L’Ambassade du duc Decazes (1820-1821)/03

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L’Ambassade du duc Decazes (1820-1821)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 798-832).
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L’AMBASSADE DU DUC DECAZES[1]
(1820-1821)

III.[2]
LE PROLOGUE D’UNE DÉMISSION


I

Inquiet de la santé de sa femme, qu’avait éprouvée le climat de Londres, Decazes, vers la fin de l’été, s’était installé à Harrow, à neuf milles de la capitale, dans un pays agreste et sain. Il avait loué là un luxueux cottage qu’entourait un parc très vaste et très boisé. Ce séjour parut d’abord devoir être salutaire à la duchesse. Elle recouvra des forces et, malgré son état de grossesse, put accompagner son mari dans des promenades qui avaient ordinairement pour but la visite de quelqu’une des propriétés seigneuriales situées dans le voisinage. C’est ainsi qu’ils visitèrent le château d’Hartwell, où Louis XVIII, réfugié en Angleterre, avait vécu pendant les dix années qui précédèrent son avènement au trône de France. Decazes ayant annoncé par avance cette excursion au roi, celui-ci lui recommandait de lui bien préciser le jour où il accomplirait ce pèlerinage, parce qu’il voulait, ce jour-là, l’accompagner en pensée dans ces lieux si pleins pour lui de mélancoliques souvenirs. Puis, par le courrier suivant et sans attendre le compte rendu de la visite, il écrivait :

« Je suis bien empressé de savoir comment vous avez trouvé Hartwell. J’y étais lundi avant trois heures. Je vous ai presque vu sortir d’Aglisbury. Je me suis aperçu de la grimace que vous avez faite en voyant la maison du côté de l’arrivée ; ensuite, je vous ai suivi de chambre en chambre. J’ai remarqué que vous vous étiez arrêté assez longtemps dans mon cabinet, après quoi je vous ai conduit un jardin. Je ne vous ai pas fait grâce d’une laitue, et il y en a encore. Mais, obligé de repartir, je n’ai pu assistera votre dîner. Était-il bon ? Avez-vous bu du claret ? C’est certainement le meilleur vin qu’on puisse boire en Angleterre, car, dans le royaume des Anglais, les bons vins sont rares. »

Hartwell parut horriblement triste aux visiteurs.

« C’est un vieux château qui n’est pourtant pas gothique, dit la duchesse dans ses notes. Tout, à l’intérieur, y est sombre et humide. Le roi avait sa chambre et son cabinet au rez-de-chaussée, le cabinet très étroit, sans cheminée, avec la table en face de la fenêtre et sa bibliothèque derrière lui. Le salon n’était pas grand, revêtu de bois brun imitant l’acajou très travaillé, la salle à manger de même, et un autre petit salon pas plus joli. Madame logeait en haut, et n’avait qu’une seule chambre, comme M. le duc d’Angoulême. Deux autres étaient réservées à Monsieur et au Comte d’Artois quand ils venaient, tout cela très mal arrangé. Les personnes de la suite du roi et des princes étaient encore plus mal installées. L’escalier est assez singulier, en bois jaune, une galerie tout autour, et partout de petites statues également en bois jaune. A côté du château, le roi a fait construire une chapelle. »

L’impression de Decazes ne fut pas meilleure que celle de sa femme. Il le confessait au roi, qui, tout aussitôt, prenait la défense de cet Hartwell où s’étaient écoulés les seuls jours paisibles et reposans qu’il eût connus au temps de son exil.

« Vous n’avez jamais vu Abdolonyme que sur le trône de Sidon. Mais reportez-vous au temps où il cultivait son jardin et vous trouverez le tout bien suffisant pour lui. Vous êtes injuste pour le cabinet que vous appelez trou. Savez-vous bien qu’outre moi assis devant cette table sur laquelle je vous écris, il y a eu plus d’une fois huit personnes assises bien à l’aise… J’ai dit au bon duc de Gramont que vous aviez été voir sa chambre. Il y a été fort sensible… Quand j’ai loué Hartwell, le potager était une lande. A force de fumier, notre excellent Bastange l’avait rendu fertile. Négligé depuis, comme je m’y attendais, il est retombé dans son état primitif, ce qui a fait que vous n’avez trouvé ni une pêche dans le potager, ni, je le parierais, une fleur dans le flower-garden. Je suis bien aise que vous vous soyez assis sur ce banc rond que je vois d’ici. Cela m’est arrivé plus d’une fois. Mais je suis fâché de ne vous en avoir pas recommandé un autre qui est en face de la maison, tout contre la route par laquelle on vient à pied de la porte extérieure. C’est moi qui l’y ai fait placer. Le parc vous a paru petit, cela ne m’étonne pas. Mais vous ne me dites rien du véritable jardin, c’est-à-dire de la promenade, bien plus jolie à mon gré que celle du parc, qui entoure le potager. »

Peut-être objecter- t-on que voilà des détails bien insignifians. Mais, outre qu’ils confirment ce qu’on savait déjà de la complaisance avec laquelle Louis XVIII saisissait toutes les occasions de revivre son passé, ils démontrent combien, quoique séparé de Decazes, il demeurait envers lui confiant, tendre et, pour tout dire, paternel. Les preuves de cette affection, on l’a vu, sont innombrables. Peut-être ne s’étaient-elles jamais autant multipliées que durant les premiers mois de l’ambassade de Decazes. Bientôt on les verra s’espacer, et l’intérêt qu’elles expriment se refroidira. C’est qu’une femme sera entrée dans la vie du vieux roi, aura fait le jeu des ennemis de Decazes et pris, dans le cœur que l’âge a rendu égoïste et faible, tout ce qui jusqu’à ce moment avait appartenu exclusivement au favori. A la fin de 1820, rien ne faisait prévoir encore ce changement. En toutes circonstances, le « fils » retrouvait « son père. » Quand le roi ne pouvait l’aire ce que Decazes eût souhaité, le père s’en excusait et, par le ton de ses consolations, réparait les effets de ses refus.

Comment Decazes pouvait-il croire que la faveur royale cesserait, lorsque, par exemple, le 9 août, avant-veille du deuxième anniversaire de son mariage, son prince lui avait écrit :

« Je vous ai parlé dimanche d’un anniversaire. Après-demain, il y en aura un qui m’est bien autrement cher. Le 11 août 1818 a été le plus beau jour de ma vie. Pendant dix-huit mois, il a doublé mon bonheur. Depuis six, il est mon unique consolation. En faveur de l’occasion, j’embrasse mari, femme, fils, sœur aussi tendrement qu’ils sont aimés de Louis. »

Le jour même où le roi témoignait ainsi de la fidélité de sa mémoire et de celle de son cœur, la duchesse avait dit à son mari :

— Voyons s’il se rappellera cet anniversaire de tant de bonheur et de reconnaissance pour nous.

Decazes ayant reproduit le propos dans une de ses lettres, le roi, piqué au vif, répondait :

« Je ne suis pas en peine, mon cher duc, qu’au collège de Vendôme, on vous ait fait lire saint Paul et particulièrement l’Epître aux Romains. Mais, j’aime à croire que le Pentateuque a été aussi une de vos lectures. Vous y aurez vu que, les Israélites ayant manqué d’eau dans le désert, Dieu commanda à Moïse d’ordonner à un rocher d’en fournir, mais qu’au lieu de cela, ce fut en frappant deux fois ce rocher avec sa baguette qu’il en fit jaillir une source, et qu’en punition du manque de foi qui avait été la cause de son inexacte obéissance, il fut privé de l’avantage d’introduire le peuple de Dieu dans la Terre promise. Vous voyez d’ici que ce fait historique est devenu une parabole. Se dire : Voyons s’il se rappellera, c’est douter qu’il se rappelle, c’est donc manquer de foi, et c’est la petite qui s’est rendue coupable de ce péché ! »

Pour lui, il n’oubliait rien et se rappelait tout. Pour le bien comme pour le mal, sa mémoire était implacable, et de même qu’il se souvenait de ses obligations de « père, » il se rappelait ses devoirs de roi, témoin ces quelques lignes en réponse à des plaintes qu’avaient arrachées à Decazes les procédés de Pasquier envers lui. C’était au sujet de ce troisième secrétaire que le ministre des Affaires étrangères envoyait à Londres contre le gré de l’ambassadeur et qu’il lui imposait : « Pasquier ne m’a rien dit de ce secrétaire. Ce que vous m’en dites s’adresse à t. p. (ton père) qui n’y peut rien, le R. (le roi) ayant signé la nomination. »

À ce moment, entre le ministre et l’ambassadeur, tout semblait être devenu prétexte à des dissentimens et à des querelles. Si leur correspondance conservait encore un ton cordial et même affectueux, il s’y glissait souvent des phrases aigres, sous lesquelles apparaissaient les griefs réciproques. Decazes, à qui Pasquier devait d’être rentré au ministère en 1817, ne lui pardonnait pas de ne l’avoir jamais défendu contre les attaques des ultras. La nomination d’un secrétaire attaché à son ambassade, contrairement à sa volonté, avait aggravé co qu’il considérait comme un premier tort. Puis, ce fut autre chose. Pasquier s’obstinait à croire que Decazes avait hâte de revenir aux affaires et qu’il n’agissait qu’en vue de son retour. Il blâmait en outre la prolixité des lettres que l’ambassadeur adressait au roi. Grâce aux détails qu’elles contenaient, le ministre trouvait toujours le prince aussi instruit que lui et n’avait jamais rien à apprendre. Il reprochait par-dessus tout à Decazes de ne pas suffisamment tenir compte de ses instructions, d’avoir dans ses relations avec le Cabinet britannique trop d’initiative, et de s’être trop étroitement lié avec lord Castlereagh. On peut juger de son irritation par le souvenir qu’il en gardait encore lorsque, quelques années plus tard, il écrivit ses Mémoires, où on aimerait à n’en pas retrouver la trace en termes aussi vifs.

Cependant la lecture des lettres de Decazes démontre avec évidence qu’il y avait beaucoup d’exagération dans le ressentiment dont celles de Pasquier lui apportaient la preuve et que le ministre, devenu plus susceptible et plus impatient au fur et à mesure que se multipliaient, par suite des révolutions d’Espagne et de Naples, les difficultés diplomatiques, eut au moins le tort de ne pas toujours se souvenir, en écrivant à l’ambassadeur, que celui-ci était son ami et lui avait donné, étant au pouvoir, les preuves d’un rare dévouement. Blessé par le ton des observations qu’il recevait et des reproches qu’elles dissimulaient mal, Decazes répliqua, rappelant son passé, demandant si on voulait le réduire à n’être qu’un subordonné sans initiative, sans idée personnelle, qui devait uniquement se borner à transmettre les paroles qu’il entendait et à communiquer des dépêches.

En même temps, il confiait au roi combien devenait intolérable la situation qui lui était faite.

« Pasquier m’écrit en chiffres que le prince Esterhazy me trompe, que lord Castlereagh me trahit, que je dois cesser mes rapports de confiance avec eux. Il y a dans tout cela quelque chose qui me surprend fort et que je ne m’explique pas. Je mettrais bien du prix à savoir de quelle source viennent les avis. Pasquier a-t-il vu des lettres ? N’est-ce pas Caraman qui mande ce que Metternich lui a dit, ou bien n’est-ce pas Pozzo qui fait des siennes ? J’ai besoin de savoir la source pour juger l’avis. Ceci est, du reste, fort grave pour ma position et la change entièrement. Pasquier m’écrit sur tout cela avec son style raide ordinaire : Ne faites pas ceci, faites cela ; suivez mes instructions officielles. Je n’ai jamais écrit ainsi à un sous-préfet dont je faisais quelque cas. Je n’en prendrai pas moins patience, mais je crains que cela n’augmente et ne devienne intolérable. Alors le motif des couches de ma femme pourrait bien devenir un prétexte utile pour tout le monde. C’est un grand pas de fait de la part de Pasquier que de me signifier que, loin d’être utile ici, je suis nuisible, et qu’il faut que je me taise et cesse les rapports qui m’ont mis à même, je le croyais, d’éclairer le gouvernement un peu plus qu’il ne l’avait été avant moi. »

Pour comprendre toute la portée de l’allusion que faisait Decazes à la grossesse de sa femme, il faut savoir que cette grossesse, il l’avait annoncée au roi dans une lettre antérieure, en ajoutant : « Égédie veut à tout prix accoucher en France et être accouchée par Dubois. Je ne le souhaite pas moins qu’elle et je ne crois pas que mon père me blâme de le lui promettre. Déjà, on ne voudrait que trop faire de ma mission un exil. On met trop de prix à ce que je laisse établir que je ne peux rien espérer et que je dois tout craindre de l’état de choses actuel pour que je ne me mette pas moi-même à déjouer ces intrigues et ces pronostics. » Mais, contrairement à l’espoir de Decazes, le roi n’avait pas approuvé ce projet de voyage à Paris.

« Le désir qu’elle éprouve d’être accouchée par Dubois est assez naturel d’après la satisfaction qu’elle a eue une fois de ses services. Cependant, il y a de bons accoucheurs à Londres. Le désir de venir accoucher à Paris est autre chose. Je vois que vous le favorisez, que vous désirez même revenir ici, indépendamment de ce motif. Vous êtes trop sûr de mon amitié, de ma tendresse paternelle pour que j’hésite à vous parler franchement.

« Si l’accusation de M. Clausel de Coussergues était de nouveau présentée et si la Chambre, au lieu de la repousser à l’instant même, la prenait en considération, la défense de soi-même est de droit naturel et, certes, vous ne trouveriez point d’obstacle à venir l’exercer. Mais, passé ce cas, quel serait votre rôle à Paris ? Seriez-vous pour le ministère ? Seriez-vous de l’opposition ou essayeriez-vous de former un parti mitoyen, d’être le chef des indépendans ? Aucun de ces partis ne vous convient. Ministériel, vous ne seriez qu’un soldat, et dussiez-vous rallier quelques voix, vous ne feriez que grossir une majorité qui, je crois en être sûr, existera sans cela. Oppositionniste ! Ah ! ne raisonnons pas sur une impossibilité aussi affligeante. Chef d’un tiers parti ! C’est un rôle difficile, dangereux. Ce parti doit nécessairement gêner, s’il ne l’entraîne, la marche du gouvernement. Son chef ne peut guère échapper au reproche d’ambition et ne pas finir par en être la dupe et rester… Vous connaissez le dicton.

« Vous parlez de ban, d’exil éternel, et il n’y a que cinq mois que vous êtes en Angleterre ! Je suis fâché de vous voir de pareilles idées. Croyez-vous qu’il ne m’en coûte pas d’être éloigné de vous, de ne plus jouir de nos douces soirées ? Mais, je sais plier sous la main de fer de la nécessité. Vous êtes ambassadeur, il faut l’être. Cela est plus important que de venir faire connaissance avec les nouveaux députés. Vos ennemis savent bien leur métier. Ils parlent constamment de votre retour, de votre entrée au ministère. Cela tient les esprits en agitation ; cela empêche ce que mon cœur désire le plus au monde, qui est que la masse se refroidisse et réfléchisse. Je suis sûr que, si cela arrivait, les trois quarts diraient : — « Dans le fait, il n’est pas si méchant que je le croyais. » Alors, tout serait sauvé. Mais la cicatrice ne se fermera pas, tant qu’on frottera les lèvres de la plaie. Ne les frottez donc pas et empêchez des amis au moins imprudens de les frotter.

« Pour moi, je l’ai dit à toute la terre, je vous aime trop pour vous rappeler au ministère en ce moment. Je vous l’ai dit aussi, je vous le répète, mais la vraie raison, je ne la dis qu’à vous : c’est que vous ne pourriez pas avoir la majorité dans la droite et que vous ne voudriez pas l’avoir dans la gauche. Ainsi, huit jours d’un triste ministère anéantiraient des espérances éloignées, il est vrai, mais que je conserverai toujours. »

Quelques jours plus tard, le roi ajoutait :

« Je vous ai déjà répondu sur le désir que témoigne la petite d’accoucher en France. Je vous dirai seulement que si, comme je le crois plus raisonnable, ce désir n’est pas satisfait, je ne vois pas en vérité quelle honte en pourrait rejaillir sur vous. Vous avez des ennemis, mon cher fils ; je ne le sais que trop. Mais, vous avez pis que cela, vous avez des amis imprudens. J’ai vu l’autre jour le marquis d’Arragon dont, certes, vous ne soupçonnerez ni l’amitié, ni la bonne tête. Il craint plus pour vous les seconds que les premiers. »

Après avoir lu ces remontrances suggérées au roi par les influences nouvelles qu’il commençait à subir, celle de son frère surtout, et, plus encore, par la crainte de voir ses ministres prendre ombrage du retour de Decazes et se retirer, on s’expliquera pourquoi, au reçu des plaintes proférées par son ambassadeur contre Pasquier, qui lui arrivèrent le 30 décembre, il crut qu’il n’y avait en tout cela qu’un prétexte pour forcer sa volonté. Sans hésiter, peut-être aussi sans assez réfléchir, ainsi qu’incite à le croire la facilité avec laquelle il céda bientôt après aux prières de « la petite, » il répliqua sur un ton de gronderie, gonflant la voix beaucoup plus qu’il n’avait coutume de le faire quand il écrivait « à son fils : »

« J’ai reçu tout à l’heure, mon cher duc, votre lettre du 26 et j’y réponds dès aujourd’hui, parce que la veille et le jour de l’an sont encore pires que ceux de Noël. Cette lettre m’a fait de la peine. Je ne connais pas le texte même de la dépêche chiffrée. Ainsi, je n’en puis ni défendre ni condamner la forme. Mais, pour le fond, s’il vous blesse, vous avez tort. Comment ! on saura qu’une ouverture qui vous a été faite[3], que vous avez prise ad referendum et, comme de raison, transmise ici, aura été présentée ailleurs comme venant directement de nous ; on saura qu’un homme qui vous fait cent amitiés écrit chez lui le diable de vous ; que ses caresses ne sont que fraudulenta oscula blandientes ; et vous donner des avis si importans, ce serait vous blesser ! Non, en vérité, vous ne pouvez pas le penser. Je pourrais m’étendre sur ce chapitre ; mais je crois en avoir dit assez. Vous souffriez quand vous avez reçu la dépêche chiffrée ; vous souffriez quand vous m’avez écrit. C’est une triste explication de tout. J’aimerais cent fois mieux que vous eussiez reçu une offense réelle et que vous vous portassiez bien. »

Une telle lettre ne pouvait qu’irriter Decazes contre ceux qu’à tort ou à raison il accusait de lui aliéner le cœur du roi et de lui fermer à lui-même la route de Paris. Il était convaincu que des complots s’ourdissaient contre lui, que Monsieur et les ultras avaient entrepris de le perdre en le calomniant et que le ministère se faisait le complice de ces intrigues. Néanmoins, il se fût résigné à ronger son frein dans la crainte d’offenser le roi par son insistance, s’il n’eût été tenu de lui faire remarquer que l’avis qu’on prétendait lui avoir envoyé et dont Louis XVIII lui reprochait de s’être offense ne lui était jamais parvenu.

« Mon cœur était malade sans doute, répondait-il, il l’est encore beaucoup ; mais mon esprit ne l’était pas et ne le sera jamais assez, j’espère, pour être blessé d’un avertissement utile comme l’eût été celui que le roi suppose qui m’a été donné. C’est en lisant la lettre de mon père que j’ai entendu parler pour la première fois d’ouvertures faites à moi et transmises comme venant de moi et de lettres où l’on dit le diable de moi. On ne me parle pas ordinairement aussi clairement. On m’avertit seulement que je suis trompé et que je dois cesser de témoigner de la confiance, en m’ajoutant qu’on ne peut m’en dire davantage. C’est bien plus de la réticence que de l’avis que je me plains. Comment puis-je juger de ma position et me guider, si l’on ne m’éclaire pas ?

« Et d’ailleurs, en quoi ai-je été trompé ? Pourquoi ai-je à changer de manière d’être ? Pourquoi dois-je cesser de parler comme je l’ai fait ? Est-ce que mes paroles ont compromis quelque chose ? Quand et en quoi ai-je trop dit ? On m’a attribué ce que l’on m’avait au contraire dit à moi-même. Mais, qui est-ce qui est trompé là-dedans ? Il me semble que ce n’est pas moi. Je l’ai déjà dit du reste ; ce n’est pas le fond qui me blesse, mais la forme. Ma position devient chaque jour plus odieuse. Je joue le rôle le plus misérable qu’on puisse faire jouer à un ambassadeur, et il serait plus simple d’envoyer porter les dépêches qui attendent dans l’antichambre de lord Castlereagh ses réponses… Si l’on me veut humilier et déconsidérer, c’est trop de moitié, et je serai obligé, si les choses ne changent pas, de me jeter aux pieds du roi pour le prier de ne pas souffrir que l’homme qu’il a honoré de sa confiance soit ainsi traité. »

A la suite de ces explications, le roi qui d’abord avait donné tort à Decazes parut disposé à donner tort à Pasquier. « Les deux dernières pages de votre lettre m’ont affligé et, en même temps, m’ont, comme on dit, fait pousser les cornes à la tête : un veuf peut se servir de cette expression. Qui diable eût pu croire qu’un mot que je vous disais pour vous mettre sur la voie de ma pensée serait la première nouvelle que vous recevriez d’une chose importante ? » Il comprenait mieux maintenant pourquoi Decazes s’était offensé des observations de Pasquier. « Je ne vois malheureusement pas que je puisse vous être utile. Mais, puisque vous avez conservé la formule : mon cher ami, qui parfois et peut-être dans la présente occasion ressemble au très humble et très obéissant serviteur de la fin d’une lettre, je crois que vous feriez bien sans chaleur, sans passion, de peindre au dit sieur ce qu’une pareille façon a de désagréable pour M. l’ambassadeur et de fâcheux même pour le fond des choses. Il faudra bien qu’il réponde, et alors comme alors. »

Decazes se préparait à suivre ce conseil quand il reçut de Pasquier la réponse à ses plaintes. Elle n’était pas tendre, cette réponse. Il put y relever des phrases telles que celles-ci : « Le ministère des Affaires étrangères de France ne peut être établi à Londres. » — « Véritablement, je ne comprendrais pas comment ce qui a pu s’accommoder avec les plus grandes existences de ce pays ne pourrait être supporté par vous. » Donner des leçons sous des formes si dures, c’était répandre de l’huile sur le feu. Néanmoins, Decazes ne se hâta pas de protester. « Mais, si je diffère de répondre à Pasquier, disait-il au roi, il n’y perdra rien ; la modération et le calme n’y perdront rien non plus, on peut en être assuré. » Il songeait à faire juge du dissentiment le duc de Richelieu, et cette fois le roi l’approuva.

« Je vous ai dit ce que je pensais que vous aviez à faire ; je n’ai pas changé d’avis. Mais, en lisant votre lettre, ce que vous me dites, dès le commencement, du duc de Richelieu m’avait fait venir la pensée de m’en ouvrir à lui, non pas de roi à ministre, mais d’homme à homme, et il serait très possible, si le hasard l’eût amené chez moi avant la lecture de votre lettre achevée, que cette ouverture fût faite depuis vendredi. Mais, il est venu plus tard, j’ai achevé ma lecture et j’ai trouvé votre idée meilleure que la mienne. Je vous conseille donc de l’exécuter et je m’en rapporte parfaitement à vous pour la mesure qu’il est bien nécessaire de mettre dans votre lettre. »

Par le courrier suivant, il insistait :

« J’espère, quoique vous ne m’en disiez rien cette fois, que vous n’avez pas renoncé au projet d’écrire au duc de Richelieu. Il me semble que vous devriez lui parler avec une entière ouverture en lui peignant les inconvéniens de la marche suivie à votre égard : 1° pour la chose en elle-même, 2° pour votre personne, le tout fortiter in re, suaviter in modo. Il est bien certain que tout cela me cause des peines dont la moindre n’est pas d’ouvrir avec une sorte d’inquiétude ces lettres que, naguère encore, j’ouvrais avec délices. Mais vous me connaissez assez pour être assuré que je n’en laisse rien paraître. Il me faut des coups d’une autre espèce pour ne pouvoir en cacher l’effet. »

Enfin, une troisième lettre sur ce pénible sujet acheva de marquer le sentiment personnel du roi, quant aux procédés du ministre des Affaires étrangères envers l’ambassadeur. Le roi avait lu les lettres de Pasquier et les minutes de celles de Decazes, et c’est après cet examen qu’il prononçait : « En point de droit, on ne peut nier que le ministre des Affaires étrangères est le supérieur d’un ambassadeur. Aussi, j’espère que dans votre lettre au duc de Richelieu, vous n’arguerez pas contre ce principe. Mais, il n’en résulte pas que l’ambassadeur doive être tenu dans les limbes ; il faut au contraire l’armer de toutes pièces. En général, il faut laisser à sa judiciaire le soin de juger ce qu’il doit taire, ce dont il peut parler, enfin ce qu’il peut communiquer in extenso. Il y a cependant des cas où il est bon de lui prescrire une de ces trois conduites. On ne fait rien de tout cela vis-à-vis de vous, et l’on a tort. En outre, tout en disant, mon cher ami, ce qui rappelle un peu cet endroit du roman de Caroline de Litchfield où deux vieux personnages en venaient aux grosses injures, sans cesser de s’appeler mon cher chambellan et ma chère baronne, on vous parle avec une morgue… dont je crains bien que vous soyez blessé. Mais, nous sommes ici à confesse et il faut tout dire, à charge comme à décharge. J’ai lu une lettre du prince Esterhazy dans laquelle il rapporte que vous vous êtes ouvert à lui sur le trop de réserve dont on use à votre égard. Cette confidence à mon avis trop expansive me fait de la peine, parce que je crains qu’elle ne gâte la cause. Toute cette affaire me chagrine comme roi et comme homme. Comme roi, vous sentez ma position et vous comprenez que je suis, par suite de tout ceci, dans des circonstances fort tristes et fort épineuses ; comme homme parce que lorsque votre cœur souffre pour un, le mien souffre pour dix. Espérons que votre démarche vis-à-vis du duc de Richelieu remettra tout d’aplomb. »

De ces lettres et d’autres qui suivirent la mercuriale du 30 décembre, il est aisé de conclure que Louis XVIII s’efforçait de tempérer sa sévérité d’un jour, d’en effacer les traces, en témoignant à son favori cette longue bienveillance qui, malgré tout, ne se lassait pas et à laquelle Decazes devait d’avoir été compris récemment, à l’occasion de la naissance du duc de Bordeaux, dans une promotion de cordons bleus. Au commencement de janvier 1821, l’ambassadeur étant allé visiter l’établissement thermal de Bath dans le comté de Somerset, le roi en profitait pour rappeler un souvenir de son exil.

« Si j’avais pu prévoir que vous iriez jusqu’à Bath, je vous aurais engagé à donner un coup de pied jusque dans Great Pulteney street, numéros, si je ne me trompe, 71 et 72. C’est là que j’ai habité pendant cinq semaines ; c’est là que j’ai appris la bataille de Leipsick et la révolution de Hollande ; c’est là que, même avant ces grandes nouvelles, j’ai été comblé des attentions de mon ami John Bull. Aussi m’est-il resté de Bath un souvenir fort agréable. Comme je prenais des bains fort exactement, je n’tii fait aucune excursion. Il y en avait cependant deux qui en valaient la peine : Bristol, que j’espère bien que vous aurez vu, et Langleat, très beau château appartenant au marquis de Bath. Mais, vous en parler actuellement, c’est moutarde après dîner. »

Un peu plus tard, à la suite d’un malveillant article de la Gazette de France, qu’on soupçonnait un ami du cabinet d’avoir inspiré, le roi écrivait, prenant résolument parti pour Decazes :

« Souvent, je lis les papiers un peu précipitamment. L’article de la gazette dont vous me parlez m’a échappé. Mais, il n’en a pas été de même, il y a deux ou trois jours. J’en ai parlé à qui de droit dans le langage que dictaient mon cœur, ma raison, voire ma volonté. J’espère que pareil scandale n’aura plus lieu. Pour le Clausel, s’il est question d’un libelle, je ne puis en répondre. Mais s’il s’agit d’une dénonciation, je crois que vos correspondans sont dans l’erreur. J’en ai parlé à M. de Villèle et il m’a dit qu’il ne croyait pas celui-ci assez fou pour cela, mais qu’en tous cas, si lui ou quelque écervelé de l’extrême droite ou quelque libéral levait un pareil lièvre, une immense majorité l’écraserait à l’instant. J’ai répondu que, si je ne consultais que mon sentiment, j’aimerais mieux, ainsi que vous, que l’affaire fût liquidée, mais que nous sentions tous deux l’avantage d’éviter un grand scandale. De là, j’ai profité de l’occasion pour assurer mon pavillon et lui montrant l’estampe[4], je lui ai peint comme elles sont gravées dans mon âme, mon estime et mon amitié pour l’original, ce que, ai-je ajouté, je vous dis d’autant plus librement, que, quoique n’ayant pas tiré sur la même corde, je suis certain que vous vous êtes toujours estimés tous les deux. Je ne me rappelle pas assez ses expressions pour les rapporter. Mais, j’ai été fort content des paroles et de l’air. Ai-je bien fait, mon maître ? »

De telles lettres étaient bien faites pour rendre confiance à Decazes contre ses ennemis, et le faire douter de leur pouvoir sur l’esprit du roi. Vers le même temps, il en reçut une de Richelieu qui acheva de calmer ses colères, tant elle était cordiale, affectueuse, digne en tout du loyal ministre qui l’avait signée. Peut-être alors se fût-il apaisé et rassuré si, par les avis qu’il recevait d’ailleurs, il n’eût constaté les rapides progrès de l’influence de la droite, due surtout à la condescendance des ministres pour les ultras, à qui ils venaient de faire une place dans le cabinet, en y appelant Villèle et Corbière, et en nommant Chateaubriand, pour désarmer son opposition, ministre de France à Berlin. Cette nomination, c’est le roi qui l’avait annoncée à Decazes :

« Je viens de voir mon nouveau ministre de France à Berlin. Il est entré d’un air fort embarrassé ; il a commencé par me dire que si quelque chose m’avait déplu dans sa conduite… La langue me démangeait. Mais, j’ai craint de faire le deuxième tome du maréchal de Villeroy, et prenant autant que je l’ai pu l’air digne et serein, je lui ai dit que nous commencions une nouvelle ère, que j’avais cru bien faire de lui confier une mission dans laquelle j’avais été parfaitement bien servi par M. le marquis de Bonnay, et que j’étais persuadé qu’il m’y servirait de même. Nous avons ensuite échangé quelques mots insignifians, et je lui ai fait ma révérence. »

Devant ces succès de la droite, soulignés par la joie bruyante de Monsieur et de ses familiers, et facilités par la faiblesse dont témoignait le roi depuis que Decazes n’était plus auprès de lui, les inquiétudes de celui-ci redoublaient. Il voyait à une échéance prochaine Richelieu renversé, car l’extrême droite victorieuse ne consentirait pas à le laisser à la tête du gouvernement. Il se voyait lui-même obligé de quitter son ambassade pour n’en être pas chassé. Dès lors, ne valait-il pas mieux rentrer à Paris et tâcher de retenir le roi qu’il sentait prêt à lui échapper, avant de le laisser devenir le prisonnier des ultras ? Au cours de ces incidens, un ami qui avait vu Pasquier et causé avec lui confiait à Decazes les particularités de cet entretien.

« Il m’a laissé entendre que ce n’était que prétexte de querelle que vous cherchez pour revenir à Paris ; qu’il n’ignorait pas que des imprudens vous en donnaient le conseil ; que cependant votre retour ne pouvait pas avoir lieu en ce moment ; que le roi ne vous accorderait pas de congé ; que Mme Decazes pourrait venir à Paris, mais sans vous ; que Sa Majesté s’en était exprimée en ces termes ; que d’ailleurs, M. de Richelieu avait positivement déclaré que si vous reveniez habiter Paris, n’importe dans quelle situation, il quitterait aussitôt le ministère, ne voulant pas être ministre de nom et vous de fait ; qu’en outre, si vous pensiez sérieusement à rentrer dans les affaires, on vous éclairait bien mal sur votre situation, surtout vis-à-vis de la Cour et de la famille royale, où vos ennemis étaient plus puissans et plus actifs que jamais. »

Decazes n’était que trop disposé à considérer de tels propos comme un défi. Loin de refroidir ses intentions, ils les surexcitaient d’autant plus que le même correspondant, dont il connaissait la sagesse et le sang-froid, tout en le suppliant de ne prendre un parti qu’après mûres réflexions, lui donnait l’assurance que les dires de Pasquier étaient fort exagérés et, en ce qui touchait les sentimens du roi, tout le contraire de la vérité.

D’autre part, on l’avisait que le centre gauche était disposé à le défendre. « Il y a là des hommes qui vous seront dévoués : Kératry que je mets en tête, Laisné, de Villelévêque, Robert, le général Fabre, Villemain. Sebastiani est à surveiller. Foy et Caumartin seront bien. Je ne vous parle pas de Camille Jordan. La question est de savoir s’il pourra se traîner à la Chambre. Je n’ai pas encore vu Courvoisier. J’augure très favorablement de Casimir Perier que je vois souvent chez Camille. On me dit que M. de Sainte-Aulaire va revenir. Villelévêque me disait hier, devant Germiny, que si le ministère entendait ses vrais intérêts, il vous appellerait pour rallier les centres. »

La situation n’était donc pas aussi mauvaise que Pasquier se plaisait à le dire, et la tentation d’aller en juger par lui-même à Paris devenait de plus en plus impérieuse dans l’esprit de Decazes.


II

Aux raisons purement politiques qui suggéraient à Decazes le désir de quitter l’Angleterre, s’en joignit bientôt une autre d’ordre privé, et tirée du mauvais état de la santé de sa femme. On a vu que, se croyant grosse, l’ambassadrice avait exprimé le désir de faire ses couches à Paris, et que ce désir transmis au roi par Decazes avait été désapprouvé parce que le roi redoutait que le retour de son ancien ministre fût considéré comme un signe avant-coureur de sa prochaine rentrée aux affaires. Depuis ce jour, la duchesse dépérissait à vue d’œil. Vint un moment où il fallut qu’elle quittât en toute hâte la campagne. Elle y était trop loin des secours médicaux. Elle rentra à Londres. C’était vers la mi-janvier 1821. Son médecin ordinaire, Bertin, à qui, de Paris, Dubois l’avait recommandée, appela successivement deux de ses confrères anglais : Baillié, l’accoucheur le plus expérimenté de Londres, et le docteur Holland, qui occupait en Angleterre, dans le monde médical, une place égale à celle que Dubois, Dupuytren et Portal occupaient en France.

La consultation qui eut lieu entre les médecins anglais ne dissipa point leur incertitude, quant aux causes du mal dont un précoce épuisement, visible à l’altération rapide des traits, et à l’amaigrissement non moins inquiétant du corps, attestait la gravité. Ils ne purent dire si, comme on l’avait cru jusque-là, les malaises dont la jeune femme se plaignait étaient dus à un commencement de grossesse. Ils prescrivirent des remèdes sans en attendre de grands résultats. A leur avis, il n’en était pas de plus efficace que l’air natal, et ils conseillaient un retour immédiat en France.

C’était aussi l’opinion de Dubois. En apprenante Paris la maladie de la duchesse, il donna le même conseil, et sous la forme la plus pressante. Convaincu que Decazes n’hésiterait pas à le suivre, et se mettrait en route aussitôt après avoir lu sa lettre, il fit le voyage de Calais afin de recevoir la malade à la descente du bateau et de la ramener à Paris. M. et Mme de Sainte-Aulaire partirent avec lui. Mais, en arrivant à Calais, ils n’y trouvèrent que le docteur Bertin. Ils surent par lui que les médecins anglais, tout en étant convaincus que la duchesse devait revenir à Paris sans tarder, ne voulaient pas la laisser se mettre en route par le froid rigoureux qui sévissait alors. Ils avaient exigé qu’elle attendît une température moins inclémente. Bertin s’était rendu à Calais pour soumettre à Dubois la consultation et conférer avec lui, s’il refusait de pousser jusqu’à Londres, ainsi que devait le faire craindre l’horreur insurmontable que lui causait la perspective d’une traversée.

Dubois approuva tout ce qu’avaient fait et décidé ses confrères. Il confirma leurs dires en ce qui touchait la nécessité d’un prompt retour en France. Il fallait profiter de la première accalmie du temps pour l’effectuer. Le salut était là et rien que là. Il le dit à Bertin, le répéta aux parens de la duchesse, sans leur dissimuler d’ailleurs qu’à s’en rapporter aux médecins anglais, il n’y avait pas grand espoir de la conserver. Il retourna ensuite à Paris, tandis que M. et Mme de Sainte-Aulaire, en proie à d’affreuses angoisses, s’embarquaient pour Londres avec Bertin, convaincus qu’ils en reviendraient bientôt en ramenant leur fille morte.

Ils trouvèrent celle-ci moins gravement atteinte qu’ils ne l’avaient craint, et Decazes cependant plongé dans la douleur. Souffrant lui-même et prompt à s’alarmer, il n’espérait déjà plus, quoique le docteur Holland s’efforçât de le rassurer en lui disant que la vie est tenace chez un être de dix-huit ans, — c’était l’âge de l’ambassadrice, — et que la jeunesse fait des miracles.

Dans les lettres écrites par Louis XVIII à son favori au début de cette crise qui mit, trois mois durant, la jeune femme entre la vie et la mort, on retrouve vivace et forte toute sa sollicitude pour « sa fille et son fils. » On y saisit sur le vif l’étendue de ses alarmes. On le voit se désespérer et se rassurer tour à tour, raisonner Decazes, le consoler, pleurer avec lui. « Mon seul appui est mon ignorance, lui mande-t-il. Je me dis que ce que mes faibles yeux ne peuvent apercevoir, d’autres plus éclairés l’apercevront peut-être. Ils découvriront dans cet état même qui me rend si malheureux des ressources que j’ignore, et, leur art secondant la nature, ils nous rendront ce cher objet de notre tendresse et de nos craintes. » « Je m’en vais vous étonner, reprend-il un autre jour. La lettre du docteur Berlin et le rapport qu’il a fait de l’avis du docteur Baillié sont, j’en conviens, fort tristes, et cependant, je trouve tout cela moins effrayant que je ne m’y attendais. Il y a, nous ne pouvons nous le dissimuler, un commencement de phtisie. Mais, cette redoutable maladie a trois degrés. Quand le premier est pris à temps et traité convenablement, il offre plus de chances rassurantes que d’autres. Or, il est démontré, du moins à mes faibles lumières, que notre chère petite n’est qu’à ce premier degré. Ainsi, sans nous livrer à la sécurité, car le danger existe, gardons-nous de nous laisser abattre. »

Il n’y a pas à se le dissimuler, c’est bien la tendresse paternelle qui prodigue ces paroles réconfortantes, elle aussi qui, dans la lettre suivante, cherche à remonter Decazes lorsque dans l’excès de son désespoir et la mort assiégeant sa maison, il se reproche la faiblesse qui lui a fait quitter Paris pour venir en Angleterre, faiblesse qu’il va payer de la vie de sa femme.

« Les reproches que vous vous faites me touchent parce qu’ils prennent leur source dans la sensibilité de votre cœur. Mais ils ne sont en vérité pas raisonnables. Pouviez-vous refuser l’ambassade ? Non. L’ayant acceptée, pouviez-vous n’y pas aller ? Non. Vous voilà donc absous sur ce point. D’ailleurs le mal ne vient pas des climats, mais de cette promenade où la petite a eu les pieds mouillés. Ce malheur dont les suites sont si affligeantes pouvait arriver à la Grave, tout comme à Harrow. N’aggravez donc pas vos peines trop bien fondées par des reproches que vous ne méritez pas. »

Une autre fois, après s’être efforcé de démontrer, par certains symptômes qu’il trouve rassurans, que le péril n’est pas aussi redoutable qu’on le croit, il ajoute : « Je serais au désespoir de vous donner de ces espérances trop fortes qui font en général plus de mal que de bien. Mais je vous dirai avec saint Augustin : Ne præsumas, ne desperes. »

Ce langage si affectueux faisait diversion à la douleur de Decazes. Une consolation plus inattendue lui arriva d’ailleurs. Pasquier, mis au courant des angoisses de son ami et de leurs causes si légitimes, se conduisit en homme de cœur. Il changea soudain de ton. Avec l’élan d’une âme compatissante et généreuse, il s’associa aux inquiétudes dont il avait reçu la confidence. Decazes en fut profondément touché. La lettre qu’il avait reçue, celle qu’il écrivit, coupèrent court aux dissentimens qui, depuis un mois, défrayaient sa correspondance avec Pasquier. « Dans la douleur et l’anxiété auxquelles je suis en proie, mon cher ami, j’ai été heureux de retrouver, dans votre lettre du 5, l’expression et le sentiment de cette ancienne amitié que je me plaignais de voir disparaître de nos rapports diplomatiques. » Dans la même lettre, Decazes, ayant exposé la nécessité en laquelle il se trouvait de ramener sa femme en France, priait Pasquier de demander au roi un congé : « Il m’est bien pénible de le solliciter. Je ne m’en servirai qu’éventuellement et le tiendrai secret si je suis assez heureux pour être dispensé d’en user. »

Les raisons propres à justifier cette demande étaient trop impérieuses pour qu’il pût venir à la pensée du roi et de ses ministres de n’y pas faire droit. Ils n’en eurent pas un seul instant l’intention. Le congé fut accordé, mais à titre éventuel. Ils espéraient que Decazes n’aurait pas à s’en servir de sitôt, soit que la santé de sa femme s’améliorât, soit que la rigueur de l’hiver ne lui permît pas de se mettre en route. Le consentement royal à peine donné sous cette forme qui impliquait regrets et défiance, la nouvelle s’en répandit dans la société de Paris. Les ultras s’en émurent. Ils allèrent récriminer auprès de Richelieu qui, pour les apaiser, dut leur promettre que Decazes, s’il revenait à Paris, n’y passerait qu’une semaine, le temps de se préparer à conduire sa femme à Nice ou à Montpellier, et d’y faire avec elle un séjour prolongé.

Des lettres particulières annoncèrent ù l’ambassadeur ce réveil des passions hostiles depuis si longtemps déchaînées contre lui et la démarche des ultras. L’eût-il ignorée qu’il en eût retrouvé la trace dans la volonté que, dès le 14 février, lui signifiait à l’improviste Louis XVIII, manifestement inspiré, en cette circonstance, par le duc de Richelieu.

« Je vois que vous serez ici dans un mois au plus tard. Mais, comptez-vous rester quelque temps avant de vous mettre en route pour Montpellier, pour Nice, en un mot pour les climats méridionaux ? Si j’écoutais mon cœur, je répondrais : toujours, et je suis parfaitement sûr que votre conduite ne m’en ferait pas un instant repentir. Mais, cela ne suffit pas. Vous avez des amis véritables qui vous défendent dans l’occasion et s’en tiennent là ; des amis imprudens, si ce n’est faux, qui parlent sans cesse de vous, avec les éloges que vous méritez, ce n’est pas l’embarras, mais hors de propos et qui en induisent ou laissent induire votre prochaine entrée dans les affaires ; des ennemis enfin dont ces propos tiennent la haine éveillée et qui mettraient le feu à la maison plutôt que d’y voir rentrer celui à qui ils ne pardonneront jamais le mal qu’ils lui ont fait. À ces trois classes, il faut ajouter celle des ultra-libéraux qui vous haïssent bien autant que d’autres ultras, mais qui font semblant d’être vos partisans, afin d’exciter par-là de l’agitation si ce n’est du trouble. Dans cet état de choses, nul doute que votre arrivée ici causera de la commotion. Elle s’apaisera si l’on sait d’avance et surtout si l’on voit que vous n’êtes ici qu’en passant. Huit ou dix jours sont bien suffisans pour reposer une pauvre malade, grosse ou non, et la mettre en état de continuer sa route. Mais, si votre séjour se prolongeait davantage, s’il prenait le caractère d’indéfini, l’injustice est telle qu’il est impossible d’en calculer le fâcheux résultat. Moi-même, je vous le dis avec une profonde douleur, mais avec la certitude d’en être réduit là, le cas arrivant, il faudrait me condamner au plus cruel des supplices, à celui de Tantale. Je n’ajouterai rien. Il m’en coûte assez de vous parler ainsi. »

Jamais le roi, dans ses rapports avec Decazes, ne s’était exprimé avec cette fermeté et, jamais non plus, celui-ci n’avait, au même degré, discerné dans le langage de « son père » l’influence de ses ennemis. Quand il reçut cette lettre qui ne légitimait que trop ses appréhensions, il venait d’en écrire une dont un extrait expliquera l’impression douloureuse qu’exerça sur lui la défense de résider à Paris qui lui était implicitement faite. Il y annonçait au roi que l’état de la malade s’aggravait de jour en jour et que les médecins, bien que n’osant la laisser partir, insistaient pour qu’on se tînt prêt à profiter des premières vingt-quatre heures de beau temps pour prendre la route de France. Dubois, de son côté, avait écrit que c’était folie de prolonger le séjour en Angleterre.

« Ma pauvre petite ne peut plus dîner à table. Nous avions quatre ou cinq personnes aujourd’hui, pour son père et sa mère. Elle a dû nous laisser dîner sans elle. Pleine de courage cependant, elle serait plutôt disposée à rester qu’à partir dans la crainte que mon arrivée à Paris ne soit un prétexte d’attaques contre moi. Je la rassure en lui disant que nous n’avons pas affaire à des tigres, je l’espère du moins, et que dans tous les cas, mon père est là. »

Ce qu’il disait, il le croyait. Mais la lettre du 14 février et celles qui suivirent ne pouvaient qu’ébranler sa vieille confiance dans la bonté du roi. En fait, sans lui interdire ouvertement d’accompagner sa femme à Paris, on lui déclarait que, s’il y restait plus de huit ou dix jours, il ne serait plus reçu aux Tuileries. Ce qu’il ignorait alors et ce qu’il ne tarda pas à savoir par la déclaration directe que lui fit Richelieu, c’est que ce dernier était résolu à quitter le ministère si son ancien collègue passait outre à cette injonction si formelle. Il l’avait dit au roi dont on s’explique dès lors l’attitude de plus en plus accentuée. Le 18 février, après avoir consacré tout un long début de lettre à gémir sur la mort du duc de Berry, dont on venait de célébrer le premier anniversaire, le roi confessait « qu’il ne manquait pas, hélas ! d’autres causes de douleur. » Les nouvelles de la duchesse déchiraient son âme. « Je désire plus que je n’espère que Dubois ait passé la mer. S’il l’a passée, il verra par ses propres yeux. Mais, s’il est resté à Calais, quelques talens que je lui reconnaisse, quelque bien informé qu’il puisse être par les rapports qu’il a reçus, j’aurai toujours plus de confiance en ceux qui jugent de visu. Mais, que dis-je là ? Me reconnaissez-vous encore le droit d’avoir un avis ? Mon cher duc, ma dernière lettre a dû vous causer une peine profonde. La mienne n’est pas moindre. Mais, j’ai obéi à ma conscience et Celui qui voit tout sait si j’ai eu d’autre motif que l’impérieuse et trop bien reconnue nécessité. »

Puis, le 21, comme si ce n’était pas assez d’avoir si clairement affermi sa volonté il la manifestait de nouveau. « Peut-être, cette lettre ne vous trouvera-t-elle plus à Londres, Aussi, je ne la ferai pas bien longue. Vous devez en avoir reçu dimanche une du quatorze, qui vous aura fait voir que vous vous faites illusion en croyant n’avoir pas affaire à des tigres. Les lumières que j’en ai recueillies depuis m’en ont donné une plus triste certitude. Cette lettre m’a beaucoup coûté à écrire. La plaie saigne et saignera longtemps. Mais j’ai cru, je continue à croire fermement que j’ai rempli mon devoir. Cette idée, et celle que vous me plaindrez plus que vous-même, soutient mon courage. Il n’y a que la pensée du malheur qui vous menace contre laquelle je ne peux trouver de forces. »

Enfin, le 25, comme le roi n’avait pas encore reçu de réponse décisive à sa lettre du 14, ou tout au moins « à l’article le plus important et qui lui avait coûté le plus à écrire, » il s’appliquait à justifier le duc de Richelieu, que Decazes soupçonnait d’être opposé à sa demande de congé. « C’est à tort que vous en faites mon petit Truffard. Jamais il ne lui serait venu dans l’esprit de s’y opposer. Pour le surplus, je n’ai point agi par conseil, mais d’après une triste conviction, acquise par beaucoup d’informations prises de divers côtés et qui n’ont pu me laisser aucun doute. Personne n’a vu ce que je vous ai écrit, ni ne pourra le voir ; je n’en ai point de copie. Ce serait peut-être abuser de l’autorité que d’exiger de vous de suivre mes conseils ; mais, c’est user des droits de l’amitié de vous y exhorter fortement. Quant à moi, ce que j’ai annoncé, je le ferai. »

Ainsi, le doute n’était plus possible pour Decazes. Il pouvait venir à Paris, si tel était son bon plaisir. Mais, à peine arrivé, il devrait en partir. S’il entendait y rester, le roi cesserait de le recevoir. Il fallait que la conviction du vieux monarque fût bien forte pour lui dicter des conseils qui étaient bien près de ressembler à des ordres. Mais cette conviction, Decazes ne la partageait pas. Il ne croyait pas que sa présence à Paris constituât, pour la chose publique, pour la monarchie, pour lui-même, ce péril dont on lui parlait sans cesse et au nom duquel on le tenait exilé. Il pensait, au contraire, qu’en se montrant aux Tuileries, dans les salons, à la tribune de la Chambre des pairs, il en imposerait à ses ennemis et délivrerait la Couronne du joug des ultras, chaque jour plus despotique, que le roi subissait, après s’y être, durant si longtemps, dérobé à force d’énergie. Il s’alarmait et s’indignait de l’audace d’un parti qui n’attaquait en lui que la bienveillance royale et qui préludait par cet outrage à la domination qu’il rêvait d’exercer sur le souverain en l’isolant de son peuple.

« Qu’ai-je fait pour justifier ces craintes et cette haine ? s’écriait Decazes. J’ai fait les trois quarts de la loi par qui ces hommes règnent ou se croient si près de régner ; je me suis enveloppé dans mon manteau, et me suis laissé frapper de toutes parts, sans me plaindre. Leur ai-je disputé un moment le pouvoir ? Je ne l’ai pas défendu un jour quand je l’avais ; je l’ai donné tout entier, sans restriction et sans réserve ; j’ai été où l’on a voulu, quand on l’a voulu. J’ai vu frapper mes amis, j’ai vu conduire mon roi et mon pays jusque sur le bord du précipice qu’ouvrait sous leurs pas la loi des deux degrés et d’où tant d’autres fautes les ont tant approchés. J’ai vu se former presque impunément, j’ai vu presque réussir huit conspirations en huit mois ; j’ai vu les Bertin de Vaux, les Donnadieu, les La Bourdonnaye, les Duhamel et tout ce qu’un parti furieux avait eu de plus insolens détracteurs de l’autorité et de la personne royale portés et élus !… J’ai vu tout cela, et je me suis tu. J’ai dévoré en silence mes douleurs, mes craintes pour tout ce qui m’est cher, mes remords de n’avoir pas assez prévu ce que devait produire ma faiblesse ! »

Si ces faits étaient vrais, et ils ne l’étaient que trop, qu’avait-on à lui reprocher ? Après avoir protesté contre les exagérés et les fous qui exigeaient du roi qu’on l’immolât à leur rage, il reprenait :

« Y a-t-il bien loin de telles exigences à celles auxquelles Ferdinand a cédé naguère à Madrid ? Et ceux qui ont osé demander au noble caractère du duc de Richelieu d’arracher ces résolutions au roi sont-ils moins coupables ? Le duc de Richelieu ne reconnaît-il pas là les gens qui lui demandaient, en décembre 1815, le renvoi de Barbé-Marbois et le mien, parce qu’une tête avait échappé à l’échafaud ; qui demandaient, un an plus tard, celui de Laîné, de Molé, de Pasquier ? Croit-il qu’il y ait loin de proscrire un ministre qui ne l’est plus à chasser ceux qui le sont ? Ne comprend-il pas tout ce qu’a de pesant un tel joug ? Ne comprend-il pas qu’il ne saurait être supporté longtemps et qu’il faudra bien qu’il le secoue un jour, qui ne saurait être éloigné. Déjà ce qu’il me mande (la menace de sa démission) est connu à Paris, d’où on m’écrit qu’il se retirera, si j’y reste plus de huit jours. Maintenant, je pourrais lui demander : Quels lieux assignez-vous à mon exil ? Quel temps prescrivez-vous ? Le temps seul, me dit-il, peut changer cet état de choses et calmer les haines. Les haines de qui ? C’est donc aux Bertin, aux Dudon, aux Donnadieu qu’il faut sacrifier la dignité et l’autorité royales, l’amitié, les droits les plus sacrés du roi, l’humanité, la pairie ? Où sommes-nous donc ? Ne sent-on pas que le pays ne peut pas ne pas rougir d’être gouverné par de tels hommes et ne pas croire que c’est eux qui gouvernent, puisque c’est à eux qu’on obéit ? Pour moi, j’obéirai à la santé de ma femme. Dans le malheur dont je suis menacé, c’est mon premier devoir. J’obéirai ensuite à mon père et à mon roi, quand ils m’auront entendu. Si les médecins ordonnent le voyage du Midi, rien ne me retiendra à Paris. Rien ne m’en chassera, s’ils prescrivent d’y rester. On pourra m’arracher du corps de ma femme, mais il faudra m’en arracher, et l’on apprendra à méconnaître. »

Ces propos témoignent de beaucoup d’exaltation. Mais celle de Decazes était au comble, alors qu’il sentait de toutes parts la main de ses ennemis et qu’il voyait le roi et les ministres subir leurs exigences au point d’oublier son dévouement et ses services. Sa patience était à bout. Il ne voulait plus se laisser sacrifier. En adressant au roi un suprême appel, il espérait ranimer la tendre bienveillance des anciens jours, qu’avaient refroidie les influences étrangères, contre lesquelles son éloignement le laissait impuissant et désarmé. Mais son espérance fut déçue.

Le 28 février, le roi lui écrit :

« Probablement, mon cher duc, ceci ne vous trouvera qu’en France. N’importe, je veux toujours répondre à votre lettre du 23. L’état de la petite me fait saigner le cœur et son courage m’arrache des larmes. Quant à moi, je souffre beaucoup moralement et pour vous et pour moi. Mais ce que je vous ai écrit le 14 l’a été après mûre réflexion et en pleine connaissance de l’état des choses et des esprits. Rien n’est changé à cet égard, et la triste résolution que je vous ai annoncée, je l’exécuterai, si j’y suis contraint. »

Ce qu’il a dit le 28 février, il le répète avec plus de force le 14 mars, et il y met l’accent d’un souverain qui veut être obéi.

« Comment pouvez-vous imaginer que je dissimule ce que mon cœur souffre ? Je ne le pourrais pas, et quand je le pourrais, je ne le voudrais pas. Il faut, dans ma position, subir la dure loi de la nécessité et remplir avec fermeté les obligations qu’elle impose. Ce que je vous ai écrit est mon ultimatum. J’y tiens avec résolution, peut-être avec courage, mais j’en souffre. Vouloir le cacher serait une faiblesse, peut-être même une fausseté inutile, car, Dieu merci, personne ne me croirait. »

Et comme Decazes, comprenant le péril d’une plus longue résistance, s’est excusé d’avoir affligé son père et son roi, celui-ci le rassure, tout en demeurant inébranlable dans ses résolutions.

« L’un et l’autre le sont. Mais c’est à cause de vous, et non par vous, ce qui est fort différent. La résolution que je vous ai annoncée, à laquelle je tiens et tiendrai avec d’autant plus de fermeté qu’elle me coûte davantage, ne m’a été conseillée par personne. Le duc de Richelieu n’a eu connaissance de ma lettre que par occasion, plus de huit jours après qu’elle a été écrite, comme je n’en ai point eu de la sienne. Ce qu’il m’a dit y a sans doute contribué. Mais je ne me suis décidé qu’avec la preuve recueillie de bien des côtés que son dire était fondé sur une connaissance exacte des dispositions de l’immense majorité de la Chambre des députés. Je sais que je passe pour faible. Peut-être l’amitié seule vous empêche-t-elle de me regarder comme tel en cette occasion. Mais je ne suis pas le seul de vos amis qui pense ainsi. Portal, Roy sont encore plus prononcés que moi.

« Henri IV, Louis XIV n’auraient pas agi comme moi. Mais, nous ne sommes plus à leur temps, et c’est chez nos voisins qu’il faut chercher des exemples. George III a été obligé de consommer un sacrifice aussi douloureux peut-être et plus complet que le mien. Je ne doute pas qu’après quelques jours de repos votre femme ne soit en état de continuer sa route vers Salies, dont le séjour me paraît admirablement choisi. Je le souhaite ardemment et pour plus d’une raison. »

Sous peine d’encourir à jamais la disgrâce royale, il fallait courber la tête et se résigner. Decazes se résigna. C’était sa faiblesse d’avoir, depuis cinq ans, reçu de Louis XVIII tant de bienfaits et d’avoir contracté envers lui une si lourde dette de reconnaissance, qu’il ne pouvait ne pas lui obéir sans s’exposer à passer pour le plus ingrat des hommes. Quelque humiliantes que fussent pour sa fierté et affligeantes pour son cœur les conditions qu’on lui imposait, comment aurait-il pu s’y soustraire ?

Et, tandis qu’il expiait ainsi ces bienfaits et la faveur dont ils étaient la preuve, il pouvait mesurer au langage nouveau du roi, si différent de celui qu’il avait longtemps entendu, le refroidissement d’une affection dont, l’année précédente, à la même date et au moment de sa chute, il recueillait d’inoubliables et réconfortans témoignages. Combien les temps étaient changés ! Le roi versait alors d’amères larmes, se lamentait, et maudissait les événemens qui le séparaient de « son fils. » Maintenant, c’est lui qui volontairement, froidement, le contraignait à demeurer éloigné, lui qui prolongeait un injuste exil, en invoquant la raison d’État et, comme il le disait, « la main de fer de la nécessité. »


III

Pendant qu’entre Louis XVIII et Decazes s’échangeaient ces lettres, la jeune femme dont la maladie en était le prétexte, subissait, patiente et résignée, les appréhensions et les angoisses que déchaîne dans l’être humain l’imminence de la mort. Le dépérissement de son corps n’avait pas ralenti l’activité de son esprit. Son intelligence demeurait alerte et claire. A sa lumière, elle envisageait avec sérénité l’approche de sa fin, conservant assez d’énergie morale pour n’avoir pas cessé d’écrire, au jour le jour, ces notes intimes dont les trop rares fragmens retrouvés parmi ses papiers constituent un document précieux et sûr que l’historien de son mari n’a pas le droit de négliger et dont il importe de reproduire ici quelques extraits. Il serait dommage en effet de laisser perdre ces impressions d’une âme charmante en qui, malgré la souffrance physique, se maintenaient les illusions et la gaieté naturelles à la jeunesse. Elles sont à leur place dans un récit qui est tout à la fois un récit d’histoire politique et un tableau de mœurs.

« Mon père et ma mère sont ici. Il paraît qu’on les avait effrayés sur mon état. Ils ont amené Dubois jusqu’à Calais. Il n’a pas voulu traverser, d’abord parce qu’il craint beaucoup la mer, ensuite parce qu’il ne veut pas se trouver trop en contact avec les médecins anglais. Papa a demandé une nouvelle consultation qui a été encore moins rassurante que les autres. Baillié et Holland ont déclaré que j’étais poitrinaire, mais qu’à mon âge et avec de grands ménagemens, cela pouvait être long, c’est-à-dire durer jusqu’à mes couches. Je n’aurai pas encore dix-neuf ans.

« On dit que nous naissons avec la crainte de la mort ou avec l’amour de la vie. Pour moi, je n’ai ni l’un ni l’autre. J’aime mon mari à la passion, j’aime mon fils : je suis riche. Avec cela, j’entends compter les mois que j’ai encore à vivre et je n’ai pas la moindre peur. Il est vrai que j’ai déjà bien souffert. La prospérité m’a paru difficile à supporter ; la disgrâce me laisse pour moi et pour les miens la perspective d’un triste avenir ; enfin, la vie me fatigue. »

Ces aveux, témoignant d’un dégoût prématuré de la joie de vivre, conçu au contact des dures épreuves qu’a déjà traversées cette jeune femme, ne sont-ils pas singulièrement émouvans, alors surtout qu’elle n’a pas vu fleurir encore son vingtième printemps ? Du reste, le péril qu’elle court ne ferme pas son âme à la faculté de s’égayer de peu, qui est le privilège de son âge. Elle n’est pas moins sincère dans la page qui suit que dans celle qui précède.

« Papa et maman font beaucoup de courses. Leur séjour ici me laisse encore plus seule. M. de Lima, seul, vient me tenir fidèle compagnie. Il m’aime à la passion, dit-il. Cela ne le mènera pas bien loin et ne lui procure pas de plaisirs bien vifs : passer ses journées au pied du lit d’une personne qui ne peut pas parler !… Je lui fais faire de la tapisserie et il me raconte ses succès passés. La princesse Pauline Borghèse joue un grand rôle dans ses souvenirs. Il paraît qu’un jour, surpris par l’empereur, il fut obligé de sauter par-dessus le mur. J’espère pour lui qu’il ne pesait pas deux cents comme aujourd’hui. Il était dans une position très pénible. Le mur était très bas du côté de chez la princesse, mais, très haut de l’autre, de telle sorte que mon pauvre comte resta assez longtemps à cheval sans pouvoir se décider à faire le saut périlleux. J’en ai ri comme une folle. »

Tout, hélas ! n’est pas cause de rires, dans la vie de la pauvre petite malade. Son état ne la dispense pas toujours de ses obligations d’ambassadrice.

« Il y a quelques jours, nous avons eu un raout, et, comme les princes devaient y venir, on m’a fait lever. On m’a campé une redingote en dentelles, et me voilà faisant les honneurs du salon. Je n’ai pu y rester longtemps. J’étais fatiguée à force de dire aux personnes qui me demandaient de mes nouvelles comment et de quoi je souffrais. Une lady William Bentinck, amie de Holland, m’a conseillé de prendre des bains de vinaigre. Pauvre femme !… Je suis rentrée chez moi… Le lendemain, Bertin est venu. J’étais couchée et dans un tel état de faiblesse que je sentais que je perdais connaissance. Il tire sa montre et je l’entends qui dit à mon mari :

« — Mais elle est beaucoup mieux ; elle n’a que quarante pulsations.

« Et il l’a répété jusqu’au moment où il n’en a plus trouvé du tout. Avant-hier, il m’apporte une potion qu’il dit n’être pas mauvaise. Je le prie bien de ne pas me tromper parce que j’en ai déjà pris de détestables dans la journée. Il m’assure qu’il ne me trompe pas. Je bois ; c’était détestable. Je me suis retournée et lui ai tout jeté au nez. Il était furieux. Pourquoi me trompe-t-il ? J’ai été bien grondée. Papa prétend que je suis trop grande pour faire des choses semblables. Il a raison. Mais je suis aussi trop jeune pour souffrir tout ce que je souffre. »

On voit que Madame l’ambassadrice est encore enfant par plus d’un côté, enfant et espiègle, s’amusant de peu. « Je me suis abonnée chez un marchand de gravures. Il m’envoie tous les deux jours un volume de caricatures anciennes ou nouvelles. Il y en a une où l’on voit le roi George et la reine se jetant de la boue, qui est charmante… Les enfans de Thérèse (Esterhazy) sont malades et elle aussi. On vient de faire une opération à Mme de Lieven. Le corps diplomatique est donc à l’hôpital. »

Puis, c’est le récit d’une algarade des plus vives causée par un fou qui, le 13 février, jour anniversaire de la mort du duc de Berry, se présente chez l’ambassadeur de France pour l’assassiner comme complice de Louvel. Heureusement, l’ambassadeur est absent et on peut emmener cet aliéné, non sans qu’un jeune attaché, M. de Billing, qui se trouvait là, revêtu de son uniforme, ait été obligé de tirer l’épée pour défendre les gens de l’ambassade : « Le matin même, j’avais remis à M. de Billing cette épée que le général Rapp m’avait envoyée pour lui. En la lui remettant, je lui avais dit qu’elle lui porterait bonheur. Il est venu tout triomphant me raconter que c’était pour moi qu’il en avait fait usage la première fois. Je lui ai dit que je lui souhaitais que ce fût toujours pour une aussi juste cause. »

Quelques jours plus tard, elle écrit :

« Mon père et ma mère sont partis. Il paraît que la souffrance rend indifférent, car je n’ai pas été très affligée en leur disant adieu. Bertin était allé trouver Dubois à Calais. Ils ont décidé qu’épuisée en ce moment par cinq saignées et des remèdes violons, je ne pouvais me mettre en route. J’ai écrit au roi pour lui rappeler ses anciennes bontés et je lui demande en grâce de me permettre d’aller mourir en France[5]. S’il savait ce que je souffre, il ne me refuserait pus. Mon père lui portera lui-même ma lettre. Mon mari ne sait pas cette démarche. Ma lettre est un peu sèche. Elle ne pouvait être autre. Il y a un an, je lui demandais le rappel d’un exilé et je l’obtenais. Aujourd’hui, je lui demande d’aller mourir au milieu des miens et il me le refuserait ! Papa dit que ma lettre est bien. Nous verrons si le roi me répondra. »

Au milieu de ses souffrances, la petite duchesse n’oublie pas ceux qui lui donnent des soins. « Holland me soigne avec une bonté parfaite. Il passe des heures à me consoler quand je souffre trop et que je me mets à pleurer. Bertin vient aussi tous les jours pour me panser et me témoigne un égal dévouement. Si je vis, je n’oublierai pas les soins qu’ils m’ont donnés. En général, on a été très bien pour moi dans ce pays. »

Le roi ne répondit pas de sa main à la lettre de la duchesse Decazes, mais il lui en fit écrire une, « très sèche, » par laquelle il la prévenait qu’un congé avait été accordé à son mari, et qu’en conséquence, elle pourrait partir dès que les médecins le lui permettraient. En même temps qu’arrivait cette réponse indirecte, la température s’adoucissait sensiblement et l’autorisation de se mettre en route fut donnée.

« Dieu soit béni ! s’écrie la duchesse. Bertin m’accompagnera dans ma voiture et jusqu’à Calais, où Dubois viendra me chercher. J’ai dit adieu au docteur Holland. J’ai reçu de nombreuses lettres de regrets. Ce qui me paraît singulier, c’est l’espèce de phrase qu’on me fait toujours sur ma santé. On ferait bien mieux de ne m’en pas parler. Elisabeth ( ? ) est venue m’embrasser. Elle a beaucoup pleuré et moi aussi. Je ne sais pourquoi je lui inspire de la pitié, car je n’ai pas peur de la mort. J’ai peur seulement de ce que je vais souffrir pendant la route. J’ai deux vésicatoires, un sur la poitrine, un dans le dos, et les jambes ouvertes, de telle sorte que je ne puis me tenir debout sans qu’elles saignent horriblement. Je ne verrai pas Thérèse. Ses enfans ont la fièvre scarlatine. Mon vieux comte est venu prendre congé de moi. Il m’a apporté un camée de lui qui est son portrait. Mon Dieu ! qu’il est laid ! C’est égal, il me rappellera ses bons soins. »

Jamais plus épouvantable voyage que celui dont nous devons à la duchesse une brève relation, écrite beaucoup plus tard, d’après des notes formant la suite de celles qu’on vient de lire et qu’elle n’a pas cru devoir conserver.

« Arrivée à Douvres, on crut que je ne pourrais pas aller plus loin. Mais la volonté m’en donna la force. La traversée fut affreuse. On avait mis ma voiture sur le pont, mais on l’avait mal attachée, ce qui donnait un double mouvement et augmentait mes souffrances. Je n’avais pas le mal de mer, mais des convulsions. Le docteur Bertin qui était près de moi fut obligé de me laisser. Le capitaine, un vieux commodore de corsaire, vint le remplacer, mais ne put rester non plus. Enfin, je fus livrée à un simple marin, qui devait seulement me relever si je tombais et m’empêcher de me tuer. Débarquée à Calais, je fus plus malade encore. La volonté qui m’avait donné la force de supporter le voyage semblait m’avoir abandonnée, une fois le but atteint. Ayant touché la terre de France, nous fûmes obligés de nous arrêter plusieurs jours et de ne revenir à Paris qu’à petites journées. »

Cette traversée laborieuse avait eu lieu le 3 mars. Le 7 seulement l’état de la malade permit à Decazes de reprendre la route de Paris. Quelques instans avant de monter en voiture, il écrivit au roi pour lui annoncer son retour.

« Ne trouverai-je pas à mon arrivée, comme l’an dernier, demandait-il, un mot de bonté et les ordres d’un père ? » Il faisait ensuite allusion à la lettre du 14 février et aux trois qui l’avaient suivie et si durement confirmée : « Le 14 est venu quatre fois briser mon cœur. Si mon père avait consulté le sien, il se serait convaincu qu’une fois aurait suffi pour que je le comprisse et pour que je fusse aussi malheureux que je pouvais l’être, non pas seulement en raison de ses suites ou de ses conséquences, mais en raison de ses causes. »

Quelles émotions et quels souvenirs ranimèrent, dans l’âme du vieux roi, ces reproches dont la forme respectueuse atténuait à peine la vivacité ? S’attendrit-il au moment de revoir l’homme qu’il avait tant aimé, qu’il aimait sans doute encore, mais dont une autre influence essayait déjà de le détacher ? En pensant qu’il allait le retrouver malheureux, dépossédé du prestige du pouvoir, dépouillé du radieux éclat dont le parait naguère la faveur royale et victime de la haine des ultras, se reprocha-t-il sa dureté ? Il est logique de le supposer, à s’en rapporter au premier paragraphe de la réponse qu’il fit déposer, le 10 mars, à l’hôtel de Soyecourt, où le duc et la duchesse Decazes étaient attendus.

« Oui, mon cher fils, oui, tu trouveras un mot de moi à ton débotté ; je crois que tu n’arriveras que lundi. Cependant, comme je ne suis pas absolument sûr que ce ne sera pas demain, et que, demain, je suis à peu près sûr de n’avoir pas un pauvre instant à moi, j’écris aujourd’hui samedi, que j’ai un peu de liberté. »

Voilà bien le ton des anciens jours, auquel le roi reviendra encore tout à l’heure, dans le dernier alinéa de sa lettre. Mais on aurait tort d’y voir la preuve qu’il regrette la résolution qu’il a prise d’exiger, au bout de huit jours, le départ de « son fils. » Loin de la regretter et d’y vouloir introduire un amendement, il s’y tient avec une énergie que dissimulent mal les formes familières sous lesquelles il s’exprime. On dirait même que c’est à l’unique fin de rendre plus précise et plus nette sa volonté qu’il la commente et la justifie une dernière fois :

« Je n’étais que trop sûr que ma lettre du 14 février t’affligerait. Elle m’a bien coûté à écrire. Mais j’aurais cru manquer à l’amitié si je ne t’avais prévenu de ce que la nécessité des circonstances exige de moi. Tu ne le sais que trop, dans un gouvernement comme le nôtre, il est impossible de se passer de la majorité. Le ministère actuel l’a par la réunion du centre et de la droite. Mais l’injustice de cette droite envers toi n’est pas diminuée, et j’ai la triste certitude que, si ton séjour se prolongeait ici, la majorité dissoute nous plongerait dans un chaos inextricable.

« Je t’aime plus que jamais. Le dissimuler serait une lâcheté. Plier sous le poids des circonstances n’est pas même une faiblesse. J’ai dû te prévenir de ce que je serais obligé de faire dans un cas prévoyable. Si j’y suis revenu dans toutes mes lettres, ce n’est pas que je doute de ta complaisance pour ton père et de ton obéissance envers le roi. Mais, le sujet qui m’afflige, ma plume y revient sans cesse malgré moi. Il est impossible de douter que les médecins ne soient unanimement d’avis qu’un climat plus chaud que celui-ci ne soit indispensablement nécessaire à notre chère petite. Albi vient de faire un miracle en faveur de ta belle-sœur ; j’espère qu’il en produira un second. Il me paraît impossible que huit jours de repos ne soient plus que suffisans pour mettre notre Égédie en état de continuer sa route, et quant aux affaires, il n’en est point qui ne doivent céder aux tristes, mais impérieux motifs que je t’ai exposés. »

Il importe peu maintenant qu’en finissant sa lettre le roi revienne aux vieilles formules et semble prodiguer « à son fils » les mêmes témoignages de tendresse et d’intérêt qu’autrefois, ni qu’il paraisse vouloir hâter le moment qui les réunira ; Decazes ne peut se tromper à ce retour à des habitudes de langage, ni se faire illusion, quant au caractère des sentimens qu’on lui manifeste. On lui a changé son roi ; il ne le reconnaît plus à cette rigueur de volonté qui jamais ne s’était exercée contre lui. Il achève tristement la lettre dont le début l’avait trompé, et dont la fin le tromperait encore, s’il n’en avait lu le milieu.

« Tu seras ce soir à Amiens, lui dit Louis XVIII en terminant. Je ne puis croire que demain tu puisses aller plus loin que Beauvais. Alors tu ne seras à Paris que lundi assez tard. Voici en tout état de cause l’arrangement que je te propose. Si tu arrives d’assez bonne heure pour venir passer chez moi depuis quatre heures jusqu’à cinq, terme de rigueur, viens-y. Si tu arrives plus tard, je t’attends à neuf heures et demie bien précises, afin que nous puissions passer une heure ensemble, car je continue toujours à me coucher à dix heures et demie. Mais, avant tout, écris-moi un mot, sous le couvert de mon premier valet de chambre, pour me faire connaître ta marche. Bonjour, cher fils bien-aimé, je t’embrasse, et notre chère Egédie, et notre petit Louis… »

Ce fut le 12 mars, dans la soirée, que le roi et son ancien ministre se retrouvèrent. Decazes était venu à cette audience le cœur anxieux, un peu inquiet de l’accueil qu’il allait recevoir. Il fut bien vite rassuré, car la sensibilité naturelle du monarque se manifesta en des accens très doux, très affectueux, et surtout en une joie sincère de revoir « son fils » et de l’embrasser. Mais, ces effusions témoignées, le roi redevint prudent et réservé, très attentif à ne pas laisser la conversation s’égarer sur les choses de la politique courante, si ce n’est celles dont son ambassadeur en Angleterre avait le droit de parler. Il fut donc impossible à Decazes de faire entendre les conseils et les avis préparés par lui pour être soumis au roi en vue de la politique intérieure de la France. Dans les huit visites que, du 12 mars au 21, il lui rendit, leur entretien conserva cette physionomie de réserve excessive, qui, de la part du plus puissant des deux interlocuteurs, trahissait la crainte d’en trop dire ! D’ailleurs, dès la première entrevue, le roi avait assigné comme terme aux audiences la date du 22, et Decazes s’était engagé à partir le 23. Mais, l’aggravation de l’état de sa femme vint brusquement déjouer ces calculs. Le 21, à l’heure où il était attendu chez le roi, il dut lui mander que, ne pouvant s’éloigner du lit de la malade, il était condamné à se priver ce soir-là du bonheur de se rendre aux Tuileries.

Et le roi de répondre :

« Ce que tu me dis, mon cher fils, de l’état de la petite m’afflige vivement. Il m’est cruel de perdre un des deux derniers jours de consolation qui me restaient d’ici à quelque temps. Mais c’est un sacrifice de plus qu’il faut faire. Puisses-tu le supporter avec plus de courage que moi ! Bonsoir, cher fils, je t’embrasse de tout mon cœur. »

Le lendemain, Decazes ne fut pas plus heureux. L’état de sa femme semblait laisser peu d’espoir. Les plus illustres médecins, Auvity, Dubois et Portal, sans croire à sa mort immédiate, l’avaient condamnée. Il n’osait plus la quitter. En s’excusant de nouveau auprès du roi, que, pour la seconde fois, il était empêché de voir, il lui faisait part de l’impossibilité en laquelle il se trouvait de quitter Paris.

Le roi fut, au même degré que Richelieu, contrarié par cette décision, bien qu’elle s’inspirât de motifs trop respectables et de sentimens trop naturels pour être désapprouvés. Mais il n’était pas en son pouvoir de contraindre Decazes à s’éloigner. Il ferma donc les yeux et se contenta de l’engagement qu’en lui écrivant prenait envers lui l’ambassadeur, de se très peu montrer et de cesser jusqu’à nouvel ordre ses visites aux Tuileries. « Je n’ai pas non plus un cœur de tigre. Il n’est pas en mon pouvoir d’ordonner ce que j’ai conseillé, ce que j’ai demandé, ce que je regarde comme d’une nécessité absolue. Dans le parti que tu me parais avoir pris, et qui, je l’espère, ne te paraîtra pas longtemps indispensable, je ne vois aucun danger pour toi. Fasse le ciel, fils trop cher, qu’il ne te coûte pas de remords ! »

Ces déclamations sentimentales dépassaient la mesure, car Decazes ne songeait pas plus à se jeter dans la mêlée des partis qu’à faire le jeu des ennemis du ministère. Elles témoignaient surtout des craintes que, bien à tort, l’homme jadis si puissant inspirait encore à Richelieu, comme aussi des progrès de l’influence qu’avait prise sur le roi une femme introduite depuis peu aux Tuileries, Mme du Cayla[6]. Cette influence n’était pas encore ce qu’elle devint un peu plus tard. Mais, dès ses débuts, elle s’exerçait contre Decazes, et, dirigée par les chefs de la droite, avec l’assentiment de Monsieur, elle s’attachait à convaincre le roi que la présence à Paris de son ancien ministre mettait l’État en péril, en donnant un chef à l’opposition libérale. Ainsi s’expliquent les lettres que Decazes avait reçues à Londres et le caractère inébranlable des résolutions qu’elles lui signifiaient, résolutions d’autant plus douloureuses pour lui que, victime de complots et d’intrigues, œuvre de quelques meneurs, il ne pouvait ni protester, ni réagir, sous peine de blesser et d’irriter le roi.

Il dut alors comprendre que la faveur dont il avait été honoré dans le passé lui ôtait toute indépendance et lui fermait l’avenir. Même quand il la voyait décroître, il en subissait le joug. Elle n’était plus pour lui qu’une chaîne qui paralysait ses mouvemens. Vainement, ses amis s’efforçaient de lui prouver le contraire ; vainement, les libéraux l’invitaient à se mettre à leur tête. Il était trop clairvoyant pour ne pas sentir qu’il ne pouvait reprendre un rôle politique qu’avec et par le roi, et que, même animé d’un sincère désir de sauver la monarchie compromise par les excès de la droite, tout ce qu’il eût fait ou tenté contrairement aux ordres du roi lui eût donné la physionomie d’un rebelle. Je ne crois pas qu’il existe dans l’histoire pareil exemple d’un homme jeune, actif, entreprenant, plein d’idées, et prompt aux initiatives, jadis monté si haut et subitement tombé si bas, alors que les causes de sa déchéance n’ont pas revêtu un seul instant le caractère d’une disgrâce éclatante et formelle. Decazes est pair de France ; il est encore ambassadeur ; le roi l’accueille toujours paternellement, lui écrit et lui parle comme à un fils chéri ; il continue à intimider ses adversaires ; ils redoutent les effets de la faveur apparente dont il jouit, et cependant il ne peut plus rien. L’affection que Louis XVIII lui témoigne maintenant est purement platonique. Le jour approche où les preuves s’en espaceront de plus en plus, où la plume qui a noirci pour lui tant de papier et y répandit à son intention tant de phrases chaleureuses et tendres ne craindra pas de lui écrire : « Il m’est impossible de te recevoir. »

C’est l’heure la plus triste de sa vie, jusque-là si brillante. Sa jeune femme se meurt, le désespoir auquel il est en proie s’envenime et s’assombrit des cruelles réflexions dont la décroissance de sa faveur, révélation des intrigues et du triomphe de ses ennemis, emplit sa pensée. Cette maladie de la petite duchesse ne laisse plus guère d’espoir. Nul ne prévoit, en un moment où l’on sent la mort planer sur elle, que sa jeunesse aura raison du mal mystérieux qui l’a frappée aux sources de la vie, et qu’elle atteindra un âge avancé. On la croit perdue. Elle le croit elle-même, car, depuis son arrivée à Paris, elle n’a pas recouvré ses forces épuisées par le voyage.

« Mes médecins, Dubois et Auvity, raconte-t-elle, demandèrent une consultation. Le roi indiqua le sien, le docteur Portai, puis le docteur Alais. Après m’avoir examinée et s’être concertés, ces messieurs s’enfuirent sans revoir personne de ma famille. Pendant deux jours, Dubois et Auvity vinrent, sans qu’il fût possible de savoir le résultat de leur consultation. Enfin, le troisième jour, on apporta de chez Alais une grande enveloppe à l’adresse de mon mari. J’étais seule, je l’ouvris. L’opinion des médecins commençait ainsi : L’état de Madame la duchesse Decazes, sans menacer d’une fin très prochaine, laisse cependant peu d’espoir de guérison. Je ne m’étendrai pas sur l’effet que produisit sur moi cette phrase. Je me la suis toujours rappelée, mais sans y ajouter la pensée de la mort. Je fus seulement frappée du parti que je pouvais en tirer pour faire rester mon mari près de moi. Je dis qu’il y aurait de la cruauté à l’éloigner à l’approche de mes derniers momens. Lorsqu’on voulait me rassurer sur mon état, je me fâchais et je criais que j’étais très mal.

« J’étais devenue une malade très soumise. Dans les commencemens, je voulais voir du monde, parler, quoiqu’une toux fréquente et des crachats de sang souvent m’en empochassent. Maintenant, j’avais cessé de recevoir, craignant que ceux qui m’auraient vue allassent dire que j’étais bien et que mon mari pouvait partir. Cette crainte de le voir partir n’était que dans mon imagination. Depuis la consultation, Portai, qui en avait fait connaître au roi le résultat, lui avait annoncé aussi qu’en disant que je n’étais pas menacée d’une fin très prochaine on avait voulu flatter ma famille, mais que ma maladie ne serait pas longue. En peu de jours, mon état fut désespéré. Il était de plus horriblement douloureux. Quelle était cette maladie ? Je ne saurais le dire. Mais j’avais des redoublemens de fièvre qui m’arrachaient des hurlemens de douleur. On m’entendait crier du bout de l’immense cour de notre hôtel.

« L’intérêt du roi était extrême. Trois fois par jour, il envoyait savoir de mes nouvelles ; Monsieur, les princes, les ministres en faisaient autant. J’étais l’objet d’une grande curiosité. Portai venait tous les jours de la part du roi, Auvity comme ayant soigné mon enfance, Dubois comme mon médecin ordinaire et de plus comme accoucheur, car on avait enfin déclaré que j’étais grosse. De combien ? on l’ignorait. Dubois passait des nuits pour être plus à portée de me donner des soins.

« Enfin, arriva le moment où tous les médecins réunis affirmaient, à l’exception d’Auvity, que je n’avais pas deux jours à vivre. Auvity persistait à penser, quoiqu’il ne vît pas de remède, qu’à dix-huit ans on peut toujours espérer. Mais, cette espérance était bien vague. On ne crut pas devoir y compter. C’est du moins ce que j’ai pensé, en me rappelant l’espèce de dureté avec laquelle on me l’annonça.

« Un jour, je vis entrer mon confesseur. Il fit signe à ma belle-mère, qui était près de moi, de se retirer. Il me dit que j’étais bien mal, qu’il fallait me préparer à mourir, à recevoir les sacremens. Je ne me rendis pas compte de la nature des sacremens qu’il voulait me donner. Je lui dis que, n’ayant pas ma tête, je ne pouvais me confesser et lui demandai d’attendre. Il chercha à me faire comprendre que cela ne se pouvait pas. Mais, comme j’insistais, il craignit de m’effrayer et me dit qu’il reviendrait dans deux jours.

« — Non, plus tard, répliquai-je.

« Cette visite me laissa très inquiète. On m’a raconté que pendant toute ma maladie j’avais fait des choses qui prouvaient que je m’attendais à une fin prochaine. J’avais donné mes diamans à vendre pour en remettre le prix à mon mari directement et qu’il n’entrât pas dans la succession, distribué des souvenirs, des cachets avec des devises ; j’avais demandé à voir mon fils et je l’avais recommandé aux soins de ma vieille bonne pour lorsque je ne serais plus… Et cependant, je ne crois pas que j’eusse eu l’idée de la mort, jusqu’au moment où je vis mon confesseur. Alors, mes idées se perdirent tout à fait. J’eus peur de mourir et de mourir en l’état de péché mortel. »

En dépit de tant de symptômes alarmans, et bien qu’elle eût été administrée, la petite duchesse ne devait pas mourir. Mais, jusqu’après ses couches, qui n’eurent lieu que le 22 juin, le mal auquel elle semblait devoir succomber entretint les alarmes de ceux qui veillaient autour d’elle. Elle ne fut en état de quitter Paris qu’à la fin de juillet. Pendant tout ce temps, le roi eut le triste courage de ne pas ouvrir sa porte à Decazes. Le 20 avril, alors que, depuis un mois, celui-ci ne quittait pas le chevet de sa femme, un peu de mieux s’était manifesté. Il en profita pour écrire au roi et le supplier de le recevoir. Le lendemain, le roi lui répondait :

« J’ai lu, mon cher fils, avec un plaisir sensible, le commencement de ta lettre. Non, tu ne t’es pas trompé en jugeant ce que le danger de la chère petite ajoutait à tant d’autres peines que j’ai à souffrir. Je n’ai eu d’autre consolation que d’envoyer fréquemment savoir de ses nouvelles. Enfin, le danger est passé. C’est une grande joie pour moi. Dieu veuille qu’après avoir triomphé de la maladie aiguë, elle échappe également à une autre au moins aussi dangereuse. L’exécution de tes projets méridionaux est le meilleur, à mon avis, de tous les remèdes à employer.

« Ce qui me reste à te dire est affligeant pour tous les deux. Rappelle-toi que, le 14 février, je t’ai écrit que, si ton séjour à Paris durait plus de huit ou dix jours, je serais forcé de me condamner au supplice de Tantale. Je n’ai pas tenu bien strictement aux dix jours. Je croyais que tu partirais le 23 mars et je ne me suis pas fait scrupule de te voir jusqu’au 22, car c’est ce jour-là qu’a commencé ce supplice dont c’est aujourd’hui le trentième jour. Passé ce terme, j’étais résolu au sacrifice. Tu m’as épargné la peine de le prononcer et mon cœur a été bien sensible à cet effort du tien. Mais les circonstances ne sont pas changées. On te dit le contraire ; on te trompe, peut-être avec de perfides intentions. Toutes les notions que j’ai, et certes je ne croirais pas trop aisément d’affligeantes, sont diamétralement opposées aux tiennes et j’ai la certitude positive que, si nous rompions en ce moment le jeûne, nous en perdrions le fruit. Sachons donc, — si je t’afflige, ma douleur te venge, — l’observer jusqu’à la veille de ton départ. Alors, je ne te laisserai pas partir sans ma bénédiction. Ma porte et mes bras te seront ouverts, comme mon cœur l’est et le sera toujours.

« Adieu, cher fils ; reçois ici de loin, comme, en ce triste et pourtant encore beau jour, tu les recevras de près, pour toi et les tiens, les embrassemens d’un père aussi tendre que malheureux. »

C’étaient là de belles phrases. Malheureusement, elles ne changeaient rien à la triste réalité, ni à ce qui se racontait dans Paris, de la disgrâce de Decazes, déjà commencée, et qu’allait promptement consommer la faveur envahissante et victorieuse de la comtesse du Cayla.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre.
  3. Il s’agissait des affaires de Naples et Decazes dut répondre au roi qu’aucune ouverture ne lui avait été faite, ni aucun avis donné.
  4. Le portrait de Decazes qui était dans son cabinet.
  5. On sait qu’à cette date, Decazes avait obtenu déjà son congé, mais en des circonstances et dans des conditions telles qu’il s’était dispensé d’en parler à sa femme pour n’avoir pas à lui montrer les lettres du roi qu’on a lues plus haut.
  6. Dans l’épisode final de ces études sur Louis XVIII et le duc Decazes, je raconterai comment Mme du Cayla, présentée au roi en 1817 par Decazes lui-même, revint aux Tuileries à la fin de 1820 et y conquit la faveur royale.