L’Alliance franco-russe sous le premier empire

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L’Alliance franco-russe sous le premier empire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 203-214).
L’ALLIANCE FRANCO-RUSSE
SOUS
LE PREMIER EMPIRE
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Joseph de Maistre écrivait à son roi le 31 janvier 1806 qu’aussitôt après la bataille d’Austerlitz, Napoléon, très désireux de s’aboucher avec l’empereur Alexandre, lui avait dépêché son aide-de-camp Savary pour lui demander une entrevue, mais que le tsar avait décliné cette invitation et chargé le prince Dolgorouki de dire au vainqueur qu’il ne comprenait point quel pourrait être l’objet de la conférence proposée, « C’est la paix, répondit Napoléon ; je ne conçois pas pourquoi votre maître refuse de s’entendre avec moi, je ne demande qu’à le voir et à lui présenter une feuille blanche signée : Napoléon, sur laquelle il écrira lui-même les conditions de la paix. » Joseph de Maistre ajoutait : « Quelques personnes ont vu dans ces démarches de Bonaparte un piège tendu à l’empereur Alexandre pour se donner au moins le plaisir de faire écrire dans les gazettes françaises que l’empereur de Russie s’était rendu chez celui des Français… Je crois bien que son intention était de tirer parti de l’entrevue, si elle avait été accordée ; rien de plus naturel ; mais je crois aussi qu’il eût été moins difficile qu’on ne le croit sur les conditions qu’on aurait pu proposer, et que surtout il n’aurait fait aucune difficulté sur le puntiglio. Je ne doute pas un moment qu’il ne se fût rendu lui-même chez l’empereur de Russie ou qu’il n’eût fait volontiers la moitié du chemin… Mais enfin l’empereur n’a pas voulu de cette conversation. Il est, au reste, le prince le plus fait pour adresser la parole à l’heureux usurpateur. Il n’y a entre eux aucune aigreur de caractère, de circonstance ou de nation. »

Après avoir triomphé d’une coalition, la méthode de Napoléon était de négocier séparément avec chacun de ses adversaires ; c’était le meilleur moyen de les désunir. Il n’avait pu faire après Austerlitz une de ces paix sur le tambour qu’il aimait à arracher à la lassitude ou à l’étonnement de ses ennemis. Il sera plus heureux dix-huit mois plus tard, après Friedland. Cette fois, Alexandre ne rejettera plus ses invitations. On se verra à Tilsit ; le vainqueur et le vaincu se plairont l’un à l’autre, se séduiront mutuellement, et l’empereur Alexandre pourra dire : « Je n’ai jamais eu plus de préventions contre quelqu’un que je n’en avais contre lui ; mais après trois quarts d’heure de conversation, elles ont toutes disparu comme un songe. » Et il dira aussi : « Que ne l’ai-je vu plus tôt ! Le voile est déchiré et le temps de l’erreur est passé. » On avait conclu non-seulement un traité de paix, mais un traité d’alliance, et l’Europe put croire quelque temps que l’accord durable de ces deux astres entrés subitement en conjonction allait régler désormais ses destinées.

M. Albert Vandal a entrepris de raconter l’histoire de cette alliance trop passagère, qui devait aboutir à une désastreuse rupture, et son premier volume nous mène de Tilsit à Erfurt[1]. Il n’a rien négligé pour renouveler son sujet. Non-seulement il a étudié et dépouillé soigneusement les documens conservés aux Archives nationales, dans le fonds de la secrétairerie d’état ; il s’est rendu à Saint-Pétersbourg, où il a pu consulter et les rapports des ambassadeurs de Russie à leur cour et une partie de la correspondance échangée directement entre l’empereur Alexandre et ses ministres ou représentans. D’autre part, une précieuse bienveillance l’a mis à même « de connaître » un certain nombre d’écrits laissés par un des hommes qui ont été le mieux initiés au secret des deux empereurs et chez lequel un inébranlable dévoûment n’a jamais fait tort à une impartiale sagacité. » À l’étude consciencieuse des documens, à l’esprit de recherche et de scrupule, M. Vandal joint le don des récits vivans, l’art de ressusciter les morts, et c’est une qualité fort nécessaire quand on s’occupe d’un homme de qui la vie fut un bouillonnement, une ardeur éternelle, et qui a su faire de son histoire la plus merveilleuse des épopées.

M. Vandal admire beaucoup Napoléon, et on ne peut trop l’admirer. En expliquant ses fautes, la plupart des historiens ne tiennent pas assez compte de la fatalité des circonstances ; ils imputent tous ses malheurs à son caractère, à l’intempérance de son ambition. M. Vandal fait tout le contraire, et peut-être, à son tour, abonde-t-il trop dans son sens ; il explique tout par la nécessité des situations, par l’impossibilité où se trouvait Napoléon de conclure un arrangement sérieux avec l’Angleterre, d’assurer ainsi la paix du monde et la grandeur française. Croirons-nous qu’il eût si fort à cœur la paix du monde ? Qu’en eût-il fait ? Par son prodigieux génie, qui n’était pas encore brouillé avec son admirable bon sens, il avait arraché la France aux partis qui se la disputaient, il l’avait refaite, et elle vit en lui son sauveur. Mais elle ne tarda pas à comprendre que s’il lui donnait l’ordre, la gloire, la prospérité, tous les biens qu’elle pouvait souhaiter, il en était un pourtant qu’il ne lui donnerait jamais, et ce bien qu’elle commençait à désirer par-dessus tous les autres, c’était le repos. Dès 1808, comme le remarque M. Vandal lui-même, les ressorts, tendus à l’excès, se relâchent, les intérêts s’inquiètent, les dévoûmens se fatiguent ; la France, haletante, se plaint tout bas qu’on la surmène. Lui seul reste infatigable, inexorable, et s’efforce de ranimer dans ses peuples l’ardeur qu’il sent défaillir. Il ne connaissait pas la fatigue, et ce fut son plus grand malheur. Ce qui l’a perdu, c’est l’esprit d’entreprise et la lassitude de l’Europe et de la France : l’amour du repos, trop longtemps contrarié, devient une passion vengeresse, une fureur. Cet incomparable remueur de nouveautés, qui forçait la nature et les hommes, qui voulait accomplir en un jour l’œuvre des siècles, qui ne comptait ni avec le temps, ni avec l’espace, avait accablé le monde de son génie. Le cheval surchargé désarçonna son cavalier.

À sa façon, l’empereur Alexandre, lui aussi, avait le goût des nouveautés et des entreprises, et c’est pourquoi il lui fut si facile de s’entendre avec le vainqueur de Friedland dans cette entrevue de Tilsit, dont M. Vandal a raconté les phases diverses avec autant de précision et de vivacité que s’il en avait été le témoin oculaire. « Lorsque l’empereur Napoléon, arrivé le premier au radeau, reçut le tsar Alexandre, il se trouva en présence d’un monarque de trente ans, d’une figure avenante et remarquablement agréable, d’élégantes manières, chez lequel l’habitude de l’uniforme corrigeait ce que pouvait avoir d’excessif la souplesse et la flexibilité slave. Alexandre était charmant dans la tenue sobre et un peu grave des gardes Préobrajenski, habit noir à paremens rouges, agrémenté d’or, avec la culotte blanche, l’écharpe, le grand chapeau à trois cornes, surmonté de plumes blanches et noires. Il vint gracieusement à Napoléon, et d’un élan spontané, les deux empereurs s’embrassèrent. » Deux souverains aussi Imaginatifs l’un que l’autre s’étaient rencontrés sur le Niémen, et, dans leurs longs entretiens, ils se donnèrent le plaisir de refaire le monde à leur fantaisie. Mais ces deux imaginations, qui s’amusaient à rêver ensemble, différaient beaucoup de tempérament. L’une avait la clarté chaude d’un de ces paysages du midi où tout se dessine, où les plans se détachent, où aucun détail n’est perdu ni noyé, où la brume elle-même est transparente et ne sert qu’à embellir les horizons lointains.

Comme le dit fort bien M. Vandal, « alors même qu’il se laissait attirer par d’invraisemblables projets, Napoléon était loin d’en méconnaître le caractère aventureux, romanesque, de s’abuser sur leurs probabilités de succès. Seulement, comme la force et la passion calculatrices, par un phénomène peut-être unique, égalaient en lui la puissance imaginative, dès que l’un de ces desseins fixait son attention, il aimait à se le représenter sous une forme précise, concrète, avec des contours arrêtés, des lignes bien définies, et ses rêves mêmes prenaient une forme mathématique. » Caressait-il un instant le projet de conduire une armée aux Indes, il s’occupait aussitôt de savoir combien d’hommes il emmènerait et par quels chemins il les ferait passer. Il a plus d’une fois tenté l’impossible ; il a toujours été admirable dans l’invention et l’emploi des moyens. Ses chimères avaient la précision d’un théorème de géométrie, et quand il s’aventurait dans le pays des songes, il en dressait la carte, et cette carte était si nette que son regard y pouvait suivre sans effort le cours des fleuves, de leur source à leur embouchure.

Tout autre était le tsar Alexandre. Il se plaisait dans le vague, dans l’indéfini, dans la brume ; comme les steppes de la Russie, ses désirs étaient des immensités sans détails. Il eût craint, en analysant ses rêves, d’y découvrir des contradictions qui l’auraient chagriné. Joseph de Maistre s’étonnait qu’un empereur qui, en sortant de table, s’excusait, au chambellan qui l’avait servi, de la peine qu’il lui avait donnée, un souverain trop doux et trop bon pour voir sans chagrin pleurer un enfant, « pût être réellement l’ami d’un homme capable, si sa passion le lui demandait, d’exterminer un peuple entier comme un homme et un homme comme une mouche. » Si Joseph de Maistre avait, comme on l’a dit, la clairvoyance de la haine, il en avait aussi les aveuglemens volontaires. La vérité est qu’images et sentimens. Napoléon subordonnait tout à ses calculs, et qu’Alexandre éprouvait le besoin de mêler toujours un peu de sensibilité à la discussion de ses intérêts. Il aspirait à faire le bonheur de la Russie, de l’Europe et du genre humain ; mais il aspirait aussi à prendre un jour Constantinople, et il tâchait de se persuader qu’il y avait du désintéressement et de la philanthropie dans son ambition. Les rêves vagues concilient tout, on y voit ce qu’on veut. Grâce à sa première éducation, qui l’avait affranchi de beaucoup de préjugés, Alexandre se distinguait de tous les souverains légitimes de son temps par la générosité de son esprit. Mais cet idéaliste changera plus d’une fois d’idéal. Passionné et mobile, vif dans ses retours comme dans ses égaremens et se laissant aller à son inconstance naturelle, il faudra que la fortune ou la destinée se charge de le fixer.

Dans les conférences de Tilsit, deux souverains Imaginatifs s’étaient pris en goût ; mais, quelque sympathie qu’ils ressentissent l’un pour l’autre, ils n’étaient pas hommes à s’y livrer sans réserve ; ils ne s’étaient donnés qu’à moitié. La dissimulation slave et la ruse corse s’étaient mesurées des yeux et avaient joué au plus fin. Alexandre, le séduisant, pensait avoir conquis à jamais le cœur de Napoléon par ses caresses, par ses ingénieuses et exquises flatteries. « Faites comme moi, disait-il à la cour de Prusse ; prenez-le par la vanité. « Mais Napoléon ne sacrifiait pas ses intérêts à ses plaisirs ; il avait « la passion de l’utile. » Dans ses plus grands abandons, il avait conservé la pleine possession de lui-même, il n’avait eu garde de s’engager ; il avait permis au tsar de tout espérer, il n’avait rien promis, et plus tard, quand on lui reprochera de ne plus chanter « sur l’air de Tilsit, » il pourra répondre qu’il ne connaît que les airs notés.

Il en avait usé de même avec l’infortunée reine Louise. Elle s’était flattée de lui arracher des concessions en déployant tous les artifices de sa coquetterie mystique, que le malheur rendait plus touchante. Il l’avait trouvée infiniment gracieuse et distinguée, et aussi charmante que spirituelle. Mais il n’avait pas oublié un instant que cette adorable quémandeuse nourrissait une haine mortelle contre « le brigand couronné, contre le césar d’aventure, » et qu’elle l’avait soufflée au cœur de la Prusse. Elle lui demandait Magdebourg, il lui offrit une rose. Elle se plaignit d’avoir été victime d’un manque de foi, mais il lui fut impossible de rappeler une seule parole de l’empereur qui fût une promesse. « Son erreur, dit M. Vandal, commune à plusieurs de ses émules en grâce et en beauté, avait été de croire que de passagers hommages rendus à ses charmes emportaient soumission à son empire, et brusquement détrompée, elle se crut trahie. »

Selon toute apparence. Napoléon ne se flattait point de tenir à jamais le tsar. S’il s’est trop fié à sa fortune, il s’est toujours défié des hommes. Il sentait instinctivement qu’entre les souverains de l’Europe et lui, il y avait une incompatibilité de nature et de destin, qu’il était pour eux la révolution couronnée, qu’ils ne se rapprochaient de lui que pour un temps et par nécessité. Dans l’ami d’un jour il voyait l’ennemi du lendemain, et il s’occupait de se prémunir contre les retours offensifs d’une inextinguible jalousie. Il était insatiable, d’abord parce qu’il était Napoléon et ensuite parce qu’il n’était sûr de rien. S’il s’était fait des illusions sur les sentimens d’Alexandre, l’ambassadeur que choisit le tsar pour l’accréditer à Paris les aurait bientôt dissipées. Le comte Tolstoï était l’homme le moins propre à cimenter l’alliance. Ce diplomate taciturne, maussade, soupçonneux, était sans cesse sur le qui-vive, flairait partout des pièges, et semblait croire que le seul objet de sa mission fût d’obtenir la prompte évacuation du territoire prussien par les armées françaises. « Pourquoi, lui dit un jour Napoléon, s’intéresser tant au roi de Prusse, allié incommode et peu sûr ? Il vous jouera encore de mauvais tours. D’ailleurs, le général Tolstoï est assez au courant des choses du métier pour savoir qu’on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac. »

Pendant les quatorze mois qui vont s’écouler entre les conférences de Tilsit et l’entrevue d’Erfurt, l’empereur Alexandre passera par d’incessantes vicissitudes d’espérance et d’engouement, de refroidissement et de doute. Il avait contracté avec Napoléon une alliance toute personnelle, désapprouvée par ses sujets, contraire à leurs intérêts. Il s’était engagé à rompre avec l’Angleterre, et la Russie vivait du commerce anglais, qui peuplait la Neva de voiles et de chalands, animait ses ports et ses quais ; sur 1,200 bâtimens qui entraient chaque année dans le grand fleuve, plus de 600 portaient le pavillon britannique. Comme l’écrivait Savary, aussi bien que les marchands, les nobles eux-mêmes étaient tributaires de la Grande-Bretagne. Elle leur achetait leur bois et elle était aussi leur pourvoyeur attitré. Elle leur fournissait le drap de leurs vêtemens, leurs meubles, leur vaisselle et jusqu’à leur papier et à leur encre. D’ailleurs, l’aristocratie de Saint-Pétersbourg s’indignait que le tsar, désertant la cause de ses pairs, eût attelé sa fortune à celle d’un usurpateur sur qui était le sang du duc d’Enghien ; tous les salons protestaient contre ce commerce adultère : — « l’empereur et son ministre, le comte de Romanzof, écrivait encore Savary, sont les seuls vrais amis de la France en Russie ; c’est une vérité qu’il serait dangereux de taire. La nation serait toute prête à reprendre les armes et à faire de nouveaux sacrifices pour une guerre contre nous. »

Alexandre aurait bientôt fermé la bouche aux mécontens si l’alliance qu’ils condamnaient avait rapporté à la Russie quelque éclatant profit. On lui avait permis de prendre et de garder la Finlande, mais quand il exprimait le désir de garder aussi les principautés danubiennes, Napoléon lui faisait ses conditions et parlait de confisquer la Silésie pour l’annexer au duché de Varsovie, grand sujet d’inquiétude et d’ombrages, et le tsar se demandait si son redoutable ami ne caressait pas le secret dessein de ressusciter quelque jour à ses dépens un royaume de Pologne.

Notre ambassadeur en Russie, Caulaincourt, constata plus d’une fois qu’Alexandre avait l’air chagrin, l’œil morne et le front rembruni. Plus d’une fois aussi il lui échappa de se plaindre et de dire qu’il avait rempli en conscience tous ses engagemens, qu’on était en reste avec lui. Mais, le 25 février 1808, il reçut une lettre de Napoléon, qui lui proposait le partage de la Turquie et lui faisait espérer Constantinople, à la seule charge de faire avec lui une promenade militaire sur les bords de l’Euphrate : — « Au 1er  mai, nos troupes peuvent être en Asie, et, à la même époque, les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événemens dont l’atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l’administration : les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la marche irrésistible des événemens nous conduit… Les peuples russes seront contens de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événemens. » — En lisant cette lettre étonnante, le tsar eut un transport de joie. Il s’écria à plusieurs reprises : — « Voilà de grandes choses ! voilà le style de Tilsit ! » — Et il dit à Caulaincourt : — « l’empereur peut compter sur moi, car je n’ai pas changé de ton. » — Mais le lendemain déjà, son enthousiasme s’était refroidi, la défiance était revenue. On lui offrait Constantinople ; n’était-ce pas une façon de l’amuser et le meilleur moyen de s’éterniser en Silésie sans qu’il fût en situation de demander pourquoi ? Caulaincourt lui représenta que, si les Français étaient encore en Prusse, les Russes étaient encore dans les principautés, et il ajouta : — « L’empereur Alexandre demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu’il ne la presse. »

M. Vandal incline à penser que la lettre de Napoléon n’était pas simplement destinée à leurrer la Russie, qu’il songeait sérieusement au partage de l’empire ottoman. Si nous nous en rapportions aux fragmens déjà publiés des Mémoires de Talleyrand, nous devrions croire, tout au contraire, que depuis Tilsit, Napoléon n’avait fait, avec le tsar, que de la politique dilatoire. « Appréciant la force de sa position après le traité de Tilsit, écrivait le prince. Napoléon voulait qu’il n’y eût en Europe aucun prétexte de mouvement jusqu’à ce que ses desseins sur l’Espagne fussent accomplis. Jusque-là, les projets de guerre dans l’Inde, les projets de partage de l’empire ottoman, semblent des fantômes produits sur la scène pour occuper l’attention de la Russie. » Il raconte aussi que, peu de jours avant de partir pour Erfurt, l’empereur, qui l’avait chargé de préparer un projet de convention et lui avait fait lire à cet effet toute la correspondance de Russie, lui dit : « Eh bien ! comment trouvez-vous que j’ai manœuvré avec l’empereur Alexandre ? » — « Et alors il repassa, en s’y délectant, tout ce qu’il avait dit et écrit depuis un an. » En écrivant ce chapitre de ses Mé- moires, Talleyrand oubliait que, le 16 janvier 1808, lui-même avait dit confidentiellement à M. de Metternich, par qui nous l’avons appris : « L’empereur nourrit deux projets : l’un est fondé sur des bases réelles, l’autre est du roman. Le premier est le partage de la Turquie, le second celui d’une expédition aux Indes orientales. Vous savez que de nouveaux bouleversemens n’entrent point dans mes plans ; mais rien ne peut influer, sous ce rapport, sur les déterminations de l’empereur, dont vous connaissez le caractère. »

Si les historiens ont beaucoup de peine à démêler avec quelque certitude la vérité des faits, il leur est plus difficile encore de fouiller dans les consciences, de scruter les intentions, de surprendre le secret des âmes. Ce qu’il y a de plus commun dans la politique, comme dans la vie, c’est la demi-sincérité. Les projets changent avec les conjonctures, et les conjonctures changent d’un jour à l’autre ; ce qu’on voulait hier, on ne le veut plus aujourd’hui. Les esprits les plus puissans, les plus fermes, sont à la merci du vent qui souffle, et le vent souffle où il veut. Napoléon, qui avait plus que personne l’esprit de combinaison, a dû se dire plus d’une fois que, pour en finir avec l’Angleterre, c’était aux Indes qu’il fallait la frapper, et que, si les Russes l’aidaient à porter ce coup décisif, il aurait tort de leur marchander leur salaire. Dans les luttes entre un empire continental et une puissance maritime, ou, pour employer l’expression d’un homme d’état contemporain, dans les guerres d’éléphant à baleine, de quel expédient ne s’avise-t-on pas pour atteindre un insaisissable ennemi ? Mais après avoir rêvé, on se ravise, et on découvre que Constantinople est un bien gros morceau ; que donner la Corne d’or à un allié douteux, avec lequel il faudra peut-être en découdre demain, serait un marché de dupe.

Jamais diplomate n’eut une mission plus difficile, plus délicate à remplir, que notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il devait entretenir Alexandre dans ses bons sentimens, le rassurer contre ses inquiétudes, le guérir de ses soupçons, calmer ses agitations, dissiper ses nuages, le convaincre qu’on ne songeait point à ressusciter les morts, à reconstruire une Pologne avec les débris de la Prusse, et tour à tour le contenir et le ramener, réchauffer son zèle sans lui faire aucune promesse qui ressemblât à un engagement. Caulaincourt s’appliquait de son mieux à ne rien gâter et à ne rien compromettre. Un jour qu’il s’était trop avancé, son maître fronça le sourcil, et il s’attira ce mot terrible : « n’oubliez pas que vous êtes Français. » — « Dans six mois, écrivait-il le 2 avril 1808, l’ambassade sera un canonicat, s’il n’est plus question de la Silésie et que l’on s’entende sur le partage de l’empire ottoman. » Il avait écrit, quelques jours auparavant : « Que Votre Majesté réunisse l’Italie à la France, peut-être même l’Espagne, qu’elle change les dynasties, fonde des royaumes, qu’elle exige la coopération de la flotte de la Mer-Noire et d’une armée de terre pour conquérir l’Egypte, qu’elle demande les garanties qu’elle voudra, en un mot, que le monde change de place, si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude. » Napoléon n’en doutait pas, mais il trouvait que décidément on lui en demandait trop ; et, s’il avait consenti jamais à donner Constantinople, on peut être certain qu’il aurait gardé pour lui les Dardanelles.

On allait se revoir le 27 septembre à Erfurt. Il courait à Saint-Pétersbourg des bruits aussi étranges que sinistres : on prétendait que Napoléon attirait Alexandre dans un piège, qu’il le ferait conduire et interner en France comme les Bourbons d’Espagne. En faisant ses adieux à son fils, l’impératrice mère pleura et dit au grand-maréchal Tolstoï : « Vous répondrez de ce voyage devant l’empereur et devant la Russie. » Le tsar souriait de ces alarmes puériles ; il avait d’excellentes raisons de compter qu’il serait chaleureusement accueilli et que ni sa vie ni sa liberté n’étaient en péril. Son redoutable ami lui fera fête, lui prodiguera les cajoleries, les embrassades, les attentions flatteuses, et le 4 octobre, quand on donnera l’Œdipe de Voltaire, et que Philoctète d’Eubée prononcera ces vers :


À ses divins travaux j’osai m’associer ;
Je marchai près de lui, ceint du même laurier.
C’est alors, en effet, que mon âme éclairée
Contre les passions se sentit assurée.
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux…


Alexandre, aux acclamations de l’assistance, prendra et serrera la main de Napoléon comme pour dire : c’est de nous qu’il s’agit !

Situations et sentimens, les deux alliés, semble-t-il, se retrouvent tels qu’ils s’étaient quittés à Tilsit ; dans le fait, tout est changé. À Tilsit, un vainqueur s’était donné le plaisir d’étonner un vaincu par sa générosité. Mais ce vainqueur a vu depuis pâlir son étoile. Il s’est engagé dans une funeste aventure. Il a cru que l’Espagne serait souple, qu’il la réduirait à son gré, qu’il lui ferait facilement accepter la déchéance de ses rois, et déjà tout lui fait pressentir que la résistance sera terrible, peut-être indomptable. Il a appris la capitulation de Baylen : un de ses lieutenans a dû se rendre à merci, livrer ses hommes, ses fusils, ses canons, ses aigles. En recevant cette désastreuse nouvelle, l’invincible capitaine a mis la main sur son uniforme, en disant : « J’ai une tache là ! » À l’humiliation s’ajoute l’inquiétude. Les informations qu’on lui envoie d’Autriche sont peu rassurantes ; il a sujet de craindre que cette puissance, si prompte à se relever de ses défaites, ne se prépare à profiter des embarras qu’il s’est créés au-delà des Pyrénées pour nouer une cinquième coalition, et il exige que la Russie l’aide à intimider, à tenir en respect le cabinet de Vienne.

Mais en vain presse-t-il son grand ami de faire entendre à l’Autriche un langage comminatoire, le tsar, dont il a besoin, prend ses avantages, et insensible aux reproches comme aux prévenances, multiplie les objections et les défaites, se dérobe ou refuse. Un jour, la discussion s’échauffa. Dans un emportement de dépit. Napoléon jeta son chapeau à terre et le piétina. Alexandre le regarda en souriant ; puis d’un ton calme : « Vous êtes violent, dit-il, je suis entêté ; avec moi, la colère ne gagne rien. Causons, raisonnons, ou je pars. » Napoléon s’apaisa, consentit à raisonner ; mais l’affaire n’avança point. Il se plaignit plus d’une fois à Caulaincourt « que, têtu comme une mule, le tsar faisait le sourd, » qu’on lui avait changé son Alexandre, qu’il ne reconnaissait plus l’homme de Tilsit, et Caulaincourt lui ayant représenté avec une courageuse franchise que chacun se croyait menacé, que la Russie commençait à partager les appréhensions générales : « Quel projet me prête-t-on ? — Celui de dominer seul. » Sa réponse fut étonnante : « On me croit donc de l’ambition ? dit-il avec un sourire… Ce sont sans doute ces affaires d’Espagne, reprit-il… Ai-je eu tort ? C’est ce que le temps prouvera ; agir autrement, c’eût été relever les Pyrénées ; la France, l’histoire, me l’eussent reproché. Au reste, la Russie est mal fondée à me faire un crime d’avoir disposé d’un peuple ; n’a-t-elle pas, dans son histoire, le partage de la Pologne ? » Et il s’écria : « Cela m’occupe loin d’eux ; voilà ce qu’il leur faut, et ils en sont enchantés. » Mais ce n’étaient pas seulement « ces diablesses d’affaires d’Espagne » qui avaient changé Alexandre ; il avait rencontré à Erfurt un homme qui, possédant au plus haut degré l’art de manier les esprits et le don de l’insinuation, s’était chargé de lui prêcher la défiance, et cet homme était un Français.

En 1808, Erfurt offrit au monde plus d’un spectacle étrange. On y vit toute l’Allemagne féodale se prosterner, heureuse de sa servitude, aux pieds du nouveau césar, dont elle mendiait humblement les faveurs et les sourires. Les rois de la confédération du Rhin avaient sollicité et obtenu l’autorisation de venir lui rendre leurs hommages, tous les principicules étaient accourus à leur suite. Comme le dit M. Vandal, il en arrivait de partout, et confondus avec les colonels polonais et les comtesses allemandes, ils figuraient pêle-mêle sur la liste des étrangers recherchant la grâce d’être admis auprès de sa majesté. Quelle joie si un regard du maître venait à tomber sur eux ! Chacun avait une requête, une supplique à présenter. Celui-ci voulait une ville, celui-là une somme ou un titre. Le duc d’Oldenbourg espérait s’arrondir aux dépens de la Hollande. Le duc de Weimar demandait Erfurt, le duc de Cobourg convoitait Baireuth et Culmbach. Le duc de Mecklembourg-Schwerin réclamait le titre de grand-duc. Le prince de La Tour-et-Taxis sollicitait une indemnité, le duc Alexandre de Wurtemberg une abbaye. Perdus dans la foule des visiteurs, ces princes tâchaient de s’en distinguer par le luxe de leurs équipages et de leurs livrées ; mais se trouvaient-ils en présence de quelque Français touchant de près ou de loin à l’état-major impérial, ils s’effaçaient tous respectueusement.

La plupart n’osèrent pas même présenter leurs requêtes, tant la crainte leur glaçait le cœur et la langue. « Ma place de grand-chambellan me faisant voir de plus près les hommages forcés, simulés ou même sincères qui étaient rendus à Napoléon, écrira Talleyrand dans ses Mémoires, leur donnait à mes yeux une proportion que je pourrais appeler monstrueuse. La bassesse n’avait jamais eu autant de génie ; elle fournit l’idée de donner une chasse sur le terrain même où l’empereur avait gagné la fameuse bataille d’Iéna. Une boucherie de sangliers et de bêtes fauves était là pour rappeler aux yeux du vainqueur le succès de cette bataille… Je n’ai pas vu à Erfurt une seule main passer noblement sur la crinière du lion. » Et il ajoutera : « Le spectacle que présenta son palais le dernier jour ne sortira jamais de mon souvenir. Il était entouré de princes dont il avait ou détruit les armées, ou réduit les états, ou abaissé l’existence. Il ne s’en trouva pas un qui osât lui faire une demande ; on voulait seulement être vu et vu le dernier, pour rester dans sa mémoire. » Tant d’empressemens et de bassesses méritait récompense. Hélas ! César n’avait regardé, n’avait vu que les grands écrivains de l’Allemagne ; il avait affecté de ne s’entretenir qu’avec eux seuls, et Wieland lui avait dit : « Je ne sais pas, sire, pourquoi nous sommes ici, mais je sais que Votre Majesté me rend, en ce moment, l’homme le plus heureux de la terre. À la manière dont elle vient de parler, elle me fait oublier qu’elle a deux trônes ; je ne vois plus en elle qu’un homme de lettres. »

Mais ce qui s’était passé de plus étrange à Erfurt, le monde ne s’en doutait pas. L’empereur y avait amené son grand-chambellan, qu’il jugeait plus propre que son ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, à l’assister dans ses négociations avec le tsar. Ce grand-chambellan, doué d’une rare clairvoyance, avait reconnu que, d’entreprise en entreprise, l’intempérante ambition de Napoléon le mènerait à sa perte, que l’Europe était lasse, que la France murmurait. Il commençait à détacher sa fortune d’une destinée à laquelle il ne croyait plus, et il se trouva que pendant que l’Allemagne s’agenouillait devant le grand homme, le prince de Talleyrand intriguait et conspirait dans l’ombre contre lui. Il avait souvent l’occasion de rencontrer l’empereur Alexandre dans le salon de la princesse de La Tour ; il s’appliquait à lui persuader que la Russie devait s’abstenir de toute démarche menaçante, de tout procédé offensant à l’égard de l’Autriche, que son intérêt, que son devoir était de la rassurer.

Il en convient lui-même dans ses Mémoires ; mais ses aveux ne sont pas complets. Nous savons par un autre que lui qu’il osa dire au tsar : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas, le souverain de la Russie est civilisé, et son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français. « Il pensait servir son pays en arrêtant Napoléon, en le traversant dans ses desseins, en lui suscitant des embarras, des obstacles et même des ennemis ; mais, sans doute, il pensait beaucoup aussi aux intérêts personnels du prince de Bénévent. M. Vandal n’a-t-il pas raison de dire qu’il entendait s’assurer contre les risques de l’avenir, négocier sa paix particulière avec l’Europe, cimenter ses bons rapports avec Vienne, « inaugurer avec Alexandre les relations qui lui permettront, six ans plus tard, de faire au monarque russe les honneurs de Paris conquis ? » À peine est-il de retour en France, il informe M. de Metternich du désaccord survenu entre les deux empereurs : « Alexandre, lui dit-il, n’est plus entraînable contre vous. Depuis la bataille d’Austerlitz, ses rapports avec l’Autriche n’ont jamais été plus favorables. Il ne dépendra que de vous et de votre ambassadeur à Pétersbourg de renouer avec la Russie des relations aussi intimes qu’elles purent l’être avant cette époque. C’est cette entente seule qui peut sauver les restes de l’indépendance de l’Europe. » Ce ne sont là, si l’on veut, que des finesses ou des infidélités ; mais comme Athalie quand elle déchira ses vêtemens, Napoléon aurait pu crier : Trahison, trahison !

De récentes publications ont mis en pleine lumière le génie diplomatique de M. de Talleyrand, et on ne peut nier qu’en mainte occurrence, à Vienne ou à Londres, il n’ait rendu aux gouvernemens qui l’employaient de signalés services. Mais il y a dans le caractère des grands hommes d’état quelque chose d’impersonnel qui lui manqua toujours. Quoiqu’ils ne s’oublient pas, il leur arrive souvent de confondre leur gloire et leur intérêt avec la gloire et l’intérêt de leur pays, et même, à l’exemple des grands artistes, de préférer leur œuvre à l’ouvrier qui la fait. M. de Talleyrand se préféra toujours à son œuvre. S’il travailla plus d’une fois au bien public, il s’arrangea toujours pour y trouver son bien particulier. Il aimait la France, mais il n’aima passionnément que lui-même.

G. Valbert.
  1. Napoléon et Alexandre Ier : l’Alliance russe sous le premier empire. — I. De Tilsit à Erfurt, par Albert Vandal. Paris, 1891 ; Plon.