Bohême qui ont à leur tour arboré la devise : Los von Rom ! Et ils ajoutent : Los von Prag ! Le même cri de révolte religieuse qui jadis, s’essayant sur des lèvres tchèques, accompagna l’expulsion des Allemands, est aujourd’hui poussé par des lèvres allemandes et prépare le refoulement des Tchèques. Les mots ont leurs caprices, comme les hommes ont les leurs ; la sérénité romaine survit aux uns et aux autres et continue de planer, immuable, par-dessus ces peuples qui ne lui cherchent querelle que pour se mieux gourmer entre eux.


GEORGES GOYAU.

  1. On peut consulter, sur cette action radicale et pangermanique, les deux livres de M. André Chéradame : l’Europe et la question d’Autriche au seuil du XXe siècle ; — l’Allemagne, la France et la question d’Autriche. Paris, Plon, 1901 et 1902.
  2. Ce n’est même pas dans une soirée de famille, mais au temple même de Bielitz (Silésie Autrichienne), en un service solennel pour Bismarck, que M. le pasteur Schmidt, directeur de la Gazette évangélique, tenait ce propos, et il ajoutait : « Oui, Bismarck a vaincu l’Autriche ! Nous ne voulons pas disputer ici sur la nécessité de la guerre de 1866, guerre qui tôt ou tard devait survenir. Nous ne voulons pas mentionner plus longuement les conséquences de cette guerre, conséquences riches en bénédictions, et qui préparèrent à l’Autriche un état de choses plus libéral. Mais n’avons-nous pas à remercier Bismarck d’avoir bientôt éteint la torche de guerre, d’avoir traité l’Autriche avec mansuétude ? »
  3. Un mandement de l’évêque de Leitmeritz, mentionnant des « défections payées en monnaie sonnante, » a provoqué, en 1900, de vives ripostes des pasteurs : le débat touche de trop près au secret des âmes et des cassettes pour comporter, ici, autre chose qu’une brève mention.
  4. R. P. Lecanuet, Montalembert, I, p. 317. Paris, Poussielgue.
  5. Cité par M. Ernest Denis, la Fin de l’Indépendance bohème, II, p. 59. Paris, Colin.