L’Amazone rouge/01

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Alphonse Lemerre (p. 9-14).


L’Amazone rouge

I

La demeure des Tressac, toute festonnée de lierre, avait l’aspect d’un monument funèbre. Ce n’était ni un vieux château ni une ancienne église, mais une étrange construction flanquée de contreforts, de herses, envahis par le sombre feuillage sans apparence d’ouverture, sinon les lucarnes de ses greniers qui lui faisaient des yeux ronds, brillants le soir, quand un dernier rayon de soleil les allumait de lueurs inquiétantes.

Placée au bas d’une colline, elle s’accotait à son flanc, dans une prairie rase comme un velours, devant une terrasse dominant un miroir d’eau profond, alimenté par sept sources ne tarissant jamais, et cette eau serpentait en ruisseaux capricieux, jusqu’à la rivière qui cernait la propriété de douves naturelles.

La vallée de la Jordonne était bien la plus fraîche et la plus mystérieuse de tout le Périgord. En haut, des bois de châtaigniers, de chênes, coiffaient la colline d’une couronne de noire sauvagerie pour accentuer, dans le bas, la grâce tendre et mélancolique des prairies, les lignes souples des saules ombrageant les ondes fuyantes évoquant des silhouettes de femmes pleurant sous leurs cheveux.

Au fond, la route départementale courait, toute blanche, entre deux rangs de peupliers où l’on apercevait, plus ou moins lentes, des voitures : de lourds charrois faisant tinter des grelots qui, dans le lointain, prenaient le son de plaintes humaines de rapides cabriolets attelés de bons gros trotteurs passant avec la morgue un peu ridicule des hobereaux du pays. Il n’y avait jamais personne pour les regarder, et les quelques fileuses surveillant leurs moutons ne cherchaient même pas à les reconnaître.

Tout semblait vivre là dans une somnolence consentie. Rien n’arrivait à troubler ce calme presque religieux de la vallée parce que l’unique maison qui s’y trouvait avait l’air d’une grande tombe abandonnée au milieu de la nature.

Il s’agissait d’un ancien couvent décapité du clocher de sa chapelle et transformé en habitation particulière. Elle s’appelait les Crocs et méritait bien son nom, hérissée qu’elle était par des grilles mal entretenues dont il ne restait plus que des lances érigées çà et là autour des murailles. Le lierre enfermait sous son manteau somptueux des lézardes et des éboulis, autant de blessures dangereuses pour la sécurité de la maison, seulement les plantes grimpantes ont ceci de consolant, c’est qu’elles arrêtent les menaces du temps, fixent les pierres branlantes dans un inextricable lacis de griffes aussi tenaces que les tentacules de la pieuvre. Si elles mangent le mur, elles digèrent parfaitement ses cailloux et ne les rendent pas !

Une porte cochère s’ouvrait au milieu du lierre. Pas souvent. Quand elle rabattait ses larges vantaux, on apercevait une cour pavée de dalles moussues, un perron à double escalier arrondi ponctué de deux urnes de bronze d’où s’échappaient des géraniums à la rose aux grappes légères. Un bel alignement de portes-fenêtres aux impostes de plein cintre, donnait à l’intérieur de cette maison, si bien défendu contre les indiscrétions, une tristesse élégante qui convenait à la demeure de gens qu’on disait fiers, très ennuyés de leur noblesse inutile, probablement plus pauvres que ne le comportait leur réputation de personnages légendaires.

Ils habitaient là les vastes chambres du premier étage, ou sous les combles, car les pièces du rez-de-chaussée étaient trop humides on les avait converties en caves, fruitiers, buanderies et cuisines.

Au milieu de la cour, un puits exhibait la délicate ossature d’un squelette de ferronnerie rouillée.

De droite et de gauche, il y avait, pressant le principal corps de logis, des écuries, des granges ou des étables.

Ces Messieurs de Tressac, comme on disait en ce temps-là[1] dans le Périgord, étaient trois : le père, le fils et la fille.

Ils ne faisaient rien.

Mais ne rien faire, pour cette singulière famille, devenait exténuant, et s’ils n’avaient pas de métier ils se fatiguaient terriblement à maintenir dans l’ombre et le silence la fantaisie hautaine de types très en arrière de toutes civilisations.

Quand on allait au chef-lieu, cela prenait les proportions d’un événement.

Les domestiques : Joana, Brésille et Jeanton, s’en effaraient comme d’un mauvais présage.

Voulait-on remplacer la cuisinière ou allait-on enfin à l’enterrement de la tante Fantille, qui s’obstinait à ne pas mourir depuis qu’elle avait fui cette maison tombale ?

Fallait-il atteler le cabriolet ou seller un seul cheval ?

Aux cuisines, on parlait plus bas dès qu’il s’agissait d’aller jusqu’à la ville…

  1. 1880.