L’Alliance anglaise et la ligue des neutres pendant la guerre de 1870-1871

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L’Alliance anglaise et la ligue des neutres pendant la guerre de 1870-1871
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 481-517).
L'ALLIANCE ANGLAISE
ET
LA LIGUE DES NEUTRES

Il n’y a plus d’Europe. Ce que nous avons connu sous ce nom pendant cinquante ans a cessé d’exister depuis que les victoires et les conquêtes de l’Allemagne ont rompu l’équilibre ébranlé déjà en Italie, en Danemark et en Allemagne même. La tranquillité matérielle est rétablie et se maintiendra longtemps encore, il faut du moins l’espérer ; mais l’ancien système d’alliances sur lequel reposait la paix européenne, le groupement des forces qui donnaient de la stabilité à ce grand ensemble et prêtaient leur garantie au droit international, l’ordre européen en un mot a péri dans la dernière guerre. Il ne renaîtra que le jour où de nouvelles relations se seront formées pour répondre à des intérêts nouveaux. Jusque-là, il pourra y avoir des trêves entre les nations ; mais il n’y aura pas de sécurité pour leur indépendance, ni de garantie sérieuse pour leurs droits les mieux établis.

Il faut s’en souvenir et le rappeler sans relâche aux nations qui essaient de l’oublier : si désormais une guerre éclate, l’Europe est exposée à des secousses formidables et à des bouleversemens inouïs ; Ce ne serait plus une de ces guerres partielles comme nous en avons vu de nos jours, une de ces guerres de police européenne qui s’entouraient pour ainsi dire de formes légales, qui n’altéraient que pour un instant l’équilibre et qui se terminaient par un arbitrage ; — ce serait une de ces grandes convulsions où toutes les ambitions se donnent carrière, où des peuples entiers disparaissent, où des puissances anciennes et respectables peuvent être anéanties par deux ou trois batailles. L’Europe verrait reparaître avec encore plus de brutalité et d’insolence les iniquités et les oppressions du premier empire. Telle nation qui a vu d’un œil froid nos défaites, qui compte sur sa position territoriale ou sur la garantie des traités pour la mettre à l’abri de pareils malheurs, est peut-être sans le savoir à la veille de sa ruine. Les traités n’existent plus ; ils ne sont plus qu’une lettre morte depuis qu’on a cessé de les défendre. Malgré le calme apparent dont nous jouissons, les puissances européennes sont comme des vaisseaux qui ont brisé leurs ancres et qui flottent au hasard jusqu’au jour où la prochaine tempête les entre-choquera confusément. Sans parler de celle qui est désormais l’ennemi le plus dangereux de la paix et de l’indépendance européenne, la responsabilité de ce désordre retombe en grande partie sur les nations imprévoyantes qui se sont réjouies du châtiment de la France, et qui aujourd’hui se trouvent châtiées avec elle pour ne l’avoir pas secourue à temps.

De ces nations la plus imprévoyante et la plus sévèrement punie est sans contredit l’Angleterre. Nos désastres, dont le cabinet de Londres s’est fait pour ainsi dire le complice, ont été funestes à la politique anglaise. Beaucoup de gens commencent à croire que l’alliance anglaise est devenue plus gênante qu’utile. Sans vouloir aggraver à plaisir les torts de nos voisins, sans nous dissimuler surtout ni les fautes commises depuis plusieurs années par l’empire, ni la criminelle légèreté avec laquelle son gouvernement a engagé la guerre, sans même nier le juste mécontentement que durent éprouver nos alliés en voyant la France se précipiter sans réflexion dans une telle aventure, nous sommes forcés de l’avouer avec chagrin : la conduite du gouvernement anglais pendant la guerre, pour être moins aventureuse et moins romanesque que celle de l’empire, n’a été au fond ni plus intelligente ni moins coupable.

Nous ne voudrions mettre aucune amertume dans ces reproches ou plutôt dans ces regrets. Le peuple anglais, sans peut-être se défendre toujours de cette espèce de satisfaction maligne qu’on éprouve à la vue des malheurs d’autrui, nous a donné des preuves d’affection ou tout au moins de charité privée qui ne nous permettent pas de lui attribuer des sentimens hostiles. Évidemment le cabinet de Londres a cru obéir à des devoirs supérieurs en nous abandonnant à notre destinée. Toujours est-il que l’Angleterre s’est réjouie de nos premières défaites ; dès ce moment, elle se mettait à la tête de la ligue des neutres, bien moins pour diriger les efforts pacifiques des autres nations que pour les paralyser ou pour les refroidir. Plus tard, quand elle eut besoin de nous pour la soutenir contre les prétentions de la Russie, elle n’a su ni faire oublier ses mauvais procédés, ni réparer ses erreurs. L’histoire diplomatique de cette lamentable époque nous la montre malheureusement, d’un bout à l’autre de la guerre, restant la spectatrice insensible de nos malheurs et se refusant avec obstination à nous accorder aucun secours sérieux.

Cette politique porte déjà ses fruits. En laissant écraser la France, l’Angleterre a compromis sa sauvegarde. C’est en vain qu’elle essaie de se faire illusion en se persuadant qu’elle n’a rien à craindre du nouvel empire germanique, et que sa position insulaire lui permet de regarder avec une philosophique indifférence les guerres et les conquêtes de ses voisins du continent. L’empire, au lendemain de Sadowa, voulait aussi se désintéresser des événemens d’Allemagne et tâchait de s’en consoler en faisant bon visage au vainqueur. L’Angleterre a commis à notre égard la faute que nous commettions nous-mêmes envers la malheureuse Autriche, quand nous la livrions de gaité de cœur aux coups de la Prusse et de l’Italie. Elle a fait bien pis encore, si l’on considère qu’elle était depuis vingt ans notre alliée, que notre sang avait coulé pour elle, et que notre signature était auprès de la sienne sur tous les traités qu’elle avait conclus. La vérité, c’est qu’elle a été vaincue avec nous, mais vaincue sans combat, c’est-à-dire sans souffrance et sans honneur.

La France est donc assez vengée de l’égoïsme anglais, si tant est qu’elle ait besoin d’une vengeance. Malgré les torts de notre ancienne alliée, nous ne saurions nous réjouir de lui voir partager nos épreuves ; mais c’est maintenant une question de savoir si son alliance est encore utile, si même elle est encore possible. Dans tous les cas, les derniers événemens délient notre pays de tout devoir de fidélité envers l’Angleterre. Ses malheurs lui ont imposé le rigoureux devoir de ne plus consulter, dans sa politique extérieure, que le seul intérêt national.


I

Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Europe moderne pour s’apercevoir qu’il y règne deux grands antagonismes pouvant servir tour à, tour soit à y maintenir l’équilibre, soit à y porter la confusion. Le premier, dont l’origine est ancienne et qui semblait assoupi depuis bien des années, vient de se réveiller avec une violence inattendue ; il a des causes assez visibles et en quelque sorte assez actuelles pour qu’il soit superflu d’y insister : c’est l’antagonisme de la France et de l’Allemagne. L’autre rivalité est celle de l’Angleterre et de la Russie, adversaires plus éloignés l’un de l’autre, mais non moins irréconciliables, car ils se disputent la domination de l’Orient. C’est moins d’ailleurs comme puissances européennes que comme puissances asiatiques que l’Angleterre et la Russie sont appelées à se combattre ; mais l’Europe leur sert naturellement de champ de bataille, et leur antagonisme se trouve mêlé à toutes les difficultés de la politique européenne.

L’alliance russe est une alliance de guerre, parce que la Russie est elle-même une puissance militaire, ambitieuse, autocratique et conquérante. Si l’un des états de l’Occident a besoin de frapper un grand coup sur l’Europe, l’alliance russe lui est nécessaire. Napoléon ne s’y était point trompé lorsqu’il recherchait à Tilsitt l’amitié de la Russie, pour s’en servir contre sa principale et implacable ennemie, l’Angleterre. Il la perdit plus tard par l’excès de son ambition démesurée ; mais du jour où la Russie se tourna contre lui, il cessa de vaincre. M. de Bismarck non plus ne s’y est pas trompé, quand à la veille même de la guerre, pour être plus libre de démembrer la France, il a pris soin d’intéresser l’ambition russe au succès de l’ambition prussienne.

L’alliance anglaise au contraire est celle de la paix et de l’équilibre. Son principal objet est d’arrêter l’essor de la Russie. Puissance commerciale et coloniale, l’Angleterre est intéressée surtout au maintien de la paix générale du monde. Il n’y a pas de conquêtes à faire avec l’alliance anglaise ; il y a seulement à faire de temps à autre la police de l’Europe. La France, en s’attachant à cette alliance, a prouvé depuis longtemps qu’elle n’était plus une nation conquérante et dangereuse pour le repos du monde. On aurait pu croire que le second empire, s’inspirant des traditions du premier, allait ouvrir une ère de conquêtes et de guerres ambitieuses. Il n’en fut rien. Napoléon III lui-même, il faut lui rendre cette justice, malgré ses incohérences et ses perfidies, avait compris sous ce rapport l’esprit de son époque et les vrais intérêts de son pays. La guerre de Crimée donna un démenti éclatant au préjugé régnant contre la France. En groupant autour des deux grandes puissances alliées tous les moindres états de l’Europe, elle scellait fortement l’alliance anglaise, et montrait la France aux nations comme le soldat de la civilisation et le gardien du bon ordre en Europe. Si la France n’était point sortie de ce rôle aussi glorieux que sage, si l’Angleterre avait montré elle-même plus de fermeté dans les circonstances difficiles, cette alliance prépondérante se serait maintenue, et il n’y aurait rien de bouleversé dans le monde.

Malheureusement, à partir de ce jour, il semble qu’on n’ait rien négligé pour affaiblir cette heureuse union. Le cabinet des Tuileries, par son esprit d’aventures, par ses arrière-pensées malhonnêtes, celui de Londres par son excessive timidité et par une certaine jalousie mesquine, ont semblé prendre plaisir à compromettre leur propre ouvrage. L’empereur était un utopiste, un rêveur qui, malgré des éclairs de bon sens, ne pouvait rester fidèle à une politique prudente et modeste. Ne voulant ni renoncer à l’alliance anglaise, ni s’abstenir de toute espérance d’agrandissement territorial, il essaya de mêler les avantages des deux systèmes, et ne réussit qu’à s’enchevêtrer dans ses propres intrigues. Il fit des guerres qui nous coûtaient beaucoup et qui ne servaient qu’aux autres ; il apporta dans la politique des préoccupations intéressées qui nuisaient à sa dignité et ruinaient son autorité morale. Tantôt faisant l’Italie de ses propres mains, tantôt préparant la perte de l’Autriche et l’unité allemande, tantôt entreprenant cette folle guerre du Mexique qui nous donnait une ennemie de plus au-delà des mers, tantôt déclarant la guerre à l’Europe entière par de vains discours contre les traités de 1815, il n’a réussi qu’à se brouiller avec ses alliés naturels et à se créer partout des adversaires nouveaux. Peu à peu il a éloigné de lui la prudente Angleterre, il l’a habituée à rester étrangère à ses entreprises, à le considérer comme un de ces amis incommodes et dangereux aux affaires desquels on n’aime pas à se mêler, et qu’on se garde bien de secourir quand ils se sont par leur propre faute engagés dans un mauvais pas.

Pour l’Angleterre, on ne saurait l’accuser d’avoir péché par excès d’imagination. Elle n’a même pas su prévoir les dangers de la politique d’abandon et de laisser-faire qu’elle a pratiquée dans tout ce qui ne touchait pas immédiatement à ses intérêts privés. Tandis que la France intervenait ou intriguait de plus en plus, l’Angleterre se laissait aller à ses penchans mercantiles, se désintéressait graduellement de tout ce qui se passait en Europe ; elle semblait même ne se défier que de la France. Si la France recevait le présent du comté de Nice et de la Savoie en reconnaissance des services militaires et pécuniaires qu’elle avait rendus à l’Italie, l’Angleterre se montrait tout alarmée de cet accroissement de territoire. Une compagnie française obtenait-elle du gouvernement égyptien la concession des travaux de l’isthme de Suez, l’Angleterre y voyait une atteinte à sa puissance coloniale, et accumulait tous les obstacles pour faire échouer l’entreprise. En revanche, elle abandonnait le protectorat des îles ioniennes ; elle abandonnait le Danemark, qui ne recevait de Londres comme de Paris que de vains témoignages de condoléance. Quant à l’alliance française, ce n’était plus une alliance politique, c’était une simple union commerciale. L’Angleterre ne semblait plus y chercher que les avantages pécuniaires garantis à son industrie par nos traités de commerce.

On le voit, l’Angleterre et la France suivaient depuis longtemps des voies différentes. La France se reposait encore aveuglément sur le souvenir des services qu’elle avait rendus à son alliée, quand déjà l’Angleterre avait oublié jusqu’à l’intérêt qu’elle avait à les reconnaître. On parlait encore beaucoup de l’alliance ; c’était une de ces locutions consacrées dont on se sert par habitude, sans savoir au juste ce qu’elles désignent. Le fait est que les liens d’amitié établis entre les deux nations ne se trouvèrent jamais plus lâches qu’au moment même où il importait de les resserrer pour faire face au danger commun.

Aussi, quand le cabinet des Tuileries déclara la guerre, les sympathies de l’Angleterre furent-elles acquises tout d’abord à la Prusse. Le cabinet anglais, ayant essayé inutilement de s’entremettre entre Paris et Berlin, avait été vivement blessé de l’extravagante infatuation du gouvernement impérial. Mécontent de ce côté, il s’était laissé prendre plus aisément aux apparences de modération du gouvernement prussien, et d’un jour à l’autre il était presque devenu l’ennemi de la France. Du moins l’abandonnait-il à son sort, n’ayant plus d’autre préoccupation que de circonscrire la guerre en détournant les autres puissances de nous venir en aide.

Tel fut l’objet véritable de cette fameuse ligue des neutres, formée dès le mois d’août 1870 par les soins de l’Angleterre, entre l’Angleterre elle-même, l’Italie et la Russie, et à laquelle l’Autriche adhéra le 10 septembre suivant. Cette ligue des neutres eût été une excellente chose, si elle avait été parfaitement sincère, et si aucune des puissances contractantes n’y eût apporté d’arrière-pensée. Le rôle des neutres était, suivant l’heureuse expression d’un de nos diplomates, « celui des témoins dans un duel, » veillant à l’observation des règles, et préparant un arbitrage impartial pour empêcher le vainqueur d’égorger son adversaire tombé. En comprenant ainsi les devoirs de la neutralité, l’Angleterre aurait mérité la reconnaissance de l’Europe et la nôtre ; mais de la manière dont elle fut conçue, la ligue des neutres ne devait servir qu’à faire le vide autour de la France et à la livrer sans défense à la rapacité de la Prusse.

Les parties contractantes prirent l’engagement « de ne pas abandonner leur neutralité sans s’être préalablement communiqué leurs idées et sans s’être annoncé mutuellement toute modification que pourrait subir leur politique en ce qui concernait cette neutralité. » Au lendemain de nos premières défaites, une telle clause était évidemment dirigée centre nous, elle mettait les trois grandes puissances neutres sous la direction de la politique anglaise, et frappait par là d’impuissance nos efforts auprès de chacune d’elles. En subordonnant toutes leurs démarches à la nécessité d’un concert préalable, elles renonçaient, pour ainsi dire, à toute intervention opportune. Sous prétexte d’assurer l’union des neutres et de limiter la guerre au territoire des deux nations belligérantes, on nous isolait du reste de l’Europe, et l’on élevait autour de nous une espèce de muraille de la Chine placée sous la garde jalouse de la diplomatie anglaise.

Il ne faudrait pas se hâter d’en conclure qu’en organisant la ligue des neutres l’Angleterre n’eût en vue que le plaisir de nuire à la France. Elle obéissait en même temps à un calcul qui, pour avoir été déçu, ne manquait pas de justesse, ni même de profondeur. » Elle pensait qu’en se liant à la Russie par la promesse d’une action commune elle préviendrait les secrets desseins de cette puissance contre le traité de 1856, qui réglait la neutralité de la Mer-Noire, et qu’elle l’empêcherait par là de se laisser gagner aux offres séduisantes que nous pourrions être tentés de lui faire pour mériter son appui. Fidèle à sa défiance accoutumée, c’était la France que l’Angleterre soupçonnait, c’était contre nous qu’elle prenait des précautions. Elle prévoyait qu’un jour, repoussés par elle, abandonnés de tous nos alliés, réduits au désespoir par leur indifférence, nous frapperions à toutes les portes et ne reculerions devant aucun sacrifice pour nous procurer du secours. Elle ne se trompait pas ; mais ce qu’elle ignorait sans doute encore, et ce qui lui fut révélé plus tard, c’est que l’Allemagne avait pris les devans, et qu’il y avait déjà entre le tsar et le roi Guillaume des arrangemens intimes qui déjouaient toutes ses précautions. Ainsi le cabinet anglais tombait dans son propre piège, et se faisait à lui-même presque autant de mal qu’à nous.

Les dispositions de la Russie n’étaient pas douteuses, et il n’y avait pas besoin de grands efforts pour l’empêcher de venir à notre aide. Malgré le souvenir pénible de la guerre de Crimée, elle n’éprouvait contre nous aucune malveillance ; mais il fallait que la France fût vaincue, parce qu’elle était l’alliée de l’Angleterre. La Russie n’en voulait pas à la France, elle n’en voulait qu’à l’alliance anglo-française, alliance formée directement contre elle, et qu’elle avait besoin de rompre à tout prix. Depuis bien des années, le gouvernement du tsar avait pour unique pensée d’arriver à la révision du traité de Paris, qui bloquait la Russie dans la Mer-Noire, et la réduisait dans tout le Levant à une impuissance humiliante. Dès 1866, lorsqu’il avait été question d’un congrès européen pour régler les difficultés pendantes, la Russie avait émis la prétention de s’affranchir du traité de Paris. Cette fois elle avait saisi l’occasion de la -guerre franco-prussienne pour s’assurer l’adhésion de l’Allemagne. Les deux souverains s’étaient rencontrés à Ems au moment même de la rupture avec la France, et ils avaient échangé des promesses verbales que leur proche parenté rendait suffisantes[1]. Le cabinet de Saint-Pétersbourg n’était donc pas tenté d’intervenir. Il n’allait pas jusqu’à souhaiter le démembrement de la France, il avait même dit à plusieurs reprises qu’il tâcherait d’en dissuader l’Allemagne. Il lui suffisait que notre pays fût assez faible pour être forcé de rompre avec la politique anglaise ; encore fallait-il le laisser souffrir assez longtemps pour l’obliger à se jeter de lui-même dans les bras de la Russie. Alors peut-être essaierait-elle de sauver notre territoire ; peut-être même découvririons-nous chez les hommes d’état de Saint-Pétersbourg certaine arrière-pensée déjà ancienne d’alliance cordiale entre la Russie et la France. En attendant, ils ne songeaient qu’à nous affaiblir pour nous éloigner de l’Angleterre, et l’on conçoit la satisfaction qu’ils durent éprouver en voyant l’Angleterre elle-même se prêter complaisamment à leurs desseins.

A côté de la Russie, moins ennemie de la France que jalouse de l’alliance française, se trouvait l’Autriche-Hongrie, victime des erreurs de la politique de Napoléon III, mais rapprochée de nous, malgré ses justes griefs, par la conformité des malheurs et des haines. Le cabinet de Vienne aurait bien voulu faire cause commune avec la France, ou du moins lui prêter un concours moral, pour l’aider à faire une paix acceptable. Dès le lendemain de la journée du 4 septembre, quand l’Angleterre cherchait dans cette révolution inévitable un nouveau prétexte pour s’écarter de nous, l’Autriche répondait de la façon la plus bienveillante à la circulaire de M. Jules Favre annonçant la chute de l’empire et le refus de toute cession territoriale ; mais, étant elle-même une puissance allemande, elle devait craindre de s’engager dans une voie contraire aux passions surexcitées de l’Allemagne. Elle était d’ailleurs liée à l’Italie par un traité d’alliance intime conclu l’année précédente, et l’Italie venait d’accepter les conditions de la ligue des neutres dans les termes dictés par l’Angleterre. Ajoutons que la Russie prenait à son égard une attitude hostile et la menaçait de grands armemens sur ses frontières, si l’Autriche elle-même faisait mine de s’armer. Aussi le cabinet de Vienne, après quelques vains efforts pour donner à la ligue des neutres un caractère différent et plus favorable à la France, dut céder à son tour à la pression de l’Angleterre en y adhérant sans conditions.

Quant à l’Italie, il n’y avait pas à compter beaucoup sur sa reconnaissance. Elle n’avait vu dans nos embarras qu’une occasion d’achever la conquête de son unité territoriale en mettant la main sur la ville de Rome, d’où nous venions de rappeler notre corps d’occupation pour l’envoyer à la frontière. Peut-être aurions-nous pu acheter son alliance en la déliant formellement des stipulations de la convention du 15 septembre, qui était désormais le seul obstacle à ses désirs. Le gouvernement impérial ne put se résigner à cet acte de faiblesse ; il laissa passer l’occasion, et le gouvernement qui suivit ne la retrouva plus. Lorsqu’au lendemain de Sedan nous nous adressâmes à l’Italie, elle avait déjà signé la ligue des neutres. Du reste, elle n’avait plus aucun intérêt à nous prêter un secours militaire, puisqu’elle avait occupé Rome sans coup férir et sans réclamation de notre part. Nous ne pouvions plus guère lui demander que des sympathies bénévoles, avec un effort sincère pour amener une médiation des neutres. Comme nous le verrons plus loin, il n’a pas tenu à l’Italie que cette médiation ne fût tentée ; mais ses bonnes intentions devaient rester sans effet : elles devaient échouer, comme celles de l’Autriche, contre la froideur et la mauvaise volonté de l’Angleterre.

Ainsi, dès ses premiers désastres, la France se voit isolée, tenue pour ainsi dire en quarantaine par le reste de l’Europe. La Russie attend de notre défaite un changement de politique favorable à ses desseins. L’Italie, qui n’a plus rien à gagner avec nous, ne veut pas se compromettre sans bénéfice. L’Autriche n’a pour nous qu’un bon vouloir stérile. Enfin à la tête de ce concert nous voyons notre ancienne alliée, l’Angleterre, qui, au lieu de nous tendre la main, se fait l’âme d’une véritable conspiration de neutralité, plus funeste pour nous que tous les revers : elle réprime le zèle de nos amis, elle fournit des prétextes aux indifférens et aux tièdes ; elle fait le guet autour de la France pendant que la Prusse achève de l’accabler.


II

L’extrême malveillance de l’Angleterre pouvait à la rigueur se comprendre au début de la guerre. On a vu qu’avant le commencement des hostilités l’Angleterre avait offert sa médiation au cabinet des Tuileries, et que le gouvernement impérial avait repoussé ses bons offices. Le cabinet de Londres avait lieu d’en être offensé. On ne savait d’ailleurs comment tournerait la guerre, ni de quel côté étaient à craindre les violences et les conquêtes. L’empire semblait s’être donné les torts de la première agression. On conçoit que l’Angleterre, mécontente de n’avoir pas été écoutée, souhaitât de lui voir infliger quelque rude leçon ; on l’excuserait volontiers d’avoir éprouvé dans ce moment-là un vif mouvement d’humeur contre la France, si plus tard elle eût compris son erreur et se fût mise en devoir de la réparer.

Il n’en était plus de même après la chute de l’empire. Le caractère de la guerre avait complètement changé. Il ne s’agissait plus d’une simple leçon à donner ou à recevoir. La France avait suffisamment expié les fanfaronnades des blouses blanches et l’enthousiasme factice des premiers jours. Elle ne se battait plus pour conquérir les provinces rhénanes ou faire une partie de plaisir jusqu’à Berlin ; elle luttait évidemment pour son existence même. De leur côté, les Allemands, qui prétendaient n’en vouloir qu’à l’empire, et qui, pour énerver la résistance, avaient adressé, en entrant dans notre pays, d’hypocrites protestations d’amour à la nation française, laissaient voir tous les sentimens de haine et d’avidité qui les animaient. C’était la Prusse qui menaçait l’ordre européen, c’était la France qui s’épuisait pour le défendre. Il semblait donc que l’Angleterre dût oublier un malentendu passager pour nous aider à obtenir une paix équitable, aussi conforme à ses intérêts qu’aux nôtres, et aussi nécessaire à l’équilibre européen qu’indispensable à l’honneur français.

Il n’en fut rien. Nos malheurs, au lieu de la rapprocher de nous, semblèrent l’éloigner davantage ; elle parut s’étudier à nous témoigner encore plus de froideur. Le nouveau gouvernement, qui avait ramassé le pesant héritage de l’empire, et qui succombait sous ce triste fardeau, s’adressait à elle avec confiance. Elle lui montra une réserve et une sécheresse qui ne lui laissèrent bientôt aucune illusion. Dès le milieu de septembre, après les premiers pourparlers, les hommes d’état de la défense nationale durent savoir à quoi s’en tenir sur les dispositions de l’Angleterre. Il n’est pas douteux que cette triste certitude n’ait dû exercer une grande influence sur les résolutions désespérées de guerre à outrance dont l’abandon de l’Angleterre était en partie la cause, et où elle trouvait un nouveau prétexte pour nous refuser son appui.

Tout en poussant la France aux derniers efforts, le gouvernement de la défense nationale ne cessa pas un seul instant de négocier auprès des neutres. L’empire s’était jeté dans la mêlée sans une alliance, sans un appui sérieux, au milieu de nations secrètement amies de la France, mais éloignées d’elle par ses propres fautes. Malgré des difficultés presque insurmontables, nos diplomates sentirent que, dans la triste situation du pays, leur amour-propre ne devait se laisser rebuter par aucun échec. On sait aujourd’hui avec quel zèle patient et infatigable M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, M. Thiers, envoyé extraordinaire auprès des cours de l’Europe, M. de Chaudordy, délégué du ministère à Tours, ont insisté pendant quatre mois auprès de l’Angleterre et des autres puissances neutres pour leur arracher, soit une intervention quelconque, soit un simple mot de sympathie dont on pût se prévaloir envers la Prusse. Toujours repoussées, leurs demandes d’assistance prirent toutes les formes possibles, même les plus modestes : médiation armée, médiation pacifique, intervention officieuse, garantissant un armistice acceptable, ou bien simple reconnaissance du gouvernement nouveau. Le cabinet de Londres leur répondit d’une manière toujours évasive, souvent hautaine, parfois blessante, et tout ce qu’il consentit jamais à leur accorder, ce fut de les aboucher personnellement avec M. de Bismarck, sans d’ailleurs vouloir connaître les propositions qui nous seraient faites, ni se mêler lui-même aux négociations.

C’est à Londres, au mois de septembre, lors de la mission de M. Thiers, qu’apparurent avec évidence ces étranges dispositions du cabinet anglais. Tout le monde a lu le récit que notre illustre négociateur nous a fait de ses conversations avec le chef du foteign office[2]. C’était le moment où M. Jules Favre essayait d’obtenir un armistice, et venait d’invoquer le secours de l’Angleterre pour engager avec M. de Bismarck les pourparlers qui devaient aboutir à l’entrevue de Ferrières. Le cabinet de Londres avait montré quelque empressement à nous accorder ses bons offices, Son ambassadeur à Paris, dont la bienveillance personnelle ne s’est jamais démentie, s’employait à faciliter l’entrevue demandée par le ministère français, et il avait même envoyé un de ses secrétaires au quartier-général prussien pour hâter la négociation. On pouvait espérer que ces légers indices de bienveillance annonçaient de la part de l’Angleterre, un secours plus efficace.

Aussi M. Thiers, en abordant lord Granville, fit-il aussitôt un appel hardi à l’ancienne amitié des deux nations. Il essaya, dès les premiers mots, d’entraîner l’Angleterre à nous prêter un concours actif[3] : il vit d’un coup d’œil qu’il ne fallait pas insister davantage. Alors du moins il invoqua avec énergie une médiation prompte et décisive, faisant valoir l’intérêt évident de la nation anglaise à empêcher la ruine de la France. « Ce ne saurait être, dit-il, l’intérêt de ce pays d’abdiquer sa position de grande puissance. Bien qu’étant une île, une puissance maritime, il fait partie de l’Europe. Dans d’autres temps, il a montré l’intérêt qu’il attache à l’équilibre des puissances. Il ne peut pas désirer voir la France, son alliée de quarante ans, qui a combattu à ses côtés en Crimée, qui dans des temps difficiles comme la mutinerie des Indes, n’a tiré aucun avantage de ses embarras, — il ne peut désirer voir la France humiliée et affaiblie. Il n’est pas de l’intérêt de l’Angleterre qu’une paix déshonorante vienne laisser la France faible et irritable, incapable de l’aider, mais prête en toute occasion à chercher à recouvrer son prestige perdu[4]. »

« Là-dessus, raconte M. Thiers avec sa grande modération de langage, lord Granville s’est confondu en témoignages d’affection pour la France, et, avec une grande douceur, s’est attaché à éluder tous nos efforts. » A en juger par le récit de son interlocuteur, ces témoignages n’étaient que de pure politesse, et cette douceur n’était que dans la forme. Le ministre de la reine se livra tout au contraire à de froides récriminations contre la France, dont il confondait soigneusement la cause avec celle du gouvernement qui l’avait entraînée dans la guerre. « L’Angleterre avait fait tout son possible pour conserver la paix. Elle était allée au-delà de ce qu’elle avait le droit de faire, et elle avait réussi à écarter la cause du conflit ; mais le gouvernement français avait persisté dans des exigences inadmissibles, il s’était jeté dans la guerre avec une présomption hautaine qui avait découragé tous les efforts des neutres : ceux-ci n’avaient plus qu’à regarder et à attendre. Quant à lui, il avait déclaré au parlement que son intention était de maintenir une stricte neutralité et de chercher à entretenir des relations amicales avec les deux pays : le parlement l’avait approuvé. » — « J’exposai à M. Thiers, écrit lord Granville, tous les motifs qui nous empêchent d’offrir notre médiation, à moins que nous n’ayons des raisons de croire qu’elle serait acceptable pour les deux parties, et qu’il ne paraisse y avoir une base sur laquelle les deux belligérans seraient disposés à négocier. » Il poussa même la dureté jusqu’à dire que, quant aux argumens allégués par M. Thiers pour engager l’Angleterre à ne pas rester inactive, « ces raisons n’étaient pas neuves pour lui, et que les Allemands les lui avaient toutes fait valoir en lui exposant qu’il était contraire à l’intérêt et à la dignité de son pays de ne pas prendre parti pour l’Allemagne, quand la France avait commencé une guerre injustifiable et agressive contre l’avis de l’Angleterre elle-même[5]. « Il ajoutait, en se gardant bien de le dire dans ses dépêches à lord Lyons, « que l’Angleterre désirerait peut-être bien venir à notre secours, mais que, ne voulant pas aller jusqu’à la guerre, elle s’exposait, en insistant au nom des neutres, à déplaire à la Prusse, qui ne voulait pas entendre parler de leur intervention, et dès lors, concluait-il, à desservir plutôt qu’à servir notre cause[6]. »

Ce langage, mêlé d’amertume pour la France et d’humilité devant l’Allemagne, n’était pas de nature à encourager notre ambassadeur. L’allusion faite par lord Granville aux efforts tentés par la Prusse pour entraîner l’Angleterre dans une alliance offensive se ressentait peut-être plus des affections personnelles de la reine pour la famille régnante de Prusse que des sentimens véritables du peuple anglais à notre égard, et M. Thiers ne craignit pas de dire à lord Granville ce que l’on pensait en France de la cour de Londres. Quelle qu’en fût la cause, il était clair qu’aux yeux du gouvernement anglais la France avait cessé d’être une nation amie, et qu’aucun souvenir des services rendus, aucune considération d’intérêt commun ne le déciderait à sortir d’une neutralité quasi malveillante. Quant à la prétention de n’intervenir que le jour où nous lui fournirions « une base également acceptable pour les deux parties, » c’est-à-dire le jour où nous serions d’accord avec la Prusse, c’était une plaisanterie d’assez mauvais goût, pour dissimuler la résolution prise de ne se prêter à aucun essai de médiation sérieuse.

Rien ne pouvait vaincre la force d’inertie d’une politique qui, comme M. Thiers l’écrivait lui-même, semblait consister « à éviter toutes les grosses affaires, et à se boucher les yeux et les oreilles » plutôt que de voir le véritable danger ; mais il n’abandonna pas la partie. Il répondit à lord Granville « qu’au début de la guerre les Prussiens pouvaient avoir quelque raison dans ce qu’ils disaient, mais que maintenant tout était changé. Le gouvernement qui avait voulu la guerre n’existait plus ; les personnes qui étaient à la tête des affaires avaient toujours demandé la paix[7], » et demandaient en ce moment même un armistice. Puisque le cabinet de Londres approuvait la démarche de M. Jules Favre, puisqu’il en désirait le succès, pourquoi ne pas le témoigner plus vivement ? Pourquoi ne pas l’appuyer plus fortement auprès du quartier-général prussien ? M. Thiers ne cacha pas à lord Granville combien il regrettait que le foreign office « n’eût pas recommandé avec plus de chaleur l’objet de la visite de M. Jules Favre[8]. » Il fallait se faire l’intermédiaire de la France, et réclamer l’entrevue comme une chose due à l’Europe et à l’humanité entière. « Il ne suffit pas, dit-il à M. Gladstone, que l’Angleterre s’en tienne au langage d’un pasteur prêchant la charité ; il faut qu’elle parle au nom de l’Europe, qu’elle tienne un langage conforme à sa grandeur, à sa dignité, aux sentimens élevés qu’elle professe. Il faut qu’elle dise que l’humanité veut la paix, mais qu’elle dise aussi un mot sur la nature de cette paix, qui doit être équitable et durable, et ne pas porter à l’équilibre européen de plus grandes atteintes que celles qu’il a déjà reçues. Sinon, elle abdiquerait en face du monde, et semblerait se renfermer négligemment dans sa position insulaire, pour laisser le sang couler et l’Europe devenir ce qu’elle pourrait. » — « L’Angleterre, ajoutait-il enfin, qui s’irritait autrefois quand Napoléon lui disait qu’elle était une puissance exclusivement maritime, sortant de son rôle légitime lorsqu’elle se mêlait d’affaires continentales, l’Angleterre reconnaît aujourd’hui qu’il avait raison, car décidément elle fait ce qu’il voulait et livre le continent à lui-même, sans oser avoir un avis sur ce qui s’y passe[9]. » M. Gladstone « gardait le silence d’un homme à la fois attristé et importuné. » Peut-être sentait-il la vérité de ces reproches, mais, comme l’écrivait M. Thiers, « l’idée d’une grande guerre l’effrayait, et l’idée d’une démarche qui serait repoussée l’effrayait autant que la guerre elle-même. « Il semblait ébranlé et pourtant irrésolu, n’osant ni prendre une décision ferme, ni refuser absolument de rendre service à la France.

Lord Granville fut plus courageux. Il refusa péremptoirement de s’immiscer aux négociations. « Je ne puis, dit-il, joindre au message qui me sera confié par le gouvernement français que des paroles, exprimant la satisfaction que j’éprouve à faire ce qui offre à chaque partie le meilleur moyen de connaître les demandes de l’autre, et qui donne les meilleures chances d’arriver à une paix honorable. » C’était d’ailleurs aux Anglais à juger ce qu’ils avaient de mieux à faire. « M. Thiers, avec toute son habileté, ne pouvait pas espérer changer une politique adoptée avec réflexion par le gouvernement de la reine et exposée par lui devant le parlement. » Le ministre anglais consentit même à expliquer à M. Thiers que l’intervention réclamée ne serait pas profitable à la France, « car toute pression de ce genre aurait été peu judicieuse et aurait élevé des obstacles au succès du voyage de M. Favre. » L’Allemagne, semblait-il dire, était une nation d’un caractère ombrageux et jaloux ; il ne fallait pas la contrarier. Le roi et M. de Bismarck se montraient d’une humeur peu endurante ; ils avaient déclaré que le peuple français devait renoncer à tout espoir d’intervention des neutres, et sans doute ils n’entendaient pas qu’on vînt troubler leur tête-à-tête avec la France. « Ils pourraient accepter plus facilement des conditions que l’armée et l’Allemagne ne considéreraient pas comme suffisantes, si les concessions étaient faites spontanément par la France, et non sur l’avis d’un neutre qui n’aurait eu aucune part aux difficultés de la guerre[10]. » Ainsi c’était dans notre intérêt même que l’Angleterre nous refusait sa médiation. La Prusse nous ferait des conditions moins dures, si nous commencions par nous rendre à merci. Enfin lord Granville nous donnait le conseil charitable de renoncer à tout essai d’armistice pour traiter directement d’une paix définitive[11], et M. de Bismarck, complétant la pensée du cabinet anglais dans une circulaire restée fameuse, écrivait à la même date, ces mémorables paroles : « c’est une inhumanité de la part des neutres envers la nation française, s’ils permettent que le gouvernement parisien entretienne le peuple dans des espérances irréalisables d’intervention et prolonge ainsi la lutte. »

Ces sophismes audacieux, qui cachaient mal une pensée trop claire, et que nous retrouvâmes par la suite dans la bouche de toutes les puissances neutres, devenues l’écho de la politique anglaise, ne découragèrent pas encore le patriotisme de notre négociateur. Après avoir refusé son concours militaire, son concours diplomatique, et jusqu’à son patronage moral dans les pourparlers qui allaient s’ouvrir, le cabinet de Londres ne pouvait-il au moins donner au gouvernement de la défense nationale un gage de ses sympathies en le reconnaissant ? L’Angleterre, notre plus intime alliée, ne pouvait pas être la dernière à nouer des relations officielles avec un gouvernement né des besoins de la défense et obéi de la France entière. On pouvait ajouter qu’une telle démarche n’avait rien qui dût alarmer la prudence britannique, puisque d’autres nations, en avaient donné l’exemple, et que l’Italie elle-même, quoique engagée dans la ligue des neutres, n’avait pas hésité, dès le premier jour, à reconnaître le gouvernement nouveau. En faisant la même chose, l’Angleterre pouvait, sans courir aucun danger, rendre un service sérieux à la France, car la reconnaissance de notre gouvernement privait nos ennemis du prétexte dont ils se servaient tous les jours, soit pour violer à nos dépens les lois de la guerre, soit pour refuser de traiter avec nous ; mais c’était encore trop pour lord Granville. Il répondit « qu’il serait contraire aux précédens d’en agir ainsi… » Le gouvernement n’avait pas encore de sanction légale ; il ne s’intitulait lui-même gouvernement que pour un objet spécial. Il avait annoncé la convocation d’une assemblée constituante. « Jusque-là, de bonnes relations suffiraient, en ce temps de crise, pour tout ce qui était de la pratique des affaires. »

Cette fois la mesure était comble. Il était malséant de reprocher au gouvernement français de manquer de sanction légale, quand on lui refusait tout appui dans une demande d’armistice qui avait justement pour but de rendre cette sanction plus facile. On ne pouvait raisonnablement subordonner la reconnaissance du gouvernement à la réunion d’une assemblée, lorsqu’en même temps on l’engageait à traiter directement des conditions de la paix, sans consulter ni l’avis de l’Europe ni la volonté de la France. Ces faux-fuyans, ces réponses contradictoires, annonçaient un parti-pris de ne rien entendre et une résolution bien arrêtée de ne pas se compromettre, sinon même un secret désir de jouer contre nous le jeu de la Prusse.

Arrivés à ce point, les pourparlers devenaient inutiles ; ils ne pouvaient plus servir qu’à provoquer des récriminations fâcheuses. Avant de quitter Londres, M. Thiers fit demander à lord Granville un dernier entretien. « Après des aperçus philosophiques, historiques et éloquens, dit son noble interlocuteur avec une nuance d’ironie mêlée d’aigreur, il aborda le sujet de ma position devant la chambre des communes d’Angleterre, jalouses de l’honneur du pays, et il me demanda sous diverses formes si, dans le cas où la Russie prendrait l’initiative d’adresser à l’Allemagne des remontrances amicales en faveur de la France, le gouvernement britannique ne se plaindrait pas d’être laissé en arrière. » C’était toucher le seul endroit sensible de la politique anglaise, et le dépit mal déguisé du ministre montra que le coup avait porté. Il répliqua qu’il suivrait une politique approuvée par la chambre des communes, que d’ailleurs il ne lui convenait pas de discuter sur des hypothèses, mais que, « désireux comme il l’était d’agir de concert avec les puissances neutres, il ne serait pas jaloux, si l’une d’elles voulait entreprendre une action pacifique[12]. » Il ajouta qu’il se réservait pour l’avenir une entière liberté d’action. On se sépara sur ces froides paroles. M. Thiers, en revenant à Tours, rendit compte de sa mission à la délégation du gouvernement. « Tout ce que j’ai pu obtenir, dit-il, du gouvernement anglais, c’est qu’à l’avenir il ne contrariera plus autant la bonne volonté de son ambassadeur[13]. » Il aurait pu ajouter que, dans sa dernière entrevue avec lord Granville, il avait jeté dans son esprit le germe d’une inquiétude dont il espérait se servir plus tard ; mais en fait de résultats immédiats il ne rapportait de sa mission que quelques mots polis pour MM. Favre et Trochu, avec la certitude absolue que l’Angleterre ne ferait rien de sérieux pour la France.

Les événemens qui suivent ne sont que le développement fidèle du programme que nous venons de voir se révéler par la bouche même de lord Granville. Les démarches du gouvernement français, les refus du cabinet anglais se succéderont jusqu’au bout dans le même ordre et en conservant le même caractère. Il n’est pas jusqu’aux négociations particulières avec les autres puissances neutres où nous ne retrouvions la trace des résolutions adoptées à Londres, sinon parfois la lettre même des formules employées au foreign office et empruntées par lui à M. de Bismarck. Si nous demandons une médiation, on nous répond, comme lord Granville, qu’il vaut mieux négocier nous-mêmes. Si nous réclamons un armistice, on nous engage à traiter directement. Si nous protestons contre la violation des lois de la guerre, on nous réplique que nous n’avons pas de gouvernement reconnu. Si nous demandons enfin qu’on reconnaisse notre gouvernement et qu’on traite avec nous, on nous dit que ce gouvernement n’a pas le droit de parler au nom du pays tant qu’il manque de sanction légale. D’ailleurs on proteste du désir qu’on a d’arrêter la guerre, et l’on nous offre généreusement de nous mettre en relation avec le vainqueur, pourvu que nous soyons résignés à subir toutes ses conditions.

Aussi ne pouvons-nous pas croire que l’Angleterre ait obéi au hasard des événemens, à l’inspiration de chaque jour, sans projets arrêtés, sans desseins soutenus, et que dans sa pusillanime abstention à l’égard de la France il n’y ait rien de volontaire et de calculé. Non, l’Angleterre n’ignorait pas ce qu’elle faisait. Elle ne désirait pas le démembrement de la France, mais elle s’y résignait dans la pensée qu’elle n’en souffrirait pas. Elle a espéré qu’en laissant faire les armées allemandes elle tirerait, comme on dit familièrement, son épingle du jeu, et rejetterait sur nous tout le fardeau de la rupture qui allait se produire dans l’équilibre de l’Europe.


III

Nous n’accompagnerons pas l’envoyé extraordinaire du gouvernement de la défense nationale dans toutes les péripéties de son long et triste voyage à Saint-Pétersbourg, à Vienne et à Florence, à la recherche d’une alliance ou seulement d’une médiation qui lui échappait toujours, et que ni son habileté, ni son patriotisme ne pouvaient créer à son pays. Tout le monde en connaît les principaux incidens ; nous ne voulons rechercher ici que la part de l’Angleterre dans cette lamentable histoire de notre abandon et de nos mécomptes.

A Saint-Pétersbourg, M. Thiers trouva le cabinet russe animé d’une réelle bienveillance, quoique spéculant secrètement sur nos défaites, sincèrement désireux de nous épargner l’humiliation d’une cession de territoire, quoique songeant avant tout à profiter de l’occasion de nos désastres pour se faire rouvrir la route du Levant, — lié d’ailleurs à la Prusse par des engagemens verbaux ou écrits, mais formels, et au fond uniquement préoccupé d’obtenir la révision des traités de 1856 sur la neutralisation de la Mer-Noire. L’empereur Alexandre était disposé à renouveler auprès de son oncle, le roi Guillaume, les démarches toutes privées qu’il avait déjà faites à l’instigation du général Fleury, soit pour l’engager à nous accorder un armistice, soit pour lui exprimer l’espoir qu’il ne demanderait pas d’annexions de territoire français, sauf à y renoncer, si le roi répondait « qu’il ne pouvait se soustraire au désir unanime de l’Allemagne. » Le prince Gortchakof entendait bien se borner à ces démarches isolées et repoussait toute intervention collective des puissances neutres, de crainte qu’elle ne prît « un caractère comminatoire[14]. » D’une part, il assurait à M. Thiers que certaines conditions de paix ne seraient pas regardées par lui comme admissibles, et ne recevraient pas la sanction de la Russie ; d’autre part, il disait à l’Angleterre, dont il connaissait les penchans, qu’il était malheureusement fort à craindre que la France ne restât sourde à ses conseils de modération[15]. Le seul résultat positif des efforts de M. Thiers fut que le prince Gortchakof lui offrit de demander au gouvernement prussien un sauf-conduit pour lui permettre d’entrer dans Paris, afin d’y prendre les pouvoirs et les instructions nécessaires pour négocier.

A Vienne, notre ambassadeur trouva plus de franchise, un intérêt plus sincère, une bienveillance qui n’avait rien de suspect, mais une impuissance malheureusement trop bien démontrée. Dès le début de la guerre, le comte de Beust avait fait connaître au gouvernement français la situation dépendante où les menaces de la Russie mettaient le cabinet de Vienne, et lui avait avoué son incapacité d’intervenir. Néanmoins il avait combattu dans toutes les cours d’Europe la politique dérisoire des démarches isolées, prônées par la Russie et par l’Angleterre ; il saisissait toutes les occasions pour suggérer à ces deux grandes puissances l’idée d’une médiation collective et la leur présenter comme un devoir. « Ce n’est pas seulement, écrivait-il, à mitiger les exigences du vainqueur que devraient tendre les efforts combinés des puissances ; c’est encore à adoucir l’amertume des sentimens qui doivent accabler le vaincu… Les conditions qu’on dictera à la France, si dures qu’elles puissent être, seraient bien plus facilement consenties, si elles lui étaient recommandées par la voix unanime des puissances impartiales, que si elle avait simplement à subir la loi du vainqueur. » Ce langage si judicieux trouvait peu d’écho à Pétersbourg et à Londres, et le chancelier autrichien, indigné de cette inertie, s’écriait : « Je ne vois plus d’Europe[16] ! »

À Florence, il y avait depuis quelques semaines une négociation engagée pour un concours armé de l’Italie. Dès le 1er octobre, le délégué des affaires étrangères au gouvernement de Tours avait exposé à M. Nigra tout un plan d’alliance militaire entre les deux pays, stipulant que le roi Victor-Emmanuel mettrait à notre disposition 60,000 hommes. Pour vaincre les hésitations du cabinet de Florence, il lui avait offert d’envoyer lui-même à Tours un officier qui se rendît compte de l’état de nos ressources. Le ministre d’Italie n’avait pas repoussé cette proposition ; il avait même promis de l’appuyer auprès de son gouvernement, et l’on espérait que M. Thiers, en passant à Florence, achèverait la conclusion du traité. Les Italiens nous montraient beaucoup de sympathie, au moins en paroles. Le cabinet de Vienne avait promis à M. Thiers de lever tous les obstacles qui, de son côté, pouvaient retenir le gouvernement italien. Malheureusement l’Angleterre était moins explicite : aux questions qui lui furent faites par l’Italie et par la France, elle répondit qu’elle laissait toute sa liberté à l’Italie, mais « qu’elle ne l’encourageait pas. » Cette fois encore, l’influence anglaise l’emporta sur la nôtre. Malgré tous les efforts et toute l’éloquence persuasive de M. Thiers, un conseil de cabinet, auquel se joignirent les principaux chefs de l’armée italienne, déclara ne pas pouvoir prendre la responsabilité d’une résolution aussi grave ; l’absence du parlement italien lui en faisait un devoir, et l’attitude réservée des puissances neutres, particulièrement celle de l’Angleterre, l’obligeait à contenir ses sentimens.

L’Angleterre faisait donc partout le vide autour de la France ; elle avait un pied dans tous les cabinets de l’Europe, et nous rencontrions partout sa diplomatie pour contrarier la nôtre. On n’était pas plus heureux lorsqu’on s’adressait directement à elle. Le 1er octobre, à une nouvelle démarche de M. de Chaudordy, réclamant avec énergie la reconnaissance du gouvernement de la défense nationale comme un moyen de donner indirectement à la France au moins un appui moral, le ministère Gladstone avait répliqué durement « qu’avant de se faire reconnaître par les puissances étrangères, le gouvernement français devait se faire reconnaître par la France[17]. » Tout à coup un changement favorable s’accomplit dans les dispositions de l’Angleterre. Le 19 octobre, lord Lyons vient trouver M. de Chaudordy, et lui annonce que le cabinet de Londres va s’adresser lui-même à la Prusse, « afin de faire cesser une lutte affligeante et stérile. » Le 21 octobre, lord Granville écrit en propres termes : « L’Angleterre conseille instamment au gouvernement français de s’accorder avec la Prusse pour un armistice qui amènerait la convocation d’une assemblée nationale et aboutirait au rétablissement de la paix. » La délégation de Tours, constatant la parfaite spontanéité de cette demande, décide que la proposition du cabinet de Londres sera transmise à Paris et appuyée auprès du gouvernement de l’Hôtel de Ville.

Que s’était-il donc passé à Londres ? D’où venait ce retour d’humanité, de sagesse et de courage ? L’Angleterre avait-elle ouvert les yeux aux conséquences de sa faiblesse ? Avait-elle fini par se rendre compte de ses devoirs envers la France et envers l’Europe ? — Hélas ! il n’en était rien. Ce bon mouvement, dont nous voudrions faire honneur au cabinet de Londres, lui était suggéré par la Prusse. M. de Bismarck, qui au fond désirait la paix, et qui, sans vouloir tolérer la médiation des neutres, espérait bien se servir d’eux pour nous faire accepter des conditions dès lors irrévocablement arrêtées dans son esprit, avait exploité adroitement les craintes que la prolongation du siège de Paris devait inspirer à tous les spectateurs de la guerre. Dans un mémorandum aussi habile que perfide, communiqué le 10 octobre aux puissances neutres, il avait dépeint sous les couleurs les plus noires les calamités auxquelles devait aboutir la longue résistance de la capitale. Il avait fait prévoir l’épuisement prochain des subsistances, l’impossibilité d’un prompt ravitaillement, la destruction d’une population tout entière vouée à la famine et « condamnée à une mort certaine, si Paris ne capitulait pas à temps. » Il rejetait naturellement la responsabilité de tous ces désastres sur l’obstination insensée du gouvernement de la défense nationale et sur le coupable orgueil de la nation française, laissant entendre aux neutres que c’était à eux d’y mettre ordre en joignant leurs efforts à ceux de l’Allemagne pour abattre les prétentions de la France.

C’est à cet appel que le cabinet de Londres, aussi zélé à prévenir les souhaits du chancelier prussien que récalcitrant à nos réclamations ou à nos prières, s’était hâté de répondre avec un empressement inaccoutumé. N’agissant d’ailleurs que par la permission et le désir de la Prusse, il n’avait aucune arrière-pensée de lui imposer sa médiation, ni d’intervenir en rien dans les conditions de la paix. Il le faisait bien entendre dans une dépêche adressée par lord Granville le 20 octobre à son ambassadeur à Berlin, et où il était beaucoup question du bon droit et de la gloire de l’Allemagne, de la justice d’une guerre entreprise pour repousser la menace d’une invasion étrangère, enfin de tous les lieux-communs chers à l’hypocrisie allemande. Il y était même dit en propres termes : « Notre intention n’est pas d’offrir un avis superflu ou inacceptable aux belligérans. » Quant à M. de Bismarck, il répondit en donnant son entière approbation au langage du gouvernement anglais, et, tenant essentiellement à écarter toute méprise, il développa la pensée de lord Granville d’une manière plus explicite encore. « Nous avons toujours à craindre, dit-il, que, dans l’aveuglement où le gouvernement parisien semble vouloir persister, les intentions bienveillantes du cabinet britannique ne soient pas comprises par lui, et qu’il ne voie dans l’intérêt d’humanité qui a inspiré cette intervention l’illusion d’un appui des puissances neutres et par suite un encouragement à une résistance prolongée, ce qui pourrait amener justement le contraire de ce qui est dans les intentions de lord Granville. » On le voit, c’était M. de Bismarck qui fixait la mesure dans laquelle il daignait autoriser l’Angleterre à intervenir.

Il faut rendre justice au cabinet autrichien, il ne voulut être ni le complice ni la dupe de cette comédie. Pendant que l’Angleterre se faisait le très humble exécuteur des volontés de la Prusse, M. de Beust protestait avec modération, mais avec fermeté, contre l’hypocrite démonstration de M. de Bismarck. « Il craignait, disait-il, qu’un jour, devant le tribunal de l’histoire, une grave responsabilité ne retombât sur les neutres, s’ils voyaient avec une indifférence muette le danger des maux inouïs dont on plaçait le tableau sous leurs yeux ; » puis, insistant pour une médiation collective et simultanée, il exprimait au cabinet de Berlin son regret de voir qu’en présence des catastrophes annoncées par M. de Bismarck il persistait à écarter toute ingérence étrangère ; il déclarait au cabinet de Londres que ses efforts resteraient stériles, s’il s’attachait toujours à éviter l’apparence même d’une pression exercée sur la Prusse. « Tel n’est pas, ajoutait-il, le moyen de détourner l’excès d’horreur que la Prusse dit vouloir épargner à ses ennemis. Pour ne point vouloir porter la peine des fautes du gouvernement tombé, les hommes de la république sont prêts aux résolutions extrêmes ; c’est un étrange moyen de les en détourner que de ne laisser parvenir jusqu’à eux que la voix du vainqueur[18]. »

Assurément ces loyales paroles étaient une consolation pour la France ; mais que pouvait l’Autriche sans l’Angleterre ? Fidèle à sa réserve accoutumée, le cabinet de Londres ne voulait encore une fois que nous aboucher avec notre vainqueur, c’est-à-dire nous livrer sans défense à son bon plaisir. Dès que M. Thiers eut obtenu par son entremise les sauf-conduits nécessaires, l’Angleterre se retira discrètement de la scène. C’est dans le plus rigoureux tête-à-tête que la France et l’Allemagne procédèrent à ces négociations si tristement infructueuses qui ne servirent qu’à démontrer une fois de plus l’impossibilité d’un arrangement équitable sans le secours d’une médiation étrangère.


IV

Après la rupture des conférences de Versailles, il ne semblait plus y avoir aucune chance de paix. L’Angleterre n’ayant pas voulu nous aider quand sur ses propres conseils nous demandions un armistice à l’Allemagne, il n’y avait aucune apparence qu’elle se décidât à nous soutenir une autre fois. Notre diplomatie, sans ralentir ses efforts, commençait à perdre courage, lorsqu’un incident imprévu vint tout à coup relever nos espérances et secouer l’apathie de l’Angleterre en la blessant dans ses intérêts les plus chers. Ce fut la Russie qui nous prêta ce secours. Depuis longtemps, le cabinet de Tours songeait à tirer parti de la rivalité de ces deux puissances. Il cherchait à exciter entre elles une sorte de point d’honneur à notre profit. La Russie avait toujours espéré qu’elle pourrait mêler à la discussion de la paix franco-allemande la question de la révision du traité de 1856, et obtenir des concessions sur ce point en retour de la protection qu’elle accorderait à la France. Aussi avait-elle favorisé l’entrevue de Versailles, comme tout ce qui pouvait lui fournir l’occasion de jouer le rôle auquel elle aspirait. Dès le 1er novembre, ses résolutions, mûrement arrêtées, venaient d’être libellées dans une communication adressée, à la date de la veille, aux cours signataires du traité de Paris. Elle attendait pour s’en servir le résultat des conférences. On dit même que le tsar Alexandre avait écrit encore une fois au roi Guillaume une de ces lettres personnelles dont il était prodigue, et dans laquelle il avait recommandé la modération à son royal oncle, comme il la recommandait d’autre part à la France. C’est peut-être à cette gracieuse intervention qu’il faut attribuer la grande politesse et l’esprit de conciliation montrés par M. de Bismarck au début de la conférence, alors qu’il semblait faire espérer à M. Thiers un accord qu’il devait refuser peu de jours plus tard.

Lorsqu’on apprit à Pétersbourg que les conférences étaient rompues, que toute chance d’armistice était perdue, et que les opérations militaires, un instant ralenties, allaient reprendre avec plus de vigueur, le cabinet russe éprouva un vif désappointement, et, surmontant toutes ses hésitations, il démasqua brusquement ses batteries. Le 9 novembre, communication fut faite à Londres, à Yienoe, à Florence, du document, déjà rédigé depuis quelques jours, qui signifiait d’une façon péremptoire que le tsar ne se considérait plus comme lié par les stipulations additionnelles, du traité de 1856 concernant la neutralité de la Mer-Noire, et « qu’il rendait au sultan la plénitude de ses droits, » comme lui-même reprenait la sienne.

On se rappelle en quoi consistait le traité de 1856. L’article 14 de ce traité mettait sous la garantie de toutes les puissances contractantes une convention additionnelle conclue entre la Russie et l’empire ottoman, convention limitative des forces navales que les deux puissances riveraines auraient le droit d’entretenir dans la Mer-Noire pour le service des côtes. Ces forces ne pouvaient dépasser six bâtimens à vapeur de taille moyenne et quatre bâtimens légers à vapeur ou à voiles. En retour, le traité garantissait aux deux puissances la neutralité de cette mer ; mais, comme l’exposait très bien la note du prince Gortchakof, ces stipulations, semblables en apparence pour les deux parties, avaient en réalité des conséquences inégales. La clause qui limitait les forces navales de la Turquie dans la Mer-Noire ne l’empêchait pas de les développer dans les Dardanelles et dans l’Archipel, tandis que la Russie, bloquée en-deçà du Bosphore, ne pouvait nulle part entretenir une flotte. D’ailleurs la neutralité promise cessait naturellement, si la guerre était déclarée, et les escadres anglaises, se joignant à la marine ottomane, pouvaient venir dans la Mer-Noire accabler sans résistance les quelques vaisseaux qu’on avait permis à la Russie d’y garder. De ce côté, l’empire russe était ouvert à toutes les attaques et mis à la discrétion des flottes alliées. Aussi le prince Gortchakof exprimait-il ses réclamations avec la hauteur d’un orgueil longtemps humilié qui prend enfin sa revanche.

La surprise et l’émotion. furent grandes dans les trois cours neutres. Elles soupçonnaient depuis longtemps les projets de la Russie, mais ne s’attendaient pas à les voir éclater si brusquement. L’Autriche se plaignit hautement « d’un procédé qui non-seulement portait atteinte à un acte international signé par toutes les grandes puissances, mais qui encore se produisait au milieu de circonstances où plus que jamais l’Europe avait besoin des garanties qu’offrait à son repos et à son avenir la foi des traités[19]. » L’Italie déclara qu’elle avait le regret de ne pouvoir entrer dans la voie tracée par le cabinet russe[20]. L’Angleterre surtout fut touchée au vif, et trouva pour protester un langage énergique dont elle avait depuis longtemps perdu l’habitude. « Je n’ai guère besoin de vous dire, écrivit lord Granville à sir A. Buchanan dans une dépêche dont celui-ci devait laisser copie au gouvernement russe, que le gouvernement de sa majesté a reçu cette communication avec un profond regret, attendu qu’elle provoque une discussion qui pourrait troubler l’entente cordiale qu’il s’est sérieusement efforcé d’entretenir avec l’empire russe. Il est impossible au gouvernement de sa majesté de donner aucune sanction à la mesure annoncée par le prince Gortchakof[21]. » En face d’un intérêt anglais directement menacé, l’ancien orgueil anglais semblait se réveiller. Partout, dans le pays et dans la presse, l’opinion publique se soulevait contre les prétentions de la Russie. Le sentiment unanime était que l’Angleterre devait y mettre son veto, et qu’il ne fallait pas reculer devant la guerre, si la Russie ne reculait pas devant le refus du cabinet de Londres.

Ce ne fut qu’un feu de paille, un retour de jeunesse aussitôt suivi d’un retour de prudence. En moins de vingt-quatre heures, la colère du gouvernement anglais fut passée. La guerre ! on pouvait bien se servir de ce mot redoutable, mais on ne voulait de la chose à aucun prix. Dès le 11 novembre, le lendemain même de l’envoi de l’ultimatum anglais à la Russie, on cherchait un moyen de dénouer pacifiquement l’affaire, et l’on n’imagina rien de mieux que d’aller se réfugier sous l’aile de la victorieuse Allemagne. Le 20 novembre, M. Odo Russell arrivait à Versailles avec le titre d’envoyé extraordinaire ; sa mission était de verser les chagrins du cabinet de Londres dans le sein de M. de Bismarck. Le cabinet de Londres ne doutait pas au fond que la brusque dénonciation du traité de Paris ne fût le résultat d’un concert et la preuve d’une alliance intime entre la Prusse et la Russie ; mais M. Odo Russell avait l’ordre de ne s’en offenser que si la Prusse faisait naïvement l’aveu de sa faute.

Aussi, le 20 novembre, après conversation avec M. de Bismarck, l’envoyé anglais put-il rassurer lord Granville, et l’informer qu’effectivement « la dénonciation n’était pas un acte concerté, et que la Prusse au contraire avait été désagréablement surprise par une démarche qu’elle ne jugeait ni mûre, ni opportune. » Il ajoutait deux jours après que M. de Bismarck lui avait fourni le moyen de sortir d’embarras en lui proposant une conférence destinée à résoudre les questions soulevées par le cabinet russe. Pour son compte, — M. Odo Russell l’avouait avec un soupir, — le chancelier n’était malheureusement pas contraire (was not indisposed) à une révision du traité dans un sens favorable aux vœux de la Russie ; toutefois il poussait la condescendance jusqu’à tolérer l’admission d’un diplomate français à la conférence, et il ne s’opposerait pas à ce que l’Angleterre invitât la principale puissance signataire du traité de Paris à délibérer avec l’Europe sur la révision de ce traité.

Le cabinet de Londres était au comble de ses vœux : il avait trouvé un moyen de céder sans en avoir l’air. Le prince Gortchakof lui facilita cette évolution en protestant de son amour pour la paix et de son respect pour le traité de Paris, qu’il n’avait pas eu la prétention d’infirmer dans son ensemble en réclamant contre une seule de ses dispositions. Loin de repousser l’expédient de la conférence, il se disait « prêt à s’entendre avec les puissances signataires, soit pour confirmer les stipulations du traité, soit pour les renouveler, soit pour y substituer tout autre arrangement équitable qui serait jugé propre à assurer le repos de l’Orient et l’équilibre européen. » Tout fut arrangé en quelques jours. M. de Bismarck, qui était le deus ex machina de cette comédie, avait d’abord proposé Saint-Pétersbourg comme lieu de réunion de la conférence ; sur les représentations du cabinet anglais, il poussa la courtoisie jusqu’à désigner Londres. Il communiqua lui-même cette décision aux puissances, et leva toutes les difficultés qu’elle pouvait rencontrer à la cour de Russie. L’Angleterre, chargée seulement d’inviter la France, semblait enchantée de tant de bonne grâce. Elle ne voulait pas voir qu’elle se mettait dans les mains de la Prusse, et qu’à Londres, comme à Berlin ou à Pétersbourg, malgré la présidence nominale du plénipotentiaire anglais, M. de Bismarck serait l’arbitre de la conférence et le véritable maître de la maison.

La diplomatie française, on le devine aisément, avait vu ces complications sans terreur comme sans surprise. Elle y trouvait une occasion unique de reprendre dans le monde européen le rang et l’importance qu’on lui contestait depuis le 4 septembre, ou même de provoquer en sa faveur le concert des puissances neutres. La dénonciation du traité de Paris était entre ses mains une arme dont elle pouvait se servir au mieux de ses intérêts, soit contre l’Angleterre, soit contre la Russie, suivant que l’une ou l’autre consentirait à la soutenir. C’était comme une sommation faite à l’Angleterre d’avoir à sortir de sa désespérante neutralité ou à s’incliner devant l’ambition russe. Pour la première fois depuis la guerre, nous nous trouvions recherchés en même temps par deux grandes puissances intéressées l’une et l’autre à nous sauver. Aussi notre diplomatie se garda-t-elle bien de compromettre par des résolutions hâtives ou par des déclarations imprudentes ces avantages, qui étaient notre dernière chance de salut. Elle conserva tout son sang-froid, et reçut les avances des deux cabinets sans se livrer entièrement ni à l’un lui à l’autre.

Le gouvernement russe avait prévu cette réserve, et il n’avait pas voulu s’adresser à la France avant de lui donner le temps de réfléchir et d’examiner l’opinion de l’Europe. Huit jours s’étaient écoulés depuis la communication officielle de la note Gortchakof à toutes les puissances, quand le chargé d’affaires de Russie vint présenter ce document à la délégation de Tours. On ne lui montra ni colère ni surprise ; on se contenta de lui répondre qu’on en référerait au gouvernement de Paris. Il parla lui-même en termes généraux de « la communauté d’intérêts qui existait entre les deux pays, » et, comme on lui faisait observer que le moment était venu de nous prouver cette communauté par des actes, il fit entrevoir une intervention possible de la Russie en notre faveur. « Il ne faut pas, dit-il, s’occuper uniquement du présent, il faut songer à l’avenir ; c’est ainsi que se créent les relations utiles. Quel avantage pour la France de trouver, tors de la réunion des représentans des grandes puissances, un concours qui pourrait sauver l’intégrité du territoire[22] ! » Toutefois il s’aperçut que le gouvernement français n’avait aucune envie de déchirer le traité de 1856, ni de sacrifier sans nécessité les intérêts de l’Angleterre, et que, sans repousser les ouvertures de la Russie, il ne voulait pas se jeter follement à sa tête à moins d’en obtenir des gages et des secours sérieux.

Tout autre fut notre attitude à l’égard de l’Angleterre. Le délégué des affaires étrangères n’avait cessé d’insister auprès d’elle pour l’entraîner dans quelque démarche favorable à la France. Il n’avait même pas attendu la proposition d’une conférence pour essayer de tirer parti de la présence de M. Odo Russell à Versailles. Dans une série de dépêches et de conversations pressantes, il fit ressortir ce qu’il y avait d’étrange et presque de révoltant dans la situation de cet ambassadeur, envoyé sur le théâtre même de la guerre, si sa mission devait être bornée à la question de la neutralité de la Mer-Noire. Il adjura l’Angleterre de reprendre à cette occasion la négociation d’un armistice avec ravitaillement pour la ville de Paris. Il lui fit voir tout ce qu’elle risquait de perdre à la rupture de l’alliance française, et, lui rappelant alors tous les avertissemens qu’elle avait reçus de lui, il lui montra le rajeunissement de cette alliance comme le seul moyen de sauver l’influence anglaise, affaiblie par les revers de la France. Enfin notre diplomatie épuisa tous les argumens propres à émouvoir le gouvernement anglais ; elle alla jusqu’à invoquer les usages religieux de l’Angleterre en lui représentant combien « il serait contraire à tout sentiment chrétien que l’époque des fêtes de Noël fût profanée par la continuation d’une guerre aussi cruelle[23]. »

En même temps nous appelions à notre aide l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, jusqu’au pape lui-même, qui tous joignaient leurs instances aux nôtres[24]. Le gouvernement anglais ne se laissa pas entraîner. Malgré son vif désir de se ménager l’appui de la France dans les négociations qui allaient s’ouvrir, il ne voulait à aucun prix faire la guerre ; il avait donc besoin de mériter les bonnes grâces de l’Allemagne, à la discrétion de laquelle il s’était placé, et il tremblait de déplaire à M. de Bismarck en s’engageant trop avant de notre côté. Lord Granville refusa formellement d’envoyer à M. Odo Russell les instructions demandées par la France. A peine osa-t-il informer M. de Bernstorff, le ministre de Prusse à Londres, que le gouvernement français persistait à croire « qu’il ne pouvait y avoir d’armistice sans ravitaillement et d’assemblée sans armistice, mais que la durée de l’armistice pourrait être abrégée, et qu’on pourrait s’arranger sur les proportions du ravitaillement[25]. » Il ajoutait prudemment que ces prétentions excessives ne lui semblaient pas de nature à être admises par M. de Bismarck, et qu’il en informait simplement le gouvernement prussien, sans prendre la liberté de les lui soumettre.

Ces circonstances obligeaient la France à n’accueillir qu’avec une extrême précaution l’invitation faite par l’Angleterre avec la permission du roi Guillaume. C’était la Prusse en effet qui avait imaginé la conférence, et il était visible qu’elle comptait bien en accaparer la direction. Des renseignemens reçus de Florence ne pouvaient nous laisser aucun doute à cet égard. La Prusse, qui n’avait apposé sa signature au traité de Paris qu’à titre de puissance garante, et quand il avait déjà été arrêté pair les autres puissances, voulait jouer le premier rôle dans la conférence ; elle voulait y paraître comme l’arbitre et le grand-juge des nations européennes, tandis que la principale intéressée, l’Angleterre, qui avait fait la guerre de Crimée et dicté les conditions de la paix, ne devait y figurer que comme partie au procès, si même elle ne devait s’y asseoir sur le banc des accusés. Quelle pouvait être alors la situation de la France, et pourquoi inviter un plénipotentiaire français à venir entendre les arrêts dictés par l’Allemagne ? Si l’on était résolu d’avance à les subir, pourquoi demander à la France de venir jouer son rôle dans une comédie avilissante ? La France devait au moins conserver la dignité de ses malheurs. Voulait-on au contraire invoquer sérieusement notre garantie, il fallait alors nous permettre de faire appel nous-mêmes à la garantie de l’Europe pour des intérêts bien plus pressans que ceux de la neutralité de la Mer-Noire. On ne pouvait convoquer la France au tribunal des nations européennes et l’empêcher de saisir ce tribunal d’une question qui, pour elle, impliquait la vie ou la mort. Comment admettre que le plénipotentiaire français pût discuter froidement sur la navigation de la Mer-Noire, a quand nos villes étaient en flammes, leurs habitans massacrés et la France inondée de sang[26] ? »

Tel était le sens des réclamations adressées au cabinet de Londres par M. de Chaudordy, d’accord avec M. Jules Favre. Ici encore nous venions nous heurter à une volonté bien arrêtée de M. de Bismarck, et le gouvernement anglais n’avait garde d’y contrevenir. Le chancelier prussien avait déclaré qu’il ne devait être question dans la conférence que de la révision du traité de Paris ; son plénipotentiaire avait pour instructions de protester, si nous soulevions la question de paix entre l’Allemagne et la France, de se retirer, si le congrès consentait à nous écouter. L’Angleterre, intimidée, n’osait pas s’insurger contre ces injonctions ; elle se refusait absolument à prononcer une seule parole qui pût ressembler à un engagement quelconque de laisser au plénipotentiaire français la pleine liberté de son langage. Elle nous insinuait seulement à voix basse qu’en effet il serait difficile de se circonscrire dans l’affaire du traité de Paris, et elle semblait ainsi nous conseiller de nous montrer accommodans sur les formes, en nous fiant davantage à la force des choses.

Nous cédâmes enfin à ces instances, et, sur l’avis favorable de la délégation de Bordeaux, le gouvernement de la défense nationale décida qu’il enverrait un plénipotentiaire à la conférence de Londres. Malheureusement pour l’Angleterre autant que pour la France, divers accidens, auxquels la mauvaise volonté de M. de Bismarck ne fut pas étrangère, empêchèrent, comme on sait, l’accomplissement de ce dessein. La rigueur de la saison rendait très irrégulières les communications aériennes, seules possibles entre la province et Paris. Il en résulta des lenteurs, des malentendus, des hésitations déplorables. Sur la nouvelle que l’Autriche et d’autres puissances neutres semblaient disposées à suggérer au cabinet de Londres une démarche collective en faveur d’un armistice, M. Jules Favre et le gouvernement de Paris, qui voyaient l’heure de la capitulation approcher à grands pas, se rattachèrent à ce vain espoir, et prescrivirent de mettre pour condition à la conférence tantôt un préliminaire fondé sur l’intégrité de notre territoire, tantôt un armistice avec ravitaillement[27]. Cependant les vivres s’épuisaient, le bombardement avait lieu. M. de Bismarck, qui sentait mieux que personne l’évidence de nos droits, et qui redoutait la force des choses de même que nous y mettions notre espoir, n’avait pu se refuser à la présence d’un plénipotentiaire français aux conférences de Londres ; mais il désirait l’éviter, s’il était possible. Il entassait prétextes sur prétextes et imaginait chaque jour de nouveaux stratagèmes pour empêcher le départ de M. Jules Favre. Tantôt il interrompait brusquement toute relation de parlementaires avec la place assiégée, ce qui retardait d’une dizaine de jours l’arrivée d’une lettre écrite par lord Granville au ministre des affaires étrangères pour lui annoncer que le gouvernement anglais faisait tenir un sauf-conduit à sa disposition ; tantôt on exigeait que M. Jules Favre fît solliciter lui-même le sauf-conduit au quartier-général ennemi. Bref, on multiplia de telle façon les difficultés et les outrages, que le gouvernement français ajourna le départ de son plénipotentiaire, et, renonçant aux chances de salut que la réunion de la conférence semblait lui offrir, ne songea plus qu’à tenter un dernier effort pour sauver au moins l’honneur des armes.

Quelques jours plus tard, M. Jules Favre s’acheminait seul vers le quartier-général de Versailles pour y recevoir de nos vainqueurs les termes d’une capitulation nécessaire, plus nécessaire même qu’il ne pouvait l’avouer. Alors seulement lord Granville rompit le silence ; il prescrivit aussitôt à M. Odo Russell d’exprimer au cabinet prussien les vœux pacifiques de l’Angleterre. « Le gouvernement de sa majesté, disait-il, espère que les négociations commencées à Versailles conduiront à la cessation immédiate du bombardement de Paris, ou même à une prompte terminaison de la guerre… Le désir ardent de sa majesté, de son gouvernement et de son peuple est que le siège de Paris et la guerre de France puissent se terminer promptement, grâce à la justice et à la modération que montreront les négociateurs[28]. » Est-il besoin de le dire ? ces avis tardifs ne pesèrent d’un grand poids ni sur l’esprit de M. de Bismarck, ni sur le résultat des négociations entamées. Cette dernière homélie de la diplomatie anglaise ne pouvait rien réparer, et elle ne fut prise au sérieux par personne.

La France était abattue, et l’Angleterre était jouée. Depuis plusieurs jours déjà, la conférence de Londres avait commencé ses travaux, et l’absence du plénipotentiaire français se faisait cruellement sentir à nos alliés. Une grave difficulté s’était élevée, longtemps avant la réunion des plénipotentiaires, sur les termes dans lesquels la question serait posée et sur le point de départ qu’on donnerait à la discussion. Lord Granville avait exigé qu’on mît pour condition à la conférence une entière liberté d’examen, sans aucune « conclusion préconçue ni aucun engagement préalable » d’accepter les termes posés dans la circulaire du prince Gortchakof[29]. Soutenu d’abord par la seule Autriche, il avait dû, à défaut de la France, chercher l’appui de l’Allemagne et se livrer d’autant plus au cabinet de Berlin. La Prusse en effet avait adhéré à ces conditions et répondait d’obtenir l’assentiment de la Russie ; mais elle ne se hâtait guère et faisait durer adroitement des incertitudes qui lui étaient commodes, puisqu’elles lui donnaient le temps d’en finir avec la France.

Lord Granville inséra donc dans la dépêche circulaire par laquelle il comptait inviter les puissances un passage impliquant la reconnaissance formelle du principe de l’inviolabilité des traités, et constatant de la manière la plus explicite que « toutes les stipulations du traité de 1856 devaient être considérées comme valides par tous les cosignataires tant qu’elles n’auraient pas été abrogées, ou modifiées d’un commun accord[30]. » Mais le baron de Brunnow, ambassadeur de Russie à Londres, déclara que, sur une invitation pareille, son gouvernement ne lui permettrait pas d’assister à la conférence. Alors le diplomate anglais imagina de remplacer cette dépêche par une déclaration insérée au protocole de la première séance, où serait consacré le principe qu’on ne saurait se soustraire aux obligations qu’impose un traité que du consentement de toutes les parties contractantes. Cédant à l’influence prussienne, c’est-à-dire à l’influence russe, il en fit une première rédaction conçue en termes si mous que l’Autriche crut devoir les repousser à son tour.

Lord Granville ne proposa pas moins de trois rédactions nouvelles, qui furent tour à tour acceptées, repoussées, reprises, amendées, puis adoptées par toutes les puissances. Ce fut, comme l’écrivit un diplomate étranger, un vrai travail de Pénélope. La Russie fit quelques difficultés ; M. de Bismarck s’entremit avec un zèle bruyant, mais sans grande hâte d’aboutir à une solution. Enfin il fut convenu « qu’aucune puissance ne pouvait se délier des engagemens d’un traité ou en modifier les stipulations qu’à la suite de l’assentiment des parties contractantes, au moyen d’une entente amicale, » et cette déclaration fut signée le 17 janvier, à l’ouverture de la conférence, par les représentans de toutes les puissances présentes.

C’était beaucoup que de sauver le principe ; pourtant cela ne suffisait pas, si l’on n’était en mesure de le faire respecter par des actes. Or dès les premières séances de la conférence il fut trop visible que les puissances ne jouissaient pas entièrement de cette pleine liberté d’examen dont elles s’étaient montrées si jalouses, et qu’elles subissaient, sans vouloir l’avouer, la pression de la Russie et de l’Allemagne. Elles se montrèrent d’autant plus complaisantes sur le fait qu’elles avaient voulu paraître plus rigoureuses sur le droit, et elles laissèrent la Russie se dégager presque sans résistance des obligations qu’elle voulait rompre. Son plénipotentiaire, M. de Brunnow, appuyé dès le début par l’ambassadeur de Prusse, obtint des succès faciles et à peine contestés. Le plénipotentiaire ottoman ne s’opposa même pas à la révision du traité, et se contenta d’obtenir la promesse de garanties équivalentes à celles dont son gouvernement allait être privé. Quant à l’Angleterre, à chaque sacrifice nouveau qu’elle était obligée de faire, elle ne manifestait son dépit que par l’insertion au procès-verbal de ses vœux ardens pour la prompte arrivée du plénipotentiaire français, et cette expression de ses regrets, reproduits à chaque séance, devint le refrain obligé de tous les protocoles de la conférence.

Enfin le 13 mars, quand tout était déjà convenu entre les principaux intéressés, M. le duc de Broglie fut introduit dans la conférence. Il n’y avait plus rien à dire sur le fond des choses, il n’y avait qu’une signature à donner. En quelques mots pleins de modération et de dignité, notre plénipotentiaire dégagea la responsabilité de la France, qui ne refusait pas de souscrire à des arrangemens auxquels elle n’avait pas concouru, mais qui aurait peut-être préféré s’abstenir jusqu’au bout. « Pourtant, dit-il, le gouvernement français aurait craint de ne pas témoigner assez hautement du prix qu’il attache à tout ce qui peut entretenir ou rétablir l’harmonie entre les grands états. Il saisit avec empressement l’occasion de maintenir la règle salutaire de la société européenne, à savoir de n’apporter aucun changement essentiel aux relations des peuples entre eux, sans l’examen et le consentement de toutes les grandes puissances, — pratique tutélaire, véritable garantie de paix et de civilisation, à laquelle trop de dérogations ont été apportées dans ces dernières années. » Ainsi les plus fières et les plus fermes paroles prononcées dans la conférence en faveur du respect des traités venaient encore de la France, qui, malgré ses malheurs et ses justes griefs contre des alliés infidèles, leur montrait jusqu’au bout une loyauté dont tous ne lui avaient pas donné l’exemple.

On connaît les stipulations du traité qui fut signé le lendemain. La Turquie resta maîtresse de la fermeture du Bosphore et des Dardanelles, qu’il était impossible de lui enlever sans porter atteinte à sa souveraineté même. La convention limitative des forces navales entretenues dans la Mer-Noire par les deux puissances riveraines fut absolument annulée. En retour, la Russie renonçait à la neutralité de cette mer, et l’on réservait à l’empire ottoman la faculté d’ouvrir les détroits, en temps de paix, aux bâtimens des puissances amies et alliées, dans le cas où il le jugerait nécessaire pour sa sûreté. Les intérêts les plus compromis par cet arrangement nouveau n’étaient pas ceux de la Turquie, toujours libre d’appeler ses alliés à son secours ; c’étaient ceux de l’Angleterre, obligée désormais de surveiller avec soin les armemens de la Russie dans la Mer-Noire et de déployer en Orient des forces menaçantes, pour y maintenir une paix si commodément garantie naguère par les dispositions du traité de Paris.

Ainsi se termine l’histoire peu glorieuse, mais très instructive, de la neutralité anglaise. En résumé, l’extrême prudence du cabinet de Londres ne lui a valu que des humiliations. Pour comble d’amertume, il a vu dans les derniers jours de la guerre un petit état mis sous la protection de la garantie anglaise, le Luxembourg, grossièrement insulté et menacé par la Prusse sans que lui-même osât souffler mot. Quand il a daigné se souvenir de l’alliance française, il n’était plus temps d’arrêter le mal. Ce rapprochement in extremis ne pouvait plus servir qu’à lui montrer toute l’étendue de ses fautes.


V

L’Angleterre saura-t-elle au moins profiter d’une aussi rude leçon ? Reviendra-t-elle à la politique qu’elle n’aurait jamais dû abandonner, à laquelle est attaché le secret de sa puissance ? Est-elle décidée à s’unir à nous pour travailler de toutes ses forces à réparer le mal que nous avons provoqué et qu’elle a laissé faire ? Il n’est jamais trop tard pour se repentir. L’alliance anglaise est encore la plus désirable pour la France et la plus rassurante pour l’Europe.

Malheureusement les Anglais ne paraissent pas se rendre compte de la faute qu’ils ont commise en se désintéressant des affaires de l’Europe. Ils ont adopté depuis quelques années une politique nouvelle, toute d’égoïsme, d’indifférence et d’inertie, consistant à vivre à part des autres puissances, à rester neutres dans leurs querelles, à demeurer étrangers aux affaires du continent, à ne plus s’occuper que de leurs intérêts matériels, à conserver la paix à tout prix et à se croire en sûreté parce qu’ils vivent dans une île. Ils évitent tout ce qui pourrait les obliger non pas même à tirer le canon, mais à tenir un ferme langage et à faire honneur à leurs promesses. Cette nation autrefois si fière, qui a été pendant quinze ans l’âme de la coalition européenne contre l’ambition désordonnée du premier empire, cette infatigable ennemie de l’esprit de conquête, qui n’hésitait pas à contracter une dette jusque-là sans exemple pour soutenir sur le continent la noble cause de l’indépendance des peuples, n’a plus aujourd’hui l’audace d’affronter le moindre danger de guerre, ni le courage de suspendre un seul instant les bénéfices de son industrie et de son commerce. Elle est encore la plus libre, la plus riche, la plus heureuse des grandes nations de l’Europe, mais elle est devenue l’esclave de sa richesse et de son repos. On dirait qu’elle aspire au rôle modeste de ces petits états neutres, autrefois si paisibles sous la protection de la garantie anglaise, aujourd’hui si inquiets et si menacés dans leur existence, depuis que l’Angleterre renonce à sa politique traditionnelle, et qu’elle cherche à se dégager de tous les devoirs qui la gênent.

Le sort de l’Angleterre n’est point douteux, à moins que de grands événemens ne viennent y réveiller l’esprit national. Elle deviendra une seconde Hollande, un pays industrieux, populeux, prospère, mais un pays en décadence, sans influence sur le monde et sans sécurité pour l’avenir. Déjà ses hommes d’état tiennent un langage plus digne de la bourse d’Amsterdam que du parlement britannique. Le ministre éminent qui la gouverne, et à qui elle doit beaucoup d’excellentes réformes intérieures, est un esprit faussé par les doctrines utilitaires de l’école de Manchester. Au lieu de s’appliquer à relever l’énergie de sa nation, il travaille à endormir sa vigilance et à panser les blessures de son orgueil en lui faisant croire qu’elle n’a rien perdu à l’abaissement de la France, que l’agrandissement de l’Allemagne est sans danger pour elle, et que d’ailleurs elle est une puissance coloniale, vouée exclusivement par sa nature même aux seules préoccupations du commerce.

Tout dernièrement, un membre de la chambre des communes, M. Lawson, poussait encore plus loin la sagesse ; il proposait au parlement de dégager solennellement l’Angleterre de tous les traités dont le maintien avait été placé sous sa garantie, et qui pouvaient devenir pour elle une cause de difficultés ou un danger de guerre, et M. Gladstone ne trouvait rien à répondre à une proposition aussi prudemment patriotique, sinon que ces traités n’engageaient à rien, et qu’ils conféraient la faculté sans imposer le devoir d’intervenir. M. Disraeli lui-même, l’auteur présumé du livre prophétique de la Bataille de Dorking, le chef d’un parti qui a cru devoir à l’honneur anglais de protester, au moins pour la forme, contre l’abandon de la France, ne veut pas s’arrêter à la pensée de la guerre. Dans son dernier discours au meeting de Manchester, il n’ose attaquer la politique d’inaction du ministère whig qu’en mettant hors de question le maintien de la paix. Une simple démonstration, dit-il, aurait suffi pour changer le cours des choses. M. Disraeli est un habile homme qui connaît l’humeur du public anglais : il ne veut pas se rendre impopulaire en laissant supposer que, s’il eût été au pouvoir, il eût fait autre chose que des démonstrations, pacifiques. Désormais, personne ne l’ignore en Europe, l’Angleterre est vouée avant tout à la politique du comfort. On peut la provoquer sans péril. Elle versera quelques larmes charitables sur l’infortune de ses alliés, mais elle ne viendra pas à leur secours, et son épée ne sortira plus du fourreau.

Ainsi c’est pour sauvegarder les intérêts de son commerce, pour mieux conserver sa puissance coloniale, que l’Angleterre se croit obligée à cette humiliante abdication ! Ne voit-elle pas que sa prépondérance commerciale et sa richesse même, qui en dépend, tiennent surtout au rang élevé qu’elle a tenu dans le monde ? N’est-il pas évident que ses colonies seront menacées le jour où elle cessera de les protéger par le respect qu’elle inspire ? Les unes se sépareront, les autres seront conquises. La Russie prendra l’Inde et supplantera l’influence anglaise en Orient. L’Australie deviendra indépendante, hostile peut-être, le Canada se fondra dans le sein de la grande république américaine. L’Angleterre aura perdu sa suprématie maritime, et sa puissance coloniale s’évanouira, parce qu’elle n’aura pas voulu défendre son influence en Europe. Pour avoir une paix sérieuse et durable, il faut l’acheter par des efforts continuels. Malheur aux nations trop prudentes qui, soit au dedans, soit au dehors, oublient leurs droits et leurs devoirs pour les satisfactions du bien-être et pour les douceurs de la paix ! Comme tous les peuples qui s’abandonnent, l’Angleterre parait avoir le sentiment sourd de sa déchéance. Elle sait qu’elle est sur une pente fatale, mais elle n’ose pas s’y retenir de peur de tomber plus bas. Elle se contente du présent parce qu’elle redoute l’avenir, et elle ne demande à l’Europe que du repos et du silence, sans vouloir examiner si ce repos est factice et si cette immobilité temporaire ne recouvre pas des agitations profondes. Elle ressemble à ces malades qui ne comptent plus sur la guérison, mais qui espèrent prolonger leur existence en renonçant pour ainsi dire à la vie.

La France, il faut l’avouer, n’en est pas encore venue à ce degré de philosophie pratique. Quoique bien guérie de son ancienne présomption, elle est résolue à ne rien épargner pour conserver son rang en Europe. C’est justement ce qui déplaît à l’Angleterre ; elle éprouve un reste de jalousie-en voyant nos courageux efforts pour libérer notre territoire et reconstituer notre puissance militaire. L’expérience ne l’a pas instruite, et à côté de l’Allemagne victorieuse avec son million de soldats c’est encore chez nous qu’elle affecte de voir un péril pour la tranquillité du monde. Sans être menaçans, nous lui sommes importuns. Elle voudrait fermer les yeux au danger, et mous l’obligeons à y penser plus qu’il ne lui convient. Notre vigilance est comme un reproche pour son aveuglement. Elle voudrait que tout le monde suivît son exemple, et elle voit des ennemis dans tous ceux qui n’imitent pas ses défaillances.

Ce n’est pas la France, assurément, qui se jettera au-devant d’une nouvelle guerre. Nous avons trop à faire dans notre pays pour qu’on puisse nous soupçonner de vouloir chercher de nouvelles difficultés au dehors. Malheureusement l’avenir ne dépend pas de nous seuls. Est-il bien sûr que la guerre ne viendra pas nous chercher malgré nous ? Pouvons-nous répondre qu’elle ne se rallumera pas avant peu d’années ? En ce cas, nous ne pourrions y rester étrangers ; nous devrions, pour notre sûreté même, prendre parti d’un côté ou de l’autre. Si l’Angleterre repoussait notre amitié ou ne l’estimait pas à sa juste valeur, la Russie du moins nous ferait bon accueil. Cette puissance nous a peu soutenus dans la dernière guerre ; mais, comme nous l’avons vu plus haut, elle était dans son rôle en nous laissant. Accabler : c’était une manière de dénouer l’alliance anglaise et de nous amener à rechercher la sienne. Le tsar Alexandre a des liens de famille avec l’empereur Guillaume ; jamais pourtant la parenté des princes n’a prévalu contre l’intérêt des gouvernemens. Depuis que la Russie a tiré de l’alliance allemande tout le fruit qu’elle en espérait par la révision du traité de Paris, cette alliance parait condamnée à disparaître. La Prusse et la Russie avaient des intérêts communs, mais la Russie et l’Allemagne ont des intérêts contraires. La fondation du nouvel empire d’Allemagne et la réunion de toutes les races allemandes sous le sceptre de la maison de Brandebourg doivent faire éclater tôt ou tard l’inévitable antagonisme des deux grandes nations du nord, et jeter la Russie dans les bras de la France.

Ce n’est point un secret que la Russie vise à l’unification des pays slaves, comme la Prusse poursuit l’unité des races germaniques. Les succès rapides de cette dernière ne peuvent que hâter les entreprises de sa rivale. L’Autriche, qui semblait destinée à jouer un rôle important dans l’émancipation des races slaves et à partager en Orient l’influence de la Russie, est devenue la vassale de l’Allemagne à la suite de nos défaites. Depuis l’entrevue de Gastein entre les deux empereurs germaniques, il faut la considérer comme une puissance allemande attachée à la fortune et placée sous le patronage du nouvel empire. Elle ne peut donc plus prétendre au patronage des races slaves, qui reviendra tout entier à la Russie. Le jour où la Russie s’avancerait vers Constantinople, où la lutte déjà commencée entre les deux races dans les provinces baltiques s’allumerait dans le bassin du Danube, ce serait l’Allemagne qui essaierait de lui barrer le chemin de l’Orient. Une guerre gigantesque éclaterait du nord au midi sur toutes les frontières des deux empires, et cette guerre mettrait le feu à l’Europe.

Qui nous empêcherait alors de choisir entre les deux alliances possibles et de consulter avant tout nos intérêts, c’est-à-dire nos devoirs envers la France ? Que les Anglais le sachent bien : nous ne pouvons plus nous faire écraser pour le seul plaisir de mériter leur ingratitude. Tant que le cabinet de Londres se complaira dans les doctrines de non-intervention qui lui sont chères, toute la bonne volonté de la France ne suffira pas à conserver le repos du monde. Nous serions les dupes de notre vertu, si nous nous faisions les chevaliers errans de l’Angleterre, sans même être soutenus sérieusement par elle. Mieux vaudrait subordonner tout à une seule pensée, celle de prendre notre revanche et de rentrer en possession de notre bien. Plutôt que de périr, nous serions, s’il le fallait, les complices de l’ambition russe. Tant pis si l’équilibre européen devait en être encore une fois altéré, ou si le nouveau maître du monde, avec une main sur l’Europe, une main sur l’Asie, devait faire peser sur les nations un joug aussi lourd que celui de l’Allemagne. Tant pis si l’Angleterre elle-même devait rester privée de ses colonies, déchue de sa splendeur, refoulée dans son île. L’Europe nous a dégagés de tous nos devoirs en manquant à tous ses devoirs envers nous. A ceux qui se plaindraient, la France serait en droit de répondre que, s’ils voulaient le maintien de l’équilibre, ils n’avaient qu’à ne pas le laisser détruire à ses dépens.

Telles sont les extrémités où nous pousserait la rupture de l’alliance anglaise et que nous devons envisage hardiment, sans avoir le parti-pris d’y recourir. Aussi voudrions-nous dire à l’Angleterre : « Assez de lâches complaisances ! Nous avons tous les deux commis de grandes fautes : travaillons ensemble à les effacer. Redevenez l’Angleterre d’autrefois, la glorieuse et sage Angleterre que nous avons connue, qui nous a combattus au commencement du siècle, dont nous sommes depuis quarante ans les alliés, — la protectrice des nations faibles, l’arbitre des grands états de l’Europe, la civilisatrice des deux mondes, l’implacable adversaire de l’esprit de conquête, le défenseur inflexible du droit des peuples et de la liberté européenne. Nous sommes affaiblis tous les deux, vous dans votre politique et dans votre prestige, nous dans notre territoire, dans nos finances, dans nos armes, dans notre puissance tout entière ; mais avec de la sagesse et de la persévérance, surtout par l’intime union de nos forces, nous pouvons regagner ce que nous avons perdu. Nous pouvons tout au moins préserver l’équilibre européen d’une nouvelle atteinte. Nos intérêts sont les mêmes que par le passé ; notre alliance n’est pas moins utile à la civilisation et à la paix du monde. Nous mettrons un frein aux appétits des nations conquérantes. Nous protégerons l’indépendance des états neutres, de ces nationalités faibles et menacées, condamnées sans nous à être dévorées par leurs voisins, et qui, sous notre loyale garantie, serviront à cimenter la paix européenne. »

L’Angleterre entendra-t-elle ce langage ? Nous voudrions ne pas en douter. Malheureusement elle ne fait rien qui puisse fortifier cet espoir. Sauf quelques charités presque humiliantes, l’Angleterre ne nous a pas donné depuis la guerre beaucoup de preuves de sa bienveillance et de sa bonne foi. Elle s’est amusée des infamies de la commune ; elle se fâche quand la France reforme une armée ; elle trouve mauvais que nous regrettions nos provinces perdues ; elle ne nous permet pas même de nous défier de l’Allemagne et de nous préparer dès à présent à repousser des agressions certaines. Faut-il en croire les apparences ? L’alliance anglaise est-elle morte ?


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. On trouve dans le livre de M. Benedetti, Ma Mission en Prusse, l’indice de ces négociations tout intimes entre l’oncle et le neveu.
  2. Ce récit a été publié par M. Jules Favre dans le premier volume de son Histoire de la défense nationale. M. Thiers, avec sa bienséance habituelle, y ménage beaucoup le cabinet anglais. Le récit fait par lord Granville dans ses dépêches à lord Lyons est à la fois plus significatif et plus dur pour la France.
  3. Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, par M. J. Valfrey.
  4. Lord Granville à lord Lyons, 13 septembre 1870. — Blue-Book.
  5. Lord Granville à lord Lyons, 14 septembre 1870. — Blue-Book.
  6. M. Thiers à M. Jules Favre, 13 septembre 1870.
  7. Lord Granville à lord Lyons, 14 septembre 1870.
  8. Ibid., 16 septembre 1870.
  9. M. Thiers à M. Jules Favre, 13 septembre 1870.
  10. Lord Granyille à lord Lyons 14 septembre 1870
  11. 16 septembre 1870.
  12. Lord Granville à lord Lyons, 17 septembre 1870.
  13. Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, par M. J. Valfrey.
  14. Sir A. Buchanan à lord Granvîlle, 17 septembre 1870.
  15. Ibid.
  16. Le comte de Beust au comte Chotek à Saint-Pétersbourg, 12 octobre 1870.
  17. Histoire de la diplomatie du gouvernement de la défense nationale, t. Ier, p. 45.
  18. Dépêches du comte de Beust au comte de Wimpffen à Berlin, 13 octobre 1870, — au comte Apponyi à Londres, 27 octobre.
  19. Le comte de Beust au comte Chotek à Saint-Pétersbourg, 14 novembre.
  20. M. Visconti-Venosta au marquis Carraciolo à Saint-Pétersbourg, 24 novembre.
  21. 10 novembre 1870.
  22. Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre, t. III, p. 246.
  23. Lord Lyons à lord Granville, 8 décembre 1870.
  24. Nous trouvons la trace de ces démarches dans le livre bleu anglais. C’est tantôt sir A. Paget qui rend compte d’un entretien qu’il a eu le 17 décembre avec M. Visconti-Venosta, et où il a donné pour toute réponse lecture d’une dépêche de lord Granville à lord Lyons, « en faisant remarquer au ministre italien qu’il ne fallait pas attribuer à sa seigneurie l’intention de recommander telles conditions de paix, plutôt que d’autres ; » — tantôt une dépêche de lord Bloomfield, qui dans un entretien avec M. de Beust démontre savamment au chancelier l’inutilité de toute proposition d’armistice avec ravitaillement. (21 décembre, lord Bloomfield à lord Granville.)
  25. Lord Granville à M. Odo Russell,. 5 décembre 1870.
  26. Le comte de Chaudordy à M. Tissot à Londres, 30 novembre ; — aux représentons de la France à l’étranger, 15 décembre. — Lord Granville à lord Lyons, 10 décembre.
  27. Dépêches de M. Jules Favre à M. de Chaudordy, 2 décembre et 4 décembre 1870,
  28. Lord Granville à M. Odo Russell, 26 janvier 1871.
  29. Le comte Apponyi au comte de Beust, 2 décembre 1870.
  30. Le comte Apponyi au comte de Beust, 18 décembre 1870.