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L’Amant de la momie/18

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IV


Une extraordinaire impression avait envahi l’âme du jeune Anglais dès qu’il avait respiré l’air de la vallée du Nil ; un monde d’images bizarres se présentait à sa pensée, et il ne savait pas s’il voyait des choses nouvelles ou des choses anciennes, qui ne ressemblaient plus à ce qu’elles étaient jadis.

Il avait hâte de se trouver au milieu des ruines, en face du passé qui l’étreignait. Alexandrie, le Caire et les Pyramides lui causèrent une insurmontable tristesse, les Pyramides surtout, que la barbarie a dépouillées presque complètement de leur revêtement de pierres polies. Il s’imaginait revoir dans leur vieillesse des gens qu’il avait autrefois connus jeunes et pleins de fraîcheur.

À El-Amarna, il loua la maison d’un paysan aisé, il put disposer de quatre pièces qui ouvraient sur une petite cour intérieure et de hangars faits de terre et de roseaux. Dans les hangars, il abriterait ses trouvailles et celles de M. Roberty ; trois pièces serviraient de chambre à coucher, une quatrième de salon, où les Européens pourraient se réunir, prendre leurs repas et travailler.

Ainsi Rogers s’installa dans le voisinage de la ville où avait vécu Nefert-thi ; il en contempla le site, sur la rive droite du Nil, dans le cirque de hautes collines rocheuses qui l’entoure.

La splendeur de la ville du soleil avait disparu, et ses ruines éparses se voyaient à peine. Seules des routes bordées de trottoirs en pierres, quelques bornes, des amoncellements de sable marquaient l’emplacement de l’antique cité. Sa vie éphémère avait duré moins d’un demi-siècle, et l’abandon des rois avait été suivi de l’abandon des hommes.

La paix éternelle était descendue sur la ville morte, endormant jusqu’à son souvenir ; mais la vie avait succédé à la mort comme le jour succède à la nuit.

Les végétaux poussaient leurs racines dans la poussière des œuvres humaines et la brique s’était transformée en une terre nourricière où vivaient les arbres élevés, les maigres arbustes et les petites plantes que l’été précoce dessèche et brûle.

Jamais la double existence de Rogers n’avait été aussi intense ; à peine l’obscurité venue, Nefert-thi lui apparaissait et ne le quittait plus de la nuit : elle semblait si vivante au jeune homme qu’il était véritablement gêné par la présence de cette jolie ombre de femme dans sa chambre à coucher.

— Dors, lui disait l’Égyptienne. Déshabille-toi.

— Bien-aimée, je n’oserais pas me déshabiller devant toi.

— Pourquoi, cher Ameni ?

Rogers était fort embarrassé pour expliquer à l’ombre ses scrupules, dont elle ne paraissait avoir aucune idée.

— Je craindrais d’offenser tes yeux en me déshabillant.

— Offenser mes yeux, Ameni ? Comment cela ?

— Blesser ta pudeur, chère Nefert-thi.

— Blesser ma pudeur ? Veux-tu dire que tu es atteint de quelque infirmité horrible à voir ?

» Je suis certaine du contraire, ami aimé, car je t’ai souvent admiré dans le palais de campagne du seigneur barbare, quand, tu faisais ta toilette alors que tu ne savais pas encore m’apercevoir.

— Et tu me regardais, mon amour ?

Rogers hésitait entre le sentiment d’approbation qu’il éprouvait pour le goût éclairé de son admiratrice et celui de blâme qu’il ressentait à l’idée du peu de réserve dont elle témoignait.

— Mais certainement, Ameni ; seuls, les gens disgraciés de la nature ont à rougir de leur corps et doivent le cacher pour ne pas choquer les regards des autres.

— Nous ne considérons pas les choses au même point de vue, ma jolie Nefert-thi ; nos coutumes sont plus sévères pour la décence.

Et il regarda la jeune fille dont la tunique transparente laissait voir les formes gracieuses, aux seins arrondis, aux hanches minces et aux jambes nerveuses. Et il éprouva un sentiment de gêne plus marqué encore que d’habitude.

— J’ignore les usages des barbares au milieu desquels tu as souvent vécu ; mais je les apprendrai et m’y conformerai. Si mes regards t’offensent, je détournerai les yeux.

» Écoute, ami, le danger est grave, chaque minute le rend plus redoutable. Je ne veux pas que les adversaires te surprennent dans ton sommeil, ici, où leur puissance est cent fois plus grande que là-bas, au delà des mers, vers le septentrion, d’où nous venons. »

Rogers essayait de rassurer son amie, mais elle ne cessait de lui répéter qu’un grand danger était suspendu sur leur tête.

— Tu ignores la science des barbares, chère Nefert-thi. Tu verras un jour qu’elle surpasse celle des anciens sages de ton pays. N’aie donc aucune crainte, je saurai et je pourrai te défendre.

Les paroles de Rogers ne ramenaient pas le calme dans l’âme de Nefert-thi et l’ombre se serrait contre lui, palpitante et troublée.

Elle lui parlait constamment des secrets contenus dans le manuscrit hittite et l’incitait à en découvrir le sens caché.

Elle n’avait voulu être ramenée sur sa terre natale que pour l’accomplissement des rites magiques qui devaient la ressusciter, et l’œuvre était symboliquement décrite dans le manuscrit avec lequel elle avait été ensevelie.

Edward sentait une résolution implacable se cristalliser en lui ; il attendait toutefois que la tension de sa volonté fût assez forte pour aborder l’épreuve redoutable.

Mlle Roberty eut une grande influence sur révolution psychique de Rogers.

Le rôle de cette jeune fille a été très diversement apprécié : le docteur Martins, par exemple, soutient que les aventures merveilleuses de son illustre parent sont dues à une fraude impudente dont elle s’est rendue coupable ; mais cela n’est pas prouvé et il est fort possible que le médecin, après son mariage avec Effie Dermott, ait subi l’influence de sa femme ; celle-ci en effet n’a jamais pardonné à Rogers son indifférence, ce qui n’est pas étonnant de la part d’une fiancée laissée pour compte.

D’ailleurs, admettons encore une fois que les aventures de Rogers et de la momie puissent s’expliquer par le somnambulisme et la fraude, qu’en résulterait-il ?

Que Magda a suffisamment aimé le jeune Anglais pour risquer sa réputation et sa vie à son bénéfice. Quel est l’homme qui oserait la condamner ? Quelle est la femme amoureuse qui hésiterait à l’absoudre ?

Les premières journées du Français et de sa fille furent employées à leur installation. Au bout de cinq ou six jours, les deux savants et la jeune fille prirent des habitudes régulières.

Roberty et Rogers surveillaient les fouilles dans la journée ; le dîner réunissait les trois Européens à sept heures et demie ; une longue causerie suivait le repas et chacun regagnait sa chambre vers dix heures du soir.

Entre ces trois personnes qui se connaissaient, s’estimaient et s’appréciaient, l’intimité la plus familière ne tarda pas à s’établir. Magda cessa bientôt de faire toilette pour le dîner auquel son père et le jeune Anglais assistaient en costume de voyage.

Elle ne voulut pas cependant renoncer aux agréments des corsages bas fort appréciables dans un climat aussi chaud que celui de l’Égypte moyenne ; elle adopta des jupes de toile et des blouses un peu décolletées, qui dégageaient son cou et ses épaules, en laissant voir les lignes gracieuses de leurs attaches ; de courtes manches montraient ses bras délicats aux teintes d’ivoire rosé.

Quoique impropres à l’alimentation, ces jolies choses excitaient dans l’âme de Rogers des sentiments que les psychologues nomment des appétits, et les appétits du jeune homme étaient d’autant plus vifs que nous connaissons le régime essentiellement apéritif auquel Nefert-thi soumettait son amoureux platonique.

L’orientaliste avait d’ailleurs une excuse, il retrouvait dans la physionomie de Magda des traits qui rappelaient étrangement ceux de Nefert-thi ; leurs cheveux noirs bouclés, leurs lèvres charnues, leur nez mince, leur figure ovale étaient semblables.

Les yeux différaient un peu ; ceux de l’Égyptienne étaient noirs comme du jais, ceux de la Française paraissaient violets ; mais la différence n’était pas grande, car la nuance de l’iris était si foncée chez celle-ci qu’elle se confondait avec le noir ; cette nuance violette était comme un reflet lumineux qui éclairait un peu leur teinte de jais.

Mlle Roberty ne se bornait pas à être pour la table des savants un ornement gracieux, elle travaillait aussi pour son père, examinant, déterminant et classant les nombreux échantillons de l’art égyptien qu’il trouvait dans ses fouilles.

La tâche était ardue pour la jeune fille, et sa science se trouvait souvent en défaut ; elle s’adressait ordinairement à son père, mais M. Roberty ne possédait que des notions imparfaites en matière d’architecture.

Magda consulta un soir Rogers et s’aperçut qu’il était plus instruit que son père ; bientôt la jeune fille trouva plus commode de soumettre directement à l’Anglais les cas douteux qui l’embarrassaient.

Le nombre de ces cas augmenta chaque jour et la jolie Parisienne éprouvait de plus en plus fréquemment le besoin d’être conseillée, phénomène qui ne s’était jamais manifesté lorsqu’elle avait recours à son père.

Le sentiment auquel elle obéissait, sans que sa conscience en fût avertie, avait son origine au fond d’elle-même dans les couches les plus éloignées de sa personnalité ; cet attrait lui semblait n’être que de la sympathie, il n’éveillait pas la vigilance de son attention et quand elle en découvrit la véritable nature, il était trop tard pour lutter victorieusement contre sa force.

L’incendie commençait à dévorer le cœur innocent de Mlle Roberty, qui ne s’en apercevait pas ; on doit reconnaître au surplus que la nature mystique de cette jeune fille était un élément favorable à la rapide propagation des flammes et à l’extension du sinistre.

Or, depuis que Magda se trouvait à El-Amarna, son imagination se livrait aux courses les plus folles. Ne se figurait-elle pas qu’elle avait déjà vécu dans l’étroite plaine entourée de collines rocheuses ?

L’idée de la réincarnation était familière à la jeune fille ; cette idée forme la substance de toutes les sectes mystiques contemporaines, sur le continent tout au moins, et il faut reconnaître qu’elle s’accommode à merveille des théories scientifiques actuelles.

Mlle Roberty n’ajoutait aucune foi à ces créations de sa fantaisie, mais elle s’en amusait comme d’un joli rêve et elle se plaisait à broder mille arabesques sur cette trame subtile.

Elle avait été princesse, ou grande dame, elle avait vu les splendeurs évanouies du Temple, contemplé la pompe des cérémonies religieuses, parcouru les routes du nôme réservé au soleil, goûté la fraîcheur des nuits sur les terrasses de son palais.

Un jour, elle fut amenée à faire à Rogers la confidence des caprices de son imagination.

Elle avait réussi à trier un certain nombre de fragments de terre émaillée et à reconstituer le motif qu’ils formaient : une oie sauvage prenant son vol au milieu des roseaux. Le dessin était incomplet, mais il se voyait avec une netteté suffisante.

Rogers complimenta Magda quand elle lui montra son œuvre.

— Vous avez joué au puzzle, lui dit-il, et vous avez eu d’autant plus de mérite à refaire votre dessin que vous n’aviez aucun modèle.

— J’en avais un.

L’Anglais fixa son œil clair sur sa compagne.

— Un modèle ? Vous avez donc trouvé un fragment complet ?

— Non.

— Alors ?

— Je me suis imaginé que je connaissais ce dessin pour l’avoir vu autrefois dans sa fraîcheur : un pavement de stuc peint, avec de l’eau et des poissons au milieu, et comme bordure des oies sauvages s’envolant.

— Oui, reprit alors rêveusement Rogers, c’était autrefois dans la salle d’honneur.

— Des colonnes en supportaient le plafond.

— Il y en avait en effet vingt-quatre.

— Et la pièce était éclairée par de larges baies rectangulaires ouvertes sur son pourtour, près au plafond, qui était en bois peint ?

— C’est cela.

— Bleu, avec des étoiles d’or.

— C’est exact, dit Rogers après un instant de silence. Votre intuition ne vous a pas trompée.

— Comment le savez-vous ?

Cette question sembla troubler Rogers qui eut l’air de s’éveiller d’une profonde rêverie.

— Il serait trop long de vous expliquer comment je le sais ; en réalité, c’est peut-être mon imagination qui est d’accord avec la vôtre.

» Mais, ajouta-t-il avec hésitation, j’ai la même impression que vous et je rêve quelquefois que j’ai vécu ici, à l’époque où Khounaten était une ville prospère.

— C’est bien la sensation que j’éprouve souvent. Le site me paraît familier et la seule chose qui m’étonne, c’est de ne plus voir la ville à laquelle mes yeux étaient habitués.

Magda regardait Rogers, et celui-ci était incapable de voir autre chose que ses prunelles noires entourées de leur iris couleur d’améthyste sombre ; le jeune homme ressentait une impression étrange semblable sans doute à celle qu’éprouve un oiseau fasciné.

— Croyez-vous que cela soit possible ? reprit la jolie Française.

Il était obligé de lui répondre avec franchise ; la vérité devait sortir de ses lèvres, sans réticence, sans atténuation, quelque chose l’y forçait et sa volonté, comme inspirée par une divinité, y consentait.

— Oui mademoiselle, je crois cela possible. J’irai plus loin, je crois cela certain.

» Il y a en nous un principe d’énergie vivante que la mort ne rend pas impropre à de nouveaux efforts, à de nouveaux travaux. Elle le détache simplement d’un corps devenu inutile, qu’il soit dégradé par l’usage, c’est la vieillesse, ou qu’il soit détérioré par un accident avant que le temps ait accompli son œuvre.

» Tenez, ajouta-t-il, vous savez que la momie retrouvée grâce à vous est celle d’une habitante de l’antique Khounaten ?

— Oui.

— Eh bien ! je la revois souvent, c’est elle qui m’a… qui m’a inspiré sans doute mes découvertes. Je suis persuadé que son âme est auprès de nous.

La voix de M. Roberty mit brusquement fin à l’entretien des deux jeunes gens, le dîner était servi et l’archéologue à table. Il se sentait heureux et avait faim, ayant trouvé six morceaux d’un vase de Canope en faïence bleue.

C’était la première fois que Rogers parlait à Magda de ses visions ; elle n’ignorait pas les bruits malveillants qui avaient couru sur l’état mental de son compagnon. M. Roberty avait beaucoup d’amis en Angleterre et les égyptologues ne sont pas tendres pour ceux d’entre eux qui font des découvertes importantes, les confrères anglais du jeune homme, en écrivant au savant français, n’avaient pas fait d’exception à la règle.

Magda pouvait cependant apprécier ces accusations à leur juste valeur ; elle savait que Rogers n’était pas fou.

Et pourtant, il lui avait sérieusement dit qu’il revoyait l’âme de la momie !

L’esprit des demoiselles françaises est aussi obscur que celui de leurs congénères anglaises. Tout homme de bon sens aurait jugé Rogers un peu timbré à la suite d’une pareille confidence, mais Mlle Roberty pensa d’une manière toute différente.

Loin de diminuer, sa sympathie pour l’Anglais augmenta : il avait donc de l’imagination comme elle, il éprouvait des impressions étranges, comme elle encore.

Et cette similitude psychologique causa à la gentille, archéologue une satisfaction infinie, hors de toute proportion, en vérité, avec l’événement absurde et insignifiant qui la provoquait.

Ce ne fut pas la seule conséquence de cet incident ridicule. Magda devint curieuse de savoir exactement quand, où, comment Rogers avait vu la momie.

Profitant d’une promenade après dîner, elle interrogea Rogers qui l’escortait :

— Vous me disiez l’autre jour que vous aviez revu l’Égyptienne dont vous possédez la momie ?

— Oui, mademoiselle.

— Lui avez-vous parlé ?

— Oui… C’est-à-dire non… J’ai échangé des pensées avec elle.

— Et que dit-elle de… la réincarnation ?

— Elle y croit.

— Et vous, personnellement, que pensez-vous ?

— Ce que je pense ? Il m’est bien difficile de vous le dire. Je ne crois pas que la nature gaspille ses forces inutilement ; or, comme je crois que la vie individuelle est une réalité ; plus certaine que la vie universelle, puisque nous n’observons la vie que chez des êtres individualisés, je suis disposé à penser que l’individu a une existence réelle ; c’est lui qui est le substratum de la vie, la force qui lui sert de point d’appui.

» Or je ne conçois pas des forces individuelles qui naissent et disparaissent sans nécessité ; il me semble au contraire certain que les individualités qui ont permis à la vie de se manifester sont aussi permanentes que la vie elle-même.

» C’est l’âme qui façonne le corps, elle doit le faire et le refaire des milliers de fois afin d’arriver graduellement à des formes de plus en plus parfaites.

Elle doit se créer d’abord des organes propres à la vie matérielle, aptes à l’assimilation, à la circulation, à la respiration ; que de millions d’années a-t-il fallu aux âmes les plus habiles pour constituer l’appareil digestif, les systèmes circulatoire et respiratoire, tout ce qui maintient la vie animale ? On ne le saura jamais.

» La vie intellectuelle supérieure n’est possible que si les fonctions animales s’exercent mécaniquement, sans l’intervention de la conscience et de la volonté ; voilà pourquoi nous vivons, nous respirons, nous faisons courir le sang dans nos veines sans effort ; ces fonctions sont devenues inconscientes et automatiques pour laisser le champ libre à notre intelligence.

— Mais le progrès ?

— Vous me posez là un problème bien délicat à résoudre.

» Le progrès n’est possible que par l’association. Il est probable que l’âme n’est pas une entité unique, mais une synthèse, c’est-à-dire que toute âme d’ordre supérieur, avancée dans l’évolution, est une association d’âmes inférieures qui se sont fondues en quelque sorte pour devenir une nouvelle unité.

» Dans leur soif de progrès, les âmes se cherchent, afin de trouver celles qui les compléteront et qui pourront fusionner avec elles. C’est là le principe de l’amour qui tend à l’unité supérieure, tandis que son opposé, la haine, exprime la dissociation et le recul.

» L’amour est l’expression du besoin de l’union des âmes, celle des corps n’est qu’un symbole, et ce symbole devient concret dans le monde matériel. La loi du progrès est une loi d’amour. »

Et Magda n’osa pas interroger davantage le jeune homme ; son mysticisme savant et raffiné lui plaisait ; elle s’était inconsciemment rapprochée de Rogers, avait pris son bras et s’appuyait sur lui, tandis qu’ils causaient en marchant le long du fleuve, près des hautes touffes de roseaux, sur la terre fendillée par la chaleur du jour.

Le silence permettait à la jolie Française d’écouter encore la voix de son compagnon, qui sonnait doucement à ses oreilles, donnant aux mots français une légère accentuation anglaise, capricieuse et charmante.

Et Magda trouvait très douce la promenade qu’elle faisait au bras de l’orientaliste, dans la nuit claire de l’Égypte, sous le ciel où brillaient les étoiles, près du vieux fleuve qui coulait sans bruit ; elle éprouvait un singulier bien-être à se serrer contre Rogers, à se suspendre à son bras, comme s’il eût été exquis d’être à lui, d’être sa chose, entièrement soumise à sa volonté ; les sensations qu’elle ressentait auprès de Rogers étaient délicieuses, mais troublantes.

Elle cessa de lui donner le bras et dit d’une voix qui tremblait un peu.

— Rentrons, il est temps.

Et Rogers la suivit, continuant une rêverie commencée, dans laquelle l’image de Nefert-thi se confondait avec celle de Magda.

Il prit congé de la jeune fille, qui s’enferma dans sa chambre, pensive et désorientée ; son cœur vierge venait, pour la seconde fois, d’être touché par la chaude haleine de l’amour, et il semblait qu’il fût devenu très gros et très lourd ; il l’étouffait.

Et sans savoir pourquoi, elle appuya son front sur ses mains et se mit à pleurer ; chose étrange, elle pleurait et n’avait aucun chagrin, ses larmes coulaient comme un torrent et elle les trouvait douces.

En pénétrant dans sa chambre, qui faisait vis-à-vis à celle de Magda, Rogers n’avait pas la conscience tranquille ; il se reprochait d’avoir goûté trop de plaisir dans la compagnie de la jeune fille, et il craignait que la susceptible Nefert-thi n’en prît ombrage.

Aussi fut-il agréablement surpris en voyant l’ombre venir vers lui toute souriante.

— Tu as fait une longue promenade auprès de notre père Hapi avec la fille brune ?

— Oui, chère Nefert-thi.

— Te plaît-elle ?

— Oui, ma bien-aimée, parce qu’elle te ressemble un peu.

— Cette jeune fille est belle. Je la reconnais.

— Tu la reconnais ?

— Oui, c’est Merytaten ; elle portait le même nom qu’une de mes sœurs. Elle était la fille de Rameses qui gouverna Thèbes alors que mon père n’avait pas encore quitté cette ville infestée par les prêtres de Râ.

» Elle fut consacrée à Aten et attachée au Temple. Tu l’as connue, Améni.

— Moi !

— Ne te souviens-tu pas de la jeune fille qui veillait auprès de nous quand tu venais me voir ?

— Non, chère Nefert-thi, pas du tout.

— As-tu donc pu perdre la mémoire de ces choses ? Si tu ne te souviens pas de cela, comment te souviendras-tu des paroles sacrées qu’il faut prononcer suivant l’intonation et le rythme prescrits ? Comment te laisserai-je affronter la lutte contre les ennemis si tu ne possèdes pas le secret des mots magiques ?

Il y avait quelque chose de changé dans l’Égyptienne. Pourquoi était-elle si calme, si indifférente, alors que Rogers sentait au fond de sa conscience une voix accusatrice, une voix qui lui disait : « Tu as pris trop de plaisir auprès d’une autre que la bien-aimée. »

Mais Nefert-thi était dans un état d’esprit fort éloigné de la jalousie.

— Il faudra que tu amènes ici la fille brune, Améni. Je veux la voir.

— Tu n’y songes pas.

— Au contraire. J’y songe, sérieusement. D’ailleurs elle viendra d’elle-même, comme le chacal va vers la viande dont le chasseur fait un appât. Elle t’aime, Améni.

— Tu es folle !

— Elle t’aime… et toi-même… Mais je ne suis pas jalouse parce que j’ai des projets sur la jeune barbare ; je veux lui rappeler qu’elle doit m’obéir et m’aider.

» C’est une fille de ma race qui a oublié son origine dans l’Amenti n’ayant pas su atteindre la maison éternelle d’Aten ; l’engrenage des vies l’a reprise, comme il t’a repris. Mais elle viendra te retrouver ici, dans la nuit. Je l’amènerai.

— Oh ! non ! non !

— Pourquoi non ? Tu pourras en faire ta seconde épouse, Ameni.

— Cela ne nous est pas permis maintenant.

— Que dis-tu ? Alors les hommes de ton pays ne peuvent avoir qu’une seule épouse ? Que font-ils si elle est stérile ?

— Tant pis pour eux.

— Et quand elle est vieille et ridée… il faut… c’est impossible !

— Cela est pourtant.

Nefert-thi se mit à rire.

— Les hommes ont alors beaucoup changé depuis ma mort, s’ils peuvent se contenter d’une femme. Nous ne sommes pas jalouses de ce que tu crois, nous sommes jalouses seulement de nos droits de première épouse et nous voulons être maîtresses chez nous.

» La fille blonde du pays dont nous venons était une ambitieuse, mais je connais Merytaten, et je sais qu’elle me sera soumise ; j’en aurai peut-être besoin.

La conversation des deux amoureux devint alors plus tendre. Nefert-thi s’assit auprès de Rogers, en lui chantant une vieille chanson égyptienne : il s’alanguissait, bercé par la voix mélodieuse de l’ombre.

Le doux sommeil fuyait Magda ; son esprit ne pouvait s’abstraire des propos échangés avec le compagnon qu’elle venait de quitter. Les heures passaient, la nuit précipitait sa course…

Suffoquée par la chaleur, Mlle Roberty demeurait étendue sur son lit, rêveuse, troublée, assaillie d’une angoisse imprécise, lorsque des bruits confus frappèrent son oreille ; elle écouta, le bruit devenait plus distinct dans le silence ouaté de la nuit, c’était le son de voix différentes ; l’une grave, l’autre plus aiguë.

À ne pas s’y méprendre, c’était une voix de femme, et aussitôt le cœur de Magda se serra comme si un invisible étau l’eût comprimé dans ses mâchoires de fer.

Il y avait une femme chez M. Rogers !

Mlle Roberty éprouva un violent chagrin. Et la pauvre demoiselle apprit ainsi que l’amour est une cause de douleur, même dans ses joies ; elle pleura longtemps, puis frissonna, elle était glacée, elle tremblait de froid, ses dents claquaient ; elle sentait naître dans son cœur une haine terrible contre cette femme inconnue ; en même temps, elle jugeait la conduite du jeune Anglais avec une sévérité draconienne.

En recevant ainsi chez lui une femme de mauvaise vie, il manquait de respect à ses compagnons et il l’outrageait, elle, Magda, personnellement ; elle saurait bien le lui faire sentir.

Un désir fou de savoir qui était cette femme s’empara d’elle. Sa conscience mit bas les armes et la jeune fille, tremblante mais résolue, ouvrit doucement sa porte.

Elle regarda prudemment à droite et à gauche. La petite cour était solitaire ; quatre ou cinq pas la séparaient de la chambre du jeune Anglais. Elle releva son peignoir, avança doucement ses petits pieds chaussés de mules, et se dirigea silencieusement vers la porte qui cachait le mystère.

Elle retint sa respiration qui se précipitait ; elle se pencha vers l’angle disjoint d’un panneau ; elle regarda vite…

Oui ! il y avait avec Rogers une femme ! Une Égyptienne évidemment, et une Égyptienne impudique, dont les seins étaient nus, dont le corps transparaissait sous une sorte de gaze.

Mais était-ce une fellahine ? Sans doute Rogers lui avait donné les bijoux de sa momie, car ils ornaient son cou, ses épaules, ses bras et ses jambes aux fines attaches. Magda eut le cœur bien gros, car l’Égyptienne était d’une merveilleuse beauté et elle aimait certainement le jeune Anglais, car elle était assise sur ses genoux et lui parlait tendrement.

La jeune fille écouta encore : elle distinguait mieux les voix. Elle prêta l’oreille avec plus d’attention. Était-ce possible ? La femme parlait correctement l’anglais, avec une légère prononciation étrangère.

Mais alors ! Ce n’était pas une paysanne, sûrement non ! Ses expressions étaient choisies, le ton était élégant. Que disait-elle ?

Comme pour répondre au secret désir de Magda, la voix féminine devint plus claire et plus sonore.

— La tristesse m’envahit le cœur, Améni. Les signes qui annoncent l’heure de l’épreuve finale se sont montrés, J’ai peur.

Le silence se fit ensuite et Mlle Roberty eut beau se donner mal à la tête en tendant toute son attention sur les impressions de son ouïe, elle n’entendit plus rien.

On aurait juré qu’un démon malin lui avait permis de surprendre ces mots pour donner un nouvel aliment à sa curiosité. Magda en effet souffrait physiquement à force d’être intriguée.

Elle eut la patience de surveiller toute la nuit, comme un détective l’unique entrée de la chambre du jeune Anglais et ne vit personne sortir.

À l’aube, Rogers parut, vêtu de son uniforme de travail ; il ne ferma pas sa porte à clef et sortit, accompagné de M. Roberty.

Magda ruminait dans sa mémoire les mots entendus. Pourquoi cette femme avait-elle prononcé le nom étrange d’Améni ? Qui appelait-elle ainsi ? Que voulait-elle dire en parlant d’une épreuve finale ?

Enfin la jeune fille n’y tint plus ; tremblante, mais bien décidée à tout savoir, elle se dirigea vers la chambre de l’Anglais, y entra… Le jour éclaira la pièce sans fenêtres ; il n’y avait personne.

Elle regarda sous le lit de camp, souleva la moustiquaire, visita les vêtements pendus le long du mur. Rien !

Et soudain, un soupçon surgit dans son âme. Améni ! Comment n’y avait-elle pas songé ? Elle avait vu quelque part ce nom. N’était-ce pas celui que donnait à M. Rogers la momie ?

Alors ? Aurait-elle entendu la voix de Nefert-thi ? À cette idée, elle fut secouée par un frisson glacial. Elle commença à penser qu’elle avait été en contact avec le mystère.

La curiosité est une maladie qui se caractérise par des accès d’une acuité extraordinaire ; la crise dont Magda était atteinte fut si forte qu’elle ne put demeurer seule pendant l’après-midi ; elle voulut accompagner son père et Edward sur les chantiers.

Le soir venu, elle prit le bras de l’Anglais pour revenir. Le soleil se couchait de l’autre côté du Nil, derrière les collines lointaines de l’Occident. Elle pensa que l’heure était propice aux allusions et montrant le couchant qui se teintait de rouge et d’or :

— Là-bas est le pays des Ombres, n’est-ce pas ? l’Amenti redoutable.

— Oui, mademoiselle.

— Le pays d’où l’on ne revient pas ?

— Peut-être !

Magda dressa l’oreille ; son piège allait-il réussir ? Elle insista.

— Pourquoi dites-vous peut-être ? Avez-vous des raisons de croire au retour des voyageurs embarqués pour ce funèbre pays ?

Rogers répondit gravement.

— Oui, j’en ai.

— Lesquelles ?

— Ah ! mademoiselle, je ne puis vous les dire encore. Plus tard, si on me le permet, je parlerai.

— Qui, on ?

— Quelqu’un que je ne puis pas nommer.

— Un revenant, alors ?

— Je vous assure, chère mademoiselle Magda, que si je me croyais autorisé à vous faire des confidences, je ne vous cacherais rien, car je voudrais vous satisfaire, même dans vos fantaisies les plus irréalisables. Mais il m’est impossible de vous dire ce qui n’est pas mon secret.

— Je le connais, votre secret.

Rogers tressaillit et Magda comprit qu’elle avait dépassé les limites convenables ; elle se tut, regardant de temps en temps la belle figure énergique et pensive de son compagnon de route. Une gravité soudaine avait donné de la rigidité à ses traits, accentué le pli volontaire de ses lèvres.

Le dîner fut silencieux. M. Roberty se retira aussitôt après, et Magda suivit l’exemple de son père.

Enfermée dans sa chambre, elle étouffait ; d’ailleurs la chaleur, ce soir-là ; était torride, car le vent du sud soufflait, transformant la plaine d’El-Amarna en une véritable fournaise.

Elle se dévêtit, ne gardant qu’un léger peignoir de soie et des babouches, puis s’étendit dans un fauteuil oscillant ; elle s’éventait tout en donnant au rocking-chair un rapide mouvement de va-et-vient, et en se balançant elle songeait.

Elle songeait que les réponses de l’Anglais étaient claires : la visiteuse qui causait avec lui n’appartenait pas au monde des vivants… Et Magda regrettait maintenant de ne l’avoir pas plus longtemps examinée… les occasions de voir un fantôme authentique sont si rares aujourd’hui !

— Magda ! Magda !

La jeune fille interrompit le balancement du fauteuil. Rêvait-elle ? L’avait-on appelée ?

— Madga !

Aucun doute n’était possible. On l’appelait. Elle se leva.

— Magda ! reprit impérieusement la voix.

Mlle Roberty ouvrit la porte de sa chambre ; en face d’elle, à l’entrée de l’appartement de Rogers, une forme lumineuse se tenait debout : c’était la visiteuse inconnue.

— Magda ! dit-elle, Magda, Merytaten !

Merytaten ! Elle reconnaissait ce nom ; c’était aussi le sien ! Et elle reconnaissait la voix impérieuse qui l’appelait.

L’impression intense d’avoir vécu au temps de la splendeur de la ville ruinée lui revint avec une vivacité nouvelle.

— Merytaten ! Viens !

Elle avait l’habitude d’obéir à cette voix, elle ne pouvait résister à son commandement. Comme dans un rêve, Magda marcha vers Nefert-thi et la suivit dans la chambre de Rogers.

Ce dernier, debout près de sa table de travail, regardait d’un air atterré la jeune Française qui entrait, laissant voir au travers de son léger vêtement la beauté délicate de son corps gracieux, et il eut honte de l’abus que Nefert-thi faisait de sa puissance.

— Mademoiselle Magda, allez-vous-en. Je vous conjure de rentrer chez vous.

Mais la fille de l’archéologue ne l’écoutait pas : son regard était fixé sur Nefert-thi qui levait le doigt vers son front.

Et Rogers vit Magda se prosterner aux pieds de l’Ombre et lui dire dans le plus pur égyptien :

— Commande, Nefert-thi. À toi vie, santé, force. Commande et j’obéirai.

— Relève-toi, Merytaten, dit doucement la momie, ou son double, relève-toi et écoute-moi. Rappelle-toi l’amitié de jadis et souviens-toi de tes serments dont la mort n’a pu te délier.

» J’ai besoin de toi. Es-tu prête à me servir ?

— Je suis entre tes mains, princesse. Ton esclave t’écoute.

Rogers, qui a vu des choses fort extraordinaires dans sa vie, déclare qu’il n’a jamais assisté à une scène plus impressionnante que celle-là.

Nefert-thi s’assit sur le lit, Magda s’accroupit sur le plancher, en face d’elle et l’ombre désignant de la main l’orientaliste, prononça :

— Tu reconnais cet homme, Merytaten ?

— Oui, Nefert-thi, je le reconnais. C’est Améni, le conducteur du char royal.

— Es-tu prête à le servir comme autrefois ?

— Je suis prête.

— Aten a voulu que l’heure de la vengeance et de la réparation fût venue : Sais-tu encore, ô Merytaten, voir les choses qui sont cachées aux yeux des mortels ?

— Essaye, prêtresse.

Nefert-thi fit alors des passes sur la tête de Magda ; celle-ci ferma les yeux et sembla s’endormir profondément. Pendant quelques minutes, l’Égyptienne tint ses mains étendues, les doigts dirigés vers la poitrine de la jeune fille qui poussa un profond soupir et dit lentement :

— Je vois ce que tu désires et ce que tu redoutes. Je te servirai et je le servirai.

— Vois-tu ce qu’il faut faire ?

— Oui, Ameni ne peut deviner le secret que ta mère Tadukhipa a enfermé dans le papyrus enseveli avec toi.

» Essayez de retrouver Tadukhipa.

— Mais comment ? demanda Edward.

— Remonte dans le Temps. Retourne à Khounaten, que ta volonté fera revivre telle qu’elle était dans sa splendeur. Va au palais, interroge l’ombre maternelle que ton désir évoquera. Peut-être te répondra-t-elle. Mais les adversaires s’y opposeront sans doute.

» Tu sais qu’ils veulent conserver, immuable dans son éternité spirituelle, l’Égypte ancienne, et qu’ils écartent de la vie matérielle les âmes de ses habitants. À leurs yeux, Ameni et moi sommes des renégats et des traîtres, puisque nous avons consenti à renaître dans une race étrangère au lieu d’attendre le retour du temps où revivra l’Égypte de Râ.

» Hélas ! tes ennemis méditent notre destruction.

— Nous braverons leurs attaques, répondit Rogers.

— Tu connais, Merytaten, le danger auquel tu t’exposes avec nous ? ajouta Nefert-thi.

— Oui, je sais que je périrai probablement Mais telle est la volonté d’Aten.

Rogers était incapable d’intervenir dans cette étrange scène ; il avait la sensation d’être paralysé, et mille sentiments contraires se heurtaient dans son âme agitée.

Des idées anciennes se choquaient à des idées nouvelles.

Tantôt la soumission de Merytaten à Nefert-thi lui paraissait naturelle et conforme à l’ordonnance des choses ; tantôt sa mentalité moderne se révoltait à voir Magda dans sa chambre, au milieu de la nuit, presque nue.

La conversation des deux jeunes filles continuait cependant.

— Si tu péris, Merytaten, nous périrons avec toi.

— Non, Nefert-thi. Je périrai seule, ou du moins une partie de moi-même s’en ira pour te laisser la place, si l’œuvre ne réussit pas.

» Mais mon âme retrouvera bientôt un asile, et c’est ma chair devenue ta chair qui l’abritera.

— Merci, fille de notre père tout-puissant, Aten ! Réveille-toi maintenant, car tu dois te souvenir de ce que tu as vu et de ce que tu as dit ; il faut que Magda et Merytaten connaissent leur identité. L’une ne doit rien ignorer des promesses et des actes de l’autre.

Et Nefert-thi promena ses mains aux doigts allongés sur le front et la poitrine de Magda, allant de gauche à droite et de droite à gauche. Bientôt la française soupira, ouvrit les yeux et regarda autour d’elle.

— Où suis-je ? dit-elle comme en s’éveillant d’un songe. Nefert-thi ! reprit-elle, je te revois enfin, après les longs siècles écoulés. Ameni, c’est toi ! Vous voilà réunis.

Aussitôt une vive rougeur colora le visage de Mlle Roberty, qui se leva brusquement, ramena le léger peignoir de soie sur sa poitrine nue et s’éloigna du lit.

— Monsieur Rogers !

Le trouble des idées de Magda était tel qu’elle n’arrivait pas encore à se rendre compte de l’extraordinaire situation où elle se trouvait.

Elle éprouvait cette impression d’irréalité qui s’empare de nous au moment où nous revenons à la vie consciente, au milieu d’un songe qui dure encore malgré notre réveil.

Mais bientôt le sentiment de l’inconvenance de sa présence dans la chambre de l’Anglais fut le plus puissant ; elle cacha son visage dans ses mains.

Nefert-thi se mit à rire.

— Souviens-toi, souviens-toi, Merytaten.

Magda sembla reprendre possession d’elle-même. Elle revint auprès de l’Égyptienne et s’assit à ses côtés, en s’entourant de son vêtement.

— Je me souviens, Nefert-thi.

— Tu as gardé la mémoire des promesses consenties tout à l’heure ?

— Oui.

— Les tiendras-tu ?

— Oui !

— Alors, à demain ! Viens ici et endors Ameni, comme tu l’as endormi quand il m’a délivrée à Londres.

— Je viendrai.

L’ombre disparut aussitôt après avoir fait le simulacre d’embrasser tendrement Magda-Merytaten, mais celle-ci ne sentit que le contact d’une chose subtile comme un souffle, et elle se trouva seule avec Edward.

Les sentiments sont plus rebelles au changement que les idées ; l’éducation elle-même est ordinairement impuissante à les modifier, car ils représentent probablement le fond héréditaire de notre nature, les bases ancestrales sur lesquelles repose la fragile superstructure qu’est notre personnalité.

La pudeur est un de ces sentiments, particulièrement chez la femme, car l’homme s’est attaché à la développer, à en faire le patrimoine atavique de sa compagne.

Les formes qu’elle revêt sont conventionnelles ; mais le sentiment qui en fait la force est presque immuable. Aussi Magda fut-elle dans un état psychologique lamentable en se trouvant, à minuit, vêtue d’un déshabillé dont elle connaissait les irrémédiables indiscrétions, dans la chambre de Rogers, en tête à tête avec le propriétaire d’icelle.

Elle gémit les paroles que les dames de tout rang et de toute catégorie ont accoutumé de gémir en pareille occasion, car elles traduisent un sentiment qui leur est commun, et elles expriment un état d’âme nécessaire.

— Qu’allez-vous penser de moi, monsieur ! Je ne sais pas pourquoi je suis ici, ni comment j’y suis venue.

— Je le sais, mademoiselle, rassurez-vous. Il n’y a pas de ma faute.

— C’est Nefer-thi qui m’a contrainte à venir. Je me souviens maintenant.

Magda passa lentement la main sur son front, regardant autour d’elle, ses yeux rencontrèrent ceux d’Edward ; elle rougit.

— Excusez-moi, je vous en prie… c’est incompréhensible… Demain…

Elle ne savait que dire, elle succombait sous le fardeau de sa confusion. Les inévitables larmes jaillirent abondamment sous ses paupières frangées de longs cils.

Rogers s’approcha timidement ; son cœur battait très vite, ses oreilles tintaient comme si elles eussent été pleines de clochettes d’argent, un brouillard léger voilait sa vue troublée.

— Mademoiselle Magda, dit-il d’une voix tremblante… mademoiselle Magda, ne pleurez pas… Vous savez que je suis pour vous un ami dévoué… Ne pleurez pas… vous me faites mal.

Encore un pas hésitant, et il fut très près de la jeune fille : d’un geste timide et maladroit, il entoura sa taille, il sentit dans sa main la fermeté d’une chair vivante et la souple rondeur d’une taille bien prise.

Malgré son émotion, il ne put s’empêcher de penser que ces choses étaient vraiment substantielles et supérieures en cela aux charmes de l’immatérielle Nefert-thi ; sa chair se cabra sous l’aiguillon du brutal désir.

Mais Rogers était un honnête homme, incapable d’abuser d’une situation équivoque : sa volonté dompta la bête révoltée.

— Rentrez chez vous, mademoiselle Magda, rentrez. Demain, nous causerons des événements étranges auxquels vous avez assisté. Rentrez et soyez assurée que personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi.

Et il pressa tendrement le corps délicat qui palpitait dans ses bras.

— Merci, monsieur, excusez encore une fois ma visite… vous savez que ma volonté y est étrangère…

Elle se dégagea doucement, tendit la main à Rogers, et la laissa dans celle de son compagnon un instant, comme si elle la lui abandonnait

La chaste caresse volontaire fit sur le jeune Anglais une impression plus forte que toutes les choses dont ses yeux avaient dérobé le gracieux spectacle.

Était-ce la réaction de leur organisme brisé par ces émotions ? Était-ce un effet de la secrète influence de Nefert-thi ? Je l’ignore. En tout cas, les jeunes gens dormirent tous deux d’un profond sommeil. M. Roberty dut aller réveiller Rogers pour l’entraîner à la chasse des débris de tablettes d’écriture cunéiforme.

L’archéologue trouva l’orientaliste singulièrement distrait : c’était chose fort compréhensible, car il ne pouvait penser qu’aux incidents surprenants de la nuit ; son imagination lui représentait Magda dans un costume négligé qui montrait toute sa beauté, et il en était obsédé ; il tardait au jeune Anglais d’être à l’heure du déjeuner pour revoir celle qui occupait ainsi ses pensées.

Il ne songeait guère à Nefert-thi, car les hommes sont d’un naturel inconstant et d’un tempérament sur lequel les choses matérielles agissent, dans certaines circonstances, plus énergiquement que les spirituelles.

Enfin le lent soleil gravit la pente de l’Orient, et envoya des rayons insupportables parce qu’ils étaient plus voisins de la perpendiculaire. M. Roberty s’arracha aux douceurs de ses fouilles, et Rogers l’entraîna d’un pas exceptionnellement rapide.

— Pas si vite, mon jeune ami ! pas si vite, murmurait l’archéologue, qui suait et soufflait.

Bientôt la maison basse, aux murs de pisé, ouvrit sa porte, et Rogers, après une courte toilette, courut vers la salle à manger ; Madga l’attendait, dans le coin le plus obscur de la pièce assombrie.

Les pensées de la jeune fille, depuis son réveil, avaient été fort nombreuses et d’une rare complexité. Elle avait gardé un souvenir exact de son inconvenante visite, de sa conversation avec la momie et des engagements que celle-ci lui avait demandé de prendre.

Elle les comprenait moins, maintenant qu’elle n’avait plus la lucidité de son sommeil magnétique ; mais sa volonté les ratifiait

Elle suivrait Edward jusqu’au bout ! Et s’il fallait succomber avec lui, ou pour lui, soit ! Elle périrait heureuse ; elle trouvait douce l’idée de se sacrifier pour le jeune homme.

Toutefois, à mesure que l’heure où elle devait le revoir devenait plus prochaine, une sorte de malaise s’emparait d’elle, et le sentiment de la honte dominait son âme ; c’est pour éviter les premiers regards de l’Anglais qu’elle rendit la salle à manger plus sombre que de coutume, et qu’elle se réfugia dans son coin le plus obscur.

— Bonjours, mademoiselle Magda !

— Bonjour, monsieur Rogers.

Les voix tremblaient un peu, et les mains restèrent unies plus qu’il n’était nécessaire.

— Qu’il fait noir ici, mon enfant ! s’écria M. Roberty en embrassant sa fille.

— C’est pour avoir quelque fraîcheur, papa. La chaleur est si forte !

— Donne-nous un peu de lumière tout de même.

Magda écarta le rideau qui pendait à la porte d’entrée, seule ouverture de la petite chambre, et Rogers put contempler à son aise le joli visage aux grands yeux violets. Et sous l’acuité de son regard, les joues se coloraient de rose et les yeux se faisaient suppliants.

Par un accord tacite, les jeunes gens demeurèrent dans la salle à manger, tandis que M. Roberty allait faire sa sieste. Quand ils se trouvèrent seuls, un silence embarrassant immobilisa leur pensée. Rogers enfin fit un effort et parla.

— Mademoiselle Magda, comment êtes-vous, ce matin ?

— Très bien, monsieur Edward.

C’est la première fois qu’elle appelait ainsi Rogers, et le jeune homme trouva que le prénom sonnait plus doucement à l’oreille que le nom.

— Vous n’êtes pas fatiguée ? Vous avez bien dormi ? reprit-il, avec hésitation.

— J’ai très bien dormi. Et vous ?

— Moi aussi.

Il comprenait que ces phrases insignifiantes n’étaient que des prétextes pour retarder l’explication attendue. Ce fut encore Rogers qui aborda directement la question.

— Vous souvenez-vous de ce qui nous est arrivé ? demanda-t-il gravement.

— Oui.

— Une chose me préoccupe. Avez-vous gardé la mémoire de votre conversation avec Nefert-thi ?

— Oui. Je me souviens très exactement de ce que nous avons dit.

Et Magda pensa en elle-même que Rogers aurait bien dû se souvenir et se préoccuper d’autre chose encore ; mais elle n’en avoua rien.

— Je crains que vous n’ayez été amenée à consentir certaines promesses sous une influence plus forte que votre volonté.

— Ces promesses sont faites, cependant.

— Écoutez mon histoire, mademoiselle, avant de les ratifier, car vous ignorez la vérité.

Rogers raconta toutes ses aventures à la jeune fille ; il lui peignit son chagrin quand il avait été séparé de Nefert-thi, et instinctivement, comme pour marquer sa sympathie, Magda tendit sa petite main à Edward, qui la garda dans les siennes sans que sa propriétaire songeât à la retirer.

Quand il eut terminé, ces confidences avaient noué, entre les deux jeunes gens, un lien subtil, qui créait une intimité plus grande. Rogers tenait toujours la main de Mlle Roberty et la pressait affectueusement.

Il expliqua ensuite ses projets. Il savait que des influences ennemies s’acharneraient sur Nefert-thi et sur lui, ainsi que sur la troisième personne de leur trinité, sur Merytaten-Magda.

— Le danger que nous courons est mortel, chère mademoiselle Magda. J’en sais assez pour ne me faire aucune illusion sur sa réalité. Je ne veux pas que vous y soyez exposée.

« Je crois qu’il y a un moyen de rendre la vie aux corps embaumés : la fable du Phénix renaissant de ses cendres est une allégorie dont le sens mystique est vrai.

« Je vous conjure de ne pas vous joindre à nous, je ne veux pas engager ma responsabilité dans une entreprise où votre raison, votre vie peut-être, seraient en jeu. »

Mais Magda reprit, avec une impressionnante fermeté :

— Merytaten a pris la place de Magda, et la vassale de Nefert-thi fera ce qu’a commandé sa maîtresse. Elle sera avec vous, Améni, et si vous périssez, elle doit périr comme vous.

Rogers éprouva une joie profonde en écoutant les mots que modulait la douce voix. Toutefois il insista encore, mais la jeune fille ne voulait rien entendre, et quand M. Roberty survint, appelant l’Anglais au travail, ce fut Merytaten qui serra longuement la main d’Améni en lui disant :

— À cette nuit !

Le sort était jeté.

Les grandes décisions qui modifient profondément le cours de l’existence sont souvent prises avec une rapidité extrême, presque sans réflexion.

Plus tard, quand on examine les conséquences de ces décisions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, on a l’impression qu’elles ont été nécessaires et qu’il n’y avait aucun moyen d’en prendre d’autres ; elles sont l’expression de la fatalité.

Curieuse et mystique, Magda était attirée par le mystère dans lequel elle avait pénétré. D’un autre côté, elle éprouvait pour Rogers des sentiments sur la nature desquels aucun doute n’était possible ; il est fort probable que l’amour fut le mauvais conseiller qui lui persuada sournoisement d’associer son sort à celui du jeune Anglais.

Voilà pourquoi, lorsque la nuit eut plongé le bon archéologue dans un sommeil profond, Magda, plus décemment vêtue que la veille, entra dans la chambre de Rogers, où l’appelait la voix résolue de Nefert-thi.

— Salut, Merytaten ! Salut et prospérité pour toi.

— Salut, Nefert-thi ! À toi la vie, la santé et la force !

— Je te remercie d’être venue ; es-tu prête ?

— Je suis prête, princesse, fille du Soleil.

— Tu parles bien, Merytaten, et je te retrouve telle que je t’ai connue. Endors Améni pour que nous allions ensemble où nous devons aller.

Rogers s’allongea sur le lit de camp. Merytaten appuya ses mains sur son cœur et sur son front. Bientôt le double se dégagea et s’approcha de Magda.

— À ton tour, Merytaten, dit l’ombre de l’Anglais.

Magda s’étendit auprès du corps semblable à un cadavre, et puis, pensant à sa mort possible, elle appuya brusquement ses lèvres sur celles de son ami, et se recoucha.

— Tu prends tes précautions, Merytaten, remarqua Nefert-thi en riant.

Mais ses sourcils s’étaient involontairement froncés.

Magda s’engourdissait, quelque fluide emportait avec lui la vie de la jeune fille, comme par une large blessure ouverte dans la poitrine.

Elle reprit connaissance et ouvrit les yeux : elle était à côté de Nefert-thi et de Rogers ; son corps reposait auprès de celui de l’Anglais, mais, par inadvertance sans doute, ses bras entouraient le cou de son voisin, et deux paraissaient être morts.

— C’est, assure Mlle Roberty, une impression très attristante. Se voir le corps d’un côté et l’âme de l’autre est une source d’émotions pénibles, alors surtout que l’on a perdu tout sentiment de la pesanteur et que l’on obéit au moindre désir de mouvement que se représente l’intelligence.

C’est ainsi que la jeune fille ayant pensé à son père se trouva immédiatement transportée dans la chambre où l’archéologue dormait d’un sommeil peuplé de rêves cunéiformes.

Rogers dut ramener à lui l’ombre de Magda.

— Demeure auprès de nous, chère Merytaten, et ne t’éloigne pas. Imite Nefert-thi.

Celle-ci s’était placée à la droite de son amoureux. Magda se mit à sa gauche.

— Maintenant, dit Rogers, nous allons remonter le fleuve du Temps, afin de revoir la ville où nous avons vécu.

Et leur volonté unie les entraîna dans le Temps, qui est le pays où vit le reflet des choses mortes.

Tous trois se trouvèrent en un clin d’œil devant l’antique Khounaten, telle qu’elle était trois mille ans auparavant. Mais aux portes du palais, ils rencontrèrent les ennemis redoutés : ombres hostiles et malfaisantes, des prêtres thébains. Minamoun était à leur tête et leur nombre semblait immense.

Rogers et ses compagnes entendirent leur pensée.

— Arrêtez-vous, renégats ! Tu vois devant toi, Ameni, tes compatriotes d’autrefois, les prêtres du dieu Râ, qui a fait la force et la gloire de l’Égypte. Tant que la terre de Hapi a été fidèle à son dieu, celui-ci l’a protégée. Il l’a abandonnée lorsque la foi de son peuple s’est perdue.

» Nous sommes réunis ici pour nous opposer à ta funeste et criminelle entreprise ! Tu ne peux douter de notre science, puisque tu nous trouves en ce lieu, dans ce monde où nos âmes immortelles attendent l’heure de la résurrection, et où vivants, nous savions déjà pénétrer.

» Ta défaite est certaine si tu persistes dans une œuvre que nous condamnons. Nous vous détruirons, et vos âmes erreront pendant des milliers de siècles dans l’Amenti ! Car notre cause est celle du Dieu unique, de Râ la Force Vivifiante et Une de l’Univers.

» Quant à toi, Nefert-thi, orgueilleuse fille de l’impie, pourquoi as-tu retrouvé Ameni ? Pourquoi as-tu rallumé dans son esprit la flamme téméraire qui le dévorera ? Pourquoi as-tu soufflé dans son cœur l’amour impur de ta beauté et le désir coupable de te rendre à la vie pour te posséder à son contentement ?

» Ce sont des crimes contre l’Esprit de ta race, contre la pureté de son sang, contre la sainteté de sa mission. Sois maudite, toi qui veux délivrer avant l’heure les âmes que nous réservons pour la renaissance de la terre de Râ. »

Rogers sentit l’Égyptienne s’affaisser sous la malédiction terrible ; il la soutint, la pressa tendrement contre son cœur…

Il dirigea sa pensée sur ceux qui s’opposaient à lui et ils l’entendirent à leur tour.

— Minamoun ! tes compagnons et toi, vous êtes dans les ténèbres et dans la nuit d’Amenti ! Vous en êtes demeurés, à la conception du monde telle que vos pères vous l’ont apprise, telle que vous l’avez transmise sans changements à vos fils.

» Les hommes doivent mourir et renaître pour redevenir meilleurs. Ainsi l’eau du Nil court dans la vallée dont elle fait germer les moissons, et tombe dans la mer salée, où les rayons d’Aten la transforment en nuages et en pluie, et elle retombe sur les montagnes où le fleuve prend sa source et redescend pour féconder encore le travail des laboureurs.

» Et ce mouvement incessant est l’Amour : amour du soleil pour la vapeur qui s’élève vers lui, amour de l’eau pour la terre vers laquelle elle retombe. De ce double amour naît, la pluie qui vivifie le sol, et le nuage est le lit nuptial où le soleil s’unit à la terre.

» Ainsi Merytaten, Nefert-thi et moi, qui voulons le mouvement, nous sommes l’Amour et nous obéissons à Râ-Aten ! Tantôt il brille au ciel, tantôt il descend sous la terre ; ainsi nous voulons tantôt vivre et tantôt mourir pour ne pas demeurer semblables à nous-mêmes, mais pour devenir meilleurs et plus savants à chaque vie nouvelle, qui est un jour nouveau.

» Je te vaincrai, Minamoun. Tu vois maintenant la cause de ton ignorance, et dans ton intérêt je vais la faire cesser.

» Je te détruirai toi et les tiens, c’est-à-dire que je détruirai seulement ce qui s’oppose à ta marche vers la lumière, je détruirai vos momies où vos rites ont enchaîné vos âmes. »

La consternation se peignit sur le visage des prêtres de Râ ; ils firent des gestes suppliants, ils se jetèrent aux genoux des trois ombres qui lisaient leurs prières, mais ils ne purent fléchir Ameni qui discernait leur bien, et le voulait malgré eux.

— Allez ! disait sa pensée sans colère, vous me remercierez bientôt.

Et les ombres aveugles se dissipèrent en poussant des gémissements funèbres.

S’adressant alors à ses compagnes, Rogers leur dit :

— Ne demeurons pas plus longtemps loin de nos corps, car je n’ai pu que momentanément chasser nos ennemis, et nous ne serons en sécurité qu’après la destruction de leurs momies, support de leur existence magique.

« Elles sont à Thèbes. Je les anéantirai demain. »

Edward se réveilla presque aussitôt. Nefert-thi avait disparu ; il était seul aux côtés de Merytaten. Lorsqu’il eut soufflé doucement sur ses beaux yeux, elle reprit lentement conscience.

Alors, l’attirant contre son cœur angoissé par d’inexplicables pressentiments, il la baisa au front avec une tendre pitié.

— Le jour vient ; regagnez votre chambre. Reposez-vous, car la journée de demain sera rude.

Magda n’avait pas encore repris une complète possession d’elle-même ; titubant comme une personne ivre, elle obéit cependant et s’éloigna…

Et quand il eut pris un peu de repos, Rogers se leva afin de préparer l’expédition qu’il comptait faire en cette même journée aux ruines de Thèbes.

L’épisode de ce voyage ne comporte aucune description spéciale. L’attitude du jeune Anglais fut celle d’un homme qui concentre toutes ses forces intellectuelles sur un seul point.

M. Roberty n’avait pas hésité à se joindre à lui, Rogers lui ayant affirmé qu’on allait découvrir des tombes inviolées. Magda fit, naturellement, partie de l’expédition.

Quatre ouvriers musulmans, relativement sûrs, suivirent les voyageurs qui arrivèrent à Louqsor dans la soirée et organisèrent aussitôt leur expédition secrète.

Ils partirent dans la nuit, guidés par Rogers qui semblait en état de demi-somnambulisme. Sans une erreur de direction, sans une hésitation, l’Anglais conduisit la petite caravane au sein des montagnes libyques, et après deux heures et demie de marche, on s’arrêta devant une falaise éboulée.

Les ouvriers dégagèrent aussitôt les pierres sur un espace soigneusement indiqué par l’orientaliste et mirent à nu un pan de rocher ; Rogers le fit attaquer à la pioche, et la muraille, artificielle sans doute, céda au bout de peu de temps.

Une ouverture assez grande pour que les voyageurs pussent passer fut faite. On prit les précautions habituelles afin d’aérer la caverne et l’Anglais, suivi de ses compagnons, y entra.

Un couloir, grossièrement taillé, les conduisit à une salle creusée dans le roc ; salle de quatre mètres de diamètre environ, avec un passage ouvert à droite sur le couloir d’entrée.

Mais Rogers dédaigna ce passage, qu’explora sans succès M. Roberty ; il menait à une crypte funéraire contenant un sarcophage vide. L’archéologue revint vers son ami.

— La tombe a déjà été pillée, dit-il.

— Non, fit Edward, en désignant aux ouvriers une porte murée, habilement cachée par des débris, c’est un subterfuge ; ils sont là !

En effet, la muraille fut bientôt jetée bas, et un nouveau corridor apparut ; des sarcophages s’y alignaient. À l’extrémité de ce couloir, les explorateurs découvrirent une salle assez grande, supportée par huit colonnes mal équarries.

Là reposaient onze cercueils, plus richement ornés que ceux dont le corridor était plein.

Les Arabes tenaient des torches, les Européens des lampes électriques, et le contraste était violent entre ces indigènes vêtus de leur costume semblable encore à ceux des prêtres de l’antiquité, munis de torches pareilles à celles dont se servaient leurs aïeux, et les étrangers habillés de culottes et de blouses, coiffés de casques blancs.

Rogers paraissait grave, ses lèvres se serraient, les plis volontaires de son front s’accentuaient. Il retint M. Roberty qui voulait se précipiter vers les sarcophages dorés.

— Arrêtez, monsieur, il y a peut-être du danger.

— Lequel ?

— Je ne sais, soyez prudent

À la même minute, un vent violent se mit à souffler et les torches s’éteignirent une à une, mais les appareils électriques résistèrent.

— Ah ! Minamoun, tes ressources sont trop faibles pour lutter contre les nôtres : tu ne peux éteindre la lumière que je fais briller !

Magda avait assez d’expérience pour comprendre le sens des paroles prononcées par l’Anglais. Mais son père les trouvait étranges et il s’imagina que le plaisir de la découverte faisait délirer Rogers. Il alla vers lui et alors…

Ici nous avons le témoignage de M. Roberty lui-même. On a beau dire que l’archéologue est un homme dont les déclarations sont suspectes, parce qu’il a participé à des séances spirites, il n’en est pas moins vrai que c’est un savant estimé dont l’intelligence et la sincérité ne sauraient être mises en doute.

Or M. Roberty déclare positivement qu’il lui fut impossible de faire un pas. Il eut soudain le sentiment de la présence d’une foule d’être invisibles, animés des intentions les plus perverses, les plus haineuses, les plus malfaisantes.

Il ne voyait personne, il n’entendait que les échos de l’apostrophe de Rogers, et cependant il savait qu’il y avait là des hommes qui cherchaient à le massacrer, lui, sa fille, son ami, ses ouvriers.

Rien n’est plus poignant que ce sentiment indéfini ; il entraîne avec lui l’esprit dans un tourbillon de terreur folle.

M. Roberty eut peur, il chancela, comme si ces genoux fussent devenus des paquets d’ouate. Il recula, tourna le dos à la Présence et s’enfuit à la suite des Arabes, cherchant à entraîner sa fille.

Mais elle résista, elle ne voulait pas que Rogers restât seul.

Magda, toutefois, avait éprouvé la même horreur et la même épouvante que son père ; s’apercevant que le jeune Anglais faisait tête au péril, elle sentit se décupler ses forces et vint se placer auprès de celui qu’elle aimait, préférant courir tous les dangers avec lui que d’y échapper sans lui.

Rogers continuait à parler, mais cette fois il prononçait des incantations égyptiennes.

— Merytaten, dit-il, éclaire-moi pour que j’accomplisse mon œuvre.

Il ouvrit avec précaution un des grands sarcophages.

À ce moment, M. Roberty reparaissait ; sa terreur s’était évanouie, et l’ardeur de l’archéologue la remplaçait. Un à un, les Arabes revenaient également, rassurés par le courage des Européens.

Ils aidèrent Rogers à dégager la momie de son cercueil, et la placèrent sur le sable sec de la chambre souterraine.

Successivement, les onze grands prêtres, dont deux portaient des titres royaux, furent extraits de leurs bières et rangés auprès de la momie de Minamoun ; les vingt autres cercueils furent vidés de la même manière.

— Je vais brûler ces momies, déclara Rogers.

— Quoi ? s’exclama M. Roberty, vous êtes fou ! ce sont des spécimens splendides ! Cette découverte va illustrer nos noms, et vous voulez que nous détruisions ces momies de nos propres mains ?

« Je m’y refuse absolument ; d’ailleurs le gouvernement nous poursuivrait. »

Rogers ne voulait rien entendre ; mais son interlocuteur le supplia avec tant d’insistance, lui représenta avec tant d’éloquence le danger des poursuites criminelles auxquelles il s’exposait qu’il finit par céder.

— Soit, monsieur Roberty, je ne brûlerai pas les corps. Je vous avertis cependant que nous commettons une faute grave et que nous courons des risques bien redoutables ; la justice égyptienne me semble moins à craindre que…

— Que ?

— Que leur haine et leur vengeance, dit-il tout bas, en montrant les momies solennelles dans leurs bandelettes jaunies par les siècles.

« Il faut cependant annihiler leur puissance malfaisante. Je vais essayer de briser la force des liens funéraires qui relient leur double à leur corps desséché.

— Mais…

— Laissez-moi faire, monsieur, c’est plus sérieux que vous ne pensez.

L’orientaliste prit de la terre, de l’eau, et pétrit une sorte de pâte ; il fit dégager le visage des momies et frotta leur front avec ce mélange. Puis il dit en égyptien :

— Ceci est le symbole de la corruption. Minamoun, ton corps est, par ma volonté, mangé des vers ; il devient semblable à cette terre et ton kâ ira là où il doit aller.

Il répéta la même cérémonie et les mêmes paroles sur chaque momie, en ayant soin de prononcer le nom exact du défunt.

Scène macabre s’il en fut jamais ! Les cadavres empilés dans la salle et dans le couloir semblaient comprendre la désécration qui brisait leurs liens avec le dernier vestige de la vie d’autrefois ; leur rictus paraissait plus horrible, et leurs yeux séchés au fond des orbites affaissées semblaient jeter des flammes, dans la lumière tremblante des torches et des lampes.

On s’occupa ensuite d’inventorier les richesses du tombeau. Des pectoraux émaillés, de petites statues d’or, des bagues, des colliers, des pierres gravées furent trouvés sur les momies des onze grands prêtres ; les autres, quoique munies d’objets précieux, possédaient un mobilier funéraire moins splendide.

Tout le monde savant est au courant de cette trouvaille, qui valut enfin à M. Roberty le siège convoité par lui à l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; la réputation de Rogers, véritable auteur de la découverte, ne fit que grandir.

Après avoir remis aux autorités compétentes le précieux butin et accompli des formalités à dégoûter tout archéologue de faire des explorations en Égypte, les voyageurs purent rentrer à El-Amarna ; Rogers, toujours préoccupé de l’œuvre suprême qu’il allait tenter, Magda triste et inquiète de voir son ami soucieux.

Seul le savant exultait ; il se retira dans sa chambre pour relire la dépêche de six cent quatre-vingts mots, adressée par lui à l’institut de France et préparer le rapport qu’il voulait envoyer sans retard à l’illustre Compagnie.

Magda et Rogers n’avaient pas pu se rencontrer seuls au cours du voyage. Pour la première fois depuis trente-six heures, ils étaient en présence, sans témoins.

Le jeune Anglais éprouvait un trouble pénible : d’un côté il était sollicité par l’attrait qui l’entraînait vers la jeune fille ; de l’autre, il songeait à Nefert-thi, à la possibilité de lui rendre la vie et à la douceur espérée de son amour.

Mieux préparé que Magda aux épreuves finales, Rogers se rendait compte du péril et cherchait à l’éviter ; mais la beauté de la jeune fille était comme un appât tentateur masquant l’hameçon du pêcheur ; l’amour causait assez de ravages en lui pour troubler les claires perceptions de son âme ; un brouillard l’enveloppait, ne montrant que le contour imprécis des choses dont la vision distincte eût été nécessaire.

Magda, moins avancée dans la science mystique, ne pressentait le danger que d’une manière confuse et obscure ; elle devinait que ce danger menaçait Rogers et la menaçait aussi ; elle éprouvait dans sa passion exclusive le besoin de se serrer contre celui qu’elle aimait, de ne faire qu’un avec lui, afin de partager sa destinée et de n’échapper à aucune des blessures qui l’atteindraient.

La jeune fille observait l’Anglais, dont la figure expressive était marquée de l’empreinte que la réflexion et le souci creusent sur les visages humains ; elle avait essayé de fixer son regard, mais ce regard allait plus loin qu’elle et voyait des choses que les yeux ordinaires n’aperçoivent pas.

Elle lui prit alors la main, et rompit, le lourd silence qui s’était appesanti sur eux :

— Vous êtes pensif, monsieur Edward ; depuis l’autre nuit, vous parlez à peine et vous paraissez triste.

— Chère Merytaten, je ne vois pas l’avenir sans angoisse. Je crains que nous n’avons commis une grande faute en laissant subsister ces momies, source de la force de nos adversaires. Sans doute je l’ai diminuée, mais j’appréhende de ne l’avoir pas anéantie.

« Et cette nuit ! Que ne feront-ils pas ?

— Pourquoi voulez-vous les provoquer encore ?

— Il le faut. Nefert-thi doit renaître, Merytaten, ou je disparaîtrai avec elle.

Magda ne voyait pas cette nécessité. Nefert-thi était bien là où elle était. Depuis trois mille cinq cents ans, elle devait s’être accoutumée à son genre particulier d’existence et n’avoir pas besoin d’en changer.

D’ailleurs, que venait faire l’Égyptienne entre elle et Rogers ?

Un sentiment hostile, dont Mlle Roberty avait déjà senti plusieurs fois la morsure s’éveillait en son cœur.

Si Nefert-thi n’existait pas, rien n’empêcherait Rogers d’appartenir uniquement à Magda. Et le désir de l’inexistence de la momie se précisa dans l’esprit de la jeune fille.

Elle reprit :

— Est-ce aussi nécessaire que vous le pensez ? Nefert-thi n’a pas besoin des trente ou quarante années d’existence que nous pouvons lui donner. Qu’est-ce pour elle ? Rien, à peine un grain de sable dans un océan !

» Bientôt nous irons la rejoindre. Pourquoi ne pas attendre ? Pourquoi l’exposer et nous exposer avec elle à un échec qui présente, d’après vous, des dangers pires que la mort ?

» Ne tentons pas Dieu, Ameni, et obéissons aux lois qui interdisent à l’homme l’accès des sources de la vie. »

L’orientaliste paraissait plus absorbé que jamais dans sa contemplation des choses de l’au-delà. Sa vote était comme l’écho d’une voix lointaine quand il répondit :

— Merytaten, la science de la vie est celle que nous devons maintenant connaître. Sans doute, si nous échouons, nous serons frappés par l’épée flamboyante de celui qui écarte les indignes, mais l’épreuve doit être subie tôt ou tard.

» Notre destin est de la tenter aujourd’hui et nous serions plus coupables de la fuir quand nous sommes appelés, que d’échouer dans notre entreprise. »

L’amour qui l’avait domptée parla enfin, Magda n’était plus Merytaten, l’esclave de Nefert-thi, mais une femme qui défendait son bonheur.

Elle se laissa glisser aux genoux d’Edward et leva vers lui ses yeux qui devenaient humides.

— Attends encore, Ameni, attends, je t’en conjure. La vie peut nous offrir tant de joies !

» N’as-tu pas des devoirs vis-à-vis des hommes ? Accomplis-les d’abord, enseigne-leur ce que tu sais, et quand ta mission sera remplie, alors tu penseras à toi.

— Chère Merytaten ! Ne me tente pas ! Tu ignores la puissance de ta voix, sirène ! Ne m’empêche pas de faire ce que j’ai résolu.

— Songe à moi ! D’horribles pressentiments m’assaillent quand je pense à ta témérité. Si tu veux accomplir la tâche que le sort t’a donnée, ne sacrifie pas mon amour et ma vie à ta chimère.

» Laisse-moi goûter auprès de toi quelques années de bonheur, et quand nos enfants seront grands, alors nous tenterons l’épreuve suprême, certains d’être continués par nos fils. »

Rogers caressait les boucles brunes et contemplait le joli visage pâle aux grands yeux violets. Il secoua doucement la tête.

— La fatalité l’ordonne, je lui obéirai. Mais toi, reste ici, puisque tu hésites. Ta faiblesse, d’ailleurs, serait pour nous un péril de plus.

— Rien ne t’arrêtera donc ?

— Rien ! Ma destinée va s’accomplir !

— Eh bien, je ne te laisserai pas seul, quoi qu’il advienne !

— Suis moi donc, Merytaten !

Et baisant le front de Magda, il l’entraîna dans sa chambre : l’ombre de Nefert-thi les attendait, impatiente et peureuse.

— Hâtons-nous, dit-elle ; il faut retrouver ma mère Tadukhipa, il faut lui demander le secret que nous pouvons maintenant comprendre.

Rogers et Magda s’endormirent aussitôt et se trouvèrent devant le palais de Khoutaten ; il était perpendiculaire au grand temple ; un portique de colonnes aux chapiteaux évasés s’étendait le long du fleuve, séparé du quai par des jardins touffus.

Les barques royales étaient mouillées devant l’embarcadère, attachées à des pieux enfoncés dans le fleuve et dont la tête formait un crochet pour retenir les amarres. Il y avait là la barque du roi, avec sa grande cabine dorée à deux étages, son poste à l’avant et à l’arrière, son mât dressé. La barque de la reine était semblable.

L’entrée principale du palais se trouvait sur la façade opposée au fleuve, en face duquel s’ouvrait une grande porte flanquée de deux portes plus petites.

Cette porte monumentale rassemblait à un pylône, mais les masses de pierre descendaient en ligne droite et la triple entrée évoquait plutôt à l’esprit un arc de triomphe. Une large voie passait entre deux murs tapissés de bas-reliefs, l’albâtre représentant les cérémonies du culte d’Aten.

Partout le Pharaon et sa famille offraient des prières au soleil, dont les rayons abaissaient sur eux leurs mains terminales, portant la croix ansée, symbole de vie.

Nefert-thi s’engagea sur la gauche, et après quelques détours, parvint à une porte richement peinte et sculptée, ouvrant sur un vestibule orné de colonnes revêtues de brillants émaux sur verre.

Le sol était en stuc peint imitant un étang où nageaient des poissons ; la bordure consistait en des massifs de roseaux où gambadaient des animaux divers, antilopes, gazelles, génisses, et d’où s’envolaient des oies, des canards et des outardes.

De là on voyait une cour rectangulaire entourée de colonnes recouvertes des mêmes émaux brillants ; au milieu de cette cour était un puits, que surmontait un édicule supporté par des colonnes d’albâtre. À droite et à gauche s’ouvraient de petites chambres.

L’Égyptienne traversa la cour où se promenaient des femmes de service, esclaves, musiciennes, chanteuses, porteuses d’éventail ou de rafraîchissements ; elle entra dans une chambre spacieuse, supportée par quatre colonnes émaillées. Une riche tapisserie de Babylone masquait la porte.

Dans un angle, il y avait un lit suspendu, fait de lanières de bœuf qui supportaient un matelas recouvert d’étoffes multicolores et soyeuses.

Sur le sol des tapis étaient jetés, tapis aux coloris merveilleux importés de Syrie. Le long des murs s’alignaient de profonds divans encombrés de coussins.

À la tête du lit, une mèche brûlait dans un lampadaire d’argent ; des vases égéens aux dessins archaïques contenaient des bouquets de fleurs, et les murailles imitaient les bosquets d’un jardin.

Alors les ombres virent Tadukhipa la Syrienne, la mère de Nefert-thi, et ils virent Nefert-thi elle-même, âgée d’une douzaine d’années, qui dansait au son d’une harpe. Tadukhipa encourageait la jeune fille et corrigeait ses erreurs, rectifiant la pose de sa tête, la courbure élégante de ses bras, les mouvements gracieux de ses jambes.

Nefert-thi eut les yeux baignés de larmes en revoyant les scènes disparues de son enfance. Elle se jeta au cou de sa mère, essayait de l’étreindre, la couvrant de baisers passionnés, mais l’ombre maternelle demeurait insensible aux caresses filiales.

Tadukhipa n’était qu’une vaine image, n’ayant que l’apparence de la vie et reproduisant mécaniquement les actes jadis accomplis. Nefert-thi ne pouvait se faire entendre de l’immatérielle projection, étrangère à tout ce qui n’était pas l’immuable passé.

L’Égyptienne se tordit les bras de désespoir.

— Il est inutile de demander à cette ombre le secret qu’elle garde, dit Rogers. Elle ne nous entend pas, elle ne nous voit pas. C’est en nous-mêmes qu’il faut chercher la force nécessaire à ta renaissance, ma bien-aimée.

» Mes yeux s’ouvrent maintenant à la lumière. Nous nous sommes trompés en cherchant dans la poussière de la mort le secret de la vie. Je crois que tu renaîtras par le sang et par le feu ! Viens. »

Rogers reconnaissait son erreur, mais il était trop tard, car avec l’erreur vinrent la faiblesse et la tentation.

Les ombres furent entraînées dans une grande salle ornée d’une multitude de colonnes ; toutes étaient recouvertes de verre et de porcelaine émaillée ; elles resplendissaient comme des étoiles en réfléchissant la lueur des lampes suspendues en quantité dans les entrecolonnements.

Sur un divan placé au milieu de la salle et que surmontait un dais recouvert de tentures splendides, Ameni se trouva assis, ayant Nefert-thi à sa droite et Merytaten à sa gauche.

Les deux jeunes femmes portaient la robe transparente qui ne dissimulait pas leur beauté ; de magnifiques bijoux ornaient leur poitrine, leur front et leurs bras, des anneaux d’or encerclaient leurs jambes nerveuses.

Devant le trio, un orchestre de musiciennes : Syriennes à l’œil noir, filles de Danaus aux cheveux blonds, Chaldéennes expertes dans l’art des danses amoureuses.

Et soudain une jeune fille, dont la beauté ne le cédait qu’à celle de Nefert-thi et de Magda, s’avança, enroulée dans une écharpe faite de ces tissus légers que fabriquait l’Égypte, tissus si minces qu’une tunique pouvait passer dans une bague.

La jeune fille chanta et dansa. Son chant disait :

« Celui qui a dompté la nature est devenu le parfait et rien ne peut le souiller ; il est comme le rayon de soleil que le contact des choses les plus viles ne peut rendre impur.

» Et son cœur est semblable au disque d’Aten qui répand la lumière et la vie ; il rayonne l’amour, la joie et le bonheur comme le soleil dispense la chaleur et la force.

» Et il verse l’amour, et l’amour est autour de lui.

» Les lèvres des jeunes femmes sont la vase où il s’abreuve ; leurs yeux, le miroir où il se regarde. »

Puis furent évoquées les caresses enivrantes, la joie divine de l’amour.

La danse reproduisait par sa mimique le sens des mots chantés ; d’abord grave et lente quand elle parlait de l’initié et de sa perfection qu’aucune souillure ne peut atteindre, elle s’était animée en parlant des amants.

Les attitudes, pleines de langueur, disaient le regret de l’absence de l’amant. Puis, reprise sur un air plus vif, la saltation peignait la joie de son retour. Et le rythme était si doux, si obsesseur que Magda n’y put résister. Ses yeux se fixèrent sur les ballerines, puis elle se rapprocha d’Améni et noua ses bras autour du cou de l’aimé, dans un geste d’abandon.

Alors le tonnerre éclata : la salle, la danseuse, les musiciennes disparurent… les ombres, emportées par un tourbillon, s’enfuirent vers la chambre de l’Anglais.

Là, Rogers et Nefert-thi aperçurent les kà de Minamoum et de ses prêtres ; le vieillard souriait avec méchanceté.

— Insensés ! dit-il. Vous avez osé soulever le voile, alors que les passions vivaient encore en vous ! Nous ne laissions approcher du sanctuaire que les vieillards assagis par le temps, tandis que vous avez témérairement abordé le seuil de l’abîme avec toute l’ardeur de vos jeunes sangs ! Vous allez périr !

Rogers ne pouvait ressaisir sa force chancelante ; il était trop préoccupé de ses compagnes ; Nefert-thi s’abritait en frissonnant à ses côtés, Magda s’accrochait à lui comme si elle eût perdu la raison ; Minamoun continua :

— Fille de l’impie ! Ton père a blasphémé Ammon-Rà et persécuté ses fidèles ; son marteau a effacé partout le cartouche du Dieu, mais Ammon s’est vengé.

« Où est maintenant le nom de ton père ? Sa momie a été détruite, sa figure partout martelée, et la double mort l’a enseveli. Et toi, tu vas périr aussi pour la seconde fois, Nefert-thi, toi l’impure, la prêtresse infidèle, et je vengerai sur toi Ammon que tu as outragé. »

Il prononça une incantation en faisant des gestes lents. Aussitôt des flammes bleuâtres environnerent les trois ombres, qui sentirent leur morsure destructive. Nefert-thi et Magda poussèrent des cris de douleur, mais le danger rendit à Rogers sa volonté ébranlée.

À son tour, il prononça des mots étranges, et les flammes reculèrent ; il fit des gestes, et elles se retournèrent contre Minamoun et les siens. Leurs ombres brûlèrent comme des torches et disparurent dans un brasier ardent. L’incendie fut comme un violent éclair, comme un foudroiement silencieux.

Tremblante, Nefert-thi se pressait contre son amant. Elle balbutia :

— La victoire est à toi, Améni !

— Oui, je les ai détruits enfin, répondit Rogers. Mais… où est Merytaten ?

Ils se tournèrent vers la jeune fille. Des lueurs rouges palpitaient sur son corps qui s’éveillait ; ses yeux étaient hagards, sans expression et sans intelligence.

Tout à coup elle sauta à bas du lit, franchit la porte et disparut.

Rogers se précipita dans son propre corps et courut après elle ; il la vit bondir, comme un oiseau sur la route pierreuse, se dirigeant vers le Nil paisible.

La nuit était claire et les feux d’une riche dahabieh particulière se reflétaient dans l’eau.

Magda courait toujours, elle arrivait au bord du fleuve. Edward allait la saisir, quand soudain elle se jeta dans l’eau en poussant un cri terrible.

— À l’aide ! à l’aide ! cria l’Anglais en s’élançant après elle, dans le Nil.

Déjà elle avait disparu ; il plongea et ne la trouva pas. Revenu un instant à la surface, il vit à quelques mètres de lui une robe blanche qui flottait ; il nagea vigoureusement ; elle s’enfonce de nouveau… Enfin, après des efforts désespérés, il put saisir le corps de Magda et le ramener au rivage.

La jeune fille ne donnait plus signe de vie ; elle reposait inerte entre les bras de son sauveur désespéré.

Le pâle visage de la noyée brillait, blafard, aux rayons blêmes de la lune, ses cheveux dénoués ruisselaient d’eau, ses grands yeux violets étaient clos, hélas ! pour l’éternité !

Aux appels d’Edward, un fanal à acétylène s’était allumé sur la dahabieh et une embarcation de secours venait d’être mise à l’eau. Les rayons du phare parcoururent la rivière et s’arrêtèrent sur le groupe que formaient Rogers et Magda.

La barque se dirigea vers eux, tandis que des Arabes accouraient sur la berge.

Et dans la lumière crue du fanal, l’Anglais put contempler les traits immobiles de sa victime. De grosses larmes coulèrent de ses yeux, il connut les affres du remords.

Cette dahabieh avait pour hôte un milliardaire américain. Un médecin se trouvait à bord, on alla le chercher.

Il essaya, mais inutilement, de ranimer Magda ; ni la traction rythmée de la langue, ni les mouvements combinés de la poitrine et des bras, ni l’aspiration des mucosités que pratiqua Rogers, ni l’insufflation subséquente d’air ne produisirent de résultats.

— Elle est morte, dit le docteur… il n’y a rien à faire.

Rogers ne voulut laisser à personne le soin de rapporter à M. Roberty le cadavre de sa chère enfant.

Des Arabes allèrent prévenir le savant dont la douleur fut navrante. Edward, après avoir déposé la jeune fille sur son lit, laissa M. Roberty la veiller en compagnie du médecin.

Il s’enferma dans sa chambre et se jeta sur le sol, l’âme déchirée par le remords, la douleur et l’amour.

— Relève-toi, Améni ! ordonna tout à coup la voix de Nefert-thi.

— Ah ! laisse-moi. Pourquoi m’as-tu demandé d’entraîner avec nous cette jeune fille ? Nous sommes coupables de sa mort ! Va-t’en !

Mais l’Anglais sentit que sa conscience se fondait en lui-même et il perdit la connaissance des choses de ce monde, pour ouvrir ses yeux à la contemplation de l’autre.

Avant de raconter la dernière vision de Rogers, je dois attirer l’attention du lecteur sur un point capital dont le docteur Martins ne tient pas suffisamment compte lorsqu’il accuse Magda de n’être qu’une comédienne, une intrigante, ayant abusé de son pouvoir hypnotique pour endormir Rogers à diverses reprises, et lui suggérer toutes ses hallucinations.

Peut-on sérieusement croire que la jeune Française ait été se noyer ou faire semblant de se noyer et imiter les apparences de la mort au point de tromper un homme aussi expérimenté que le docteur Hudson, un des praticiens les plus estimés des États-Unis ? C’est pousser bien loin l’invraisemblance.

De nombreux témoins ont vu Magda au sortir de l’eau ; son suicide est donc certain, sa mort n’a fait de doute pour personne, et le docteur Hudson refuse catégoriquement d’expliquer les événements qui suivirent et dont il a été témoin.

Car le médecin a signé le certificat de décès de Mlle Roberty. Rogers possède cette pièce ainsi que l’attestation de l’homme de l’art qui déclare avoir tout fait pour ranimer la jeune fille et l’avoir même saignée sans qu’une goutte de sang coulât de ses veines.

Pourquoi préférer, en présence de pareils témoignages, le système de Martins à celui de Rogers, confirmé par d’autres personnes ? Je ne vois aucune raison pour cela.

Or, voici ce que raconte l’orientaliste.

Quand il reprit conscience, il se trouvait dans un état particulier : il croyait bien posséder son corps matériel, mais il entendait et voyait clairement le fantôme de Nefert-thi.

Sur son ordre, il retira de son cercueil la momie qu’il prit dans ses bras et emporta sur l’emplacement qu’avait occupé jadis le jardin du temple du Soleil.

Il mit le feu à la momie et la brûla jusqu’à ce qu’elle ne fût plus que cendres ; Rogers est certain de ce fait quoique l’on n’ait trouvé aucun vestige de cette incinération prétendue.

Lorsque le corps fut entièrement consumé, il recueillit les cendres, les mêla à de l’eau et frotta les débris d’ossements avec cette pâte.

Ensuite il se piqua la veine du bras, comme pour se saigner, et jeta son sang sur les os encore chauds en prononçant une formule dont il ne se rappelle que les phrases suivantes :

« La corruption a été l’œuvre du feu, et la vie s’est cachée…

» Voici la chair nouvelle et le sang nouveau…

» Et je vais de Rekeb à El, et El revient à Rekeb…

» Et dans le sang est l’étincelle qui rallume la flamme. »

C’est alors qu’il eut sa dernière vision.

Il se trouvait dans le jardin du temple d’Aten, vêtu comme un homme de basse condition : Nefert-thi était avec lui et, cachés dans les roseaux qui bordaient le lac sacré, ils échangeaient de doux propos d’amour et de tendres caresses.

Leurs lèvres s’unissaient dans un long baiser quand ils entendirent un cri : Merytaten, qui veillait sur leur sécurité, venait d’être surprise ; en même temps le jardin se remplissait de clameurs et les greniers du temple brûlaient. La flamme se propageait avec une rapidité extrême.

Nefert-thi resta cachée, Améni voulut se sauver, mais il fut cerné par une bande de gens armés que conduisaient des prêtres d’Ammon déguisés.

Cinq ou six d’entre eux le paralysèrent, tandis que les autres, courant à l’endroit où était la fille du pharaon, la surprenaient et l’entraînaient avec des coups, des menaces et des injures.

La fureur de Rogers-Améni fut telle qu’il se débarrassa de ses agresseurs et se précipita sur les bourreaux de Nefert-thi. Ses poings étaient comme des massues, qui assommaient sans pitié.

Un des prêtres tira son poignard et voulut frapper la prêtresse ; Améni, voyant le geste homicide, arracha l’arme des mains du meurtrier et la lui enfonça dans la gorge ; le sang du misérable inonda Nefert-thi et son défenseur.

Et la vision disparut.

Rogers se retrouva dans les ruines du temple ; à ses côtés était une jeune fille vêtue comme Nefert-thi d’une tunique ouverte par devant ; ses bras, ses jambes, son cou, étaient ornés des bijoux de la momie, une écharpe de lin couverte de broderies anciennes enveloppait sa figure.

Elle se démasqua… dans l’aube qui naissait, Rogers reconnut Nefert-thi vivante ; il la prit dans ses bras et l’embrassa, elle lui rendit ses baisers.

— Est-ce toi, est-ce toi, bien-aimée ?

— Oui, Améni, c’est moi. L’œuvre est heureusement terminée. Rentrons vite.

Ils revinrent au village. Rogers s’aperçut en chemin que sa compagne avait le teint plus clair qu’autrefois quand elle n’était qu’une ombre…

Elle rappelait un peu Magda, mais c’étaient bien cependant les traits de l’Égyptienne.

Un inexplicable sentiment unifiait dans la ressuscitée le double amour qui avait partagé son cœur.

Ils marchaient, tendrement enlacés, silencieux et cependant communiquant ensemble par leurs âmes émues ; Rogers ne se lassait pas de contempler le doux visage de Nefert-thi, son corps élégant et l’harmonie de ses formes qu’il pouvait étreindre sans en ruiner le fragile édifice.

Ils approchaient du village ; M. Roberty, le médecin, des Arabes, accouraient à leur rencontre. Nefert-thi arrêta Rogers.

— Écoute, Améni, j’ai dû pour l’œuvre magique prendre la chair et le sang de Magda.

» Son corps a disparu, mais les éléments en ont été employés pour refaire le mien ; il en résulte des ressemblances telles que le vieillard va me reconnaître pour sa fille.

» Il ne faut pas que nous l’attristions ; laissons-lui l’illusion consolante… Je ne dirai pas que Magda-Merytateri n’est plus et j’appellerai le vieillard mon père.

» Répandons la joie autour de nous, Ameni, puisque la joie est dans notre cœur, mais gardons le secret sur le mystère de ma résurrection.

— Tu as raison, douce Nefert-thi.

— Appelle-moi Magda devant ces barbares. Je serai Nefert-thi pour toi seul.

Les deux amants arrivaient près de l’archéologue et du médecin. M. Roberty avait les yeux gonflés, les cheveux en désordre : il offrait l’image de l’égyptologie en larmes.

Le docteur Hudson, un peu gros, soufflait d’avoir marché vite ; il était rouge comme le disque du soleil qui montait dans le ciel à l’orient, au-dessus des rochers de la chaîne arabique.

— Mon Dieu, Magda, que tu m’as fait peur ! Chère fille ! Je te retrouve enfin.

M. Roberty parlait français, Magda ne semblait plus comprendre ce langage familier.

Elle se jeta cependant dans les bras que lui tendait le savant et dit en anglais :

— Je suis heureuse de vous retrouver, mon père.

Ce ne fut pas une médiocre surprise pour l’archéologue que de constater que sa fille ne parlait qu’anglais, avec un accent rauque et guttural, comme les orientaux.

Le médecin ne marqua aucun étonnement : de pareilles amnésies s’observent chez les gens qui ont failli être asphyxiés. Il assura que Magda retrouverait l’usage du français, mais elle mit six mois à l’apprendre… ou à le rapprendre.

En revanche, l’Égyptien ancien, le hittite et le babylonien n’avaient aucun secret pour elle.

On causa en revenant. M. Roberty demanda comment Rogers se trouvait avec Magda, mais le jeune homme ne put fournir aucune explication.

Mlle Roberty s’était soudain montrée près de lui, tandis qu’il songeait avec douleur à sa mort prématurée.

Interrogée sur son costume, sur les bijoux de la momie qu’elle portait, Magda se déclara incapable de fournir aucun renseignement.

— Automatisme et amnésie ! affirme le docteur Hudson.

Questionnés à leur tour, M. Roberty et le médecin racontèrent qu’ils s’étaient endormis en veillant le cadavre de la jeune Française.

Brusquement réveillés à l’aube, ils avaient constaté la disparition du corps. Éperdus, ils s’étaient précipités dans le village en donnant l’alarme.

Des Arabes leur dirent qu’ils avaient vu une Française courir vers les ruines du temple ; l’archéologue et le médecin, suivis par les indigènes, s’y rendaient, lorsque en chemin, ils avaient aperçu Rogers avec une femme que tout d’abord ils ne reconnurent pas.

Mais bientôt M. Roberty avait découvert Magda sous les parures de la momie.

— Cependant, lui disait-il plus tard, tu me sembles plus brune qu’autrefois et tu es plus volontaire.

Je n’ai pas besoin de terminer cette histoire dont tout le monde connaît le dénouement, car l’orientaliste Edward Rogers est une gloire européenne et même mondiale.

M. et Mme Rogers se sont mariés au Caire et ils ont eu dix mois après une fille qu’ils ont appelée Merytaten.

Je n’ajouterai qu’un mot parce qu’il exprime l’opinion d’un savant occultiste ; ce personnage, informé de la naissance de Mlle Merytaten-Magda Rogers, s’écria devant moi :

— La momie devait bien cela à Mlle Roberty.

Je l’ai prié de s’expliquer et il m’a répondu avec condescendance :

— Vous n’avez donc pas compris les événements que vous avez racontés ? L’âme de la momie a réussi à chasser, en l’affolant, celle de Mlle Roberty et lui a volé son corps. Il n’était que juste d’offrir à cette âme errante un nouvel asile.

» Dans ses accès de somnambulisme, Mlle Roberty avait bien prévu la chose. »

Et il a haussé les épaules.

Qui a raison ? Rogers ? L’occultiste ? ou le docteur Martins ?


FIN