L’Amant de Gaby/02

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 6-12).

ii

un malotru corrigé


Ce n’est pas le tout de vouloir faire entrer en relations son mari avec son amant ; encore faut-il trouver le moyen.

Il était impossible à Gaby de présenter tout de go le lieutenant Roger Brémond à M. Anselme Trivier… Il était indispensable de trouver un tiers, de faire naître une circonstance… qui permit, sans éveiller aucun soupçon, aux deux hommes de lier connaissance.

Depuis qu’elle avait fait part de son idée à Roger, Gaby cherchait la solution de ce délicat problème.

Tout d’abord elle avait pensé que son amant pourrait se mêler aux joueurs de billard avec lesquels se rencontrait quotidiennement Anselme Trivier… Mais c’était précisément ce qu’il fallait éviter. Roger ne pouvait se rencontrer avec Anselme aux heures des matchs de billard, puisque précisément ces providentiels matchs permettaient aux deux amants de s’aimer en toute sécurité.

Non, ce n’était pas la bonne solution…

Et puis, Gaby voulait que l’entrée de Roger dans son intérieur fût marquée par un événement qui forçât tout de suite l’amitié de son mari… Elle pensait que Roger pourrait, par exemple, rendre un service à Anselme… mais lequel ?… Et comment ? Ils n’avaient pas d’amis communs…

La rencontre de Gaby et de Roger avait été toute fortuite. Ils s’étaient connus à une fête de société où Mme Trivier avait été entraînée par une tante qui n’avait elle-même que de très vagues relations avec le jeune officier… Une après-midi passée ensemble, deux ou trois entrevues dans un salon de thé, puis l’acceptation finale du rendez-vous chez le lieutenant avaient marqué les étapes de l’aventure entre la jolie Mme Trivier et le lieutenant Brémond…

Cependant, Gaby était femme de ressources.

Or, cet après-midi là, elle était arrivée toute joyeuse chez son amant.

— J’ai trouvé, lui dit-elle…

— Qu’as-tu trouvé ?…

— Le moyen de te présenter à mon mari !…

— Ah ! fit Roger d’un air distrait, car nous savons qu’il ne tenait pas outre mesure, lui, à entrer en relations avec le chef du service d’escompte à la Banque Générale des Valeurs…

Pourtant, il crut devoir manifester une certaine curiosité et demanda :

— Quel est ce moyen ?

— Voilà. Figure-toi que depuis une semaine, je suis suivie tous les jours par un quidam qui s’entête à me débiter des boniments… Alors, hier, comme j’étais en compagnie de ma tante et que ce vieux beau ne me lâchait pas, je profitai d’un moment où il était tout près de moï, pour dire à haute voix à ma tante qui me quittait précisément : « À demain, quatre heures, place Pereire ! » De sorte qu’il y a toutes les chances pour que tout à l’heure, mon suiveur se trouve place Pereire à m’attendre…

— Je ne vois pas !

— Attends ! Naturellement, il va m’aborder… Me causer… Toi… tu passes, comme quelqu’un qui ne me connais pas, tu es en uniforme, pas ?… Alors je t’appelle… Tu éconduis le monsieur… tu me sauves… je suis tout émue de ce qui m’arrive… tu m’accompagnes chez moi et je te présente à Anselme…

— Ça n’est pas plus malin que ça…

— Non, mais il fallait le trouver…

— Tu n’es pas bête, tu sais !…

— Alors, tu la trouves bonne, mon idée !…

— Comment bonne… excellente, superbe, merveilleuse !

— Je mérite une récompense, pour la peine…

— Comment donc ?… Tout de suite…

Afin de recevoir la récompense promise, Gaby se déshabille et se met au lit…

Roger est tellement satisfait de sa maîtresse qu’il la récompense largement… trois fois de suite, si bien qu’ils sont encore enlacés lorsque vient l’heure de partir pour se rendre place Pereire. Et alors, ils doivent encore se dépêcher, pour ne pas être en retard.

Gaby résiste — il lui faut un grand courage pour cela — aux invites de Roger qui se fait très pressant, et voudrait lui offrir une fois encore la récompense qu’elle a si bien méritée. Mais Gaby ce jour-là, est toute aux affaires sérieuses… Elle ne veut pas manquer le rendez-vous de la place Pereire où son amant doit accomplir l’acte de chevalerie qui lui permettra de connaître enfin M. Anselme Trivier, l’infatigable joueur de billard.

Un dernier baiser longuement savouré est échangé et Gaby, coiffée, chapeautée, gantée, donne ses instructions à son amant.

Celui-ci la salue militairement, lui répondant :

— Soyez tranquille, mon colonel… vos ordres seront exécutés.

— Bien, lieutenant… Tâchez de bien remplir votre mission… sinon…
Pourtant je suis jolie.
(page 4).

Mais aussitôt, la jeune femme redevient elle-même ; elle se jette au cou de Roger pour lui dire :

— À tout à l’heure, mon chéri !…

Et elle s’en va, légère… Lui, la regarde s’éloigner, puis il sort à son tour… il va la rejoindre place Pereire…

Sur ladite place, depuis déjà une demi-heure, un monsieur attend, un monsieur d’une cinquantaine d’années, élégant, portant beau, faisant tout son possible pour paraître jeune encore…

C’est le don Juan signalé par Gaby.

Il est plein d’espoir, car, dans sa fatuité, il a tiré d’heureuses conclusions et conçu un fol espoir du rendez-vous donné la veille par la jeune femme. Car il ne doute pas que celle-ci n’ait parlé pour lui et que ce soit à son intention qu’elle ait prononcé la phrase annonçant sa présence, à seize heures, place Pereire… Et il monologue seul :

— Elle va arriver. Cette fois, je n’aurai pas perdu mon temps. Avec les femmes, il faut de la constance… La constance est la vertu qu’elles prisent le plus…

« Voilà une petite qui l’a d’abord pris de très haut avec moi, comme si je l’importunais… Et maintenant, c’est elle qui me donne des rendez-vous !… Hé ! Hé ! C’est qu’elle est bigrement gentille… Ce sera une mignonne maîtresse… Justement, la voici…

En effet, Gaby arrive sur la place… une Gaby qui coule en dessous un regard malicieux vers son soupirant, lequel ne se doute nullement du rôle qu’on veut lui faire jouer… et qui s’approche, la bouche en cœur, saluant la passante :

— Chère madame, dit-il…

Mais Gaby ne répond pas. Elle continue sa route. L’homme insiste, mais sans succès. Alors, il s’étonne :

— Vous ne me dites rien, et, pourtant, il me semblait bien hier, en donnant ce rendez-vous, que vous vous adressiez à moi…

— Il vous semblait mal, monsieur… voilà tout… Laissez-moi !

Cette phrase inattendue, jetée brusquement par Gaby, déconcerte le suiveur…

Pourtant il ne veut pas capituler :

— J’entends enfin le son de votre voix… Vous daignez me répondre.

Mais Gaby, qui voit Roger s’approcher, s’arrête pour dire :

— Voyons, monsieur… je vous en prie… allez-vous-en !…

— Je veux bien m’en aller… mais avec vous…

— Je vais appeler un agent.

— Vous n’en trouverez pas ! Ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux.

— C’est insupportable à la fin !… Laissez-moi… vous dis-je…

Le moment psychologique est arrivé. Roger passe tout près du groupe formé par le monsieur trop entreprenant et par Gaby. Celle-ci l’appelle, comme si elle venait de l’apercevoir :

— Monsieur, voici un individu qui me poursuit… Je vous en prie… veuillez prévenir un agent…

Roger s’incline profondément devant Gaby.

— C’est inutile, madame… Je crois qu’il me suffira de faire comprendre à monsieur combien son insistance est déplacée…

Mais le monsieur est furieux… Il ne va pas se laisser jouer de cette façon. Ce serait trop bête d’avoir tant attendu pour être obligé de se retirer ainsi. Et puis, il n’a pas peur… il le fera bien voir, surtout devant une femme.

Aussi, toisant le lieutenant, lui dit-il :

— De quoi vous mêlez-vous ?… Est-ce que cela vous regarde ?…

— Oui, monsieur, cela me regarde… puisque madame a bien voulu faire appel à moi pour la protéger… Aussi, je vous prie de vous en aller…

— J’ai le droit d’être dans la rue… comme vous… Vous avez tort si vous croyez m’intimider… vous savez…

Et, en même temps, le monsieur qui ne veut pas avoir l’air de céder, surtout devant une femme, s’avance provocant :

— Vos airs de matamore ne me font pas peur !…

Malheureusement pour l’inconnu, Roger Brémond n’est pas seulement un as de l’aviation, c’est aussi un boxeur de première force… Pour toute réponse, il lance son poing en avant, et l’amoureux éconduit porte la main à son œil droit qui vient d’être touché… Comme il essaye encore de menacer, un second direct lancé par le lieutenant lui atteint l’œil gauche, si bien qu’il n’a plus qu’à s’esquiver, comprenant enfin que le beau rôle n’est pas pour lui…

Naturellement, la scène a attiré quelques badauds… La tante de Gaby, qui arrive à son tour, s’enquiert auprès d’elle de ce qui s’est passé, et la jeune femme, jouant merveilleusement l’émotion, la voix toute troublée, lui répond :

— Ah ! ma tante ! Que m’arrive-t-il ?… Un individu qui me suit depuis plusieurs jours, m’a rejointe… tout à l’heure… Il me tenait des propos que je ne pouvais entendre, et refusait de s’éloigner… Pas un agent… Par bonheur, monsieur passait, et il a bien voulu intervenir pour corriger, comme il le méritait, ce triste sire…

La tante de Gaby remarque alors la présence de Roger et se précipite vers lui :

— Ah ! Monsieur ! fait-elle… Heureusement pour nous, la chevalerie française n’est pas morte… Comment vous remercier ?…

— Mais, madame… C’était tout naturel…

— Sans doute, monsieur, reprend la tante… Sans doute, mais, de nos jours, il reste si peu de galants hommes…

Gaby était enchantée de voir sa tante prodiguer tant de compliments à Roger. Elle intervint à son tour, pour dire :

— Oh ! monsieur… Je suis toute confuse !… Ma tante vous remercie avant moi… Mais croyez bien que si je ne l’ai pas fait plus tôt, c’est que j’étais toute troublée des propos odieux de ce malotru… Mais si vous voulez me faire le plaisir de m’accompagner… mon mari sera heureux de vous remercier lui-même.

Naturellement Roger refusait. Il n’avait fait que ce que tout homme eût fait à sa place… cela ne valait pas la peine… il ne voulait pas être importun… Mais la tante de Gaby insistait à son tour :

— Ma nièce a raison, monsieur… Ma nièce a raison… Et son mari serait désolé s’il ne pouvait lui-même vous remercier…

Et Roger dut s’incliner, se laissant faire une douce violence pour se rendre chez le pauvre Anselme Trivier, lequel, pour l’instant était, comme toujours, accaparé par les carambolages savants.