L’Amérique au XVIIIe siècle d'après un voyageur français

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L’Amérique au XVIIIe siècle d’après un voyageur français
B. de Van Vorst

Revue des Deux Mondes tome 60, 1910


L’AMÉRIQUE AU XVIIIe SIÈCLE
D’APRÈS UN VOYAGEUR FRANÇAIS

La fusion, en un peuple nouveau, d’élémens de races anciennes et disparates entre elles, est peut-être le plus surprenant des résultats sortis de ce laboratoire, fécond en expériences imprévues, que sont les Etats-Unis. Certes, trop d’apports étrangers passent ici par le creuset pour que, dès aujourd’hui, un type physique exactement précis se dégage des croisemens de race. Mais, déjà, les contacts que les immigrans les plus récemment installés ont eus avec le sol de l’Amérique septentrionale réussissent à les marquer d’un caractère commun. Les Français qui, depuis une dizaine d’années, ont au retour d’un séjour aux États-Unis noté leurs impressions, marquent de l’étonnement devant cette force qui transforme en citoyens américains des immigrans quelconques. On ne s’est guère enquis des causes de cette évolution si prompte. On s’est surtout attaché à la peindre sous ses aspects pittoresques. Le fait est que, pour discerner les traits qui, dans ce qu’il y a de définitivement formé, établissent le caractère de l’Américain du Nord, il faut découvrir, sous les apparences actuelles, les lignes qui donnèrent son expression première à la jeunesse d’un peuple jeune. Les heures de transformation radicale qui sonnèrent de 1775 à 1783, au cours de la lutte que ceux qu’on nommait en Europe des « insurgés » soutinrent pour conquérir leur indépendance, devaient offrir à des observateurs bienveillans une occasion favorable pour surprendre sur le vif la vraie physionomie de l’Amérique naissante. Cette jeune nation eut alors l’heureuse fortune d’être jugée non pas seulement par des critiques affectueux, mais par des alliés dont la sympathie se faisait presque tendre. L’Amérique que, dans leurs mémoires et dans leurs lettres, nous révèlent le comte de Ségur et les gentilshommes français, ses compagnons d’armes, accourus dans un élan cordial à la fin du XVIIIe siècle pour soutenir l’effort des colonies révoltées, cette Amérique-là est la véritable aïeule des Etats-Unis d’aujourd’hui. A la lumière des récits, des réflexions de ces Français d’élite, la vraie figure de l’Amérique moderne s’éclaire soudain. On reconnaît la qualité particulière de cette âme qui communique sa vertu à ceux qui l’approchent, et, quels que soient les souvenirs de leurs traditions ou de leurs passés, leur inculque à tous pour l’avenir des espérances et des principes pareils.


I

« Les trois premiers Français, distingués par leur rang à la Cour, qui offrirent le secours de leurs épées aux Américains, dit le comte de Ségur[1], furent le marquis de Lafayette, le vicomte de Noailles et moi… Nous nous promîmes tous trois le secret sur nos arrangemens avec les commissaires américains, afin de nous donner le temps de sonder les dispositions de notre cour et de rassembler les moyens nécessaires à l’exécution de nos projets. La conformité de nos sentimens, de nos opinions, de nos désirs, n’existait malheureusement pas alors dans nos fortunes : le vicomte de Noailles et moi, nous dépendions de nos parens, et nous ne jouissions que de la pension qu’ils nous donnaient. Lafayette, au contraire, quoique plus jeune et moins avancé en grade que nous, se trouvait, par un simple hasard, à l’âge de dix-neuf ans, maître de son bien, de sa personne, et possesseur indépendant de cent mille livres de rentes. »

Il ne semble pas que cette offre si généreuse ait été tout d’abord approuvée par les Américains eux-mêmes. Les commissaires Silas Deane et Arthur Lee, qui étaient venus demander du secours à Paris et qui savaient que l’armée du général Washington était réduite à 2 000 hommes, appréciaient à son prix cette chevaleresque initiative ; mais ils se faisaient un cas de conscience d’engager d’aussi jeunes gens dans une entreprise si ardue. Leur scrupule se heurta à une résolution que rien ne pouvait ébranler et qui se sentait capable même de patience. Le marquis de Lafayette saisit le premier prétexte qui s’offrit à lui pour sortir de France. Il se rendit en Espagne, y acheta un vaisseau, se procura un bon équipage, remplit ce navire non seulement d’armes et de munitions, mais d’un assez grand nombre d’officiers qui avaient consenti à partager son sort. Au moment où il s’éloignait de Paris, la Cour envoya pour l’arrêter des ordres qui furent exécutés. Ce ne fut qu’un retard. Il trompa la vigilance de ses surveillans, franchit secrètement les Pyrénées et, après six mois de péripéties romanesques, retrouva sur la côte espagnole son vaisseau et ses amis. Il mit à la voile, arriva en Amérique sans autres accidens, et il y reçut, dit M. de Ségur, « l’accueil que méritait sa noble et généreuse audace. »

Pendant les cinq années que le comte de Ségur dut laisser passer avant de mettre son projet à exécution, il ne cessa de s’intéresser aux choses d’Amérique. On en a la preuve dans cette description qu’il a donnée de la visite à Paris des premiers hommes d’outre-mer qui se montrèrent à la Cour de France. « On vit arriver, écrit-il, les députés américains Silas Deane et Arthur Lee, peu de temps après le célèbre Benjamin Franklin… Rien n’était plus surprenant que le contraste du luxe de notre capitale, de l’élégance de nos modes, de la magnificence de Versailles, de toutes ces traces vivantes de la fierté monarchique de Louis XIV, de la hauteur polie, mais superbe de nos grands, avec l’habillement presque rustique, les manières simples, mais fières, le langage libre et sans détour, la chevelure sans apprêt et sans poudre, enfin avec cet air antique qui semblait transporter tout à coup dans nos murs, au milieu de la civilisation amollie et servile du XVIIe siècle, quelques sages contemporains de Platon ou des républicains du temps de Caton ou de Fabius[2]. »

Et ne semble-t-il pas à nous-mêmes que nous entendons comme l’écho des conversations qu’un Franklin eut peut-être avec ce jeune Français, en lisant ce passage d’une lettre écrite de Paris par l’envoyé américain à son ami Josish Quincey, de Boston : « Je trouve que les Français sont la nation avec laquelle il est le plus agréable de vivre. L’opinion commune suppose que les Espagnols sont cruels, les Anglais fiers, les Hollandais avares, etc. Mais je ne crois pas qu’il y ait de vice national attribué aux Français. Il ne manque aux Français rien de ce qui appartient à l’homme aimable et au galant homme. »

Toutefois, cette concession faite au charme de la société qui l’accueillait, Franklin n’était pas d’humeur à rien abandonner de ses chers principes de démocrate. Ce qu’il voyait ne lui laissait nul regret de n’avoir pas eu de part dans les glorieux atavismes d’un régime ancien. Sa perspicacité prévoyait et dépeignait tout ce dont son peuple aurait fatalement besoin pour se développer. Son futur programme d’homme d’Etat américain tiendra tout entier dans cette lettre qui fut écrite de Paris, en 1778, aux heures les plus angoissantes de la lutte pour l’Indépendance : « La masse de notre peuple est composée non pas de marchands, mais de petits propriétaires qui se plaisent à cultiver leur terre. Grâce à la fertilité et à la variété de nos climats, ces terres peuvent nous fournir toutes les nécessités et toutes les commodités de la vie, sans que nous ayons besoin de commerce extérieur. Nous avons un territoire trop large pour avoir la moindre tentation de l’agrandir par des conquêtes sur de paisibles voisins ; notre milice suffit à nous défendre contre l’invasion, notre commerce sera protégé par toutes les nations qui ont intérêt à faire des affaires avec nous. Rien, donc, ne nous pousse à avoir des flottes et des armées, nous laissons à d’autres le soin d’entretenir ces coûteuses machines pour la pompe des princes et le luxe des anciens Etats. Nous voulons, s’il est possible, vivre en paix avec le genre humain… Le poids d’un empire indépendant ne sera donc pas aussi lourd qu’on l’imagine… Résolu à n’avoir ni places lucratives, ni sinécures, — deux choses si communes en des États vieux et corrompus, — un peuple honnête et laborieux peut être gouverné à bon marché[3]. »

Le comte de Ségur dut attendre jusqu’en 1782, c’est-à-dire après la prise de Yorktown, la chance de s’embarquer pour l’Amérique. Il venait d’être nommé colonel en second du régiment de Soissonais et il était fort impatient de faire acte de soldat au service de la cause qu’il avait choisie. « Le sort, dit-il, semblait avoir décidé que guerrier je ferais une longue campagne sans batailles, qu’officier de terre je n’assisterais qu’à un combat de mer, que courant après l’ennemi, je le trouverais en retraite et renfermé dans des forteresses inabordables, et que voyageur je serais forcé de toujours courir d’un lieu à un autre, du nord au midi, de la zone froide à la zone torride, sans m’arrêter dans aucun des endroits qui pouvaient le plus exciter ma curiosité. » Ce qui devait laisser un regret à cet ardent jeune homme tourne à notre profit. A quelques nuances près, la guerre a partout la même figure ; tandis que la rumeur de vie qui suivit la défaite de Cornwallis, allait fournir à ce voyageur dont l’esprit était fin et pénétrant, l’âme noble, l’intelligence généreuse, l’occasion de remarques et d’observations d’un relief saisissant, qui demeurent comme une peinture intéressante du peuple américain à cette heure de son évolution.

L’expédition se composait de deux frégates, l’une la Gloire, armée de trente-deux canons portant du douze, l’autre l’Aigle, armée de quarante canons, portant du quatorze. La Gloire abritait en plus deux millions et demi en ses coffres[4]. On se rendit à Brest pour appareiller dans les premiers jours d’avril 1782. Il fallut attendre encore près de trois mois, soit le 15 juillet, pour lever l’ancre. Les élémens semblaient s’être entendus avec la croisière anglaise pour boucher la sortie du port. La première escale, mi-volontaire, mi-imposée, alla aux Açores. Il fallait renouveler la provision d’eau. En plus d’un demi-siècle, les habitans d’Angra n’avaient vu que deux fois des Européens : les passagers d’un vaisseau français et de deux bâtimens anglais. Entre les habitudes raffinées qu’ils venaient de quitter à Versailles et les nouveautés un peu rudes dont ils allaient avoir le contact sur le sol américain, la civilisation de Terçère se plaça sur la route de ces marins comme un souvenir du moyen âge et de ses cours d’amour. Le lendemain de leur arrivée, Ségur, Lauzun, Broglie, furent conduits par le Consul anglais dans un couvent, « où d’indulgentes nonnes éduquaient, à la portugaise, des pensionnaires très jolies. »

« Leur aspect, dit le comte de Ségur, nous consola des deux redoutables grilles qui séparaient le parloir et l’intérieur du couvent. La Mère-Abbesse, suivie de sa jeune cohorte, arriva gravement derrière la grille avec le costume, la taille, la figure, que nous représentent les portraits d’abbesse du XIIIe siècle. Rien ne manquait à cette ressemblance, pas même la crosse, car elle en tenait majestueusement une à la main. Après les premiers complimens, notre encourageant Consul nous dit que, suivant l’usage portugais, nous pouvions, à la faveur des grilles, nous montrer aussi galans que nous le voudrions pour son jeune troupeau… Chacun de nous choisit donc l’objet qui frappait le plus doucement ses regards, et qui semblait répondre avec le plus d’obligeance à ses œillades. Ainsi nous parlâmes promptement d’amour… Et comme nos jeunes Portugaises nous lançaient des regards qui semblaient annoncer l’envie de renverser les grilles, nous nous crûmes obligés de répondre à ces tendres agaceries en leur envoyant des baisers, non sans crainte cependant de paraître trop téméraires à Madame l’Abbesse… Enfin, cette bonne abbesse se mêla de l’entretien, et, s’apercevant peut-être que notre joie était tant soit peu mêlée de surprise, elle nous dit, par l’entremise du Consul, que l’amour pur était fort agréable aux yeux de Dieu. « Ces jeunes personnes, ajoutait-elle, auxquelles je vous laisse offrir vos hommages, s’étant exercées à plaire, seront un jour plus aimables pour leurs maris, et celles qui se consacreront à la vie religieuse, ayant exercé la sensibilité de leur âme et la chaleur de leur imagination, aimeront bien plus tendrement la Divinité. D’une autre part, poursuivait-elle, cette galanterie jadis honorée ne peut être que fort utile à de jeunes guerriers ; elle vous inspirera l’esprit de la chevalerie : elle vous excitera à mériter par de grandes actions le cœur des belles que vous aimez et à honorer leur choix en vous couvrant de gloire. »

Ainsi parla à ces jeunes officiers français une abbesse portugaise de l’île de Terçère. Les jeunes quakeresses américaines qu’ils allaient bientôt rencontrer sur leur chemin étaient prêtes à leur tenir, sur la guerre et sur l’amour, des propos tout différens.

Le 5 septembre, comme la Gloire et l’Aigle arrivaient en vue des Bermudes, ils se heurtèrent à un vaisseau anglais de soixante-quatorze canons, Y Hector. L’engagement fut vif et glorieux pour le pavillon français. L’Hector coula bas. Mais la Gloire faisait eau, et le débarquement dans l’estuaire de la Delaware faillit, quelques jours plus tard, tourner en désastre. Les bâtimens français étaient pris entre des bancs de sable qui barraient le cours du fleuve et les vaisseaux anglais qui s’engageaient derrière eux dans la rivière. Dans ces conditions l’Aigle devait périr. Le comte de Ségur rend compte de ce combat dans une lettre charmante adressée à sa femme : « J’ai, dit-il, bien pensé à toi pendant ce moment critique et, au milieu d’une grêle de boulets et de balles qui sifflaient à nos oreilles, j’ai baisé tendrement ton portrait en présence du prince de Broglie, qui en a été bien attendri et qui l’a baisé aussi. Dans toute autre circonstance, j’en aurais été jaloux… Nous avons pensé périr dans la Delaware. Nous nous sommes sauvés sans une chemise ni un seul domestique, mais, par un miracle presque incroyable, la Gloire s’est sauvée et l’Aigle seul a péri. Aussi, j’aurai mes effets et mes gens dans quatre ou cinq semaines[5]. »

C’était au comte de Ségur que revenait le soin d’aller à Philadelphie informer M. de Luzerne, représentant de Sa Majesté le roi de France, des circonstances du débarquement et de lui remettre les dépêches dont il était porteur. On avait atterri dans un bois épais doublé d’un marais dangereux ; de plus, la cause anglaise avait dans la région de nombreux partisans. Ces obstacles ne firent qu’enflammer le zèle du jeune officier. Il partit à jeun, sans domestiques ni bagages, dans les vêtemens qu’il portait au moment de l’échouement de son navire. « J’arrivai, dit-il, à Philadelphie, avec l’intention et l’espoir de m’y reposer au moins huit jours… J’eus à peine vingt-quatre heures pour entrevoir la ville qui était alors la capitale des Etats-Unis. A la vue de Philadelphie, il était difficile de ne pas pressentir les grandes et prospères destinées de l’Amérique. Cette ville, dont le nom signifie la ville des Frères, est située sur la rive ouest de la Delaware. Elle contenait alors 100 000 habitans. Ses rues larges et l’élégance simple de ses maisons frappaient les regards, malgré l’irrégularité des divers petits quais que chaque négociant a construits selon sa fantaisie sur le bord du fleuve… Le nom de Penn, fondateur de cette ville, vivra toujours, car il fut le seul Européen qui fonda légalement un Etat en Amérique et qui ne le cimenta pas du sang des infortunés peuples de cet hémisphère[6]. »

Cette dernière remarque établit un lien entre la pensée de ce jeune gentilhomme français qui avait lu Rousseau et le pensif quaker qui, à la fin du XVIIe siècle, était venu fonder cette colonie de Pennsylvanie. Fils d’un riche et honorable amiral anglais, sa religiosité ne provenait point d’une obstination têtue, car ses amis mondains disaient de lui qu’il était a Quaker, or some very melancholy thing. Lui aussi il avait cultivé la belle et rare vertu de désintéressement. A la mort de son père, il s’était trouvé créancier du roi Charles II pour des sommes importantes. Au lieu de réclamer l’argent qu’on lui devait, il avait prié le souverain de lui abandonner en Amérique un territoire où il pourrait accueillir ceux qui cherchaient la liberté de la parole et de la pensée. Son initiative avait eu la récompense qu’elle méritait. Les hommes qui avaient profité de cette chance s’étaient révélés industrieux et paisibles, la plupart des quakers qui partageaient les idées fraternelles de leur chef. Ce chef, d’ailleurs, n’avait point cherché à imposer ses volontés. Il s’était limité au conseil. Il avait dit : « Que les hommes soient bons, et le gouvernement ne pourra être mauvais. » A l’égard de ces Indiens, contre lesquels les habitans de la Nouvelle-Angleterre s’étaient heurtés dans des disputes perpétuelles et sanglantes, il avait agi avec la même mansuétude et il avait eu lieu de s’en applaudir. Ces sauvages avaient scrupuleusement observé le traité que Penn avait passé avec eux et où il leur disait avec une naïveté émouvante : « Je ne vous appellerai pas mes enfans, parce que les parens sont quelquefois trop sévères pour leurs petits ; ni mes frères, car les frères sont souvent en contestation. L’amitié qui existe entre vous et moi, je ne la comparerai pas à une chaîne, car une chaîne se rouille et se casse. Nous sommes comme les deux parties d’un corps que l’on aurait tranché ; nous sommes de la même chair, du même sang. »

Comment ne pas remarquer que cette profession de fraternité éclaire, dans sa candeur, certains discours politiques qui, encore aujourd’hui, résonnent en Amérique, par exemple lorsqu’on vient à discuter du principe de l’égalité des races ou des amendemens à la Constitution relatifs aux droits des nègres ? Tout cela a son origine dans les actes de foi des quakers du XVIIe siècle.

Le comte de Ségur démêla tout d’abord avec clairvoyance ce caractère si particulier du peuple que l’on considère aujourd’hui comme le plus pratique du monde, et qui, cependant, avant d’aborder les affaires et de créer des maisons de commerce, bâtit des églises ; qui érigea des clochers avant les cheminées d’usine ; qui se préoccupa de ses rapports avec l’humanité avant de régler son attitude vis-à-vis de ses futurs cliens ; qui se forgea un idéal de vie morale avant de donner de l’attention aux conditions de son existence matérielle. Lorsque, plus tard, sur la fin de son séjour, le comte de Ségur eut l’occasion de voir de près la vie de Boston, il s’avisa qu’il avait pu passer d’un centre politique à un foyer de vie intellectuelle, sans quitter le terrain des préoccupations spirituelles. L’idéalisme de Penn avait triomphé des obstacles en feignant de les ignorer. Il avait été un acte de foi dans la bonté des hommes. Il s’est révélé le parrain de cet esprit d’optimisme, si typiquement américain qui, aujourd’hui comme hier, continue de se manifester sous les dispositions les plus pratiques. Au contraire, dans leur passion d’indépendance, dans leur volonté d’exister seuls et de tout faire par eux-mêmes, les puritains de la Nouvelle-Angleterre forgeaient cette puissance de l’individualisme qui est le second trait en grand relief du caractère américain. Ils donnaient le spectacle de croyans qui avaient fui la persécution religieuse et qui, à peine y avaient-ils échappé, persécutaient à leur tour, sans merci, quiconque ne se formait pas d’un Dieu impitoyable et vengeur la conception où ils se complaisaient. Leur orgueil prétendait rester en tête à tête avec cette divinité redoutable et, dans ses rapports avec elle, repoussait tout intermédiaire humain. Les fondateurs de cette « colonie de conscience » se mariaient sans prêtres ; ils enterraient leurs morts sans une prière. Si hardis vis-à-vis des choses éternelles, ils se manifestaient, dans les relations temporelles, avec cette arrogante confiance en soi et en soi seul, qu’on a appelée le « self reliance. » Sans doute ils correspondaient plus exactement que les quakers aux nécessités d’une organisation où les chances illimitées de l’activité, offertes à l’individu, allaient faire reculer au second plan l’importance des idées politiques et familiales. Ces deux tendances se complétaient d’ailleurs sans se combattre : elles étaient différentes, sans être opposées : elles associaient le puritain avec le quaker pour les fins d’une œuvre commune.

Ce n’est pas à dire que cette collaboration ne trahît pas, chemin faisant, des divergences de sentiment qui se précisaient dans des actes contradictoires. Franklin, le quaker tolérant par excellence, pouvait se lever dans une assemblée des patriotes de Pennsylvanie, et répondre au Comité de Salut public, qui proposait d’interdire au clergé de mêler désormais le nom du Roi aux prières officielles : « À quoi bon cette défense ? Voilà vingt ans que, constamment, le clergé prie Dieu d’accorder la sagesse au Roi et à son conseil. Nous savons tous quel a été le succès de cette prière ! Il est trop évident que ces messieurs n’ont aucun crédit à la cour du ciel. » L’auditoire riait et l’on ajournait la motion. Or, pendant ce temps-là, les puritains de la Nouvelle-Angleterre brûlaient comme sorcières des chrétiennes qui prétendaient honorer Dieu par les œuvres plutôt que par la prière. Ils marquaient de la lettre infamante, de l’« h » au fer rouge, quiconque était soupçonné d’hérésie ; ils dressaient des potences pour les quakers. Toutefois on se retrouvait d’accord le jour où un messager apportait la nouvelle de la défaite de Cornwallis. Ce jour-là, le Congrès se réunissait d’urgence et il votait à l’unanimité la résolution suivante : « Le Congrès ira aujourd’hui processionnellement à l’église ; il rendra grâce au Dieu tout-puissant, qui a couronné de succès les armées alliées des États-Unis et de la France par la reddition de toutes les troupes britanniques sous le commandement de Cornwallis. » Dans le même sentiment, on continuait de réserver aux ministres du culte la place d’honneur dans les banquets officiels ; on les chargeait de bénir les repas ; mais là s’arrêtaient les prérogatives du clergé. Dès la première heure, le Congrès avait exclu tous les ecclésiastiques, sans exception, des assemblées politiques et civiles. Ainsi, la religion n’était pas un fait de gouvernement. On la reléguait dans le cœur de chacun.

On devine que l’idéalisme des quakers était plus fait que l’intransigeance des puritains pour séduire le comte de Ségur. Il juge en ces termes l’état d’âme qu’il avait trouvé régnant à Philadelphie : « Toute la ville, dit-il, est un noble temple élevé à la tolérance, car on y voit en grand nombre des catholiques, des presbytériens, des calvinistes, des luthériens, des unitaires, des anabaptistes, des méthodistes et des quakers, qui professent chacun leur culte en pleine liberté et vivent entre eux dans un parfait accord. »

Le jeune voyageur aurait volontiers prolongé son séjour parmi ces gens paisibles et hospitaliers. Au bout de vingt-quatre heures, un officier détaché par le baron de Vioménil lui apporta l’ordre de se mettre tout de suite en route pour les Etats du Nord : les dépêches qu’on lui avait confiées étaient impatiemment attendues par les généraux Rochambeau et Washington, qui campaient alors près de la rivière Hudson. « Monté sur un assez bon cheval, » il reprit son chemin et la fatigue ne l’empêcha jamais d’ouvrir les yeux sur le pays qu’il traversait.

« Je trouvai partout, dit-il, dans tous les bourgs, dans toutes les villes, dans toutes les maisons particulières où je m’arrêtais la même simplicité de mœurs, la même urbanité, la même hospitalité, le même zèle pour la cause commune et le même empressement pour me faciliter les moyens d’arriver promptement à ma destination. A chaque pas, sur ma route, j’éprouvais deux impressions contraires : l’une produite par le spectacle des beautés d’une nature sauvage, et l’autre par la fertilité, la variété d’une culture industrieuse et d’un monde civilisé… Nulle part l’indigence et la grossièreté ; chez tous les individus, cette fierté modeste et tranquille de l’homme indépendant qui ne voit au-dessus de lui que les lois, et qui ne connaît ni la vanité, ni les préjugés, ni la servilité de nos sociétés européennes. Tel est le tableau qui, pendant tout mon voyage, surprit et fixa mon attention… Là, nulle profession n’est ridiculisée, ni méprisée el, dans des conditions inégales, tous conservent des droits égaux. L’oisiveté seule y serait honteuse… Dans les premiers momens, j’étais un peu surpris en entrant dans une taverne de la voir tenue par un capitaine, par un major, par un colonel, qui me parlait également bien de ses campagnes contre les Anglais, de l’exploitation de ses terres, de la vente de ses fruits et de ses denrées… Les grades militaires et les emplois n’empêchent personne d’avoir une profession. J’étais encore plus étonné lorsque, après avoir répondu aux questions de quelques-uns sur ma famille et leur ayant dit que mon père était ministre ou général, ils me demandaient quelle était sa profession ou son métier[7]… »

Au cours de cette rapide chevauchée, M. de Ségur ne put s’arrêter que peu d’heures à Trenton et à Princeton. Il le regretta. « J’aurais vivement désiré, dit-il, connaître plus en détail ces deux jolies villes, car elles rappelaient les souvenirs glorieux des actions brillantes de Washington et de Lafayette et d’un grand nombre de guerriers qui avaient su forcer les Anglais, malgré leur tactique et leur nombre, à estimer ce peuple insurgé, pour lequel ils avaient affecté un si injuste mépris, et à reconnaître que l’amour ardent d’une sage liberté est de toutes les puissances la plus redoutable[8]. »

Le prince de Broglie, qui fit le même trajet, a noté, lui aussi, des détails qui complètent pittoresquement les observations de son ami : « J’étais seul, écrit-il, avec deux valets, en sorte que rien ne m’empêchait de me livrer à mes réflexions. Je considérais avec plaisir ce peuple et ce pays naissans. J’étais, de temps en temps, arrêté par des points de vue imposans ; je traversais des forêts immenses et je rencontrais de deux en deux lieues des villages bien bâtis, où l’on ne voyait aucune trace d’indigence. Les habitans bien vêtus, grands, forts, et déjà fiers de leur liberté recouvrée, achevaient de me décider en faveur d’un pays qu’ils semblaient chérir si parfaitement eux-mêmes, et la vue d’un grand nombre de jolis visages de femmes ne me paraissait rien gâter à cet ensemble… Je m’arrêtais pour dîner et pour coucher, et partout j’étais reçu avec la plus parfaite hospitalité. J’aimais à causer avec les maîtres de la maison… Nous dînions ensemble sans cérémonie, et, sans que le mari s’en formalisât, j’embrassais l’hôtesse quand elle était jolie. Ces petites caresses et la complaisance dont j’usais toujours pour parler politique et papiers publics avec mes hôtes me valaient ordinairement la meilleure chambre de la maison. J’obtenais aussi, ce qui est encore plus rare, d’avoir à mon lit des draps qui n’eussent encore servi à aucun gentleman, et je marquais tant d’aversion pour coucher en compagnie, à moins que ce ne fût avec l’hôtesse, qu’on m’accordait encore de n’être pas réveillé pendant la nuit par quelque survenant inconnu. Toutes ces petites préférences, dont on n’a pas d’idée en France, sont de grandes faveurs en Amérique, où la propreté n’est pas aussi bien établie que la franchise[9]. »

Ce fut seulement à la date du 26 septembre que le comte de Ségur, qui avait quitté Paris le 12 avril, arriva au terme de son voyage. Le jour même, il écrivit à sa femme pour, lui confier ses impressions premières : « Me voici enfin à notre armée. J’ai vu avec intérêt cette effrayante rivière du Nord ou d’Hudson, qui a plus d’une lieue de large et qui coule entre deux chaînes de montagnes inhabitées, couvertes de vieux pins, d’antiques chênes et de noirs cyprès. Cet aspect âpre et sauvage me communiquait des impressions nobles, tristes, profondes et un peu romanesques qu’augmentait la conversation de Mauduit[10], qui me rappelait tout ce qui s’était passé sur ce singulier théâtre, où, depuis cinq ans, la liberté combat contre la tyrannie. En voyant ces masses hideuses de rochers, ces abîmes sans fond, ces immenses forêts, on ne conçoit pas la folie des Anglais d’avoir espéré un moment de réduire un peuple animé par l’amour de la liberté et défendu par ces inexpugnables remparts[11]. »

Le fait est que, au moment où les Anglais avaient considéré avec dédain les premières menaces de leurs colonies, ils ne s’étaient jamais imaginé que ces colons d’outre-mer inspireraient un jour à l’élite de la jeune noblesse française un intérêt si vif. Ils ne pressentaient pas davantage que des émigrans d’origines si disparates de croyance et de conditions sociales, pussent trouver un si puissant lien d’union dans leur goût commun pour la liberté. Rochambeau, à qui n’échappait point la diversité de leurs opinions, a été frappé de ce qu’il y avait d’admirable dans leur solidarité : « Ceux du Nord, écrit-il, composé de propriétaires dont les fortunes sont à peu près égales, durent tendre nécessairement à la démocratie ; les États du Sud, comptant beaucoup de grands propriétaires au milieu de blancs moins aisés et d’une grande quantité de nègres, visaient naturellement à l’aristocratie. Tous cependant se réunirent très promptement à déclarer la liberté, l’égalité et l’indépendance de la mère patrie, en conservant un grand respect pour les propriétés[12]. »

Ce que M. de Rochambeau ne dit pas, c’est que, parmi les treize Etats qui formaient alors en Amérique les possessions anglaises, six seulement avaient été fondés par les Anglais. Il y avait deux établissemens hollandais, deux français, un suédois. Lord Baltimore et William Penn avaient agi à titre privé et, s’il est vrai qu’une douleur commune est entre les hommes un lien plus fort qu’aucune joie, tous ces Américains avaient passé par la même épreuve : par la persécution religieuse. C’était elle qui les avait chassés de leurs pays respectifs, vers une terre neuve. Elle agissait sur eux comme un stimulant de la loi. Elle leur inspirait une passion pour la liberté, qu’ils suçaient autant dire avec le lait. Les histoires populaires des Etats-Unis, que l’on met encore à cette heure entre les mains des écoliers, rapportent non sans fierté cette anecdote qui se place aux environs de l’année 1770, c’est-à-dire cinq ou six ans avant la rupture avec l’Angleterre. Pendant l’hiver, les soldats anglais de la garnison de Boston s’étaient amusés à détruire les glissades que les enfans de l’école avaient construites pour leur divertissement particulier. Ces petits garçons allèrent trouver le général anglais pour lui manifester leur mécontentement : « C’est ainsi, s’écrie-t-il après les avoir écoutés, que vos pères vous enseignent la révolte ? Ils vous envoient jusqu’ici pour m’obligera la toucher du doigt ! — Personne, répondirent les enfans, ne nous a envoyés à vous ; jamais nous n’avons injurié vos troupes. Mais vos soldats ont démoli nos glissades. Nous nous sommes plaints à eux : ils nous ont appelés « jeunes rebelles. » Nous nous sommes adressés aux capitaines : ils ont ri, et de nouveau la nuit dernière, on a gâché notre travail. Nous ne tolérerons pas plus longtemps ces mauvais procédés. » Le général ne doutait pas que ces menaces ne fussent suivies d’effet. Il donna l’ordre à ses soldats de réparer les glissades. Il dit : « Comment voulez-vous arracher à ce peuple la notion de la liberté ! Depuis sa naissance il l’a dans les moelles. » Ces dispositions premières n’ont pas varié. Certes, les Américains d’aujourd’hui connaissent tout autant que leurs aïeux l’opposition des idées, des intérêts. Toutefois, ils sentent de même, et leur passion commune est celle de la liberté.


II

Lorsque, au lendemain de la bataille de Bunker Hill (1775), Washington accepta le commandement de l’« armée nationale, » il avait avec lui un petit amas d’hommes sans uniformes, sans discipline ni science militaire, qui avaient pratiqué à peu près tous les états, excepté celui de soldat. Leurs armes étaient disparates, la poudre et le pain leur manquaient, mais sur leurs chemises, ils avaient brodé ces mots : « La liberté ou la mort. » Quand la rigueur de l’hiver vint ajouter ses souffrances à toutes ces insuffisances, ces gens mal nourris et mal vêtus laissèrent dans les sentiers de neige les traces ensanglantées de leurs pieds. Leur entrain ne fléchit jamais ; au contraire, leur rêve s’était élargi. Au moment de l’entrée en campagne, ils ne se battaient que pour obliger l’Angleterre à leur reconnaître des droits indispensables. Ils n’avaient pas songé à la séparation. L’idée ne leur en vint que par la suite, quand elle apparut comme le moyen unique d’obtenir la liberté. Ce n’était pas une armée, c’était un peuple entier qui tenait la campagne. De tous côtés des volontaires affluaient. On a noté ce propos d’un vieillard de quatre-vingts ans qui refusait de rejoindre ses foyers : « Ma mort, dit-il, peut être utile. Je couvrirai de mon corps un plus jeune que moi. » Rochambeau conte dans ses Mémoires qu’allant à la Conférence du Connecticut en compagnie de l’amiral Ternay, lequel était invalide, il eut la malchance de casser l’essieu de sa voiture. « J’envoyai aussitôt, dit-il, mon premier aide de camp, Fersen, chercher un charron qui demeurait à un mille du lieu où nous étions. Il revint me dire qu’il avait trouvé un homme malade de la fièvre quarte, lequel lui avait répondu que son chapeau plein de guinées ne le ferait pas travailler la nuit. J’engageai l’amiral à m’accompagner pour aller ensemble le solliciter. Nous lui dîmes que le général Washington arrivait le soir à Hartford pour conférer avec nous le lendemain, et que la conférence manquerait s’il ne raccommodait pas notre voiture. « Vous n’êtes pas des menteurs, nous dit-il, j’ai vu dans les papiers du Connecticut que Washington doit arriver ce soir pour conférer avec vous. Je vois que c’est le service public. Vous aurez votre voiture prête à six heures du matin. » Il tint parole et nous partîmes à l’heure indiquée. »

La confiance dans le succès final et la volonté d’y contribuer dans la mesure individuelle de son effort, étaient aussi vives chez le plus humble des soldats que chez le chef suprême. A- un moment où tout manquait, le général américain Putnam ordonna à un prisonnier anglais : « Retourne vers ton chef. S’il te demande combien j’ai de troupes, réponds-lui que j’en ai assez ; que, quand il parviendrait à les battre, il m’en resterait encore assez ; qu’il finira par éprouver que j’en ai trop pour lui et pour les tyrans qu’il sert. » En apprenant comment la milice avait essuyé le premier feu à Bunker Hill, Washington s’écria : « Les libertés du pays sont en sécurité. »

Plus bref encore et plus sûr de l’avenir, Franklin écrivit le même jour à un ami anglais : « Les Américains vont se battre. L’Angleterre a perdu ses colonies à tout jamais. » Sollicité par le Parlement anglais, qui lui proposait une grosse somme s’il voulait refuser le commandement que les insurgés lui offraient, le général américain Reed répondit : « Je ne vaux pas qu’on m’achète, mais tel que je suis, le roi des îles Britanniques n’est pas assez riche pour m’avoir. » Jusqu’à la fin de la campagne, ce fut en faisant appel au sentiment que les officiers américains soutinrent le moral de leurs hommes. Après les graves défaites de Brandywine où Lafayette fut blessé, le général Stark, avec une vieille couverture de lit sur le dos, passait la revue de soldats sans solde et sans pain. Le général avait pour sa femme, « la belle Molly, » une tendresse dont l’ardeur était connue de ses soldats. Au moment de l’engagement, il se plaça devant sa troupe et déclara : « Voici les Anglais. Si vous ne les avez pas vaincus ce soir, Molly Stark sera veuve. » Et le soir on était victorieux.

Quelque chose de cette simplicité avait gagné le cœur des Français. La lettre que Lafayette écrivit à M. de Maurepas le lendemain de la victoire de Yorktown est, si l’on peut dire, très « américaine. » « Du camp de Yorktown, le 20 octobre 1781. La pièce est jouée, monsieur le comte, et le cinquième acte vient de finir. J’ai été un peu à la gène pendant les premiers. Mon cœur jouit vivement du dernier et je n’ai pas moins de plaisir à vous féliciter sur l’heureux succès de notre campagne[13]… »

Or, quand on met en regard les effectifs dont disposaient à cette suprême minute les adversaires des Anglais, on comprend de quel poids les forces françaises pesèrent dans le triomphe de la journée. En effet, les Français avaient là 37 navires de guerre, commandés par le comte de Grasse, montés par 20 000 hommes et armés de 4 700 canons. Sur terre Rochambeau commandait à une armée de 8 000 hommes, tandis qu’à la même minute, Washington ne disposait pas d’un seul vaisseau et, sur les 9 000 fusils qu’il avait groupés, 5 500 seulement appartenaient à l’armée régulière. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; on en a la preuve dans ce récit que Rochambeau a laissé de la cérémonie qui accompagna la capitulation :

« La garnison, dit-il, défila à deux heures entre les deux armées, tambour battant, portant les armes qu’elle remit ensuite en faisceaux avec une vingtaine de drapeaux. Lord Cornwallis étant malade, le général O’Hara défila à la tête de la garnison. En arrivant, il me présenta son épée ; je lui montrai, vis-à-vis de moi, le général Washington à la tête de l’armée américaine, et je lui dis que l’armée française étant auxiliaire dans ce continent, c’était au général américain de lui donner ses ordres. »

De cette armée américaine et de son chef qui venaient de traverser de telles épreuves de douleur et de joie, le comte de Ségur écrit : « Je m’étais attendu à voir des soldats mal tenus, des officiers sans instruction, des républicains privés de cette urbanité si commune dans nos vieux pays civilisés. Je me souvenais de ces premiers momens de leur révolution où des laboureurs, des artisans qui n’avaient jamais manié de fusils, avaient couru sans ordre, au nom de la patrie, combattre les phalanges britanniques, ne présentant à leurs regards étonnés que des masses d’hommes rustiques, qui ne portaient d’autres signes militaires qu’un bonnet sur lequel était écrit le mot liberté. On peut donc juger combien je fus surpris de trouver une armée disciplinée, où tout offrait l’image de l’ordre, de la raison, de l’instruction et de l’expérience. Les généraux, leurs aides de camp, et les autres officiers montraient dans leur maintien, dans leur discours, un ton noble, décent, et cette bienveillance naturelle qui me paraît aussi préférable à la politesse, qu’une physionomie douce l’est à un masque qu’on s’efforce de rendre gracieux… Un de mes plus pressans desseins était de voir le héros de l’Amérique, le général Washington. M. le comte de Rochambeau eut la bonté de me présenter à lui. Trop souvent la réalité est bien au-dessous de l’imagination et l’admiration diminue en voyant de trop près celui qui en a été l’objet ; mais à la vue du général Washington, je trouvai un parfait accord entre l’impression que me faisait son aspect et l’idée que je m’en étais formée. Son extérieur annonçait presque son histoire : simplicité, grandeur, dignité, calme, bonté, fermeté étaient les empreintes de sa physionomie, de son maintien, comme celles de son caractère. Sa taille était noble, élevée, l’expression de ses traits douce, bienveillante ; son sourire agréable, ses manières simples sans familiarité. Ce n’était point le faste d’un général de nos monarchies ; tout annonçait en lui le héros d’une république ; il inspirait plutôt qu’il ne commandait le respect, et dans les yeux de tous ceux qui l’entouraient, on voyait une affection vraie et cette confiance entière en un chef sur lequel ils semblaient fonder exclusivement leur sécurité. Le général Washington m’accueillit avec bonté : il me parla de la reconnaissance que son pays conserverait toujours pour le roi de France et pour sa généreuse assistance. Il me fit les plus grands éloges de la sagesse et de l’habileté du général comte de Rochambeau ; il loua vivement la bravoure et la discipline de notre armée, enfin il m’adressa des paroles très obligeantes relativement à mon père, à ses longs services, à ses nombreuses blessures, dignes ornemens, disait-il, d’un ministre de la Guerre[14].

Le prince de Broglie, qui vit Washington à peu près à la même minute, ajoute à ce portrait quelques détails. Ils précisent la figure de l’homme intime : « Ce général est âgé de quarante-neuf ans, il est grand, noblement fait, très bien proportionné… Son abord est froid, quoique poli, son œil pensif semble plus attentif qu’étincelant. Il est l’ennemi de l’ostentation et de la vaine gloire. Son caractère est toujours égal, il n’a jamais témoigné la moindre humeur… M. Washington ne reçoit aucun appointement comme général. Il les a refusés comme n’en ayant pas besoin. Les frais de sa table sont seulement faits aux dépens de l’État. Il a tous les jours une trentaine de personnes à dîner… C’est en général le moment de la journée où il est le plus gai. Au dessert, il fait une consommation énorme de noix, et lorsque la conversation l’amuse, il en mange pendant des heures, en portant, conformément à l’usage anglais et américain, plusieurs santés. C’est ce qu’on appelle « toaster. » On commence toujours par boire aux Etats-Unis, ensuite au roi de France, à la Reine, aux succès des armées combinées. Puis on donne quelquefois ce qu’on appelle un sentiment : par exemple : « A nos succès sur les ennemis et sur les belles, à nos avantages en guerre et en amour. »

Il semble qu’à ces heures de joie comme aux autres, le comte de Ségur ait fait promptement et complètement la conquête de ses hôtes américains qui lui inspiraient à lui-même tant de sympathie. Une lettre qu’il écrivit à sa jeune femme, au cours de septembre 1781, nous met dans la confidence de ce succès. Il aimait et il s’était fait aimer : « J’ai été reçu ici à merveille par les généraux et les officiers. Ils paraissent me savoir gré de mes sacrifices… Je voudrais habiter ce pays avec toi. Crois-moi, il vaut mieux que le nôtre, pour des gens qui aiment la vertu. Il faut un peu fuir les hommes lorsqu’on veut fuir la corruption. Les forêts encore désertes sont la seule patrie des gens honnêtes, le commencement de la civilisation, voilà le temps de leur règne. Avant cette époque, on est trop grossier, après on est trop blasé pour être vertueux. On paraît m’aimer beaucoup ici. Je tâche de montrer beaucoup de zèle et de simplicité… J’ai relu Télémaque, et c’est la meilleure leçon pour un homme qui arrive à une armée. Dis à Lafayette que je suis dans un pays plein de lui où tout le monde l’adore[15]. »


III

Le comte de Ségur et ses amis auraient souhaité voir Rochambeau et Washington pousser leur succès et débloquer les Anglais de New-York où ils étaient toujours établis ; mais une telle aventure risquait de coûter inutilement trop de vies, alors que l’ennemi reconnaissait sa défaite et, d’ailleurs, les ordres que le comte de Ségur avait apportés à Rochambeau comportaient un autre plan. On l’adopta. Il s’agissait de faire une diversion du côté des Antilles, afin d’empêcher l’Angleterre de s’obstiner dans la lutte sur le sol même des États, et par-là on brusquerait la paix. Conformément à ce dessein, l’armée et la flotte des alliés se portèrent sur Providence. L’escadre française mouilla plusieurs semaines dans ces eaux avant de remettre à la voile et de quitter définitivement les côtes américaines. Cette trêve fut une occasion dont les jeunes officiers français ne manquèrent pas de profiter pour observer, de plus près qu’ils ne l’avaient fait encore, les femmes et In société américaines. Le prince de Broglie résume dans son journal ses impressions :

« Parlons un peu des dames ; c’est toujours un article important pour un Français… Je fis à Douvres, petite ville assez jolie de 1500 habitans, mon entrée dans la société anglo-américaine, sous les auspices de M. de Lauzun. Je ne savais encore dire que quelques mots anglais, mais je savais fort bien prendre du thé excellent, avec de meilleure crème ; je savais dire à une demoiselle qu’elle était pretty et à un monsieur-gentleman qu’il était sensible, ce qui signifie à la fois bon, honnête, aimable, etc., au moyen de quoi j’avais les élémens nécessaires pour réussir… »

M. de Luzerne, que ses fonctions de plénipotentiaire conduisaient à Philadelphie, s’était fait le cicérone du prince. Il l’accompagna chez la femme du contrôleur général des Etats, Mme Morris. On trouva une maison « simple, mais régulière et propre ; les portes et les tables, d’un bois d’acajou superbe et bien tenu ; les serrures et les chenets de cuivre d’une propreté charmante, les tasses rangées avec symétrie, la maîtresse de la maison d’assez bonne mine et très blanchement atournée. » « Je pris du thé excellent, écrit-il, et j’en prendrais je crois encore, si l’ambassadeur ne m’avait pas averti charitablement, à la douzième tasse, qu’il fallait mettre ma cuiller en travers, quand je voudrais que cette espèce de question d’eau chaude prît fin : Attendu, me dit-il, qu’il serait presque aussi malhonnête de refuser une tasse de thé quand on vous la propose, qu’il serait indiscret au maître de la maison de vous en proposer de nouveau quand la cérémonie de la cuiller a marqué vos intentions[16]. »

Le prince de Broglie a, bien entendu, un coup d’œil pour les autres dames de l’assistance. Il distingue d’abord ce quelque chose d’ « emprunté » que, dans une certaine mesure, elles tiennent de leur origine allemande : « Les dames de Philadelphie, dit-il, quoique assez magnifiques dans leur habillement, ne sont pas généralement mises avec beaucoup de goût ; elles ont dans leurs coiffures et dans leurs têtes moins de légèreté et moins d’agrément que nos Françaises ; quoique assez bien faites, elles manquent de grâce, et font assez mal la révérence. Elles n’excellent pas non plus dans la danse, mais, on revanche, elles savent bien faire le thé. » Ceci divertit encore davantage ce Français de grande maison : il voit poindre autour de lui quelques soupçons de snobisme. C’est un péché léger où Philadelphie se complaît encore : les gens de la ville qui veulent « compter » y sont tenus d’étouffer leurs habitations dans les étroites limites d’un petit espace de terrain que l’on nomme « l’hectare de Dieu. » « L’esprit qui règne à Philadelphie, remarque à ce sujet le prince de Broglie, est entièrement républicain. Il devrait donc, ce me semble, entretenir parmi les habitans la plus parfaite égalité. Cependant la vanité et l’amour-propre, passions si naturelles à l’esprit humain, commencent déjà à s’y faire sentir, et quoique les mots de noblesse et de distinction quelconque en soient bannis, les habitans qui peuvent dater leur séjour à Philadelphie du moment de sa fondation s’arrogent déjà quelques privilèges, et cette prétention est même plus marquée parmi ceux qui joignent de grandes richesses à ce grand avantage[17]. »

Au contraire, Boston apparut aux jeunes voyageurs sous un aspect plus raffiné. « La ville, fort commerçante en temps de paix, réunit nécessairement un grand nombre de gens aisés et une petite quantité de négocians fort riches. Le luxe s’y est établi plus anciennement que dans toute autre ville d’Amérique ; il y a prospéré ; au moyen de quoi cette ville est une de celles où, pour la société ainsi que pour la bonne chère, on s’éloigne le plus de cette rusticité un peu grossière des usages américains. On y boit de meilleurs vins, on a des serviettes de table, chacun boit dans son verre, on change d’assiette aussi souvent que l’on veut. C’est vraiment de la magnificence[18]. » Il y eut pourtant une ville pour trouver grâce devant cet observateur si clairvoyant, et ce fut Newport, qui semble bien avoir été, au XVIIIe siècle comme aujourd’hui, le centre le plus mondain de la vie américaine. « Newport, dit le prince de Broglie, ce lieu charmant regretté par toute l’armée, car c’est ainsi que chacun en parlait. » Avertis qu’ils trouveraient là toutes les élégances du pays, le prince et ses compagnons de voyage n’avaient eu « rien de plus pressé » que de faire connaissance avec la société. Dès le soir de leur arrivée, le colonel de Vauban, arrière-petit-neveu du maréchal, les introduisit chez un M. Champlain, assez distingué par ses richesses, mais beaucoup plus connu dans l’armée par la figure charmante de sa fille. « Elle n’était pas au salon au moment où nous y entrâmes, raconte le prince de Broglie, mais elle parut l’instant d’après ; il est inutile de dire que nous l’examinâmes avec attention. C’était la traiter favorablement, car le résultat fut de lui trouver de beaux yeux, une bouche agréable, une fraîcheur parfaite, une jolie taille, un joli pied et une tournure tout à fait désirable. Elle joignait à tous ces avantages celui d’être mise et coiffée avec goût, c’est-à-dire à la française, d’entendre et de parler notre langue… Quelques autres ladies avec lesquelles je fis connaissance achevèrent de me convaincre que Newport renfermait plus d’une rose… Toutes ces jeunes personnes paraissaient regretter beaucoup notre armée. Elles nous avouèrent qu’il n’avait plus été question d’amusemens ni de bals, depuis le départ des Français. Cette petite complainte nous engagea, le comte de Ségur, Vauban et moi, ainsi que plusieurs autres jeunes gens de notre armée, à donner un bal à ces aimables désolées. Nous n’éprouvâmes ni refus ni difficultés quand nous parlâmes de danse. Il se rassembla environ vingt dames ou demoiselles charmantes ; elles étaient mises à merveille. Elles eurent l’air de s’amuser ; nous toastâmes fort gaiement, tout se passa fort agréablement[19]. »

Le charme des jeunes filles de Newport devait laisser dans le souvenir du comte de Ségur une impression plus profonde. Il sentit qu’elles étaient dignes d’attachement. Il a analysé avec sa finesse ordinaire la qualité de la séduction qu’il éprouva.

« La ville de Newport, dit-il, très bien bâtie, bien alignée, contenait une population nombreuse dont l’aisance annonçait le bonheur ; on y formait des réunions charmantes d’hommes modestes, éclairés, et de jolies femmes dont les talens embellissaient les charmes. Les noms et les grâces de miss Champlain, des deux miss Hunter, et de plusieurs autres sont restés gravés dans le souvenir de tous les officiers français. Un être qui semblait tenir plus de la nymphe que de la femme, c’était Polly Leiton, la fille d’un grave quaker. Sa robe était blanche comme elle ; la mousseline de son ample fichu, la batiste envieuse qui laissait à peine apercevoir ses blonds cheveux, enfin les simples atours d’une vierge, semblaient s’efforcer en vain de nous voiler la taille la plus fine et de nous cacher les traits les plus séduisans. Ses yeux paraissaient réfléchir, comme deux miroirs, la douceur d’une âme pure et tendre. Elle nous accueillit avec une confiante naïveté qui me charma et le tutoiement que sa secte lui prescrivait donnait à notre nouvelle connaissance l’air d’une ancienne amitié. Je doute qu’aucun chef-d’œuvre de l’art pût éclipser ce chef-d’œuvre de la nature. C’était le nom que lui donnait le prince de Broglie. Dans nos entretiens, elle m’étonnait par la candeur originale de ses questions. « — Tu n’as donc en Europe ni femme ni enfans, me dit-elle, puisque tu quittes ton pays pour venir si loin faire le vilain métier de guerre ? — Mais c’est pour vos intérêts ! lui répondis-je, et c’est pour défendre votre liberté que je viens me battre contre les Anglais. — Les Anglais ? reprit-elle. Ils ne t’ont point fait de mal, et notre liberté, que t’importe ? Il ne faut jamais se mêler des affaires d’autrui… » Que pouvais-je répondre à cet ange ? car, en vérité, je fus tenté de croire que c’en était un. Ce qui est certain, c’est que si je n’avais pas été marié et heureux, tout en venant défendre la liberté des Américains, j’aurais perdu la mienne aux pieds de Polly Leiton[20]. »

Bien qu’il ne soit encore question ni du « flirt » et de ses complications, ni des droits de la femme et de leurs exigences, ces Américaines du XVIIIe siècle apparaissent au comte de Ségur en possession d’une merveilleuse liberté : « Les parens, dit-il, nous laissent seuls avec leurs filles de seize ans dont la pudeur est la seule défense et dont la familiarité naïve atteste l’innocence et se fait respecter par les gens les plus corrompus[21]. »

A supposer que, par la suite, ces jeunes Américaines aient quelque peu abusé du « respect » qu’elles inspiraient, et qu’elles en aient profité pour changer en crainte l’ardeur chevaleresque qu’on leur apportait en hommage, il apparaît clairement, d’après ces témoignages, qu’à la minute où les officiers français les connurent, elles étaient simples et tendres de cœur, étrangères à toute préoccupation de féminisme. Le comte de Rochambeau a caractérisé en trois mots leurs sentimens et leur attitude : « Les jeunes filles, dit-il, sont libres jusqu’à leur mariage. Leur première question est de savoir si vous êtes marié, et si vous l’êtes, la conversation tombe à plat[22]. « Nulle trace de ces exagérations et de ces contradictions, qui, plus tard, à l’heure de la prospérité, feront alterner la fantaisie de divorces innombrables avec les élans religieux les plus sincères, les sécurités de richesses immenses avec la défiance de la maternité, le patriotisme le plus violent avec le vertige des grands mariages étrangers. A la minute de jeunesse où le comte de Ségur eut la claire vision de cette société américaine, elle lui apparut uniquement saine et morale. Parlant en effet des réunions que M. de Rochambeau donnait dans la ville de Providence, il écrit : « Je ne me rappelle pas d’avoir vu réunis dans aucun autre lieu plus de gaieté et moins de confusion, plus de jolies femmes et de bons ménages, plus de grâce et moins de coquetterie, un mélange plus complet de personnes de toutes classes, entre lesquelles une égale décence ne laissait apercevoir aucune différence choquante. Cette décence, cet ordre, cette liberté sage, cette félicité de la nouvelle République, si mûre dès son berceau, étaient le sujet continuel de ma surprise et l’objet de mes entretiens fréquens avec le chevalier de Chastellux. »

Une dernière lettre écrite par le comte de Ségur à sa femme, au début du mois de décembre, quand la flotte française se disposait à lever l’ancre définitivement et à cingler vers les Antilles, précise ces impressions. Cette lettre, datée du port de Boston, « à bord du vaisseau le Souverain, » mérite d’être citée tout entière, car elle est comme un résumé des observations que le contact avec cette société si nouvelle allait laisser dans le souvenir du jeune voyageur français : « Je vais mettre à la voile demain ou après-demain, et je vais quitter avec un regret infini ce pays où l’on est ce qu’on doit être : loyal, franc, honnête et libre. On y pense, on y dit, on y fait ce qu’on veut, on n’y est nullement forcé d’y être ni riche, ni bas, ni faux, ni fol, ni courtisan, ni militaire. On peut y être simple, extraordinaire, voyageur, sédentaire, politique, littérateur, marchand, occupé, oisif, personne ne s’en choque. En suivant un petit nombre de lois simples, en respectant les mœurs, on, y est heureux et tranquille. C’est en les bravant qu’on est à la mode à Paris. J’ai été traité en frère par toute l’Amérique. Je n’y ai vu que confiance publique, hospitalité, cordialité. Les filles y sont coquettes pour trouver des maris, les femmes y sont sages pour conserver le leur, et ce dont on rit à Paris sous le nom de cocuage, fait frémir ici sous le nom d’adultère. Je sais que ce pays-ci ne peut pas conserver longtemps des mœurs aussi pures, mais ne les gardât-il qu’un siècle, n’est-ce rien qu’un siècle de bonheur ? Au milieu des horreurs d’une guerre civile, ils soupçonnent si peu les hommes de malhonnêteté que, dans leurs petites maisons de bois au milieu d’immenses forêts, leurs portes ignorent les verrous, et n’ont point de loquets, leurs coffres-forts restent ouverts ainsi que leurs armoires dans les chambres des étrangers et des valets auxquels ils donnent l’hospitalité… J’ai vraiment le cœur serré en quittant ce pays-ci[23]. »

Ailleurs, le comte de Ségur avait écrit, avec cette modestie si caractéristique qui avait été un des élémens de son succès auprès de ses nouveaux amis : « Je crois que j’ai vu l’Amérique autrement que la plupart de ceux qui y sont allés. » Le fait est que cette « colonie de conscience, « préoccupée des libertés de l’âme, de la pensée, et de la parole, charmait le jeune Ségur comme une réalisation des idées qui lui étaient chères, une application de cette philosophie qui, à son avis, « devait assurer le triomphe de la raison sur la terre. » Il avait, lui, le rejeton d’une famille illustre, ce lien particulier avec les simples citoyens de ce nouveau pays d’outre-mer : comme eux, il avait formé son caractère dans l’action même. Aide de camp de son père à quatorze ans, lieutenant de cavalerie à seize, capitaine à dix-huit, placé à vingt-deux ans à la tête d’un régiment, il avait contrôlé par une expérience précoce ses idées et son rêve. « Quelle distance de lui à presque tous les jeunes gens de son état, s’écriait d’Alembert en lisant quelques pages de ce jeune homme qu’il ne connaissait point. L’auteur mérite que tous les honnêtes gens l’aiment, l’estiment et s’intéressent à lui. »

Or, cette maturité surprenante qui arrachait à un esprit aussi critique que d’Alembert un cri d’admiration, ne devait être que la préface d’une des vies les plus complètes qu’il ait été donné à un homme de vivre. Ce Français qui était « né à la veille de la guerre de Sept ans et qui mourut au lendemain de la Révolution de Juillet, » allait être appelé par le destin à faire successivement figure de « colonel et de diplomate sous l’ancien régime, d’ambassadeur extraordinaire sous la Révolution, de conseiller d’Etat sous le Consulat, de sénateur et grand maître de cérémonies sous l’Empire, de pair de France sous la Restauration, et, entre temps, de voyageur, de poète, d’historien, de dramaturge, et de membre de l’Académie. » Il allait vivre « dans l’intimité familière de Louis XV, de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Washington, du grand Frédéric, de Catherine II, de Napoléon, sans compter tous les satellites gravitant autour de ces astres[24]. » Nul, certes, ne fut jamais mieux placé pour juger l’histoire et les hommes qui la font.

Tel était l’avis de ses amis les plus intimes : Lafayette, Boissy d’Anglas, Lameth, Daru, Barbé-Marbois, Viennet, Arnault, Benjamin Constant, Casimir Perier, le général Mathieu Dumas, lorsque, sur la fin de sa vie, ils lui persuadèrent de rédiger et de compléter les notes qu’il avait prises quotidiennement sur les événemens auxquels il avait été mêlé, et sur les hommes qu’il avait vus de près. Ce fut à cette heure de la réflexion mûrie que le comte de Ségur donna sur les Etats-Unis sa pensée définitive ; ces lignes semblent clore avec une nuance d’attendrissement les réflexions du jeune voyageur qui, au printemps de sa vie, avant d’avoir connu les souffrances dit l’injustice et de la désillusion, s’était senti irrésistiblement attiré par le charme d’une démocratie à son aurore, et par la séduction de ses mœurs de liberté :

« Tout dans la fondation de ces riches colonies, dans leur révolution, dans leur législation, offrit une espèce de phénomène dont l’histoire ne donne point d’exemple et qu’il faut expliquer par des causes toutes différentes de celles qui ont amené la naissance, la formation et les progrès de tous les gouvernemens connus. Par un hasard étonnant, la nouvelle République de l’Amérique du Nord, fondée dans son origine non par la conquête, mais par les transactions du pacifique Penn, n’a eu à combattre, à vaincre aucun de ces obstacles. Les législateurs, travaillant dans un siècle de lumière, sans se voir obligés de triompher d’un pouvoir militaire, de limiter une autorité absolue, de dépouiller un clergé dominant de sa puissance, une noblesse de ses droits, une foule de familles de leurs fortunes, et de construire leur nouvel édifice sur des débris cimentés de sang, ont pu fonder leurs institutions, sur les principes de la raison, de la complète liberté, de l’égalité politique. Aucun vieux préjugé, aucun fantôme antique ne se plaçait entre eux et la lumière de la vérité… Leurs lois, faites uniquement dans le but de l’intérêt général, ont été tracées sur une table rase, sans être arrêtées par nul esprit de classes, de sectes, de partis ou d’intérêts privés… »


B. VAN VORST.


  1. Le comte de Ségur, Mémoires, souvenirs et anecdotes.
  2. Le comte de Ségur, Mémoires, passim.
  3. Benjamin Franklin, Correspondance.
  4. Les compagnons du comte de Ségur étaient le duc de Lauzun, le prince de Broglie, le baron de Montesquieu, le vicomte de Vaudreuil, les chevaliers de Lameth et de Vallongue, MM. de Sheldon, de Loménie, de Polarski et de Liliéhorn, aide de camp du roi de Suède.
  5. Lettres inédites communiquées par la comtesse d’Armaillé.
  6. Lettres inédites, passim.
  7. Un bon Américain demanda au duc de Lauzun quel métier exerçait son père ? « Mon père, répondit Lauzun, ne fait rien, mais j’ai un oncle qui est maréchal. (Il faisait allusion au maréchal de Biron.) « Fort bien, dit l’Américain, en serrant de toutes ses forces les mains du jeune duc, c’est un très bon métier. »
  8. Lettres inédites, passim.
  9. Mélanges de la Société des Bibliophiles français.
  10. Thomas-Antoine de Mauduit du Plessis, né en 1753, officier d’artillerie. Il fut massacré à Port-au-Prince, dans une émeute de nègres, en 1791.
  11. Lettres inédites, passim.
  12. Le même ailleurs : « Le colon dans son habitation n’est ni un seigneur de château, ni un fermier : c’est un propriétaire dans toute l’étendue du mot. » Et Lafayette : « Il n’y a en Amérique ni pauvres, ni même ce qu’on appelle paysans. Tous les citoyens ont un bien honnête et tous les mêmes droits que le plus puissant propriétaire du pays. »
  13. Lafayette, Correspondance.
  14. Le comte de Ségur, Mémoires passim.
  15. lettres inédites, passim.
  16. Mélanges de la Société des Bibliophiles français.
  17. Id., ibid.
  18. Mélanges de la Société des Bibliophiles français.
  19. Id., ibid.
  20. Rochambeau raconte de son côté, dans ses Mémoires, qu’à son retour de Yorktown « toutes les villes qu’il traversait lui présentaient les assurances de leur reconnaissance envers la France. » Comme il arrivait à Philadelphie, une députation des anciens quakers l’aborda dans toute la simplicité de son costume. « Général, lui dit le plus âgé, ce n’est pas pour tes qualités militaires que nous Tenons te faire cette visite. Nous ne faisons nul cas de tes talens pour la guerre, mais tu es l’ami des hommes, et ton armée vit dans un ordre et une discipline parfaite. C’est ce qui nous amène à te rendre des respects. »
  21. Lettres inédites, passim.
  22. Rochambeau, Mémoires.
  23. Lettres inédites, passim.
  24. Le marquis de Ségur, Esquisses et récifs.