L’Allemagne il y a cent ans

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L’Allemagne il y a cent ans
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 412-437).
L’ALLEMAGNE
IL Y A CENT ANS

I. Woldemar Wenck, Deutschland vor hundert Jahren. Leipzig, 1887. — II. L. von Ranke, Die deutschen Mächte und der Fürstenbund. — III. H. von Treitschke, Deutschland im XIXe Jahrhundert, t. I. — IV. Karl Klüpfel. Die deutschen Einheitsbestrebungen.

« C’est le tocsin, avait dit Swedenborg, qui sonnera le glas du XVIIIe siècle. » Plus le siècle approchait de sa fin, plus les prophéties de ce genre se multipliaient. « l’Europe, écrivait Schubart en 1787, est de plus en plus mûre pour une grande révolution, que les hommes d’état expérimentés ont prévue depuis longtemps. » Et George Forster, le brillant écrivain qui devait jouer un rôle si important à Mayence sous la domination française, écrivait en 1788 : « Partout on désire un changement des formes présentes ;.. la raison se soulève contre la tyrannie politique,.. la fermentation universelle annonce un nouveau maître et une nouvelle doctrine. » La révolution française n’a donc pas éclaté « comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. » Jamais révolution ne fut moins imprévue. Loin de s’affaiblir, le grand mouvement d’idées qui avait agité l’Europe allait s’étendant et se renforçant. Déjà l’on ressentait les premières secousses, signes certains d’un bouleversement inévitable.

En France surtout une révolution paraissait imminente. Nulle parties idées nouvelles n’avaient trouvé un terrain aussi favorable : l’unité nationale dès longtemps accomplie, la masse nationale presque homogène et pénétrée de l’esprit d’une littérature classique. Nulle part ces idées n’avaient été exprimées avec autant de bonheur, répandues avec autant de zèle, popularisées enfin au point de séduire ceux mêmes dont elles menaçaient la situation privilégiée. Moins profondément remués, les pays voisins n’étaient pas restés étrangers à ce mouvement. L’Allemagne aussi était sourdement travaillée ; mais les idées nouvelles pouvaient-elles s’y propager et s’emparer des esprits comme en France? Le morcellement politique du pays leur opposait une infinité de barrières. Jetez les yeux sur la carte du saint-empire romain germanique : c’est le comble de la bigarrure et de l’enchevêtrement. L’Allemagne comprenait plusieurs centaines d’états de toute forme et de toute dimension, depuis des puissances européennes, comme l’Autriche, la Prusse et la Saxe, jusqu’à des principautés minuscules dont on faisait le tour à cheval en quelques heures, sans compter les états ecclésiastiques, les abbés et abbesses, les barons de l’empire et les villes libres. Toutefois, l’Allemagne donnait quelques faibles signes d’un réveil politique lorsque la révolution française éclata. Aussitôt ce timide essai s’interrompit. Les puissances coalisées contre la révolution française n’auraient naturellement rien toléré en Allemagne qui lui ressemblât. Chacun sentait d’ailleurs que tout dépendait désormais de l’issue de la lutte engagée de l’autre côté du Rhin.

Un historien allemand soutient à ce sujet une thèse assez originale. Selon M. Wenck, l’Allemagne, en 1789, était à la veille d’une renaissance politique. Elle reprenait conscience d’elle-même, elle allait sortir de sa torpeur et de son indifférence séculaires. De nombreux signes précurseurs annonçaient ce réveil, quand la révolution française, survenant tout à coup, détruisit toute espérance d’un développement naturel et régulier. Ainsi fut arrêtée net l’évolution commençante d’où une Allemagne nouvelle allait sortir. M. Wenck soutient cette thèse avec beaucoup d’érudition. Il l’appuie surtout sur une analyse exacte et complète des journaux et des écrits politiques du temps. Nous allons refaire avec M. Wenck son enquête. Nous verrons si la révolution française, loin de préparer, comme on l’a cru jusqu’ici, la transformation politique de l’Allemagne, a plutôt mis obstacle à son évolution naturelle. L’état des esprits et des mœurs, le témoignage du théâtre, de la littérature et de la presse, nous diront si vraiment l’Allemagne eût été capable, à elle seule, d’entreprendre et d’accomplir les réformes politiques dont elle avait si grand besoin.

I.

Il faut distinguer, avant tout, entre les faits que rapporte M. Wenck et l’interprétation qu’il en donne. L’interprétation demeure au moins douteuse : les faits sont incontestables. L’Allemagne de 1789 n’est plus l’Allemagne de 1750. La science, la philosophie, l’art, la littérature surtout, sont en progrès : une vigueur nouvelle anime la nation. L’esprit allemand revendique son indépendance, défend ses droits et s’affranchit du joug étranger. Une classe moyenne, qui s’est peu à peu reformée, acquiert richesse, influence et considération. Silencieusement, par son exemple, elle proteste contre les habitudes françaises ou soi-disant telles qui dominent encore dans les cours et parmi la noblesse. Elle par le et elle écrit en allemand. Elle a ses poètes, ses critiques, même ses philosophes : la Critique de la raison pure date de 1781. Elle oppose avec orgueil un Klopstock, un Lessing, un Herder, un Goethe aux noms les plus illustres de la France et de l’Angleterre : elle fait revivre ses vieilles gloires et apporte une ferveur passionnée au culte longtemps négligé de ses grands hommes. Elle a honte de l’imitation presque servile qui l’a enchaînée trop longtemps au goût français ou anglais. Elle ne veut plus être qu’elle-même.

Les causes de cette vigoureuse réaction sont nombreuses. La principale, comme Goethe l’a bien vu, est l’action de Frédéric II. La guerre de sept ans, malgré ses horreurs, fut pour l’Allemagne une crise salutaire. Elle s’aperçut à peine que c’était une guerre civile, tant l’idée d’une pairie commune à tous les Allemands s’était effacée des esprits. Mais elle tressaillit tout entière aux victoires de Frédéric II. Elle y retrouva une fierté nationale qu’elle avait depuis longtemps oubliée. Sans doute, les goûts et la tournure d’esprit de Frédéric II affligeaient beaucoup d’Allemands. Ils auraient voulu voir en lui un roi chrétien, un vrai prince allemand : ils trouvaient un esprit fort, un ami de Voltaire. Ils l’admiraient et l’aimaient néanmoins, car il avait donné à l’amour-propre national la plus douce des satisfactions. Ceux mêmes qu’il avait battus lui savaient gré, au fond du cœur, d’être le premier homme de guerre du temps. Il avait tenu tête à lui seul a une coalition formidable. À deux doigts de sa perte, il avait fait preuve d’une fermeté d’âme et d’une fertilité d’esprit également admirables. Sorti enfin d’une lutte inégale avec les honneurs de la guerre, ce grand capitaine était devenu, malgré l’exiguïté de son royaume, l’arbitre de l’Europe et le héros qui attirait tous les regards. L’Allemagne entière jouit délicieusement de cette gloire. Toutefois, l’influence de Frédéric II se traduisit plutôt par une renaissance littéraire que par un réveil politique. Goethe a raison lorsqu’il voit en Minna von Bernhelm « le plus véritable fruit de la guerre de sept ans. » On applaudissait aux victoires de Frédéric II, mais l’enthousiasme pour son génie n’allait pas jusqu’à désirer de vivre sous sa domination. On aimait à voir dans la Prusse, grande puissance protestante, un contrepoids efficace à l’Autriche catholique ; mais on eut reculé bien loin à l’idée d’une Allemagne unie sous l’hégémonie prussienne. Frédéric II lui-même, cette « réalité couronnée, » comme dit Carlyle, ne s’arrêta jamais à un dessein chimérique qui n’aurait eu aucune chance de succès.

Qui donc songeait alors aux intérêts politiques de l’Allemagne? A peine quelques voix isolées se font entendre, et elles ne trouvent point d’écho. Elles expriment surtout des plaintes et des regrets, elles ne savent ou du moins elles n’indiquent aucun remède à la situation présente. « Nous sommes un peuple, écrit K.-F. von Moser, qu’unit la communauté de nom et de langue ; nous avons un même souverain (l’empereur) et des lois qui déterminent notre constitution, nos droits et nos devoirs... En force et en puissance, nous sommes le premier pays de l’Europe, dont les couronnes royales brillent sur des têtes allemandes. Et pourtant, depuis des siècles, notre situation politique est une énigme, nous sommes la proie de nos voisins et l’objet de leurs railleries. Nous sommes divisés entre nous, et impuissans à cause de cette division : assez forts pour nous faire du mal à nous-mêmes, incapables de nous protéger, insensibles à l’honneur de notre nom, indifférens à l’égard de notre souverain, dedans les uns envers les autres, — un grand peuple, et pourtant un peuple méprisé, — un peuple qui pourrait être heureux, et cependant un objet de pitié. »

Moser met le doigt sur la plaie. Pour découvrir la cause du mal, il remonte jusqu’au caractère même des Allemands. « Chaque nation, dit-il, a un trait distinctif, un mobile qu’elle suit de préférence. Ce qui caractérise l’Allemand, c’est l’obéissance. » Où trouver, dit un autre publiciste, renchérissant sur Moser, où trouver un génie dont les ordres lassent notre servilité? De fait, l’Allemagne fourmillait d’insupportables petits tyrans. Aucun ne se heurte, je ne dis pas à une insurrection, mais seulement à une ferme et respectueuse résistance. L’obéissance au prince, si fantasque ou si odieux qu’il soit, est un dogme auquel nul n’ose toucher : « Obéissez, ne raisonnez pas,)’tel est le premier article du catéchisme politique dans tous les états allemands au XVIIIe siècle. Kant fait un grand mérite à Frédéric II d’avoir dit : « Raisonnez si vous voulez, pourvu que vous obéissiez. »

Ce trait de caractère est assurément remarquable en un temps où la raison se croyait en droit d’éprouver toutes les croyances et tous les sentimens. Moser en fait honneur au tempérament national. Il n’a pas tort, et cette disposition naturelle avait été certainement fortifiée, on pourrait dire sanctifiée, pendant la longue période des guerres de religion. Les pasteurs luthériens et calvinistes avaient alors rivalisé de zèle avec les prêtres catholiques pour enseigner la soumission absolue à la volonté du prince. Il s’agissait de concentrer la plus grande somme de force possible aux mains de leurs défenseurs séculiers.

Enfin, il y a dans la nature allemande un respect pour ainsi dire philosophique et mystique de la force et de l’autorité. « Pourquoi obéit-on aux princes ? demande, en 1781, un collaborateur prudemment anonyme du Deutsches Museum. » Remarquez cette date : 1781. Dix ans plus tôt, nul n’aurait osé poser la question en Allemagne ; dix ans plus tard, aucun gouvernement ne l’aurait laissé passer. « Est-ce en vertu d’un contrat ? » Non, évidemment. Si les princes n’avaient que le pouvoir qu’on leur concède de bon gré, ils ne voudraient ni ne pourraient être princes. Nous obéissons aux princes parce qu’il le faut, parce qu’ils sont les plus forts. Mais le droit du plus fort est-il simplement l’expression de la violence ? Toute l’autorité qui se fonde sur lui n’est-elle qu’usurpation et abus de la force ? Ou bien n’est-ce pas une loi réelle de la nature que le plus faible obéisse au plus fort ? un droit réel, qui se fonde sur leurs besoins et sur leurs rapports mutuels, au plus grand avantage de tous deux ? La première hypothèse est inadmissible. Se pourrait-il que toute autorité humaine fut ainsi sans rapport avec la puissance divine ? Partout la force règne. Cela est incontestable. Cela est un fait. Et nulle part elle n’y aurait droit ? — Malheureusement l’article tourne court. Mais ce début suffit à mettre en pleine lumière une idée avec laquelle les Français ne sont guère familiers, et qui tient une place considérable dans l’histoire de l’esprit allemand. Nous nous complaisons dans l’opposition du fait et du droit. À nos yeux, le droit est ce qui doit être, quand même cela ne serait pas et ne pourrait plus jamais être. Un droit que l’histoire semble avoir condamné n’en subsiste pas moins pour nous dans son inviolabilité morale. Jamais les faits ne peuvent avoir raison contre le droit. Qu’il s’agisse de la Grèce ou de la Pologne, de l’Italie ou de l’Irlande, nous voulons croire au triomphe définitif des causes qui nous paraissent justes. Cette tendance idéaliste a toujours été très marquée chez les Français. Plus d’une fois elle les a poussés à se faire les champions des opprimés. L’esprit germanique ne s’attache pas avec cette opiniâtreté invincible à l’antithèse du droit et de la force. Sans doute, il sépare aussi le droit du fait, ce qui doit être de ce qui est. Mais il ne croit pas cette distinction définitive et absolue. Le droit n’est pas une réalité d’essence supérieure, intangible et imprescriptible ; pour exister pleinement, il doit se traduire dans le fait. Réciproquement le fait, par cela seul qu’il existe, a quelque dignité et quelque droit au respect. De sa double éducation chrétienne et philosophique, l’esprit allemand a retenu qu’il y a un cours des choses, légitime en soi et supérieur à la volonté et à la conscience de l’homme. Peu importe que vous y reconnaissiez les conseils impénétrables d’une Providence, ou la loi fatale de l’évolution universelle. De toute manière, notre idée humaine, c’est-à-dire faillible, du droit et de la justice, doit s’incliner à la fin devant la nécessité des faits. C’est le jugement de Dieu qui décide en dernier ressort. Si vous préférez, ceux qui l’emportent dans la lutte pour la vie sont aussi ceux qui méritaient de vaincre : car ils ne sont pas supérieurs parce qu’ils sont victorieux, mais au contraire ils ont été victorieux parce qu’ils étaient supérieurs. En ce sens on peut dire, non que la force prime le droit, mais qu’elle l’exprime. C’est la fameuse théorie de Hegel si souvent citée, si rarement comprise. Elle ne sacrifie pas brutalement le droit à la force : elle est un effort pour concilier le fait et le droit, et pour les réunir dans une loi unique qui gouverne l’ensemble des choses.

Au point de vue pratique, cette disposition d’esprit, qui voit le droit immanent au fait, conduit à un respect, non pas servile, mais plutôt mystique, de la force qui triomphe et de l’autorité qui commande. De là le loyalisme obstiné dont les Allemands, en mainte circonstance, ont fait preuve envers leurs maîtres héréditaires. De là la force pour ainsi dire organique du particularisme, qui a si longtemps tenu en échec leur désir de l’unité, et que le prince de Bismarck lui-même a évité de froisser en la domptant.

Mais on se défie peut être de ces considérations générales d’ordre |_psychologique, qui cependant jettent un jour singulier sur toute l’histoire d’une nation. Les faits vont témoigner devant nous dans le même sens. Précisément, les années qui précédèrent la révolution française virent se produire des événemens importans qui sollicitèrent vivement l’opinion publique et la mirent en demeure de se prononcer. Il apparut alors que l’Allemagne, quelques progrès qu’elle eût faits d’ailleurs, était encore bien loin d’entreprendre et même de désirer une transformation politique.

Joseph II, au début de son règne, s’était proposé de rendre quelque vigueur à l’empire. Il-voulait en raffermir l’autorité et en rajeunir les institutions; il s’efforça surtout de réformer les tribunaux d’empire, dont la lenteur et la vénalité étaient proverbiales. L’opinion accueillit d’abord ces projets avec faveur ; mais, pour les mener à bien, il eût fallu de la dextérité, de la souplesse et du temps. Joseph Il était plutôt capricieux et impatient. Ses bonnes intentions ne l’empêchaient pas d’avoir la main lourde, et son libéralisme était autoritaire. Il se heurta bientôt à une mauvaise volonté que le roi de Prusse entretenait sous main, quand il ne l’excitait pas. Il comprit vite qu’il ne triompherait pas de la force d’inertie qui paralysait l’empire. La Prusse en particulier ne pouvait se prêter au rajeunissement des institutions impériales que dans un seul cas : il aurait fallu que l’empereur lût aussi le roi de Prusse. Mais tant que l’empereur était en même temps le chef de la maison d’Autriche, l’intérêt de la Prusse voulait évidemment que le pouvoir de l’empereur demeurât ce qu’il était, c’est-à-dire nul.

Dans cette lutte, outre son prestige personnel et la supériorité de son génie, Frédéric II avait l’avantage de la position. Les projets de Joseph II offraient à la Prusse une occasion excellente de se rapprocher des états catholiques de l’Allemagne du Sud, auxquels cette puissance protestante et conquérante inspirait à la fois défiance et aversion. Frédéric II sut profiter des circonstances. Comme il l’avait déjà fait en 1744, mais avec plus de vraisemblance cette fois, il se posa en défenseur de l’intérêt commun et en protecteur désintéressé de la u liberté allemande. » La liberté allemande n’était rien moins que la liberté des Allemands. Dans la langue politique du temps, cette locution désigne l’état de l’Allemagne fixé par les traités de Westphalie : l’empereur réduit à l’impuissance et sa souveraineté devenue nominale ; le droit, pour tous les princes qui relèvent seulement de l’empire, de négocier séparément avec les puissances étrangères, de conclure des alliances ou de faire la guerre comme bon leur semble, de lever des impôts et de recevoir des subsides sans rendre de comptes à personne : en un mot, toutes les prétentions du particularisme, et la cause principale de la misère politique de l’Allemagne : « Quand Dieu veut châtier un peuple, disait K. von Moser, il n’a qu’à lui faire don de la liberté allemande. »

La persévérance n’était pas la qualité maîtresse de Joseph II. Découragé par le mauvais succès de ses efforts pour réformer l’empire, il renonça à ses projets. Aussitôt son inquiétude naturelle lui en suggéra d’autres. Pour suivre de plus près l’exemple de Frédéric II, son héros et son rival heureux, il chercha à arrondir en Allemagne même ses états héréditaires. Justement la branche de la maison de Wittelsbach qui régnait en Bavière allait s’éteindre. Joseph II songea à profiter de la succession pour réunir la Bavière à ses états, et offrit en échange les Pays-Bas autrichiens à l’héritier (le duc de Deux-Ponts). L’opération eût été doublement avantageuse pour la maison d’Autriche. Elle se défaisait d’une province remuante. isolée, difficile à défendre en cas de guerre avec la France ; elle acquérait, au contraire, un pays exclusivement catholique, assimilé d’avance, et contigu à ses provinces de la Haute-Autriche et du Tyrol. Elle compensait et au-delà la perte de la Silésie. Elle s’assurait en Allemagne une prépondérance incontestée avec la possession de la haute vallée du Danube.

Mais plus l’Autriche trouvait d’avantages à cette combinaison, plus Frédéric II devait s’y opposer. Il réussit à alarmer sérieusement la plupart des princes allemands, en leur persuadant que cet échange n’était qu’un premier pas. Joseph II, encouragé par un premier succès, allait confisquer à son profit la liberté allemande et réduire les princes allemands, indépendans de fait, à l’état de simples vassaux. L’habileté de Frédéric II, et, il faut le dire aussi, la maladresse et les ambitions mal déguisées de Joseph II, déterminèrent la plupart des gouvernemens allemands à entrer dans une Ligue des princes, dont l’objet fut le maintien du statu quo dans l’empire. Frédéric II n’avait pas eu l’initiative de cette ligue, mais il en approuva le principe et en prit résolument la direction.

Les deux partis demandèrent à la presse de soutenir leurs prétentions devant le public, et les écrivains politiques combattirent avec passion pour ou centre la Ligue des princes. Pour la première fois depuis longtemps, l’opinion était en quelque sorte consultée sur une question d’intérêt national. Nous devons donc penser que les argumens employés de part et d’autre étaient les plus propres à agir sur les esprits et à emporter leur assentiment. Si l’Allemagne eût été près d’une transformation politique, si l’idée d’un grand changement eût été populaire, si elle eût été seulement agitée, nous en trouverions l’écho dans cette polémique. Mais, sur ce point, les deux partis sont muets. Autant, depuis 1815, les publicistes allemands ont réclamé avec insistance une Allemagne unifiée, redoutable à ses voisins, et capable de revendiquer son rang parmi les grandes puissances ; autant, en 1785, ils étaient unanimes à vouloir que l’Allemagne, dans son intérêt même, restât divisée et morcelée.

Les publicistes qui plaident pour l’Autriche se tiennent en général sur la défensive. Ils s’efforcent de justifier sa politique et de rassurer le public sur les ambitions qu’on lui prête. Évidemment, si. la Bavière et l’Autriche étaient réunies sous un même souverain qui fût en même temps l’empereur, l’unité politique de l’Allemagne aurait fait un grand pas. Mais les adversaires de la ligue se gardent bien de le dire. Ils évitent de montrer les forces de l’Allemagne se concentrant peu à peu dans la même main, et l’empire prêt à redevenir une grande puissance. Ils ment ces projets, ils dissimulent ces espérances. Ils ne les forment peut-être pas, car ils ont en vue, non l’intérêt allemand, mais l’intérêt autrichien. En tout cas, ce langage n’aurait pu qu’effrayer les princes allemands, qu’ils voulaient rassurer, et l’opinion, qu’ils prétendaient gagner. Au contraire, ce sont les partisans de la Ligue des princes qui crient bien haut au public : « Prenez garde, si l’Autriche réussit à annexer la Bavière, si sa puissance ne trouve plus de contrepoids en Allemagne, c’en est fait de la « liberté allemande. » Sa domination va peser sur les états secondaires et leur enlever toute indépendance. Les princes ecclésiastiques se verront séculariser, les autres médiatiser, et peu à peu cette république de rois deviendra une monarchie. Tous les résultats, politiques et religieux, de la guerre de trente ans, vont être remis en question. » Pour éviter ce malheur, on va jusqu’à s’adresser aux puissances étrangères, garantes, comme l’on sait, des traités de Westphalie. « La France, écrit M. de Hofenfels, ne peut pas permettre que l’Allemagne se transforme en monarchie, car l’armée d’un empereur d’Allemagne serait tout autre chose que le contingent de l’empire. » Ce malheureux contingent était la risée de tous les militaires de l’Europe, mais surtout des Autrichiens et des Prussiens. Il était fourni par tous les petits princes, proportionnellement à l’étendue de leur territoire. On voyait parfois trois ou quatre souverains minuscules s’associer pour fournir une compagnie, et se disputer à qui en désignerait le capitaine. Ce contingent disparate s’assemblait difficilement et se battait piteusement. il avait fait triste mine à Rosbach, à la grande joie de Frédéric II et de ses soldats. « La Russie, dit encore M. de Hofenfels, ne peut pas tolérer que l’Autriche annexe 12 millions d’Allemands, car son voisin allemand lui deviendrait alors plus redoutable que le Turc, »

Ces mots sont déjà significatifs : un mémoire de M. de Hertzberg, rédigé sur les instructions de Frédéric II, est encore plus explicite. Selon ce ministre prussien, la paix de Westphalie n’avait pas été payée trop cher au prix de trente ans d’une guerre épouvantable, puisqu’elle avait établi un équilibre européen dont la première condition était l’impuissance politique de l’Allemagne. Il invoque la garantie de l’étranger, il réclame son intervention pour maintenir cet équilibre, il avertit la France et la Russie du danger que leur ferait courir une Allemagne politiquement unifiée, il démontre qu’un empire puissant est incompatible avec la paix de l’Europe ! Et ce ne sont pas là des communications confidentielles transmises de cabinet à cabinet sous le sceau du secret, à la poursuite d’ambitions inavouables. Ce sont des argumens patriotiques destinés à agir sur l’opinion allemande et à prouver que la Ligue des princes mettait l’intérêt national avant tout ! Par une singulière ironie de l’histoire, les mêmes raisons qui ont barré la route à l’Autriche au XVIIIe siècle ont frayé la voie à la Prusse au XIXe En 1785, on indisposait les esprits contre l’Autriche en leur montrant que ses projets menaient à l’unité politique de l’Allemagne ; cinquante ans plus tard, on surmontera leurs répugnances envers la Prusse en leur prédisant qu’elle accomplira cette même unité. C’est ainsi que les circonstances ont étrangement servi la Prusse. Indifférente, hostile même à l’unité qui se serait fondée sous l’hégémonie de l’Autriche avant la révolution, l’Allemagne la désirera, dans notre siècle, avec assez de passion pour l’accepter des mains sanglantes de la Prusse. Au moment de la Ligue des princes, une génération nourrie de philosophie et de cosmopolitisme estimait peu les avantages politiques et militaires qu’eût procurés la concentration de toutes les forces allemandes sous un seul chef. Persuadée que le morcellement politique de l’Allemagne était une garantie de paix pour l’Europe, elle s’en contentait sans peine, et ne se croyait pas pour cela sacrifiée. Tout esprit un peu philosophe aurait rougi de faire passer l’intérêt proprement allemand avant l’intérêt de l’humanité. Peu importait que l’Allemagne fut ou ne fût pas une grande puissance, pourvu qu’elle remplît dans le monde sa mission de paix et de civilisation. La Ligue des princes, qui ne songeait qu’à maintenir la « liberté allemande, » profita habilement de cette disposition d’esprit.

C’est donc un travestissement historique que de représenter aujourd’hui Frédéric II comme un précurseur de l’unité nationale. Quand M. de Treitschke soutient que, seule au XVIIIe siècle, la Prusse a suivi une politique allemande, il est plus royaliste que le roi. Frédéric II n’a vu, très évidemment, dans la Ligue des princes, qu’un moyen de s’opposer, sans coup férir, à un accroissement redoutable de la puissance autrichienne en Allemagne. Il songea même un instant à exploiter cette ligue dans l’intérêt particulier de la Prusse. Il proposa des conventions militaires à des états voisins, en particulier à la Hesse-Cassel et au Brunswick, Leurs troupes auraient été incorporées à l’armée prussienne. Les deux princes déclinèrent cette invitation : le duc de Brunswick désirant, dit-il, éviter tout ce qui pourrait donner à la ligue l’apparence de n’être qu’un instrument de la Prusse. L’année suivante, Frédéric II mourut, et l’affaire en resta là.

Ce curieux épisode de l’histoire d’Allemagne montre bien pourquoi le « saint-empire romain germanique, » à la fin du XVIIIe siècle, ne pouvait être ni restauré ni renversé. Cet édifice bizarre, vermoulu, et, comme les Allemands le disent eux-mêmes, monstrueux, ne devait s’écrouler que sous un choc venu du dehors. Il fallut la révolution pour lui imprimer la secousse et Napoléon pour le jeter par terre. La nation était indifférente. Les princes avaient intérêt à ce qu’il restât précisément ce qu’il était. La fiction d’une souveraineté impériale tenait la place d’une réalité dont ils ne voulaient pas. C’est ainsi que la Prusse et les princes allemands, même ceux qui se défiaient le plus de Frédéric, s’unirent dans une même pensée contre les ambitions de Joseph II. Mais les publicistes désintéressés qui en défendant la ligue avaient cru combattre, non pour l’intérêt particulier des princes, mais pour l’intérêt général de l’Allemagne, se sentirent cruellement déçus. Ils se plaignirent d’avoir été dupés. Le plus célèbre d’entre eux, l’historien Jean Müller, avait fait briller aux yeux de ses lecteurs les plus hautes espérances. En voyant se former une ligue où entraient, avec la Prusse, la Saxe, le Hanovre, le duc de Saxe-Weimar, le duc de Saxe-Gotha, l’électeur palatin de Deux-Ponts, l’électeur de Mayence, le duc de Brunswick, le margrave de Bade, le landgrave de Hesse-Cassel, les trois princes d’Anhalt, l’évêque d’Osnabruck, — j’en passe, et non des moindres, — Jean Müller avait cru assister à une renaissance politique de l’Allemagne. Un grand mouvement national commençait; l’amour de la patrie commune allait triompher des arrière-pensées particularistes. Les Allemands allaient enfin pouvoir dire, eux aussi : « Nous sommes une nation! » Plein de cette belle espérance. Müller avait soutenu la Ligue des princes de son éloquence et de son autorité. Hélas ! il fallut bientôt en rabattre. Le but atteint, et la succession de Bavière réglée, la Ligue des princes retomba, dans le néant, et le public la vit disparaître avec une parfaite indifférence. Müller exhala toute l’amertume de sa déconvenue dans une dernière brochure intitulée : Ce que l’Allemagne attendait de la Ligue des princes. « Si le but de cette ligue, dit-il, était simplement de maintenir le statu quo en Allemagne, quoi de plus décevant et de plus dépourvu d’intérêt?.. Sans lois ni justice, sans garantie contre des charges arbitrairement imposées, proie livrée sans défense au plus fort,.. sans union, sans esprit national,.. végéter au jour le jour, aussi bien qu’on le peut sous un tel régime, voilà le statu quo de notre nation. » Cela n’est pas de la satire, ajoute Müller, c’est de l’histoire. Il est vrai; mais l’histoire dit aussi que l’Allemagne s’accommodait de cet état politique sans trop de peine. En serait-elle sortie sans les secousses de la révolution, et sans les dures leçons de l’occupation française ?


II.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, l’Allemagne comptait déjà un plus grand nombre de publications périodiques qu’aucun autre pays. Mais c’étaient surtout des revues littéraires ou morales, plus ou moins analogues au Spectator, leur ancêtre commun. Hebdomadaires ou mensuelles en général, elles s’adressaient à un public restreint, toujours le même. La presse politique existait à peine. Il n’y avait encore pour une telle presse ni public ni liberté. Le journalisme n’était pas une profession reconnue, je dirais presque, avouable. Les gens qui faisaient métier d’écrire dans les gazettes étaient par cela même suspects, et soumis à un régime à la fois spécial et indéterminé. Ils dépendaient du bon plaisir de l’autorité, et elle en usait avec eux à sa guise. Comme c’étaient ordinairement des gens sans conséquence, elle ne se croyait tenue envers eux à aucun ménagement. Par suite, les journaux soi-disant politiques ne contenaient rien, ou presque rien. De quoi auraient-ils parlé ? La politique intérieure, dans la plupart des petits états, n’offrait aucun intérêt. Dans les grands, il valait mieux ne pas s’y risquer. Critiquer eût été s’exposer, pour le moins, à la suppression du journal, et souvent, à la prison. Louer est difficile quand il faut louer toujours, et, en de certains cas, l’éloge ressemble dangereusement à l’ironie. Tout ce que l’autorité dirigeait ou surveillait, de près ou de loin, le théâtre, la police, les universités, les monumens, ne devait être touché qu’avec des précautions infinies. Sur la politique extérieure, la sagesse commandait un silence absolu. Tout ici était mystère. « Nous autres pauvres Allemands, nous avons infiniment plus de secrets d’état que nos voisins, » écrivait-on encore en 1782 ; qu’était-ce donc vers 1750? Chaque état était considéré par les autres comme responsable de ce qui s’imprimait sur son territoire. Qu’un journaliste donnât lieu à quelque plainte de la part d’un ambassadeur étranger, son affaire était claire. Il n’était même pas à l’abri des vengeances directes du souverain qui se croyait offensé. Dès la première année de son règne, Frédéric II donnait l’exemple de cette brutalité. Mécontent d’un rédacteur de la Gazette de Cologne, nommé Roderique, il envoya 100 ducats à son représentant à Cologne, avec ordre de faire bâtonner le journaliste qui lui avait déplu. 50 ducats ayant suffi, le roi manda à son représentant de garder le reste pour administrer à Roderique une seconde correction, « au cas où le des lui démangerait encore. » Frédéric il tenait sans doute à ce procédé, car il y recourut de nouveau pendant la guerre de sept ans. Un rédacteur de la Gazette d’Erlangen avait exprimé trop de sympathie pour l’Autriche. Le roi de Prusse ordonna à un colonel de lui faire appliquer vingt-cinq coups de bâton et d’en exiger un reçu.

Dans ses propres états, le roi philosophe ne montrait guère plus d’égards aux publicistes. Une légende contraire, il est vrai, s’est formée. Elle veut que Frédéric ait laissé à la presse une liberté jusque-là inconnue en Allemagne. « Si l’on veut que les gazettes soient intéressantes, aurait-il dit, il faut leur permettre de dire ce qui leur plaît. » Mais cette légende repose sur une équivoque. D’une complète indifférence en matière de religion, Frédéric permettait en effet à ses sujets de traiter à leur gré les questions théologiques, et c’était là une liberté nouvelle en Allemagne. Mais dès qu’il s’agissait de politique, la censure prussienne valait les autres. Lessing dit sans détours que la prétendue liberté de Berlin se bornait « à pouvoir dire toutes les sottises possibles contre la religion, a ce qui n’empêchait pas la capitale de Frédéric II d’être « une galère. » Deux journaux seulement y paraissaient, la Gazette de Spener et la Gazette de Voss. Ils s’imprimaient sur du papier gris à chandelle, en format petit in-4o, et n’offraient pas, selon le mut d’un historien contemporain, « la moitié de l’intérêt que l’on peut trouver aujourd’hui dans la moindre feuille rurale. » Par ceux-là, jugez des autres. Parfois, cependant, un prince recourait à la presse pour prévenir l’opinion en sa faveur ou pour répandre dans le public une version particulière d’un certain fait. Frédéric II ne dédaignait pas toujours ce moyen d’action. Mais le cas se présentait rarement. Que restait-il donc aux journaux? Les faits divers, les nouvelles de la cour et les grands événemens; à peu près ce que l’on trouve dans les almanachs. En revanche, tout ce qui ne pouvait s’imprimer dans les journaux s’écrivait dans les correspondances manuscrites, qui pullulèrent pendant tout le XVIIIe siècle.

Vers 1770, cette situation se modifia. L’initiative fut prise par Schlözer, professeur à l’université de Göttingen. Fort de sa situation, personnellement protégé par le roi d’Angleterre, son souverain (George il était en même temps électeur de Hanovre), il n’avait pas à craindre d’expier quelque hardiesse, comme Schubart, par dix ans de captivité dans la forteresse d’Hohenasperg, comme Moser, par un long emprisonnement au château de Hohentwiel, comme Winkopp, attiré dans un guet-apens sur le territoire badois, comme tant d’autres enfin, qui payèrent de leur fortune ou de leur liberté l’audace d’avoir parlé des affaires publiques. Dans plus d’un petit état de l’Allemagne du Sud, appeler quelqu’un « publiciste » équivalait à le traiter d’incendiaire. Tout écrivain politique était suspect. Schlözer n’ignorait pas que le franc-parler dont il jouissait était un privilège tout personnel. Pour trouver des collaborateurs qui eussent la hardiesse de lui signaler les abus, les actes d’injustice et de tyrannie, il était obligé de leur promettre le secret le plus absolu. Il recopiait de sa main leurs manuscrits avant de les envoyer à l’impression. Schlözer lui-même n’usait de sa précieuse liberté qu’avec discrétion. Il mesurait prudemment ses hardiesses à la taille de ses adversaires et aux représailles qu’il en pouvait craindre. Il n’a garde de s’attaquer à l’Autriche ni à la Prusse. Il n’a que des éloges, naturellement, pour le Hanovre, qui le protège, et pour les amis de l’Angleterre. Mais son humeur batailleuse et son goût de satire s’en donnent à cœur-joie contre certains princes ecclésiastiques, contre les magistrats des villes libres en décadence, contre les autorités des cantons suisses. Ces petits tyrans étaient parfois les plus insupportables. Schlözer les crible de ses traits, les exaspère, parfois même les intimide. Il se moque de leurs menaces. Il proclame qu’aucune main n’est assez puissante pour opprimer injustement un Hanovrien protégé par son gouvernement. Et, en effet, aux réclamations des personnages grotesques ou odieux qu’il livrait à la risée publique, l’autorité hanovrienne répondait « que le roi d’Angleterre accordait à tous ses sujets une entière liberté de penser et d’écrire. »

L’exemple de Schlözer était bien tentant. Malgré les difficultés et les dangers, il fut suivi. Bientôt les publicistes s’enhardirent, en vinrent à réclamer la liberté de la presse et l’abolition de la censure. Faut-il dira qu’ils ne l’obtinrent pas ? Mais, en fait, pendant les dix années à peu près qui précédèrent la révolution, — de 1778 à 1788, — la presse politique gagna chaque jour du terrain, jusqu’à donner de l’ombrage à ses ennemis les plus modérés et des inquiétudes à ses plus sages amis. — Ceux-ci, parmi lesquels on comptait Schlözer lui-même, le conseiller d’état hanovrien Ernest Brandes et Schlosser, le beau-frère de Goethe, ceux-ci voyaient l’orage s’amonceler et auraient bien voulu le détourner. « Nous jouissons, disaient-ils, d’une liberté de la presse à peu près entière ; mais combien de temps en jouirons-nous ? Chaque abus qui en sera fait est un pas vers la suppression. » Toutefois cette presse, si libre qu’elle crût être, n’avait pas assez de prise sur les esprits pour déterminer un mouvement politique en Allemagne. Les publicistes ne se plaçaient guère au point de vue national allemand. Ils restaient en-deçà ou passaient au-delà. Tantôt ils poursuivaient avec une opiniâtreté méritoire un abus particulier, le mauvais gouvernement d’un évêque, par exemple, mais sans remonter à l’origine du mal, sans s’attaquer à la constitution de l’empire, qui permettait à un évêque d’être en même temps un souverain irresponsable. Tantôt, et le plus souvent, ils s’attachaient aux questions générales de la philosophie politique, en se gardant des applications trop directes. C’était d’ailleurs le goût du temps, en Allemagne comme en France. On aimait mieux discuter avec passion qu’étudier avec sang-froid ; on trouvait plus de charmes à la déduction théorique qu’à l’observation patiente des faits.

D’abord le principe de l’égalité naturelle. Tous les hommes naissent égaux, doivent jouir des mêmes droits et méritent un égal respect. Il n’est pas de principe pour lequel les philosophes du XVIIIe siècle aient plus constamment combattu, avec plus de feu et d’habileté. Ils ont fini, en France du moins, par imposer ce principe, — un paradoxe, — comme un axiome évident par soi. Instruit par Malthus et Darwin, notre siècle y croit moins ; et, renversant la doctrine de Rousseau, il admettrait plutôt que l’inégalité est le fait de la nature, et l’égalité le fait de la société. Mais vers 1780 le principe était, si l’on peut dire, dans la force irrésistible de sa jeunesse. Ses défenseurs, se sentant près de la victoire, redoublaient d’efforts. En Allemagne surtout leur passion était vive. Nulle part la distinction des classes n’avait persisté aussi marquée, sans être adoucie, comme en France, par la politesse générale des mœurs. Au commencement du XVIIIe siècle, un noble allemand frayait sans répugnance avec les aventuriers français ou italiens, tels que Casanova, qui infestaient les cours allemandes. Il s’empressait même auprès d’eux avec une complaisance gauche et servile. Mais à aucun prix il n’eût consenti à partager le même banc, à l’école ou à l’église, avec un roturier de sa nation. Jusque dans la franc-maçonnerie, certaines loges composées de nobles faisaient des difficultés pour accepter des membres roturiers. Bientôt, à mesure que la classe moyenne se reformait en Allemagne et prenait conscience de sa valeur, le privilège social de la noblesse commença à être battu en brèche. Il y a dans le ton de ces attaques un crescendo significatif. En 1750, des voix s’élèvent déjà contre les distinctions sociales que le hasard de la naissance est seul à justifier. On est même surpris de rencontrer de ces protestations chez un écrivain pacifique et timoré comme Gellert. Mais bientôt le ton change et passe de la réflexion timide à l’interrogation hautaine. Lisez le Werther de Goethe, qui est à la fois un vrai document humain et un admirable document historique. Le héros du roman ne dissimule pas son mauvais vouloir contre le préjugé de la naissance et contre les conventions sociales. Toute sa sympathie va aux petits et aux humbles. Encore Goethe, issu d’une riche famille patricienne de Francfort, n’avait-il pas eu à souffrir personnellement des privilèges de la noblesse. Mais Schiller, dans ses œuvres de jeunesse, Klinger, Lenz, Iffland, et les autres écrivains du temps, attaquent avec la dernière violence le préjugé nobiliaire. Le théâtre surtout devient une sorte de tribune où les jeunes auteurs, pleins des leçons de Rousseau, font retentir leurs protestations contre les injustices politiques et les inégalités sociales. Dans la plupart de leurs drames, on peut, d’après leur rang, deviner le caractère des personnages. Sont-ils nobles ou hauts fonctionnaires, soyez sûr qu’ils se montreront de plats et vils coquins. Mais le bourgeois ou le paysan sera honnête, bienfaisant, et, comme on disait alors, une âme sensible et vertueuse.

La violence même de ces revendications nous laisse des doutes. non pas sur leur sincérité, mais sur leur portée. Il fallait qu’elles fussent en effet bien inoffensives, pour que la censure du temps n’y trouvât rien à dire. En réalité, elles visaient plutôt à un changement dans les mœurs qu’à une réforme politique. Au reste, à côté des déclamations ordinaires contre le préjugé de la naissance, nous rencontrons souvent, chez les écrivains politiques, plus de sang-froid et de modération. Ils jugent avec impartialité du rôle que la noblesse devrait jouer dans la nation. Ils la croient nécessaire pour servir de frein au pouvoir absolu. Mais il faut qu’elle justifie ses privilèges par des services réels rendus à l’état. Ses rangs ne doivent pas non plus être absolument fermés. Au moins ne devrait-elle pas avoir la possession exclusive de certaines charges et offices de l’état, comme il arrivait en Hanovre, par exemple, où un officier du plus haut mérite, tel que Scharnhorst, ne pouvait espérer l’avancement auquel il avait droit, et était contraint de chercher ailleurs l’emploi de ses talens. Ces réserves faites, les écrivains reconnaissent presque tous en la noblesse une des forces vives du pays. Ils demandent, non pas qu’on la détruise, mais qu’on lui rende sa raison d’être. La passion aveugle de l’égalité est rare chez l’Allemand. Il perd difficilement le respect de la hiérarchie que le temps a consolidée. En un mot, les publicistes allemands oscillent ici entre les démonstrations des philosophes français, qui affirment, au nom du droit naturel, l’égalité de tous les hommes, et les avantages politiques d’une noblesse telle que la noblesse anglaise, ouverte, active, intelligente et dévouée au bien du pays, — qui était à la vérité le sien propre. Au total, rien de bien net, ni surtout de bien original.

Plus vagues encore et surtout moins fréquentes sont les revendications qui s’élèvent au nom du peuple. Entendez par là les paysans, car il n’y avait encore que très peu d’industrie en Allemagne. Leur condition était presque partout le servage, mais sous des formes diverses. Tantôt le paysan était tenu simplement de demeurer attaché à sa terre et de payer une certaine redevance. Ailleurs, il était soumis à toutes sortes de charges, de corvées et de vexations. En Silésie, par exemple, des troubles assez graves allaient éclater en 1792, et le roi de Prusse, après une répression tour à tour hésitante et cruelle, devait recommander aux seigneurs « d’abuser moins des châtimens corporels sur les paysans. » Joseph II avait aboli le servage dans une partie de ses états. Cet exemple fut suivi par le margrave de Bade, un des meilleurs princes du temps et des plus aimés en Allemagne. Il n’eut pas d’autre imitateur. L’opinion avait accueilli cette mesure favorablement, mais, à ce qu’il semble, sans grand enthousiasme. A cet égard, un petit article du Deutsches Museum (octobre 1783) est significatif. Le margrave de Bade a bien fait, sans aucun doute, dit l’auteur anonyme. Ses paysans étaient en état de profiter de l’émancipation qu’il leur a généreusement octroyée. Mais cet exemple serait-il bon à suivre partout? Devrait-on affranchir aussi du servage les paysans de la Poméranie, de la Moravie, de la Pologne? Ce serait empirer leur condition au lieu de l’adoucir. Ils ne sont pas assez civilisés pour s’appartenir à eux-mêmes; leur pays manque de canaux, de routes, de moyens de communication. Les abandonner à leur propre initiative serait les livrer à la misère. Il vaut mieux que l’état ou le seigneur reste chargé de leur bien-être. Tel était aussi l’avis de Justus Möser, le célèbre écrivain d’Osnabrück.

Ainsi, lorsque nous lisons, dans les Fragmens politiques de Schlosser : «Qui a plus de droit que le paysan à prendre part à la fixation et à la répartition des impôts ? Seul il est attaché à la terre, seul il fait la nation ! » gardons-nous de voir là un équivalent du mot de Sieyès. C’est plutôt un écho des doctrines de Rousseau, c’est l’indication d’une tendance, et non pas le désir net et précis d’une grande réforme sociale, devant laquelle ceux mêmes qui en parlaient eussent reculé. Sans la secousse terrible d’Iéna, Stein, avec toute son énergie, n’aurait pu, en 1808, briser les résistances de toute espèce qui s’opposaient à l’émancipation des serfs prussiens. A plus forte raison, vingt ans auparavant, avant le bouleversement causé par la révolution, dans cette Allemagne morcelée entre tant de petits souverains, un affranchissement général ne pouvait être qu’un rêve. Ce qui reste vrai, c’est que les écrivains politiques commencent à songer au paysan et à s’inquiéter de son sort. Cette préoccupation seule est déjà un progrès. D’ailleurs, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, le paysan, comme on sait, était à la mode. Les théories des physiocrates, alors en plein succès, attiraient l’attention sur les agriculteurs. Si la terre est la source de toute richesse, ceux qui la cultivent deviennent les personnages les plus indispensables de l’État, Il est naturel que les regards du législateur et de l’homme d’état s’arrêtent sur eux. Puis on raffolait de la nature, récemment découverte par Rousseau. L’homme des champs est l’homme de la nature ; ses mœurs simples et frugales sont opposées sans cesse à la corruption et au luxe de l’homme des villes.

Pour être juste, cela allait plus loin qu’une mode. Derrière l’engouement des gens frivoles et la banalité des imitateurs, il y avait une des idées les plus fécondes de Rousseau et de Kant, une de ces idées qui sont l’honneur du XVIIIe siècle dans l’histoire, et qui n’ont pas fini encore de porter leurs fruits. La valeur de la personne humaine est absolue : si humble que soit sa vie, si misérable que soit sa condition, sa dignité est inviolable. Cette idée devait abolir le servage en Europe, et plus tard l’esclavage des noirs aux colonies. Dire qu’un homme en vaut un autre, et qu’en soi un paysan vaut un fonctionnaire, un savant, un officier, un roi même, nous paraît aujourd’hui un pur truisme; mais Kant avoue qu’il fut frappé comme d’une révélation quand Rousseau lui fit comprendre cette vérité, et lui apprit à étendre aux humbles et aux ignorans le respect qu’il réservait jusqu’alors aux intelligences cultivées.

Mais comment satisfaire ce zèle nouveau pour les gens du peuple, comment se rendre utile aux paysans? Le mieux, pensait-on, était de les instruire. Ce siècle avait foi en la raison. Pour contribuer au progrès des paysans, on imagina de leur donner un peu des lumières dont on était si fier. De là des efforts très sérieux pour développer l’instruction primaire dans les campagnes, qui en avaient grand besoin. Le mouvement se propagea surtout dans l’Allemagne du Nord. Schlosser publiait déjà en 1771 un catéchisme de morale à l’usage des gens de la campagne. Le comte de Rochow, noble brandebourgeois, se donnait tout entier à l’instruction de ses paysans. « Je vis au milieu d’eux, écrivait-il, et ce peuple me fait peine. Ce n’est pas assez des misères de leur état, le lourd fardeau de leurs préjugés les écrase; le défaut des connaissances les plus nécessaires les prive des compensations que la Providence divine, bienfaisante pour toutes les conditions, n’a pas refusées à la leur... La cause de ce mal, qui ronge l’état dans sa partie la plus importante, c’est que l’on néglige l’instruction de la jeunesse dans les campagnes. On ne cultive pas toute leur âme... Je ne crois pourtant pas que l’on regarde l’âme d’un enfant de paysan comme étant d’une autre espèce que l’âme d’un enfant de condition plus haute. » Tout est caractéristique dans ce langage. Le ton sur lequel Rochow par le du peuple, qui a est la partie la plus importante de l’état, » l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes, la compassion pour les misères du paysan, autant de signes de l’esprit nouveau. Rochow ne se contenta pas de dépenser une partie de sa fortune à bâtir des écoles sur ses domaines, il écrivit lui-même des livres pour les enfans de la campagne et fit vendre à un prix très modique cent mille exemplaires de son Ami des enfans. La réputation de ses écoles se répandit au loin, et le ministre de l’instruction publique, M. de Zedlitz, le soutenait dans ses efforts.

Il ne s’agit point là, comme on le voit, de réformes politiques ou sociales qui changeraient la condition du paysan. Le vrai nom de ces tendances est philanthropie ou charité. Pareillement, quand nous entendons des plaidoyers enflammés en faveur de la liberté politique, ce n’est pas un cri qui sorte des entrailles de la nation, c’est plutôt un écho des discussions qui agitaient alors l’Angleterre et la France. Sans doute, plus d’un Allemand souffrait de l’inertie politique qui lui était imposée et pouvait s’écrier, comme le héros des Brigands : « Mon âme a soif d’action, et mes poumons ont soif de liberté. » Plus d’un déplorait l’état d’impuissance où une constitution décrépite réduisait l’Allemagne ; mais ils ne s’arrêtaient guère à l’idée d’une réforme, ils aimaient mieux comparer théoriquement les avantages et les défauts des différentes constitutions, et disserter pour ou contre la république ou la monarchie.

La république eut en Allemagne, durant toute cette période, nombre de partisans aussi passionnés que platoniques. Je ne parle pas seulement des auteurs dramatiques, tels que Schiller, par exemple, dont l’ardeur juvénile éclatait dans ses drames. Lorsqu’il publia les Brigands, la première page portait une vignette représentant un lion couché, avec ces mots : In tyrannos. La Conjuration de Fiesque est appelée par son auteur « drame républicain. » L’influence de Rousseau, la lecture de Plutarque et de l’antiquité classique, le spectacle des cantons démocratiques de la Suisse, tout contribuait à prêter un éclat extraordinaire à l’idée de la liberté politique. Plus les Allemands en étaient loin, plus elle leur apparaissait comme un idéal. Ils l’adoraient avec ferveur, et leur foi était sincère, quoiqu’elle n’agît point. Mais, de toute nécessité, leur enthousiasme devait rester littéraire. Comment infuser l’esprit républicain de la cité antique aux serfs de la Poméranie ou aux sujets de l’électeur de Mayence ? Comment le ranimer même dans les villes libres, dont la plupart auraient pu s’appeler plus justement des villes mortes ? Tout cela était tellement inoffensif, que les gouvernemens ne songeaient pas à s’en émouvoir. La censure laissait passer les déclamations les plus violentes contre les rois. Peu de temps avant la révolution, un journal de Berlin s’avisait d’enseigner sérieusement aux princes à mériter la reconnaissance éternelle de leurs peuples. Le moyen était simple : mettre, par une éducation virile et républicaine, leurs sujets en état de se passer d’eux ; puis quand cette éducation serait achevée, descendre du trône au milieu des bénédictions et de l’attendrissement universels.

Ces naïvetés, toutefois, ne doivent pas nous dissimuler un progrès dans les idées politiques. La génération précédente n’avait rien conçu au-delà du despotisme éclairé. Les philosophes, comme Wolff et ses disciples, les publicistes, comme J.-J. Moser et son fils, s’arrêtaient également à ce régime, où le prince exerce une autorité absolue, sans contrôle et sans contrepoids. Non qu’il puisse en conscience suivre ses caprices et dire : « l’état c’est moi. » Au contraire, ses devoirs s’étendent aussi loin que ses droits. Il n’est, lui aussi, qu’un serviteur, et, selon l’expression de Frédéric II, le premier domestique de l’état. Mais enfin, pour le bien même de l’état, il faut que son pouvoir ne se heurte à aucune résistance. Il a la charge de la prospérité, du bien-être, du bonheur même de ses sujets, qui sont ses enfans. Son autorité doit être, comme la puissance paternelle, indiscutée. Il est le seul juge de la place que chacun doit occuper et de la fonction que chacun peut remplir. Ainsi. Frédéric II pense qu’il faut à l’état une noblesse pour donner des officiers et des paysans pour cultiver la terre et fournir de? soldats: il ne souffrira pas que les terres nobles passent aux mains des roturiers ou que les paysans quittent leur champ. Dans l’intérêt supérieur de l’état, il s’opposera aux libres mutations de la propriété foncière. Il fera venir des instituteurs saxons pour ses paysans du Brandebourg, car il importe à l’état qu’ils reçoivent quelque instruction; mais cette instruction ne dépassera pas ui certain point, car « ce peuple stupide a-t-il besoin d’être éclairé? » La nation ressemble ainsi à un corps d’armée dont le prince est le chef, ou, plus exactement, à une machine où tout est rouage, sauf le prince, qui en est le moteur. Seul entre tant de millions d’hommes, l’initiative lui appartient : les autres n’ont qu’à comprendre ou simplement à obéir.

Frédéric II obtint par ce système de remarquables résultats. Le roi, qui ne s’épargnait pas lui-même, exigeait que tout le monde, comme lui, fit son devoir. Point de conflits, point de frottemens; par suite, aucune déperdition des forces : toutes se concentraient en une seule main. C’est ainsi que Frédéric II put tenir tête victorieusement à une coalition d’états dont plusieurs surpassaient la Prusse en ressources. Ce spectacle excita trop d’intérêt et d’admiration en Allemagne pour que le roi de Prusse n’y trouvât point une foule d’imitateurs. Mais tous n’étaient pas des Frédéric II. Leur despotisme ne méritait pas toujours l’épithète d’éclairé. Dans la plupart des petits états, c’était une tyrannie intolérable, où le grotesque le disputait à l’odieux. Point de lendemain assuré, aucun esprit de suite. « Ce qui est le plus insupportable dans nos gouvernemens, dit K.-Fr. von Moser, c’est qu’ils n’ont point de règle de conduite. » L’arbitraire, la fantaisie du prince décident de tout; heureux le peuple, quand le maître ne change pas trop souvent de favori ou de maîtresse ! Presque partout le fardeau de l’armée permanente était écrasant. Ici l’exemple de Frédéric II avait été funeste. Encore les sacrifices qu’il imposait à ses sujets servaient-ils une grande politique, justifiée par ses résultats. C’était pour la Prusse une question de vie ou de mort. Il fallait qu’elle fut une puissance militaire ou qu’elle ne fût pas. Mais nombre de petits princes, à qui l’exiguïté de leur territoire ne permettait aucune ambition, se piquaient de rivaliser avec Frédéric II. Ils entretenaient à grands frais une armée, trop faible évidemment pour faire la guerre à qui que ce fût et pour s’emparer de la moindre Silésie, mais assez nombreuse pour épuiser le pauvre petit pays qui devait la nourrir. Et « quand le maître vent avoir à la fois des soldats, des équipages de chasse, une troupe de comédie, une troupe d’opéra et des maîtresses, quand il veut vivre somptueusement et se donner le luxe de bâtir, quand il veut avoir enfin tout ce qu’ont les maîtres du monde : alors, que Dieu ait pitié du pays affligé par un tel prince ! » Frédéric Il n’épargnait pas ses railleries à ces grotesques et cruelles grenouilles, qui voulaient se faire aussi grosses que le bœuf. Schiller nous a laissé, dans son drame d’Intrigue et Amour, un tableau vengeur de ces petites cours allemandes. Sans doute il se trouvait dans le nombre quelques princes bienfaisans, accessibles aux idées humanitaires du temps, pénétrés de leurs devoirs, et s’efforçant de les remplir. Mais, pour un margrave de Bade qui affranchissait ses serfs, que de princes sans scrupule qui pressuraient leurs sujets, ou même, comme le landgrave de Hesse, les vendaient à l’étranger ! Ce commerce de « nègres allemands, » — Le mot est de Herder, — fut le scandale de cette fin de siècle.

Même dans les états du roi de Prusse, on aurait souvent aimé moins d’exactitude et plus de liberté. « Je suis las, disait-il quelque temps avant sa mort, de régner sur des esclaves. » Mais les sujets étaient las, eux aussi, d’une machine politique si impitoyablement parfaite. En même temps, les publicistes concevaient des doutes sur l’excellence du système. Schlosser n’était rien moins qu’un révolutionnaire ; il ne craignait pas de dire dans ses Fragmens politiques: « La puissance paternelle (c’est-à-dire le pouvoir absolu) était excellente pour Rome avant sa corruption : pour la Rome de César et pour notre temps, elle ne vaut plus rien. Le mauvais prince n’est plus qu’un tyran, et ses sujets des esclaves. Le meilleur prince n’est plus qu’un père, et ses sujets des enfans: ni dans un cas ni dans l’autre, je ne trouve des hommes. » Un peu plus tard, Ernest-Ferdinand Klein, conseiller d’état et juriste distingué de Berlin, publiait dans le Deutsches Museum un travail sur l’utilité de la force et de la contrainte, au point de vue du législateur, et il avance, lui aussi, que le despotisme éclairé est intolérable « parce qu’on ne peut traiter les hommes comme des enfans. »

Ainsi peu à peu une idée nouvelle se substituait à la conception politique tant vantée naguère. On découvrait que l’état de minorité perpétuelle où le despotisme, même éclairé, réduit les sujets est contraire à la dignité humaine ; que les hommes ne peuvent pas toujours être tenus en tutelle, comme des enfans ; en un mot, qu’ils ont des droits. Dès lors toute constitution politique qui ignore ou qui nie ces droits est mauvaise. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, cette idée des droits de l’homme pénètre partout. Elle a été proclamée, il est vrai, par la révolution française; mais elle apparaît déjà dans la déclaration des colonies anglaises d’Amérique. Elle se répand avec les sociétés secrètes qui fourmillaient alors en Allemagne; elle inspire, en partie au moins, la morale de Kant et de Fichte; elle s’infiltre partout avec l’influence de Rousseau. Plus elle gagnait de terrain, plus le système du despotisme éclairé devenait insoutenable. Frédéric Il ne se trompait pas lorsqu’il sentait confusément en Rousseau un ennemi. Il le traitait d’énergumène. Ce roi philosophe savait son métier. « Je ne protège, disait-il, que les philosophes dont les idées sont raisonnables et dont les manières sont convenables. » Les manières du citoyen de Genève devaient le choquer, et il avait assez d’esprit pour apercevoir, dans le peu qu’il connaissait des doctrines de Rousseau, un danger mortel pour son système de gouvernement.

Mais ce péril était encore lointain. Les idées nouvelles auraient mis peut-être encore un siècle avant de descendre dans les couches profondes du peuple allemand. Rien ne fait pressentir un grand mouvement national. Qui en eût pris l’initiative et la direction ? Les meilleurs esprits de l’Allemagne se portaient à d’autres objets. Les rares écrivains politiques étaient sans expérience et sans audace. Plus on parcourt toute cette presse abondante et molle, vague dans ses espérances et naïve dans ses plaintes, plus on se convainc qu’il n’y avait là rien d’original ni de spontané. Elle s’inspire moins d’un sentiment profond des besoins de l’Allemagne, qu’elle ne subit l’ascendant des idées venues du dehors. Par exemple, la constitution anglaise était alors pour beaucoup un objet d’envie, en Allemagne comme en France. « Quand on voit à Londres, écrit un correspondant d’un journal de Berlin en 1783, le dernier charretier s’intéresser aux affaires publiques et croire qu’il n’est pas un personnage inutile dans l’état, on éprouve un tout autre sentiment qu’en voyant chez nous les soldats faire l’exercice. » Mais l’influence prépondérante, malgré les efforts faits pour s’y soustraire, est encore celle des Français. Montesquieu était pour ainsi dire classique, aimé pour sa gravité et pour ses hardiesses mesurées, étudié par tous les apprentis hommes d’état. Voltaire était l’auteur préféré de Frédéric II et de ceux qui, comme lui, goûtaient par-dessus tout la vivacité d’esprit, la perfection du style et une philosophie éloignée de tous les excès. Cependant le nombre de ses admirateurs diminuait tous les jours. Beaucoup s’étonnaient, avec Herder, que l’on plaçât sur le même rang le moqueur Voltaire et le sérieux Rousseau. Voilà enfin l’écrivain dont l’influence fut en Allemagne la plus profonde et la plus durable. Rousseau la devait moins, il est vrai, à ses œuvres politiques qu’à ses ouvrages purement littéraires et pédagogiques. Le public allemand avait accueilli avec enthousiasme l’Emile et la Nouvelle Héloïse ; il avait reçu plus froidement le Contrat social. Néanmoins, les idées ont leur logique, à laquelle on n’échappe guère. Comment proclamer avec Rousseau que la nature est bonne, et que la société civile est la cause d’une infinité de maux, sans aboutir à la condamnation des inégalités sociales, à l’égalité de tous les hommes, à la souveraineté du peuple? D’ailleurs, dans le caractère allemand, une certaine audace d’imagination s’unit souvent à un tempérament conservateur. Il ne manquait pas d’enthousiastes qui allaient aux conséquences extrêmes de leurs principes, d’autant plus téméraires dans leurs théories qu’ils s’abstenaient de l’action. De là le rapide développement des sociétés secrètes, où les tendances révolutionnaires et socialistes se donnaient carrière, sans grand danger pour les gouvernemens.

Telle était, par exemple, la célèbre secte des illuminés. Beaucoup de bons esprits, tels que Goethe, s’y laissèrent affilier. En quelques années elle se répandit non-seulement en Bavière, où elle était née, mais dans toute l’Allemagne du Nord. Weisshaupt, le fondateur et le chef de la secte, par le en vrai disciple de Rousseau. Selon lui, l’état présent des sociétés est mauvais parce qu’il est corrompu. Il y oppose l’état originel, où la propriété et le droit civil n’existaient point, où tous les hommes étaient égaux et également heureux. Mais, s’il est mécontent du présent, il espère mieux de l’avenir. Il croit que, par un bon usage de la raison, les peuples pourront retrouver un état de félicité qui ne le cédera pas à l’état de nature. Quelles sont donc les conditions nécessaires et suffisantes du bonheur de l’humanité? La culture de la raison et la pratique de la morale : il n’en faut pas davantage. « Celui qui répand partout la lumière travaille par là même à la sécurité universelle. » Les hommes une fois éclairés ne cherchent plus à faire le mal. La culture et la sécurité universelles rendent les princes et les gouvernemens inutiles. Donc la morale est la science qui apprend aux hommes à devenir bienfaisans, à sortir de tutelle, à entrer dans l’âge viril et à se passer de rois... « Les hommes ne sont pas si méchans que le disent les moralistes moroses. Ils ne sont méchans que parce qu’on les rend méchans... Pensez mieux de la nature humaine. »

Nous qui sommes de l’autre côté de la révolution, de la Terreur, des guerres du premier et du second empire, nous qui avons vu le réveil douloureux des nationalités et l’expansion militaire de l’Allemagne, il nous faut faire effort pour trouver un sens à cet optimisme humanitaire. Mais il y a juste cent ans, les esprits les plus fermes ne se refusaient pas à ces espérances. Ils croyaient innocemment que les réformes politiques et les transformations sociales iraient de soi, sans effusion de sang, sans souffrance, presque sans secousse. Trait caractéristique, c’est toujours de l’humanité qu’il est question, jamais de l’Allemagne. L’idée de la patrie manque à ces réformateurs. Ils croiraient faillir à leur devoir en s’occupant exclusivement de l’Allemagne. Le philosophe, l’homme civilisé, ne voit plus sa patrie que dans l’humanité. Aussi, loin de déplorer que l’Allemagne n’existe pas politiquement; ils s’en félicitent et s’estiment plus heureux par là que leurs voisins. Ils échappent ainsi aux obligations du patriotisme et aux tentations du chauvinisme : ils peuvent se donner tout entiers à leur idéal et se rendre vraiment citoyens de l’univers.

A dire vrai, quand nous parlons de « l’Allemagne » d’alors, c’est une abstraction. Nous devrions plutôt dire, comme notre vieil historien Commines, « les Allemagnes. » Il y avait bien un sentiment national prussien, surtout depuis Frédéric II ; il y avait aussi un sentiment national autrichien. Mais de sentiment national allemand, nulle trace : à peine peut-on excepter quelques écrivains ou quelques barons de l’empire, comme Stein. D’où ce sentiment serait-il venu ? Sur quoi se serait-il fondé ? La vie entière d’un Francfortois, d’un Mayençais, d’un citoyen de Nuremberg ou d’un sujet du prince de Reuss pouvait s’écouler sans qu’il eût une seule fois l’occasion d’éprouver qu’il appartenait à un grand corps dont le nom fût l’Allemagne. Point d’intérêt commun; au contraire, la diversité des monnaies, des poids et mesures, la multiplicité des douanes, les entraves mises au commerce, tout concourait à maintenir l’isolement et à entretenir les défiances. Les petits états se fermaient jalousement à l’influence de leurs voisins plus puissans. Aujourd’hui, on va en quelques heures de Dresde, de Cassel, de Munich ou de Stuttgart à Berlin ; il y a un siècle, l’Allemand du sud ne connaissait guère les Prussiens que par ouï-dire, et loin de les regarder comme des compatriotes, il redoutait, par tradition, d’entrer en contact avec eux. Une série de barrières, étagées les unes derrière les autres, fermait et rétrécissait l’horizon politique des Allemands. Les gens de Cassel, raconte Grimm, considéraient les gens de Darmstadt presque comme des étrangers. C’était en un mot le triomphe complet du particularisme. Encore le triomphe suppose-t-il une lutte, et personne presque ne songeait alors à combattre le particularisme comme une plaie et un danger pour la nation.

Mais les grands mouvemens politiques, ceux mêmes qui ébranlent une nation entière, naissent souvent des efforts d’une minorité qui souffre impatiemment un état dont la masse s’accommode. Y avait-il alors en Allemagne, je ne dis même pas un parti, mais une élite irréconciliable avec les misères politiques présentes? Y avait-il une poignée d’hommes d’un patriotisme obstiné et ambitieux, espérant contre tout espoir? Non, les écrivains qui déplorent la triste condition du saint-empire n’ont pas l’idée d’une Allemagne tout autre, une, forte, redoutable à ses voisins. Tout ce qu’ils demandent, sans oser l’espérer, c’est un rajeunissement de la constitution impériale. Ils se plaignent qu’elle soit tombée en désuétude. Ils veulent croire que tout irait bien si l’on rendait quelque vigueur à ces institutions décrépites. Les autres ne sont pas insensibles à la misère politique de l’Allemagne : mais cette condition lamentable ne tient pas la première place dans leurs préoccupations. Elle leur paraît plus que compensée par les progrès que l’Allemagne fait en d’autres domaines. Ils jouissent avec orgueil de leurs jeunes gloires littéraires. On est ravi surtout de voir les écrivains allemands se passer de modèles, et le génie national lutter victorieusement contre des influences étrangères, longtemps toutes-puissantes. Lessing a contribué plus que personne à cette œuvre d’affranchissement. Klopstock a donné à l’Allemagne son poème épique, à la fois chrétien et national : il est suivi d’un nombreux cortège de poètes : Uz, Gerstenberg, Gessner, Voss, Bürger, dont les œuvres sont connues et traduites à l’étranger. Wieland, l’aimable auteur d’Obéron, se fait lire même des partisans de la langue française. Goethe a donné déjà une partie de son œuvre, Schiller ses premiers drames, Herder sa féconde critique. Cette brillante floraison littéraire occupait ce que l’Allemagne avait d’activité et satisfaisait ce qu’elle avait d’orgueil.

D’autres peuples pouvaient tenter une œuvre politique: l’Allemagne ne s’y croyait pas appelée. « La mission nationale de l’Allemagne, disait Herder, est de cultiver la philosophie. » Mais elle était prête à suivre les efforts d’autrui avec sympathie et sans arrière-pensée. Ainsi, tandis que les colonies de l’Amérique du Nord luttaient pour leur indépendance, l’opinion publique en Allemagne les accompagnait de tous ses vœux. Leur éloge devenait presque un lieu-commun. « Washington l’emporte sur Brutus, écrit le bon Schubart... Si les autres nations du monde sont plongées dans la torpeur, au moins en Amérique s’accomplissent encore des actions qui font honneur à l’humanité. » A plus forte raison, la même sympathie accueillit les débuts de la Révolution française. Lorsque les nouvelles de juillet 1789 se répandirent en Allemagne, le premier sentiment des Allemands ne fut pas un retour sur eux-mêmes, ni l’appréhension des suites de ce grand mouvement populaire qui pouvait se tourner contre l’étranger, ni le désir de profiter des embarras de la France pour la dépouiller ou la partager. Cette pensée vint aussitôt aux gouvernemens de Prusse et d’Autriche. Elle ne se trouve exprimée nulle part chez les écrivains du temps. Le sentiment presque unanime fut une surprise flatteuse, une admiration sincère, et des éloges enthousiastes dans la bouche même de ceux qui, comme Klopstock, aimaient peu la France. Plus tard seulement, après la Terreur, et la guerre une fois commencée, vinrent la défiance, la crainte, et enfin la haine.

Comparez l’Allemagne de 1789, sans ambitions ni jalousies politiques, tout entière à sa littérature et à sa philosophie, nourrie de rêves cosmopolites et d’illusions humanitaires, à l’Allemagne de 1889, consciente de sa force, fière de son unité, encore frémissante et inquiète de ses victoires. La première se trouve satisfaite d’une unité tout idéale, qui, pour s’établir, n’exige le sacrifice d’aucun droit historique et ne fait point couler le sang. Cette unité, ses penseurs et ses poètes la lui donnent. Habitués à voir la couronne impériale se transmettre dans la maison d’Autriche, les Allemands tiennent à cette tradition séculaire. Le saint-empire, symbole inoffensif d’un système politique disparu, s’accorde à merveille avec le cosmopolitisme des uns et le particularisme des autres. Loin de désirer une centralisation énergique, ils la craindraient plutôt, s’ils y pensaient jamais. Ils ont applaudi aux victoires de Frédéric II, mais la politique et les procédés de gouvernement de la Prusse ne leur inspirent qu’effroi et répulsion.

Aujourd’hui, à l’idéal cosmopolite a succédé la poursuite opiniâtre de l’intérêt allemand, et à l’indifférence politique le désir, puis l’orgueil d’être une grande nation. Que dirait un contemporain de Schiller, s’il voyait aujourd’hui l’Autriche exclue de l’Allemagne et réduite au rôle d’auxiliaire, l’Allemagne unifiée et devenue, sous l’hégémonie prussienne, la première puissance militaire de l’Europe? Quelle transformation accomplie en ce siècle, avec une rapidité toujours croissante et comme accélérée depuis vingt-cinq ans! L’erreur serait de croire que l’évolution est dès maintenant terminée. Elle est suspendue seulement par la crainte, habilement entretenue, devoir remettre en question les résultats d’une guerre heureuse, et par l’ascendant d’un homme de génie. Mais, inévitablement, elle reprendra son cours. Le nouvel empire n’est qu’une confédération; il voudra être un état. Déjà, il cherche à se créer des organes. Le socialisme n’est qu’un parti; il voudra être un gouvernement. Déjà il manie en maître le suffrage universel. Lassalle a contribué, il est vrai, au succès de l’œuvre politique du prince de Bismarck; mais cette œuvre, à son tour, prépare peut-être le triomphe des idées socialistes de Lassalle.


LEVY-BRUHL.