L’Amérique anglaise en 1850
EN 1850.
I. Hudson’s Bay, or snow-shoe Journeys, boat and canoe travelling Incursions, by R. M. Ballantyne ; Edinburg, 1847.
Il fut un temps où les Français avaient le goût et l’instinct de la colonisation : durant le XVIIe siècle et une partie du XVIIIe, on les trouvait partout, — en Asie, aux îles Mascarenhas et à Madagascar, dans les déserts du Nouveau-Monde et dans presque toutes les Antilles. Pour ne parler que de l’Amérique du Nord, ils en occupaient les deux points les plus importans, l’embouchure du Saint-Laurent et celle du Mississipi. La Nouvelle-Orléans et Québec leur ouvraient les deux fleuves immenses par lesquels ils pouvaient s’avancer librement jusqu’au cœur d’un continent inexploré.
Situés sous des latitudes si différentes, le Canada et la Louisiane se développèrent en sens inverse des espérances qu’ils avaient fait naître. Les plaines fertiles, mais insalubres du Mississipi dévorèrent les premiers habitans qu’y envoya la France, et engloutirent les capitaux qu’une spéculation désordonnée y jetait sans calcul. Sur les bords du Saint-Laurent au contraire, où l’émigrant devait travailler avec persévérance et de ses propres mains pour se nourrir, une population laborieuse et rangée défricha le sol. Des villes florissantes, Québec, Montréal, les Trois-Rivières, s’élevèrent dans le Bas-Canada ; on y comptait en outre un nombre assez considérable de villages dont les noms français attestent encore aujourd’hui l’origine. De robustes fermiers, que ne rebutaient pas les rigueurs d’un hiver comparable à celui de la Russie, avaient planté de rians vergers autour de leurs cabanes de bois. Du côté du sud-ouest, les défrichemens venaient effleurer les bords du lac Ontario ; le fort Niagara, bâti auprès des grandes cataractes, en marquait les limites extrêmes. Dans le nord, l’âpreté du climat s’opposait à ce que les plantations s’étendissent bien avant dans les terres ; mais au midi, sur la rive droite du Saint-Laurent, la colonie tendait à s’accroître le long de la rivière Sorel, dans les solitudes boisées que baigne le lac Champlain, et par-delà le cours capricieux de la Miramichi. Vers le sud-est, cette partie du Canada que l’on nommait l’Acadie, — et qui correspond aux provinces actuelles de Nouveau-Brunswick et de Nouvelle-Écosse, — complétait les possessions françaises. Déserte et sauvage depuis les environs de Québec jusqu’auprès de la baie de Fundy, l’Acadie était mieux peuplée aux abords de l’Océan ; sa capitale, Port-Royal (appelée plus tard Annapolis en l’honneur de la reine Anne) comptait un millier d’habitans. Enfin, dans l’île du Cap-Breton, en face de Terre-Neuve, et sur le détroit qui conduit au golfe Saint-Laurent, la ville de Louisbourg, alors aussi peuplée que Québec, abritait dans son vaste port et derrière ses imposantes fortifications les forces navales que la, France entretenait sur ces côtes pour les garder.
Indépendamment des colons sédentaires et vivant en société, le Canada était devenu la patrie d’une foule d’aventuriers qui poussaient dans toutes les directions leurs expéditions hasardeuses. Les uns, chasseurs intrépides, poursuivaient le castor, l’ours et le caribou dans les étangs, dans les forêts et au flanc des montagnes, où jamais avant eux le bruit d’une arme à feu n’avait retenti ; les autres, rameurs infatigables, exploraient les affluens du Saint-Laurent et allaient hiverner au bord des grands lacs pour y faire le commerce des pelleteries avec les Hurons, les Iroquois et les Algonquins. Il y avait donc là le germe d’une colonie puissante, solidement établie à son centre et rayonnant, sur un vaste territoire. Sa prospérité se fût accrue avec la paix ; la guerre la ruina d’abord, puis nous la fit perdre. L’Angleterre avait long-temps convoité ces provinces du Canada, dont la possession lui assurait la suprématie sur le continent américain et sur tout le littoral, depuis la Caroline du sud jusqu’aux régions glaciales. Quand ses propres colonies se furent détachées d’elle, cette colonie étrangère, conquise la veille, et que l’Angleterre considérait comme un appendice de son nouvel empire, fut tout ce qui lui resta. Était-ce assez pour consoler la Grande-Bretagne des pertes qu’elle venait d’essuyer ? Non, assurément. Cependant l’émancipation des États-Unis rendait l’acquisition du Canada plus précieuse aux yeux de l’Angleterre. Durant la guerre de l’indépendance, le gouvernement britannique y avait trouvé un point d’appui et de résistance contre les colonies rebelles à la paix, il s’occupa de donner à ce pays, devenu le centre de ses possessions en Amérique, une organisation politique mieux en harmonie avec ses destinées futures. Il s’agissait de relier entre elles des provinces isolées, d’imprimer à l’administration du Canada une marche plus ferme, et cela sans trop s’aliéner l’esprit de colons étrangers, fort attachés à leurs coutumes anciennes, qui parlaient une autre langue et professaient une religion différente. Les hostilités qui éclatèrent de nouveau entre les États-Unis et l’Angleterre en 1842 retardèrent l’exécution de ces projets. Le Canada continua d’être ce qu’il avait été trop long-temps, une contrée malheureuse que se disputaient deux ennemis puissans et acharnés. Ce ne fut qu’en l 815 que l’Angleterre put se regarder comme définitivement établie sur les bords du Saint-Laurent.
À partir de cette époque, les sujets de la Grande-Bretagne commencèrent à émigrer en plus grand nombre dans le Canada. Les nouveaux colons s’établirent pour la plupart dans la partie supérieure du fleuve et sur les bords des lacs Ontario, Érié et Huron ; ce territoire, qui portait le nom de Haut-Canada, était soumis au régime colonial. Le Bas-Canada, formé des comtés de la partie inférieure du Saint-Laurent, et dans lequel dominait la race française, avait conservé quelque chose de son organisation primitive : il était régi presque entièrement par les coutumes de Paris. Chacun de ces deux états avait son gouverneur spécial et son conseil colonial particulier.
Cette combinaison politique et administrative eût réussi sur tout autre point du globe ; mais les États-Unis sont un dangereux voisinage. Même quand ils s’abstiennent de faire de la propagande, ils convient les colonies du Nouveau-Monde à l’indépendance par leur exemple et par le spectacle de leur prospérité. Qu’est-ce donc quand ces colonies, fatiguées d’obéir aux lois de la métropole, jalouses de se gouverner par elles-mêmes, font un appel aux sympathies des Anglo-Américains ? Après vingt-trois ans d’une paix profonde, le Canada se trouva mécontent de son sort. Quelques restrictions apportées au commerce blessèrent un certain nombre de colons nouveaux ; les vieux Canadiens, dont le patriotisme sommeillait depuis long-temps, furent pris d’un subit amour de la liberté. L’élément irlandais, nombreux partout où porte le courant de l’émigration, se mit de la partie ; les soulèvemens de 1838 éclatèrent. Ce qui donnait à ces soulèvemens un caractère sérieux, c’est que sur divers points à la fois les sympathiseurs américains franchissaient hardiment la frontière pour les soutenir. Ces alliés, dans leur excès de zèle pour une cause qui semblait leur être étrangère, venaient en pleine paix attaquer jusque sur son territoire une puissance amie, et qui ne songeait qu’à se défendre chez elle. L’Angleterre repoussa avec vigueur les rebelles et leurs adhérens. On sait que ses colères sont terribles : dans cette circonstance où elle se voyait trahie au dedans et provoquée au dehors, elle se montra sévère, et la répression fut sanglante.
Cependant, malgré le succès de ses armes, l’Angleterre se tint pour avertie. Elle reconnut qu’il y avait quelques concessions à faire et de nouvelles mesures à prendre pour empêcher les Canadiens de prêter l’oreille aux insinuations et aux promesses de leurs voisins. Le mot d’annexion avait été prononcé à haute voix : perdre un si vaste territoire, capable d’absorber des millions d’émigrans, assez riche en forêts pour subvenir aux besoins de la plus puissante marine du monde ; livrer ces trésors aux États-Unis, leur abandonner l’embouchure du Saint-Laurent, qui les rendrait maîtres des îles du golfe et ferait passer entre leurs mains le monopole de la pêche, c’eût été pour la Grande-Bretagne un malheur irréparable. Afin de parer à ces éventualités menaçantes et retarder le plus long-temps possible la défection du Canada, le gouvernement anglais commença par renforcer considérablement l’armée ; divers points importans de la frontière furent fortifiés ou remis en état de défense. Cela fait, on changea l’organisation du pays tout entier. Les divisions de la colonie en haut et bas Canada disparurent ; il n’y eut plus qu’un seul gouvernement, dont le siège fut établi à Kingston, sous la dénomination de United-Canadas. Les deux chambres locales furent remplacées par un parlement. Cette législature ouvrit sa première séance en 1840, sous la présidence du gouverneur-général, lord Sydenham. Dans son discours, le représentant de la reine annonça que le gouvernement allait consacrer aux améliorations les plus urgentes que réclamait l’état du pays la somme de un million et demi de livres sterling ; il déclarait en outre que la plus grande attention serait apportée à l’entretien des routes anciennes, à l’établissement de routes nouvelles, à la construction de ponts à jeter sur les principales rivières. L’instruction publique, disait-il encore, recevrait les encouragemens dont elle avait besoin ; on chercherait à rapprocher la colonie de la métropole en rendant le service des postes plus rapide et les communications plus multipliées. Ce programme renfermait l’aveu implicite de l’abandon dans lequel avait été laissé le Canada, puisqu’il y restait tant à faire dans les diverses branches d’administration. En réduisant les deux gouvernemens à un seul, l’Angleterre créait sur les bords du Saint-Laurent une espèce de vice-royauté, douée d’une autorité plus forte et plus libre dans son action. En accordant un parlement électif, elle laissait aux habitans une part assez large dans le maniement des affaires publiques. Enfin, en sacrifiant aux besoins du pays des sommes considérables, elle manifestait son intention d’en hâter la prospérité, d’en développer les ressources, en un mot de le rendre tel qu’il n’eût rien à envier à la république américaine.
De cette époque date une ère nouvelle, non-seulement pour cette partie des possessions britanniques qui porte le nom de United-Canadas, mais encore pour tous les pays qui s’y rattachent. Le Canada forme comme la base d’une région immense, plus grande que l’Europe, et avec laquelle il tend à entrer en communication par les grands lacs dont il possède la rive septentrionale. Nous voulons parler des territoires du nord et du nord-ouest qui s’étendent depuis le Labrador jusqu’à l’Océan Pacifique, de l’est à l’ouest, et n’ont au nord d’autres limites que les glaces du pôle. Il commande aussi, par sa position, les provinces qui se groupent autour de l’embouchure du Saint-Laurent, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve et les îles adjacentes. Dans cette immense étendue de pays qui se tiennent tous sans solution de continuité, sans l’interposition d’aucune puissance étrangère, il y a une distinction à établir. Les uns sont de véritables colonies : ils possèdent une population sédentaire plus ou moins considérable, qui se consacre à la culture des terres, fonde des villes, et transporte partout avec elle les arts et l’industrie de l’Europe ; les autres n’ont qu’une population flottante, des établissemens particulièrement adaptés à un genre de travail ou de commerce spécial, comme la chasse et la pêche. Ils demandent donc à être examinés à part, ceux-ci pour ainsi dire à vol d’oiseau, comme un désert où l’homme n’apparaît que de loin en loin, ceux-là avec l’attention que mérite une contrée déjà fécondée par l’émigration.
Le territoire sur lequel l’Angleterre étend sa domination réelle ou nominale renferme tout l’espace compris, du nord au sud, entre les glaces du pôle et les frontières des États-Unis. L’île de Terre-Neuve en marque le point extrême du côté de l’est ; vers l’ouest, il n’a d’autres limites que l’Océan Pacifique, et, au nord-ouest, il confine l’Amérique russe. C’est donc un monde, mais un monde peu favorisé de la nature, dont les contrées les plus méridionales ne jouissent pas d’un climat plus doux que celui de la Crimée. La partie moyenne peut être comparée à la Sibérie pour l’âpreté extraordinaire de ses hivers ; au-delà, on ne trouve plus que des terres inhabitables.
Sur le littoral de l’Océan Pacifique, l’Angleterre a déjà esquissé des divisions territoriales, le Nouveau-Norfolk, le Nouveau-Cornouailles, le Nouveau-Hanovre et la Nouvelle-Georgie, — derrière lesquelles s’étendent, à l’intérieur, les solitudes que les chasseurs anglais ont appelées du nom de Calédonie occidentale (West-Caledon). La portion la plus méridionale des pays du littoral de l’ouest, — celle qui se trouve entre le 44e et le 53e degré de latitude, — est soumise à une température comparativement assez douce ; le sol y est excellent par endroits, et n’attend que la main de l’homme civilisé pour produire d’abondantes récoltes. Les torrens qui tombent des montagnes y creusent de profonds ravins ; de grandes forêts, où se mêlent le cyprès, le bouleau, le cèdre et le sapin, contribuent à augmenter la beauté de cette nature sauvage. Vers les possessions russes, au nord-ouest, le froid devient excessif, mais les bois croissent encore au versant des sierras. Les indigènes de ces parages varient selon les zones ; ceux du nord se rapprochent des Esquimaux ; ceux du midi, au contraire, semblent appartenir à la famille des Taïtiens et des Tongas ; chez d’autres, on a remarqué une certaine ressemblance avec les Kamtchadales, qui ne sont pas fort éloignés. On dirait que des migrations anciennes auraient réuni pêle-mêle, sur ces côtes découpées d’une foule d’îles, des peuples de l’Océanie, de l’Amérique et de l’Asie. Des bateaux à vapeur anglais ont déjà navigué sur le littoral du Pacifique, à travers l’archipel Quadra et Vancouver ; les Indiens pêcheurs, assis dans leurs étroites pirogues, ont vu, sans en croire leurs yeux, ces grands navires qui marchent sans rames et sans voiles. Située entre les montagnes Missouri-Colombiennes et l’Océan, la région de l’ouest proprement dite paraît destinée à participer du mouvement commercial que la découverte des trésors de la Californie a développé d’une façon si subite et si extraordinaire sur un autre point de la mer Pacifique. À vrai dire, cette région n’existe encore que sur la carte, mais peut-être sera-t-elle peuplée et colonisée avant les espaces intermédiaires qui la séparent de l’Atlantique. Par son passé cependant, elle se rattache au Canada, et la compagnie du nord-ouest, dont le siège était à Montréal, y a fondé des établissemens, élevé des forts dès 1818.
À l’est des montagnes Missouri-Colombiennes, commence la région moyenne, et s’allongent, sur une immense étendue et par zones courant du nord au sud, la Nouvelle-Galles et le Maine oriental. Entre ces deux dernières provinces, la baie d’Hudson s’enfonce comme une mer intérieure. Les ports abondent sur ses rives, la baie reçoit des fleuves de premier ordre qui, par leurs affluens, établissent dans toute la contrée un réseau de communications ; mais, sous un pareil climat, ces mille routes tracées par la nature perdent presque toute leur utilité. Les glaces que le courant et les vents chassent au milieu de la baie d’Hudson s’y entassent en blocs immenses et entravent la navigation. À terre, on ne voit que des solitudes désolées, des montagnes raboteuses sillonnées à leur base de déchirures effrayantes, hérissées à leur sommet de pics aigus que recouvrent des neiges éternelles.
Pendant huit mois, l’hiver règne dans les tristes provinces que baignent les eaux de la baie d’Hudson, et quel hiver ! Le thermomètre tombe à 30, à 40 et même à 45 degrés (Farenheit). Dès la fin d’octobre, la rivière des Haies, qui conduit de la baie au fort York, est assez solidement prise pour porter des traîneaux. L’encre gèle à côté d’un poêle rougi par le feu. Terre, lacs, rivières, tout disparaît sous une couche épaisse de neige glacée qui prend la consistance et le poli du marbre. Le soleil d’avril paraît enfin ; le thermomètre remonte peu à peu jusqu’à zéro. Les buissons verdissent ; à travers les pousses nouvelles des bouleaux et des saules, les groseilles noires et rouges montrent leurs petites baies ; la framboise de marais, qui mûrit sur sa tige grêle et rampante, annonce le retour à la vie de cette nature engourdie depuis si long-temps. Les pins et les sapins ont secoué leurs manteaux de neige, mais cette neige a fondu sur le sol ; les terrains bas et unis se changent en marécages. Le printemps, l’été, l’automne, ces trois saisons si belles et si variées même dans nos climats indécis, se partagent les quatre mois que l’hiver leur abandonne. La chaleur subite de l’été fait éclore des myriades de moustiques et de mouches noires. Il faut de nouveau allumer de grands feux et se plonger dans les tourbillons d’une fumée suffoquante pour éloigner ces intolérables insectes. Il n’y a donc pas aux environs de la baie d’Hudson un seul jour vraiment agréable, entièrement exempt de souffrances, où l’on puisse dire, comme le paysan breton assis au milieu de ses landes fleuries : « Il fait bon vivre aujourd’hui. »
Dans ces mornes déserts, point de culture[1] : aussi la population y est-elle très clair-semée. Elle se compose d’Indiens, de métis, de Canadiens et de quelques Anglais qui habitent les comptoirs établis par la compagnie de la baie d’Hudson pour le commerce des pelleteries. Les Indiens sont divisés en une foule de tribus, toutes indépendantes, toutes nomades ; ils errent à la poursuite du gibier, qu’ils harcèlent dans ses migrations. Ceux qui vivent au pied des Montagnes Rocheuses, dans les prairies, sont les mieux partagés. Montés sur leurs chevaux, ils chassent le daim et le buffle, dont la chair leur procure une nourriture saine et abondante. Hors des prairies, plus au nord, l’élan et le renne se rencontrent assez fréquemment ; le castor est commun autour des lacs ; dans les étangs et les rivières, le poisson abonde. Là, l’Indien trouve donc encore à se nourrir. Cependant, au nord de la région Mackensie-Saskatchawan, il arrive que le gibier disparaît ; comment le sauvage passera-t-il l’hiver ? Les rivières sont trop gelées pour qu’il puisse songer à la pêche ; la perdrix a émigré vers les pays boisés. Le trappeur racle le lichen qui croît sur les rocs, le fait bouillir et en tire une matière gélatineuse encore moins nutritive que le lichen d’Islande. Quand il a dépouillé les pierres de cette substance à laquelle les Canadiens donnent le vilain nom de tripe de roche, il change de demeure ; il erre au hasard, dressant sa hutte de branchages sur un sol maigre où, pendant l’été même, on n’aperçoit qu’une mousse épaisse, entremêlée de touffes d’herbes. La faim le presse. En vain interroge-t-il du regard cette terre inhospitalière qui ne lui offre rien dont il puisse se repaître. La femme du trappeur attend patiemment et en silence le retour de son mari qui revient les mains vides, chaque jour plus amaigri et bientôt si faible qu’il ne peut plus tendre ses piéges. Cette femme a des enfans ; elle contemple d’abord avec angoisse, puis avec une morne indifférence ces pauvres créatures condamnées à mourir de faim. Que se passe-t-il dans ce cœur de mère ? Personne ne le sait ; toujours est-il que les petits disparaissent ; l’Indienne revient à la vie… Elle a donc fait un horrible repas ! Quelquefois plusieurs femmes ainsi repues conspirent ensemble contre les jours de leurs maris. Elles les tuent dans leur sommeil et se partagent leurs corps décharnés, reprenant ainsi assez de force pour continuer leur voyage vers des contrées meilleures. On conçoit que les vieillards et les infirmes, ces êtres souffrans que toute société civilisée entoure de soins et d’égards, deviennent un embarras pour des familles exposées souvent aux tortures de la faim ; quand ils ne peuvent plus suivre leurs parens, ceux-ci les abandonnent sans vivres, sans provisions d’aucun genre à la voracité des loups.
On demandera peut-être pourquoi ces Indiens ne se livrent pas à la culture ? Par la raison bien simple qu’ils habitent entre le 58e et le 68e degré de latitude, et que, sous ce ciel ingrat, les Européens eux-mêmes ne peuvent faire pousser ni légumes ni pommes de terre. D’ailleurs labourer est un travail qui répugne à l’Indien, essentiellement vagabond, paresseux et apathique. La chasse est, nous l’avons dit, l’unique occupation de ces tribus errantes. Le soin d’en recueillir le produit et d’approvisionner les comptoirs de la compagnie repose sur les Canadiens. Ces gens-là sont voyageurs de leur métier, et c’est le nom qu’ils se donnent eux-mêmes. Ils passent leur vie à ramer sur les rivières des régions du nord-ouest ; la langue des Indiens leur est familière. Ils ne redoutent ni les moustiques, ni les glaces, ni même, la lance de l’Indien : ne se regardent-ils pas comme les rois de ces solitudes qu’ils parcourent librement, la hache à la ceinture, la carabine sur l’épaule, la pipe à la boutonnière ? Leurs ancêtres ont long-temps fait la guerre des bois contre les sauvages et contre les Anglais ; aussi, ont-ils conservé une humeur belliqueuse et entreprenante qui les invite à lutter toujours contre la nature ou contre les hommes. Les lacs, les rivières sur lesquels ils font voler leurs barques, ce sont leurs pères qui les ont nommés pour la plupart. Divisés en escouades, ils partent à jour fixe sur des flottilles de pirogues, emportant au désert les marchandises qu’ils doivent échanger contre les fourrures. Le jour ils rament, ou si le courant est trop rapide, ils poussent leurs bateaux au moyen de courtes gaffes qu’ils piquent en terre ; la nuit ils campent. Hors de leurs bateaux, ils sont chasseurs et bûcherons ; l’habitude de vivre dans les bois a fait d’eux les meilleurs batteurs d’estrade de toute l’Amérique. Ils lisent leur route sur la mousse des arbres, devinent les lieux où les sauvages stationnent aux diverses époques de l’année, et retrouvent, après huit jours de marche, l’animal ou l’ennemi qui essaie de se soustraire à leur poursuite.
Tant qu’il a assez de force pour ramer, le voyageur retourne rarement visiter les villages du Bas-Canada. Après le plaisir de remonter les rivières jusqu’à leur source comme l’anguille, de courir sur la neige comme le renne, il n’en connaît pas de plus grand que de raconter ses aventures. Si vous voulez le mettre en verve, offrez-lui un verre de rhum, puis excitez par vos questions sa vanité de conteur. Le Canadien s’anime aussitôt ; il parle avec des gestes emphatiques : voilà le Français à l’imagination vive, au tour de phrase rapide et énergique, semant son récit d’épisodes imprévus. Les années n’altèrent pas sensiblement la physionomie de ces robustes aventuriers. Souvent même ils ignorent leur âge et ne s’aperçoivent point eux-mêmes qu’ils vieillissent. Quand enfin leurs bras refusent de se plier au mouvement de la rame, ils reviennent sur les bords du Saint-Laurent. C’est là que nous en avons vu de bien vieux, vieillards octogénaires dont les cheveux blancs flottaient en longues mèches, toujours prêts à serrer la main d’un Français de France. Jusqu’à la mort, ils s’emploient aux travaux de la navigation ; les uns se font pilotes, les autres pêcheurs, et le dernier bruit qui frappe leurs oreilles est celui du courant refoulé par la proue d’une barque. Voilà deux siècles que cette race de Canadiens se perpétue ; elle durera tant qu’il restera en Amérique des pays incultes où ils puissent exercer l’industrie qui leur est propre. Peut-être eussent-ils mieux fait de défricher le sol que de pousser dans tous les sens des explorations qui ne les enrichissent guère ; mais ce n’est pas à nous de leur reprocher d’avoir suivi leur instinct. Ces Français abandonnés en Amérique ont été emportés avec ardeur vers l’infini du monde réel, comme nous l’avons été nous-mêmes en Europe à la découverte de l’inconnu dans le monde des idées.
C’est donc sur les Canadiens que repose en grande partie le système d’échanges qui se pratique dans les territoires du nord et de l’ouest ; ils ont pour auxiliaires les métis, appelés communément bois-brûlés. Ceux-ci fraient avec les voyageurs blancs plus volontiers qu’avec les peaux rouges et cuivrées. Par les traits épatés de leurs visages, par leur tempérament lymphatique et leur caractère peu expansif, ils ressemblent à leurs mères les sauvagesses plus qu’à leurs pères les Canadiens. Cependant ils se rapprochent de la race blanche par un point essentiel ; tous sont baptisés et appartiennent ainsi, quoique de loin, à la grande famille chrétienne. Leur vie est errante encore, mais elle a cessé d’être nomade. Pareils aux pigeons de fuie, qui, tout en gardant la liberté de leurs ailes, nichent toujours dans le voisinage de l’homme, ils s’établissent autour des factoreries. Leurs femmes y jouent le rôle qui, dans les pays du sud, est réservé aux mulâtresses ; elles s’occupent à laver le linge, à coudre les capotes de chasse, les guêtres de cuir, à confectionner des mocassins, et comme, dans ces établissemens perdus au milieu des bois et des neiges, on ne compte que de rares échantillons du sexe féminin, elles s’y rendent vraiment utiles.
On se figure aisément que le sort des Européens confinés dans ces mornes régions n’a rien de bien enviable. Les factoreries ne sont guère que des forts entourés de palissades servant à les protéger contre les attaques des Indiens. Ces forts renferment la demeure des agens et les magasins de la compagnie de la baie d’Hudson ; situés à l’embouchure des fleuves ou au confluent des rivières, ils sont les arsenaux de terre et de mer où l’on recueille les armes, où s’abritent les flottilles de pirogues, où l’on répare les navires qui viennent hiverner dans ces parages. Les uns, placés tout-à-fait au nord, surgissent comme des prisons au milieu d’un sol pierreux, qui laisse poindre çà et là de maigres buissons ; durant six mois et plus, ils présentent l’aspect d’un navire enveloppé de tous côtés par les glaces. À peine y reçoit-on de loin en loin la visite de quelques Esquimaux affamés. D’autres, bâtis sons des latitudes plus tempérées, s’élèvent dans des clairières qu’entourent des forêts ; sur ces hauteurs croissent le pin rouge, le tuya du Canada, la sapinette, arbres résineux à feuilles persistantes ; au fond des vallées poussent l’érable à sucre, le frêne et le bouleau qui sert à faire les pirogues. Presque toutes ces stations, celles par exemple qui avoisinent la baie d’Hudson, peuvent passer pour de terribles lieux d’exil. Pendant une partie de l’année, l’intensité du froid ne permet guère aux agens européens de courir les bois. Quand la neige tombe à flocons, chassée en tourbillons impétueux, ils restent emprisonnés derrière les doubles portes et les doubles fenêtres de leurs, maisons, se pressant autour des poêles, respirant pendant des semaines entières un air épais et lourd. Celui qui veut to make a break in the winter (rompre la monotonie de l’hiver) doit prendre mille précautions avant de s’exposer à la température extérieure. D’abord il examine avec attention l’aspect de l’atmosphère ; si le moindre vent, le plus léger zéphyr souffle sur la terre glacée, qu’il ne mette pas même son nez à la fenêtre, sous peine de le voir geler instantanément. Si l’air est parfaitement calme, il pourra chasser le ptarmigan et la perdrix, mais avec quel costumes… Autour de son cou, il roule un comforter plus pesant et plus large que le pagne qui compose tout le vêtement d’un Indou ; sa tête disparaît sous un bonnet de peau de rat qui cache les oreilles et une partie du visage. Trois paires de chaussettes de laine, recouvertes d’une paire de mocassins, suffiront à peine à garantir ses pieds, et ses mains seront bientôt engourdies, malgré les mitaines fourrées qui les enveloppent. Par-dessus le pantalon de peau de daim, il adapte des guêtres de drap qui viennent se lier au-dessus du genou ; enfin il endosse une capote de cuir, doublée de flanelle, rembourrée de fourrures, qui lui donne l’aspect d’un ours gris. Que si par hasard la neige est molle, il faudra qu’il ajuste au-dessus de ses mocassins une paire de raquettes, longues de quatre à cinq pieds, larges de deux, qui l’obligeront à marcher les jambes écartées et à lever le genou jusqu’à la ceinture. Le besoin impérieux de prendre de l’exercice et de changer d’air peut seul déterminer une créature humaine à se mettre en route dans un pareil attirail. Quelques années de déportation aux bords de la baie d’Hudson seraient considérées comme un cruel supplice ; cependant des jeunes gens, partis des bureaux de la Cité de Londres, y passent volontiers le plus beau temps de leur vie, parce qu’ils y trouvent, comme compensation à ces souffrances, une liberté sans limites. On n’aime pas abdiquer son indépendance entre les mains d’autrui, et on se console d’être l’esclave des élémens[2] !
Le commerce des fourrures n’a plus aujourd’hui la même importance qu’autrefois ; nos costumes n’admettent guère ce genre d’ornemens, et l’industrie parisienne des chapeaux de soie a fait un tort considérable à la vente des peaux de castor. Cependant quels immenses bénéfices doit réaliser la compagnie de la baie d’Hudson, qui tient pour ainsi dire à ferme toute la chasse de ces régions si vastes ! Ce n’est que lentement et après cent quatre-vingt-quatre ans d’existence qu’elle est arrivée à régner seule sur les pays qu’elle occupe aujourd’hui. Fondée à Londres en 1669, par une charte de Charles II, sous le nom de company of adventurers trading in Hudson’s bay, elle eut des commencemens pénibles. Il lui fallut d’abord reconnaître le pays qu’elle prétendait exploiter, ce qui l’obligea à diriger vers les mers glaciales plusieurs expéditions ; quelques-unes périrent sans laisser de traces, d’autres ne donnèrent que des résultats partiels ; toutes lui coûtèrent des sommes énormes. Enfin un voyage par terre fut résolu ; Hearne se chargea de l’entreprendre. Il découvrit la rivière de Cuivre, franchit le cercle polaire et pénétra le premier jusqu’aux bords de la mer arctique. Après lui vint Mackensie, qui compléta les découvertes de son devancier, donna son nom au grand fleuve qui sort du lac de l’Esclave pour se jeter dans l’Océan Glacial, et acheva de déterminer les points principaux des parties septentrionale et occidentale du continent américain. Tandis que la compagnie anglaise levait le plan de ses domaines, une entreprise rivale, établie à Montréal sous le nom de compagnie du nord-ouest, lui faisait une rude concurrence. Celle-ci avait à son service les rameurs canadiens ; elle était mieux située pour diriger ses agens et plus à portée de communiquer avec les factoreries qu’elle fondait de toutes parts. En 1810, la compagnie canadienne occupait plus de trois mille personnes, agens, facteurs et chasseurs ; la compagnie anglaise, réduite à rien, ne comptait pas trois cents employés de tous genres ; plusieurs de ses forts tombaient en ruine.
Un fait qui se passa en 1815 donnera une idée des rapports qui existaient entre ces deux associations de marchands. Lord Selkirk avait acheté, en 1811, de la compagnie de la baie d’Hudson, une certaine étendue de terrain, sur les bords de la Rivière-Rouge[3], non loin du lac Winnipeg, par le 52° degré de latitude. Trois à quatre cents Écossais l’y suivirent et fondèrent une petite colonie. La compagnie de Montréal en prit ombrage ; il semble pourtant qu’il y avait place pour quelques centaines d’émigrans au sein de ces solitudes inhabitées ! Des Canadiens voyageurs et des bois-brûlés, excités par les agens de cette compagnie, n’hésitèrent pas à attaquer à main armée la colonie naissante ; ils en dispersèrent les habitans et incendièrent leurs demeures. Cet acte de vandalisme donna naissance à un procès qui se jugea en Angleterre ; lord Selkirk, réintégré dans ses droits, put voir ses Écossais, renforcés par de nouveaux émigrans, reprendre leurs travaux si brusquement interrompus. En 1829, cette colonie, nommée Kilkonan ou Red-River (Rivière-Rouge), comptait mille habitans ; plus de deux mille acres de terrain avaient été convertis en terres labourables et en prairies. Aujourd’hui sa population s’élève à cinq mille ames ; on y a bâti un hospice où les malades et les infirmes sont confiés aux soins des grey nuns (soeurs grises) de Montréal ; la civilisation a donc trouvé un point où se fixer dans ces déserts. Red-River est devenu la capitale des territoires du nord-ouest. Malgré la distance qui le sépare des grandes villes du Bas-Canada, cet établissement est mis en communication avec elles par cette large route que forment le Saint-Laurent, le lac Ontario, le lac Huron, le lac Supérieur et enfin le lac Winnipeg. Les rivalités qui faillirent le ruiner à son origine sont éteintes désormais, les deux compagnies ayant été réunies en une seule qui a pris le nom de Hudson’s bay fur company, compagnie des pelleteries de la baie d’Hudson. Plus au sud[4], sur la rive septentrionale du lac Supérieur, se trouve Fort-William, centre du commerce des fourrures. La compagnie canadienne, à qui appartenait ce comptoir important, y a construit des factoreries remarquables par leur étendue. Pendant tout l’été, Fort-William présente le coup d’œil d’une foire continuelle qui peut rivaliser avec celle de Kasan, et rappelle les marchés de Kiakta à l’époque du passage des caravanes russes. Français, Anglais, Suédois, Canadiens, métis de toute nuance, Indiens de toutes les tribus, Chipéways, Crees, Assiniboins, gens de l’Océanie, Africains, Bengalis, s’y donnent rendez-vous et s’y coudoient avec leurs costumes divers. Au contact de tant d’étrangers, la vie renaît comme par enchantement ; on fait de grandes affaires, on se réjouit, on se livre au plaisir pour oublier les fatigues de l’hiver. À cette époque, les employés de la compagnie doivent quitter leurs résidences respectives pour apporter au Fort-William le produit de leurs échanges, et nous laissons à penser s’ils se font prier pour se mettre en route !
Ainsi le génie commercial des nations européennes a créé là, au centre d’un continent presque désert encore, un immense bazar où la dépouille d’un rat musqué, pris au piège de l’Indien sous le cercle polaire, arrive à point nommé dans la main du marchand qui la vient chercher du fond de l’Europe et de l’Asie ! Un réseau de comptoirs fort éloignés les uns des autres couvre le pays ; un jour peut-être ces comptoirs deviendront le noyau d’établissemens permanens. Qui sait quelles richesses minérales renferment toutes ces montagnes inexplorées ? Qui sait si la nature, en compensation d’un si horrible climat, n’a pas doté ces contrées, comme la Sibérie, de trésors inépuisables ? Aujourd’hui, les peaux de bison, d’élan, de renne, les chaudes fourrures que produisent le renard, le lynx, le castor, la martre, sont les seuls articles d’exportation que l’homme tire de ces régions lointaines ; mais l’élément européen pénètre peu à peu au cœur même d’un monde inhabité : il en prend possession, il s’y prépare des points de refuge, des lieux d’émigration pour l’avenir, et il s’y fraie des routes que suivront avec espérance les générations futures.
Ce que nous avons dit de l’aspect et du climat des territoires de la baie d’Hudson peut s’appliquer en grande partie au Labrador et à quelques colonies qui se rattachent au groupe oriental, c’est-à-dire aux îles et aux pays en terre ferme qui entourent le golfe Saint-Laurent. Le Labrador a cela de particulier, qu’il se divise, pour ainsi parler, en deux zones, l’une orientale, l’autre occidentale. Par la première, qui confine la région de l’East-Maine, il fournit son petit contingent de fourrures au commerce anglais ; par l’autre, qui comprend tout le littoral, il se rattache aux grandes pêcheries dont Terre-Neuve est le centre. Séparé de cette terre par le détroit de Belle-Ile, le Labrador n’est guère qu’une dépendance administrative de la plus importante station de pêche qu’il y ait au monde. Sur la quantité plus ou moins abondante de morues qui fréquentera les abords de Terre-Neuve se règle chaque année l’existence de quarante-cinq mille marins et de leurs familles. Près de trois mille navires armés en Angleterre, en France et en Amérique n’ont d’autre destination que les bancs et les plages où la Providence pousse périodiquement et à jour fixe ces myriades de poissons qui doivent alimenter des millions d’hommes de tous les pays.
Les bâtimens que l’on équipe en Europe quittent leur port d’armement au commencement d’avril. Les premiers beaux jours les trouvent prêts à partir ; qu’un vent du nord vienne à souffler, et ces innombrables voiles s’éloignent des côtes de France, d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande, cinglant vers l’ouest. La tempête les disperse, le beau temps les rassemble, et elles voguent en troupes à travers l’immense Océan. C’est un curieux spectacle de rencontrer en pleine mer cette flotte de pêcheurs. Aussi loin que l’œil peut s’étendre, on les voit poindre à l’horizon comme une volée de goëlands. Si le vent augmente de violence et que la mer grossisse, tous ces bâtimens diminuent de voiles à la fois, comme si un invisible amiral donnait le signal de la manœuvre, et bientôt on ne voit plus que les mâts et les cordages au-dessus des vagues furieuses qui balaient ces esquifs fatigués. Une même tourmente met en péril une population active et industrieuse égale en nombre à celle d’une grande ville. Dans le voisinage des côtes d’Amérique, un autre danger attend les pêcheurs. Ce sont les montagnes de glace, les banquises, comme ils les appellent : tantôt serrées en blocs compactes et immobiles, elles leur barrent la route ; tantôt elles passent en masses flottantes, descendant vers les parages plus chauds où le soleil et les eaux tièdes les feront fondre. Quelquefois les navires restent des semaines en vue de terre, retenus au large par la banquise, et le pêcheur qui s’est embarqué chez nous au printemps retrouve en Amérique, par des latitudes égales et au mois de mai, toutes les horreurs de l’hiver. Cependant les glaces disparaissent et la pêche commence. Quinze cents bâtimens venus des ports des États-Unis se répandent sur les bancs ; trois cents autres portant pavillon français stationnent autour de ces hauts-fonds ou dans les havres de nos établissemens de Saint-Pierre et de Miquelon. L’Angleterre compte pour sa part près de mille voiles, en y joignant les navires sortis de ses colonies de la Nouvelle-Écosse et du Canada ; c’est qu’elle est maîtresse de tout le littoral et que toutes les terres voisines lui appartiennent. Ce sont là de grands avantages, convoités depuis long-temps par les États-Unis. Comme nous passions sur le grand banc à l’époque de la pêche, un Américain qui se trouvait à bord avec nous s’écria : Ici commence notre pays ! Un temps viendra où aucune nation ne pourra tirer ici un coup de canon sans notre bon plaisir !
En attendant ce jour fatal, qu’elle recule par tous les moyens possibles, la Grande-Bretagne emploie à la pêche de la morue, à Terre-Neuve et au large, environ quinze mille marins ; elle en exporte, en poisson et en huile, pour une valeur de 500,000 livres sterling. Qu’on y ajoute ce que nous avons dit plus haut des pêcheries du Labrador et le produit de celles qui sont établies dans les îles adjacentes, on arrivera, pour le total de l’exportation, au chiffre de 900,000 livres sterling, et on pourra évaluer à vingt mille[5] le nombre des sujets anglais occupés aux travaux de la pêche. De plus, l’Angleterre possède l’île de Terre-Neuve, presque aussi étendue que l’Islande. La capitale, Saint-John, ville bien bâtie, fortifiée avec soin, munie d’un bon port, renferme une population fixe qui ne s’élève pas, en hiver, à moins de quinze mille ames. L’intérieur est assez bien cultivé, et l’on peut regarder l’île en elle-même comme une petite colonie[6] ; mais ce qui lui donne une importance extrême, outre l’avantage qu’elle a d’être le centre des pêcheries, c’est sa position à l’entrée du golfe Saint-Laurent. Elle bloque en quelque sorte l’embouchure du : fleuve, et la nation qui y fait flotter son pavillon tient entre ses mains les clés du Canada. Au nord, elle domine le détroit de Belle-Ile ; au sud, elle s’allonge vers l’île du Cap-Breton, qui s’avance en pointe vers l’intérieur du golfe. À son tour, l’île du Cap-Breton s’interpose dans l’espace compris entre Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse, de telle sorte que toutes les passes conduisant au golfe peuvent être facilement surveillées.
Malgré son peu d’étendue, l’île du Cap-Breton formait autrefois un gouvernement à part, qui s’étendait sur l’île du Prince-Édouard (l’île Saint-Jean des Canadiens). Elle n’a guère qu’une importance maritime et militaire, qu’elle doit à sa situation avantageuse sur le golfe Saint-Laurent et à la configuration de ses côtes, creusées partout d’anses profondes qui forment des ports excellens où les navires surpris par les tempêtes et les brouillards sont heureux de pouvoir se réfugier. Derrière le Cap-Breton, et comme à son ombre et sous sa protection, se profile, le long de la côte du Nouveau-Brunswick, l’île du Prince-Édouard. En 1805, une colonie d’Écossais, amenée par lord Selkirk, le même qui fonda Kilkonan, y ranima le goût de la culture. On y compte aujourd’hui cinq villes assez florissantes. Ces deux îles dont nous venons de parler, — Cap-Breton et Prince-Édouard, — relèvent du gouvernement de la Nouvelle-Écosse. Pour arriver en terre ferme, il suffit de traverser le détroit de Canseau ou Canso, passage très court, mais difficile, où les marées capricieuses déjouent tous les calculs des astronomes et des marins. Sur la rive méridionale du détroit de Canso commencent des pays plus étroitement attachés au Canada que ceux dont nous nous sommes occupés jusqu’ici. Ce ne sont pas des terres nouvelles, voilà deux siècles et plus que l’Europe les connaît ; mais la Grande-Bretagne, qui a fini par les enlever à la France après de longues luttes, n’a pas eu encore le loisir de les façonner à son image, et ces contrées ont gardé en maints endroits leur aspect primitif. Depuis quelques années cependant, depuis surtout qu’une organisation plus ferme régit le Canada, l’attention des hommes d’état de l’Angleterre commence à se porter sur cette bande de terrain qui s’étend du Saint-Laurent aux États-Unis, et comprend deux provinces, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.
En abordant la Nouvelle-Écosse, nous touchons encore une terre qui fut française, l’Acadie si chère aux vieux Canadiens. Cette presqu’île n’a pas moins de cent dix lieues de long sur trente-cinq à quarante de large. La grande baie de Fundy la sépare du Nouveau-Brunswick, auquel l’Acadie ne tient que par une étroite langue de terre. C’est au milieu de cette baie et au fond d’une anse bien abritée que l’on trouve Annapolis, l’ancien Port-Royal des colons français, qui en avaient fait la capitale de l’Acadie entière. Soixante maisons, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de cette métropole, qui eut deux sièges à soutenir ; là comme à Louisbourg, dans l’île du Cap-Breton, les habitans ont été chassés de leurs demeures, et se sont dispersés au loin, ne laissant aux vainqueurs que des ruines. Au midi de la presqu’île s’étendent de vastes terrains encore incultes ; on y rencontre en abondance le renard, le daim et surtout le moose-deer (cervus alces). Là aussi campent les restes des tribus indiennes Micmac et Mélicète, celles-là même dont les guerriers massacraient et scalpaient sans merci les premiers émigrans normands. Maintenant les Indiens de l’Acadie végètent dans cet état demi-sauvage dont les indigènes ont tant de peine à sortir. Errans comme les Bohémiens, ces Indiens leur ressemblent encore par l’habitude qu’ils ont d’enlever des enfans et de fuir avec eux dans les bois. Une fois initiés à la vie sauvage, les fils des blancs sont perdus pour leurs familles comme pour la société ; si par hasard on les retrouve, ils ne consentent plus à vivre dans les villes.
Ainsi, vers sa partie méridionale, la Nouvelle-Écosse compte encore peu de colonistes ; le mouvement de la population a été attiré vers le centre de la côte orientale, autour de la ville d’Halifax, que l’Angleterre a choisie pour capitale de la province. Halifax paraît destinée à devenir l’une des places les plus commerçantes du nord de l’Amérique ; elle compte déjà vingt-cinq mille habitans. Québec, située trop loin dans les terres, est demeurée la citadelle par excellence, le boulevard des possessions anglaises ; Halifax, que baigne l’Océan, en est aujourd’hui l’arsenal maritime, le premier port de guerre. La nature y avait creusé une rade spacieuse, l’une des plus belles du Nouveau Monde ; la main de l’homme y a ajouté tout ce qui peut contribuer à sa défense. L’Angleterre n’a pas choisi sans motif Halifax pour le rendez-vous de ses vaisseaux ; que l’on consulte la carte, et l’on se convaincra que c’est à la fois le port le plus voisin des États-Unis et le point le plus rapproché de l’Europe. Les paquebots transatlantiques y font escale en venant de la Manche et en partant de Boston, ce qui place la capitale de la Nouvelle-Écosse à dix jours seulement de Southampton. Une garnison qui se compose habituellement de trois régimens contribue encore à augmenter l’animation de cette ville. Cependant, au lieu de se réjouir de ces élémens apparens de prospérité, le gouvernement local, qui voudrait voir le pays se coloniser, remarque avec peine que les habitans de la capitale, habitués à compter pour vivre sur le passage des étrangers et sur le séjour des troupes, montrent peu d’empressement à défricher le sol. En effet, la presqu’île entière, l’île du Prince-Édouard et celle du Cap-Breton ne renferment en tout que cent soixante-quinze mille ames, et, sur ce nombre, plus d’un tiers est groupé dans les ports de mer. Le conseil colonial, pour remédier à cet état de choses, s’occupe avec énergie de développer les ressources de ce pays, qui peut également s’enrichir par l’agriculture, par la pêche, par le commerce et par l’exploitation des mines, et donner une impulsion simultanée à ces quatre branches d’industrie. Il demande à l’Europe ce qu’elle a de trop, des bras. Aux émigrans, il offre la zone boisée qui embrasse la pointe méridionale de la contrée, et que les cartes désignaient encore il y a peu d’années sous le nom de unexploed country, pays inexploré. La coupe des grands bois se poursuit avec activité sur le littoral, mais c’est là un travail de destruction qui demanderait à être compensé par celui de la culture, et dans la Nouvelle-Écosse on est surtout marin. Il se construit à Halifax et dans les petites villes voisines un nombre considérable de navires, les uns destinés à traverser l’Atlantique, les autres employés à la pêche et au cabotage. La navigation entre les divers ports des colonies anglaises situées aux abords du Saint-Laurent et de son golfe est si active, qu’elle occupe une marine égale dans son ensemble au tiers de celle de la France, et pourtant les glaces l’interrompent pendant quatre mois de l’année. Lequel doit le plus nous surprendre, du développement maritime de ces pays nouveaux ou de l’abaissement de notre commerce ! Qu’on ajoute à ces bâtimens à voiles la flottille de steamers qui sillonne chaque jour les baies, les golfes, les rivières, répandant de toutes parts l’activité, entretenant d’une île à l’autre, du Canada à l’Acadie, des communications rapides et incessantes, et l’on aura une idée des moyens dont disposent déjà ces colonies pour croître en population et en prospérité. Il ne leur faut qu’un plus grand nombre d’émigrans agriculteurs, et ces émigrans y viendront, car l’Angleterre sait faire comprendre aux masses qu’il vaut mieux aller vivre heureux au-delà des mers que de mourir de faim dans sa patrie.
La langue de terre qui joint, la Nouvelle-Écosse au continent forme comme un pays à part, pittoresque et gracieux, où des maisons de plaisance et de jolis cottages réjouissent le regard. C’est là qu’habitent la nobility et la gentry de la province ; là vit aussi l’humoriste Haliburton, qui a si bien réussi à peindre les mœurs des colonists[7]. Par un singulier contraste, au-delà de l’isthme, au-delà de ces campagnes si bien cultivées, on se retrouve au milieu des forêts et des solitudes. De la Nouvelle-Écosse, on passe dans le Nouveau-Brunswick. — Qui connaît en France le Nouveau-Brunswick et ses vieux habitans français les Acadiens ? Il y a dix ans, on ne le connaissait guère non plus en Angleterre, ni même au Canada ; on s’accordait à le regarder comme une vaste étendue de bois sur lesquels planent d’éternels brouillards. Ses rivages, battus par d’incessantes tempêtes, n’abritaient, disait-on, que de pauvres pêcheurs bloqués dans leurs cabanes pendant six mois par les glaces qui s’amoncèlent à l’entrée de la baie de Fundy. Il y a du vrai dans cette triste peinture ; mais de récentes explorations ont prouvé que ce désert, parfaitement arrosé et déjà habité sur divers points, renferme, de grands espaces où la terre est excellente.
Le Nouveau-Brunswick possédait, en 1844, une population de cent soixante-dix mille habitans[8], la plupart vivant sur le bord de la mer et dans les villes bâties le long des grandes rivières, le reste disséminé sur une étendue de huit mille lieues carrées. Il est arrosé dans toute sa longueur par le Saint-John, fleuve rapide qu’alimentent une foule de petits lacs. Ce fleuve donne son nom à la principale cité de la colonie, située au point même où le Saint-John se jette dans la mer en formant un havre sûr et spacieux. À peu de distance de son embouchure, au-dessus de la ville, le Saint-John offre le singulier spectacle d’une cataracte qui mugit et se tait alternativement pendant six heures. Quand la mer baisse, les eaux du fleuve se précipitent impétueusement à travers les rocs en cherchant leur niveau : quand la marée monte, — elle atteint là une hauteur de vingt-quatre pieds ; le courant s’arrête d’abord, puis rebrousse en arrière ; la vague s’élève par-dessus les rochers, et la chute, marquée seulement par des tourbillons d’écume, livre passage aux petits navires. Grace à la franchise de son port et malgré les incendies qui l’ont souvent dévastée, la ville de Saint-John a acquis, dans ces derniers temps, une véritable importance[9] ; cependant elle n’est point la capitale de la province : c’est Frédérickton qui jouit de ce privilège. Dès 1795, le gouvernement anglais, qui voulait faire pénétrer dans l’Acadie l’élément britannique et établir son autorité au sein même de la population acadienne, fixa à Frédérickton le siége de l’administration. Ce petit chef-lieu a langui long-temps ; on y signalait un beau collége, bâti en pierres de taille, doté de mille acres de bonne terre, une société d’agriculture, trois journaux, et cependant sa population, en 1837, ne dépassait pas deux mille habitans ; elle a plus que doublé aujourd’hui. Ses rues propres et alignées lui donnent l’aspect décent des villes anglaises ; on y remarque de petites chapelles protestantes bien blanches, bien monotones ; les puritains du Massachusetts n’eussent pas mieux fait, Par malheur, les lumberers (bûcherons de la forêt) s’y abattent quelquefois en troupes. Après des mois de privations, ces batteurs d’estrade se répandent dans la petite ville avec aussi peu d’ordre que des baleiniers dans les rues de Liverpool ou du Havre un jour de paie, ce qui ne laisse pas que de troubler le recueillement des sages habitans de Frédérickton.
Les lumberers sont à la fois bûcherons et flotteurs ; ils forment dans le Canada aussi bien qu’au Nouveau-Brunswick une classe d’hommes à part, peu estimés des économistes à cause de leur éloignement pour la vie sédentaire et de leur façon désordonnée de couper les forêts, mais fort curieux à observer. La culture n’est pas leur affaire ; ils dépouillent la terre de ses arbres, et laissent à d’autres le soin de la labourer. Quand ils ont composé un radeau, ils le conduisent à l’aide du courant, de longs avirons et de petites voiles jusqu’à ce qu’un rapide ou une cataracte vienne interrompre leur navigation ; alors ils sautent à terre et lancent leur raft au beau milieu du précipice. Le gouffre saisit les pièces de bois, brise les liens qui les tiennent assemblées, et les disperse à travers ses remous. Le lumberer s’empresse de ressaisir les poutres qui reparaissent çà et là dans des tourbillons d’écume, et compose avec ces débris épars un second radeau ; mais le torrent impétueux ne rend pas tout ce qu’il a reçu : d’énormes quantités de bois sont perdues à ces passages difficiles, et chaque année les grandes chutes du Saint-John en engloutissent de quoi construire une frégate. Il n’y a point dans ces forêts antiques d’arbre à l’écorce si lisse et si dénué de branches, sur lequel le lumberer ne grimpe, à l’aide de crocs de fer qu’il s’attache au bas de la jambe. Dans ses campemens, il allume de grands feux, insouciant de l’incendie qui peut se propager sur ses pas et couvrir de cendres brûlantes d’immenses étendues de terrain. Dans les tavernes où il se retire à la fin de chaque voyage, il passe ses journées à boire et à chanter ; les liqueurs fortes le rendent violent et querelleur. Au temps où la question des frontières entre le Nouveau-Brunswick et l’état du Maine était encore pendante, les bûcherons du territoire anglais et ceux des États-Unis se livraient de terribles combats pour la possession des forêts répandues le long des cours d’eau.
Quand on aura régularisé le cours des rivières au moyen d’écluses et de canaux, le lumberer sera réduit à abandonner sa vie vagabonde, ou bien il deviendra pour la colonie anglaise un élément dangereux. Les idées démocratiques, propagées le long de la frontière par l’oncle Samuel[10], pourront avoir prise sur l’esprit indocile de ces flotteurs. Il est vrai que l’Angleterre compte dans le Nouveau-Brunswick de loyaux sujets, plus occupés d’agriculture que de politique. Ce sont les anciens colonists établis dans le pays depuis un demi-siècle et les laborieux émigrans qui se condamnent à vivre loin de leurs semblables au fond des clairières. Parmi ces derniers, il y en a qui végètent dans une grande pauvreté ; leurs maisons sont misérables ; on n’y trouve rien de ce qui compose le comfort de l’existence. Passez devant la demeure d’une de ces familles, vous verrez le père qui travaille pieds nus, à peine couvert d’un pantalon que sa femme a raccommodé en y cousant un morceau de chapeau de paille. Les enfans, étonnés de voir un étranger, se cachent ou le regardent avec une surprise mêlée d’effroi. Le porc salé est la base de leur nourriture. La chasse et la pêche leur fournissent aussi quelques ressources ; la terre produit des céréales, des légumes ; mais l’argent est si rare, qu’un colon ramassera un shelling en s’écriant : Voilà trois ans que je n’avais vu la figure de sa majesté sur une pièce de monnaie ! Il y a là des villages que jamais encore, avant 1844, un gouverneur n’avait visités. Les habitans de ces petites communautés, appartenant pour la plupart à la secte des baptistes, se gouvernent eux-mêmes : ils n’ont ni église ni chapelle dans plusieurs localités ; mais, le dimanche, ils se réunissent pour sanctifier le sabbath, ici sous la direction des vieillards, là sous la conduite des femmes, qui sans doute ont plus que les hommes, le temps de s’adonner à la lecture. Des moulins à scier le bois, placés sur des barrages qui interrompent complètement le cours des petites rivières, sont jusqu’ici les seuls établissemens industriels qu’on rencontre dans l’intérieur du Nouveau-Brunswick.
Au milieu de cette population clair-semée de puritains et d’émigrans, vivent les Acadiens français ; ils occupent de petits villages situés sur les bords du fleuve Saint-John, entre les petites et les grandes chutes, sur les frontières de l’état américain du Maine. Ce n’est point volontairement qu’ils sont venus s’établir là, si loin de la baie de Fundy, dont leurs ancêtres habitaient le littoral. Après que le sort des armes eut livré leur pays à l’Angleterre, mais avant que le traité de 1783 en eût ratifié la cession de la part de la France, les Acadiens attaquèrent à main armée les établissemens anglais ; aidés des Indiens leurs alliés, ils dévastaient et brûlaient les fermes et les maisons qui appartenaient aux nouveaux occupans ; pour eux, la guerre durait encore. Bien que réduits à eux-mêmes, ils se défendaient, comme autrefois les indigènes avaient essayé de résister à l’invasion de la race blanche. Quand la Grande-Bretagne entra définitivement en possession du Canada et des provinces adjacentes, elle résolut de se débarrasser de ces voisins importuns ; les Canadiens des environs de la ville Saint-Jean furent refoulés jusqu’aux lieux où on les voit aujourd’hui. Nous avons entendu nous-même, en Acadie, de vieux Français raconter les détails de cette transportation. « Nos pères, disaient-ils, ayant été convoqués dans leurs églises, entendirent lire un ordre du gouvernement anglais qui les déclarait prisonniers, qui prononçait la confiscation de leurs biens, de leurs bestiaux, de leurs pêcheries, et les condamnait à être transportés dans d’autres provinces, selon le bon plaisir du monarque. » Ils sont restés là où l’ordonnance royale les a internés. Étrangers au milieu de leur patrie conquise, oubliés de la civilisation qui les a dépassés, ils sentent très bien leur infériorité ; mais en même temps ils gardent au cœur quelque rancune contre ceux qui les ont opprimés autrefois. Soixante-sept années de conquête n’ont pu les réconcilier entièrement avec le gouvernement de la joyeuse Angleterre, et les démagogues de l’état du Maine le savent bien. Après tout, ce ne sont rien moins que des conspirateurs ; la défiance naturelle aux gens pauvres et délaissés n’exclut point en eux la franchise et la douceur du caractère.
Le Nouveau-Brunswick, on le voit, peut être considéré dans son ensemble comme un océan de forêts. Le terrain en est presque toujours plat, coupé de lacs et de rivières, présentant alternativement des lieux bas et marécageux et des plaines propres à la culture. La truite abonde dans les ruisseaux, le saumon remonte les fleuves jusque dans l’intérieur du pays. Partout le pêcheur a des chances de faire un excellent repas ; le chasseur aussi trouve de quoi exercer son adresse. Dans les plaines erre le caribou, — renne américain, — aux bois larges et puissans, noble animal qu’on a quelquefois dressé à conduire des traîneaux ; dans les endroits plus fourrés se cachent le grand cerf et le chevreuil si rapide qu’on l’aperçoit à peine quand il bondit par-dessus les buissons. L’Acadie renferme les animaux à fourrure qui fréquentent les parties les plus froides du Haut-Canada, la martre, les renards de toutes nuances et le castor, réfugié sur les rives de la Miramichi, où il construit en paix son petit phalanstère. Le climat du Nouveau-Brunswick est très froid en hiver et très chaud en été. Pendant le mois de juillet, le thermomètre s’élève dans les bois à 80 degrés Farenheit. Pendant le mois de janvier, le chasseur doit se revêtir d’un costume à peu près semblable à celui qu’on porte sur les bords de la baie d’Hudson ; la baie de Fundy charrie des glaces, et ce qui augmente la difficulté de la navigation dans ces parages, ce sont d’épais brouillards, auxquels succèdent tout à coup des ouragans de neige. Les bouleaux, les ormes, les tilleuls ne se couvrent pas de feuilles avant la fin de mai ; il n’y a donc point de printemps ! Au plus fort de l’été, de violens orages rafraîchissent subitement la température, au point que sur les lieux élevés les petits lacs se revêtent d’une fine couche de glace. Jusqu’ici le Nouveau-Brunswick produit peu de céréales ; les exportations annuelles, qu’on peut estimer à 30 millions de francs, consistent en bois, fourrures, peaux sèches, poisson et viande salée. Ces simples productions naissent du sol et de la mer ; l’industrie n’y entre pour rien : aussi les colons, pauvres fermiers, chasseurs ou bûcherons, tirent-ils de la mère-patrie fort peu d’articles manufacturés. L’Angleterre, qui cherche dans ses colonies des débouchés pour ses fabriques, a donc grand intérêt à ce que le pays encore inculte se peuple d’habitans et surtout d’habitans aisés. Pour attirer des émigrans sur ce sol couvert de forêts, le meilleur moyen serait de tracer une route qui traversât le New-Brunswick depuis la Nouvelle-Écosse jusqu’au Canada. Le long de cette grande voie de communication, des villages se bâtiraient, l’agriculteur trouverait des marchés où échanger ses denrées contre les objets de première nécessité ; peu à peu le commerce naîtrait sur toute la ligne, et l’Américain de l’état du Maine n’opposerait plus ses fertiles vallées aux âpres solitudes de la vieille Acadie. Cette route aurait de plus l’avantage de relier Halifax, le principal port de guerre que la Grande-Bretagne possède dans ces régions, avec Québec, sa plus importante place forte. En 1844, le gouvernement anglais fit faire le tracé de ce chemin, qui, dans l’esprit des ingénieurs employés à ce grand travail, devait être une route stratégique (military road). Quelques années plus tard, la découverte de gisemens houillers considérables et la manie des chemins de fer furent cause que l’on abandonna ce projet ; une voie ferrée parut préférable, d’abord en ce qu’elle rendrait les communications plus rapides, et puis parce que l’exploitation des mines attirerait dans la colonie un plus grand nombre de travailleurs. Une pareille entreprise coûtera des sommes énormes ; il faut défricher un terrain couvert par endroits de forêts inextricables, construire des ponts sur des rivières rapides et capricieuses, tourner des lacs, éviter des marais ; mais rien n’arrêtera l’esprit entreprenant de l’Angleterre. Le Nouveau-Brunswick languit faute de débouchés, elle lui en créera ; les rivières qui l’arrosent vont tomber dans la baie de Fundy et l’isolent du Saint-Laurent, elle suppléera à ce désavantage au moyen d’une route qui viendra aboutir à la rade de Québec. C’est ainsi que le Canada, qui touche déjà par ses grands lacs aux principaux établissemens des territoires du nord-ouest, sera mis en rapport direct avec les provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et deviendra de plus en plus le centre des possessions anglaises au nord du continent américain.
Quoique la division du Canada en deux provinces ait été abolie en 1840 par un décret du gouvernement britannique, ce vaste pays se compose cependant de deux régions bien distinctes, celle de l’ouest, que bordent les grands lacs, et celle de l’est, qu’arrose le Saint-Laurent. Cette dernière constitue ce qu’on appelait le Bas-Canada, Lower-Canada. C’est sans contredit l’une des contrées les plus pittoresques,et les plus variées que l’on puisse rencontrer, et cette beauté d’aspect qui la distingue, elle la doit au Saint-Laurent, qui, par son étendue, par le nombre et l’importance de ses affluens, rivalise avec les plus grandes rivières de l’Amérique. On est convenu de faire commencer le Saint-Laurent à l’extrémité orientale de l’Ontario ; depuis ce point jusqu’à l’île d’Anticosti, où il tombe dans le golfe qui porte son nom, il forme un canal gigantesque long de deux cent vingt-cinq lieues, chargé de déverser à la mer la masse entière des eaux qui s’épanchent des lacs de l’intérieur. Il se jette franchement dans l’Atlantique par une seule embouchure si grande, qu’il serait difficile de préciser le lieu où disparaissent ses derniers flots. À vingt-cinq lieues au-dessus de l’île d’Anticosti, il n’a pas moins de six lieues de largeur, et sa profondeur est de deux cents pieds. En hiver, quand toute la contrée sommeille sous une épaisse couche de neige, le Saint-Laurent cesse d’être navigable. Là où il coule plus lentement, la glace le couvre et joint ses deux rives par un pont solide. Dans sa partie inférieure, il charrie de gros glaçons que le flux de l’Océan repousse avec violence, qui se heurtent tumultueusement, s’agglomèrent et se séparent, jusqu’à ce que les vents d’ouest les chassent au large et les dispersent. En été, il déroule aux rayons d’un soleil ardent ses ondes vertes et impétueuses. Les barques, les radeaux, les bateaux à vapeur, les navires et les pirogues qui le sillonnent de toutes parts répandent la vie et le mouvement d’une extrémité à l’autre du Bas-Canada. C’est un fleuve à deux têtes, un canal à deux embouchures : à l’ouest, il s’ouvre sur des mers intérieures ; à l’est, il se décharge dans l’Océan par un golfe d’une ampleur imposante.
Les navires partis d’Europe se montrent à l’embouchure du Saint-Laurent vers la fin de mai ; il gèle encore, mais déjà les buissons verdissent, et le bouleau laisse apercevoir ses premiers bourgeons. Sur la rive gauche, du côté du Labrador, la nature est âpre et sauvage ; on dirait qu’il y a entre cette côte et celle du Canada, non pas la largeur d’un grand fleuve, mais un océan tout entier. La culture a fait peu de progrès dans cette partie des colonies anglaises ; les villages y sont rares. Une population de lumberers (bûcherons) habite les forêts de l’intérieur. Sur la rive droite du Saint-Laurent au contraire, dans l’espace compris entre Gaspé, qui marque la pointe extrême du continent, la rivière Point-Jean et Saint-Lévi, en face de Québec, sont répandus en grand nombre les anciens colons français, ceux que les Anglais désignent par le nom de french colonists. Leur quartier-général est le comté actuel de la Rivière-du-Loup. Plus civilisés à tous égards que leurs compatriotes les Acadiens du Nouveau-Brunswick, ils représentent la vraie race canadienne française, les premiers occupans, — après les Indiens, — de cette partie du continent américain. Ils parlent un vieux français peu élégant ; leur prononciation épaisse, dénuée d’accentuation, ne ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux, on s’aperçoit bien vite qu’ils ont été séparés de nous avant l’époque où tout le monde en France s’est mis à écrire et à discuter. Leurs maisons, construites en bois, renferment peu de mobilier : une table massive, des chaises, quelquefois un tapis grossier. Le poêle de fonte en est le principal ornement ; placé dans la cloison qui divise la cabane en deux chambres, il la chauffe sur tous les points et sert à cuire le dîner pendant l’hiver. Durant l’été, le foyer se transporte dehors, sous un hangar, la chaleur devenant si forte dans cette saison, qu’on a bien plus besoin d’air que de feu. La belle saison est, pour les Canadiens des bords du Saint-Laurent, celle des grands et durs travaux ; ils n’ont que six mois pour labourer les terres et faire la récolte. En général, leurs exploitations ne sont pas des fermes-modèles ; cependant, depuis un demi-siècle, ils ont fait des progrès en agronomie ; on ne les voit plus, comme autrefois, jeter dans le Saint-Laurent le fumier de leurs étables ; ils ont appris à améliorer leurs terres au moyen des engrais. Deux causes contribuèrent long-temps à les maintenir dans une ignorance qui contrastait avec l’habileté des nouveaux colons : la richesse du sol d’abord. -car on cite des champs, sur le bord du fleuve, qui ont produit vingt récoltes consécutives sans s’épuiser, — et le régime féodal sous lequel leurs ancêtres vivaient au jour le jour. Ils tenaient leurs terres de seigneurs à qui le gouvernement de Québec en avait fait la cession ; la rente qu’ils payaient à titre de redevance consistait en quelque chose comme une douzaine de francs, — deux pièces de six livres, — un ou deux boisseaux de farine et une paire de poulets. Était-il besoin qu’ils travaillassent beaucoup pour acquitter le prix de leurs fermes ? Plus tard, quand cet ordre de choses cessa d’exister, le père de famille prit l’habitude de partager son héritage avec ses enfans à mesure qu’ils se mariaient ; ceux-ci restaient donc réunis sur un petit espace, suivant avec une aveugle routine les erremens de leurs devanciers et s’appauvrissant de plus en plus.
Depuis novembre jusqu’en mai, le paysan du comté de la Rivière-du-Loup doit renoncer à manier la bêche. Retiré dans sa maison de bois, dont il est à la fois l’architecte et le constructeur, il tisse les grossières étoffes de laine qui l’abritent contre le froid, ou bien, s’exerçant au métier de charpentier et de charron, il va dans la forêt abattre les arbres dont il tirera les pièces de bois qu’il lui faut pour réparer son toit, remettre une quille à son canot ou une jante à la roue de sa charrette. L’ennui pourrait le saisir durant les longues soirées de décembre ; il va rendre visite à ses voisins et les convie autour du grand poêle : les pipes s’allument, et l’on cause. Quand un nombre suffisant d’amis se trouve rassemblé dans une de ces cases hospitalières cachées sous les sapins et enveloppées de neiges, les femmes cessent leurs travaux d’aiguille. Le violon, — l’instrument favori des créoles, — résonne tout à coup, et la danse commence. Les paysannes canadiennes portent le court jupon de nos campagnes, aux couleurs voyantes, la robe d’indienne à fleurs, le large chapeau de paille ; le froid les contraint parfois à endosser le gros paletot de laine grise qui est le vêtement des hommes. Ceux-ci n’ont de remarquable que le bonnet de laine, rouge ou bleu, à touffe épaisse et tombante, dont ils se coiffent en toute saison. Un long séjour en Amérique a fait perdre au créole canadien les vives couleurs de sa carnation ; son teint a pris une nuance de gris foncé, ses cheveux noirs tombent à plat sur ses tempes comme ceux de l’Indien. Vous ne reconnaissez point en lui le type européen, encore moins le type gaulois. Abordez-le, et vous trouvez un homme aux formes polies, au caractère doux, courtois, affable, un peu timide même. Sir James Alexander, qui semble avoir étudié avec intérêt les French colonists, fait en maints endroits de son livre sur l’Acadie l’éloge de ces braves colons. « Ce sont, dit-il quelque part, des gens contens de leur sort et d’un commerce agréable, quand ils ne sont point exaltés par de turbulens démagogues (when restless démagogues do mot excite them). » Les démagogues dont parle l’écrivain anglais n’ont jamais hanté les clubs de Paris aux mauvais jours de 1848 ; ce sont tout simplement les avocats exaltés de Québec et de Montréal et leurs alliés, les annexionistes des États-Unis, qui ont horreur de tout gouvernement monarchique, et cherchent à réveiller les rancunes des habitans français contre le joug britannique.
À mesure qu’on remonte vers Québec, le Saint-Laurent se resserre ; les hautes collines qui le bordent, vues de plus près, paraissent des montagnes. Il y a une harmonie parfaite entre l’élévation des rives du fleuve, sa largeur et la profondeur de ses eaux. En avançant toujours, on remarque deux rochers qui se rapprochent, — cap Diamant et Point-Levi, — et forment un demi-cercle elliptique au fond duquel le Saint-Laurent semble se perdre. Voilà un de ces points désignés par la nature pour être l’emplacement d’une grande ville, le premier depuis la mer où une forteresse puisse dominer le cours du grand fleuve ; là s’élève Québec. Les Français, on le sait, ont toujours choisi avec un tact infini la position de leurs établissemens d’outre-mer ; que n’ont-ils su les garder !… Québec a cela de charmant, que sa vue rappelle les vieilles cités d’Europe plantées, comme des nids d’aigles, sur des rocs escarpés, souvenir qu’on ne trouve point ailleurs en Amérique. Samuel Champlain, ingénieur-géographe du roi de France, en jeta les fondemens l’an 1608. La ville basse ne renferme que des quais de bois, des magasins, des ship’s stores, des chantiers et des tavernes : c’est le quartier marin. Il faut gravir le cap Diamant, élevé de trois cents pieds au-dessus du fleuve, pour trouver la vraie ville française et anglaise, catholique et protestante, la cité bourgeoise et la place de guerre. Que de monumens divers, qui diffèrent par leur architecture et leur destination : deux cathédrales, l’une catholique romaine, l’autre anglicane, des chapelles pour les sectaires, un hôtel-Dieu et un hôpital militaire, un couvent d’ursulines et un couvent de jésuites transformé en caserne, une bourse, une banque, un théâtre, un séminaire, une prison, et, par-dessus cette masse d’édifices qui répondent aux besoins et aux croyances de deux sociétés juxta-posées, le fort, ultima ratio ! Les casemates de la citadelle, déclarée imprenable, peuvent abriter cinq mille hommes ; l’arsenal renferme des armes pour cent mille soldats. Ces constructions sont modernes. Le vieux château de Saint-Louis, qui servait de résidence aux gouverneurs, a été détruit, en 1831, par un incendie ; on en a déblayé les ruines, et ce grand espace, converti en esplanade, est devenu le rendez-vous des promeneurs de Québec. De cette terrasse, l’on domine tout le bassin du Saint-Laurent, pressé à droite par une berge escarpée, borné à gauche par une chaîne de petites montagnes arrondies, au pied desquelles se déroule une immense plaine. Dans le port, toutes les flottes de l’Angleterre se rangeraient à l’aise. Pendant la belle saison, des centaines de navires s’y rassemblent ; le chant des matelots retentit tout le jour au fond de cet hémicycle creusé, comme un entonnoir, dans le roc vif, et monte vers la haute ville en joyeuse clameur. Penchez-vous sur cette belle nappe d’eau et étudiez le mouvement de la rade : un trois-mâts s’avance poussé par la brise. Une foule compacte fourmille sur le pont ; il y a là tout un monde : des femmes et des enfans en haillons, des vieillards fatigués, des paysans robustes en culotte courte, en veste de panne. Tout cela débarque ; des meubles, des ustensiles de ménage, des berceaux, des charrues, s’entassent sur le quai. Ce sont des Irlandais qui viennent chercher fortune en Amérique. Ils lèvent les yeux vers les deux caps qui se dressent au-dessus de leurs têtes, et semblent se demander par où ils pénétreront jusqu’aux terres incultes qui les attendent. D’autres navires moins grands traversent le port, et continuent leur route vers Montréal ; pour mieux couper le courant, ils s’amarrent côte à côte, enverguent leurs bonnettes et filent gaiement sur ces eaux calmes, où la tempête ne les surprendra plus. Çà et là mugissent d’énormes steamers aux bannières déployées, véritables hôtels où cent voyageurs mangent à la même table, et dorment dans des cabines séparées. Parmi ces colosses enveloppés de nuages de fumée glisse la pirogue d’écorce de l’Indien, pareille au poisson volant qui fuit devant le cachalot. Les radeaux conduits par les lumberers se déroulent dans leur prodigieuse longueur à travers les files de bâtimens à l’ancre. Une vingtaine de petites voiles, tendues sur des troncs de sapins à peine dégrossis, accélèrent la marche de ces forêts flottantes ; d’immenses avirons, placés en tête et en queue, servent à les diriger. Arrivé près du navire qui l’attend, le radeau s’arrête. On le défait, on le démonte pièce à pièce, et le gros bâtiment absorbe, l’une après l’autre, ces gigantesques poutres que l’équipage range en bon ordre dans la cale.
Les bois de construction, qui constituent la principale richesse du Canada et du Nouveau-Brunswick, exigent l’emploi de navires d’un fort tonnage ; il y a des pièces de mâture d’une longueur extraordinaire dans ces forêts où les arbres résineux, — le sapin, le cèdre, le pin rouge, — s’élèvent à la hauteur de cent vingt pieds au moins. Des négocians de Québec eurent la pensée d’affecter à ce genre de transport (les navires de trois cents pieds de long qui surpassaient en grandeur tous ceux que la mer avait jamais portés. Dans les années 1824 et 1825, on en construisit deux au village d’Orléans, sur la petite île de ce nom. Ils arrivèrent, non sans peine, jusqu’en Europe. Durant le trajet, on s’aperçut que la mer semblait grossir en raison de la masse qui pesait sur ses flots. Ces colosses donnaient trop de prise à la vague ; l’équipage ne pouvait les manœuvrer qu’avec des peines infinies. L’un périt à l’entrée de la Tamise, l’autre s’échoua comme une baleine près de Gravelines, et il resta prouvé que c’est à force d’habileté, plutôt que par la puissance de ses moyens, que l’homme peut lutter contre l’océan.
Si Québec est la principale place de guerre que les Anglais possèdent dans l’Amérique du Nord, elle est aussi la première ville de commerce du Canada. Sa population s’élève maintenant à plus de trente mille habitans. Deux fois, en 1831 et en 1845, les incendies, — ces grands fléaux des villes américaines, où tant de maisons étaient construites en bois, — l’ont désolée et lui ont fait éprouver des pertes considérables ; mais ces malheurs n’ont pas tardé à être réparés. Aujourd’hui les Anglais ont quelque raison d’appeler Québec the queen of North American cities, la reine de leurs villes de l’Amérique du Nord. Cependant Montréal lui dispute la prééminence ; son commerce maritime est moins actif, parce que peu de navires prennent la peine de remonter le fleuve jusque devant ses quais[11], mais en revanche sa population dépasse d’un quart celle de Québec, et elle exerce sur le pays entier une plus grande influence.
Bien que l’émigration ait amené à Montréal beaucoup d’Anglais, surtout depuis une trentaine d’années, le fond de la population est demeuré français. On y parle notre langue mieux que dans les autres parties du Canada, et le goût des arts ne s’y est point perdu, témoin la belle cathédrale catholique, d’architecture gothique, bâtie aux frais des fidèles et dont l’inauguration eut lieu en 1829. Les maisons sont hautes, larges, construites en grés et couvertes de lames d’étain ou de fer en feuilles ; quand le soleil brille, il en résulte un contraste fatigant pour la vue entre l’éclat scintillant des toitures et la nuance sombre des murailles. Dans les rues, propres, mais assez mal alignées, — la race gauloise, en toutes choses, a horreur de la ligne droite, — on voit surgir de spacieux hôtels qui font penser à nos vieilles villes de parlement. Dans les faubourgs, de vastes jardins entourés de grands murs rappellent les enclos des communautés religieuses ; çà et là même retentit la cloche d’un couvent. Quel calme ! comme cette population paraît tranquille et facile à gouverner !… Prenez garde cependant et ne vous y fiez pas trop. Un jour d’élection, Montréal s’agite et prend un aspect menaçant. En voici une preuve que nous tirons du récit de sir J. Alexander. — En 184… deux candidats se trouvaient en présence, l’un conservateur, l’autre radical. Les partisans de celui-ci, pour assurer leur triomphe, amenèrent dans la ville une troupe d’Irlandais qui demeuraient aux environs. Ces Irlandais, ouvriers employés aux canaux, n’avaient point de votes à déposer dans l’urne, mais qu’importe ? on leur réservait un autre rôle. Ils furent chargés d’occuper la place publique de manière à empêcher les votans du parti opposé d’approcher de la loge où se recueillent les bulletins. Le maire, le président du bureau et les officiers de police ne pouvaient en aucune manière assurer la liberté de l’élection ; la masse compacte des tapageurs ne laissait pas le plus petit jour qui livrât passage aux amis du candidat conservateur. Si quelque électeur modéré s’aventurait dans ce guêpier, un cri de a ring (un cercle !) se faisait entendre, et le malheureux, ballotté de main en main, voyait aussitôt ses habits mis en pièces ; sa peau même portait les marques des poings irlandais. Quand les conservateurs eurent été dûment rossés et foulés aux pieds, la force armée reçut l’ordre d’avancer. Ce fut le signal d’un désordre effroyable qui dura deux jours entiers. Les troupes occupèrent à leur tour la place où se faisait l’élection ; mais les Irlandais pressaient les soldats du coude et du genou, et le bruit recommençait déjà, quand une charge à la baïonnette dispersa les agitateurs. Quelques-uns d’entre eux furent blessés, il y en eut un qui resta mort sur le coup, et bref, le candidat radical l’emporta ! — N’est-ce pas là une émeute en règle ? Il n’y manque rien, ni la patience de l’autorité qui donne trente-six heures aux turbulens pour s’apaiser, ni la persévérance de ceux-ci à envenimer la querelle, ni la brutalité et la violence des moyens employés par les amis du progrès pour faire triompher la cause de la liberté. Ces scènes de désordre se sont plus d’une fois renouvelées. En 1849, elles ont pris un caractère plus grave, et le gouvernement britannique s’aperçoit aujourd’hui que les concessions faites par lui, en 1840, aux colons canadiens n’ont point calmé l’esprit d’insubordination.
Montréal renferme une foule d’édifices religieux, civils et militaires, des couvens, des séminaires, des universités et des écoles ; ses environs, qui offrent des points de vue moins saisissans que ceux de Québec, sont plus riches et mieux cultivés. Au-dessus de la ville s’élève la Montagne. On appelle ainsi une colline qui n’est guère plus élevée que les buttes de Montmartre, et dont les flancs, couverts de maisons de campagne, de bosquets et de vergers, produisent les plus beaux fruits du Canada ; on y cueille des cerises, des pommes d’une qualité supérieure, des abricots et des pêches. Du haut de cette montagne, où se trouve un lac abondant en poissons, on voit se dérouler à ses pieds la ville entière, puis le fleuve avec ses îles, et au-delà du fleuve la florissante contrée désignée par le nom de Eastern Townships (les communes orientales), que l’on considère comme le jardin du Canada. Dans cette fertile région croissent le froment rouge, le blé noir, l’orge, le maïs ; on dirait un paysage de Normandie traversé par la Seine : partout de la verdure, des pâturages, des arbres au feuillage riant, une population active, laborieuse, aux allures vives et enjouées. Il n’y a dans tout cela ni pauvreté ni souffrance, et pour tant ces heureux habitans rêvent un autre avenir qu’ils croient meilleur. Montréal veut devenir capitale de quelque chose, d’une province, d’un état peut-être. Située à soixante lieues au-dessus de Québec et à une égale distance à peu près du lac Ontario, peu éloignée de la route qui conduit au lac Champlain et à New-York, cette ville riche et populeuse, où la jeunesse se rassemble pour étudier, où s’élaborent et se discutent par la voie de la presse les projets plus ou moins chimériques des politiques du pays, se trouve parfaitement placée pour agir sur l’esprit des habitans de l’intérieur et pour entretenir avec la nation voisine des relations de plus d’un genre. Si la race française, abandonnée au Canada, veut courir les chances d’une nouvelle insurrection., — qui ne lui rendrait point sa nationalité perdue, — si elle obéit à ce sentiment d’américanisme qui fermente autour d’elle, ce sera de Montréal que le signal partira ; il sera entendu dans les villages canadiens qui bordent le fleuve, dans les bas quartiers et les faubourgs de Québec, et les french colonists de la Rivière-du-Loup y répondront à leur tour, eux qui déjà se sont laissé monter la tête par les turbulens démagogues. Mais, dira-t-on, Montréal est une ville de gentlemen, une ville d’étude qui possède deux académies, un institut mécanique avec un musée, une bibliothèque, des sociétés d’agriculture, d’horticulture et d’industrie : qu’ont de commun avec les idées républicaines ces institutions inoffensives ? Boston est, comme Montréal, une cité où l’on cultive les lettres, une cité de riches bourgeois aux mœurs un peu aristocratiques, d’apparence très pacifique, et c’est à Boston cependant qu’eut lieu le soulèvement qui amena la guerre de l’indépendance. Là où les bras se reposent, les têtes travaillent.
À peu de distance au-dessus de Montréal, en remontant vers l’ouest, la rive droite du Saint-Laurent cesse d’appartenir à l’Angleterre : les traités en ont assuré la possession aux États-Unis. Les deux nations rivales sont là en présence, séparées seulement par la largeur du fleuve dont elles se partagent les eaux. Le pays change d’aspect ; on entre dans la région des lacs, dans le Haut-Canada. On n’entend presque plus parler français ; on rencontre de moins en moins le colon primitif roulant dans sa calèche traînée par un petit cheval à long poil, le paysan canadien à la mine vive et prévenante : la race anglo-saxonne, sérieuse et grave, domine dans la campagne et dans les villages. Le Saint-Laurent n’a plus cette allure calme et majestueuse qui le fait ressembler alternativement à l’Hudson et au Mississipi ; des rapides entravent sa marche et mettent obstacle à la navigation des steamers. Le plus remarquable de ces rapides est celui des Mille-Iles (Thousand-Islands). Qu’on se figure une multitude d’îles et d’îlots jetés en désordre au milieu d’un grand fleuve qui, ne sachant par où passer, se précipite impétueusement à travers ce labyrinthe. Partout où le sol a cédé à ses efforts, le Saint-Laurent s’est creusé une issue ; il s’éparpille, mugissant avec colère, en une foule de torrens et de petites cascades. Les Canadiens se lancent hardiment dans ces passages avec leurs pirogues et y font glisser leurs radeaux. Parmi les pilotes du Haut-Canada, aucun n’a acquis plus de célébrité que le fameux Bill Johnstone, surnommé le roi des mille îles. Anglais d’origine et contrebandier de profession, Bill eut des démêlés avec la douane ; il jura haine à mort à son pays et passa sur la rive américaine. Durant les guerres de 1812 et 1813, le contrebandier, prenant parti contre son pays, jetait souvent l’alarme sur la côte canadienne ; c’était un insaisissable ennemi, partout présent et toujours invisible. Un jour, il se précipita sur la malle anglaise et enleva les dépêches du gouvernement. L’insurrection de 1837 trouva Bill tout prêt à reprendre son ancien genre de vie ; sa haine n’était point calmée ; mais, mécontent des Américains, qu’il accusait de n’avoir pas assez apprécié ses services, il se fit chef de bande et combattit pour son compte. À la tête d’une troupe de sympathiseurs, il incendia à French-Creek le steamer Robert Peel pour venger la perte du steamer américain Caroline, que les Anglais avaient lancé par-dessus les chutes de Niagara. Plus tard, suivi de quatre cents de ces mêmes sympathiseurs, on le vit débarquer sur la rive canadienne à Prescott-Mill ; il espérait que tout le pays allait se lever à son approche. Attaqués par les troupes de terre et par l’artillerie d’un bateau à vapeur, les assaillans furent contraints de battre en retraite. Les plus déterminés se renfermèrent dans un moulin où ils soutinrent long-temps un combat meurtrier ; à la fin, ils se rendirent au nombre de cent cinquante-cinq. Il y avait parmi eux deux réfugiés polonais ; l’un fut pendu comme brigand avec cinq des prisonniers, l’autre fut envoyé à la geôle de Kingston. Bill Johnstone n’eût point échappé au supplice, lui qui portait les armes contre son pays ; mais il avait eu le bonheur de se cacher dans les bois avec le reste de sa bande. Aujourd’hui il vit paisible à French-Creek, en vue du rivage où sa tête a été mise à prix, toujours disposé à brûler les navires anglais, au demeurant fort honnête homme, excellent père de famille. Sa fille, la reine des mille îles, grande et belle femme habile à manier l’aviron, s’est distinguée aussi par son zèle et son audace à porter aux insurgés des munitions et des vivres. Un certain nombre des îles de l’archipel des Thousand-Islands appartient en propriété à Bill ; il y possède toute une flottille de bateaux de formes diverses. Son embarcation favorite est une galère à huit rames qu’on peut à volonté gréer en goélette, et dont un forban des Cyclades envierait la grace et la légèreté. Dans son existence indépendante, cet homme étrange représente le dernier des out-laws, de ces aventuriers indisciplinés qui, pour venger un tort personnel, déclaraient la guerre à leur propre patrie.
À l’endroit même où commence le Saint-Laurent, au-delà des premiers rapides et à l’entrée du lac Ontario, est placée la ville de Kingston. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour comprendre l’importance militaire de cet établissement, fondé en 1783 par les Anglais[12] ; sa position le destinait à être le pendant de Québec à l’extrémité opposée du Saint-Laurent, le point fortifié qui commande le Haut-Canada et le port de guerre du lac Ontario. Là furent construits les bâtimens, là reposent encore sous les chantiers couverts de l’arsenal les restes de l’escadre que l’Angleterre entretenait sur cette petite mer pendant ses longues guerres avec les États-Unis. Afin d’éviter les rapides du fleuve et le voisinage trop rapproché de la rive américaine, le gouvernement anglais a relié Kingston avec Montréal par un canal qui communique à la rivière Ottawa, magnifique travail qui n’a pas coûté moins de 25 millions de francs. D’imposantes fortifications entourent la ville ; rien n’a été négligé pour mettre à l’abri d’un coup de main cette capitale des lacs qu’un pont de glace soude fatalement au territoire américain pendant les grands froids. En 1840, quand le parlement des Canadas-Unis (United-Canadas) se réunit pour la première fois à Kingston, on n’y comptait encore que six mille habitans ; la population a considérablement augmenté depuis cette époque. Les émigrans qui font route vers le Far-West passent tous par cette ville, et beaucoup y achètent les ustensiles nécessaires à leur nouveau genre de vie. Cet établissement est devenu comme l’entrepôt de toutes les denrées du pays, et le commerce y a pris un développement remarquable. Si le port de guerre a perdu toute activité, le port marchand, au contraire, se remplit de bateaux à vapeur et de navires à voiles de cent à deux cents tonneaux, dogres et goélettes à la mâture élancée, condamnés à naviguer sur une mer d’eau douce qui n’a pas plus de trois cents milles de tour, et qui pourtant éprouve des tempêtes comparables à celles de l’Océan.
Les environs de Kingston, du côté du Saint-Laurent et de l’Ontario se recommandent par une foule de sites délicieux : c’est une série de vues marines encadrées dans un paysage agreste ; mais le pays, dans l’intérieur, n’offre qu’un sol froid et argileux peu propre à la culture. En s’avançant vers l’ouest, on se trouve transporté dans une région nouvelle, où les forêts abondent. Les émigrans, attirés par le voisinage des lacs, se sont fixés de préférence sur leurs rives, comme sur le bord d’une grande route. Depuis la ville de Kingston, destinée à devenir, à tous égards, l’une des plus considérables du Canada, jusqu’aux limites occidentales de ce grand pays, c’est-à-dire depuis la pointe extrême du lac Ontario jusqu’à la naissance du lac Supérieur, les cartes ne portent que deux noms marqués en gros caractères, Toronto et London. Entre ces deux stations, il y a un intervalle de plusieurs centaines de milles. Toronto s’appelait, il y a quelques années, York. Quand nous la visitâmes nous-même, cette cité naissante comptait tout au plus quatre mille habitans, quoiqu’elle fût alors la capitale du Haut-Canada. Les barraks (casernes) bâties dans une clairière, hors du quartier civil, lui donnaient l’apparence d’un camp. Quelques goëlettes à l’ancre derrière la jetée, et fort éloignées les unes des autres, semblaient attendre depuis long-temps un chargement qu’elles ne trouvaient pas. C’était un spectacle mélancolique, l’esquisse d’une ville et d’un port, un défrichement que signalaient encore les troncs des sapins noircis par la fumée. Çà et là, de lourds chariots, grossièrement construits, passaient sur la place et allaient se perdre en cahotant dans le silence des bois. Une calèche élégante, conduite par une jeune lady qui s’amusait à baigner les pieds de ses chevaux dans les eaux du lac, était, il m’en souvient, la seule voiture de forme européenne qui frappât mes regards ; mais depuis lors la forêt a reculé, des maisons de briques et de pierre ont remplacé les cabanes de bois. Aujourd’hui, vous rencontrerez par vingtaines les phaetons, les gigs, les bogueys, qui emportent les promeneurs dans la campagne. Seize mille ames habitent maintenant Toronto ; on y fait du commerce, on s’y amuse beaucoup, on y publie des journaux comme ailleurs. Il semble même que Toronto aspire à prendre, vis-à-vis de Kingston, place de guerre du Haut-Canada, le rôle de ville bourgeoise et lettrée. On y a institué une université où la jeunesse anglo-canadienne reçoit une éducation complète. Cet établissement se nomme new-college (nouveau collége), dénomination vulgaire qui tend à se changer en celle plus significative de king’s college, collége du roi, le gouvernement britannique espérant y former une pépinière de savans et loyaux sujets, imbus des principes monarchiques et capables d’occuper les principaux emplois dans la colonie. Les professeurs, venus d’Europe et choisis avec soin, auront donc une double tâche à remplir : répandre les lumières de la science autour d’eux et combattre la propagande des idées démagogiques. C’est que, malgré son éloignement des grands centres de population et bien que séparé du territoire américain par toute la largeur de l’Ontario. Toronto n’est pas à l’abri des menées du radicalisme. En 1837, l’opinion républicaine menaça cette ville sous la forme visible d’un corps d’insurgés et de sympathiseurs qui essayèrent de la surprendre. Trois mille hommes de la milice, soutenus par deux compagnies de troupes régulières, se portèrent au-devant des rebelles, les attaquèrent vivement et les mirent en fuite après leur avoir tué quarante hommes.
En examinant avec un peu d’attention la configuration du pays, on reste convaincu que Toronto a sa raison d’être et ses élémens de prospérité dans sa situation à l’une des extrémités du grand plateau triangulaire compris entre les lacs Huron, Érié et Ontario. Ce plateau forme une presqu’île qui ne contient pas moins de vingt millions d’acres de ! erre d’une excellente qualité. Quel vaste champ ouvert à l’émigration ! Il y a là de quoi loger et nourrir l’Irlande tout entière. La partie nord-ouest de ce territoire est encore occupée par les Indiens ; à peine si dans sa partie méridionale il a reçu des Européens en assez grand nombre pour que sa physionomie agreste et sauvage ait été sensiblement altérée. Au milieu d’une clairière de peu d’étendue, bornée de tous côtés par la forêt, s’élève la capitale naissante de cette province reculée ; on l’a baptisée du nom de Londres (Canadian-London). Plus on est loin de sa patrie, plus le souvenir en est doux. La rivière qui l’arrose est appelé Tamise (Thames), et les petits ponts de bois qui traversent ce cours d’eau ont été nommés Black-Friars, Westminster, etc. London ne compte pas plus de quatre à cinq mille habitans ; on l’a surnommée the city of the stumps, parce que, du milieu des défrichemens dont elle est entourée, s’élèvent les restes des arbres (stumps)[13] abattus par la hache ou détruits par le feu. Il n’y a pas fort long-temps encore qu’on vit deux vieux ours, qui ne soupçonnaient pas l’existence de cette capitale toute récente, en parcourir les rues à la clarté des étoiles, comme deux promeneurs fourvoyés. Quoi qu’il en soit de l’aspect étrange de Canadian-London, l’avenir de cette ville est assuré. Destinée à devenir le centre d’une colonie agricole, elle a été bâtie aux sources et non à l’embouchure d’une rivière, à une certaine distance des lacs, dans l’intérieur des terres. Cette situation, qui paraît au premier abord mal choisie, a cela d’avantageux au contraire, qu’elle force les habitans à pratiquer des routes pour se mettre en communication avec les petits ports voisins établis sur l’Érié ; ces routes ont guidé les émigrans à travers la forêt et leur ont permis de choisir les lieux les plus favorables à la culture. La Tamise, qui coule directement vers le sud, tombe dans le petit lac Saint-Clair[14], en baignant des terrains bas et fertiles où le froment et le tabac prospèrent, à merveille[15]. Sur la rive opposée du lac Saint-Clair, on aperçoit les vergers des Canadiens français du district américain de Détroit (devenus citoyens des États-Unis par les derniers traités). Il y a quelques années, des missionnaires de notre pays ont, pour ainsi dire, découvert ces honnêtes paysans séparés de nous par tant d’événemens et par un espace de dix-huit cents lieues ; ils se sont fixés au milieu d’eux et ont ranimé, par leurs prédications, la vieille foi catholique qui commençait à s’obscurcir dans leurs coeurs. Les églises, l’hôpital, les écoles, que bâtissent aujourd’hui ces Canadiens, sont en grande partie le produit des aumônes que la France leur envoie.
Parmi les villages clair-semés dans la région dont London est le chef-lieu, il y en a un, Saint-Thomas, situé dans une anse du lac Érié, qui attire particulièrement l’attention des voyageurs. Celui qui l’a fondé, celui qui le premier vint d’Europe camper dans ce désert inconnu, le colonel Talbot, — surnommé par ses compatriotes le Lion de l’Ouest, le Nestor du Haut-Canada, — est encore là pour raconter aux nouveaux arrivans l’histoire de son établissement, dont l’origine remonte à cinquante années. Dans sa jeunesse, le colonel Talbot avait embrassé la carrière militaire, et il occupait un rang distingué dans l’état-major du lord-lieutenant d’Irlande. Saisi d’un ardent désir de vivre dans la solitude, il part pour l’Amérique en se dirigeant vers le Saint-Laurent. Il remonte le fleuve, arrive au lac Érié, et s’embarque dans une pirogue. Le voilà qui vogue comme un Indien, suivant la rive canadienne encore inculte, cherchant un lieu qui lui plaise. Une vallée couverte de beaux arbres, baignée par les eaux du lac, attire ses regards ; il y jette l’ancre, et fonde la petite colonie connue aujourd’hui sous le nom de Talbot’s Settlement. Heureux homme qui conçut un projet et put l’accomplir ! Les noyers et les érables qu’il a plantés ou laissés debout en défrichant forment autour de sa demeure de magnifiques allées. Tout ce que la main de l’homme a créé dans son voisinage est plus jeune que lui. Deux fois la guerre a détruit sa maison par les flammes, et deux fois il a refait son toit. La présence de ce gentilhomme de vieille race devait porter ombrage aux sympathiseurs américains ; à plusieurs reprises ils ont tenté de l’enlever. Ils ont rôdé en armes autour d’un vieillard qui ne leur causait aucun préjudice, et ne songeait pas même à eux. En vérité, cette manière de faire la guerre, ou plutôt de porter le brigandage sur le territoire d’un pays avec lequel on est officiellement en paix, excite le dégoût. Ce ne sont point là les préceptes que légua à ses concitoyens le général Washington.
Canadian-London est situé, nous l’avons dit, en plein Far-West, expression qui désigne les solitudes âpres et sauvages de l’ouest de l’Amérique. Il ne faudrait pourtant pas prendre ce mot dans une acception trop absolue, les voyageurs anglais étant un peu enclins à regarder comme désert un pays où les chemins de fer, les comfortables hôtels et les relais de poste n’existent pas encore. La colonisation marche dans le Haut-Canada plus vite qu’on ne pense ; si ses progrès paraissent lents, c’est qu’elle opère dans des régions d’une incroyable étendue, et dissémine ses forces sur une foule de points à la fois. Quand on s’éloigne des rives du Saint-Laurent, cultivées depuis deux siècles, le Haut-Canada parait triste ; on dirait la Germanie au temps de Varus. Les chemins, quand il y en a, sont généralement mauvais. Les plus simples consistent dans une double ligne de troncs d’arbres placés parallèlement ; les roues d’un chariot grossièrement construit et dénué de ressorts, — la violence des cahots ne permet pas de suspendre ces voitures autrement que sur l’essieu, — roulent tant bien que mal sur ce rail inégal et raboteux. Ailleurs, on a pratiqué des routes de bois, plank-roads, où des troncs de sapins, étendus à terre, et rapprochés les uns des autres le plus possible, forment un plancher continu ; malheureusement les pièces ne sont jamais jointes si solidement que les pieds des chevaux ne passent quelquefois dans les intervalles. Un chemin de ce genre, long de vingt lieues et taillé dans le milieu de la forêt, comme si on n’eût fait que coucher les troncs d’arbres côte à côte à mesure qu’ils tombaient, conduit de London à Goderich sur les bords du lac Huron. Qu’on se figure un corps de troupes anglaises cheminant sur une pareille voie avec armes et bagages. Dans tout le Haut-Canada, l’armée éprouve de grandes fatigues en voyageant. Souvent, après une longue étape, le soldat est réduit à dormir sur la dure, à l’abri d’un hangar, sans pouvoir obtenir un peu de paille pour appuyer sa tête. Les vivres mêmes sont difficiles à se procurer là où l’œil ne rencontre ni champs, ni vergers, ni rien qui ressemble à un village du royaume-uni. Les marches ne peuvent s’exécuter que pendant l’été ; sous le climat américain, toujours extrême, les mêmes pays où le froid se fait si cruellement sentir sont exposés à des chaleurs intolérables. Entre Toronto et London, il existe de grands espaces d’un terrain sablonneux qui deviennent, après de longues sécheresses, arides et brûlans comme les hautes terres du Texas. Celui qui les traverse à pied se sent accablé par le poids d’une atmosphère étouffante, et des tourbillons de poussière gênent sa respiration. De grands pins s’élèvent çà et là, étendant autour d’eux leurs gigantesques rameaux ; mais sous leur ombre ne pousse jamais l’herbe veloutée, la mousse épaisse qui repose le pied du passant.
Sur les routes les plus fréquentées du Haut-Canada, des auberges ont été établies. Quel est le lieu quelque peu habité par les Européens où l’eau-de-vie, le gin, le whisky, n’aient pas fait élection de domicile ? Les maîtres de ces auberges, qui n’ont pas tous les jours des hôtes à loger, rançonnent impitoyablement ceux qui leur tombent sous la main. On voyage le plus souvent à cheval, — et c’est bien la plus agréable manière de cheminer en forêt, — quelquefois aussi dans des chariots à deux chevaux. Les fermiers louent volontiers leurs wagons à la journée et à des prix comparativement modérés, heureux qu’ils sont de ramasser quelques dollars dans une contrée où les espèces monnayées n’abondent pas. La rareté du numéraire se fait sentir généralement au sein des colonies nouvelles, où le commerce n’a pu se développer encore. Dans le Haut-Canada, il en résulte pour le colon une certaine gêne et l’impossibilité de payer les ouvriers dont il a besoin pour l’aider à défricher le sol. Là où chacun arrive avec l’intention de s’établir pour son propre compte, la main-d’œuvre se maintient à un prix fort élevé. Aux environs de Toronto ; un journalier ne se loue pas à moins de six à huit francs. Les cultivateurs se plaignent donc, dans ces lointaines colonies, de manquer de bras ; il y en a pourtant assez en Europe d’inoccupés, et qui s’emploieraient utilement à débarrasser le sol canadien des arbres et des buissons qui depuis des siècles entrelacent librement leurs rameaux et leurs racines. Dans le district dont London est la capitale, on compterait les fermes qui ne sont plus hérissées de stumps (chicots), et tant qu’il en reste dans les champs, la culture ne fait que commencer. Ces débris de la forêt primitive, qui se dressent comme des tronçons, de colonnes parmi les moissons, présentent un aspect attristant : ce sont des ruines. On a remarqué même que les colons qui vivent dans les défrichemens du Haut-Canada, paraissent taciturnes, moroses. Leur physionomie ne reflète ni la gaieté qu’inspire le bien-être ni la joie de l’espérance. Il se peut que la nature des lieux influe sur le caractère de ces habitans nouveaux, transplantés au sein d’une solitude où le cri de l’oiseau frappe leurs oreilles plus souvent que la voix de leurs semblables ; mais si la fierté et l’arrogance se joignent à cette froideur, à cette réserve, il faut chercher la source de ces défauts ailleurs que dans les influences extérieures. Peut-être dérivent-ils de ce sentiment d’égoïsme dont la race anglo-saxonne n’est certes pas dépourvue, et qui se trahit par un instinct de répulsion contre tout ce qui peut gêner l’action individuelle. Le farmer du Haut Canada, à peine établi dans ses possessions, se sent porté à fuir toute rencontre, tout voisinage qui lui rappelle la société européenne ; il veut avoir ses coudées franches, régner en maître sur son petit domaine, et ne plus se souvenir d’un pays que la misère l’a contraint de quitter. De là, nous le croyons, ces dispositions à la rudesse et à l’insociabilité qu’on lui reproche ; mais, si elles se développent dans le Nouveau-Monde par l’effet de l’isolement, il les a apportées d’Europe avec lui. L’Irlandais qui débarque à Québec, l’Écossais qui prend terre à Halifax, ont également en germe, au fond de l’ame, les idées d’égalité ombrageuse qu’ils laissent si vite percer une fois que leur existence s’affermit sur le sol américain. Ces aspirations à l’indépendance, ne les trouve-t-on pas partout ? Elles sont dans l’air ; le vieux et le Nouveau-Monde se les renvoient à l’envi ; elles sont proprement le fruit de l’époque où nous vivons ; tout ce qui date de ces dernières années en est empreint. Si les Canadiens français conservent encore des manières franches, cordiales, hospitalières, c’est qu’ils sont sortis d’Europe il y a long-temps et qu’ils ont été peu mêlés aux mouvemens du dehors. Ils ont gardé de leur pays cette qualité, j’allais presque dire cette vertu traditionnelle qui s’efface trop de nos mœurs, la politesse. Le petit colon des bords du Saint-Laurent a encore la naïveté de se porter au-devant de l’étranger ; un voisin est pour lui un ami. Le colon anglo-saxon du Far-West, au contraire, affecte de paraître rogue et impoli. Priez-le de vous céder la moitié du chemin qu’il occupe carrément avec son wagon, il s’obstinera à marcher au beau milieu de la voie, tout exprès pour faire obstacle à votre cabriolet. Essayez de le dépasser, il va trotter côte à côte avec vous pendant une heure, jusqu’à ce que, de guerre lasse, vous lui cédiez le pas. Ne faites pas un geste d’impatience, car il lèvera son fouet, ou tout au moins vous proposera de boxer. Il est dans la forêt, dans une région où les convenances, les prévenances réciproques ne sont pas de mise ; il est chez lui.
Les idées de plus en plus démocratiques des citoyens de l’Union déteignent donc sur les habitans anglais de la contrée voisine. Dans le domaine de la politique, leur influence s’est manifestée visiblement ; elle gagne du terrain de jour en jour, et là même où la paix n’a jamais été sérieusement troublée, l’esprit d’opposition se montre agressif. Des scènes de violence, de petites émeutes signalent les élections municipales dans plus d’un village. L’américanisme prodigue ses conseils à ces électeurs nouveaux ; il cherche à les éblouir par ses prétentieuses velléités, et nargue l’Europe jusque sur le territoire où elle étend sa domination. À Brandford, non loin de Toronto, en plein pays anglais, des Américains célébrèrent, il y a quelques années, l’anniversaire de l’indépendance de leur pays par des décharges de mousqueterie, et même en tirant des coups de canon. Une mêlée s’ensuivit, dans laquelle la victoire resta aux loyaux sujets de la Grande-Bretagne ; mais enfin les radicaux avaient fait preuve d’audace. Récemment encore, n’a-t-on pas vu le drapeau de l’Union flotter en plein jour à Kingston, comme un augure menaçant ? À ces actes significatifs se joignent les efforts de la propagande, car autant les farmers du Far-West sont taciturnes, autant leurs voisins aiment à pérorer. Il y a parmi les démagogues des États-Unis une race de flâneurs qui se promènent à travers le Canada en faisant dans les tavernes des cours de politique à l’usage des émigrans. – Ah ! disent-ils, pauvres gens, nous vous plaignons, vous n’élisez point votre gouverneur !… Comment se fait-il que vous soyez gouvernés par une femme ?… Votre Saint-Laurent nous convient, il nous le faut ; ce grand fleuve et les lacs qui s’y déversent formeraient une admirable frontière à notre pays !… Québec est fortifiée, mais nous l’aurons. Nous planterons autour de la citadelle une palissade de pierres pour bloquer la garnison et l’assommer ; à mesure que les soldats montreront la tête, nous les canarderons, et puis, quel butin ! Chaque officier anglais n’a-t-il pas une montre d’argent dans son gousset ! — Ces propos et d’autres du même genre ne laissent pas que d’édifier un peu la multitude ; ce ne sont pas d’ailleurs des paroles en l’air, et les événemens de 1837 et 1838 ont prouvé que des associations s’étaient formées à cette époque pour aider les insurgés à arracher le Canada à l’Angleterre. La franc-maçonnerie des Merles et des Hiboux[16], qui convoquait pour une descente à Cuba les aventuriers de l’ouest sous prétexte d’une chasse aux buffles, n’a été que la répétition des tentatives que méditaient douze ans auparavant contre la colonie anglaise les affiliés des loges de l’Aigle et des Chasseurs.
Ces sourdes menées, qui ont pour but d’affaiblir dans l’esprit des colons le respect des institutions de leur pays, ne sont pas seulement contraires au droit des gens ; il est à craindre qu’elles ne portent parmi les émigrans la démoralisation, la haine de toute autorité, de tout frein. L’armée elle-même, malgré la discipline sévère qui la régit, pourra en ressentir les effets. Déjà des offres d’argent et d’autres moyens de séduction ont été employés auprès des soldats pour les engager à déserter[17]. Nous croyons que ces tentatives d’embauchage ont rarement réussi, et les cas de désertion, fréquens parmi les troupes du Canada, doivent être attribués à d’autres causes ; les principales sont l’ennui et l’ivrognerie qui en est la suite. Dans cette partie reculée du continent américain, le soldat est privé des plaisirs et des distractions qui se présentent à lui dans l’Inde, aux Antilles, à Malte, à Gibraltar. Pendant la durée des grands froids, les manœuvres en plein air sont interrompues ; la parade ne peut avoir lieu qu’une fois par semaine. Par malheur, les tavernes regorgent de whisky à un demi-shelling la bouteille. Le soldat se livre donc à de solides libations, steady drinking, comme il dit dans son langage expressif. Le sous-officier le porte sur la liste des châtimens ; il résiste, aggrave sa peine, et, pour sortir de ce mauvais pas, il se sauve en pays neutre. Partout où la rive américaine est en vue de sa caserne, à Kingston, à Brockville, à Prescott, à Niagara, le fugitif a toute facilité pour opérer son évasion. Ici, pendant l’hiver, il a devant lui un pont naturel formé par les glaces ; là, pendant l’été, un steamer passe, il s’y cache, et le voilà échappé. On a vu des déserteurs se jeter à la nage au-dessous des chutes du Niagara, au milieu des remous et des tourbillons, et périr misérablement avant d’avoir touché ce qu’ils appellent la terre de liberté. Chose singulière entre les États-Unis et l’Angleterre, il existe une rivalité dont toutes les classes, le peuple et l’armée surtout, ont le sentiment, et cependant ces deux nations qui se repoussent sont attirées l’une vers l’autre par une invincible curiosité ; on dirait deux frères ennemis qui ne peuvent s’empêcher de penser l’un à l’autre.
Les officiers de l’armée anglaise s’efforcent par tous les moyens possibles d’occuper et de distraire leurs subordonnés. Joutes sur l’eau, courses à pied, luttes, exercices gymnastiques, ils mettent tout en œuvre pour que ces jeunes gens, enrôlés le plus souvent par suite d’un coup de tête et portés à l’inconduite, ne tombent pas dans l’ennui. Ils emploient eux-mêmes des moyens analogues pour chasser la tristesse et écarter la mélancolie. L’esprit de corps entretient parmi eux une fraternité de bonne compagnie qui les empêche de sentir l’influence de l’isolement, même au milieu des stumps, et ils passent très gaiement leurs années de service sur cette terre canadienne, qui n’est pas regardée pourtant comme l’Eldorado de l’armée. Sir J. Alexander prouve bien par ses émouvans récits qu’il n’y a point de pays si monotone où un homme avide de voir et empressé d’agir ne trouve à exercer ses facultés intellectuelles et ses forces physiques. Il a dépeint et compris la vie du Far-West avec l’expérience d’un officier qui, avant de conduire ses troupes au Canada, a parcouru les Indes Orientales et fait la dangereuse campagne de 1825 contre les Birmans. Le souvenir des splendeurs de la Haute-Asie ne l’a point rendu indifférent aux beautés de la nature américaine, moins saisissante peut-être, mais pleine de charme et de variété. Et d’abord, le Canada offre tous les genres de sport imaginables, depuis les courses en traîneau jusqu’à la chasse et à la pêche, Dans les forêts, le gibier abonde. À chaque pas, le chasseur rencontre quelque animal nouveau dont la vue fait battre son cœur de surprise et de joie. Dans les halliers (underwoods), sous l’épais feuillage des acacias et des sycomores, le faisan s’ébat en agitant ses courtes ailes ; sous les noyers, au pied des bouleaux, paissent les troupes de dindes ; on voit leur dos brun, aux reflets cuivrés, onduler à travers l’herbe fine et tendre. La caille et la perdrix, attirées par les moissons, se rassemblent autour des défrichemens, et ne s’effraient point à la vue de l’homme. Dans les forêts plus reculées (back-woods), un vaste champ est ouvert aux amateurs de la chasse à courre ; mais il faut de bons chevaux pour suivre la bête sur un terrain coupé de torrens, de fondrières et d’impénétrables fourrés. Le cerf, épouvanté par le son du cor, qu’il entend pour la première fois, fuit droit devant lui, et la chasse devient une véritable course au clocher. Il y a un moyen moins fatigant de venir à bout de ce grand quadrupède : c’est ce que les Anglais appellent still hunting et les Canadiens chasser à la muette. On reconnaît sur la neige les traces de la bête, on les suit, on s’approche en silence, on appuie sa carabine sur une branche pour mieux ajuster, et on fait feu ; mais, si le temps est calme, si le bruit du vent ne couvre pas celui des pas du chasseur, on perdra sa peine. Le cerf, comme le chevreuil, comme l’orignal, est toujours inquiet, toujours craintif, même au milieu des solitudes, où les armes à feu retentissent rarement ; il entend à la distance de cinq cents pas le mocassin de l’Indien se poser à terre, et prend aussitôt la fuite. Quant à l’ours noir, encore assez commun au Nouveau-Brunswick, il se retire peu à peu du bord des lacs, où l’émigration étend ses cultures ; au lieu de disputer le terrain aux émigrans, il s’enfonce dans la sombre région de l’ouest. Comme il est surtout frugivore, la présence des troupeaux et des volatiles domestiques ne l’attire pas, et il laisse le loup, le renard et le glouton exercer leurs brigandages dans les basses-cours et les bergeries.
Aux plaisirs de la chasse se joignent ceux de la pêche et des excursions en bateau (fishing and boating). Ces deux exercices constituent une branche importante du sport au Canada. Pour peu qu’on aime à conduire un canot, à voguer à la voile, à fendre l’eau avec un aviron, on comprendra quelles délicieuses promenades offrent ces rivières sans nombre bordées de saules et d’érables, les rives sans fin des grands lacs, semées d’îles boisées, découpées d’anses solitaires où l’on peut jeter l’ancre et camper à son aise. Naviguer sur ces mers intérieures, c’est mener la vie de Robinson, réaliser les rêves de son enfance. Là, chacun a le droit de prendre le poisson comme il l’entend, à la ligne de fond ou à l’épervier. La pêche d’hiver se fait au lac Huron comme au Groenland, en coupant dans la glace de grands trous où on laisse tomber sa ligne ; en été, on se sert du harpon. Les plus belles pièces que l’on prenne dans ces eaux dont on ne trouve pas le fond, — le lac Huron, au dire des Canadiens, a neuf cents pieds de profondeur, — sont des saumons du poids de cinquante à soixante livres. On y harponne aussi des esturgeons de quatre à cinq pieds de long, véritables monstres vieux de plusieurs siècles, dont le corps est hérissé de tubercules. L’esturgeon doit être considéré comme le roi des fleuves et des lacs américains. Pendant les chaudes et longues soirées de juillet, il bondit vigoureusement dans les remous, saute au-dessus du courant à la façon des carpes et fait étinceler au soleil ses écailles roses. Aux environs de Goderich, à vingt lieues au nord de London, quelques Canadiens, voyageurs émérites, s’adonnent exclusivement à la profession de pêcheur. Pendant la saison des neiges, ils parcourent sur la glace les bords du lac Huron, montés sur leurs toboggins (traîneaux d’écorce), et vont, en ce tranquille équipage, visiter chaque matin les trous où ils ont tendu leurs amorces. Ces infatigables pêcheurs marquent la transition entre l’homme civilisé et l’Esquimau. Peu d’étrangers les visitent, si ce n’est quelque touriste qui vient admirer le coucher du soleil sur le grand lac, spectacle merveilleux, assure-t-on, et qui dédommage amplement des fatigues d’une si lointaine excursion. – Par-delà cette mer large de soixante lieues, longue de quatre-vingt-dix, la terre des colons finit, et la région des chasseurs commence.
Tel est l’aspect général des immenses pays que les géographes désignent dans leur ensemble par le nom de Nouvelle-Bretagne. Les uns, trop rapprochés du pôle, sont à peine habitables et à peine explorés ; les autres, placés sous des latitudes plus tempérées, ont pris déjà rang parmi les colonies, et renferment une population qui s’accroît rapidement par l’émigration. Sur le littoral de l’Océan, la pêche ; dans la partie moyenne de l’intérieur, la culture des céréales et l’exploitation des forêts ; à l’occident et au nord, les fourrures, — forment les principaux articles de commerce. Ces diverses provinces d’un même empire oui entre elles des affinités, des relations intimes qui les unissent ; elles communiquent par des cours d’eau que la nature y a répandus dans des proportions gigantesques. La contrée qui reçoit ces cours d’eau a donc sur les autres une supériorité incontestée : c’est le Canada. Par les lacs de l’ouest, le Canada confine les territoires qui forment la région moyenne et la région occidentale de l’Amérique anglaise. Ces vastes nappes d’eau, qui se déversent l’une dans l’autre pour se jeter à la mer par le Saint-Laurent, peuvent donc être regardées comme un seul fleuve, sur le bord septentrional duquel s’élèvent les villes principales de la colonie : Québec, Montréal, Kingston, Toronto et London. Par la route qui doit unir Québec à Halifax, le Canada est intimement lié au Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse ; par l’embouchure du Saint-Laurent, il touche au Labrador, à Terre-Neuve et aux îles adjacentes. Tout ce qui constitue l’ensemble des possessions britanniques au nord du continent américain se groupe autour du Canada, s’y rattache, et en dépend en quelque sorte.
L’Angleterre a consacré à l’amélioration de sa colonie canadienne des sommes énormes ; elle y entretient une armée considérable ; tout indique l’importance qu’elle attache à sa conservation. Cependant, parmi les colons qu’elle y envoie, il y en a un certain nombre qui deviendront un danger pour son gouvernement. Le pays recèle en lui-même des élémens de désordre sur lesquels l’autorité locale ne se fait point illusion. Le Canada, dont on ne parlait guère il y a quinze ans, qui ne causait aucune inquiétude à la mère-patrie, est devenu tout à coup l’une des provinces de l’empire britannique qui donne à l’état les plus graves préoccupations : « Qu’avez-vous gagné à vos folles expéditions ? demandait-on au chef de partisans Bill Johnstone. – Comptez-vous pour rien, répondit celui-ci, les millions que nous avons fait perdre à l’Angleterre ? » La répression des derniers troubles du Canada a coûté en effet à la métropole beaucoup d’argent, — ce n’était point là une campagne lucrative comme celles que la compagnie des Indes entreprend en Orient, — et cependant l’Angleterre ne se décourage point. Dût-elle se préparer des regrets dans l’avenir, elle s’applique plus que jamais à la colonisation du Far-West, et poursuit en cela un double but : fournir des terres à ceux de ses enfans qui ne trouvent plus à vivre sur leur île trop peuplée, et verser à flots le long du territoire de l’Orégon l’élément anglais ; débarrasser la mère-patrie d’un surcroît de population qui l’encombre, et utiliser à son profit ces milliers de bras. Au-delà du Canada, au-delà même des régions du nord-ouest exploitées par la compagnie des pelleteries, s’étendent les provinces peu connues encore (Nouvelle-Georgie, Nouveau-Hanovre, etc.) qui touchent l’Amérique russe et avoisinent la Russie d’Asie. En prenant position sur ce point, l’Angleterre se complète comme nation maritime et comme puissance continentale. Comme nation maritime, elle fonde par avance des ports sur l’Océan Pacifique, qui mène à tout, à la Californie, au Pérou, au Japon, à la Chine, à la Nouvelle-Hollande, aux îles de la Sonde ; comme puissance continentale, elle va rejoindre, au sommet du pôle, les deux colosses avec lesquels elle partage presque tout l’hémisphère boréal, le Céleste-Empire et les états du czar. Tel est le projet doublement important qu’elle poursuit avec persévérance en encourageant de tous ses efforts l’émigration dans les régions de l’ouest, au bord des grands lacs, à travers les stumps du Canada, et qui s’évanouirait, si le Saint-Laurent cessait d’obéir à ses lois. Elle concentre aux abords de ce grand fleuve de puissans moyens de défense, mais elle a contre elle l’esprit envahisseur des États-Unis, et, ce qui est plus à craindre, l’esprit d’anarchie et de désorganisation qui s’étend dans la colonie parmi ses sujets anciens et nouveaux. Une guerre, moins que cela, une insurrection, peut lui enlever ces provinces, conquises celles-ci sur la France, celles-là sur le désert. Le cas échéant, nous lui souhaitons que ses colons ne soient pas dépossédés et chassés de leurs demeures comme le furent les Français de l’Acadie par ordre du gouvernement britannique.
THEODORE PAVIE.
- ↑ Il faut en excepter la petite colonie de Kilkonan ou Red-River ; encore n’est-elle qu’une oasis située non pas au centre, mais à l’extrémité méridionale de ces territoires.
- ↑ Un jeune employé de la compagnie de la baie d’Hudson, M. Ballantyne, a écrit, il y a quelques années, sur son séjour dans ces mornes régions, un ouvrage plein d’intérêt qui n’a été tiré qu’à un petit nombre d’exemplaires, for private circulation ; nous lui empruntons quelques détails sur le territoire qui avoisine la baie d’Hudson.
- ↑ il ne faut pas confondre cette Rivière-Rouge avec la rivière du même nom qui arrose la Haute-Louisiane.
- ↑ Entre le 48e et le 49e degré de latitude nord. Ainsi le vrai chemin pour se rendre à Fort-William comme pour aller à Red-River, c’est de traverser le Canada.
- ↑ Ce chiffre serait même assez faible, s’il est vrai que la France emploie à cette même pêche dix mille hommes, répartis sur un nombre de navires qui ne représente que le tiers de ceux de l’Angleterre.
- ↑ La population de l’île entière de Terre-Neuve est évaluée à plus de soixante mille ames.
- ↑ Voyez, sur Haliburton, les livraisons du 15 avril 1841 et du 15 février 1850.
- ↑ En 1806, elle n’était que de quarante mille habitans.
- ↑ En 1837, sa population montait déjà à douze mille ames ; on peut l’évaluer aujourd’hui à plus de seize mille.
- ↑ Les initiales U. S. (United-States) ont donné lieu à ce sobriquet, par lequel les Anglais désignent les États-Unis.
- ↑ Montréal est à plus de soixante lieues de Québec, et par conséquent à cent lieues au moins de la mer. Devant la ville et au pied même des quais, la profondeur des eaux est encore de cinq mètres.
- ↑ L’avantage de cette position n’avait point échappé aux Français ; ils y avaient bâti le fort Frontenac.
- ↑ Les créoles désignent ces stumps par le mot chicot.
- ↑ Le lac Saint-Clair reçoit les eaux du lac Huron, et les porte au lac Érié par la rivière Détroit.
- ↑ L’embouchure de la Tamise forme l’un des côtés d’une presqu’île peu étendue qui marque la zone la plus méridionale de tout le Canada, et s’étend entre le 42e et le 43e degré de latitude.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes, Chronique du 15 juin 1850.
- ↑ Les officiers de l’armée américaine réprouvent hautement ces honteuses menées et reçoivent fort mal les fugitifs. Le gouvernement de Washington a même déclaré par ordonnance, dans plusieurs occasions, qu’il n’enrôlerait aucun de ces déserteurs.