L’Alsace française (1871-1914)
L’ALSACE FRANÇAISE
1871-1914
I
La guerre qui sévit sur le monde depuis quatre mois déroule à nos yeux un spectacle grandiose, à la fois terrifiant et sublime. L’Europe entière est divisée en deux camps, et l’enjeu de la bataille est le principe même de notre civilisation deux fois millénaire. Il s’agit en effet de notre arche sainte, de l’inestimable trésor de la tradition gréco-latine et helléno-chrétienne, il s’agit de toutes les conquêtes spirituelles du passé et de tout l’avenir humain.
Chose curieuse, chacun des deux partis prétend détenir cette arche sainte. Chez l’un comme chez l’autre, cette conviction est inébranlable. Mais voyons leurs argumens, leurs paroles et leurs actes.
Dans l’un des camps, formidable usine de guerre, arsenal de destruction, école d’égoïsme national et d’arrogance militaire, se déchaînent avec une violence inouïe les bas instincts de la nature humaine, la convoitise et l’envie, la rapacité insatiable et la haine sauvage. Ces passions hideuses ne sortent pas ici comme ailleurs des bas-fonds de la société. Elles sont savamment cultivées par les hautes classes et systématiquement inoculées au peuple. On le dresse, on l’excite ainsi à faire la guerre à tous les autres. Depuis quarante ans, la prétendue supériorité morale et intellectuelle de la race germanique est le dogme fondamental de l’enseignement en Allemagne. De ce dogme on dérive le droit du peuple allemand à dominer, à exploiter à son profit ou à exterminer tous les peuples de la terre, pour régner en maître sur le monde. Mais, quand on va au fond de cette supériorité, douée d’un si féroce appétit, on voit qu’elle se fonde uniquement sur le culte du sabre et du canon. Car l’idéal humanitaire des grands Allemands d’autrefois, de ceux qui comptent dans l’histoire de la pensée et de l’art, n’y est pour rien, et, lorsque les pangermanistes triomphans daignent les invoquer encore, c’est uniquement pour les ravaler à leur médiocre niveau et tenter de les englober ainsi dans leur grossier matérialisme. Le triomphe apparent de la force brutale a enivré l’Allemagne depuis l’ère de Bismarck. Parce qu’elle lui a donné depuis quarante ans l’hégémonie de l’Europe, elle est persuadée qu’elle lui vaudra l’empire du monde. Aussi l’Allemagne n’a-t-elle plus d’autre Dieu que le canon et le considère-t-elle comme l’arbitre suprême des nations. « La Prusse, a dit Mirabeau, n’est pas un peuple qui a une armée, c’est une armée qui a un peuple. » Aujourd’hui, il n’y a plus d’Allemagne, il n’y a plus qu’une Prusse énorme, avide, insatiable, dont la voracité augmente à mesure qu’elle s’agrandit. Parce que ce Moloch a englouti ce peuple, les autres se laisseront-ils manger par lui ?
Passons à l’autre camp. Il se compose de tous ceux qui se révoltent contre le culte de la force brutale et contre sa domination meurtrière des âmes et des nations. Ici, l’on croit à la Liberté, à la Justice et au Droit. On les vénère comme les gardiens incorruptibles qui veillent au palladium de la civilisation. Voilà les Dieux qu’invoquent ces peuples, voilà le trésor pour lequel ils se battent. Le passé a connu des luttes semblables, mais, ici, un fait nouveau s’est produit. Pour la première fois, les nations, qui veulent la liberté pour elles-mêmes et les autres, ont osé affirmer qu’en prenant les armes et en se liguant contre d’iniques oppresseurs, elles ont pour but non des conquêtes matérielles, mais l’établissement de la véritable fraternité humaine. Chose merveilleuse, dès que, sous le coup de foudre d’une menace mortelle, elles eurent pris cette résolution, elles sentirent, comme par un influx d’en haut, qu’elles venaient de conclure un pacte plus indissoluble que tous les traités écrits et que ce pacte sacré contenait le gage de la victoire finale. Car aussitôt, au-dessus de leur propre affranchissement, elles virent flotter l’image d’une humanité plus haute, unie par les liens de l’Âme et triomphante par la loi de l’Esprit.
Le grand fait spirituel de cette guerre est d’avoir arraché tous les masques. L’âme nue des peuples s’est échappée de ses cavernes. Aux bonds de tigre de l’Autriche et de la Prusse, le lion belge et le lion d’Angleterre se sont dressés sur leurs pieds, d’un geste héroïque et sublime. À la voix du tsar magnanime, la Pologne réveillée a sorti la tête de son tombeau, et la France, qui retrouva en vingt-quatre heures son âme tout entière, a vu surgir autour du champ de bataille européen les génies inspirateurs des nations. Les alliances se nouent pour d’autres raisons qu’autrefois. Souverains et peuples parlent un langage nouveau. Les raisons déterminantes ne sont plus des raisons d’ordre matériel et particulier, mais des raisons d’ordre moral et universel. Le danger qui fait sortir les épées des fourreaux n’est plus un danger national, mais un danger européen et mondial. De là ce nouveau sentiment de solidarité qui court comme une étincelle électrique à travers toutes les nations indépendantes. Ce qui rassemble, à l’heure actuelle, les Serbes et les Belges, les Russes, les Français et les Anglais en un même élan, c’est la certitude qu’en se battant contre l’Autriche et l’Allemagne ils défendent l’indépendance de l’Europe en même temps que la leur. En ces derniers temps, les publicistes allemands ont souvent reproché à la France et à la Russie d’ourdir contre l’Allemagne une tentative d’encerclement. Est-ce que, par hasard, à une Triplice menaçante et tracassière, on n’avait pas le droit d’opposer une modeste Duplice ? Vraiment l’Allemagne a joué trop longtemps le rôle du loup de la fable qui accuse l’agneau de troubler le cours de son ruisseau pour avoir un prétexte de le dévorer. Si aujourd’hui il y a encerclement contre l’Allemagne, c’est le cercle des peuples libres qui se dresse par la force du droit contre le droit usurpé de la force brutale. Ils savent que s’ils n’avaient pas le courage de le faire, le militarisme prussien asservirait le monde sous son joug de fer et tuerait l’humanité au cœur des peuples, comme il l’a déjà tuée au cœur de l’Allemagne.
De cette ligue spontanée, conclue au fort de la détresse, on peut espérer, à l’issue de la lutte, non seulement un remaniement de la carte européenne, mais encore la constitution d’une Europe fédérée sur le principe des nationalités libres et sur la compréhension réciproque des peuples. Ainsi s’approfondira à la fois le sens de leur originalité propre et de leur commun idéal. Le but rêvé des Allemands, dans cette guerre, est la domination de la race germanique sur le monde. Le nôtre est la formation d’une conscience européenne par toutes les nations affranchies.
Tel est le caractère nouveau de cette guerre. Il fallait le constater, avant de parler de la part qu’y prend l’Alsace. Cette part est à la fois très modeste et très importante, car elle est la suite et la conclusion d’un long passé. Si je devais résumer en trois mots le rôle qu’a joué l’Alsace, au cours de son histoire, entre la France et l’Allemagne, je dirais qu’elle y apparut dès l’origine comme une pomme de discorde qui essaya vainement de devenir un tampon et finit par être, par la force des choses, le brandon d’un immense incendie. Sans les événemens extraordinaires qui se déroulent sous nos yeux, cette image pourrait paraître bizarre ; mais les métamorphoses à vue d’œil, qui changent en ce moment la figure et l’âme des nations, nous font mieux comprendre les sentimens qui couvèrent en elles pendant des siècles. Dans sa longue élaboration, l’Alsace a pu hésiter entre les deux génies qui se disputaient son âme. Ce fut la France qui, par sa culture intellectuelle et son charme, rattacha l’Alsace à la grande tradition gréco-latine. Ce fut elle encore qui lui donna la conscience de la liberté. À travers ces deux grandes révélations, l’Alsace se découvrit elle-même. C’est pour cela qu’elle ne veut plus et ne pourra plus être séparée de sa libératrice.
J’essayerai d’esquisser, en traits rapides, ce petit chapitre de psychologie nationale en m’aidant de mes souvenirs personnels.
II
Si l’on se reporte à ce qu’était l’Alsace avant la date fatale de 1871, qui l’arracha à la France par le traité de Francfort, si l’on cherche à se retracer cette époque évanouie par les récits des rares survivans, on croit rêver. Le contraste est si fort avec les passions qui se déchaînèrent depuis, que ce temps apparaît comme une idylle patriarcale sous un voile de légende. Comparée au présent, sa douceur semble une cruelle ironie. Sous la monarchie de Juillet comme sous le second Empire, l’industrie florissante du Haut-Rhin avait répandu l’aisance et la richesse dans le pays. Dans le Bas-Rhin, à Strasbourg, s’était développée une vie intellectuelle active. On accourait à son Université de tous les pays. La Faculté de médecine et de droit, la Faculté des lettres, comme la Faculté de théologie protestante, s’appliquaient à commenter les idées et les méthodes de France et d’Allemagne en les comparant et en les combinant souvent avec bonheur. Des deux côtés du Rhin, on appréciait ces travaux. Les Français apprenaient à connaître la littérature et la philosophie allemandes. Les Allemands, qui, à cette époque, étaient encore idéalistes, y trouvaient une rigueur et une clarté qui manquaient souvent à leurs idées profondes, mais confuses, si bien qu’un métaphysicien wurtembergeois disait alors à un critique alsacien : « Depuis que vous ne résumez plus mes livres, je ne sais plus exactement ce que je pense. » On conçoit l’idée généreuse que cette largeur d’esprit et ces échanges féconds firent naître alors dans la tête d’un certain nombre d’Alsaciens et de Français de marque, à savoir que l’Alsace était destinée par sa situation géographique à devenir un trait d’union entre l’Allemagne et la France, après avoir été, pendant des siècles, une cause de division entre ces deux grandes nations. Là pourrait s’opérer une sorte de synthèse de leurs deux civilisations si diverses, mais faites pour se compléter. Là les intellectuels des deux pays pourraient se rencontrer et s’instruire réciproquement sans renoncer à leur originalité. Les villes de Genève et de Liège n’ont-elles pas déjà joué un rôle analogue dans l’histoire de la pensée européenne ? La Suisse romande et la Belgique, ces petites Frances vivaces et indépendantes, n’ont-elles pas envoyé à la grande France des essaims d’idées nouvelles, et même quelques génies créateurs ? Telle fut la pensée de Nefftzer, le fondateur du Temps, et de Charles Dollfus, fondateur de la Revue germanique, qui rendit à « on heure d’éminens services en mettant la France au courant du mouvement intellectuel de l’Allemagne, alors peu connu chez nous. Cette idée fut chaleureusement approuvée par les premiers écrivains français, qui, par l’étendue de l’esprit et la puissance du talent, dirigeaient l’opinion publique et formaient une sorte de triumvirat littéraire. J’ai nommé Renan, Taine et Sainte-Beuve. Pour ne pas oublier un point essentiel, rappelons cependant que, si les Allemands du Sud acceptaient alors sans protester l’idée de l’Alsace française servant de trait d’union intellectuel entre l’Allemagne et la France, les Allemands du Nord ne l’accueillaient qu’avec une réserve hautaine et un sourire dédaigneux. Tout bon Prussien se souvenait qu’au traité de Vienne (1815), après la bataille de Waterloo, la Prusse avait obstinément réclamé l’annexion de l’Alsace et qu’elle ne fut conservée à la France que par l’habileté de Talleyrand et grâce à la protection énergique de l’Angleterre et de la Russie. Lorsqu’en 1866 Bismarck imagina d’entraîner l’Autriche à prendre au Danemark le Schleswig-Holstein, avec l’arrière-pensée machiavélique (dont personne ne se doutait alors) d’en faire plus tard le prétexte d’une guerre contre l’Autriche, cette spoliation peu héroïque d’un petit peuple par deux puissantes monarchies militaires excita en Allemagne un enthousiasme universel. Celui que M. Thiers a si justement nommé « un sauvage de génie » avait su réveiller au fond de sa race l’idée de la grande Germanie envahissante et conquérante. On entendit alors de paisibles professeurs d’université faire allusion à l’Alsace-Lorraine au milieu d’un cours sur l’Edda ou les Niebelungen et s’écrier à l’improviste : « L’Allemagne devra verser encore des torrens de sang pour reconquérir ses provinces perdues. » Pour l’État prussien, Strasbourg n’a jamais été autre chose qu’une citadelle avancée de la culture germanique et l’Alsace qu’une riche proie, convoitée depuis Frédéric II.
Le résultat de la guerre de 1870 fut un désastre pour l’Alsace-Lorraine. Son annexion à l’Allemagne arrachait à la mère-patrie deux provinces devenues françaises par toutes leurs fibres. Elle ne bouleversait pas seulement leur vie économique et sociale, elle interrompait leur croissance naturelle, elle compromettait leur bien spirituel le plus précieux, leur culture intellectuelle conquise de siècle en siècle, au prix d’un long effort. Bismarck avouait sans détour que l’Allemagne n’avait pas la prétention de gagner le cœur des Alsaciens, que l’Alsace ne représentait pas autre chose pour elle qu’un glacis et un rempart contre la France. Mais l’Allemagne, gonflée d’un orgueil sans bornes par sa fortune inespérée, ne l’entendait pas ainsi. À son gré, sa victoire était si belle qu’elle devait séduire sa victime. Et si grande était l’idée subite qu’elle avait prise de sa supériorité qu’elle n’en douta pas un seul instant. Elle s’attendait donc à voir l’Alsace, éblouie de sa force et de sa beauté, se prosterner à ses pieds et se jeter dans ses bras rédempteurs comme une fille repentie. Grand fut l’étonnement des Allemands, amère leur désillusion, devoir les Alsaciens pleurer la défaite de la France comme la leur propre et recevoir leurs conquérans avec une dignité froide et un silence dédaigneux. Dans cet arrachement violent à la mère-patrie, l’Alsace se sentait plus française que jamais.
Ce sentiment était pour tout Alsacien une de ces vérités primordiales qui ne se discutent pas. Les faits psychiques spontanés ne se démontrent-ils pas d’eux-mêmes comme la lumière du jour et n’ont-ils pas la valeur d’un axiome en mathématique ? Dans les grandes villes d’Alsace, comme Strasbourg, Mulhouse et Colmar, la haute bourgeoisie forme une sorte d’aristocratie intellectuelle. C’est en elle que réside la conscience et la culture morales du pays. C’est contre elle que vint se heurter l’esprit conquérant, chicanier et tyrannique de la Prusse. L’un des Alsaciens les plus distingués de la nouvelle génération demeurée au pays, M. Fritz Kiener, a décrit mieux que personne l’attitude de cette bourgeoisie et la résistance calme, mais invincible, qu’elle opposa au nouvel esprit germanique. « La génération de nos pères, dit-il, a vécu depuis l’annexion dans la confusion et l’étourdissement. Elle ne trouva pas sa voie entre les aspirations de son âme et la dure réalité. C’est pour cela qu’elle était devenue muette. Mais, dans sa résignation, elle continua d’agir par la noblesse de sa vie et par sa sensibilité intime… La bourgeoisie alsacienne, privée de son élite par l’émigration et rejetée dans les limites étroites de la vie provinciale, après avoir vécu dans le vaste horizon de la vie française, se trouva par l’occupation allemande en face de trois organismes auxquels elle ne comprenait rien du tout : l’armée allemande, l’école allemande et la bureaucratie allemande. Ce sont trois institutions dont l’ensemble est d’une force et d’une solidité merveilleuses pour façonner le caractère allemand à la prussienne, mais auxquelles le caractère alsacien s’oppose d’une manière absolue. » J’ajouterais volontiers que c’est une machine d’acier introduite dans un corps vivant. Elle fonctionne admirablement pour elle-même, mais elle mécanise le corps qu’elle prétend organiser, en abaissant les caractères et en faussant les âmes. La Prusse avait cru que les Alsaciens s’inclineraient devant ses hautes castes, militaires, professeurs et fonctionnaires, qui forment chez elle une hiérarchie strictement graduée. Elle l’avait cru, parce que les Allemands sont à leurs pieds. L’Alsacien indépendant et frondeur, habitué à juger les hommes selon leur valeur intrinsèque, et non selon leur étiquette administrative, trouva les officiers allemands aussi peu cultivés qu’arrogans et lourds. Les professeurs d’université lui semblèrent érudits, mais pédans, dépourvus d’intuition et de largeur. Quant aux fonctionnaires, il les jugea prétentieux et vides. Il était habitué à d’autres grâces et à des supériorités plus aimables. Il avait sans doute conservé le souvenir d’une autre Allemagne, celle du temps jadis, dont le sérieux et la bonhomie ne manquaient pas de charme, mais il n’avait rien de commun avec cette nouvelle Allemagne bottée, éperonnée et casquée. Celle-ci lui était profondément antipathique. Il constatait qu’en perdant sa naïveté l’âme allemande avait perdu sa profondeur et que l’esprit prussien, ce projectile fait de violence et d’hypocrisie, l’avait empoisonnée et déchiquetée jusqu’aux moelles, comme une balle explosible. Les Alsaciens comprirent alors que la fameuse Kultur, qu’on leur prêchait comme une école de vertu et de régénération, comme le sommet de la science et de la civilisation, n’était au fond qu’un mélange de bas servilisme et de morgue insolente. M. Kiener a parfaitement vu la force secrète qui servit à l’âme alsacienne de bouclier contre cette puissance meurtrière. « Ce qui empêche, conclut-il, la bourgeoisie alsacienne de se plier devant les prétentions des fonctionnaires allemands et devant l’arrogance des officiers, c’est la culture française qui est devenue chez elle une tradition familiale[1]. » Il advint donc pour l’Alsace ce qui advient pour tous les peuples annexés malgré eux. La société se divisa en deux camps ennemis, les conquérans et les conquis. Indigènes et immigrés n’eurent que des rapports administratifs. Tout contact entre eux était un froissement. Les Alsaciens fermèrent leur porte à l’étranger et vécurent de souvenir dans un recueillement douloureux, qu’égayait, de temps à autre, la visite d’un Français, dont le sourire leur apportait un rayon d’espérance. Les journaux allemands avaient beau dire : « La terre d’Empire nous appartient, Les Alsaciens se rallient, » les immigrés s’irritaient de voir toujours le bouquet tricolore sur la poitrine des femmes en deuil, des jeunes mariées et même des paysannes. La police défendit de le porter dans les rues. À l’Assemblée de Bordeaux, en 1871, les derniers députés français de l’Alsace avaient lu et signé le célèbre manifeste : « Nous déclarons nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à chacun et à tous. » Cette déclaration s’était inscrite comme un article de foi dans le cœur de tous les Alsaciens. J’ajoute que par l’attitude ferme et invariable de l’Alsace, elle s’inscrivit dans la conscience du monde politique et du monde pensant comme la plus grave des questions européennes. Car elle plaçait le problème des nationalités sur son vrai terrain, je veux dire le droit des peuples au libre choix de leur patrie, droit aussi sacré que le droit de l’homme à sa liberté. Ce fut, pour l’Alsace, la période protestataire, qui dura près de trente ans. On sait que nombre de députés alsaciens s’en firent les éloquens défenseurs au Reichstag.
Vers 1890 cependant, il se produisit une crise dans la conscience alsacienne. C’était au lendemain du boulangisme. Le parti radical triomphait en France. Personne sans doute n’y oubliait l’Alsace, mais, dans la lutte violente des partis qui se disputaient le pouvoir et au milieu des préoccupations coloniales, les politiques d’alors avaient l’air de négliger l’Alsace. Les pacifistes internationaux et les tripoteurs d’affaires parlaient d’une possible alliance avec l’Allemagne que celle-ci offrait à la France, à la condition d’une renonciation catégorique et définitive à toute prétention sur l’Alsace-Lorraine dans les temps futurs. J’ajoute qu’aucun gouvernement français, quel qu’il fût, n’eût jamais pu assumer la honte d’une pareille alliance. Il eût été immédiatement renversé. Car, si pacifique qu’elle fût (pacifique jusqu’à désarmer au moment où l’Allemagne augmentait ses armemens en des proportions fantastiques), la France sentait que fermer son oreille à la voix de ses provinces perdues, mais toujours fidèles à son souvenir, et accepter à ce prix une alliance humiliante avec leur oppresseur, c’eût été non seulement devenir la vassale de l’Allemagne et la complice du prussien, mais trahir à la fois le génie français, sa tradition et sa mission libératrice dans le monde. La France ne voulait pas cependant prendre la responsabilité d’une guerre pour sa cause seule. Elle ne pouvait le faire que poussée à bout par l’Allemagne et avec l’approbation de l’Europe.
L’Alsace voyait donc reculer l’heure de sa délivrance dans un avenir de plus en plus incertain.
III
Une nouvelle génération avait grandi dans l’intervalle. Le régime prussien, qui dresse les hommes pour en faire des machines obéissantes, avait tout essayé pour la circonvenir. Il s’était même efforcé de se rendre agréable et de simuler l’innocence en rentrant ses griffes. À l’école comme à l’université, maîtres et professeurs avaient prêché sur tous les tons aux jeunes Alsaciens les splendeurs du nouvel Empire et les merveilles incomparables de la Kultur allemande. Pourquoi donc l’Allemagne, présente et toute-puissante, inspirait-elle à cette jeunesse une invincible répugnance, tandis que la France, absente et affaiblie, gardait pour elle tout son attrait et lui avait laissé au cœur une inguérissable nostalgie ? C’est que la nouvelle culture allemande ne parlait que de sa propre grandeur, de sa force matérielle et de sa supériorité morale, au nom de laquelle elle prétendait soumettre l’univers, tandis que l’âme française s’ouvrait généreusement à tous les peuples et à toutes les idées, essayant de les comprendre et de les juger sous la norme de l’humanité, ce concept de la tradition gréco-latine qui correspond à l’idée de la civilisation dans toute sa largeur. Mais comment devait s’y attacher la jeune génération alsacienne, puisque la dure politique l’en avait séparée et que, d’autre part, ses nouveaux maîtres s’étaient juré d’extirper en Alsace jusqu’au souvenir de cette France et de sa tradition ? « Attendez la revanche… » disaient les voix de plus en plus rares et plus faibles qui venaient de l’autre côté des Vosges. « Oubliez la France et faites-vous Allemands… ou nous vous écraserons ! » disaient les grosses voix, de plus en plus menaçantes, qui venaient de l’autre côté du Rhin.
Sans appui d’aucun côté, les jeunes Alsaciens de 1890 se demandèrent ce qu’ils allaient devenir dans leur isolement. Quel rôle, quelle mission l’histoire implacable et la Providence mystérieuse leur assignaient-elles dans le monde ? Leur angoisse fut indicible. Serrés comme dans un étau, ils constatèrent qu’ils manquaient d’air respirable. Ils étouffaient. C’est alors que l’idée de l’autonomie leur apparut comme un modus vivendi provisoire, comme une ancre de salut dans le naufrage de leur individualité menacée jusqu’en ses derniers arcanes.
« Depuis quarante ans, dit M. F. Eckard, avocat distingué de Strasbourg, l’administration allemande fait miroiter devant nos yeux l’image d’une constitution indépendante, depuis quarante ans, nous nous laissons éblouir par ce mirage qui, chaque fois que nous croyons l’atteindre, s’évanouit dans le désert des espoirs chimériques. Nous demandons à être mis sur le même rang que les autres États de l’Empire. » Si une telle constitution avait été octroyée à l’Alsace, elle aurait obtenu, sous la surveillance d’un statthalter allemand, un parlement libre, nommé des fonctionnaires indigènes, voté et perçu les impôts et organisé elle-même son instruction publique comme les autres États de l’Empire. Mais un tel projet était irréalisable. Jamais ni l’Allemagne, ni l’empereur, pour lesquels l’Alsace n’est pas autre chose qu’un gage de la victoire, un champ de manœuvres militaires et un terrain d’exploitation industrielle, n’y auraient consenti. Le chancelier Bethmann-Hollweg parlait au Reichstag d’une constitution alsacienne, chaque fois qu’il voulait caresser les oreilles des socialistes par un air de flûte libéral, mais un discours du ministre de la guerre lui répondait aussitôt comme une canonnade pour faire voter un nouveau crédit militaire. Quant au Kaiser, il dit un jour ironiquement à un député alsacien : « Je vous accorderai une constitution, mais c’est moi qui resterai le seigneur du pays, der Landesherr. » On devine ce que ce mot avait d’absolu et de méprisant dans la bouche de cet autocrate effréné. Avouons que l’idée d’une autonomie de l’Alsace, sous la tutelle germanique, est la plus naïve des chimères. Autant faire garder la brebis par le loup. M. Eckard le savait sans doute en la réclamant, car il ajoute judicieusement : « L’autonomie a deux faces : l’une d’ordre politique et l’autre d’ordre moral… En somme, c’est l’autonomie morale qui est la plus importante, car un peuple vaut moins par sa constitution que par la valeur et le caractère des élémens qui la composent. »
C’est de cette autonomie morale que je veux dire un mot, car c’est elle qui s’est constituée chez les Alsaciens en ces vingt dernières années par un de ces mouvemens subits et irrésistibles qui soulèvent parfois l’âme collective d’un peuple. Ces lames de fond la bouleversent et la troublent un moment, mais, quand elles s’apaisent, on s’aperçoit que la mer est devenue transparente. Il s’est opéré une cristallisation de la conscience nationale.
Fouillant dans leur passé historique, les jeunes Alsaciens du vingtième siècle découvrirent que, ethnologiquement parlant, leur race était un composé d’élémens celtiques primitifs et d’élémens germaniques immigrés. Ils jugèrent que ce double sang, répandu sur une mince bande de terre, aux riches cultures, aux vastes horizons, entre le Rhin impétueux et les Vosges placides, aux forêts séculaires, constituait leur tempérament original. Bonhomie patriarcale et volonté tenace, une franchise un peu rude avec une bonté solide et une loyauté absolue, de l’ironie mordante pour se défendre, plus de sens pratique que de rêve et de mysticisme, plus de persévérance que de grandes envolées, mais le goût des idées générales et la capacité de comprendre les plus hautes aspirations de l’âme et de l’esprit, voilà le caractère alsacien dans ses traits les plus généraux. Les jeunes gens de 1900 le retrouvèrent en eux-mêmes indélébilement marqué. Si l’histoire les avait incessamment ballottés entre deux races et deux civilisations, ils s’étaient conservés intacts, à travers les temps, avec leur caractère, avide d’espace et d’avenir, comme le grand fleuve qui se hâte vers la mer lointaine, mais indestructible par ses souvenirs, comme les sommets des Vosges couronnés de roches celtiques et de châteaux en ruine. Ils se seraient bien gardés de rejeter les germes féconds que leur avaient apportés les grands génies de l’Allemagne d’autrefois comme les Herder, les Gœthe et les Beethoven, mais ils n’avaient rien de commun avec l’Allemagne impérialiste et pangermaniste. Ils avaient trop frémi d’enthousiasme au contact de la France chevaleresque et républicaine, ils avaient suivi avec trop de sympathie, dans ses hauts et ses bas, les fluctuations tumultueuses de sa littérature et de sa pensée. La France avait gagné leur cœur par sa grâce, sa courtoisie, la finesse de son goût, son amour de l’art et son sens esthétique. Enfin les mots de liberté et de fraternité qu’elle avait inscrits sur sa bannière orientaient leur esprit vers la plus haute et la plus pure humanité. Ils jurèrent de conserver, à tout prix, ce trésor inestimable avec la langue de leur vraie patrie et de le développer à leur manière.
Regardant en elle et autour d’elle, cette jeune et grave Alsace se découvrit des traditions de famille, des légendes originales, une architecture spéciale, un art et une littérature autochtones. Elle résolut de leur donner la forme française, claire, élégante, ailée. Ce fut, pour cette œuvre d’épuration et de résurrection nationale, une heureuse émulation entre les Alsaciens restés en Alsace et ceux qui avaient émigré en France. Le beau roman de M. Paul Acker, les Exilés, les récits émouvans de M. André Lichtenberger, Juste Lobel et le Sang nouveau, les Images d’Alsace-Lorraine de M. Émile Hinzelin, la Légende dorée de l’Alsace de Mlle Marie Diemer, les poèmes gracieux de Georges Spetz, de Robert Redslob et de Mlle Elsa Koeberlé accentuèrent cette renaissance d’une Alsace française. Pendant que Rodolphe Reuss, professeur à la Sorbonne, écrivait sa savante et forte Histoire d’Alsace, Fritz Kiener, professeur à Strasbourg, démontrait l’existence d’une Alsace autonome, au point de vue intellectuel et social, dans sa saisissante brochure sur la Bourgeoisie alsacienne, tandis que M. Eckard en esquissait la formule politique dans son Autonomie de l’Alsace-Lorraine. Ajoutons que M. Boll, dans le Journal d’Alsace-Lorraine, et l’abbé Wetterlé, dans le Nouvelliste Alsacien-Lorrain, devinrent les défenseurs courageux et infatigables de cette campagne sur le terrain de la politique quotidienne. Si toutefois l’on cherchait le centre vital de ce mouvement, on le trouverait dans la Revue Alsacienne illustrée, fondée en 1904 par le docteur Pierre Bucher à Strasbourg. On peut dire que cet homme aussi modeste que distingué, doué d’un puissant esprit organisateur, a été, par son enthousiasme contenu et sa foi indomptable, l’instigateur le plus actif et la cheville ouvrière de la nouvelle conscience alsacienne. Pour terminer ce court exposé, je me bornerai à citer la réponse que je lui fis, il y a quelques mois, lorsqu’il me demanda de formuler ma pensée sur le dilemme tragique posé devant l’âme alsacienne, dilemme dont sa vie entière est, à mes yeux, l’exemple vivant et la solution victorieuse : « Si notre pensée, lui disais-je, s’oriente toujours vers la France, c’est que la France a gardé son idéal de justice et de liberté, adopté par nous depuis deux cents ans, idéal qui nous rattache par elle à la glorieuse tradition gréco-latine, à la civilisation, à l’humanité, tandis que l’Allemagne a renié son idéal d’autrefois pour adopter celui de la force, de la domination brutale et d’un grossier matérialisme intellectuel. Le Christ a dit : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la Parole de Dieu. » On pourrait ajouter : les nations ne vivent pas seulement de charbon et de fer, mais aussi de sentiment et de pensée. Nous ne renions aucune des idées fécondes que nous a léguées le passé, qu’elles nous soient venues d’Allemagne ou d’ailleurs, mais comment oublierions-nous la France, qui nous a donné la conscience de nous-mêmes en nous enseignant la liberté qu’elle a enseignée au monde ? La question politique n’est que la surface des choses, mais la question de notre autonomie intellectuelle est une question de vie ou de mort. Elle touche à l’intégrité de notre âme et de notre intelligence. Il s’agit pour nous d’être ou de n’être pas[2]. »
IV
Ce sont les Allemands qui ont inventé le terme de « psychologie des peuples, » Voelker psychologie, mais il semble que ce fut uniquement pour démontrer aux autres nations leur écrasante supériorité. La croissance rapide de l’orgueil allemand, poussé aujourd’hui jusqu’à la démence, offre un cas extraordinaire de contagion mentale et de suggestion collective. Nous avons assisté à l’empoisonnement moral de tout un peuple. La responsabilité en remonte, en premier lieu, à ses gouvernans, à la dynastie des Hohenzollern et à la caste militaire des hobereaux prussiens qui lui sert d’appui ; en second lieu, aux guides intellectuels de la nation, aux professeurs d’université qui, depuis quarante ans, ont perdu toute indépendance et se sont faits les plats valets du militarisme prussien, foulant aux pieds, avec une inconscience superbe ou une hypocrisie profonde, non seulement le noble idéal humanitaire des Gœthe et des Schiller, mais encore les notions les plus élémentaires du droit et de la justice.
Pour faire comprendre la naissance et le développement du pangermanisme, il faudrait faire l’histoire de la mentalité allemande de Frédéric II à Bismarck et de Bismarck à Guillaume II. Le premier a fondé la grandeur de l’État prussien ; le second a créé l’unité allemande ; le troisième incarne l’impérialisme germanique et son rêve de domination universelle. Ce n’est pas ici le lieu de faire cette étude, mais trois paroles de ces trois illustres personnages, qui sont devenus les idoles des Allemands d’aujourd’hui, les caporaux d’après lesquels ils se sanglent et se dressent pour parader devant l’univers, peuvent résumer ce développement. Frédéric II a dit : « Un souverain n’est tenu à être honnête que lorsqu’il le peut sans se nuire. Dès que son intérêt l’exige, la fourberie devient son devoir. » Bismarck élargit le principe : « Là, dit-il, où la puissance de la Prusse est en jeu, je ne connais plus de loi. » Guillaume II conclut : « Pour moi, l’humanité finit aux Vosges. » Voilà le virus prussien dans toute sa candeur et dans toute sa beauté. Par quelle colossale aberration d’esprit, par quelle ivresse de la force brutale, par quel délire de servilité une nation, qui passait jadis pour un peuple de penseurs, en est-elle arrivée à s’assimiler ces maximes, à les faire passer dans son sang jusqu’à se croire le peuple unique, le peuple élu, la nation cultivée par excellence (Vollkulturvolk), le peuple-Dieu, dont tous les autres ne pourront être que les très humbles serviteurs ? Je renvoie ceux que trouble cette énigme à la lettre récente de M. Émile Boutroux sur l’Allemagne et la guerre[3]. Dans cet admirable exposé, le savant philosophe a fait, avec une merveilleuse pénétration, la métaphysique du pangermanisme, dont le bouillon de culture est un fond de grossièreté et d’envie. Je ne veux ici que signaler l’attitude de cette mentalité monstrueuse vis-à-vis du mouvement autonomiste en Alsace.
Convaincu de la force militaire écrasante de l’Allemagne, les pangermanistes avaient souri des protestataires alsaciens comme d’un platonisme impuissant. Dans les autonomistes, qui se plaçaient sur le terrain constitutionnel, ils virent un danger sérieux. C’était un centre de groupement, un noyau d’opposition future. Un fait surtout les irrita. La jeune Alsace commençait à étendre sa propagande sur un groupe d’Allemands immigrés et à les convertir à ses idées. Un professeur de l’Université de Strasbourg, Hessois d’origine, M. Werner Wittich, avait publié une très intéressante brochure, où il démontrait, par des raisons esthétiques, la nécessité pour l’Alsace de conserver sa culture française[4]. Ce fut un scandale dans l’Université et dans les cercles officiels. Quoi ! des Alsaciens rebelles incitaient des Allemands à aimer la France ? Quel attentat a la majesté du peuple allemand ! Dès lors, on organisa contre les autonomistes une campagne de calomnies et de persécutions.
La Gazette de Westphalie, le premier organe du pangermanisme, qui exerce une sorte de terrorisme sur les autres journaux allemands, dénonça la jeune Alsace comme une pépinière de conspirateurs et appela contre elle les rigueurs du gouvernement. Elle exigea la suppression des libertés relatives qu’on lui avait tardivement accordées. On avait été trop bon d’ériger l’Alsace en terre d’Empire et de la doter d’un gouvernement particulier, il fallait en faire purement et simplement une province prussienne gouvernée par un général prussien et soumise à l’état de siège. Le Kaiser corrobora ces menaces en déclarant que l’Alsace, « qui avait connu son gant de velours, allait sentir son gant de fer. » Les industriels qui avaient gardé dans leurs fabriques quelques ouvriers français durent les chasser ou donner leur démission de directeur. Les sociétés d’étudians où l’on cultivait la littérature française furent dissoutes, le Souvenir français supprimé. La jeune Alsace n’avait pas voulu comprendre, la malheureuse ! que payer l’impôt de guerre extraordinaire pour les nouveaux armemens et l’impôt pour la flotte allemande était le plus grand des honneurs et un brevet de noblesse mondiale. Elle fut décrétée « une race inférieure. »
Pendant les affaires du Maroc, l’Allemagne, qui exerçait son hégémonie en Europe par un système d’intimidation méthodiquement poursuivi, avait soumis la France à une série de vexations où l’on sentait l’esprit chicaneur des pangermanistes et où l’orgueil impérial trouvait son compte. La France, qui avait cédé à presque toutes les injonctions du gouvernement allemand depuis une série d’années, avait fini par adopter à son égard une attitude de résistance calme et ferme, qui fut taxée immédiatement par son altière ennemie de rébellion agressive. Les intrigues de l’Autriche auraient déchaîné le cyclone européen pendant la guerre balkanique sans la modération et la longanimité de la Russie. On avait conclu la paix tant bien que mal et nos pacifistes innocens recommençaient à se livrer à leurs douces bergeries. Cependant l’atmosphère de l’Europe était surchargée d’électricité. Un nuage noir, sinistre et impénétrable, enveloppait cette énorme citadelle de guerre qu’est devenue l’Allemagne. La fin de l’année 1913 approchait. C’est alors que se produisit en Alsace, aux premiers jours de novembre, un incident qui révéla aux yeux de tous la haine grandissante amoncelée contre nous de l’autre côté du Rhin et la guerre sans merci que méditait, depuis vingt ans, l’état-major allemand. Je veux parler de l’affaire de Saverne.
Qu’on se remémore le fait initial. Il est typique de l’âme prussienne et de son système d’éducation. Un petit hobereau de la Prusse orientale, le lieutenant von Forstner, en garnison à Saverne, dans les Vosges, tout près de la frontière française, s’était mis en tête d’avoir raison de ces « têtes carrées d’Alsaciens » et de leur apprendre la manière allemande, die deutsche Art. À cet effet, il imagina un tour qui lui parut infiniment spirituel. Un matin, avant l’exercice, ayant rangé son peloton devant lui, il voulut forcer les soldats à dire l’un après l’autre « Ich bin ein Wackes, » ce qui, en patois alsacien, signifie : « Je suis un voyou. » Ordre d’ajouter : « Je crache sur le drapeau français. » J’atténue le verbe en le traduisant, pour épargner au lecteur l’ignominie de l’original. Tous refusèrent d’une seule voix en présentant les armes. Ils furent mis aux arrêts en bloc, non sans avoir été frappés à coups de crosse par les sous-officiers. L’épisode se renouvela plusieurs jours de suite. Une des victimes de cette infamie, ayant rencontré par hasard le rédacteur d’un journal de Strasbourg, lui raconta les faits. Celui-ci s’empressa de révéler au public le genre d’éducation que le militarisme prussien réserve aux jeunes Alsaciens et par lequel il se propose de lui inculquer la fameuse culture allemande, die deutsche Kultur, dont les professeurs parlent pompeusement, du haut de leurs chaires, comme d’une sacro-sainte révélation. : On était suffisamment renseigné sur la brutalité de la discipline prussienne, mais le fait était si inouï, si révoltant, qu’il fit le tour de la presse. Un cri d’indignation partit, non seulement de l’Alsace, mais encore, il faut le reconnaître, d’un certain nombre de journaux allemands. À Saverne, ce fut presque une révolution. La population, fort paisible en temps ordinaire, se mit à railler les officiers de ses lazzis. Quand le lieutenant Forstner, triomphant de son exploit, se promenait dans les rues avec un sourire ironique et provoquant, les gamins lui renvoyaient l’injure dont il avait voulu déshonorer les recrues alsaciennes. De jour en jour, l’échauffourée grandissante menaçait de tourner à l’émeute. Chose à noter, le maire de Saverne, un Allemand, et la police elle-même prirent ostensiblement parti pour la population. Au contraire, le colonel von Reuter approuva et soutint son lieutenant dont on demandait le déplacement. Le commandant de Strasbourg, le général von Deimling, consulté, les encouragea tous les deux et ordonna les mesures les plus sévères. Des mitrailleuses furent placées dans la cour de la caserne, des patrouilles balayèrent les rues de la ville. Le colonel von Reuter, à la tête de son bataillon, fit arrêter une cinquantaine de bourgeois tranquilles avec les juges sortant de leur tribunal et les enferma, pour toute une nuit, dans une cave humide. Quant au lieutenant von Forstner, le hobereau loustic, héros de cette aventure, il se précipita sur un cordonnier inoffensif et lui fendit le crâne d’un coup de sabre. Là-dessus, l’ordre rentra dans Saverne. L’affaire était terminée à la satisfaction de l’honneur prussien. — Quant à la mentalité du général von Deimling, qui, de Strasbourg, avait dirigé la répression et peut-être suggéré l’incident, elle se trahit cyniquement par un mot qu’il avait dit peu avant : « Je suis las de tirer à blanc. » Le cas ayant été porté, par le maire de Saverne, devant un tribunal civil, celui-ci osa blâmer la conduite des militaires à Saverne en condamnant les deux officiers à un minimum d’amende. Le Reichstag lui-même, comprenant qu’il ne s’agissait pas seulement d’une humiliation infligée à l’Alsace, mais encore d’un conflit entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, prit parti pour le pouvoir civil opprimé dans un vote qui fit grand bruit. Mais aussitôt, par ordre de l’empereur, un conseil de guerre cassa le jugement du tribunal favorable à la population de Saverne. Il suffit ensuite d’une lettre enthousiaste du Kronprinz au colonel von Reuter pour faire rentrer dans un silence de mort les juges, le Reichstag, la presse et le public. L’opposition disparut en un clin d’œil, comme une bande de souris, trottinant sur un grenier, disparaît aux quatre coins quand se montre à la porte la tête du chat.
C’est ainsi que la Prusse pratique, depuis quarante ans, la politique du terrorisme et l’éducation de la haine. Ceux qui connaissent son histoire n’en ont pas été surpris. L’étonnant est qu’elle ait réussi à l’inculquer à toute l’Allemagne par le vertige d’une mégalomanie insensée et furieuse. La guerre actuelle en est la preuve et le fruit.
V
Elle est venue, cette guerre que tout le monde pressentait, qu’on sentait dans l’air lourd de haine, mais à laquelle la France et toutes les nations s’efforçaient de ne pas croire. Vainement la diplomatie européenne fit des prodiges de patience pour l’éviter. Elle s’est déchaînée tout à coup, comme un ouragan de fer et de sang, parce que l’Allemagne la voulait et la préparait depuis des années. Elle devait être, dans sa pensée comme dans celle de Guillaume II, la mainmise sur l’Europe et le commencement de sa domination sur l’univers, déjà fouillé en tous sens par les espions du nouvel Empire comme par les tentacules d’un polype monstre. La race supérieure devait régner sur le monde. Mais ce qu’elle nous a montré, dans son premier assaut, c’est une explosion de fureur et de sauvagerie que personne n’aurait crue possible. Les Huns et les Vandales nous semblent maintenant des enfans en vacances en comparaison des Germains dernier modèle. Les sinistres incendiaires, les assassins méthodiques, qui ont ravagé la Belgique et la France, ne se sont pas contentés de piller et de tuer sans merci les vieillards, les femmes et les enfans. Ils ont fait marcher des populations entières devant leurs canons et leurs fusils en allant à la bataille. Ils ont repoussé dans les flammes les pauvres habitans des maisons qu’ils allumaient. Les chefs non seulement l’approuvaient, ils l’avaient ordonné et présidaient au massacre. Exaspérés d’avoir été battus sur la Marne et repoussés sur l’Aisne, ils se vengeaient ainsi. Il y a là un sadisme féroce avec tout un système de barbarie calculée que le monde n’avait pas encore vu. Mais ce qui dépasse l’imagination, c’est l’adhésion en masse des plus notoires intellectuels de l’Allemagne à ces crimes inouïs de lèse-humanité. Le manifeste collectif, qui essaye de justifier les massacres de Louvain et la destruction de la cathédrale de Reims comme des « cruautés disciplinées » et nécessaires à la grandeur allemande, restera une tache ineffaçable au front de cette nation. Nous savons maintenant ce que la grandeur germanique nous apporterait si elle parvenait à se substituer à la civilisation.
Quels sont, au milieu de la tourmente européenne, les sentimens de l’Alsace retenue par l’ennemi dans un cercle d’acier comme un otage qui attend l’heure de la fusillade, mais qui sait, malgré tout, que l’heure de la délivrance approche et qui l’attend avec une confiance imperturbable ? On devine ses pensées ; il est presque superflu de les exprimer. Placée au centre du cyclone et se trouvant, comme disent les marins, « dans l’œil de la tempête, » elle voit, de temps à autre le ciel s’éclaircir au milieu des rafales et l’azur éclatant de lumière sourire à travers la trouée des nuages. Elle regarde, elle écoute… et déjà elle entend le canon français tonner aux flancs du Donon et sous le ballon de Guebwiller. Elle écoute et songe… C’en est fait maintenant de son rêve passé d’être un trait d’union entre la France magnanime et la savante Allemagne. Celle-ci lui a trop bien montré ce qu’elle est devenue. Ses liens sont rompus à jamais avec le maître insolent et le tyran sans pitié comme sans honneur. C’en est fait aussi de la combinaison boiteuse d’une autonomie bâtarde, qui la livrerait impuissante aux ruses et aux assauts d’un voisin sans scrupule. Quoi qu’il arrive, elle appartient à jamais à la France qui, en ce moment, lutte pour son existence et pour celle de tous les peuples opprimés. Elle écoute les voix confuses qui viennent de partout et se souvient de sa longue, de sa douloureuse histoire. N’était-elle pas déjà gauloise, — et française en puissance, — il y a deux mille ans, quand César jeta dans le Rhin le pillard Arioviste et ses trente roitelets allemands ? Et, six cents ans plus tard, ne reçut-elle pas comme un effluve de la Gaule chrétienne et latine quand sa patronne sainte Odile versa, du haut de sa montagne, un flot de charité divine et de foi lumineuse sur la vaste plaine encore noire de forêts et fauve de barbares tumultueux ? Ne devint-elle pas française pour toujours quand, mille ans plus tard, la Marseillaise jaillit, comme un hymne libérateur, de la poitrine d’un gentilhomme français, Rouget de l’Isle, au pied de la cathédrale de Strasbourg, chez un magistrat de la ville, entre ses deux filles enthousiasmées et les volontaires de l’armée du Rhin ? — Oui, l’Alsace songe à tout cela. Alors, à travers ses deuils, une espérance la traverse comme une flèche. Elle se dit que la France, aimée des nations et des Dieux, ne peut pas mourir. Comment l’Alsace, en pensant aux cinq mille Alsaciens partis au premier cri de guerre sous le drapeau français, ne sentirait-elle pas bondir dans son cœur l’étincelle celtique et la flamme française ?
Une Europe nouvelle, l’Europe fédérée, se lève à l’horizon. Son pacte, cimenté par le sang versé pour la cause commune, s’est conclu d’un libre élan vers un même idéal de justice et d’humanité. Elle châtiera les coupables et réglera les limites et le sort des peuples selon leurs âmes et leurs volontés. Alors l’Alsace-Lorraine, qui fut pendant un demi-siècle, aux mains de l’Allemagne, le gage d’une victoire inique, celle de la force brutale sur le droit, l’Alsace-Lorraine rendue à la France sera le gage et le symbole d’une victoire sereine et radieuse : celle du Droit sur la Force.
- ↑ Revue Alsacienne Illustrée, XI, 1909, 2e et 3e fascicules.
- ↑ Cahiers alsaciens, janvier 1914.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1914.
- ↑ Kultur und Nationalbewusstsein im Elsass, Strasbourg, 1909.