L’Alternance des crises commerciales et des périodes de prospérité

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L’alternande des crises commerciales et des périodes de prospérité
Jacques Siegfried

Revue des Deux Mondes tome 36, 1906


L’ALTERNANCE DES CRISES COMMERCIALES
ET LES
PÉRIODES DE PROSPÉRITÉ

Les personnes qui s’occupent d’affaires et même celles qui se contentent de surveiller ou de gérer leur fortune savent qu’il éclate de loin en loin des crises, fatales aux imprudens, inquiétantes pour tous. Ainsi que cela se produit pour les variations atmosphériques, nous assistons dans le domaine économique à des époques de beau temps, voire même de beau fixe, mais nous sommes surpris aussi par la tempête. Un baromètre des affaires rendrait certainement service. Peut-on l’établir ?

C’est à cette question que nous nous proposons de répondre en étudiant les phénomènes qui président à la préparation des crises, à leur éclosion, à leur liquidation et à la reprise des affaires ; en contrôlant nos appréciations par une revue des phases successives des crises passées ; en établissant enfin la loi économique qui régit l’évolution de leur périodicité, permet de constater leur étiage et de savoir si, sur le terrain des affaires, le soleil brille ou s’il est prudent de se prémunir contre l’orage.


I

Analyser une crise, c’est en somme étudier le cœur humain ; c’est faire de la psychologie. L’homme bien portant s’imagine volontiers qu’il restera toujours en bonne santé ; il s’abandonne à cet optimisme, ne craint point d’abuser de ses forces, commet des imprudences se laisse surprendre par l’accident ou la maladie, est obligé de s’aliter, répare ses forces en se reposant, et reprend sa course comme auparavant.

Il en est de même pour les affaires. En temps normal, elles marchent bien, sans excès. Chacun gagne largement sa vie et est heureux de s’accorder quelque douceur supplémentaire selon ses goûts. Tout le monde augmente ses dépenses et accroît la consommation des produits manufacturés de toutes sortes. Les stocks diminuent ; les industriels, pour suffire à la demande, développent leur outillage ; il se crée de nouvelles usines et, pour nous servir de l’expression consacrée, les affaires appelant les affaires, l’activité est générale. C’est la période de prospérité, mais aussi celle de la préparation de la crise. Bientôt la spéculation, chère à la nature humaine, et toujours prête, entre en jeu ; ce ne sont pas seulement les marchandises qui, très demandées, haussent de prix, ce sont aussi et surtout les sociétés par actions qui, bénéficiant de la prospérité générale et augmentant leurs dividendes, voient leurs titres recherchés et en hausse. Une véritable maladie morale s’empare de l’humanité ; il règne une épidémie financière ; l’agiotage et l’ivresse du jeu pénètrent dans toutes les classes de la société, exagérant les prix d’une façon anormale ; c’est ce qu’on pourrait nommer la période dévolution.

Mais la cherté fait reculer la demande d’autant plus que la consommation a satisfait à peu près ses désirs du moment. Les stocks s’accumulent et leurs détenteurs, encore grisés, ne voulant pas se soumettre à des concessions, doivent avoir recours au crédit déjà gonflé par l’exagération des affaires. Le jour vient où le plus petit événement, fût-ce même la simple goutte d’eau qui fait déborder le vase, obligent à réaliser, et où les offres tombent dans le vide ; c’est la débâcle, c’est la crise aiguë ; c’est ce qu’il convient d’appeler plus exactement, selon l’expression moderne, le krach. Alors tout s’effondre : les imprudens succombent, entraînant même dans leur ruine les braves gens qui ne se sont pas suffisamment garés ; il faut vendre n’importe comment, et les prix tombent bien au-dessous de la valeur réelle des choses. On en est à la période de liquidation qui dure plus ou moins longtemps selon que l’exagération en sens contraire a été plus ou moins forte.

Cependant, la dure leçon porte peu à peu ses fruits ; on s’est assagi, momentanément du moins ; l’épargne se reforme et s’accumule ; les personnes qui ont été prudentes au moment des folies profitent du bon marché pour reprendre leurs achats ; la confiance renaît progressivement et l’on reprend le cycle que nous venons de décrire. Chose curieuse, que n’explique aucun raisonnement et qui peut n’être qu’une coïncidence fortuite, chacune de ces périodes dure neuf ans, si l’on en juge par le passé.

La théorie des causes qui amènent les crises commence à être connue aujourd’hui. C’est à un de nos compatriotes que nous la devons. M. Clément Juglar l’a trouvée et magistralement exposée dans un gros livre couronné en 1860 par l’Académie des sciences morales et politiques et qui est intitulé : Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux États-Unis. Malheureusement le monde des affaires lit peu en dehors des dépêches télégraphiques et des journaux, spéciaux, et la théorie de M. Juglar ne se précise et surtout ne se résume pas suffisamment au cours des faits historiques accumulés par lui. Nous sommes fier d’avoir rendu plus populaire sa découverte en en faisant l’objet d’un tableau graphique dont la première édition a paru en 1886, à la veille de la reprise des affaires que ce diagramme faisait entrevoir et qui, depuis lors, a pu rendre les plus grands services à ceux qui en ont poursuivi l’étude et le développement.

M. Juglar a su discerner la véritable marche des crises ; ses enseignemens se sont, hélas ! trop peu répandus et beaucoup de personnes attribuent encore les krachs à des événemens fortuits et confondent souvent les effets avec leurs causes. En Angleterre et aux Etats-Unis, la question des banques et de la circulation fiduciaire a été trop longtemps considérée comme jouant le principal rôle. Le public reste trop disposé à en rendre responsables l’excès ou l’abus des émissions de banknotes. En limitant ces émissions, en les proportionnant au chiffre de l’encaisse or et argent, on a voulu chercher un moyen préventif. C’est l’erreur de l’acte de Robert Peel de 1844 pour la Banque d’Angleterre, acte dont les stipulations ont dû être momentanément suspendues dès 1847 et 1857, ce qui était la meilleure preuve de leur insuffisance.

On oubliait le rôle du crédit ; ce ne sont pas seulement les billets de banque qui doivent être proportionnés à l’encaisse, c’est surtout le chiffre des effets de commerce résultant du crédit qu’il importe de régler, et cela d’après le montant du numéraire possédé par les banques. Quand il y a beaucoup d’or et d’argent comparativement aux effets de commerce en circulation, le crédit doit être encouragé par l’abaissement du taux de l’escompte ; au contraire, c’est en sachant relever le taux de celui-ci rapidement et sans hésitations au moindre signe d’excès spéculatifs, que l’on peut prévenir les crises ou, en tous cas, en diminuer les funestes conséquences. La Banque d’Angleterre le comprend très bien maintenant et l’on doit admirer la promptitude et l’énergie avec lesquelles elle procède dans ce sens. Les anciennes banques d’Amsterdam et de Hambourg avaient été les premières à entrer dans cette voie et à renoncer à la limitation proportionnelle des billets de banque ; la nouvelle Banque d’Allemagne a bien compris la grosse erreur de l’acte de Robert Peel qui a pour effet le plus certain de prolonger les crises une fois qu’elles sont écloses et surtout d’en augmenter l’intensité. Aussi, loin de diminuer le chiffre de la circulation en temps de crise l’Allemagne l’augmente-t-elle, mais en imposant à l’excédent une taxe qui oblige tout naturellement la Banque à élever le taux de son escompte pour rétablir l’équilibre. En résumé, la vérité est que c’est uniquement à l’abus du crédit qu’il faut attribuer les crises et non pas au montant de la circulation des billets de banque, ni à la proportionnalité de ceux-ci avec les encaisses, ni en général aux bilans des banques. Ces bilans enregistrent les effets et non pas les causes des exagérations, mais, ainsi que nous le verrons plus loin, leurs indications sont précieuses, elles sont en réalité le thermomètre de l’état des affaires.

On a cru longtemps que les crises étaient dues principalement aux mauvaises récoltes. Il est certain que, dans ces circonstances, il faut recourir aux pays étrangers, payer en or ou en quelque chose d’équivalent les envois qu’ils nous font, recourir plus ou moins au crédit. Si ce moment-là coïncide avec la trop grande expansion des affaires en général, une mauvaise récolte fait éclater la mine trop chargée ; c’est ce qui a eu lieu par exemple en 1846 et 1847 ; si au contraire les importations de céréales ont lieu dans la période de reprise des affaires, comme le cas s’est présenté en 1879 et 1880, où la France a dû demander en deux ans à l’étranger plus de 1 200 millions de subsistances, il n’en résulte aucun embarras grave. Une récolte déficitaire est une cause parallèle, elle n’est point fondamentale. On peut du reste y attacher beaucoup moins d’importance aujourd’hui, puisque le développement des pays nouveaux et la facilité actuelle des communications rendent les grandes disettes de moins en moins probables.

Pareillement les guerres n’exercent que peu d’influence sur le cycle des périodes prospères et des crises. Il est même à remarquer que les pays qui ont eu à les subir reprennent, aussitôt la paix faite, une activité d’autant plus grande, si bien que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la guerre est presque toujours le signal d’un nouvel accroissement dans les transactions commerciales du monde entier. Ce n’est point seulement le vainqueur qui voit grandir sa confiance et son expansion, c’est aussi le vaincu qui redouble d’efforts pour réparer ses échecs.

D’autres causes accidentelles peuvent intervenir, telles que la découverte de l’or californien vers 1850, et transvaalien de nos jours, telles aussi que les grandes épidémies, les révolutions politiques et surtout les lois douanières plus ou moins libérales ou prohibitives ; ce ne sont jamais que des causes parallèles : le grand facteur qui règle les affaires est toujours le rapport qui existe entre leur importance et le crédit dont elles ont besoin ; nous allons le voir en décrivant maintenant les principales crises modernes. Nous laisserons de côté les petites crises locales qui ont pu affecter isolément tel ou tel pays ; notre étude ne portera, bien entendu, que sur les crises générales, sur celles qui ont atteint en même temps et solidairement toutes les nations ou la grande majorité d’entre elles.


II

Il faut croire que les périodes de crise et de prospérité sont vieilles comme le monde puisque l’Écriture sainte parle déjà des sept vaches grasses et des sept vaches maigres. Quant à nous, nous suivrons le conseil que Dandin donnait à l’Intimé et ferons même mieux que lui, car nous sauterons par-dessus le déluge, bien qu’il ait été sans doute l’une des plus grandes crises de l’humanité ! Nous nous en tiendrons à l’époque moderne et ne parlerons que des événemens auxquels nous avons assisté en personne.

Les heureuses récoltes de 1842, 1843 et 1844 avaient permis aux affaires de se développer, et la réserve métallique de la Banque d’Angleterre, qui était tombée en 1841 à 4 millions de livres sterling, s’était relevée progressivement jusqu’à dépasser 16 millions en 1843. Le taux de l’escompte, qui, pendant la crise précédente, était monté à 6 pour 100, s’était abaissé peu à peu jusqu’à 1 pour 100 en 1843 et les Consolidés 3 pour 100 avaient atteint le pair en 1844. Il y avait surabondance de capitaux. Aussi la spéculation accourt-elle ; elle s’occupe d’abord de multiplier les banques (joint stock banks) fort à la mode alors : puis, comme c’était l’époque de la première mise en œuvre de l’invention des chemins de fer, l’Angleterre s’y lance à corps perdu. Le Parlement, à lui tout seul, vote une dépense de 8 ou 9 milliards de francs pour les railways. Les actions de toutes sortes s’enlèvent à des primes considérables ; d’effective, la prospérité devient artificielle ; le moment du krach n’est pas loin. En effet, le taux de l’escompte tend à s’élever, il monte à 3 pour 100 en 1845 et voilà qu’en 1846 la récolte des pommes de terre manque en Irlande et que le déficit de celle des céréales commence à se faire sentir ; une seconde mauvaise récolte en 1847 fait monter les cours du blé de 70 à 105 shillings ; c’est le caillou qui va faire verser le chariot trop lancé. La manie des chemins de fer ayant converti le capital flottant en capital fixe, il faut payer en numéraire les importations de céréales, et la réserve métallique tombe rapidement de 16 millions à 14 millions de livres ; les appels de fonds sur les actions de banques et de chemins de fer deviennent pénibles, le papier présenté à l’escompte est surabondant, l’encaisse de la Banque s’abaisse jusqu’à n’atteindre que 8 millions de livres en octobre 1847, en même temps que le portefeuille s’élève à 21 millions de livres, malgré la hausse progressive de l’escompte jusqu’à 8 pour 100 à la Banque et bien au-dessus en dehors d’elle. C’est le krach, c’est la chute et la ruine de tout ce qui est factice ou exagéré.

Sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement anglais avait été obligé de suspendre l’acte de 1844 relatif à la Banque. L’enquête que le Parlement ouvrit à ce sujet dès 1848 permit de constater officiellement que la limitation de l’émission des billets de banque n’empêche point les crises et qu’elle les aggrave au contraire, au moment de leur explosion. Le manque de billets oblige la Banque à refuser d’escompter le bon papier et de venir ainsi en aide aux maisons sérieuses qui, à ce moment-là, ne se refusent pas à payer un taux d’intérêt élevé, mais demandent avant tout à faire face à leurs échéances.

C’est à dessein que nous avons choisi l’Angleterre pour notre étude de la crise universelle de 1847 ; nous avons voulu montrer que la question politique ne joue qu’un rôle secondaire dans l’évolution économique. Mais qui ne se rappelle qu’après la belle période où le gouvernement de Juillet avait dit aux Français : enrichissez-vous ! étaient venus chez nous aussi les embarras de 1847 suivis de la révolution de 1848 ? À ce moment-là, il en était des crises comme de la peste ou du choléra : c’était la terreur et, quoique tout enfant alors, je me rappelle encore qu’à l’annonce du krach, ma mère tomba évanouie m’entraînant dans sa chute jusqu’au bas de l’escalier !

La Révolution de 1848 fut peut-être amenée par la crise de 1847 ; en tout cas, elle en aggrava la liquidation. Le nombre des maisons qui succombèrent fut considérable. Les affaires se ralentirent à tel point que le portefeuille d’escompte de la Banque de France tomba, en 1851 au-dessous de 100 millions. La restriction des dépenses, la force de l’économie reconstituèrent les capitaux ; l’encaisse qui, au moment du krach, dépassait à peine le chiffre ci-dessus, remonta en quelques années jusqu’à 600 millions ; le bas prix de tous les produits réveilla la demande et la confiance ; la proclamation de l’Empire, les grands travaux décidés par lui, la découverte de l’or en Californie ramenèrent, non seulement la prospérité, mais firent renaître la spéculation. La guerre de Crimée interrompit à peine le grand développement que la paix, conclue en janvier 1856, vint accroître encore et malencontreusement, car la hausse générale des prix, l’excès en tout pronostiquaient déjà le revirement. Ce furent les États-Unis qui en donnèrent le signal en septembre 1857. Il suffit de quelques jours de panique pour que la presque-totalité des banques de New-York fussent obligées de suspendre leurs paiemens. Dans la période d’inflation que traversait l’Angleterre, il n’en fallait pas plus pour déterminer aussi chez elle une seconde fois la suspension de l’acte de 1844 et la hausse de l’escompte à 10 pour 100. Les marchés allemands et surtout celui de Hambourg qui s’était laissé aller à un grand développement de papier de complaisance, furent très atteints. En France, quoique moins éprouvés, nous dûmes procéder aussi à la liquidation de notre trop-plein d’affaires ; et la Banque de France, imitant la Banque d’Angleterre, fut obligée d’élever successivement son taux d’escompte jusqu’à 10 pour 100.

La période qui s’écoule entre la crise de 1857 et celle de 1864 est peut-être la démonstration la plus caractéristique de la thèse que nous soutenons et qui consiste à attribuer les crises commerciales, non pas à des événemens fortuits tels qu’une disette ou une grande guerre, mais à la nature humaine qui fatalement se lance dans la spéculation et abuse du crédit quand les affaires sont prospères. La guerre d’Italie n’apporta, en effet, aucune perturbation. Quant à la guerre colossale de Sécession aux États-Unis, elle commença au printemps de 1861, c’est-à-dire trois ans seulement après le krach de 1857, c’est-à-dire aussi au moment où la liquidation de cette crise venait de s’achever, où les prix de toutes choses étaient encore bas et les engagemens réduits. Aussi, quelque grande que fût la commotion, n’en ressentîmes-nous qu’une gêne momentanée ; à aucun instant, il ne put être question d’une crise pour l’Europe. Peu engagée, elle sut parer au bouleversement des affaires américaines et notamment à la cessation complète, absolue des exportations du grand article dont les États du Sud avaient le quasi-monopole et qui est si nécessaire au monde entier, le coton.

La disette de ce coton devait toutefois, quelques années plus tard, faire éclater le krach suivant ; il nous paraît intéressant de décrire comment cela se fit ; je le conterai d’autant plus volontiers que, comme La Fontaine, je puis dire : j’étais là, telle chose m’advint. Avant la guerre de Sécession le coton valait à peine une centaine de francs les 50 kilogrammes ; il s’élança par bonds successifs jusqu’à 350 ou 400 francs. Mais, quel que fût le prix, il fallait alimenter les filatures et les tissages, conserver la clientèle, assurer le travail des ouvriers, il fallait chercher le coton là où il s’en produisait déjà, en accroître et en provoquer la culture dans tous les pays que le climat rend susceptibles de s’y prêter. Mon frère et moi, nous eûmes alors l’idée, dont on a bien voulu nous faire quelque honneur et qui cependant était bien simple, d’établir une maison cotonnière à Bombay. L’Inde produisait jusque-là environ 200 000 balles d’un coton de qualité fort médiocre ; au prix normal, cela représentait une valeur annuelle d’une trentaine de millions de francs.. Stimulée par les hauts prix, la production s’éleva rapidement jusqu’à un million de balles, d’une valeur qui atteignit 7 ou 800 millions. C’était pour l’Inde, c’était surtout pour Bombay une fortune inespérée, c’était aussi la porte ouverte à toutes les folies.

Il me souvient d’un négociant de la secte des parsis qui ayant entendu dire que Paris excellait dans la fabrication des pianos mécaniques et des oiseaux artificiels chantant dans de belles cages dorées, désira en orner sa demeure et y consacra, par notre entremise, la bagatelle de 200 000 francs. Du reste, la Providence veillait ; elle se manifesta par le grand correctif des fortunes trop rapides, par l’éclosion des sociétés par actions. Il s’en créa de toutes sortes et pour tous les goûts. Le suprême du genre fut la société pour combler la mer ! On s’était aperçu que le développement de la ville et le prix considérable de tous les terrains exigeaient que l’on fît reculer les flots, et un Anglais, M. Smith, — car les Anglais s’appellent Smith, comme les Français s’appellent Durand ou Martin, — donna un soir une réception quasi féerique. Mme Smith, revêtue d’un costume ottoman et étendue sur un divan, donnait sa main à baiser aux invités qui s’empressaient de passer dans le salon voisin où son mari accordait la faveur de souscrire au prix de 62 500 francs quelques actions de 5 000 francs dont un quart versé ; les cent millions du capital furent ainsi souscrits en quelques instans.

Hélas ! lorsqu’en 1881 je revins à Bombay, je n’y retrouvai plus M. Smith depuis longtemps perdu dans l’oubli, mais je reçus les confidences d’un simple courtier en coton qui se frappait la poitrine en déplorant sa folie. « Oui, monsieur, me disait-il, j’avais cent millions de fortune et je me disais qu’autour de moi tout le monde était insensé et que je saurais faire exception ; j’avais donc vendu toutes mes actions, je les avais converties en belles et bonnes espèces d’or et d’argent que j’avais enterrées dans ma cave jusqu’à concurrence de 50 millions. Raisonnant avec une logique admirable, je m’assurais ainsi une honnête aisance et je pensais qu’avec les 50 autres millions il me serait bien permis de continuer le jeu pour le cas où la chance me sourirait toujours. Je n’avais oublié qu’une chose, ajouta-t-il, c’est que le transfert des quantités considérables de titres non entièrement libérés qui m’avaient passé par les mains engageait ma responsabilité pour les versemens ultérieurs et quand vinrent les appels de fonds, conséquence du krach, je dus, lingot par lingot, vider le trésor enfoui dans ma cave en me rappelant que j’étais un honnête homme ! »

En effet, dans les momens de grande spéculation, les financiers émettent des actions sur lesquelles ils ne font verser qu’un pourcentage réduit ; le public les souscrit sans songer aux versemens à venir. Que, dans un marché ainsi tendu à l’extrême, il survienne le moindre événement défavorable, les appels de fonds se succèdent précisément au moment où la grande activité des affaires en général et la hausse des prix ont gonflé la portefeuille des banques et raréfié leur encaisse. Pour se défendre, les Banques sont obligées alors de hausser leur taux d’escompte. C’est le krach imminent !

Ainsi que nous l’avons dit, le signal ici fut donné par la question du coton. Quoique les quantités importées par l’Europe, et qui étaient de 11 millions de quintaux avant la guerre de Sécession, fussent tombées en 1861-1862 à 5 millions de quintaux, et n’atteignissent encore que 7 500 000 quintaux en 1864, les prix avaient été poussés si haut que, de 38 millions de livres sterling, leur montant avait presque doublé et s’était élevé à 67 millions. Les perspectives de paix aux Etats-Unis et par conséquent de reprise des envois de coton américain, en amenant la débâcle des cours, devaient agir comme l’étincelle qui provoque l’explosion d’une mine trop chargée. L’escompte dut être porté à 9 pour 100 en Angleterre pendant les derniers mois de 1864 et l’ébranlement se propagea comme par une traînée de poudre à toutes les places de commerce de l’Europe et du monde entier.

La période aiguë du krach de 1864 dura fort longtemps, ou plutôt donna lieu à une rechute. La liquidation bien commencée, on pouvait espérer que la reprise ne tarderait pas ; on voulut se rétablir trop vite et l’on dut payer cette optimiste illusion. L’Europe en général s’était remise immédiatement à l’économie et à la reconstitution des capitaux par l’épargne ; mais l’Angleterre n’était pas entrée suffisamment dans la voie de la liquidation qui, chez elle, ne se fit réellement que dix-huit mois plus tard en 1866. Elle avait cru pouvoir continuer ses grandes entreprises de chemins de fer, et surtout, elle ne s’était pas rendu compte des conséquences de la perturbation amenée dans les affaires par la longue guerre de Sécession des Etats-Unis. La faillite de la grande maison de banque Overend Gurney donna le signal de la rechute, et le choc fut d’autant plus violent qu’il avait été plus retardé. Le Black Friday, le « Vendredi noir, » n’eut lieu qu’en mai 1866, et il fut tel qu’il fallut suspendre encore une fois l’acte de 1844 et maintenir pendant trois mois l’escompte à 10 pour 100.

La guerre franco-allemande de 1870 éclata au moment où la liquidation était bien terminée et où l’on venait seulement d’entrer dans la période de reprise des affaires. Aussi cette calamité, en dépit de proportions considérables, ne donna-t-elle pas lieu à une crise générale ; la France seule fut atteinte. Au contraire, la guerre avait causé une si grande consommation et, disons le mot, une telle dilapidation de tous les produits que les stocks ne suffirent plus à la demande. L’industrie et le commerce prirent donc une allure brillante dès 1871, et la finance trouva de beaux jours dans la négociation des grands emprunts et des constitutions de sociétés qui suivirent. L’indemnité colossale des 5 milliards grisa toutes les têtes, les prix de toutes choses haussèrent dans de grandes proportions, les métaux surtout et notamment le fer qui en 1873 s’éleva au double de ce qu’il était en 1867 ; le charbon aussi avait doublé de prix.

Un banquier viennois que je rencontrai dans ces circonstances convint avec moi du danger que l’on courait ; il allait plus loin même ; les 700 millions de valeurs nouvelles que l’Autriche venait d’émettre en un seul trimestre lui paraissaient, à juste titre, présager un krach qu’il ne craignait pas de prédire, et ce fut en effet Vienne qui en donna le signal. Aussi, lorsque je le revis quelques mois plus tard, m’avançai-je vers lui, la main joyeusement tendue pour le féliciter de sa clairvoyance. J’avais oublié que les crises sont toujours précédées par une sorte d’épidémie de folie spéculative à laquelle on résiste difficilement et mon interlocuteur me le fit bien voir en me répondant qu’en effet sa prédiction s’était réalisée, mais qu’il n’en était pas moins ruiné, il n’avait pas pensé que les choses iraient si vite !

Ainsi que dans plusieurs occasions précédentes, et comme nous l’avons vu notamment en 1864, la crise de 1873 se manifesta par deux secousses successives ; en général, la première a lieu dans le pays qui donne le branle, elle se répercute ! sur le reste du monde et à son tour, quelque temps après, la plus engagée des autres nations provoque une nouvelle panique. La crise de Vienne avait eu lieu en mai, les Etats-Unis l’aggravèrent en septembre.

Un grand enseignement, au point de vue financier, ressort de cette crise ; il permet même d’espérer que l’intensité des krachs futurs ira en diminuant jusqu’au moment où ils disparaîtront complètement pour ne faire place qu’à des mouvemens plus modérés dans l’alternance des périodes de prospérité et de dépression des affaires. L’Angleterre a parfaitement compris la nature du remède qu’il faut appliquer dès les premiers symptômes de la maladie. Il ne faut point avoir recours à des mesures législatives plus ou moins restrictives ou arbitraires ; il n’y a pas lieu de restreindre la circulation des billets de banque, il est inutile de se préoccuper des comptes de dépôt ou des comptes courans ; il faut uniquement agir sur le crédit, savoir le proportionner à la situation du moment et cela se fait d’une seule manière : par la hausse ou la baisse du taux de l’escompte. Le tout est de savoir le faire à temps, et nous sommes heureux de rendre justice à la Banque d’Angleterre en reconnaissant qu’elle sait de mieux en mieux manier cet instrument. Au moindre signe, nous ne disons plus de danger, mais seulement de perturbation, elle élève son taux et nous serions plus exacts en disant ses taux, car elle a soin alors de surtaxer le papier qui lui paraît comporter les affaires les moins normales, les finance-bills. En France, nous sommes avant tout égalitaires, nous nous révolterions à l’idée que notre Banque officielle pût faire entrer dans son taux d’escompte une sorte de prime d’assurance variable selon le risque couru ; nous sommes hypnotisés aussi par l’avantage certainement fort appréciable d’offrir à notre commerce un taux d’escompte presque invariable et nous cherchons le remède dans le rejet pur et simple du papier qui ne plaît pas et surtout dans le recours au système quelque peu vieillot de la protection de l’encaisse par le refus de l’or que l’on remplace dans ces circonstances par nos écus de 5 francs, vrais billets de banque métalliques !

La période prospère qui succéda à la liquidation de la crise de 1873 dura jusqu’en 1882. Ce fut la France qui, dans ce nouveau cycle, donna l’exemple des plus grandes exagérations. Est-il nécessaire de rappeler la croisade en faveur de la Banque catholique qui, sous la forme de l’Union générale, fut entreprise par M. Bontoux, mais, ironie du sort, dirigée par un protestant genevois !

M. Juglar, armé de l’examen des bilans de la Banque, n’eut pas de peine à prédire dès novembre 1881 le krach qui éclata en janvier 1882 ; nous fîmes quelque chose d’analogue en partant vers le milieu de 1881 pour un tour du monde tout en annonçant à nos amis que nous considérions que le seul moyen d’échapper à la contagion et à l’épidémie menaçante était de se réfugier en Chine ! De même, un article publié dans l’Économiste français par M. Juglar et un diagramme que je publiai dès janvier 1886 permettaient d’affirmer la reprise imminente des affaires sans que personne voulût y croire au milieu de l’atonie générale. Les financiers avisés qui ont continué à marquer sur ce diagramme les courbes qui le constituent ont pu prévoir le krach de 1891, dont l’éclosion fut due aux excès de la République Argentine et qui, dans l’histoire, portera de ce fait le nom de krach Baring ; ils n’auront pas été étonnés ensuite de la reprise des affaires en 1895, puis de la grande déception qui a suivi l’Exposition de 1900, de la liquidation qui s’est faite jusqu’en 1903, enfin du renouveau de prospérité auquel nous assistons en ce moment !


III

Il est temps de conclure et de tirer des faits que nous avons exposés l’enseignement qu’ils comportent. Nous constatons tout d’abord que les guerres et les disettes, longtemps considérées comme un des élémens principaux des crises, n’ont d’influence que proportionnellement à la situation générale des marchés commerciaux et financiers au moment où ces calamités éclatent. Elles agissent comme la goutte d’eau qui fait déborder un vase trop plein quand elles coïncident avec l’exagération des affaires ; elles n’ont que peu d’influence dans les périodes de prix modérés et même elles amènent toujours à leur suite, lorsque la paix se rétablit, une recrudescence d’énergie, une étape nouvelle dans le développement progressif de l’activité humaine. Les guerres sont de grands consommateurs qui absorbent les stocks de marchandises et de produits divers ; à côté de leurs effets néfastes, elles ont donc pour résultat de stimuler considérablement l’industrie et le commerce. Si ce phénomène est certes profitable avant tout au vainqueur, il vient aussi en aide au peuple vaincu et, pour se produire, il n’attend même point que la paix et la tranquillité soient rétablies ; nous le voyons encore en ce moment en Russie, où, en dépit d’une situation fort troublée, les affaires reprennent d’une façon étonnante.

Bien plus importante pour l’étude qui nous occupe est la question des prix. Les crises éclatent toujours lorsqu’ils sont très élevés ; la reprise des affaires se manifeste lorsqu’ils sont tombés très bas. Aussi les statisticiens ont-ils eu raison de chercher à établir des tableaux indiquant leurs fluctua Lions. Nous devons être reconnaissans des efforts qu’ils ont faits dans ce sens à d’éminens économistes tels que MM. de Foville, Raffalowich, March, Levasseuret Neymarck, en même temps qu’à MM. Mulhall et Jevons, et plus récemment à M. Sauerbeck dont le nom fait autorité en Angleterre. Il ne s’agissait pas de rechercher s’il était possible de prendre comme type une marchandise déterminée et de noter les fluctuations successives de ses prix ; il était préférable de prendre les cours d’une grande quantité de produits, d’en calculer la moyenne annuelle, d’en noter les maxima et minima. Ainsi qu’on les a nommés, ces index numbers sont en proportion directe et constante de la période de prospérité ou de dépression à laquelle ils correspondent.

Pour ne point abuser de la patience de nos lecteurs, nous ne citerons que les chiffres des dernières années. Si pour prendre une base quelconque on évalue à 100 la valeur des marchandises et produits divers de 1881 par exemple (veille d’un krach) on trouve que le minimum suivant, soit 81, a lieu en 1886, au moment de la reprise de la prospérité. On remonte à un maximum de 86 à la veille de la crise de 1890, pour retomber à 74 lorsque les affaires reprennent en 1895 ou 1896. La dépression de 1900 correspond à un maximum de 87 et la prospérité revient en 1902 en face d’un minimum de 82. Enfin nous sommes actuellement en pleine reprise puisque l’étiage de 1906 s’élève à 91. La relation entre le prix des marchandises et la marche des crises est si étroite qu’un grand financier américain, M. Jay Gould, voulant rendre service à M. Zadocks, put lui dire avec raison : Observez toujours avec soin les cours des métaux ; tant qu’ils haussent, soyez hardi ; devenez prudent lorsqu’ils s’arrêtent et surtout lorsqu’ils entrent dans la période de baisse.

En compulsant les cours des valeurs de Bourse, on arriverait à des constatations analogues à celles qui sont indiquées par les marchandises, mais beaucoup plus accentuées encore, puisque c’est dans ce domaine que fleurissent, surtout la spéculation et l’agiotage. Autrefois, on connaissait peu les valeurs de Bourse et l’on spéculait de préférence sur les marchandises, malgré les frais relativement considérables qu’il fallait subir ; aujourd’hui l’agiotage sur les valeurs de Bourse n’est grevé que de charges minimes et permet de compter sur les grandes fluctuations chères à la spéculation.

La question des prix nous met sur la voie des causes, nous pourrions presque dire de la cause des crises. La grande loi économique de l’offre et de la demande nous montre que la hausse des prix provient de l’expansion des transactions qui, à son tour, donne lieu à un accroissement des effets de commerce. Leur négociation plus importante élève le portefeuille commercial des banques en même temps que celles-ci donnent en échange une plus grande quantité de billets et de numéraire, d’où pour les Banques d’émission augmentation de leur portefeuille commercial et diminution de leur encaisse. L’écart entre ces deux compartimens de banques devient d’autant plus fort que la spéculation exagère le prix des choses et augmente le recours au crédit ; l’étude des crises passées nous montre que le krach arrive toujours au moment où l’écart entre le portefeuille commercial et l’encaisse est le plus considérable. Nous voilà sur la piste du baromètre des crises ; nous allons en saisir aisément le mécanisme en recourant à la méthode moderne si commode du tableau graphique, du diagramme.

Traçons sur une feuille de papier une série de colonnes verticales représentant la succession des années, depuis 1847 par exemple jusqu’à nos jours. Teintons de grosses hachures noires les années de krach, et de hachures légères les années où commence la reprise des affaires et de la prospérité. Sur les lignes horizontales, graduons les millions en débutant par un zéro sur la ligne la plus basse pour arriver, de cent en cent millions, jusqu’à 3 milliards. Dessinons maintenant, au moyen d’une ligue grasse les chiffres du portefeuille commercial de la Banque de France, en négligeant, bien entendu, les oscillations journalières, nous obtiendrons ce qu’on appelle la courbe du portefeuille. Opérons de même pour l’encaisse or, mais en employant un trait léger, notre tableau sera complet. Le tableau que nous obtiendrons ainsi nous montre que la colonne des krachs correspond toujours à l’époque de l’élévation la plus grande du portefeuille et en même temps de l’encaisse la plus basse. La colonne de la reprise de la prospérité coïncide avec le portefeuille le plus réduit et l’encaisse la plus forte. Il en résulte clairement que c’est l’écart entre le portefeuille et l’encaisse qui constitue le baromètre commercial et financier, dont la formule peut s’énoncer ainsi ; la crise est proche quand la courbe du portefeuille s’élève considérablement pendant que la ligne de l’encaisse s’abaisse de -son côté ; la reprisé n’est plus éloignée quand au contraire c’est le portefeuille qui est très réduit.

Par une intéressante coïncidence encore inexpliquée scientifiquement il s’est écoulé régulièrement neuf ans entre chaque crise, de même qu’entre chaque reprise d’affaires.

En cherchant à l’appliquer cette formule au temps présent, nous devrons toutefois tenir compte de deux élémens importans qui sont entrés en jeu dans ces dernières années. Le portefeuille de la Banque de France donne bien encore les indications

[1] relatives qu’on peut lui demander ; il serait cependant plus exact d’y ajouter maintenant celui des grandes sociétés de crédit depuis que M. Henri Germain a fait du Crédit Lyonnais le rival de notre établissement national. M. Fardé, employé à la

[2] Banque de France, a compulsé la réunion de son portefeuille avec celui du Crédit Lyonnais, de la Société Générale, du Comptoir d’Escompte et du Crédit Industriel et Commercial. Il est arrivé ainsi au total de 3 milliards 600 millions qui montre combien les affaires sont actives actuellement. Mais comme ces bases nouvelles produisent une courbe sensiblement parallèle à celle de notre diagramme, nous avons préféré conserver celui-ci qui est plus simple. Le système de M. Fardé aurait cependant l’avantage d’assurer à notre tableau un résultat tout à fait symétrique d’un bout à l’autre, puisque, en l’établissant de cette manière, nous trouverions que la crise de 1900 s’est produite comme toutes les précédentes au moment où le portefeuille dépassait l’encaisse, et nous trouverions qu’il la dépasse de nouveau aujourd’hui.

Le second élément que nous ne devons pas négliger consiste dans les proportions extraordinaires que notre encaisse or à prises à la suite des découvertes du Transvaal et surtout parce que nous n’avons pas su suivre suffisamment les pays anglo-saxons dans l’art moderne d’effectuer le règlement des transactions commerciales et financières. Nous ne savons pas user du chèque comme les Anglais et les Américains, qui, non seulement l’appliquent dans les grandes affaires, mais l’utilisent aussi pour la majeure partie de leurs dépenses de ménage ; nous nous servons beaucoup trop du numéraire et des billets de banque. Nous sommes aussi, depuis 1870, hypnotisés par l’idée d’avoir dans l’encaisse de la Banque de France un trésor de guerre toujours prêt que nous défendons et accroissons même sans cesse en recourant, d’une part, à des autorisations législatives de plus en plus étendues et de moins en moins scientifiques pour l’émission des billets de banque et, d’autre part, à la vieille méthode, en cas de tension monétaire, du paiement en écus d’argent plutôt qu’en pièces d’or. En outre, le désir de favoriser le commerce français par un taux d’escompte presque invariable et toujours modéré est certainement très louable et peut se défendre légitimement, mais il oblige à restreindre arbitrairement les bordereaux d’escompte quand la situation s’aggrave, et il est contraire à la science moderne qui a reconnu dans les variations du taux de l’escompte le vrai régulateur du crédit. Hâtons-nous d’ajouter que notre critique du système français est heureusement, contrebalancée par la haute valeur du conseil de régence de notre Banque et de son éminent gouverneur actuel. Leur politique libérale et avisée vient d’en donner une nouvelle preuve dans ces dernières semaines.

Pour ne point terminer sur une note pessimiste nous rappellerons que, dans la nature, les phénomènes auxquels nous assistons, les cataclysmes qui peuvent nous atteindre, nous impressionnent d’autant plus que nous les connaissons moins. Les crises commerciales étaient autrefois considérées comme des fléaux parce qu’elles nous surprenaient sans préparation et sans défense ; elles sont aujourd’hui beaucoup plus connues dans leur genèse, leur évolution, leur éclosion et enfin leur terminaison. Elles effraient donc moins, nous trouvent mieux préparés pour les combattre et, si nous en jugeons déjà par la dernière, celle de 1890, sont destinées à diminuer dorénavant d’intensité jusqu’au moment où, il faut l’espérer, nous saurons appliquer scientifiquement le vaccin qui en préservera ou le sérum qui les annihilera.

Quoi qu’il en soit, nous terminerons en répétant ce que nous disions en 1886 en publiant notre premier tableau des crises : Notre étude ne saurait s’appliquer aux prévisions à courte échéance et les indications qu’elle fournit n’ont assurément rien d’absolu ; nous espérons néanmoins qu’elle pourra être consultée avec intérêt par les personnes qui s’occupent d’économie politique ou d’affaires !


JACQUES SIEGFRIED.


  1. (TABLEAU) Portefeuille commercial de la Banque de France à longues périodes. Encaisse de la Banque de France à longues périodes. Cette encaisse comprend l’or et l’argent depuis 1841 jusqu’en 1865, et ensuite l’or seulement. Années de commencement de reprise des affaires. Années de crise aiguë. OBSERVATION. — Dans le tracé des longues périodes, je n’ai pas tenu compte des années 1870 et 1871, qui ont été pour la France une époque exceptionnelle.
  2. (TABLEAU) La crise est proche quand la grosse ligne du portefeuille s’élève considérablement pendant que la ligne plus mince de l’encaisse s’abaisse de son côté. La reprise n’est plus éloignée, quand, au contraire, c’est la ligne grasse qui est très basse.