L’Allemagne nouvelle jugée par un Allemand

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L’Allemagne nouvelle jugée par un Allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 691-702).
L'ALLEMAGNE NOUVELLE
JUGEE PAR UN ALLEMAND

Un écrivain allemand fort connu, M. Bruno Bauer, vient de dresser en quelque sorte le bilan de ce qu’il appelle l’ère bismarckienne ; quoiqu’il se soit montré peu indulgent pour son sujet aussi bien que pour ses compatriotes, son livre a été lu et accueilli comme il méritait de l’être[1]. Il faut rendre aux Allemands cette justice qu’ils sont de tous les peuples le plus porté aux examens de conscience, celui qui a le moins de répugnance pour les breuvages amers et pour les vérités désagréables, à la condition toutefois qu’ils se les disent à eux-mêmes et que l’étranger ne mêle pas son mot à ces entretiens de famille. Au surplus, par la situation qu’il occupe dans le royaume des lettrés, par la vigueur de son intelligence formée et assouplie à l’école de la dialectique hégélienne, par son esprit incisif, par son style mordant et imagé, M. Bruno Bauer est un de ces écrivains qui s’imposent, qui forcent l’indifférence d’un public blasé ou prévenu. Grand érudit, critique sagace, les recherches qu’il a consacrées au mystérieux problème des origines du christianisme lui ont acquis une juste célébrité. Ses adversaires lui ont reproché d’être trop aventureux dans ses hypothèses, excessif dans ses conclusions ; mais tout le monde rend hommage à sa bonne foi comme à l’originalité de ses vues. Il représente une race qui s’en va, cette robuste génération qui croyait à Hegel, à la toute-puissance de l’idée et à la révolution française, ce qui est encore un assez beau partage. Il apparaît dans l’Allemagne d’aujourd’hui comme un survivant parmi les vivans ; mais les vivans vivent quelquefois bien peu, de même que les jeunes sont souvent très vieux ; ils laissent aux barbes grises les pensées généreuses, le souffle et la flamme. Ce n’est pas en publiciste ou en politique de profession que M. Bruno Bauer juge les choses et les hommes de son pays, c’est en philosophe et en indépendant. Il ne s’est rattaché à aucun drapeau, il ne porte la livrée de personne, il n’éprouve le besoin ni de commander ni de servir, il n’aspire point à devenir quelque chose dans l’état. Il se range lui-même dans la classe de ceux qu’il appelle « les isolés, die isolirten, » de ceux qui se tiennent à l’écart, sans se soucier d’être à la tête ou à la queue d’un parti. Les isolés ont beaucoup d’ennemis ; on les traite d’indifférens ou d’inutiles. A cela notre auteur répond que la curiosité n’est jamais indifférente ; il répond aussi que les isolés ont un rôle à remplir, que les stoïciens de l’empire romain représentaient dans ce monde la dignité de la raison, la liberté de la conscience, que ceux qui se cachent rendent souvent de plus grands services à l’humanité que ceux qui se montrent, qu’au fond de leurs retraites et de l’ombre dont ils s’enveloppaient, les premiers chrétiens portaient en eux les secrets de l’avenir. Il est décidé pour sa part à rester chez lui, à ne pas descendre dans la rue ; il se met à la fenêtre pour regarder passer les événemens et il s’accommode sans peine de son lot. Il semble avoir médité cette parole de l’auteur de l’Imitation que « la cellule qu’on quitte peu devient douce et finit par être une chère amie. » Pourquoi les isolés seraient-ils condamnés à la mélancolie ? Si leurs réflexions sur le train des choses humaines ne sont pas toujours gaies, ils éprouvent quelque satisfaction à les coucher sur le papier pour en faire part à leur prochain. Il nous souvient que nous parlions un jour à un Italien de la tristesse amère que respire le génie de Machiavel et qu’il nous répondit vivement : « Machiavel n’était ni gai ni triste ; il voyait les choses telles qu’elles sont, et il avait le chagrin de ne pas les trouver belles ; mais il avait en revanche le très grand plaisir de le dire. »

Comme Machiavel, qu’il admire beaucoup, M. Bruno Bauer, bien que les hommes et les choses du jour lui agréent peu, ne perd pas son temps à les vouloir changer ni à prêcher à ses contemporains les vertus qu’ils n’ont plus et qu’ils ne peuvent plus avoir. Il ne s’amuse ni aux regrets ni aux utopies. En sa qualité de philosophe, il croit aux inexorables lois qui régissent cet univers, et il considère le chancelier de l’empire allemand comme un homme prédestiné, comme un ouvrier du destin. Dans son fameux livre intitulé le Christ et les Césars, il avait déjà tenté d’établir que notre époque ressemble de tout point au premier siècle de l’empire romain, et que la centralisation poussée à outrance, la destruction des classes et des corps privilégiés qui gênaient autrefois le pouvoir central, le triomphe des intérêts économiques sur les traditions politiques, tout nous condamne fatalement au césarisme. Selon lui, le dernier mot de l’égalité sans limites et de la démocratie sans frein est un César régnant sur une poussière d’hommes.

Il y aurait à ce sujet quelques réserves à faire. L’histoire ne se répète pas, et le césarisme peut revêtir des formes diverses ; il ne s’appelle pas toujours Auguste ou Tibère, et quelquefois même il ne s’appelle pas César. Dans les derniers chapitres de sa Démocratie en Amérique, Tocqueville a remarqué que le césarisme romain était une tyrannie intermittente qui pesait prodigieusement sur quelques-uns, mais qui ne se faisait pas sentir à la foule des petits et des ignorés, qu’elle était à la fois violente et restreinte, et que, selon toute apparence, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il serait plus étendu et plus doux, qu’il dégraderait les hommes sans les tourmenter. Quand Tocqueville cherchait à imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde, il se représentait une multitude innombrable d’hommes semblables et égaux, uniquement occupés de leurs intérêts et de leurs plaisirs, et au-dessus d’eux un pouvoir immense et tutélaire, se piquant d’être le seul agent et le seul arbitre de leur bonheur, pourvoyant à leur sécurité, conduisant leurs principales affaires, dirigeant leur industrie, les déchargeant du soin d’élever leurs fils et leurs filles, les dispensant même, dans une certaine mesure, « du trouble de penser et de la peine de vivre. » — « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, disait-il, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule… Il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » Tocqueville remarquait aussi que cette servitude réglée et paisible pouvait. très bien se combiner avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté et s’établir à l’ombre de la souveraineté du peuple. Il estimait que les hommes de ce temps sont travaillés par deux passions ennemies, le besoin d’être conduits et le désir de rester libres, et que, ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire tous deux en se réservant le droit d’élire eux-mêmes leurs maîtres. « Ils se consolent d’être en tutelle parce qu’ils ont choisi leurs tuteurs ; chaque individu souffre qu’on l’attache parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le, bout de la chaîne. » Tocqueville avait raison, le régime républicain n’est point inconciliable avec les méthodes et les procédés du césarisme. Que le maître soit un empereur ou un tribun de rencontre, que le sceptre soit un vrai sceptre, une baguette ou une férule, le résultat est à peu près le même. Comme César, le radical fait bon marché de la liberté ; il entend pétrir les hommes à sa guise et qu’ils se consolent de leur servitude par le plaisir que lui-même éprouve à les régenter. Si les philosophes, obéissant aux lois de la destinée et faisant de nécessité vertu, consentent à subir patiemment le césarisme, on croira sans peine qu’ils le goûtent peu ; ils s’y résignent comme à un malheur inévitable. Ils ne sauraient admettre qu’un régime qui tient la société en tutelle, qui décharge les hommes de leur volonté, de leur pensée, et tue en eux jusqu’à la faculté de l’effort, puisse faire le bonheur du genre humain. Quelque satisfaction que son maître procure à son orgueil ou à ses appétits, quelque repos qu’il assure à sa paresse, un peuple qui ne s’appartient pas ne peut être heureux. Il devient de jour en jour plus exigeant, ce qu’on lui donne lui paraît peu de chose au prix de ce qu’on lui refuse, et ses déceptions assombrissent son humeur. Si nous en croyons M. Bruno Bauer, l’Allemagne, au bout de dix ans, en a déjà fait l’expérience. Depuis la mémorable journée où elle a vu M. de Bismarck rentrant à Berlin, vainqueur d’un Napoléon qu’il avait détruit pour s’emparer de sa succession, et montant au Capitole, les mains chargées de dépouilles opimes, la tête travaillée par l’enfantement d’un nouveau césar, elle a senti que son ciel s’abaissait et lui pesait comme du plomb. Ses victoires n’avaient pas porté les fruits savoureux qu’elle en espérait ; par instans, elle regrette le passé, elle doute, de l’avenir, et dans ses jours de déraison et de lassitude, elle échangerait volontiers son bonheur contre le malheur de ses voisins. « La France s’ennuie, » disait jadis Lamartine. « L’Allemagne est dégrisée et soucieuse, » dit M. Bruno Bauer. Comme l’animal mélancolique de la fable, elle ne saurait manger morceau qui lui profite.

Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers…
Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre.


M. Bruno Bauer s’est plu à comparer ensemble les trois grands peuples de l’Occident, et dans ce parallèle il a laissé éclater sans réserve ses généreuses sympathies pour la France. Il en use avec la « noble blessée » comme le bon Samaritain ; il touche avec des mains pieuses son corps meurtri et mutilé, il répand du baume sur ses plaies. Nous n’aurions garde de citer ici les pages de son livre qu’il a consacrées à louer nos bonnes qualités et les grands exemples que nous avons donnés ; nous craindrions de ressembler à ces enfans indiscrets et mal élevés qui en entrant chez quelqu’un vont tout droit à l’armoire aux friandises. Il nous suffira de relever l’hommage qu’il a rendu à cette gaîté sanguine qui distingue le Français, à cette intrépidité dans l’espérance qui lui permet de résister aux désastres et lui donne le courage de rebâtir sa maison emportée par le vent. Il tance au contraire ses compatriotes sur leur humeur morose, sur le découragement où les jette la moindre contrariété, sur la triste figure qu’ils font dans la mauvaise fortune. Il leur reproche de bouder leur écuelle et d’imputer toujours à autrui les chagrins qu’ils s’attirent par leur faute. Pendant un demi-siècle, tous les Allemands qui n’avaient pas la poule au pot s’en prenaient à M. de Metternich ; si la poule continue de manquer ou qu’elle soit maigre, ils s’en prendront quelque jour à M. de Bismarck. Mais ils n’en sont pas encore là ; c’est le Russe, c’est le Français qu’ils considèrent aujourd’hui comme les auteurs de tous leurs maux.

M. Bauer invoque à l’appui de sa thèse le curieux témoignage de plusieurs Allemands qui, touristes, diplomates ou prisonniers de guerre, ont visité la France dans les premières années de la révolution. Ils s’accordaient tous à admirer cette gaîté sanguine, cette foi miraculeuse dans l’avenir qui animait un pays en guerre avec lui-même, en guerre avec l’Europe ; ils avaient tous entendu le cri joyeux des mouettes s’ébattant dans les tempêtes. L’Allemagne, à son tour, vient d’accomplir sa révolution ; les tempêtes lui ont été épargnées et les mouettes ne s’ébattent point. Tout s’est fait par la volonté souveraine d’un grand homme qui commande aux vents, et en apparence le repos règne partout, mais ce repos manque de gaîté. On pourrait croire que ce grand pays est déjà las de sa gloire et des faveurs de la fortune, qu’il en a le déboire à la bouche, qu’il est en proie aux angoisses d’une digestion pénible. — « Un soir, après une séance fâcheuse du Reichstag, le maître, nous dit M. Bauer, s’était endormi l’esprit soucieux et tourmenté. A son réveil, il s’empressa de raconter à un cercle de croyans la nuit cruelle qu’il venait de passer, comme quoi le dieu des rêves lui était apparu et lui avait remis une carte d’Allemagne qui, s’émiettant entre ses doigts, avait fini par se résoudre en poussière. Pendant qu’il rêvait ainsi, l’Allemagne tout entière ressemblait à une vaste salle d’hôpital. Les malades se lamentaient sur la dureté de leur couche, sur la fragilité du toit qui les abritait. Au milieu de ces gémissemens retentissait la voix de l’homme puissant, qui commandait à tout le monde le repos et le silence, si on ne voulait pas le voir monter en selle pour se retirer à jamais dans son ermitage. »

En 1871, toutes les fées s’étaient donné rendez-vous autour du berceau de l’empire allemand, et comme chacun assaisonne son bonheur à sa guise, les uns leur avaient demandé la prospérité, la richesse, des montagnes d’or, d’autres un grand siècle littéraire, de grands poètes, de grands peintres, de grands musiciens ; ceux-ci imploraient de leur bienveillance les précieuses garanties du régime constitutionnel, ceux-là soupiraient après les bienfaits de la paix assurée pour toujours et du désarmement universel. Les fées ont tout promis, elles ont peu donné. Où sont les grands poètes ? Quelques guitares ont chanté, quelques trompettes leur ont répondu ; mais les guitares grinçaient et les trompettes se sont bientôt enrouées. Il est écrit dans l’Évangile : « Cherchez d’abord le royaume des cieux et vous aurez tout par surcroît. » L’Évangile ne dit pas ; « Ayez d’abord un empereur et vous serez certains d’avoir par-dessus le marché Virgile, Ovide et Horace. » Les langueurs de la littérature sont-elles compensées par la prospérité de l’industrie et du commerce ? Hélas ! on a essuyé beaucoup d’échecs, et l’Allemagne travaille aujourd’hui à se rouvrir les marchés lointains que son incurie lui avait fermés. Où a passé cette richesse qu’on avait rêvée ? La vie a partout renchéri, et les taxes indirectes s’accroissent de jour en jour sans qu’on voie, en dépit de promesses solennelles, diminuer l’impôt direct. Les cinq milliards n’ont été qu’un déjeuner de soleil. La maladresse des financiers a égalé l’effronterie des spéculateurs. M. Bruno Bauer a pris un malin plaisir à rappeler la superbe incartade d’un Neuchâtelois, professeur à l’université de Berlin et plus royaliste que le roi, lequel, en 1870, traitant les Français de Peaux-Rouges, se plaignait qu’on ne pût les exterminer et qu’il fallût se contenter de les bannir du commerce des peuples civilisés. Ce Neuchâtelois avait vu un grand homme devenir insolent, il s’imaginait qu’il suffit d’être insolent pour devenir un grand homme. « Si les insultes adressées à une nation à laquelle l’Allemagne a été redevable de tant de choses depuis le moyen âge autorisaient des représailles, nous aurions un mot à dire à ces Allemands qui se flattaient par leurs entreprises de régulariser d’office l’inondation des milliards. Nous pourrions leur représenter qu’en singeant les procédés de nations mieux douées et plus avancées en matière de finances, ils ressemblaient à ces potentats de la noire Afrique qui se coiffent fièrement du chapeau d’un capitaine anglais et pensent devenir des foudres de guerre en s’affublant de ses épaulettes. »

La plus cruelle déception a été le partage de ceux qui demandaient aux fées de fermer dans toute l’Europe le temple de Janus. Il était naturel d’imaginer que l’Allemagne victorieuse et toute-puissante serait en possession d’imposer la paix au reste du monde, qu’elle pouvait se dispenser désormais du soin de se garder. Dans une brochure publiée à Gotha, le docteur Karl Rohrbach avait annoncé que « la chute du grand trouble-fête européen aurait pour conséquence certaine le désarmement général, que les Allemands, délivrés de tout autre souci, allaient se consacrer tout entiers à la culture des biens spirituels, que leur seule occupation serait de purifier des scories étrangères qui s’y sont introduites leurs mœurs, leur langue et leur musique. » Évidemment le docteur Rohrbach n’a pas reçu du ciel le don de prophétie. L’Allemagne se plaint que, depuis 1870, rien n’est en progrès chez elle hormis son budget militaire, qui devient toujours plus onéreux, plus écrasant, véritable gouffre où s’engloutit son abondance. On lui répète sans cesse : « Nous n’avons pas encore assez de canons, ni assez de régimens ; saignez-vous aux quatre veines, ou nous ne répondons plus de votre sûreté. » Le Prussien, comme le remarque M. Bauer, est un homme d’une trempe toute particulière ; il a été élevé, dressé, façonné à une rude et sévère école. Ses maîtres lui ont enseigné qu’il appartenait corps et biens à l’état, ils sont parvenus à lui persuader qu’il devait s’abstenir et jeûner pour assurer la grandeur de son pays, seine Grösse erhungern. En 1795, pendant que se négociait la paix de Bâle, un publiciste prussien écrivait déjà : « Attendu que nous prétendons en Europe à un plus haut rang que celui qui nous appartient, attendu que nous nous mêlons de toutes les affaires, que nous partageons de grands empires, que nous imposons des constitutions à d’autres grands empires, nous nous réduisons à la nécessité de ne jamais dételer et nous ressemblons aux gens qui, pour avoir le plaisir de se promener dans une voiture attelée de quatre chevaux, vivent chez eux de régime et de pommes de terre. » Il est difficile d’inoculer aux Allemands du centre et du midi cette résignation civique, particulière aux Prussiens. Ils aiment la vie grasse, ils ont peu de goût pour l’abstinence, les sacrifices qu’on leur demande les chagrinent, et à leur chagrin se joignent les inquiétudes. Ils croient s’apercevoir que l’Allemagne a un train de maison disproportionnée ses ressources, ils appréhendent une crise, une catastrophe. Mais, nous l’avons dit, ce n’est pas à M. de Bismarck qu’ils s’en prennent, c’est aux Français, c’est aux Russes, toujours occupés à ourdir de ténébreux complots, et ils croient de tout leur cœur aux contes de nourrice que M. de Varnbühler leur récite, au risque de compromettre un peu la gravité de son personnage.

Si les spectateurs ne sont ni contens ni rassurés, les acteurs principaux de la pièce ne le sont guère davantage. L’art d’employer les hommes sans leur donner des dégoûts et sans les surmener n’est pas commun ; au surplus, M. de Bismarck ne se soucie pas de former des élèves capables d’être ses héritiers et de continuer son œuvre après lui. Louis XIV quitta Saint-Germain parce qu’on aperçoit de là Saint-Denis et la sépulture des rois. Comme beaucoup de grands hommes, le chancelier de l’empire germanique n’aime pas à penser à sa mort. Il ne peut se flatter pourtant d’achever lui-même l’édifice ; quand il ne sera plus là, où seront les architectes dignes de lui succéder ? En toute occurrence, il se réserve le conseil, la décision ; il entend n’avoir sous ses ordres que de simples manœuvres, dociles à sa volonté, prompts à entrer dans sa pensée, empressés à lui complaire, approuvant tous les desseins qu’enfante sa verve endiablée dans ses jours de fiévreuses improvisations. Les machines intelligentes sont rares ; pour comprendre les idées d’autrui, il faut être capable d’en avoir soi-même. Les serviteurs les plus distingués du nouveau régime ont été bientôt sur le flanc ou hors d’haleine ; ils se trouvaient au bout de leurs forces ou de leur santé, ou de leur complaisance. Un président de chancellerie de la valeur de M. Delbruck, un ministre des finances aussi compétent que M. Camphausen, aussi désireux de bien faire que M. Hobrecht, ont dû résigner leurs fonctions. L’impérialisme allemand a consommé beaucoup d’hommes, la disette s’en fait sentir, et M. de Bismarck, qui se plaignait de succomber à la fatigue de ses multiples occupations, vient d’ajouter à tous les fardeaux qu’il portait le portefeuille de ministre du commerce ; il n’avait trouvé personne qui méritât sa confiance ou dont la docilité lui parût suffisante. Une caricature du Kladderadatsch de Berlin le représentait délibérant autour d’une table ronde avec deux autres lui-même ; on lisait au dessous : « Le chancelier de l’empire allemand vient d’avoir une conférence avec le président du ministère prussien et avec le nouveau ministre du commerce. On assure qu’ils sont tombés d’accord sur toutes les questions ; l’ère des frottemens pénibles est close. »

Comme les hauts fonctionnaires de l’état, les partis et les chefs de partis ont l’humeur chagrine et se sentent las. Ce qui les a fatigués, c’est moins la longueur de la carrière qu’ils ont fournie que les exercices de souplesse auxquels on les a soumis. Ils éprouvent cette sorte de courbature que produit l’excès des complaisances. De tous ces malades, celui qui se porte le mieux, comme le remarque M. Bruno Bauer, est le parti du centre catholique, parce qu’il a toujours eu des principes et du caractère. À défaut d’autres avantages, il a pour lui l’amitié de sa conscience, la satisfaction d’avoir sauvé son honneur et obligé le maître à négocier avec lui. Les conservateurs sont pensifs, la mélancolie les ronge. Ils s’affligent des concessions que l’impérialisme a dû faire à la démocratie, ils ne peuvent se consoler de voir leur vieille Prusse s’en aller en morceaux ; ce n’est plus la maison que leurs pères avaient bâtie, ni son antique mobilier, ni le fauteuil où ils s’asseyaient, ni les augustes charmilles sous lesquelles ils aimaient à promener leurs pensées. Cependant le chagrin des conservateurs n’égale pas celui des libéraux, qui s’étaient fait beaucoup d’illusions et qui les ont toutes perdues. Qu’ont-ils reçu pour avoir tant donné ? Où est le prix de leurs avances et de leurs soumissions ? Dans quelle brume s’est évanouie ce gouvernement parlementaire dont ils avaient juré de doter leur pays ? Dans quelles mains ont passé ces portefeuilles qui leur étaient promis à titre de récompense bien méritée ? Ils ont voté des lois de rigueur contre les catholiques et des lois d’exception contre les socialistes, et il se trouve qu’après avoir aidé Roboam à châtier leurs ennemis avec le fouet, ils sont fouettés eux-mêmes avec des scorpions. Il est triste d’avoir manqué à la fois de caractère et de bonheur, il est triste de professer le culte du succès et de n’avoir point de succès. Déçus, humiliés, battus de l’oiseau, les nationaux-libéraux sont en proie aux divisions, aux querelles intestines ; les malheureux se querellent toujours. Toutefois, au milieu de ces visages allongés, il y a un homme content, M. de Treitschke. « C’est à l’heure où son idéal commence à se ternir et à pâlir, que le chauvinisme redouble d’assurance et qu’il ouvre aux badauds sa boutique pleine de drogues miraculeuses. » M. de Treitschke n’en démordra pas ; s’il y a quelque part quelque chose qui cloche, il en rejette la faute sur les Juifs, après quoi il recommence à dénigrer tous les voisins de l’Allemagne et à célébrer l’immortelle grandeur de son peuple. Jusqu’à son dernier soupir, il déclarera courageusement à ses compatriotes que, s’il est dans ce monde une nation qui a toujours eu le bon droit pour elle, il y a dans cette nation un homme qui a toujours raison et que M. de Treitschke est son prophète.

Le maître du moins est-il heureux ? M. Bruno Bauer ne le pense pas, et il faut lui accorder que le maître n’a jamais fait part de son bonheur à l’univers, qu’il n’a jamais dit au Reichstag : « Mon œuvre me plaît, je suis content. » Il ne prend la parole dans les grandes occasions que pour décocher des épigrammes incisives et sanglantes à ses adversaires, pour se répandre en doléances sur la tiédeur de ses amis, pour accabler de ses anathèmes les mauvais vouloirs qui le traversent dans ses entreprises, les intelligences obtuses qui se refusent à comprendre ses desseins. En vérité, on pourrait dire que M. de Bismarck est en Allemagne à la tête du parti des mécontens. N’a-t-il pas confessé un soir à M. Moritz Busch que sa glorieuse carrière politique lui avait procuré peu de satisfaction ? — « Elle ne m’a valu, disait-il, l’affection de personne et n’a fait le bonheur de personne, pas même le mien ; elle a même fait le malheur de beaucoup de gens. Sans moi, trois grandes guerres n’auraient pas eu lieu, quatre vingt mille hommes n’auraient pas péri sur les champs de batailles, et leurs enfans, leurs frères, leurs parens ne seraient pas dans le deuil. J’ait fait mon œuvre avec Dieu ; mais cette œuvre ne m’a rapporté aucune joie, je n’en ai retiré que beaucoup d’ennuis, de soucis et de peines. »

N’allons pas croire que ces mélancolies de M. de Bismarck lui soient inspirées par le regret d’avoir trop fait, elles ont leur source dans le chagrin qu’il éprouve de ne pouvoir faire assez. Il est tourmenté par sa puissante imagination, qui aime à travailler en grand et que son bon sens condamne ensuite à compter avec les réalités qui lui déplaisent et avec les hommes qu’il méprise ; compter avec ce qu’on méprise est la plus dure des obligations. Il aurait voulu accomplir en dix ans le travail d’un siècle, et la comparaison qu’il fait de la beauté des rêves qui le transportent avec les maigres résultats dont il doit se contenter est son éternel supplice. « L’unité de l’Allemagne est un ver qui le ronge, » nous dit M. Bruno Bauer. Pour que son œuvre lui agréât, il faudrait que l’empire allemand eût fait main basse sur les revenus les plus nets, les plus limpides de tous les états confédérés, que ses caisses regorgeassent qu’il nageât dans l’opulence et qu’on vît chaque matin de petits princes, couronne en tête, et des villes libres venir s’asseoir sur les marches de son perron pour mendier ses faveurs, les reliefs de sa table, le rebut de ses excédens. Il faudrait aussi que l’empire, non content de s’attribuer le monopole du tabac, devînt l’assureur universel et l’unique possesseur de tous les chemins de fer, qu’il eût ses hauts fourneaux d’état, ses forges d’état, ses chantiers impériaux, et qu’il fût libre d’organiser en corporations ses terrassiers, ses charpentiers, ses fondeurs, ses forgerons, ses constructeurs de wagons, ajoutant ainsi à l’armée que commande M. de Moltke une armée d’ouvriers et de fonctionnaires civils qui ne relèveraient que de lui et proclameraient en tout lieu son omnipotente souveraineté. Quand il cause avec son parlement, l’homme qui aspire à tant de choses est condamné à réduire ses prétentions, et encore son parlement le chicane-t-il sur le peu qu’il demande. Comme on engageait Saint-Evremond mourant ? se réconcilier avec l’église, il répondit : « Je voudrais me réconcilier avec l’appétit. » M. de Bismarck n’aura jamais besoin qu’on le réconcilie avec l’appétit, jamais table ne sera assez richement servie pour assouvir sa faim ; mais son maître d’hôtel, imbu de préjugés bourgeois, étranger aux pratiques impériales, s’obstine à rogner ses menus.

Il a d’autres raisons de n’être pas heureux. César est ombrageux, jaloux, César veut être le maître, César veut être seul ; il entend que sa maison soit à lui, que personne ne se mêle d’y commander. La maison venait à peine d’être bâtie, les échafaudages n’étaient pas encore enlevés, lorsque M. de Bismarck s’aperçut qu’il n’était pas seul, qu’il y avait derrière lui quelqu’un qui parlait haut, une voix qui se faisait écouter, et que beaucoup d’Allemands étaient plus attentifs aux conseils qu’elle leur donnait qu’aux ordres qu’ils recevaient de Berlin. Les philosophes ont cet avantage sur les jésuites que les jésuites ne comprennent pas les philosophes et que les philosophes sont capables de comprendre tout, même les jésuites. Les hégéliens ont pour principe que tout ce qui est a sa raison d’être, que l’histoire ne déraisonne jamais ; M. Bruno Bauer s’est appliqué à découvrir ce qu’il pouvait y avoir de rationnel dans le concile du Vatican. Il lui a paru naturel que le pape Pie IX, frappé des progrès de la centralisation dans toute l’Europe, ait senti aussi le besoin de centraliser l’église, et que prévoyant la ruine prochaine de son pouvoir temporel, il ait voulu, pour compenser en quelque mesure cette perte douloureuse, s’arroger une sorte de dictature spirituelle. On lui ôtait jusqu’à son jardin, on le réduisait à la cabane du pêcheur, il a voulu que cette cabane abritât un infaillible. Le nouvel empire allemand ne pouvait admettre ses prétentions, une collision était inévitable ; mais M. de Bismarck n’a remporté sur l’impérialisme spirituel que des demi-victoires, et quand on a l’habitude de vaincre, on considère les demi-victoires comme des échecs. Ce fut après Eylau que Napoléon Ier se surprit pour la première fois à douter de son omnipotence ; ces plaines de neige tachées de sang, qu’on lui avait si âprement disputées, le rendirent pensif.

Mais ce n’est pas seulement aux clés de Saint-Pierre et à la tiare que s’est heurté le César berlinois. Il ne lui suffisait pas d’être maître dans sa maison, il s’occupait beaucoup de ce qui se passait dans la maison des autres. Après les prodigieux succès qu’elle avait remportés, il était permis à l’Allemagne de croire que son hégémonie serait reconnue de tout le monde, que désormais tout plierait, tout serait souple, que l’Europe ne ferait rien sans s’assurer au préalable de son bon plaisir. Le 10 septembre 1872, une députation des pères conscrits de Berlin se présenta auprès du chancelier de l’empire allemand pour lui offrir la bourgeoisie d’humeur de la capitale de la Prusse. A ses remercîmens il joignit un avis au lecteur ; il déclara « qu’il n’aurait aucune objection à faire, si après les grands événemens qui venaient de s’accomplir, l’histoire du monde consentait à prendre quelque repos. » — Josué, fils de Noun, remarque à ce sujet M. Bruno Bauer qui a du goût pour les comparaisons bibliques, avait ordonné au soleil de s’arrêter sur Gabaon. et le soleil s’arrêta ; après Sedan M. de Bismarck a commandé à l’histoire de s’arrêter, mais l’histoire ne s’est point arrêtée. — Pour employer une comparaison plus triviale, la réponse de M. de Bismarck aux conseillers de Berlin pouvait se traduire ainsi : « Quand j’ai dîné, j’entends que personne ne s’avise plus d’avoir faim. » C’était selon toute apparence à la Russie qu’il en avait ; mais comme lui la Russie n’a pas besoin qu’on la réconcilie avec l’appétit et elle se croyait en droit de ne rien se refuser. Ainsi que le disait jadis un journal russe, M. de Bismarck s’était servi de l’amitié de l’Autriche pour écraser le Danemark, de l’amitié de la France pour écraser l’Autriche, de l’amitié de la Russie pour écraser la France ; mais comme il n’avait pas encore écrasé la Russie, la Russie n’a point écouté les avertissemens qu’il lui adressait, elle a donné libre carrière à ses appétits et à ses ambitions. L’Allemagne fut profondément étonnée et déçue quand éclata la guerre d’Orient ; M. de Moltke lui avait affirmé qu’elle était devenue l’arbitre de la paix et de la guerre et qu’il ne se tirerait plus en Europe un seul coup de canon sans sa permission. Faut-il croire que M. de Bismarck malgré toute sa bonne volonté, n’a pu empêcher les canons de parler, ou penserons-nous que, se fiant à son merveilleux génie de négociateur, il a vu sans déplaisir l’Europe s’engager dans de nouveaux imbroglios qu’il se réservait de débrouiller ? Ces grands joueurs d’échecs résistent difficilement à l’envie d’exercer leurs talens. La guerre d’Orient n’a pas apaisé l’ambition russe, elle l’a surexcitée, et avec les nationaux-libéraux et le centre catholique, la Russie est désormais le plus grand souci de M. de Bismarck.

M. Bruno Bauer tient pour démontré que tôt ou tard les astres se rencontreront, que le conflit éclatera. Dans cette lutte redoutable, lequel des deux empires aura le dernier mot ? Voilà, selon lui, la grande question. Il s’est souvenu de la vision du prophète Daniel, il a vu passer dans ses rêves cet animal terrible qui avait dix cornes et des dents de fer, et qui mangeait tout, brisait tout, foulant sous ses pieds les reliefs de son repas. Il semble croire que, si la Russie parvient non-seulement à dompter le nihilisme, mais à en absorber les forces vives pour les mettre au service de ses desseins, si elle réussit à apprivoiser le monstre et à l’atteler à son char triomphal, sa puissance sera irrésistible, et que tous les incidens qui se produisent sur les bords de la Neva empêchent la Sprée de dormir. Toutefois il s’abstient de prophétiser, et il a raison ; qui peut se flatter de deviner les secrets du destin ?

Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?


Et d’ailleurs, quand il serait vrai que l’avenir appartient à l’idée impériale, est-il donc impossible de concevoir des empires sans empereurs ? Le radicalisme, dont M. Bruno Bauer a évité de parler, et le césarisme, dont il parle beaucoup, sont deux frères ennemis qui se ressemblent trop pour ne pas se haïr mortellement. Ils ont en commun, nous l’avons dit plus haut, le goût de mettre les hommes en tutelle, de les pétrir à leur guise, de leur mesurer jusqu’à la quantité d’air que chacun a le droit de respirer. Ils ont l’un et l’autre l’amour du nivellement et la même aversion pour toute espèce d’aristocratie. L’un et l’autre créeraient, si on les laissait faire, une société où tous les visages et tous les esprits se ressembleraient, où l’homme de génie, le grand poète, l’historien impartial, le critique désintéressé, le savant sincère seraient réduits à s’enrôler dans l’armée sans cadres des isolés, où les naturalistes qui font de grandes découvertes à l’aide de petites subventions céderaient la place à ceux qui ont besoin de grandes subventions pour faire de petites découvertes. Radicaux et césariens s’entendent également à concilier la civilisation matérielle avec cette demi-barbarie qu’engendre tôt ou tard le règne de la médiocrité. Faut-il croire à la fatalité de leur triomphe ? Tocqueville estimait « que les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales, mais qu’il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. » En tout cas, si fataliste qu’on soit, il faut compter avec l’imprévu, qui réclame dans les affaires humaines la part du lion. Nous ne reverrons pas Tibère, il sera remplacé par des combinaisons que nous avons peine à imaginer. C’est ce qui faisait dire à un homme de beaucoup d’esprit que tout était possible, que Napoléon Ier s’était trompé dans ses prophéties sur l’avenir de l’Europe, qu’on peut être à la fois républicain et cosaque.


G. VALBERT.

  1. Zur Orientirung über die Bismarck sche Aera, von Bruno Bauer ; Chemnitz, 1880.