L’Amérique du Nord et la France/02

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L’Amérique du Nord et la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 531-557).
L’AMÉRIQUE DU NORD
ET
LA FRANCE[1]

II


IV

Qu’en moins d’un siècle et demi, une grande civilisation originale se soit développée sur le sol américain et que cette civilisation puisse donner des leçons ou des exemples même à la civilisation européenne dont elle est la fille, ce fait une fois reconnu permet d’envisager, en toute sincérité, les points par lesquels l’Amérique peut emprunter encore quelque chose à l’Europe et notamment malgré le préjugé courant là-bas, à la France.

La France a besoin d’être défendue devant l’Amérique. Diverses raisons nous ont diminués dans l’idée qu’elle se fait de nous : les unes réelles, les autres erronées ou singulièrement exagérées. Les Américains, eux-mêmes, paraissent avoir, depuis quelque temps, le vague sentiment d’une injustice ou d’une incompréhension ; ils s’efforcent d’être plus équitables et mieux avertis. Quel indice plus significatif que l’échange de professeurs qui s’est produit presque spontanément entre les universités françaises et les universités américaines ? C’est entrer dans ce mouvement que de présenter, à des esprits bien disposés, certains faits ou certaines interprétations sous un jour nouveau et peut-être plus clair.

Le peuple français est en décadence ; la France est une espèce de « Pologne » vouée à un prochain démembrement, telle est l’opinion assez généralement répandue en Amérique, au sujet de notre pays.

Il est facile de savoir d’où vient cette appréciation si sévèrement pessimiste. La guerre de 1870, suivant de près la guerre du Mexique (où la France s’était trouvée presque en antagonisme avec la nationalité américaine en péril), fut considérée par les puritains d’outre-Manche et d’outre-Océan, influencés par la presse allemande et des autres pays protestans, comme un châtiment de la Providence se prononçant contre le catholicisme et les races latines. Les longues difficultés politiques et diplomatiques qui, après la guerre de 1870, mirent la nation française aux prises avec l’Angleterre, entretinrent, une animosité constante et une propagande perfide dans la presse et dans l’opinion. La nécessité où fut la France de constituer rapidement son nouvel Empire colonial (sous peine de déchoir de son rang dans le monde) prolongea, pendant un quart de siècle, cet antagonisme franco-anglais qui eut naturellement ses répercussions dans tous les pays anglo-saxons. Ajoutons que la France, accablée sous le fardeau de ses défaites et de ses tâches urgentes, s’absentait, en quelque sorte, du reste du monde, tandis que les peuples concurrens s’installaient à l’aise et prenaient possession de l’Univers.

Et puis, comme je le disais en commençant, la France s’est beaucoup déconsidérée elle-même : Taine a été le chef d’une école démesurément pessimiste. Le livre de Desmolins sur la supériorité des Anglo-Saxons, a marqué le point culminant d’une campagne où s’attardait le désenchantement de la défaite. La littérature se plut à se déclarer » décadente. »

La France ne s’apercevait pas qu’elle se relevait au moment où l’on criait, — où elle criait elle-même, — à sa chute définitive. Les œuvres témoignaient pour elle à contre-pied des paroles. Loin d’être sur le penchant de la ruine, elle se redressait, jeune, prospère et bien vivante.

La preuve la plus frappante de la vitalité française fut donnée au monde par l’entrain et la résolution avec laquelle la population accepta les charges militaires, imposées par la défaite et par la paix armée. Les puissances libérales, et notamment les races anglo-saxonnes, savent combien il est difficile d’obtenir, d’une population démocratique, maîtresse de ses propres destinées, l’adhésion volontaire au service militaire obligatoire.

Car, le mot obligatoire n’est qu’un mot : si le peuple ne voulait pas servir, qui donc l’y forcerait ? C’est donc, par un sacrifice spontané, constant, incessamment renouvelé de génération en génération, sacrifice personnel, sacrifice pécuniaire, sacrifice de la part des pères et de la part des enfans, que la France se maintient, depuis quarante ans, à l’état de « nation armée. »

Ni exceptions, ni privilèges, tous portent l’uniforme ou le sac ; les chances d’avancement sont pareilles pour tous et les chances de vie ou de mort le sont aussi, à la caserne et sur le champ de bataille. L’armée est une école d’égalité, de discipline, de tenue physique et morale ; elle prend à l’homme plusieurs années de son existence pour les porter au compte de la survie du pays. Quelle conception plus noble du devoir social ?

Ainsi, la France s’est préparée et entraînée de telle façon, qu’au premier de tous les sports, le sport des armes, aucune puissance, même militaire, même impériale, n’est sûre de la dépasser : canons, fusils, forts, procédés techniques, enseignement, capacité, valeur, courage, elle a su tout mobiliser. L’armée française est la seule grande armée démocratique capable de lutter pour l’indépendance du pays. Le signe le plus frappant du vouloir vivre chez un peuple, n’est-il pas l’organisation et l’entretien d’une armée défensive où le peuple lui-même, tout le peuple, soit prêt à verser son sang ?

Non, ce n’est pas une nation en décadence que celle qui dispose de quatre millions d’hommes armés, exercés et commandés, celle vers qui viennent les autres peuples et sur laquelle ils comptent. Pour rompre l’équilibre international, il faudrait passer sur le corps de la France, et c’est bien là, pour le reste de l’univers, une sécurité. L’une des principales raisons pour lesquelles la France a reconquis un rang des plus honorables parmi les nations modernes, c’est la vaillance avec laquelle elle a supporté et supporte la charge du service militaire. Avant de s’apitoyer sur son sort, que d’autres imitent d’abord son exemple !


Une certaine tendance, toute matérialiste, de la civilisation actuelle, porte les esprits à juger la valeur des peuples d’après leur puissance économique : à ce sujet encore, combien de jugemens erronés circulent sur le compte de la France ! Son activité économique serait réellement en recul qu’il ne faudrait pas en conclure à une chute irrémédiable. Les peuples à commerce peu développé ne sont pas toujours les plus proches de la décadence. Cependant, même à ce point de vue, il convient de voir les choses comme elles sont et de se méfier des jugemens tout faits.

Personne ne nie, d’abord, que la France soit le pays du monde qui possède le plus de fonds disponibles. La France intervient, par ses placemens ou les mouvemens de ses capitaux, chaque fois qu’une crise menace les affaires générales, ou chaque fois qu’un pays en voie de développement a besoin de ressources. Ainsi, elle s’est acquis, dans l’économie internationale, une situation aussi forte que celle qui lui appartient dans les questions militaires. Les alliances commerciales et financières viennent vers elle comme les alliances politiques, parce qu’elle dispose, de part et d’autre, de forces acquises également prééminentes : son armée et sa richesse.

Cette richesse, est-elle due uniquement aux habitudes d’épargne, invétérées dans la nation française ? L’épargne suffirait-elle à enrichir un peuple ?… Le proverbe français dit, d’un homme économe : « Il tond sur un œuf. » Tondre sur un œuf est d’un bien médiocre profit. « Où il n’y a rien, le roi perd ses droits, » dit un autre proverbe.

La richesse française a une source plus large, plus abondante et plus féconde : c’est l’activité constante de la production nationale, c’est la prospérité, sans cesse accrue et si mal comprise, du commerce français.

En général, les statistiques sont contre nous. La mer ne nous aide pas ; elle ensable nos ports et favorise nos concurrens : de même la statistique.

Incontestablement, notre marine marchande est en diminution : sans doute que cette sorte d’entreprises ne présente pas, aux capitaux français et à la main-d’œuvre française, des avantages suffisans ; il semble aussi que le système de l’inscription maritime, bon sous Colbert, n’est plus qu’une entrave et a fait son temps. Quoi qu’il en soit, nous ne voiturons pas nous-mêmes nos produits au delà des mers ; et, du côté de la terre, nous sommes également obligés de passer par les territoires qui nous enserrent de toutes parts.

Il résulte de là que les produits français, embarqués sur les navires ou chargés sur les convois de nationalité non française, figurent trop souvent, dans les statistiques, sous une rubrique étrangère. D’autre part, la vente directe des produits au consommateur qui visite la France, et qui fait lui-même ses emplettes, apporte à l’activité nationale un profit extrêmement rémunérateur, mais qui échappe également aux relevés officiels. Ainsi des fuites ou des altérations très importantes se produisent.

En général, les tableaux statistiques comparatifs sont conçus selon le type anglais : or, certains articles ont, dans le commerce anglais, une importance énorme : le charbon, le fer, les tissus, tandis que les articles particulièrement français, comme les fruits, les vins, les objets de luxe sont relégués sous la mention : divers. J’ai eu sous les yeux des tableaux officiels qui indiquaient le commerce de la France avec la Chine comme à peu près nul, tandis, qu’en fait, lui vendant les riz de l’Indochine, et lui achetant les soies pour notre industrie lyonnaise, nous sommes parmi ses plus forts cliens. Mais, sur les statistiques, les soies embarquées à Hong-Kong étaient inscrites au compte de l’exportation en Angleterre, et les riz d’Indochine étaient mentionnés sous la rubrique : « produits divers d’origine asiatique. » La France ne perdait pas un centime de son trafic ni de son bénéfice, mais sa face commerciale était atteinte.

Les forts tonnages sont mentionnés avec emphase par les tableaux officiels, alors qu’ils ne sont pas, d’ordinaire, l’objet du commerce le plus avantageux. Les marchandises françaises, souvent de médiocre tonnage, assurent de grands bénéfices, et c’est ce qui importe. Un chargement de charbon, par exemple, est de poids énorme et de médiocre profit, si on le compare à une affaire de diamans, autre charbon, de petit tonnage, mais de gros bénéfices. Un chapeau de la rue de la Paix est un article à petit tonnage et à gros bénéfice ; un tableau de maître, un bijou, une bouteille de Champagne, une garniture de plumes : petit tonnage, gros bénéfice. Le commerce français se consacre de préférence à un genre d’affaires qui chiffre moins, tout en rapportant davantage. De telle sorte que les gains réels du commerce français sont, pour ainsi dire, inaperçus quand, en fait, ils existent et qu’on les retrouve au fond du fameux bas de laine.

Ces exemples pourraient se multiplier ; ils suffisent pour fortifier cette observation de simple bon sens que, si la France peut disposer de capitaux considérables, c’est qu’elle est riche, et que, si elle est riche, c’est que sa puissance économique est grande et ses facultés commerciales aptes à tirer profit de ses richesses et de ses ressources naturelles ou industrielles. La France a une clientèle de luxe, élégante et payant bien, la fleur de la clientèle universelle. Voilà la vraie source de sa prospérité : qui ne la lui envierait ?

La France touche, par les revenus de ses capitaux, placés à l’étranger, une rente annuelle égale à la somme du budget national. Elle pourrait vivre en rentière, n’ayant d’autre peine que de détacher ses coupons. Mais elle travaille sans cesse, s’ingénie continuellement, se critique parfois très sévèrement, parce qu’elle n’est jamais contente d’elle-même. Elle est, dans l’ordre économique, comme dans l’ordre militaire, scientifique, artistique, littéraire, toujours à l’ouvrage et toujours sur le pont.

Son entrain et sa belle humeur donnent le change : elle porte le poids du travail si aisément qu’on ne la voit jamais ni affairée, ni lasse ; et sa richesse même ne lui est pas à charge : elle l’augmente, mais sans hâte et sans essoufflement. L’économie française est une prudence réfléchie, non une âpre convoitise. Elle profite aux autres autant qu’au pays lui-même. La France administre sagement cette fortune qui n’est, entre ses mains, qu’un dépôt servant au développement du bien-être universel ; il n’est guère d’entreprise mondiale que la France n’ait soutenue de ses subsides.

En présence de ces faits, dire et répéter, comme une leçon apprise, que la France économique est en décadence, c’est un ridicule abus des mots, une aveugle adhésion à une campagne de dénigrement intéressé. Le quotient économique de la France est, proportionnellement au chiffre de ses habitans, l’un des plus hauts du monde : des statistiques bien faites l’établissent, et la prospérité générale du pays le prouve, étant entendu, d’ailleurs, que le commerce n’est jamais que le commerce, et non, à aucun degré, la pierre de touche de la civilisation.


Faut-il maintenant plaider la cause de la France au point de vue de la moralité, soit générale, soit particulière.

Des observateurs de la plus haute autorité et impartialité, M. Barrett Wendell, sir Th. Barclay ont témoigné pour nous. La réaction en notre faveur est en voie d’accomplissement. On commence à pouvoir dire (ce qui est la simple vérité) que les étrangers qui viennent chercher en France des spectacles réjouissans, se les donnent souvent à eux-mêmes. La Côte d’Azur, aux jours du carnaval de Nice, n’est plus guère, maintenant, qu’une kermesse teutonne. Nous ne savons pas au juste d’où nous vient l’étrange foule qui, certains soirs, peuple nos boulevards ; mais, à coup sûr, elle n’est pas en majorité française.

La littérature française (ou, pour parler plus exactement, le roman français) ne s’est pas signalée, il est vrai, dans une période récente, par une pruderie extrême. Mais pourquoi incriminer la littérature française tout entière ? Nos publicistes, nos historiens, nos penseurs, nos philosophes, nos poètes ne comptent-ils pas dans la production littéraire du pays ? Le théâtre, s’il expose parfois quelques scènes risquées, ne représente-t-il pas, dans son ensemble, un des plus nobles efforts d’observation et de moralisation que l’humanité ait jamais produits. Comment expliquerait-on, sans cela, qu’il alimente, presque exclusivement, les scènes des grandes villes étrangères ?... Le théâtre, le roman consacrés à l’étude des mœurs et des caractères, ont insisté sur certaines peintures vives ou scabreuses ; mais personne n’ignore que le roman et le théâtre ne s’adressent pas à la jeunesse, et que, dans tous les temps, ils ont figuré parmi les arts réservés.

La production littéraire française, la production artistique française, la production scientifique française sont considérables ; elles livrent, chaque année, au public, une abondante moisson de belles œuvres, de bonnes œuvres, d’œuvres utiles. Révèlent-elles un abaissement quelconque des esprits et des cœurs ? Quelle injustice de ne s’attacher qu’à de rares morceaux où l’art tantôt s’égare dans des subtilités dangereuses, tantôt s’élève jusqu’à une indifférence hautaine ! Il se publie, en France, assez de bons livres, il se joue assez d’excellentes pièces pour que notre littérature ne se sente nullement atteinte par cette qualification de « décadente » qu’elle s’est si imprudemment donnée à elle-même. Les romans du genre ennuyeux ne sont pas toute la littérature de langue anglaise ; les romans du genre léger ne sont pas toute la littérature de langue française. Il est permis de goûter ou de négliger les uns et les autres : ceux qui s’y complaisent ou qui les entretiennent de leurs deniers n’ont de reproches à faire qu’à eux-mêmes.

Pour le fond de la moralité nationale, il n’a rien qui nous mette en état d’infériorité à l’égard de tel pays étranger qui nous accable de ses sarcasmes. On pourrait discuter, sur cette matière, à l’infini. En France, comme hors de France, les grandes villes offrent des spectacles et des tentations que la sage province ignore, et c’est la province qui garde les générations pures et saines. Les climats diffèrent, les races n’ont pas exactement le même tempérament : mais la fanfaronnade de vices de certains peuples ne craint pas le parallélisme avec la tartufferie brutale de certains autres.

En fait, la famille française est un modèle de tenue, d’union et d’affectueuse collaboration. Entre le mari et la femme, il existe (sauf de très rares exceptions) une solidarité de sentimens, de travail et de sacrifices, tendant toujours à reporter, sur les enfans et sur la descendance, le résultat du labeur commun. Le « bas de laine » s’emplit de ce dont se prive le présent en faveur de l’avenir. L’économie, c’est la chaîne continue reliant les générations successives. Le Français ne dépense jamais complètement son salaire, son gain ou sa rente : il met, d’abord, à part ce qui garantit la vie et la durée de la famille : en un mot, il s’assure, lui et les siens, contre les risques de l’existence, par une abnégation constante, prévoyante et intelligente.

Cette constitution de la famille, envisagée comme permanente et survivante à l’individu et à la génération, est une conception toute française. Elle se manifeste par l’usage de la dot des filles, — pour qu’elles occupent une place respectée dans la maison où elles entrent, — par l’usage habituel de la communauté de biens entre le mari et la femme, par le partage égal des biens entre les enfans, par la rareté des divorces, par la solidité du lien familial. Cette conception met les époux entre eux et les enfans entre eux sur un pied d’égalité qui permet le plein développement de leurs facultés et le plein épanouissement de leur dignité. La France n’est pas le pays des suffragettes, probablement parce que la femme y tient une place autrement liante que celle qui résulterait pour elle du droit d’entrer dans les comices.

La femme française : faut-il rappeler maintenant, ce qu’elle est, quelle fille auprès de ses parens, quelle épouse auprès de son mari, quelle mère auprès de ses enfans ! La femme est la véritable évangélisatrice de la moralité nationale : sur ses genoux, l’enfant suce l’honneur et la douceur de vivre avec le lait ; ses exemples et ses leçons appuient la chère adolescence, et sa vaillance, sa sobriété, sa constance, accompagnent et soutiennent la vieillesse et le malheur.

Sommes-nous suspects en proclamant ce que la France doit à la femme française : que l’on en croie, du moins, l’étranger : « En France, dit M. Barrett Wendell, une honnête femme n’est pas seulement une bonne épouse ; elle reste aussi ce qu’elle était avant le mariage, une fille modèle, profondément attachée à sa famille d’origine ; elle est une bonne sœur et une amie fidèle... Elle est bonne mère plus absolument encore et ses obligations envers ses enfans, aussi bien qu’envers leur père, lui imposent d’être une bonne maitresse de maison, ne négligeant jamais les détails monotones de son activité quotidienne. Ce devoir infini, minutieux, prosaïque, est la condition de toute son existence et elle l’accomplit, de la jeunesse à la vieillesse, oublieuse d’elle-même, heureuse, souriante. Car ce n’est pas la moindre de ses croyances de penser qu’elle doit rendre la vie agréable à ceux qui sont autour d’elle... Les Françaises qui sont dignes de ce nom d’honnêtes femmes (comme on disait jadis un honnête homme) sont sans nombre dans la France entière ; elles ne sont pas seulement le plus beau type de la femme de ce pays ; elles sont les plus nombreuses, les plus représentatives. Si l’œil indifférent de l’étranger, de l’artiste, ne le distingue pas d’abord, c’est parce que, comme l’air et la lumière, elles sont partout : c’est aussi parce que le soin silencieux qu’elles apportent à remplir leurs devoirs les rend invisibles...[2]. »

Mais la population française diminue : quels que soient ses mérites, la race est appelée à disparaître, ou à ne se maintenir que par des apports étrangers. Le temps suffira pour réaliser les prédictions les plus funestes sur l’avenir de la France... Oui, la diminution de la natalité est un juste motif d’appréhension pour la survie de la race française. Ce n’est pas un suffisant réconfort d’ajouter que le mal n’est pas spécial à la France. Toute population qui s’enrichit tend à diminuer : la France, trop riche, voit sa natalité décroître : tel est le fait.

Il convient d’observer, tout d’abord, qu’il s’agit là d’un des plus mystérieux processus instinctifs de l’humanité. Les explications généralement alléguées ne sont guère que spécieuses. Le Play, en incriminant le Code civil et le système de l’égalité des droits entre les enfans dans les successions, la limitation du droit de tester et l’interdiction des substitutions, a fait fausse route. La dépopulation par manque de natalité ne sévit ni sur la Belgique, ni sur l’Italie, ni sur les pays rhénans, régions où le Code civil est appliqué. En revanche, elle frappe certaines provinces de la Russie, les classes élevées des Etats-Unis, de l’Angleterre et même de l’Allemagne, placées sous d’autres régimes.

Un des motifs déterminant la diminution des naissances paraît être la saturation en hommes du sol cultivable. L’agriculture a besoin de l’enfant ; seuls, les travaux agricoles l’emploient sans danger pour lui ; pour la plupart des autres classes de la société, l’enfant est une charge paraissant trop lourde parce qu’elle est trop longtemps prolongée.

Le petit bourgeois, le fonctionnaire cantonné dans les villes, condamné à un salaire minime, à des frais croissans, enfermé dans un appartement étroit et peu confortable, réduit pour ses besoins et ses plaisirs à la portion congrue, se refuse le luxe d’une famille nombreuse. Peu à peu, l’accoutumance vient : la femme craint pour sa grâce, pour l’élégance de sa taille, pour la fidélité du mari. L’exemple gagne de proche en proche ; les mauvais conseils circulent ; moitié calcul, moitié esprit d’imitation, le mal se répand. Quand l’âge vient démontrer la joie que cause l’enfant et la tristesse infinie des ménages « orphelins, » il est trop tard.

Une connaissance plus exacte des causes du mal permettrait d’indiquer certains remèdes. La France a eu, sans doute, un instinct très juste de ce qu’il y avait à faire en préparant aux générations futures, par l’expansion coloniale, de grandes surfaces territoriales à mettre en valeur et à cultiver. Aux colonies, tout se transforme. On sait combien la natalité française est vigoureuse au Canada ; on sait moins que la race française en Algérie est la plus prolifique de toutes les souches européennes. Il en sera de même, probablement, dans les colonies où le Français peut vivre. La formule serait alors : où il y a de la terre disponible, les hommes naissent. Et, comme les terres nouvelles ne manquent pas à la France, elle aurait, de ce chef, un recours contre la loi qui parait la frapper.

Peut-être aussi, une plus large éducation morale, une conception de la vie moins égoïste et plus relevée, remettront-elles en honneur les familles nombreuses. Que les exemples viennent de haut ; ils seront imités en bien comme en mal. Un véritable devoir incombe, de ce chef, à la bourgeoisie française. Les raisons pour lesquelles sa natalité est restreinte n’ont rien de fatal : elles dépendent de la volonté ; une volonté soutenue peut les corriger aisément. Puisque la bourgeoisie comprend les conséquences d’une abstention prolongée, puisqu’elle « raisonne son cas, » qu’elle soit la première à guérir le mal propagé par elle. Au moment où la natalité est en baisse chez la plupart des peuples civilisés, il serait bien que la France se ressaisît et prouvât qu’elle veut vivre — en vivant.


V

J’ai examiné en toute sincérité et bonne foi la plupart des critiques portées habituellement contre la France : mais je n’ai nullement la prétention de laver notre pays de tout reproche. Il a des défauts graves, des faiblesses insignes, des tares fâcheuses dont il devrait se débarrasser, se corriger ou se guérir. Mais les autres peuples ne sont pas non plus infaillibles, et le nôtre a, du moins, pour le réconforter, le souvenir de l’existence vingt fois séculaire dont il a parcouru bravement les étapes périlleuses.

La naissance de la France coïncide avec l’époque où le Christ parut. La France est entrée dans l’histoire, — par la conquête de César, — au moment où les temps modernes s’ouvraient. La France travaille, depuis bientôt deux mille ans, à l’œuvre de la civilisation. De quoi peuple vivant peut-on en dire autant ?

Sans la France, la France de Charles Martel, de Charlemagne, de Guillaume le Conquérant, de Godefroy de Bouillon, de saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Calvin, d’Henri IV, de Champlain, de Louis XIV, de Voltaire, de Napoléon, de Pasteur, quel déficit dans l’acquis de l’humanité ! Or, pourquoi dénier, à la France de l’avenir, les facultés qui ont fait sa grandeur et sa force pendant de si longs siècles ?

Aujourd’hui, ne reste-t-il rien de bon à apprendre de cette nation qui a donné au monde l’évangélisation par la croisade et par l’enseignement scolastique, l’art gothique, le doute de Montaigne, la philosophie de Descartes, l’art et la littérature du XVIIe siècle, la philosophie du XVIIIe, la déclaration des Droits de l’homme, le Code civil, le système métrique, l’art moderne, tant de grandes découvertes et d’œuvres dignes de l’immortalité ?

La France a fait, souvent à ses dépens, des expériences dont les autres peuples ont profité. Elle est hardie, imprudente, téméraire : mais la source des dévouemens et du prosélytisme n’est pas tarie en elle. Dès qu’il y a un risque à courir, un péril à braver, sa jeunesse se présente. Hier, la conquête de l’Afrique ; aujourd’hui, l’escalade du ciel.

Ces « imprudences » ne sont pas déraison ; ces « folies » sont très sages, parce qu’elles sont conçues, selon le mot de Spinoza, sous l’aspect de l’Eternité. Une nation qui met la loi de sa survie si haut et qui, dans tous ses actes, depuis le plus glorieux jusqu’au plus familier, sacrifie toujours le présent au futur n’est pas de celles que l’histoire efface de la liste des vivans. Il n’est pas possible qu’elle n’ait pas l’avenir devant elle, elle qui pense sans cesse à l’avenir.

La nation française figure, en somme, parmi les plus saines et les mieux pondérées qu’il y ait, en ce moment, sur la terre. De là, l’intérêt avec lequel l’étranger et notamment les Anglo-Saxons, — revenus de bien des préjugés, — s’appliquent à la mieux connaître. Notre formation sociale, nos méthodes de travail (et notamment nos procédés agricoles), la constitution de la famille, le régime de la propriété, le système des successions, nos mœurs elles-mêmes font l’objet d’études plus attentives et plus équitables.

On sent qu’il y a quelque chose à apprendre de ce peuple qui passait pour futile et dont l’existence, il y a quelques années encore, n’était autre, pour l’étranger, que la vie du boulevard. Des faits très graves ébranlant les sociétés qui se croyaient le plus sûres d’elles-mêmes, des situations extrêmement tendues, des luttes terribles, ont modifié bien des convictions, ébranlé bien des partis pris, assoupli bien des fiertés. On compare ; on ne se refuse plus à rechercher, dans les principes essentiels de l’ordre social réalisés par le droit civil des Français, la raison de cette stabilité qui commence à nous être enviée.

Le Droit civil français n’est pas, comme on l’a répété trop souvent, sorti tout armé de la tête de Bonaparte ; il n’est pas une frondaison spontanée, apparaissant subitement sur la terre française aux temps de la Révolution : il est le produit d’une longue culture, d’un prudent assolement, poursuivi par les siècles, la moisson définitive de ces usages, de ces traditions, de ces expériences pratiques que notre vieille histoire appelait, d’un mot très expressif, les coutumes, c’est-à-dire ce qui était en usage.

Ce droit civil éminemment pratique, concret et réaliste, n’était pas édicté par des « législateurs » plus ou moins autorisés et compétens ; il naissait, au jour le jour, de ce que Montesquieu appelle « les rapports permanens » entre les individus, les objets et la société. Recueillies et constatées par la pratique des tribunaux et de la jurisprudence, les « coutumes » furent authentiquées, après des siècles seulement, par le pouvoir politique ; mais, sans que celui-ci ait jamais songé à s’arroger l’autorité de porter atteinte à leurs principes et à leurs effets. L’œuvre de la Révolution française ne fut elle-même que la codification suprême des coutumes, ou plutôt l’adaptation, à l’ensemble du territoire français, d’une coutume maîtresse, la coutume de Paris[3].

De ces indications historiques, je veux simplement retenir ceci que la législation moderne française n’est nullement, comme l’a prétendu l’école de Le Play et de Taine, une conception abstraite, transmise des philosophes du XVIIIe siècle et de la Révolution au Consulat. En réalité, c’est la vieille sève de la vie nationale qui s’est recueillie elle-même et s’est fixée en se condensant. La Révolution n’a été, en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, qu’une phase de l’évolution nationale commencée depuis des siècles.

Le Droit civil français est le fruit de l’expérience d’une très vieille nation, héritière des deux grandes civilisations antiques, voilà le fait. Il exprime la pratique de la vie préférée par des centaines de générations : il est, comme la langue française, le résultat d’un long usage réfléchi. Sur les rapports de l’homme et de la femme dans le mariage, du père et des enfans, des êtres sociaux et des choses utilisées, du capital et du travail, ses décisions ont donc une incomparable autorité.

La plupart des pays anglo-saxons où, malgré l’abondance et l’autorité des hommes de lois, — et peut-être à cause de cela, — la jurisprudence est restée à un état étonnamment médiéval, gagneraient à mieux connaître les principes de la législation française. Ce clair langage, qui est celui du Code civil, jetterait, sur les esprits qui le recevraient avec des sentimens bienveillans et graves, des lumières imprévues.

Voici, d’abord, à la base de toute société, les rapports entre l’individu, les biens et la société elle-même. Tout est dit en deux lignes, mais des plus fortes et des plus pleines de sens qui se puissent écrire : « Article 544. La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlemens. » Ainsi, les trois élémens primordiaux, le droit du propriétaire, l’objet de la propriété, l’ordre social lui-même, sont mis en présence et se pondèrent l’un par l’autre. — « Article 545. Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. » Cette phrase ne résume-t-elle pas la lutte de l’ordre civil contre l’ordre politique ? Le pouvoir politique, indispensable, puisqu’il assure la discipline, — mais violent et passionnel, prétend envahir sans cesse le droit individuel, le droit du travail. Celui-ci trouve sa défense dans le droit civil, plus équitable que la domination des chefs. La thèse et l’antithèse, despotisme ou communisme, sont tenues en respect, l’une et l’autre, par ces quelques mots. — Article 732 : « La loi ne considère ni la nature ni l’origine des biens pour en régler la succession. » Simplicité admirable de renonciation interdisant, dans l’ordre civil, la réversibilité des fautes, admise dans l’ordre religieux et qui, en proscrivant la recherche de la paternité des biens, confirme, à chaque génération, la stabilité sociale que chaque mort et chaque naissance tendent à ébranler.

Voici les trois articles qui accrochent, pour ainsi dire, la famille à la société et les jointent l’une à l’autre : — Art. 165 : « Le mariage sera célébré publiquement devant l’officier de l’Etat civil du domicile de l’une des deux parties. » — Art. 191 : « Tout mariage qui n’a point été contracté publiquement et qui n’a point été célébré devant l’officier public compétent, peut être attaqué par les époux eux-mêmes, par les père et mère, par les ascendans et par tous ceux qui y ont un intérêt et actuel (nuances d’une précision et d’une finesse singulières) ainsi que par le Ministère public. »

Et voici les articles qui décident de la transmission des choses aux hommes, de la propriété aux descendans pour la procréation indéfinie de nouvelles familles ; ce sont les articles maîtres, consacrant la permanence de l’Etat et de la société : — Art. 731 : « Les successions sont déférées aux enfans et descendans du défunt, à ses ascendans, et à ses parens collatéraux, dans l’ordre et suivant les règles déterminées ci-après... » — Art. 745 : « Les enfans ou leurs descendans, succèdent à leurs père et mère, aïeuls, aïeules, ou autres ascendans, sans distinction de sexe ni de primogéniture, et encore qu’ils soient de différens mariages. Ils succèdent par égales portions et par tête, quand ils sont tous au premier degré et appelés de leur chef ; ils succèdent par souche, lorsqu’ils viennent, tous ou en partie, par représentation. » — Article 755 : « Les parens au delà du douzième degré ne succèdent pas. » — Article 896 : « Les substitutions sont prohibées. » — Article 913 : « Les libéralités, soit par acte entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s’il ne laisse a son décès qu’un enfant légitime ; le tiers, s’il laisse deux enfans ; le quart, s’il en laisse trois ou un plus grand nombre. »

N’est-ce pas là un remarquable exemple d’une parfaite modération dans les rapports sociaux ? N’aperçoit-on pas le souci constant de l’équilibre entre tous les facteurs de l’existence nationale ?

Le principe supérieur est la permanence, la durée, la survie ; la famille importe plus que l’individu et la race plus que la famille. Les héritiers légitimes sont coexistans, en quelque sorte, à la propriété : ils « naissent » avec elle et ont un droit sur elle, dès qu’elle apparaît. Du fait qu’un homme produit, il crée, d’avance, une part pour les autres, pour ceux qu’il ne connaîtra pas. Singulière prévenance de la société actuelle à l’égard de la société future. L’homme ne peut pas disposer même de ce qu’il a gagné, même de ce qu’il a créé, sans réserver quelque chose à la série des générations ; car il ne peut pas se détacher d’elle ; elle l’a aidé, par le simple fait qu’elle existe ; il ne peut pas substituer sa propre volonté à la loi des mutations et des transmissions, telle qu’elle est inscrite dans le code promulgué avant lui et auquel il adhère par sa naissance même. Limitation du droit de tester, pas de mainmorte, pas de privilège masculin (dans le pays de la loi salique !) pas de droit d’aînesse, pas de substitution, tout tend à susciter l’activité constante des générations les unes après les autres, sans rompre jamais le lien qui les unit.

On connaît les maux issus de régimes différens : la monstrueuse inégalité des fortunes, l’enrichissement oisif de certaines classes ou de certains particuliers, bénéficiant sans équité et sans scrupule du travail des siècles, la disparition fatale de la petite propriété et de la petite culture, l’accumulation des pauvres dans les villes, l’encombrement des bureaux de bienfaisance, la division redoutable de la société en deux classes : trop riches, trop pauvres ; le luxe insolent des premiers, la violence irritée des seconds, et, finalement, les campagnes politiques qui jettent les uns à l’assaut des autres. Le progrès égalitaire accompli en France depuis plus d’un siècle n’a pas apporté de solutions définitives, mais il a diminué les souffrances et peut-être indiqué la voie.

Le sens de la mesure est un don que le climat de France fait, chaque jour, à la race française : la vie est naturellement équilibrée et pondérée sous son ciel indulgent. Cette leçon de modération et de discrétion, avec l’art de borner ses désirs et de tenir en bride ses ambitions, serait sans doute l’enseignement le plus précieux que la France pourrait donner à l’Amérique.

Les vastes territoires, les richesses inexploitées, l’effort nécessaire pour aborder de pareilles tâches, surtendent le corps et le cœur de l’homme. Muscles et nerfs claquent à ce régime. L’heure viendra bientôt où, en Amérique même, l’œuvre sera assez avancée pour que l’entreprise d’exploitation et d’enrichissement ne soit plus l’occupation principale d’une grande civilisation, où il paraîtra bon, utile, raisonnable de jouir de la vie après s’être assuré les moyens de vivre. Alors, les yeux se tourneront d’eux-mêmes vers la France.

Peut-être s’apercevra-t-on qu’un certain emploi de l’activité française, — assez facilement tourné en raillerie au dehors, — a ses raisons profondes dans une longue expérience de la vie civilisée. Le culte des choses de l’esprit, le goût littéraire, l’activité artistique signalent, non les âges de décadence, mais les périodes de noble et pleine efflorescence. Les nations qui ont laissé quelque trace dans la mémoire des hommes et vers lesquelles s’élève encore la gratitude des siècles, sont arrivées, après de longs efforts, à cet épanouissement. Les monumens qu’ils ont élevés témoignent pour elles. Les puissantes cités marchandes de l’antiquité, Tyr, Carthage, ne sont plus que des noms ; seules, les civilisations à large développement scientifique, artistique, littéraire ont été vraiment grandes. Celles-là se sont attachées à la vraie réalité, non à ce qui passe, mais à ce qui demeure.

Ce qui demeure, c’est l’Idée ou plutôt l’expression de l’Idée. Une « expression » claire et définitive, faisant saillir la pensée, c’est la seule chose humaine qui soit au-dessus de l’humanité et qui participe de l’éternité. Une loi physique ou mathématique arrachée au secret de la nature, une observation psychologique arrachée au secret de l’âme, une harmonie esthétique arrachée au secret du nombre, cela seul ajoute un appoint indestructible à l’acquis des siècles. Newton exprime la loi de chute des corps et il explique ainsi la mécanique de l’univers. Descartes dit : « Je pense, donc je suis, » et il fonde la philosophie de la raison ; un constructeur inconnu découvre le principe de la voûte sur croisée d’ogive et il formule les règles d’une architecture qui ajoute à la beauté de la créations

Découvrir, construire, philosopher, c’est exprimer. La notion dort confuse au fond de l’esprit, jusqu’à ce que l’éclair de l’expression l’éveille. Alors elle sort de l’ombre et elle devient d’Idée.

L’Idée exprimée est une révélation de l’Idéal, c’est-à-dire de ce qui est général et éternel. Il n’est pas un esprit qui, dans la sphère d’activité, de la plus haute à la plus modeste, ne tende à l’Idée, ne rende un hommage, bien souvent inconscient, à la puissance déterminante de l’Idée. On dit, du plus humble artisan, qu’il a de l’idée : cela veut dire qu’il est capable d’une certaine invention et d’une certaine généralisation. Dans toute société, la hiérarchie se fait entre les personnes et les professions selon qu’elles s’approchent plus ou moins de l’Idée. Or, cette hiérarchie, qui existe entre individus, détermine aussi les rangs entre les peuples ; ils occupent une place plus ou moins haute selon qu’ils se consacrent, avec plus ou moins d’énergie et de succès, à la découverte de l’expression, c’est-à-dire de l’Idée.

Il faut, aux peuples, un Idéal ; il leur faut une occupation noble ; il leur faut un objectif désintéressé. La perpétuelle élaboration de la pensée scientifique, littéraire, artistique est l’aboutissant naturel de tout effort humain. Quand le laboureur a labouré, quand le chasseur a chassé, quand le tisserand a tissé, il s’assoit devant sa maison et il rêve : c’est l’heure féconde où il vit sa vie.

Le Français ingénieux, actif, fils d’une vieille race et d’une vieille civilisation, se complaît à ce rêve et à cette recherche. La puissante production intellectuelle de la France, ininterrompue depuis de longs siècles, ne s’explique que par l’élaboration profonde et silencieuse qui se poursuit, sans cesse, dans la masse de la nation. Le « tour de main » de l’artisan, le savoir-faire de l’amuseur public (que les anciens appelaient trouveur ou trouvère), l’application à demi somnolente du petit bourgeois repassant ses classiques, la discussion littéraire qui s’engage sous l’orme du mail, tout sert. La nation « se cultive » par un continuel exercice ; elle cherche la pureté, la qualité, le fini ; elle critique ses fournisseurs et ses maîtres, elle se critique elle-même. Les débats portant sur l’expression (fût-ce de simples questions d’orthographe) la passionnent parce que ce sont des épreuves de précision. Elle juge, en ces matières, avec une extrême délicatesse ; elle soumet toutes les manifestations de l’esprit au contrôle de la réflexion, de la règle, de la raison.

Cet effort intellectuel est aussi un effort moral. S’élever vers l’Idée, c’est se hausser vers l’éternel. Mûrir le goût, découvrir les causes, dégager la loi et s’y conformer, n’est-ce pas une religion ?

Peut-être est-ce par là qui ; la civilisation française obvie à cette irréligiosité qui lui fait comme une entrave de doute et de scepticisme : doute et scepticisme qui ne seraient, ainsi, que des méthodes pour la recherche de la vérité, La France croit, puisqu’elle se donne et puisqu’elle souffre pour l’Idée. Un peuple où l’élan de la charité, le goût du beau, la soif du sacrifice excitent continuellement la vie privée et la vie publique n’est pas un peuple impie. Ses polémiques, ses luttes, ses âpres dissensions, ont, le plus souvent, à leur origine, un acte et une profession de foi et d’abnégation.

C’est dans ce sens, assurément, que M. Barrett Wendell a dit, après Nietzsche, « que le peuple français est instinctivement et profondément religieux. » M. Faguet s’étonne de trouver une telle remarque sous la plume de l’auteur de La France d’aujourd’hui. Pour lui, « le fond de la race française, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, est naturellement sceptique et, sinon hostile à la religion, du moins imperméable à un profond sentiment religieux. »

Peut-être l’éminent critique accorde-t-il trop au sens strict des mots. La race française a donné, au cours de son histoire, des exemples remarquables d’esprit religieux. Le pays de saint Louis et de saint Vincent de Paul a fait, à la religion, large mesure ; les grands ordres monastiques et, en particulier, les missions catholiques prélèvent, depuis des siècles, sur ses enfans, un tribut ininterrompu de dévouemens et de sacrifices. Même dans l’espèce de désorientation des âmes où vit notre temps, il ne serait pas impossible de reconnaître quelques-uns des caractères les plus frappans de l’esprit religieux. Nos grandes émotions sont des émotions de foi.

S’il est une race qui tende au général et à l’universel, c’est la race française. Le reproche lui en a été fait assez souvent pour qu’elle en réclame l’honneur. N’est-ce pas la grande critique adressée par Taine à la Révolution ? Le classicisme, le rationalisme, le dogmatisme de la race se sont exagérés jusqu’à cet esprit d’abstraction qui inspira la secte jacobine : c’est vrai ; mais l’excès même du fanatisme ne reste-t-il pas dans le développement logique du tempérament français ?

Cet esprit d’abstraction désintéressée, ce zèle de propagande, cette faculté de généralisation et d’universalisation, ce dévouement à l’Idée, en un mot, qui anime si souvent la race, c’est ce qui soutient, en somme, l’action française la plus efficace qui s’exerce encore, actuellement, sur le continent américain. Si l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) continuent à recevoir une certaine empreinte française, ce n’est ni par le commerce, ni par l’industrie, ni par la science ou la technique, à peine par la littérature, le théâtre et l’art : c’est, surtout, par la propagande religieuse, la propagande catholique dont les prêtres français furent, au Nord et au Sud des Lacs, les premiers initiateurs et sont encore, même aujourd’hui, les dévoués collaborateurs.

Le développement du catholicisme dans l’Amérique du Nord est un phénomène d’une importance historique magistrale. Je n’entreprends pas d’en exposer le tableau et d’en déterminer les causes. C’est un fait, cependant, qu’il trouve ses origines et ses principaux appuis, du moins au début, dans le Canada français.

L’histoire du Canada, c’est, en trois mots, l’exploration, la lutte, l’évangélisation. La politique n’y a guère commis que des fautes. La grande pensée de Champlain, celle qui consistait à réunir la baie d’Hudson à la mer des Antilles par une domination intérieure ayant pour champ d’action la vallée du Mississipi, parut se réaliser, comme on sait, au moment où Cavelier de La Salle inaugura la navigation des Grands Lacs, descendit le cours du Mississipi et fonda la Louisiane (1682). On sait aussi que ces belles explorations stimulèrent le zèle des Jésuites, qui envoyèrent, dans l’Ouest, les premiers explorateurs du Missouri, du Mississipi septentrional, de l’Arkansas, de l’Illinois : Jolliet, le Père Marquette.

Ce que l’on sait moins, c’est que les récollets, associés à l’œuvre de Cavelier de La Salle, fondèrent, au point de vue religieux, une œuvre durable. Le 27 février 1680, le Père Hennepin partit du fort Crèvecœur, descendit l’Illinois jusqu’au Mississipi septentrional et atteignit l’emplacement actuel de Saint-Paul. Le Père Hennepin découvrit aussi, sur le grand fleuve, les chutes qu’il baptisa : « chutes Saint-Antoine. »

L’œuvre se perpétue pendant toute la durée de la domination française au Canada, par l’envoi de missionnaires et l’existence d’une chapelle à Fort-Beauharnais. Une interruption suit la perte de la colonie du Canada. Mais, vers 1820, la tradition est reprise. Les Canadiens français s’installent sous la protection du fort Snelling, non loin du point où doit s’élever Saint-Paul. En 1841, le Père Galtier fonde Saint-Paul. En 1854, cette ville comptait 3 000 habitans : elle en a 200 000 aujourd’hui.

Saint-Paul fut érigé en évêché en 1850 ; en 1901, époque où Mgr Ireland, placé à la tête du diocèse depuis 1884, célébrait ses noces d’or, la ville était devenue siège métropolitain avec cinq suffragans et comptait 600 prêtres avec 400 000 catholiques et, rien que dans la ville archiépiscopale, vingt-trois églises. Mgr Ireland, dans le discours qu’il prononça, rendit hommage aux explorateurs et aux missionnaires français, n’oubliant pas que lui-même avait fait ses études en France : « Ah ! les prêtres du diocèse de Saint-Paul, ceux surtout des temps primitifs, ceux qui l’ont construit : c’est notre fierté à nous de glorifier leurs noms ! Les premiers catholiques du Minnesota parlaient français, pour la plupart. Mgr Crétin, un Français, tirait de France son clergé : la France est le pays des missionnaires. »

J’ai cité cet exemple et ce texte parce que rien n’explique mieux et n’autorise davantage la part que la France peut réclamer dans l’évangélisation catholique des Etats-Unis. S’il fallait dénombrer tous les services et tous les noms illustres, un livre entier n’y suffirait pas.

Les missions chez les sauvages occupent tout le XVIIe et le XVIIIe siècle. Mais, depuis la guerre de l’Indépendance et après la consécration de Mgr Carroll, évêque de Baltimore, en 1790, c’est l’organisation de l’Église américaine qui devient la grande œuvre catholique. Quand il fut question de recruter et de former le clergé américain, ce fut à M. Emery, supérieur de Saint-Sulpice, que le prélat américain recourut pour fonder un séminaire dans sa ville épiscopale : « Au mois de mars 1791, quatre Sulpiciens accompagnés de cinq séminaristes s’embarquaient à Saint-Malo, et le 3 octobre de la même année, s’ouvrait à Baltimore le premier séminaire américain d’où devait sortir un nombreux et puissant clergé indigène[4]. » Donc, de cet arbre majestueux, ayant pris terre en sol américain, les racines sont françaises.

Il est bien entendu que les temps héroïques sont clos et que le clergé catholique américain tend de plus en plus à se recruter, comme il est naturel, parmi les fidèles américains. Menacé par la campagne violente du Native americanism ou Know-Nolhingism, il craint, par-dessus tout, l’accusation de subordination aux influences étrangères. Malgré tout, les contacts et les services mutuels subsistent, surtout en raison du voisinage des Églises canadiennes françaises[5].

Il y a, en ce moment, aux Etats-Unis, 15 millions de catholiques, pour la plupart fils ou descendans d’émigrans catholiques. Rien n’établit formellement que la religion catholique soit en gain sur la religion protestante. Cependant, le cardinal Gibbons évalue à 30 000 par an la moyenne des conversions dans les dernières années du XIXe siècle. La puissante organisation Catholic Church Extension Society, « Société pour le progrès de l’Église catholique, » fondée seulement il y a sept ans, à Chicago, obtient de tels résultats qu’un témoin, d’ailleurs optimiste, a pu formuler ce double espoir que, « dans vingt-cinq ans, plus de la moitié des États-Unis appartiendra au culte catholique, » ou bien encore que, « selon un rêve qui commence à n’être plus un rêve, les États-Unis deviendront la première nation catholique du monde[6]. »

Les causes d’un tel mouvement ne pourraient être dégagées que par une étude minutieuse. Au pays fondé par les Puritains, fuyant « les dépravations de l’Europe[7], » Rome reprend son empire. Parmi la multiplicité et le désordre des sectes, la discipline de l’Église catholique, sa persévérance, le dévouement actif de son clergé, secondé par la sympathie tolérante des autorités fédérales, présente, aux âmes, une assiette ferme où se tenir. Les émigrans, dont le nombre s’accroit sans cesse et qui finissent par couvrir, de leur apport, les couches les plus anciennes, se souviennent de leurs origines. Les Irlandais, les Italiens, les Canadiens français sont nombreux, féconds, énergiques. Une certaine rigidité protestante tient peut-être aussi en arrêt les âmes timides qui ont besoin d’appui et d’effusion. Les foules déracinées cherchent un abri contre la tempête : quoi d’étonnant à ce qu’elles se pressent dans le sanctuaire qui a bravé les siècles ?

L’Amérique moderne est née dans le catholicisme : il y a mis le pied avec Christophe Colomb (porteur du Christ) le jour de la découverte[8] : cent cinquante millions de catholiques lui sont fidèles, depuis la baie d’Hudson jusqu’au détroit de Magellan. Il est impossible, maintenant, qu’il ne s’y développe pas.

A n’envisager que le point de vue humain, l’Église de Rome réussit parce qu’elle est une organisation puissante au service de la plus grande tradition civilisatrice qu’il y ait au monde. Fille des deux grandes familles sémitique et aryenne, héritière de l’Empire romain, mère des nations occidentales, elle touche au degré d’universalité le plus haut qu’il soit donné à l’humanité d’atteindre. Dans l’ordre actuel de la civilisation et en vertu d’impondérables plus faciles à sentir qu’à saisir, universaliser, c’est latiniser.

Or, le nom de la France se trouve associé, inséparablement, à celui de l’expansion catholique dans le monde, et, spécialement, en Amérique. Si le catholicisme se développe là-bas, étant nécessairement romain et latin, il se trouvera, dans une certaine mesure, français.


Cette suite logique des choses se confirme encore par les contacts immédiats et constans de l’Eglise des Etats-Unis avec l’Eglise canadienne-française.

Le catholicisme des Etats-Unis, le catholicisme du Canada sont deux frères, vivant côte à côte et d’une même vie. Ils ont grandi ensemble et vont se développer simultanément dans cet Ouest immense dont la colonisation sera la grande œuvre du XXe siècle.

Je ne puis aborder, ici, la question de l’avenir réservé au Canada : de l’avis unanime, il réalisera la parole de l’Intendant de Louis XIV : « Cette terre, Sire, verra quelque chose de grand. » Avant un demi-siècle, le Canada sera un des pays les plus puissans et les plus riches du monde. Or, sur ce domaine, une place très large est réservée, quoi qu’il arrive, à la race française, à la langue française, à la tradition française, peut-être, demain, à la culture française.

Les Canadiens français avaient, après la séparation, un premier devoir : vivre, durer, multiplier. Ce devoir, ils l’ont rempli, et ils en ont rempli un autre par surcroît : fidèles au souvenir de la patrie d’origine, ils ont gardé au cœur le culte de leur passé orphelin. Le peuple canadien est, peut-être, de tous les peuples, celui qui a le plus de mémoire. Il ne veut pas s’arracher du cœur les fibres qui ont formé son être. Ses yeux restent tournés en arrière, et pourtant, ce peuple est le plus jeune des peuples ; l’avenir lui appartient.

Dans la société qu’il forme avec l’élément anglo-saxon, le Canadien français ne se laisse pas absorber ; il garde ses dons originaires, ses qualités et ses défauts bien caractérisés et tranchés. Dans la sylve ou sur la plaine, il est défricheur, bûcheron, fermier, paysan. A la ville, il est légiste, médecin, homme d’éloquence, habile et souple détenteur des idées, né pour le pouvoir. Urbain ou paysan, il est adroit et brave ; en général, moins entreprenant dans les affaires que son voisin l’Anglo-Saxon, il tient une place proportionnellement plus considérable dans les affaires publiques. Il s’honore d’avoir vu naître et grandir la renommée mondiale de sir Wilfrid Laurier.

Le Canadien français est, dans sa grande masse, fortement attaché à l’Eglise romaine. Dans l’Ouest, le progrès catholique accompagne celui de la colonisation : « L’Ouest entier n’avait pas un prêtre catholique en 1817 ; en 1845, il y avait six prêtres : il y a, aujourd’hui, deux archidiocèses avec cinq suffragans ; et le seul diocèse de Saint-Boniface compte (en 1907), 205 prêtres, 93 églises, 87 218 fidèles[9]. » Il s’agit, comme on le voit, d’un puissant instrument, non seulement d’évangélisation, mais de civilisation. Le catholicisme conquérant est canadien français ; il est donc à demi français.

Voilà de ces faits dont la vigilance française ne peut pas se désintéresser. Les progrès de l’Islam nous touchent en Afrique ; combien autrement ceux du catholicisme en Amérique !

Le catholicisme canadien, travaillé par une propagande des plus actives, se porterait, parfois, à desserrer les liens qui l’attachent, traditionnellement, à la France. Les lois récentes, notamment celles de la séparation (qui ont eu cependant, pour effet, de donner plus de liberté au clergé et aux fidèles), l’attitude du gouvernement français à l’égard de Rome et à l’égard des ordres religieux, ont fourni des armes à une campagne des plus dangereuses.

Elle eût réussi, peut-être, à la faveur de certaines obscurités. Mais, aujourd’hui, il semble bien que le haut clergé canadien ait réfléchi et qu’il se soit rendu compte des suites fatales d’une fausse démarche : s’il cherchait une alliance et un réconfort ailleurs qu’en France, il se délatiniserait inévitablement ; il marcherait donc à contresens de son propre objet.

Être catholique, c’est tendre à l’universel. Pour cela, la France est l’appui naturel. Il reste assez de force au catholicisme français pour offrir son bras à ceux qui veulent marcher de pair avec lui. Et la France, elle-même, subsiste. Bien médiocre vision du lendemain, — même pour les causes les plus certaines de l’avenir, — que d’accepter l’idée d’une rupture avec la France.

Le Canada français n’a pas à s’arrêter aux vicissitudes de la politique journalière. Il a charge d’âmes en Amérique, charge d’âmes et charge d’avenir. Il est, par destination, le défenseur des origines françaises et latines... Restez attachés au tronc ; là d’où vient votre sève, là où sont vos racines, là est votre force.

Puisque le Canada français a survécu, il se doit d’être digne de cette survivance. C’est en cultivant en lui-même l’esprit français, l’âme française, qu’il remplira sa destinée, qu’il réalisera sa propre conscience. L’heure est venue, pour lui, de prendre un parti, de voir clair devant lui, de se décider et d’agir. Il ne peut s’attarder dans l’isolement : les grandes tâches et les grandes responsabilités lui incombent.

La colonisation de l’Ouest ouvre une page de l’histoire : elle sera d’autant plus fortement gravée et plus belle qu’elle sera dictée par un plus haut idéal. La France peut apporter sinon les ressources, du moins les traditions et les principes qui ont fait sa propre grandeur. Il est naturel, qu’à cette heure précise, les deux pays se recherchent. L’exemple est donné par les plus hautes autorités canadiennes. Les ministres et les hommes d’État, à quelque parti qu’ils appartiennent, viennent en France et s’attachent aux choses françaises.

Que le Canadien français, que le jeune Canadien, surtout, fasse le même voyage ; qu’il séjourne, qu’il s’habitue à venir chercher, à la source même de la vie, les plus précieux souvenirs de sa race. En touchant le sol national, il prendra l’élan et acquerra la hauteur de vues qui lui sont nécessaires pour remplir pleinement sa tâche de civilisateur. Il reportera en Amérique le dépôt antique que l’histoire nous a confié pour lui être remis. Il renouera ainsi le fil des âges. Richelieu et Colbert, Champlain et Montcalm se retrouveront. La défaite n’aura été qu’un incident. La volonté des fils, en réparant l’échec des pères, reconstituera, vraiment, sur la terre américaine, une « nouvelle France. »


Cette nouvelle France sera la sœur cadette de la puissante république qui vit sous le drapeau étoilé.

Il est permis de penser, qu’entre les diverses civilisations européennes et chrétiennes, le conflit est clos en Amérique. Toutes travaillent pour l’honneur d’un même passé, pour le triomphe d’un même idéal. Qu’importent les différences de formes, de dogmes ou de rites ? La même parole évangélique s’adresse à tous : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »

Mais, la paix ne dépend pas uniquement de la volonté des hommes ; elle est à la merci de leurs passions, et, pour les contenir, l’équilibre des forces est nécessaire. Les démocraties américaines seront, aux âges prochains, les puissances d’équilibre, par excellence.

Entre l’océan Atlantique et l’océan Pacifique, le nouveau continent, ouvert par le canal de Panama, deviendra le régulateur des rapports planétaires[10]. Le peuple qui l’habite, fils de toutes les races, héritier de toutes les civilisations, respectueux de toutes les croyances, les abrite et les pondère dans son sein.


<poem>Abri du monde, toi, dans la mante ouverte de qui Les races errantes se reposent[11].


Selon le rêve des vieux navigateurs, les routes américaines ont porté l’Europe vers l’Asie : l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident sont un. Le nouveau continent les unit, et, en même temps, il les arbitre (on l’a bien vu quand il s’est agi de clore la guerre russo-japonaise). L’axe de la terre s’est déplacé. L’horizon s’est élargi ; et sur cet horizon, toute puissance conquérante apercevra, désormais, le sommet sourcilleux de la grandeur américaine.

La France est, aussi, une puissance d’équilibre. Située au carrefour des routes européennes, elle a lutté, au cours de sa longue histoire, contre toutes les hégémonies et contre toutes les barbaries, qu’elles vinssent du Midi ou qu’elles vinssent du Nord. Atlantique et méditerranéenne à la fois, elle aussi, relie les deux mondes, l’Occident et l’Orient. Conformément à cette destinée, elle a ouvert le canal de Suez et donné le premier coup de pioche au canal de Panama.

Elle tend la péninsule de Bretagne comme une arche de pont, vers l’Amérique du Nord. De Québec et de New-York à Brest, c’est la plus sûre traversée et le plus proche atterrissement. La géographie et l’histoire dictent, entre la France et l’Amérique du Nord, des contacts de plus en plus fréquens et de durables ententes. Etats-Unis, France, Canada, une telle trilogie a un sens profond. Ces rapprochemens féconds auront de longs retentissemens sur l’avenir, si l’homme sait en saisir la portée et s’il ne contrarie pas l’œuvre du temps.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Barrett Wendell, La France d’aujourd’hui, trad. par G. Grappe. Paris, Flory, 1910, in-8.
  3. « En général, on remarque que les rédacteurs du Code ont donné la préférence au droit coutumier sur le droit romain, dans presque toutes les matières sur lesquelles les coutumes avaient admis des principes qui leur étaient propres. La raison en est simple : le droit coutumier était le droit de la majorité des Français, et la plupart des membres de la section de législation du Conseil d’État étaient originaires du pays de coutume. » Aubry et Rau, Cours de Droit civil français, p. 24.
  4. A. André, le Catholicisme aux États-Unis, p. 63.
  5. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1898, une étude de F. Brunetière sur le Catholicisme aux États-Unis.
  6. Abbé Klein, l’Amérique de demain, p. 70.
  7. Début du livre de Cotton Mather, Magnalia Christi americana or the Ecclesiastical History of New England from 1620 to 1698.
  8. Peut-être même, avant Christophe Colomb, le catholicisme avait-il été porté par les Normands dans le Vinland (Acadie). Voyez Gaffarel, Etudes sur les rapports de l’Amérique et de l’Ancien continent avant Christophe Colomb.
  9. L’Abbé Klein, l’Amérique de demain.
  10. V. Archibald Cary Coolidge. Les États-Unis puissance mondiale. Préface par Anatole Leroy-Beaulieu. A. Colin, 1908. — Capt. A. R. Mahan, Interest of America in sea power, present and future. Boston, 1897.
  11. Whold-shelterer, in whose open folds
    The wandering races rest.