L’Amazone rouge/05

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 43-58).

V

Ces Messieurs de Tressac vont en ville. L’un à côté de l’autre, de la même allure indifférente, ils offrent deux beaux échantillons de mâles sur lesquels on se retourne.

Les filles de la rue pensent du plus jeune :

— Quel brave drôle ! le mot brave signifiant joli.

Les dames citadines murmurent :

— Celui-là n’a pas l’air aimable, en regardant le plus âgé, ce père noble, sanglé dans une veste de chasseur qui rappellerait plutôt celle d’un garde forestier.

Pendant que souffle, aux écuries de l’hôtel de France, la Lison poussée trop grand train, ces Messieurs font les commissions de leur cuisinière, avec la négligence que mettent généralement les hommes à ces sortes de choses.

Ils commandent six kilogs de sucre alors qu’il en fallait dix. Ils oublient le poivre en grains et la muscade indispensables aux marinades des gibiers, et n’ayant pas eu l’idée de tâter les biscuits à la cuiller, chez le pâtissier, ils se sont laissé encombrer de vrais morceaux de bois.

Chez ce même pâtissier, Félix de Tressac a glissé subitement une tranche de génoise aux lieu et place de quelques-uns de ces affreux biscuits. (Pourvu qu’on ne les compte pas !) Libérés enfin de toutes ces corvées ennuyeuses, le père et le fils se sont rendus chez leur cordonnier, se faire prendre mesure pour des bottes.

— Je les veux en vrai buffle si vous en avez ! déclare le père, qui n’a pourtant jamais chassé le buffle en Périgord.

— Je n’en tiens point ! s’écrie le pauvre diable de cordonnier, levant les bras au ciel. Monsieur le Comte badine ?

Le fils, lui, voudrait des tiges tendres, au contraire, comme de la peau de gant. On discute, se dispute avec ce terrible accent périgourdin qui s’éraille dans la gorge de Jean-Gabriel et qui chante sur les lèvres de Félix d’une manière câline.

Ne pouvant se mettre d’accord, ils plantent là le cordonnier dont ils sont les clients depuis des lustres pour aller se risquer aux Galeries neuves, mais ils sont vite effarés par la mine obséquieuse des commis qui, s’ils n’ont plus l’accent du terroir, en conservent certainement l’esprit madré.

Il y a trop de choix, trop de tape à l’œil, et on sent trop que, dans ce magasin-là, on cherche à vous forcer la main, sinon le pied.

Il faut en finir. On revient à la vieille boutique puant le cuir, c’est-à-dire la vraie, la solide marchandise.

Le cordonnier les attendait en ricanant. C’est toujours ainsi. Des clients sérieux qui se mêlent de faire les petites folles !

Sortis de la bataille avec l’air un peu vexé de barbares en déroute devant une armée de mauvais plaisants, ces Messieurs de Tressac se consultent du regard.

Ils sont au coin de la rue Limogeane qui mène à la fameuse cathédrale de Saint-Front, mais ce n’est pas là leur but.

Il s’agit de se présenter chez la tante Fantille.

— On ne peut guère s’en dispenser ! déclare le père de très mauvaise humeur.

— En effet, murmure le fils, puisque c’est le jour…

Et, pressant le pas, comme montant à l’assaut d’une citadelle, ils grimpent la rampe de la sombre rue Limogeane, une ruelle, mal pavée, coupée de ruisseaux, où le teinturier a lâché des résidus de toutes les couleurs.

Dans l’enfoncement d’une cour de vieil hôtel qui se blottit derrière des façades plus modernes, ils trouvent une voûte, l’amorce d’un escalier tournant sur lui-même à en donner le vertige, et ils le gravissent d’abord très vite, décidés à tous les risques, puis très lentement, en proie aux réflexions prudentes.

— Une lettre aurait suffi, souffle Félix qui regrette d’assister à l’entrevue. Elle va encore nous maudire !

— Ce que je m’en moque ! s’écrie le père dont une soudaine colère s’allume. Est-ce ma faute à moi si la saison se présente mal ! C’est une démente, cette créature-là, et on aurait dû l’enfermer depuis belle heure !

L’ancien juge ôte son feutre et s’éponge le front, ce qui redresse son toupet blanc en crête de coq, de coq fantôme.

Sur un étroit palier, ils se trouvent en face d’une porte de chêne cloutée d’énormes clous carrés. Au milieu, un petit judas grillagé complète cette entrée de prison moyenâgeuse. Une aigre sonnette retentit. Le judas s’éclaire d’une face rougeaude en madras. C’est la bonne qui dit d’une voix rogue essayant d’être aimable.

— Ah ! Ce sont ces Messieurs de Tressac !

Ces Messieurs de Tressac entrent en se baissant, car la porte est bien au-dessous de leur stature. Dans l’antichambre de ce galetas règne une odeur de pharmacie et de jupes mouillées extrêmement désagréable. Le salon de la tante Fantille a un peu l’aspect d’un séchoir de plantes médicinales. Sur des ficelles tendues d’un bout à l’autre, on voit des herbes qui sont sûrement toutes celles de la saint-Jean, depuis les racines de guimauve jusqu’à la feuille de sauge en passant par les menthes grises. On peut compter toutes les gammes des tisanes plus ou moins calmantes, lénitives ou apéritives. Il y a du tilleul sur un canapé et des bottes de chiendent au fronton d’une armoire.

Un sérieux courant d’air est établi entre deux fenêtres percées en œil-de-bœuf qui ventile la soupente, car la tante Fantille, née de Tressac, épouse Corbier, demeure sous les toits dans une mansarde absolument démunie de tous les conforts.

C’est une sorte de momie encaquée dans un vaste fauteuil-sarcophage, les pieds sur une chaufferette, un bonnet de piquet monumental lui serrant la tête jusqu’au milieu du front, un châle de deuil enveloppant son buste d’où pointent des petites mains de ouistiti. Elle ne se lève jamais de là, ne se couche pas davantage, ne mange presque rien tout en buvant continuellement des tasses de quelques nouvelles mixtures de sa composition ou fabriquées sur des nouvelles ordonnances, des remèdes de bonnes femmes de sa trempe.

Elle pousse un cri d’oiseau rageur, un vrai cri de pie-grièche, à la vue des deux hommes inclinés respectueusement (à cause de la propre inclinaison de la toiture) et très embarrassés de leur trop haute personne.

Il ne faut point songer à s’asseoir, car il n’y pas a de siège sans herbes de la saint-Jean en guise de coussins, et encore moins à se tenir debout, parce qu’on effleurerait le plafond d’un plâtre pas solide : on découvre le lattis du toit par endroits écaillés.

— Est-ce que vous m’apportez mon argent ? siffle la vieille dame, omettant les salutations d’usage.

— Ma chère sœur, déclare solennellement Jean-Gabriel de Tressac, ancien juge au tribunal civil, en vous présentant nos affectueuses salutations, je suis bien obligé de vous avouer que je joins ce mois-ci aux autres arrérages. Vous recevrez le tout en janvier prochain, et je vous prie de ne pas douter de mon empressement à combler tous les déficits. Je vous supplie de prendre en considération tous nos déboires… que j’ose dire communs, puisque nous sommes proches parents et obligés de nous soutenir entre nous. Je sais que vous dépensez peu, mais si vous ne nous aviez pas quittés malgré mes conseils, vous n’en seriez pas réduite à vivre dans ce déplorable courant d’air, sans feu ni paravent. Non, ma chère amie, vous ne deviez pas vous retirer du cercle de la famille. Mon fils est venu pour vous dire qu’il regrette bien les belles parties de paradoxes que vous faisiez tous les deux quand vous étiez de bonne humeur. Nous sommes désolés de vous savoir si loin et si petitement logée. Songez au tort que vous nous faites et que vous vous faites à vous-même ! Nous vivions convenablement tous les quatre sur une propriété nous fournissant juste le nécessaire, cependant, vous aviez vos coudées franches, la possibilité de satisfaire vos manies. Ma fille n’a jamais refusé de vous cueillir vos herbes préférées, fût-ce au clair de lune selon vos rites un peu spéciaux. Mais c’est une enfant obéissante. Elle ne discute jamais avec ses parents si, en revanche, mon aîné s’amuse aux plaisanteries voltairiennes. Aujourd’hui, vivant séparés, nous aurons toutes les peines du monde à réunir les fonds de votre viager. Cette année finit mal les châtaignes sont de mauvaise qualité, les noix creuses, et si les vendanges ont été bonnes, le vin n’en est pas transportable. Sans ce grave inconvénient, un fût de Tressac serait déjà dans votre cave. Réfléchissez à toutes nos difficultés avec les nouveaux fermiers plus exigeants que les anciens, désirant des charrues neuves alors que le cheptel nous coûte déjà si cher ! Et les coupes de bois ne rapportent pas ce qu’elles valent de main-d’œuvre. On nous vole nos fagots faute de charrois possibles à cause des pluies qui détrempent les chemins.

Il s’arrêta, comme un robinet se ferme, et son débit, qui semblait intarissable, fut réprimé brutalement par une exclamation féroce de la vieille femme :

— Combien avez-vous tué de lièvres depuis l’ouverture, Jean-Gabriel ?

Félix de Tressac s’était mis en plein courant d’air, dans une embrasure d’un œil-de-bœuf, ce qui lui permettait de se tenir debout sur le fond de toutes les cheminées de la ville que surmontait le dôme clair et majestueux de la cathédrale de Saint-Front. Un peu la silhouette du mauvais ange, très sombre sur le ciel d’une lumière laiteuse, le jeune homme apparaissait comme tourmenté du rictus du Malin parce qu’il s’efforçait de garder son sérieux en écoutant le discours paternel.

Désorienté, le père noble changea de ton et répondit d’une voix agacée :

— Mais, ma chère sœur, là n’est pas la question ! Je ne sache pas que je vous doive des prestations en gibier, poil ou plume. Ce serait très mesquin de votre part, vous qui ne mangez pas de viandes, d’exiger de pareilles vétilles. (Et il reprit le fil de l’autre discours, plus persuasif, à son avis.) Je suis obligé de faire relever deux murs de soutènement aux Crocs. Il me faut aussi réparer les toitures sous peine de perdre mes récoltes de maïs et d’avoine… Encore une fois, ma chère Fantille, mon fils et moi, nous déplorons votre éloignement… qui, je le vois à votre teint, ne vous a pas réussi sous le rapport de la santé. Voyons, ma chère amie, un bon mouvement : revenez aux Crocs ! Ici, je ne peux pas vous payer en nature, non.

— Je veux l’argent de ma rente, cria la tante Fantille d’un accent de plus en plus suraigu. Vous m’entendez, parents dénaturés ! Moi je ne tiens pas à revenir chez vous, dans cette affreuse tombe humide où le lierre est mortel aux rhumatisants. Et puis… (elle haussa encore sa voix de pie en colère qui vrille l’espace) on joue trop souvent de l’orgue la nuit dans vos chapelles du diable dont la foudre à détruit le clocher !… Ah ! Ah ! Vous croyez donc que je suis sourde ? C’est peut-être des parties de paradoxes, hein, ces jeux d’enfer, quand le vent tourne autour de votre maison maudite ! Je sais ce que je sais. Je fais mon salut, moi, je ne suis ni un mauvais juge, ni un renégat, j’ai le respect des lois et de ma religion. Chez vous ? Personne ne devrait y vivre… pas plus une jeune fille pure qu’une honnête vieille femme. J’aimerais mieux crever dans cette mansarde que d’essayer de dormir sous votre toit, mécréants !… Pourquoi la petite n’est-elle pas venue ? Est-ce qu’elle n’apprend pas, chez vous, à vivre sans feu, sans religion et sans honneur ? Ah ! Ah !… vous l’abrutissez sous des corvées de servante, parce que vous avez peur de la voir s’envoler, un beau matin, pour un mariage qui vous saignera aux quatre veines ! Il faudra bien lui donner une dot, hein ?… une dot, et comment ? puisque vous ne pouvez même pas me payer ma rente ?

Félix de Tressac, la lèvre mordue et un léger frisson dans sa main qui essayait de saisir celle du ouistiti frileux se débattant devant lui, eut une phrase de douceur câline :

— Voyons, ma tante, ne vous agitez pas ainsi. Félia m’a chargé de vous porter ses plus affectueux respects. Félia serait heureuse chez nous, complètement heureuse, si vous y demeuriez encore. Ne vous montrez pas plus méchante que vous n’êtes.

La tante riposta :

— Elle aurait mieux fait, la sotte, de te charger de m’apporter une salade de salsifis de pré, puisqu’elle sait que cela m’est ordonné pour mon estomac !

Félix de Tressac faillit pouffer de rire, mais peut-être eut-il peur de l’irriter davantage.

Cette vieille fée, réduite à l’impuissance physique, lui paraissait terrible par certaine lucidité morale. Quand elle se fâchait, elle prophétisait qu’elle les enterrerait tous, les enfants et les parents, avant d’aller reposer elle-même dans le cimetière du village de Tressac, où se trouvait le caveau funéraire de la famille, en son temps suzeraine du pays.

— C’est bon, c’est bon ! grogna-t-elle, se serrant dans les plis de son châle pour y dissimuler ses doigts pointus, vous vous entendez afin de me pousser à bout, mais j’irai un jour traîner mes quatre-vingts ans sur mes béquilles au tribunal civil… qui s’est débarrassé de toi, mon cher frère, parce que tu étais un mauvais juge sans foi ni loi, et je dirai… Ah ! ce que je dirai, Messieurs de Tressac, Dieu seul encore le sait !… prenez garde ! Malgré mes rhumatismes je ne suis ni sourde, ni aveugle…

Brusquement, l’orage des prédictions se déchaîna et la vieille folle se mit à défiler des injures incohérentes, un chapelet de sottises sans aucun lien entre elles où l’on ne pouvait guère démêler que l’horreur qu’elle éprouvait pour un chant d’église, un certain morceau d’orgue exécuté par le grand vent, un Kyrie ou pire ?

Et elle ajoutait, à ses divagations, des histoires de pas dans les murs, de fantômes glissant le long des corridors. On avait probablement voulu la tuer, ou alors… ce qui se passait chez eux était du domaine des messes noires…

Félix de Tressac n’avait plus aucune envie de rire.

Son père, fatigué par ces clameurs d’orfraie, murmura :

— Allons-nous-en ! C’est ce qu’il y a de mieux à faire. En janvier, ma chère sœur, je m’acquitterai de mes dettes, soyez tranquille, et je vous assure que je joindrai à mon argent mes vœux de longue vie. Je préférerais mourir avant vous que d’exposer mes enfants au supplice de vos excentricités joint à l’insupportable odeur de vos tisanes. Viens, Félix, notre place n’est vraiment plus ici.

Et ces Messieurs de Tressac firent une sortie très digne pendant que la bonne, médusée par leur allure de gens dédaigneux des anathèmes, se signait dévotement derrière leur dos.