L’Amant de Gaby/08

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 13p. 44-53).

viii

Et Anselme tombe dans le piège


Anselme Trivier a reçu la seconde lettre anonyme. Elle l’a naturellement fort intrigué. D’abord, celle-là, au lieu d’être écrite à la main, était tapée à la machine, précaution nouvelle que n’avait pas prise son premier correspondant.

Mais, en revanche, elle était beaucoup plus précise, et cette précision même a beaucoup impressionné le pauvre mari. Tous ses doutes antérieurs lui sont revenus, tous ses soupçons se sont réveillés avec plus de netteté encore qu’auparavant.

Le correspondant mystérieux qui le tient au courant des amours coupables de Gabrielle ne lui a d’ailleurs pas donné le temps de réfléchir. Il a reçu la lettre le jour même où le rendez-vous a été donné, le matin pour l’aviser qu’à trois heures de l’après-midi sa femme serait chez le lieutenant Brémond.

Vraiment, qui peut être aussi bien renseigné ? Qui peut avoir intérêt à le prévenir ainsi ?… Le pauvre Trivier se creuse en vain la tête ; il cherche sans y parvenir à deviner. D’ailleurs peu importe, ce qu’il doit contrôler surtout, c’est la véracité du renseignement qui lui est fourni.

À trois heures, dit la lettre anonyme. Eh bien ! c’est entendu, à trois heures il sera là, lui aussi et il verra bien si le dénonciateur a raison et si sa femme ira chez Roger… Si malheureusement c’est vrai, alors, oh ! alors !… Les coupables seront punis comme ils le méritent…

Pourtant, il ne peut s’empêcher de trouver que si Gabrielle est coupable, elle trompe joliment, par son allure, car jamais elle ne lui a semblé si gracieuse, si aimable, si empressée… Elle n’a rien de la femme qui va retrouver son amant. Au contraire, à sa grande stupéfaction, elle lui propose de sortir avec lui et de l’accompagner jusqu’à sa banque. Cela, par exemple, c’est un comble, car il a précisément ce jour-là averti qu’il ne viendrait pas dans l’après-midi, ayant une importante affaire de famille à régler.

Il ne peut cependant pas refuser à sa femme de l’accompagner, d’autant plus qu’il pense tout à coup que c’est peut-être une ruse de Gabrielle qui veut s’assurer qu’il va bien à son bureau… de façon à pouvoir en toute tranquillité aller à son rendez-vous coupable…

Naturellement, il examine la toilette de Gabrielle. Elle ne peut manquer de s’être montrée coquette pour aller retrouver celui que déjà, dans son esprit, Anselme Trivier appelle le complice.

Et le mari inquiet fait tout haut la remarque :

— Cette robe bleue t’habille vraiment bien ! Quant à ton chapeau, il te va merveilleusement !… C’est pour aller chez ta tante que tu es si belle !…

— Et aussi pour t’accompagner… Je tiens à faire honneur à mon mari,

— Prends garde ! Tu vas encore te faire suivre !…

— Peuh ! Ça ne me gêne pas !…

Elle ajoute même :

— Cela te fait honneur d’avoir une femme élégante ! Moi, je suis ravie que ma toilette te plaise.

Et la conversation, chemin faisant, continue sur ce ton.

Appuyée sur le bras de son mari, Gaby se montre des plus aimables, lui prodiguant des flatteries et des gentillesses. Elle se rend bien compte de l’état d’esprit d’Anselme ; elle sait qu’il a reçu la lettre et que, tout à l’heure, il va bondir chez Roger, pour les surprendre tous les deux…

Mais on arrive à la banque. Anselme a décidé d’y faire une courte apparition pour ne pas éveiller la méfiance de sa femme.

Et, avant d’entrer, il embrasse Gaby, non sans remarquer qu’elle s’est parfumée extraordinairement, ce qui est certainement un nouvel indice de sa culpabilité. Ce n’est certainement pas pour aller chez sa tante qu’une femme honnête se couvre d’odeur ainsi, ce parfum-là sent l’adultère, Anselme n’en doute plus…

Et cependant, Gaby va bien chez sa tante. C’est même chez elle qu’elle se rend directement tandis que son mari se prépare à aller la surprendre en conversation coupable avec le lieutenant Roger Brémond.

Le chef du Service des Escomptes ne reste pas longtemps à la Banque Générale des Valeurs. Quelques minutes après son arrivée, il sort de nouveau et appelle un taxi auquel il donne l’ordre de le conduire chez Roger.

Un quart d’heure plus tard, ledit taxi stationne au coin de la rue habitée par le lieutenant… L’appartement de celui-ci est au rez-de-chaussée, et d’où il se trouve, Anselme pourra facilement voir les gens qui entreront ou sortiront… Il garde l’auto et reste enfoncé dans la voiture fermée, épiant par la portière, ne perdant pas de vue l’entrée de la maison où va se consommer, peut-être, l’infâme adultère… Au fond, maintenant, il ne le voudrait pas, il donnerait beaucoup pour que l’anonyme lui ait menti, car le brave Anselme aime beaucoup Gaby… Il l’aime très profondément et il avait raison, le soir où il reçut la première lettre, lorsqu’il disait qu’il ne saurait guère que pleurer le jour où il acquierrait la certitude d’être cocu… Rien qu’à cette pensée déjà, des larmes lui montent aux yeux.

Cependant les minutes s’écoulent… et Anselme ne voit rien venir. Il est bien entré déjà deux ou trois personnes dans la maison, mais aucune ne ressemblait à Gaby… Il est trois heures, l’heure fixée par la lettre anonyme, et le mari espère encore que le dénonciateur s’est trompé…

Hélas ! cet espoir est déçu presque en naissant.

En effet, alors qu’Anselme se dit : « J’en étais bien sûr, elle ne viendra pas ! » un taxi s’arrête devant la porte de Brémond ; un taxi duquel descend une jeune femme dont le pauvre Trivier ne peut distinguer les traits. Mais il reconnaît la robe, la robe bleue qu’il trouvait, il y a une heure, si seyante sur le corps de sa Gaby, et le chapeau… le même chapeau devant lequel il s’extasiait !…

C’est fini ! Il n’y a plus aucun doute à avoir. La lettre anonyme avait dit vrai : sa femme le trompe avec son meilleur ami. Roger le fait cocu !

Eh bien ! non ! Il ne pleure pas !… Il enrage au contraire à présent… Il tend au chauffeur un billet pour le payer… puis, serrant nerveusement sa canne dans sa main, il se dirige vers la maison où son honneur conjugal est en train de sombrer, il s’y dirige délibérément, prêt à la grande scène de fureur et d’indignation.

Il se voit déjà, le lendemain, se battant en duel avec Roger… et il a des idées homicides… Il regrette même de ne pas avoir emporté un revolver… Il aurait pu faire justice immédiatement.

Le voici devant le rez-de-chaussée habité par son rival… Quelle imprudence ?… Est-ce que celui-ci n’a pas laissé la fenêtre ouverte… Cela va lui éviter de sonner ou de frapper… Il n’en surprendra que mieux les deux amants. Justement il ne passe personne dans la rue, Anselme en profite, il escalade` l’appui de la fenêtre et, la canne haute, se précipite dans l’intérieur de l’appartement. Il est dans un salon, mais une porte entr’ouverte lui indique la chambre…

Il ne peut se tromper, sur une chaise posée à côté de ladite porte, il distingue la robe bleue… la fameuse robe bleue qui est déjà enlevée…

Ce dernier détail met le comble à son exaspération… Cette fois, il n’y a plus qu’à agir…

Et, bondissant, la canne haute, Anselme Trivier ouvre complètement cette porte, pénètre dans la chambre, puis se dirige vers le lit, en criant :

— Misérables !… Misérables !…

À sa vue une femme surgit, et lui répond en appelant :

— Au secours ! À l’assassin !… Au secours !…

La femme, assise sur le lit, apparaît en pleine lumière…

Anselme peut la contempler tout à son aise… Et il reste là, la canne levée, sans pouvoir faire un geste… Cette femme, en effet, n’est pas la sienne… Et il ne peut finalement que se laisser tomber sur une chaise, en disant, abattu :

— Ce n’est pas Gaby !

— Sûr que je ne suis pas Gaby, répond une voix gouailleuse… Je ne connais pas Gaby… Moi je m’appelle Irène… Mais vous, qui êtes-vous ? et pourquoi entrez-vous dans les maisons par les fenêtres ?… En voilà des manières…

— Le lieutenant Brémond n’est pas là ?

— Non… Je l’attends !… Mais je voudrais bien savoir tout de même qui vous êtes… Vous n’avez pourtant pas l’air d’un cambrioleur !

— Je n’en suis pas un non plus… Je suis un pauvre mari…

— Oui, un mari cocu… quoi ?…

— Pas du tout ! Précisément, je croyais l’être et je ne le suis pas.

— Moi qui allais vous offrir mes condoléances… Au contraire, je vous félicite.

— Figurez-vous qu’un anonyme que je ne connais pas…

— Comme tous les anonymes !

— M’avait écrit que ma femme me trompait avec le lieutenant Brémond qui est mon meilleur ami…

À cette déclaration, la jeune Irène éclate d’un rire bruyant.

— Ah non ! Celle-là, elle est bien bonne !… Roger me tromper… moi !…

— Vous êtes sûre de lui ?

— Si je suis sûre de lui… Ah ! le pauvre, je me demande ce qu’il irait porter à une autre femme en sortant de mes bras…

— Ah !…

— C’est ma méthode à moi… Vous savez, elle est infaillible… Quand un homme est bien fatigué, c’est la fidélité obligatoire…

— Je reconnais que…

— Alors, vous voyez… Mais ça ne vous empêche pas de me
Non mais quand vous aurez
fini de me regarder ?

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dire comment vous avez pu confondre votre femme avec moi !…

— Une série de coïncidences vraiment déconcertantes ! Figurez-vous que le dénonciateur anonyme m’avait bien indiqué l’heure à laquelle ma femme devait venir au rendez-vous de Roger… Alors, je me suis posté à l’angle de ma rue, j’ai guetté… j’ai vu une femme entrer dans la maison…

— C’était moi !… Je n’ai pas l’honneur de connaître Madame votre épouse, mais enfin… c’était moi !…

— Le malheur, c’est que ma femme a une robe absolument semblable à la vôtre, une robe bleue comme celle que vous portiez tout à l’heure… et ce qui acheva de me convaincre, le même chapeau… Avouez que c’est une coïncidence…

— Cela prouve que votre femme a beaucoup de goût si elle s’habille comme moi… Voilà tout… alors, c’est pour cela que vous êtes entré ici, par la fenêtre, comme un fou, prêt à me rosser avec votre canne… Merci, vous allez bien, vous !…

— Dame ! Mettez-vous à ma place. Être absolument certain que son épouse légitime vient d’entrer chez son amant et trouver la fenêtre ouverte… il n’y a plus qu’un pas à faire pour l’enjamber… Alors on enjambe…

— La fenêtre ?

— Oui… la fenêtre…

Mais, peu à peu, Anselme s’est remis. Sa colère est tombée… Il n’est plus qu’ému, mais très ému à la pensée qu’il a été ainsi trompé, que Gaby n’est pas coupable, et qu’il s’agit seulement d’une confusion causée par une ressemblance de robe et de chapeau…

Il est tellement ému qu’il en pleure… devant Irène étonnée qui lui demande :

— Eh bien ! Qu’est-ce qui vous prend ? Voilà que vous pleurez à présent ?

— Oui. Je pleure de joie… C’est que, voyez-vous, j’aime tellement ma femme que ça m’aurait fait une grande peine si j’avais véritablement été cocu…

Pour le coup, Irène n’en revient pas. Elle est un peu décontenancée en voyant le pauvre homme affalé sur une chaise et pleurant ainsi. Cela, ça n’était pas dans le programme.

Pourtant, elle juge à propos de consoler Anselme :

— Faut pas vous en faire, voyons, puisque c’est de la blague !… Et qu’elle ne vous trompe pas ! Sans compter qu’elle a rudement de la veine d’avoir un mari qui l’aime à ce point-là… Au point de pleurer comme un gosse…

— Pardonnez-moi… Je ne peux pas m’en empêcher !

— Voilà comme je voudrais être aimée, moi ! Mais ça ne m’arrivera jamais…

— Cependant, votre ami…

— Roger !… Peuh !… Il m’aime comme ça, gentiment… jusqu’au jour où il en aura assez…

Anselme maintenant regarde Irène, et, ma foi, il la trouve charmante… il la trouve si charmante qu’il ne peut s’empêcher de le lui dire.

— Cependant, permettez-moi de vous faire remarquer que Roger a de la chance, lui aussi, de posséder une maîtresse aussi charmante…

— Oui, il a de la chance… hein !… Et, vous voyez, il me laisse en plan cet après-midi…

— Mais vous m’aviez dit que vous l’attendiez…

— C’est vrai ! Mais il ne vient pas… Que fait-il donc ?… Cependant, sa lettre me disait bien de venir le voir aujourd’hui… Voyons…

Et, pour se convaincre, Irène s’en va à son sac duquel elle extrait la lettre de Roger…

— Ah ! Zut ! dit-elle… Que je suis bête… C’était pour demain… Aujourd’hui, il est à l’aérodrome !…

— Autant dire, chère enfant, que votre amant s’est envolé…

En entendant Anselme s’exprimer ainsi, Irène pense soudain « qu’il se dégèle » et que peut-être le moment va venir d’achever complètement sa mission…

Aussi pousse-t-elle un profond soupir, un soupir rempli de promesses pour celui qui saurait le comprendre.

Or, Anselme, tout cocu qu’il est, sait comprendre les soupirs des petites femmes… Surtout lorsqu’il s’agit d’une petite femme qui se promène en chemise devant lui… Et il déclare :

— Voilà un soupir qui en dit long !… Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire…

— Ah bah !…

Et Irène constate, non sans satisfaction, que les regards d’Anselme ne se détachent pas d’elle,

Après s’être arrêtés longtemps sur ses mollets, ils sont remontés plus haut et détaillent complaisamment les formes que laisse deviner la chemise d’étoffe fine…

Elle pense que Trivier est à point, et elle lui lance :

— Non, mais, quand vous aurez fini de me regarder ainsi ? Qu’est-ce que j’ai donc de si curieux ?…

— Vous avez que vous êtes mignonne comme tout, que je vous trouve merveilleusement faite…

On suppose bien qu’il n’en faut pas davantage pour qu’Irène consente à capituler et à exécuter la dernière partie de son programme,

Aussi saute-t-elle sans façon au cou d’Anselme.

— Eh bien ! si je te plais, moi aussi je te gobe, mon gros poulet !… Viens vite nous aimer… Comme Roger ne doit pas venir aujourd’hui, personne ne nous dérangera…

Anselme est tout troublé devant cette jolie fille qui s’offre à lui si spontanément, et, ma foi, il ne refuse pas les lèvres qui se tendent vers les siennes, il ne les refuse pas et il commence même à se dévêtir, tandis qu’Irène va se recoucher…

Mais celle-ci, qui s’attend à voir Trivier venir la rejoindre, a soudain une nouvelle surprise…

Anselme se ressaisit. Il remet son veston qu’il avait enlevé, et, décidé, déclare :

— Non… Je ne peux pas faire cela… Je ne peux pas me conduire ainsi ?

— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri, demande Irène… Ça ne te plaît plus ?…

— Non. Ça ne me plaît plus… Tout à l’heure, je maudissais Roger qui trompait — du moins je le croyais — mon amitié… et voilà que j’allais me laisser aller à commettre la même infamie vis-à-vis de lui… Après tout, c’est moi qui aurais été le plus coupable, le tromper après l’avoir injustement accusé…

Irène n’en revenait pas.

— Eh bien | dit-elle, c’est la première fois que je rencontre un type comme toi… Oui, la première fois… Pourtant, tu me trouves bien appétissante…

— Oh ! Certainement. Et si jamais tu quittes Brémond… je ne demande pas mieux que de tromper ma femme avec toi… mais pas aujourd’hui… pas aujourd’hui !…

Et Anselme s’en va… comme il est venu, mais le cœur déchargé d’un grand poids… La vie lui paraît belle… Sa femme ne le trompe pas… Son ami lui est fidèle… et lui-même n’a rien à se reprocher. Il vient, au contraire, de se conduire en héros…

Mais cela ne fait pas le compte d’Irène, qui pense que c’est enrageant d’avoir joué toute cette comédie pour rien…

Elle admire les scrupules d’Anselme…

— Celui-là, dit-elle, par exemple, il m’en a bouché un coin… C’est un chic type !… Et, ma parole, il gagne à être connu…

Je crois bien que j’en veux à sa femme de le tromper…

« Seulement, tout ça, c’est très beau… mais il m’a laissée là après m’avoir bien mise en train… Zut alors, je ne voudrais pourtant pas me rhabiller sans avoir rien eu… »

Or, à ce moment, Baptiste, l’ordonnance de Roger Brémond, passait dans le couloir.

Irène l’appela, et, comme il demandait ce « que Madame désirait »…

— Voyons, lui répondit-elle… est-ce que ça se demande. Quand on voit une femme en chemise, ça se devine !…

— Par exemple, Madame…

— Allons, dépêche-toi, imbécile… et ne fais pas le Joseph…

Baptiste avait compris… Il ne fit pas le Joseph… et Irène, lorsqu’elle se rhabilla, avait eu sa part d’amour. Avouez qu’elle y avait bien droit.