L’Amant de Gaby/04

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 19-25).

iv

ce que Gaby n’avait pas prévu


— Non… Roger… Pas comme ça… Tenez, par la bande… et puis, après, par la rouge… !…

Oui, c’est bien au lieutenant Roger Brémond que ces paroles sont adressées par Anselme Trivier…

Roger est devenu tellement l’ami d’Anselme qu’à présent il joue au billard avec lui…

Gaby n’en sait rien évidemment, car si Gaby savait une chose pareille, elle serait désespérée. Ce n’est pas pour que Roger serve de partenaire à son mari qu’elle a voulu qu’ils se connaissent !… Si elle avait jamais supposé une chose pareille, elle eût certainement préféré mille fois que les deux hommes s’ignorassent éternellement.

Mais l’amitié de Trivier pour Roger devenait accaparante, si accaparante que la pauvre Gabrielle devait bien finir un jour par s’en apercevoir.

Oh ! certes, son amant était toujours aussi épris, et sous ce rapport, elle n’avait rien à lui reprocher… Mais le beau lieutenant, semblait-il, ne lui appartenait plus autant… Anselme lui donnait maintenant des rendez-vous à la sortie de son bureau, et Roger, à cause du mari, était obligé d’écourter les après-midi d’amour accordées à la femme…

Un événement imprévu vint encore aggraver cette situation pénible pour notre héroïne. Gabrielle ayant dû s’absenter inopinément pour se rendre à l’autre bout de la France auprès de son père malade, lorsqu’elle revint, elle trouva son amant encore davantage pris par son mari.

Anselme ne quittait plus Roger… et il y eut, le jour même du retour, une explication à ce sujet entre les deux amants.

On se doute qu’en se retrouvant, ils pensèrent d’abord à s’aimer, à se donner et à se prendre à satiété… Deux semaines de privation les rendaient tous deux fous de désirs… Avant toute autre chose, ils avaient apaisé leur fringale d’amour… Roger s’était montré par trois fois très brillant, et ce fut sur l’oreiller, en goûtant la bonne fatigue qui suit les longues étreintes que Gaby questionna son amant :

— Si tu savais, lui dit-elle, comme ces quinze jours m’ont paru longs, loin de toi…

— Et à moi donc ?…

— À toi aussi !… Vraiment… tu t’es bien ennuyé de ta petite Gaby… beaucoup, beaucoup…

— Beaucoup, beaucoup…

— Alors, tu l’aimes toujours autant ?…

— Davantage, si c’était possible !…

Lancés dans de telles démonstrations, ils devaient se fatiguer à nouveau… ce qui ne manqua pas d’arriver.

La conversation, ainsi interrompue, ne reprit qu’après un long repos. Ce fut encore Gabrielle qui l’engagea :

— Et mon mari ? dit-elle… tu es toujours aussi bien avec lui ?…

— Toujours !… Il ne peut plus se passer de moi. Pendant ton absence, il ne m’a pas quitté…

« C’est d’ailleurs un homme tout à fait charmant… Ma sympathie pour lui ne fait que grandir.

— Diable !… Je vais être jalouse…

— Même, je te l’avoue, il y a des moments où j’ai des remords…

« J’en viens à me mépriser de serrer tous les jours la main d’un homme qui se confie entièrement à moi et à qui je prends sa femme…

— Par exemple ! En voilà des scrupules qui te viennent tout à coup…

— Il y a déjà quelque temps qu’il me sont venus !…

— Vraiment ? En tous cas, tu ne les avais pas tout à l’heure… Quand je suis arrivée…

Évidemment, Gaby est la logique même. Lorsqu’elle est arrivée, quelques instants auparavant, Roger n’avait ni remords ni scrupules. Il ne se méprisait pas, il était tout entier pris par ses désirs. Gaby aussi d’ailleurs.

Et elle sent maintenant qu’elle s’est engagée sur un terrain dangereux… Aussi fait-elle tous ses efforts pour revenir indirectement sur celui où elle est sûre de triompher et de faire taire encore les remords de Roger. Et ses yeux, ses jolis yeux noirs qu’adore son amant, parlent autant et même plus que ses lèvres. Ils lancent des appels auxquels nul ne peut rester insensible, et Roger moins que tout autre.

À ce moment, le pauvre Anselme a beau être l’ami le plus chic, son amitié ne prévaudra pas contre les charmes de Gaby…

Pourtant cette conversation a laissé la jeune femme très perplexe. Il est certain que son mari est en train maintenant de lui prendre son amant, et elle commence à se demander si elle n’a pas eu tort d’insister pour que Roger fasse la connaissance d’Anselme… C’est celui-ci qui, finalement, y a gagné, puisque Roger délaisse à son tour sa maîtresse pour son ami.

Il la délaisse certainement, puisqu’il la quitte pour aller rejoindre Trivier, le chercher à son bureau, l’accompagner ici ou là…

— Je lui dois bien cela, dit-il.

Il lui doit bien cela, mais Gaby n’est pas du même avis et elle sent la gravité du danger le jour où, arrivant la première au rendez-vous, elle ne trouve pas Roger chez lui… Elle l’attend… elle l’attend, trois quarts d’heure… Qu’une femme fasse attendre son amant trois quarts d’heure, elle trouve cela tout naturel, mais que ce soit le contraire, elle se jugera immédiatement trahie et abandonnée… Il est vrai que Gaby est arrivée chez son amant avec une demi heure d’avance… Mais, quoi ? Il pouvait bien être là…

Enfin, il arrive à son tour, et c’est lui qui, le premier, s’excuse d’être en retard.

Gaby, sa petite Gaby habituellement si amoureuse, est ce jour-là très nerveuse…

— Serait-ce encore mon mari, dit-elle, qui t’aurait empêché d’arriver à l’heure ?…

— Eh bien ! Oui… là… C’est ton mari !…

Mais Gaby se fâche tout rouge ! Elle prend très mal la chose.

— C’est agaçant, à la fin !… Tu abuses ! Voilà maintenant que tu l’entraînes, même l’après-midi, hors de son bureau… Or, tes après-midi m’appartiennent… Ce sont des heures que tu me voles… là… et les meilleures heures de mon existence…

— Écoute, ma chérie… Anselme m’avait donné rendez-vous. Puisqu’il faut tout t’avouer, il voulait te faire un cadeau pour ta fête, et il voulait que je l’accompagne pour lui donner un conseil, pour voir si mon goût serait meilleur que le sien.

— C’est un comble ! Voilà à présent que vous vous associez pour m’offrir un présent !

— Je vais te dire…

— Non,… réplique Gaby avec une moue délicieuse, se calmant soudain… Non, ne me dis rien… Tu es là, c’est le principal… Promets-moi seulement de ne plus jamais me faire attendre, même pour aller avec mon époux me choisir un cadeau…

— Je te le promets !

— C’est juré ?

— C’est juré !

— Alors, couchons-nous vite pour rattraper le temps perdu…

Bien qu’on prétende, suivant un vieux proverbe, que le temps perdu ne se rattrape jamais, Roger et Gaby s’y emploient de leur mieux, et, ma foi, s’ils n’ont pas rattrapé réellement le temps perdu, ils se sont au moins bien dédommagés des trois-quarts d’heure d’attente de Gaby.

Malheureusement, le réveil réserve à la jeune femme une désagréable surprise. Naturellement, les effusions passées, elle revient à la question qui la préoccupe tant, et elle ne peut s’empêcher de dire à son amant :

— Mais enfin, vous n’avez pas passé tout l’après-midi à courir les magasins pour chercher ce fameux cadeau… Qu’avez-vous fait encore ?

— Ce que nous avons fait, répond Roger le plus tranquillement du monde et sans penser à l’explosion qu’il va provoquer… Nous sommes entrés au café et nous avons fait un billard !…

— Un billard !… Un billard… Pendant que moi, j’étais ici à me morfondre en t’attendant, tu jouais au billard avec mon mari !… Ah ! les hommes ! Tous les mêmes !… Tous les mêmes !… Et tu oses encore me dire que tu m’aimes…

— Je ne fais pas que le dire… Je pense que je le prouve…

— Oui, mais tu joues au billard avec mon mari !… Ça, c’est la suprême injure…

Et Roger doit consoler Gaby effondrée, toute en larmes, qui s’estime certainement à cette minute la plus malheureuse et la plus incomprise des femmes…

— Non, dit-elle… Non. Ça ne peut pas durer ainsi. Je préfère que tu te fâches avec Anselme et que vous ne vous voyiez plus. J’ai fait une bêtise en vous présentant l’un à l’autre.

— Ça… ma petite Gaby, je te l’avais dit. Souviens-toi ! C’est toi qui as insisté.

— C’est vrai ! Eh bien ! J’ai eu tort… Mais ce n’est pas une raison pour que tu me sacrifies toujours !… Car à présent tu me sacrifies. Ah ! mon chéri ! que je suis malheureuse ! Moi qui t’aime tant, qui attends si impatiemment le moment où je vais pouvoir venir te retrouver et me jeter dans tes bras…

« Écoute… Sans te fâcher avec lui, il faut que tu trouves des raisons, des bonnes raisons pour qu’il ne te cramponne plus autant… Dis-lui que ton service te prend davantage… Mais, je t’en supplie, rends-moi nos chères journées, ces quelques heures qui coulent si vite et pendant lesquelles nous nous aimons tant… Mon Roger, pense à ta Gaby qui t’aime… Ne l’abandonne pas un petit peu plus chaque jour, comme tu le fais !… »

Qu’auriez-vous répondu à cela, surtout si un si beau discours avait été accompagné de sanglots bien placés, de tamponnements des yeux avec un gentil petit mouchoir, enfin de câlineries qui vous eussent fait sentir battre contre votre poitrine le malheureux petit cœur souffrant d’être ainsi délaissé ?…

Vous auriez fait comme Roger. Vous auriez serré un peu plus votre maîtresse dans vos bras, vous l’auriez consolée en baisant tour à tour ses cheveux blonds, son petit front, ses jolis yeux noirs et finalement les lèvres en promettant tout ce que la pauvre petite amante délaissée exigeait…

Gaby, ce jour-là, s’en retourna forte de la promesse obtenue.

Elle ne s’illusionnait pas, et elle savait bien que Roger gardait par devers lui tous ses scrupules et tous ses remords.

Mais elle savait aussi qu’il l’aimait à la folie et qu’elle avait gain de cause, toujours, lorsqu’elle éveillait les désirs de son amant.

Elle s’employa donc à l’accaparer à son tour, à le reprendre à son mari, tant qu’elle put, si bien qu’un jour — ou plutôt un soir que Roger dînait chez Trivier, ce qui arrivait fréquemment — ce fut Anselme qui se plaignit, devant sa femme d’ailleurs, de ne plus voir autant son ami :

— Que vous arrive-t-il donc ? dit-il au lieutenant… On ne peut plus vous avoir…

— Je suis très pris en ce moment, répondit Brémond…

— Pris par quoi ?… Dans les rêts d’une jolie femme, peut-être…


— Non !… je n’y peux croire (page 28).

— Non, dit Brémond en riant… Simplement par le métier, le service. Il me faut presque tous les jours aller à l’aérodrome… pour de nouvelles expériences…

— Ah ! vous devriez m’y emmener un jour… J’aimerais voler avec vous !…