L’Allemagne et la Guerre/02

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L’Allemagne et la Guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 241-263).
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L’ALLEMAGNE ET LA GUERRE

DEUXIÈME LETTRE


Monsieur le Directeur et cher Confrère

Vous voulez bien m’inviter à vous communiquer les réflexions que j’ai pu faire depuis que, répondant à l’appel du bien regretté Francis Charmes, j’essayai de dire comment et pourquoi la barbarie dont usaient les Allemands dans la guerre actuelle était voulue, systématique, philosophique. Plus vivement encore qu’en octobre 1914, à vrai dire, je sens aujourd’hui une répugnance à me recueillir, à coordonner mes idées, à écrire. Plus que jamais, je songe à la devise de Hoche : Res, non verba ; Age quod agis ; ce qui veut dire : Primo vincere, deinde philosophari. Mais, d’autre part, il m’arrive du front des lettres où nos admirables combattans, entre deux batailles formidables, me font la théorie de la guerre actuelle, et me citent des textes de Platon ou de Pascal, avec une liberté d’esprit et une sérénité de réflexion égale à celle que je goûtais chez eux lorsque j’avais le bonheur de les voir travailler auprès de moi. Et, dans le monde entier, cette guerre est considérée comme une sorte de croisade philosophique, où sont aux prises deux conceptions opposées du bien et du mal, et de la destinée humaine. Il faut donc penser qu’il n’est pas contraire au devoir de philosopher à l’heure actuelle, et que les idées sont admises à se produire et à jouer un rôle, dans le temps même que la force se déchaîne avec une violence inconnue.

Reste, il est vrai, la difficulté, l’impossibilité de se ménager ce recueillement, que Descartes jugeait nécessaire à la pensée, si elle voulait se distinguer des impressions fugitives de l’imagination. Mais peut-être, à de certaines heures, le langage des événemens est-il si précis et si clair, que ce que l’on a de mieux à faire, c’est de l’écouter, et de le reproduire aussi simplement et fidèlement que possible.


Le fait qui, dès le début de la guerre, a frappé le monde, c’est la violation brutale des lois divines et humaines qu’a, tout de suite, affectée l’Allemagne. Les crimes sont si énormes, qu’une partie de l’opinion, parmi les nations neutres, se conformant à l’injonction des représentans officiels de la science et de l’art allemands, en nia, a priori, la possibilité. They cannot have done that, entendions-nous dire de divers côtés.

Cependant, à moins d’être résolu à s’abriter derrière la neutralité pour soutenir la cause allemande, il fallut se rendre à l’évidence. Il n’était que trop certain, d’après les enquêtes les plus irrécusables, que l’Allemagne actuelle, qui a pour devise : Deutschland über alles, entendait imposer à l’univers toutes les conséquences, matérielles et morales, de ce principe, posé comme un axiome. Dès lors, le monde s’est trouvé en présence d’une question cruelle. Quoi ! la patrie de Leibnitz, de Kant, de Beethoven, de Goethe, en est venue à se dresser sciemment, puissance diabolique, contre le droit, contre la civilisation, contre l’humanité ! Que penser d’une telle métamorphose ? Est-elle réelle ? Est-elle profonde ? Est-elle durable ? L’Allemagne ne doit-elle pas redevenir elle-même, dès que disparaîtront les circonstances qui l’ont fait sortir de son caractère ? Se peut-il qu’il y ait au monde une nation érigeant la barbarie en manifestation de la culture, et que cette nation soit l’Allemagne ? Question urgente, car, de la manière dont elle sera résolue, dépendra la conduite que les nations devront tenir envers l’Allemagne après la guerre.

Beaucoup, il faut le dire, se sont contentés et se contentent de cette réponse : Oui, l’Allemagne est changée, transformée, méconnaissable. Mais ce n’est là qu’un phénomène accidentel et passager, normal d’ailleurs : c’est la réaction, toute physiologique, d’un organisme qui, se trouvant engagé dans une lutte à mort, use indistinctement de tous les moyens dont il peut disposer pour faire face à ses ennemis. La lutte finie, l’organisme, ayant retrouvé la sécurité, reviendra, tout naturellement, à son état antérieur.

Explication de naturaliste, indifférent aux enseignemens de l’histoire, objectent ceux qui ont observé l’évolution dont l’Allemagne a offert le spectacle, particulièrement depuis 1864. Mais, parmi ceux-ci, plusieurs se contentent d’admettre qu’en Allemagne, par suite de l’hégémonie de la Prusse, le militarisme s’est peu à peu implanté. Brisez, disent-ils, le militarisme prussien, et l’Allemagne reconnaissante redeviendra la nation pacifique et idéaliste dont le monde observait avec sympathie la prospérité.

En face de ces interprétations, plus ou moins optimistes, s’en est produite une autre toute différente. Recherchant le passé le plus reculé de l’Allemagne, nombre d’érudits ont pensé y trouver la preuve de la persistance, à travers les siècles, d’une Allemagne toujours la même dans son fond, quelles que fussent les effusions superficielles de ses théologiens, de ses philosophes, de ses poètes, de ses musiciens. Et cette Allemagne éternelle ne différait point de celle-là même que nous avons sous les yeux. Rêver une conversion de l’esprit allemand serait aussi insensé que de s’attendre à la transformation d’un loup en agneau.

Mon esprit est, je l’avoue, obsédé par ce problème, que je vois renaître dans tous les livres qui m’arrivent de l’étranger, dans toutes les conversations que j’ai avec des neutres. Me permettez-vous, Monsieur le Directeur et cher Confrère, d’indiquer la solution que je serais disposé à y donner ?


Des théories et de la pratique actuelles, je trouve les germes, non seulement dans l’Allemagne du Moyen Age, si laborieusement et peut-être si incomplètement convertie à la doctrine chrétienne du Dieu d’amour et de bonté, mais encore dans l’Allemagne moderne et idéaliste, dans celle que, volontiers, l’on oppose radicalement à l’Allemagne actuelle. Kant, par exemple, a composé un traité de la paix perpétuelle. Or le même Kant, dans son opuscule sur l’'Iidée d’une histoire universelle (1784), écrit : « Grâces soient rendues à la nature pour la répugnance à la conciliation, pour le désir insatiable de possession et de domination dont elle a doté l’âme humaine. L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux que lui ce qui lui est bon : elle veut la discorde. » Goethe termine son Faust par ces mots fameux : « L’éternel féminin (et, par là, il entend, ce semble, l’amour qui se donne jusqu’au sacrifice) nous tire à lui vers les cieux. » Mais l’agent de la rédemption de son Faust, c’est, en fait, Méphistophélès, c’est-à-dire le diable, le mal. Du mal seul peut naître le bien : telle est, dans ce poème, la loi d’airain du monde réel. « Ne crains pas de te présenter devant moi, dit le Seigneur à Méphistophélès. J’ai plaisir à te voir. L’homme n’a que trop de propension à s’endormir. C’est pourquoi je lui donne pour compagnon un diable, dont l’office est de le stimuler. » Le mal est, dans le Faust de Goethe, la condition, la source même du bien ; le mal est bon, car du mal, même voulu comme fin, le bien sort nécessairement. « Je suis, dit Méphistophélès, une partie de cette force, qui veut toujours le mal, et toujours produit le bien. »

Est-ce à dire que l’Allemagne actuelle procède, en droite ligne, de Kant et de Gœthe ?

Telle que l’avaient faite les Luther, les Leibnitz, les Kant, les Gœthe, les Beethoven, la pensée allemande était multiple, diverse, remarquablement riche. Aux principes que nous avons énoncés, d’autres, très différens, faisaient, dans une certaine mesure, équilibre. Peu scandalisée par la contradiction, parce qu’elle goûtait cette doctrine, qu’un esprit supérieur sait réunir en une synthèse transcendante les principes mêmes que la raison vulgaire juge incompatibles, la pensée allemande cultivait avec la même ardeur l’idéalisme et le réalisme, l’objectivisme et le subjectivisme, l’art et la vie pratique, les parties basses et les parties nobles de la nature humaine.

Or, à partir de 1648, date du traité de Westphalie, à travers 1806, 1813, 1815, 1864, 1866, 1870, l’Allemagne a opéré, parmi les divers principes qu’elle nourrissait, une sélection. Laissant tomber ceux qui ne répondaient plus à son actuelle disposition d’esprit, développant les autres d’une manière exclusive et systématique, elle en arriva à différer très réellement d’elle-même. Ainsi s’explique l’étonnement douloureux, et comme incrédule, qu’éprouvent aujourd’hui nombre de ceux qui ont connu l’Allemagne avant 1870, à une époque où ses destinées ne paraissaient pas encore définitivement fixées. Alors, certes, les tendances multiples d’autrefois étaient déjà visiblement ramenées à deux : l’Allemagne au-dessus de la Prusse, la Prusse au-dessus de l’Allemagne ; et, entre deux thèses telles que celles-là, nulle conciliation n’était plus possible. Mais on pouvait encore se demander si, de ces deux tendances contradictoires, ce serait la seconde qui l’emporterait. Après 1870, le doute ne fut plus permis.


L’Allemagne actuelle n’est pas la continuation pure et simple de l’Allemagne d’autrefois. Ce n’est pas, non plus, l’effet fatal d’un développement spontané. C’est une détermination, contingente, en quelque mesure, des tendances séculaires de l’âme allemande. Comment s’est produite cette détermination ?

On a souvent répété, dans ces derniers temps, le mot de Frédéric II : « Je prends d’abord, je sais qu’il se trouvera toujours des pédans pour démontrer que j’étais dans mon droit. » Selon cette manière de considérer les choses, c’est uniquement dans les instincts, les appétits, les forces impulsives agissant au sein de l’âme allemande qu’il faudrait chercher l’explication de la conduite tenue par les Allemands. En vain ceux-ci mettent-ils en avant des idées, des principes, des raisonnemens, qu’ils nous donnent pour les motifs et les causes de leurs actions. On se refuse à admettre que de tels actes puissent réellement procéder, à quelque degré que ce soit, de la raison, et l’on s’en tient à cette commode maxime : la pensée n’est que le reflet de l’action. On suppose donc que les théories allemandes dont le monde s’étonne ne sont autre chose que la justification, essayée après coup, d’une pratique à laquelle aucune idée réfléchie et sérieuse n’a, réellement, présidé. Et l’on conclut que, si, quelque jour, les Allemands sont matériellement empêchés de satisfaire leurs instincts violens, toutes ces doctrines scandaleuses se dissiperont comme par enchantement. Cette interprétation sommaire est-elle conforme à la réalité ?

En d’autres pays, peut-être, les idées sont, à l’égard des faits, des manifestations, des épiphénomènes, plutôt que des causes. En Allemagne, elles ont certainement agi. Quelle fut l’origine première de ces idées allemandes, dont l’historien constate l’influence ? Nul ne peut le dire : au fond de l’âme humaine la pensée, la volonté, le sentiment, sont intimement unis, et, constamment, agissent et réagissent l’un sur l’autre. Mais il n’est pas douteux que la pensée proprement dite, la pensée consciente, ne soit, par elle-même, capable d’influence ; et, de cette efficacité, l’Allemagne nous offre un exemple particulièrement remarquable.

A partir de 1648, nous voyons les penseurs allemands s’appliquer, de plus en plus systématiquement, à implanter dans l’âme allemande cette idée, que l’état de morcellement où se trouve l’Allemagne et sa dépendance à l’égard de l’étranger sont contraires à son génie et à sa destinée, et que, unie et consciente de son originalité, l’Allemagne pourra défier l’univers, en attendant qu’elle le domine. Cette idée, qui sera le thème de la chanson : Deutschland über alles, de 1841, n’était pas, au XVIIe siècle, la traduction du mouvement des faits, puisque l’Allemagne, alors, était radicalement et, semblait-il, irrémédiablement divisée : c’était une réaction de l’esprit contre le fait. Et c’est de l’esprit allemand que, peu à peu, par l’utilisation des événemens, cette pensée est descendue dans le monde des réalités.

Pour se rendre compte de la manière dont s’est produite cette évolution, il n’est pas inutile de considérer certaines notions, étranges au premier abord, qui jouent un rôle capital dans la philosophie allemande ; je veux parler des notions de conscience transcendantale, de finalité inconsciente et immanente, d’universel concret, de volonté inhérente au Tout. Ces concepts sont des expressions diverses de cette idée, que les consciences individuelles peuvent être guidées, gouvernées, modelées, à leur insu même, par un plan idéal, qui, plus réel qu’elles-mêmes, les domine, les pénètre, et, en quelque sorte, les recrée. C’est ainsi que, pour David Strauss, ce n’est pas le Jésus du monde visible qui a fondé le christianisme et qui en est l’âme et la vie : c’est le Jésus idéal, seul véritablement capable de perfection, d’être et de puissance. Le plan allemand, la loi de réalisation de ce plan, la méthode suivant laquelle les événemens seront exploités en vue de cette réalisation : autant de forces vivantes qui agissent sur les consciences allemandes, et avec lesquelles ces dernières peuvent et doivent s’identifier. Et tout se passe comme si une Providence allemande menait fatalement les âmes allemandes vers le but qu’elle leur a marqué. C’est ainsi que 1813, 1864-66-71, 1914 sont, au point de vue allemand, les momens successifs, logiquement enchaînés, d’un même processus dialectique. En 1813, le moi allemand s’affranchit du joug étranger. De 1864 à 1871, il se constitue comme puissance en s’unifiant intérieurement. En 1914, il inaugure son mouvement d’expansion. A mesure que les événemens se déroulent, ils sont interprétés comme la révélation et la réalisation progressive du plan conçu par la conscience allemande. Les individus se sentent les instrumens, élus et passifs, d’une volonté supérieure. ils ne pensent plus, ils n’agissent plus pour eux-mêmes et par eux-mêmes : l’idée allemande se réalise en eux et par eux.


En quoi consiste ce plan, conçu et voulu par la pensée et la volonté allemandes comme par un être qui, effectivement, planerait au-dessus des individus, et du dedans susciterait leurs pensées et leurs actes ?

Ce plan est l’histoire abrégée de l’univers ; c’est la série des momens par lesquels celui-ci doit nécessairement passer pour accomplir sa destinée.

La première phase est le chaos (das Mannigfaltige) : les forces dont se compose l’univers agissent d’abord comme si chacune existait seule, comme si chacune était douée d’indépendance et de libre arbitre. Dépourvues de toute coordination, de toute organisation, ces forces n’engendrent que des assemblages éphémères, et elles détruisent, d’elles-mêmes, leurs incohérentes productions.

Le second moment est l’apparition, au sein de cette diversité et de cette instabilité radicales, de l’idée, de la pensée, de la conscience (Begriff). Ce n’est pas du dehors, et comme par miracle, que l’idée vient planer au-dessus de l’abime où les forces s’entre-choquent. C’est du fond de l’abime lui-même, grâce à la guerre que les élémens se livrent naturellement entre eux, qu’à l’heure fixée par le destin, l’idée surgit. Au sein même du désordre, en effet, certaines combinaisons se montrent plus résistantes, plus puissantes que d’autres. L’idée est la conscience de la raison pour laquelle ces combinaisons possèdent un tel privilège. Cette raison est la systématisation, l’organisation, laquelle du multiple fait une unité, des individus un tout. L’idée se dresse, dès lors, en face du désordre et de l’individualisme, comme l’affirmation de l’excellence et du triomphe nécessaire de l’unité, de l’organisation. L’idée est le commandement de réaliser le Tout comme unité.

Cette idée, tout d’abord, ne possède qu’une part infiniment petite de réalité objective. Issue du réel, toutefois, elle est capable d’agir sur le réel ; et, peu à peu, grâce à la méthode avec laquelle elle échelonne et additionne ses conquêtes, elle se fait un corps et devient capable de tenir tête, victorieusement, aux hordes désordonnées des forces élémentaires. Cette lutte de l’idée contre le règne anarchique des individus est la seconde phase du développement de l’être.

La troisième est l’organisation, non plus seulement d’un noyau central, mais du monde entier ; c’est l’unification, s’étendant méthodiquement, se faisant plus étroite et plus parfaite, à mesure que, grâce à leurs défaites mêmes dans leur lutte contre l’idée, les individus et groupes humains s’affranchissent de leur prétention à l’individualité et à l’indépendance.

Tel est le plan divin. Il enveloppe, évidemment, a priori, une absolue nécessité de réalisation. D’ailleurs, nous n’avons qu’à regarder autour de nous, pour constater qu’il se réalise, en effet, d’une façon irrésistible.

L’idée a jailli et s’est levée, et elle n’est pas demeurée à l’état d’idée pure ; mais elle s’est faite chair et elle a habité parmi nous : elle s’est incarnée dans la nation allemande. L’Allemagne, ou la nation teutonne, est la nation par excellence, car la mot thiud, racine de deutsch (thiudisks), veut dire nation ; et Allemand, suivant Fichte, c’est All — Mann, c’est-à-dire l’homme universel.

La nation germanique a surgi, comme l’opposé de la dissolution, de la corruption gréco-romaine. Les essais d’organisation qui s’étaient produits dans l’ancien monde, comme ils ne procédaient pas de l’esprit, n’étaient que des tâtonnemens, destinés à préparer l’organisation teutonne.

L’Allemagne s’est révélée dans la forêt de Teutoburg, en l’an 9 après Jésus-Christ, comme une puissance, non seulement opposée à la puissance latine, mais essentiellement guerrière. Et en effet, ce n’est pas dans les temples sereins de la sagesse classique, c’est seulement parmi les horreurs d’une guerre à mort que l’Idée pourra revêtir la force matérielle dont elle a besoin pour s’imposer aux nations rebelles, entêtées de leur indépendance.

Combattre les latins, construire et faire triompher la théorie d’une culture morale, religieuse, intellectuelle, opposée aux principes de la civilisation classique : telle est la tâche qui incombe à l’Allemagne.

Or, l’idée gréco-latine, c’était celle de l’homme, comme possédant une vertu et une valeur propre, et comme susceptible d’accroître cette valeur en faisant effort pour se rapprocher de l’idéal de vérité, de beauté, de justice et de bonté que conçoit la raison humaine :

Ὡς χαρίεν ἐσθ’ ἄνθρωπος, ὃταν ἄνθρωπος ᾖ !

« Quelle chose aimable que l’homme, quand il est vraiment homme : » ainsi Ménandre a-t-il formulé la pensée grecque.

L’idée allemande, donc, ce sera la négation de toute valeur et de toute vertu propre à l’homme en tant qu’homme, ce sera la concentration dans le Tout, comme unité, comme réalité substantielle et supérieure, de toute vertu, de toute puissance, de toute excellence ; et ce sera la réduction des personnes humaines à la condition de simples parties inertes, recevant du Tout qu’elles composent toute leur activité, toute leur valeur toute leur réalité.

Et, d’autre part, comme la pensée grecque avait vu, dans le mal, dans la barbarie, dans la brutalité, des formes vicieuses de l’être, que la civilisation devait tendre à diminuer et faire disparaître, la pensée allemande érigea le mal, la violence, la destruction en élémens intégrans du Tout absolu et divin. Bien plus, elle conçut le bien, la paix, la lumière, comme ne pouvant être engendrés que par le mal, par la guerre, par les ténèbres. Dieu ne sera, que s’il est créé par le diable, à qui seul appartient la puissance créatrice ; et il ne subsistera, que si le mal subsiste pour le recréer éternellement. S’il cessait d’être stimulé par Méphistophélès, Faust, instantanément, se reposerait ; et, le jour où il appellera le repos, il mourra. L’homme est ingrat envers le péché, envers le crime : il ne comprend pas qu’il est indispensable de pécher pour devenir juste : Sündig müssen wir werden, wenn wir wachsen wollen, dit la Magda de Sudermann : « Nous devons pécher, si nous voulons croître. »

L’esprit allemand conçoit le Tout, et il est seul à le concevoir. Or, l’idée du Tout est telle qu’on ne peut la concevoir véritablement que si l’on est, soi-même, l’égal du Tout, un avec le Tout.

Très profondément et très doctement, a priori et a posteriori, en particulier par l’analyse des caractères de la langue allemande, langue primitive par excellence, type de la vie en face des langues mortes du monde latin, le philosophe Fichte démontra aux Allemands que la conscience allemande ne fait qu’un avec la conscience de l’univers. L’Allemand peut, dès lors, en tout domaine, remonter à la source même de l’être et de la vie. Il lui est loisible, en se repliant sur lui-même, d’assister, de participer à la création même des choses, de les voir du dedans, intuitivement, dans leurs causes génératrices, dans la raison et la loi de leur existence. Les autres hommes au contraire, ne peuvent apercevoir les choses que du dehors, au moyen de concepts, dans leurs résidus morts et inertes. Ils voient les fleurs figées dans l’herbier : l’Allemand a conscience de la force qui les fait jaillir de leur semence.

Or, l’Esprit universel, réalisé dans le génie allemand, est essentiellement puissance d’organisation. L’Allemand est donc, lui seul, en possession du secret de l’organisation universelle. Les autres peuples peuvent essayer d’imiter l’organisation idéale, comme un peintre imite les couleurs de la vie. Mais cette imitation est vaine, parce qu’elle est faite du dehors, et que l’œuvre de la vie ne saurait être accomplie en juxtaposant des pièces matérielles, impénétrables les unes aux autres.


Dann hat er die Teile in seiner Hand,
Fehlt, lelder ! nur das geistige Band.


« Il tient en ses mains les parties ; mais, hélas ! le lien spirituel lui manque. »

L’Allemand, qui est le confident, l’alter ego de Dieu, voit, en lui-même, toute activité, toute semence :


schaut alle Wirksamkeit und Samen.


Il lui appartient donc d’organiser le monde par la vertu de l’idée du Tout et des idées secondaires qui en émanent. C’est son affaire de composer, au moyen des nations humaines, un système humain universel, de plus en plus cohérent, puissant, pacifié et durable. Par là se déterminent les fins vers lesquelles doit être orientée la marche de l’humanité.

Il convient, à cet égard, de distinguer entre le rôle qui appartient à l’Allemagne, et celui qui convient aux autres nations. Alexandre de Humboldt écrivait : « Il n’y a point de race dont on puisse dire qu’elle est plus noble que les autres : toutes sont également destinées à la liberté. » Fausse doctrine, conçue sous l’influence française. L’Allemagne tient à Dieu immédiatement, elle est la race de Dieu, la race noble par excellence. L’Empereur allemand peut dire : « Moi et Dieu. » Les autres nations ne sauraient entrer en rapport avec l’Eternel que par l’intermédiaire de l’Allemagne. Dès lors, l’Allemagne n’a pas à prendre en considération les besoins, les vœux, la morale, les droits des autres nations. « Une seule voix plus celle de Dieu, dit Guillaume II, forme toujours la majorité. » C’est pourquoi la maxime allemande, c’est proprement la formule par laquelle Gœthe termine Hermann et Dorothée :


Dies ist unser ! so lass uns sagen und so es behaupten !


« Ceci est nôtre ! Voilà le principe qu’il nous faut maintenir envers et contre tous. »

L’Allemagne ne doit penser qu’à elle. L’égoïsme est sa loi. La raison en est simple : elle porte en elle tout ce qui peut honorer et grandir l’humanité, tandis que les nations de la terre, les enfans des hommes, ne représentent que des formes dérivées et inférieures de l’être. L’Allemagne comprend à fond et estime à leur juste valeur les idées, l’histoire, la langue, les aspirations des peuples. Mais les peuples ne peuvent comprendre et apprécier ce qui concerne l’Allemagne. C’est ce que les Allemands ne se lassent d’expliquer à l’univers. Voici, par exemple, en quels termes le philosophe Wilhelm Wundt, dans un opuscule intitulé : Die Nationen und ihre Philosophie, 1916 (p. 78), apprécie la collaboration apportée par les Français, avant la guerre, à la préparation d’une édition interacadémique des œuvres de Leibnitz : « Les Français ont proposé à l’Association internationale des Académies de confier à l’Institut de France et à l’Académie de Berlin la tâche de publier, en commun, une édition complète des œuvres de Leibnitz. Mais, précisément, les idées qui forment le fond de la philosophie de Leibnitz sont demeurées étrangères à l’intelligence française. Dans cette philosophie, la Réforme allemande, la mystique allemande, et, par-dessus tout, la manière allemande d’approfondir les problèmes ont agi d’une manière beaucoup trop vivante, pour qu’elle pût prendre racine dans le sol français. » C’est ainsi que tout ce qui est allemand passe la compréhension des autres peuples : la religion allemande, la morale allemande, la musique allemande, la poésie allemande, la science allemande, la noblesse de l’âme allemande.

Il n’en est pas, d’ailleurs, de l’égoïsme allemand comme de celui des autres peuples. Quand il s’agit de l’Allemagne, l’absolu égoïsme ne fait qu’un avec l’absolu dévouement à l’humanité, parce que l’Allemagne est le sel de la terre, et que tout ce qui lui profite rejaillit, comme une bénédiction, sur le monde entier. L’Allemagne a le devoir moral de se suffire, de ne penser, de n’agir que pour elle-même et par elle-même. Seule elle possède ce caractère de fin en soi (Zweck an sich selbst), que Kant, sous l’influence de l’individualisme français, croyait devoir attribuer à toutes les personnes., humaines et à toutes les nations. Les nations ne sont dans la droite voie que si elles jouent, à l’égard de l’Allemagne, le rôle de moyens et d’instrumens.

A l’Allemagne doit être réservée la force, par laquelle seule la paix et la justice peuvent être réalisées parmi les hommes. Dominées par l’Allemagne, les nations posséderont les vrais biens, qu’elles ne sauraient conquérir par elles-mêmes : la sécurité, l’ordre, la méthode, le rôle qui convient à leur capacité et à leur valeur, les moyens de tirer le meilleur parti de leurs ressources et de leurs facultés. Contribuer, comme organes subordonnés, à l’existence et au développement d’un organisme supérieur, c’est, pour les vivans, une condition plus haute que de former, en demeurant isolés, des organismes individuels, indépendans et élémentaires.

La première phase de la régénération consiste ainsi, pour les peuples, à abdiquer leur indépendance, pour s’élever à la dignité d’instrumens de la volonté allemande. Mais il est une perfection plus haute encore, à laquelle la magnanimité de l’Allemagne leur permet de prétendre. L’Allemagne n’est pas seulement l’incarnation de l’unité, elle est encore, et elle est seule, le principe de la vraie liberté. Elle possède et elle peut communiquer cette liberté, qui consiste, non à disposer de soi, à vouloir, en vertu d’un prétendu libre arbitre individuel, c’est-à-dire en vertu d’une puissance particulière, insurgée contre le Tout, mais bien à identifier sa volonté avec celle du Tout, qui est Dieu. Partageant avec Dieu la nécessité d’expansion qui caractérise l’infini, l’Allemagne se dilate, et se fait, naturellement, le champion de la nationalité et de la liberté des peuples. En vain ceux-ci se croiraient-ils en possession de leur personnalité et de la volonté de se développer selon leur génie : s’ils résistent aux directions de l’Allemagne, leur sentiment les trompe. Ce n’est qu’en puisant à la source divine de l’être et de la conscience, que l’homme peut se former une personnalité réelle, vivante, digne et capable de subsister. Les nations, les individus ne deviendront eux-mêmes, ne revêtiront une nationalité et une liberté, non plus imaginaires et anarchiques, mais affectives et douées d’un caractère moral, que le jour où elles parviendront à penser et à agir, non seulement sous la direction de l’Allemagne et en vue de la grandeur allemande, mais encore par la vertu de l’âme allemande elle-même, de telle sorte qu’elles puissent proclamer : ce n’est plus moi qui vis, c’est l’Allemagne qui vit en moi.

Unes avec l’Allemagne par la conscience et par la volonté, elles ne seront plus, à proprement parler, les instrumens de l’Allemagne. Elles seront vraiment elles-mêmes, vraiment libres, puisqu’elles se détermineront d’elles-mêmes à servir l’Allemagne. Unité de l’individu avec le Tout, Einheit des Einzelnen mit dem Ganzen : telle est la définition allemande de la liberté.

Ainsi s’accomplira, dans toute son ampleur, la tâche de l’Allemagne, que l’on pourrait résumer par ces mots : recréer le monde, en y infusant l’âme allemande.


Tel est le plan divin. Comment procédera l’Allemagne pour le réaliser ?

La méthode qu’elle s’est faite résulte d’une doctrine qui est, semble-t-il, l’une des plus caractéristiques de la pensée allemande.

Les Grecs, en distinguant avec insistance, dans les choses, deux élémens, qu’ils appelaient la matière et l’esprit, voulaient dire que les lois de ces deux essences différaient radicalement. Dans le monde matériel régnait, selon eux, une nécessité aveugle, ἀνάγκη. Le monde des esprits, au contraire, avait pour loi la vérité et la beauté ; et il se portait vers ces fins idéales, d’un libre effort, secouant le joug de la nécessité, et suivant, de lui-même, l’attrait de la persuasion. Là régnait le fait brut, la force ; ici, la parole et l’intelligence. Et le problème de la civilisation, c’était de rendre efficaces ces puissances purement morales, l’intelligence et la parole, au sein du monde matériel lui-même. Le Dieu d’Aristote est vérité et bonté, mais il n’est point force. Son action consiste à attirer vers lui, à gagner, à spiritualiser les forces qui se déchaînent dans le monde de la nécessité.

Or, les philosophes allemands ont, à la fois, considéré les forces psychiques comme irréductibles aux forces physiques, et admis que les premières sont soumises à des lois de nécessité non moins rigides que celles qui gouvernent les secondes. Chez presque tous ses représentans, la pensée allemande proscrit, comme absurde et comme impie, toute doctrine de libre arbitre, et s’applique à concevoir la liberté morale comme une nécessité plus nécessaire encore que la nécessité mécanique. Être libre, selon Kant, c’est être dégagé de la contrainte à laquelle est soumis l’individu qui se distingue de la loi, et confondre entièrement sa volonté avec la nécessité universelle, primordiale et absolue. La Grèce s’était appliquée à détrôner la fatalité orientale : l’Allemagne, dans une métaphysique transcendante, s’est donné pour tâche de la rétablir dans sa souveraineté.

Si les forces morales sont, avant tout, des forces soumises à un absolu déterminisme, elles relèvent, non moins que les forces physiques, de l’axiome : savoir, c’est pouvoir. Qui possède la science des forces psychiques dispose, estiment les Allemands, des sentimens, des pensées, des volontés, des consciences humaines, exactement comme l’ingénieur est maître, par la science mécanique, des forces de la nature. Qu’on ne s’abuse donc pas sur la signification de la différence proclamée par les philosophes allemands entre les réalités sensibles et les impondérables du monde moral. Ces derniers, chez eux, sont soumis à une sorte de mécanisme métaphysique qui n’est pas moins inflexible que le mécanisme physique. L’esprit souffle où il veut, disait l’Écriture. Les Allemands entendent le contraindre à souffler où il leur plaît.

La première condition à remplir, pour réaliser le plan allemand, c’est d’en inculquer l’idée aux esprits allemands, de telle sorte que ceux-ci ne puissent plus penser, juger, comprendre, fonctionner, que sous l’action de l’idée allemande. Or, ce résultat peut être obtenu, grâce à une science pratique dont la philosophie allemande permet, mieux que toute autre, de formuler les principes : la pédagogie. Les nations latines s’en tenaient, pour former l’homme, à ce qu’elles appelaient l’éducation. Celle-ci prenait pour point de départ la nature humaine, ses dispositions, ses tendances, ses aspirations, Elle était, par suite, un mélange intime de science et d’art, de méthode et de liberté, et elle ne prétendait pas à réaliser son objet avec l’infaillibilité d’une technique purement scientifique. Or, l’Allemagne veut une éducation qui produise une forme d’esprit déterminée, comme la décarburation de la fonte produit de l’acier : « Il nous faut, dit Fichte, dans ses Discours à la Nation allemande, une éducation qui engendre, d’une façon nécessaire, la nécessité que nous avons en vue. Il s’agit de créer dans l’homme, infailliblement, une volonté infaillible. » Nul égard donc ne sera accordé au libre mouvement de la nature, aux sentimens des individus. Seules, seront prises en considération les lois du mécanisme psychique, telles que les établit la science allemande ; et ces lois seront employées à créer, chez les individus, la manière allemande de penser, comme le sont, dans l’industrie, les lois physiques, pour obtenir tel résultat matériel. Ainsi entendue, la pédagogie mérite évidemment d’être distinguée, par son nom même, de la classique éducation.

Telle est la méthode que l’Allemagne substitue à l’éducation gréco-latine. Quel usage en fera-t-elle ?

L’objet qu’elle se propose est de modeler les cerveaux, de telle sorte qu’à toute impression qu’ils reçoivent réponde automatiquement le réflexe voulu, le réflexe prussien, ou, en langage actuel, le réflexe allemand. La tâche dont il s’agit peut être définie la création d’un certain instinct. Or, un instinct, c’est une tendance, une et strictement déterminée, qui, n’étant tenue en échec par aucune autre, se déploie, dès qu’elle est sollicitée, immédiatement et irrésistiblement. Pour créer une pareille tendance, la pédagogie allemande procède par une sélection minutieusement appropriée. D’une part, elle élimine toutes les influences qui seraient de nature à provoquer ou à maintenir les tendances antagonistes. D’autre part, elle rassemble et fait converger toutes les influences propres à déterminer l’état d’esprit qu’il s’agit de produire. Créant ainsi un véritable monoidéisme, elle rend impossible la délibération, source de scrupules et d’hésitations, et elle assure à l’action la décision et la plénitude, qui lui confèrent toute sa puissance.

A considérer dans ses détails l’éducation allemande, on la voit constamment régie par de tels principes. Les écoliers allemands sont soigneusement prémunis contre la tentation de connaître directement les choses étrangères. Celles-ci, estime-t-on, ne peuvent être vues telles qu’elles sont en réalité que si elles sont aperçues à travers les lunettes allemandes. C’est, actuellement, en Allemagne, un axiome fondamental, que les Allemands n’ont rien à apprendre des étrangers.


Wir sind die Meister aller Welt :


« Nous sommes les instituteurs de l’univers, » lit-on dans un recueil de couplets composé à l’usage des soldats allemands de 1914, et intitulé : Der deutsche Zorn, « La colère allemande. »

On apprend aux Allemands à se placer, pour apprécier tout ce que peuvent dire les étrangers, au point de vue indiqué dans une célèbre épigramme de Schiller :


Du willst wahres mich Ichren ? Bemühe dich nicht : Nicht die Sache
Will ich durch dich, ich will Dich durch die Sache nur sehn.


« Tu prétends m’enseigner une vérité. Ne te donne pas tant de peine. Je ne songe pas à voir la chose à travers toi, mais toi seul à travers la chose. » Dans la philosophie de Descartes, dans la tragédie de Corneille et de Racine, dans les principes de la Révolution française, l’Allemand ne saurait voir autre chose que des documens, qu’il emploiera à définir l’esprit français. De la valeur de ces œuvres au point de vue de la vérité, de la beauté ou de la justice, il ne saurait être question. Voici, par exemple, la signification de la philosophie de Descartes, telle que la dégage le professeur Wundt, à la page 21 de l’ouvrage cité plus haut : « Descartes manifeste merveilleusement le talent qu’ont les Français de dissimuler, sous une rhétorique admirable, la faiblesse de leur pensée. Il pratique cet art de la persuasion avec une maîtrise de styliste, qui, aujourd’hui encore, fait, de la lecture de ses ouvrages un véritable régal intellectuel. »

Comme elle élimine, ou interprète à sa manière, tout ce qui n’est pas allemand, ainsi la pédagogie allemande accumule et met en valeur tous les moyens positifs et directs dont elle peut disposer pour former des esprits exclusivement germaniques. Gymnastique, grammaire, arithmétique, géographie, danse, histoire naturelle, langues et littératures étrangères, travail, jeux, lectures, promenades, solennités, religion, ripailles : tout exalte l’Allemagne, la montre unique et inégalable. Et tout dresse l’Allemand au mépris et à l’exploitation de l’étranger.

Nulle étude n’est plus remarquablement adaptée à cette fin que celle de l’histoire. Le rôle essentiel que joue dans la pédagogie allemande le procédé éliminatoire est ici particulièrement visible. Tous les livres d’histoire que l’on met entre les mains des écoliers sont intitulés : Weltgeschichte, « Histoire universelle. » Or, la place qu’y tiennent les nations autres que l’Allemagne est extrêmement restreinte, et tout ce qui, bien qu’étranger, y est admis, est systématiquement déprécié. Au contraire, le rôle de l’Allemagne est mis en relief et grandi d’un bout à l’autre. Toute l’histoire est orientée vers le règne universel de Dieu, c’est-à-dire de l’Allemagne, sur la terre.

L’histoire est partagée en deux périodes, dont l’une n’est qu’une introduction : avant et après la rencontre de Rome avec la Germanie. Et les étapes de l’histoire de l’univers, à partir de la victoire de Hermann sur Quinctilius Varus, sont marquées par les noms d’Othon le Grand, Luther, Frédéric II, Bismarck. En 1864, commence la phase dernière et définitive de l’histoire. A partir de la guerre de l’Allemagne contre le Danemark, en effet, l’histoire de l’univers marche d’un pas sûr, sans plus s’attarder en de fastidieux détours, vers ses destinées providentielles. Aussi l’enseignement de l’histoire universelle dans les écoles allemandes partira-t-il désormais de l’année 1864 après Jésus-Christ. Un éminent zoologiste anglais, M. Chalmers Mitchell, dans un livre remarquable, intitulé Evolution and the War, 1915, trouve que l’histoire, ainsi travaillée, filtrée, aseptisée, ensemencée, ressemble moins à ce que nous appelons l’histoire, qu’à un bouillon de culture psychologique.

L’Allemagne est l’éducatrice du monde. Mais les peuples ne sont pas, tout d’abord, disposés à lui reconnaître ce rôle. Nous savons que la pédagogie divine, pour éduquer les hommes, commence par les traiter par la crainte. Timor Domini initium sapientiæ. Pareillement, l’Allemagne doit être, tout d’abord, la terreur des nations. C’est pourquoi, constamment, ou elle leur fait la guerre, ou elle les en menace. Elle les tient en présence de cette alternative : servir ou périr. Bien qu’à défaut de la guerre elle emploie, d’ordinaire, la menace, elle sait aussi recourir aux moyens séducteurs. C’est, volontiers, une tête à double face, qui, d’un côté, se fait aimable, gracieuse, kokettirend, comme on dit en allemand, pour promettre aux nations raisonnables sa protection, et qui, de l’autre, revêt un masque effrayant, pour intimider les indociles.

L’Allemagne, d’ailleurs, ne veut pas la guerre pour la guerre, elle est sincèrement pacifique. Mais elle se tient toujours, bien réellement, prête à faire la guerre. Et quand il lui semble que, décidément, les nations deviennent insolentes (Als die Römer frech geworden, dit la chanson), quand elle craint que la prolongation de la paix n’amollisse ses sujets, elle applique résolument la grande loi naturelle et divine, qui veut que la paix ne soit jamais que la conclusion d’une guerre, et ne se puisse maintenir que renouvelée par des guerres opportunes.

La guerre est, d’ailleurs, conduite selon les vues de la Providence, avec toute la violence de l’état de nature, sans aucun égard aux protestations des âmes sensibles et féminines. Ls guerre est menée par l’Etat prussien, lequel est au-dessus de cette médiocre morale de la personnalité humaine comme fin en soi, où s’attarda Kant, mais qui n’a qu’une valeur relative, et ne concerne, en tout cas, que les individus. L’Etat prussien, suprême réalisation du divin, ne peut être obligé qu’envers lui-même. C’est dire que son devoir est de n’admettre, en face des autres Etats, d’autre loi que la force, et, par tous les moyens, de se rendre toujours plus fort. Sa tâche est d’organiser l’Allemagne, puis le monde, et de recréer l’humanité. Il en est de son œuvre comme des grandes cathédrales du Moyen Age. Qui s’inquiète aujourd’hui des misères, des bassesses, des injustices, des crimes, des atrocités qui ont pu se mêler au travail pieux dont elles sont issues ? Qu’est-ce que les individus, au regard de l’œuvre anonyme et grandiose, qu’ils construisent sans la comprendre ? Les individus retombent dans le néant, d’où ils ne sont sortis un instant qu’à l’appel de l’esprit, qui avait besoin de leurs mains pour se réaliser. Mais l’œuvre reste, l’œuvre, qui seule importe. De même, qui pourra bien accuser l’Allemagne d’avoir assassiné lâchement des nations loyales et inoffensives, d’avoir renié sa signature, d’avoir massacré des enfans, des vieillards et des femmes, d’avoir, avec une brutalité de sauvage, infusé son noble sang à des races dégénérées, lorsque le monde entier sera allemand ou dressé à bénir le joug allemand ?

Comme la science et la méthode, nées de l’intelligence, confèrent la toute-puissance et permettent de renouveler la face du monde, ainsi l’œuvre, une fois accomplie, réagit sur l’âme et sur le cœur des hommes, et y provoque le sentiment. Sauvées et nées à une vie nouvelle par la grâce de l’Allemagne, les nations, quelque jour, aimeront l’Allemagne.


Telle m’apparaît la pensée allemande. Heine disait : « L’Allemagne est une âme qui se cherche un corps. » L’Allemagne, avec une constance, une méthode, une vigueur qu’il importe de ne pas méconnaître, après avoir conçu un plan de la société humaine, s’est identifiée avec ce plan, et, de plus en plus systématiquement, a mis en œuvre toutes les forces physiques et morales dont peut disposer l’homme, pour le réaliser.

Ce plan est extraordinaire. C’est l’idée d’un absolu artificialisme. Peu importent la nature propre des êtres, leurs tendances, leurs vœux, leurs sentimens. Peu importent la vérité et la justice, devant lesquelles se prosterne le genre humain. Le plan du monde que le philosophe Kant dressait a priori, en combinant, d’après les dictées de la conscience transcendantale, les formes de la sensibilité et les catégories de l’entendement, ne tenait aucun compte de la nature propre des élémens donnés. Ces élémens, infiniment divers (das Mannigfallige), le philosophe les suppose absolument indifférens et malléables ; et il en forme un monde, où les êtres n’ont d’autres propriétés que celles qu’ils tiennent de l’organisation. Pareillement, la pensée allemande ne voit, dans tout ce qui n’est pas elle, que des matériaux et des instrumens ; et elle s’attribue le droit et le pouvoir d’user, à son gré, de toutes choses, pour se réaliser elle-même dans sa plénitude.

Les Allemands ont tué en eux ce que les hommes appellent sincérité, à savoir l’effort candide pour agir, parler et penser selon la vérité. Tout leur est moyen, stratagème, méthode, politique, tendant à la réalisation de leurs ambitions. Dans tout ce qu’ils disent, dans tout ce qu’ils font, dans les indignations qu’ils affichent, dans les caresses qu’ils accordent,


Man merkl die Absicht, und man wird verstimmt (Gœthe).


« On aperçoit l’intention, et l’on est inquiet. »

Détruire en soi la sincérité, c’est, chez les autres, ruiner la confiance.

Par un dernier sophisme, l’Allemagne présente son mépris de la vérité comme une sincérité supérieure, comme la sincérité par excellence. La sincérité véritable, enseignent ses docteurs, a pour condition la conformité de la parole et de l’action, non avec une formule figée, avec une lettre morte, mais avec le principe vivant d’où découle toute vérité comme tout être : l’esprit transcendant et insaisissable. « Quoi ! tu me demandes une signature, pédant ! dit Faust à Méphistophélès. N’as-tu donc jamais eu affaire à un homme, à la parole d’un homme ?... La parole meurt en passant par la plume. »


Auch was Geschriebenes forderst du, Pédant ?
Hast du noch keinen Mann, nicht Manneswort gekannt ?
…………………………..
Das Wort erslirbt schon in der Feder.


La seule sincérité qui compte est celle de la conscience transcendantale, une et universelle, dont nos consciences particulières ne sont jamais que des expressions inadéquates. Or, la conscience transcendantale forme précisément le fond de l’âme allemande, et d’elle seule. Et ainsi, les Allemands sont seuls juges de leur sincérité, comme de leur responsabilité en général. Des jugemens que peuvent porter sur eux les autres hommes, ils ne sauraient avoir cure.

Se peut-il, dira-t-on, que des idées aussi étranges aient une valeur pratique ; et si, effectivement, une philosophie nourrie de telles idées gouverne aujourd’hui la pensée, non de quelques esprits bizarres, mais du peuple allemand lui-même, considéré dans son ensemble, pouvons-nous voir dans ce phénomène autre chose qu’un cas de folie, non plus seulement individuelle, mais collective : manifestation, certes, fort intéressante pour le psychologue et le médecin, mais incapable d’exercer une influence réelle sur les destinées de l’humanité ?

Il serait, au plus haut point, imprudent de transformer ainsi une réalité donnée en un simple sujet d’étude médicale ou de discussion académique. Peu importe que ces idées soient plausibles ou absurdes, facilement ou difficilement réfutables. Peu importe que les cerveaux qui en sont imprégnés soient sains ou dérangés : ces idées ne sont pas demeurées à l’état d’idées. Par le dressage psychologique, par l’application savante et continue d’une organisation, non seulement matérielle, mais morale, ces idées sont, véritablement, devenues des êtres, des forces, des principes d’action. L’âme s’est faite corps, selon le mot de Heine. Or, un corps, c’est, proprement, un faisceau d’instincts, de tendances, d’habitudes, fixées, emmagasinées et organisées, de telle sorte qu’ils possèdent désormais une aptitude résistante à se conserver et à se déployer.

L’Allemagne, aujourd’hui, et, avec elle, une grande portion de l’Autriche-Hongrie, est pénétrée, jusque dans ses profondeurs, par la manière de penser, de juger, de vouloir, de sentir, que lui a inculquée la domination prussienne. Prétendre la ramener à l’état intellectuel et moral où elle se trouvait, alors qu’elle n’avait pas succombé à cette influence, est un rêve. Il serait vain de nier la capacité interne de relèvement et de concentration d’un pays pour qui les dates de 1648 et de 1806 ont été le recul qui prépare un élan nouveau. Et la puissance des méthodes pédagogiques allemandes est suffisamment démontrée par la profonde ressemblance intellectuelle et morale qui caractérise aujourd’hui tant de populations d’origines et de traditions si différentes. Que d’Allemands célèbres, que de villes allemandes considérables, dont le nom, plus ou moins déguisé, est d’origine slave, ou latine, ou celtique ! Si, dans certains cas, cette origine a laissé des traces, ou même se traduit par une résistance vigoureuse à la germanisation, dans nombre d’autres l’empreinte allemande paraît singulièrement profonde.

Au lendemain comme à la veille de la guerre, ce type immanent d’intelligence et de volonté, qui, comme une sorte d’âme commune, a créé le germanisme, subsistera. L’Allemagne ne changera, si elle doit changer, que par une révolution morale et intérieure. Cette révolution, qui peut dire si elle se produira ?

Ce qui dépend de nous, c’est d’avoir, demain non moins qu’aujourd’hui, la volonté ferme de maintenir, non en paroles, mais en réalité, les principes sacrés pour lesquels nous luttons : la liberté et la dignité humaine, l’indépendance des nations grandes et petites, le respect de la justice et de la morale dans les rapports entre les peuples comme dans les relations des individus.

Ce qui dépend de nous, c’est de nous rendre compte du danger mortel qui nous menacerait, si, considérant cette guerre comme un simple cauchemar, effroyable, sans doute, mais passager, nous nous imaginions que nous pourrons, la paix signée, reprendre notre vie au point où nous l’avons laissée en juillet 1914.

Nous sommes dûment avertis. Les menaces de l’empereur allemand, du général F. von Bernhardi, des interprètes officiels de l’idée allemande n’étaient pas de vaines paroles. L’Allemagne fait, de la domination sur l’univers, et en particulier de la mutilation et de l’asservissement de la France, une condition de son existence. Weltherrschaft oder Niedergang ! « Hégémonie universelle ou décadence, » c’est sa devise. L’Allemagne croit, d’ailleurs, de longue date, et, par-dessus tout, à la toute-puissance de l’idée pour créer le fait, de la volonté et de l’organisation pour produire la force morale, l’union, l’enthousiasme et la persévérance, aussi bien que la force matérielle. Ce n’est pas la quantité de force visible qui lui restera après la guerre, qui sera la mesure des périls qu’elle pourra encore faire courir à l’humanité, c’est la persistance de sa volonté de domination, d’agrandissement et d’oppression. Latente, invisible, dissimulée, niée, cette volonté, si nous jugeons de l’avenir par le passé, subsistera. Et qu’est-ce qu’un traité de paix ? Qu’est-ce que des engagemens allemands ? La sincérité allemande consiste à employer, en conscience, les moyens les plus propres à tromper les autres au profit de l’Allemagne.

Nous ne saurions manquer de comprendre, désormais, que prêcher le désarmement, c’est vouloir se livrer à l’Allemagne, et que pacifisme signifie, en fait, consentement à la germanisation de l’univers. Ce n’est pas par hasard que le prix Nobel de la paix était, en 1914, promis à Guillaume II.

Et nous aurons constamment présente à l’esprit cette pensée, que ce qui constitue notre France, c’est, avec notre sol, qui nous a fait siens et que nous avons fait nôtre, notre âme nationale, incarnée dans nos traditions, dans notre histoire, dans notre littérature, dans nos monumens, dans nos mœurs, dans nos institutions, en sorte que négliger notre passé pour nous borner à contempler un avenir abstrait et vague, ce serait dépouiller nos idées françaises de leur contenu, de leur beauté, de leur vie, de leur action sur l’âme des peuples, pour les réduire à l’état de mots sonores et vides, qui n’engendrent plus, parce qu’ils sont détachés des réalités vivantes. L’être concret, c’est le passé ; demeurer une même personne, c’est incorporer à son passé ses fins présentes et ses rêves d’avenir

Mais si conserver et faire prospérer la France que nous ont léguée nos pères est notre premier devoir, la présente guerre aura ce résultat, de nous faire mettre à leur rang, à un rang inférieur et peut-être infime, maintes différences d’opinions, auxquelles, jadis, nous prêtions parfois une importance vitale. On peut vivre sans imposer aux autres ses croyances, ses opinions, ses habitudes, et sans prétendre les dominer et les opprimer. Mais que deviendrait la vie humaine, si l’on en retranchait la tradition, la variété, la liberté, la poésie, la fidélité, la justice et l’humanité ?

Or, demain comme aujourd’hui, il nous faudra reconquérir, chaque jour, ces biens suprêmes, si nous voulons les posséder.


Agréez, je vous prie, monsieur le Directeur et cher Confrère, l’assurance de mes sentimens bien cordialement dévoués.


EMILE BOUTROUX.