L’Ambassade extraordinaire du duc de Mayenne - Les fiançailles d’Anne d’Autriche

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Duc de la Force
L’Ambassade extraordinaire du duc de Mayenne - Les fiançailles d’Anne d’Autriche
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 93-117).
L’AMBASSADE EXTRAORDINAIRE DU
DUC DE MAYENNE
(1612)
LES FIANÇAILLES D’ANNE D’AUTRICHE

Ce duc de Mayenne de 1612 n’est pas le fameux Charles de Lorraine, le gros Mayenne, le Preneur de villes, le chef de la Ligue, le vaincu d’Arques et d’Ivry, réconcilié avec Henri IV, après avoir un moment convoité sa couronne, et devenu, selon l’exacte définition du dernier vers de la Henriade, « le meilleur sujet du plus juste des princes. » Il s’agit ici de son fils Henri de Lorraine, qui donnait l’espérance de devenir un capitaine remarquable, à qui une mort prématurée ne permit pas de remplir tout son mérite. Ce prince de trente-quatre ans, grand homme « fort bien fait, » dont le large front était couronné d’une abondante chevelure bouclée, et dont la longue figure était allongée encore par un long nez et une barbiche en pointe, avait paru d’abord sous le nom de marquis de Mayenne. Grand chambellan de France en 1596, duc d’Aiguillon en 1599, gouverneur de l’Ile-de-France en 1610, duc de Mayenne à la mort de son père en 1611, il fut nommé ambassadeur extraordinaire à Madrid en 1612, chargé de signer le contrat de mariage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, fille aînée du roi d’Espagne Philippe III

Des fiançailles, des cavalcades dans des rues en fête, un contrat de mariage, des cérémonies pompeuses dans un palais d’Espagne, le sujet semble tenir surtout de la chronique mondaine.

Ce sont bien à la vérité un contrat de mariage et des fiançailles ; mais quelles fiançailles ! Celles du père et de la mère de Louis XIV. Ces fiançailles, ce mariage ont eu sur notre pays et même sur les autres nations une influence si profonde, que rien de ce qui s’y rapporte ne saurait être d’un médiocre intérêt. D’un intérêt historique, d’un intérêt aussi de curiosité pour les amateurs de contrastes et de pittoresque. Pendant près de deux mois, la gravité, la réserve, la hauteur castillanes sont en contact avec la vanité, l’exubérance, la courtoisie raffinée des Français. En contact et en lutte ; car c’est le patriotisme, plus encore que le goût du faste, qui explique et justifie la pompe et la magnificence déployées par l’ambassade extraordinaire de France et par la cour d’Espagne pendant ces solennités. C’est la grandeur rivale de la France et celle de l’Espagne que ce faste et cette pompe représentaient.

Le pape Clément VIII, dès l’année 1601, avait eu l’idée de marier Anne d’Autriche au futur Louis XIII, et Madame Elisabeth de France, fille de Henri IV, au prince des Asturies, le futur Philippe IV.

Le projet de Clément VIII, abandonné, repris, abandonné encore, avait été repris de nouveau, après la mort de Henri IV, par la régente Marie de Médicis, et, le 30 avril 1611, un accord s’était conclu pour le double mariage.

Tandis qu’au mois de juin 1612, le duc de Pastraña s’apprêtait à venir à Paris signer le contrat du prince des Asturies, le duc de Mayenne se mettait en route pour Madrid. Le 5, au château de Fontainebleau, il prenait congé de la Régente et de Louis XIII et partait avec vingt chevaux de poste. Il parcourut environ quinze lieues par jour, et arriva le 12 juin à Bayonne, où l’attendaient plus de deux cents gentilshommes, qui allaient être de sa suite au delà des monts. Cette imposante escorte, grossie par la foule des pages, des maîtres d’hôtel, huissiers, contrôleurs, etc., en tout sept cents hommes, « formait la plus belle et la plus grande compagnie que jamais ambassadeur ait eue. »


I

Le duc de Mayenne passa le 23 juin la rivière de Guadelala à Irun. La première couchée en terre d’Espagne fut à Saint-Sébastien. Il y fut salué de « cinquante coups de canon ; tous les gens de guerre sortirent une demi-lieue au-devant de lui, toute la jeunesse le reçut avec ballets de danse à leur mode, et la ville s’offrit à défrayer son train pendant deux jours pour le retenir. » Bonnes gens ! ils ne soupçonnaient pas qu’au moment où ils lui faisaient ces offres obligeantes, l’ambassadeur extraordinaire écrivait au secrétaire d’Etat Puisieux (le 24 juin) : « Je vous supplie et conjure de ne m’y laisser que le moins que vous pourrez. »

Le 24 juin à Tolosa, le 26 à Villaréal, même accueil, mêmes offres. Sur toute la route, les danses et les combats de taureaux remplissent de musique et de tumulte les villes, les bourgs et les villages.

Et cependant Mayenne trouve qu’on n’en fait pas assez, déçu de n’avoir « aucune communication de Sa Majesté Catholique. » C’est que la province de Biscaye, étant exempte de toute sorte de charges, n’en veut point recevoir, « et toutes leurs démarches sont de bonne volonté. » « Ils s’en acquittent, écrit Mayenne, le mieux qu’ils peuvent, et avec du soin véritablement, mais fort rudement, étant grossiers et beaucoup différents et éloignés de la civilité française. » Aussi l’ambassadeur, juste et magnanime, consent-il à les excuser ! Moins généreux, les gens de la suite, au contraire, les ont « cent fois maudits de ce qu’ils en faisaient trop ! »

Il n’a pas longtemps à les excuser. Salué dès Montdragon par des députés de Vitoria, par des députés de la province d’Alava et par des gentilshommes au nom du Roi ; par l’alcade et les principaux de la ville ; par des alguaziles de corte, maréchaux des logis de Sa Majesté Catholique ; par un maître d’hôtel du Roi venu tout exprès, entré dans Vitoria aux salves du canon, « visité dans son logis, » où lui sont prodiguées « les offres honnêtes et les courtoisies, » il peut dire « que l’incivilité et rudesse des premiers » Espagnols rencontrés depuis la frontière « a été du tout réparée par la douceur et dextérité des derniers. »

Au milieu de ces roses, une épine cependant ! Le duc de Pastrana, chef de l’ambassade espagnole, chargé de signer le contrat de mariage du prince des Asturies et de Madame Élisabeth de France, depuis plusieurs jours devrait être parti. Or, il n’a pas quitté Madrid. Et Mayenne est ébahi de ce qu’on ne lui écrit aucune chose « du partement. » II s’avance à très petites journées. Devra-t-il s’arrêter tout à fait ? Car ce serait un affront insupportable à l’honneur français de trouver encore à Madrid l’ambassade espagnole, l’orgueil castillan autorisant à penser que le retard n’est pas involontaire. Il l’est cependant, imputable non à l’orgueil espagnol, mais à la gêne momentanée de Pastrana, car ledit duc (l’ambassade étant à ses frais) « avait été plus arrêté par faute d’argent qu’autrement, et, se trouvant empêché d’en trouver promptement, il en demandait au roi d’Espagne. » Enfin, la résolution du partement est prise pour le jeudi suivant.

Par Miranda sur l’Èbre, Pancorbo, Briviesca, Burgos, le duc de Mayenne poursuit lentement sa route. Il ne se plaint plus de n’être reçu que par des gens de peu. Les alguaziles de corte marchent toujours devant lui, veillant aux approvisionnements et aux logis ; « mais, écrit l’ambassadeur, sans me faire aucun présent de chose quelconque, ni y mettre le taux et ordre que l’on m’avait fait espérer, de sorte que toutes choses sont extrêmement chères, et n’est pas croyable à qui ne l’éprouve. »

C’est au château de Lerme, — de Madrid le duc de Lerme a envoyé ses ordres à son intendant, — que les fourriers royaux conduisent le duc de Mayenne. La plupart des Français ne connaissent guère don Francisco Gomez de Sandoval y Royas, marquis de Denia et duc de Lerme, que par les récits de son secrétaire, Gil Blas de Santillane. Pour eux, le duc de Lerme est bien plus un personnage sympathique de Gil Blas qu’une grande figure de l’histoire d’Espagne.

Génie facile et médiocre, le duc de Lerme gouvernait depuis quatre ans Philippe III et l’empire espagnol. D’une intelligence bien inférieure à celle du sombre Philippe II, il était presque aussi puissant que lui. Ses meubles, ses joyaux, d’une valeur de six millions d’écus d’or, ses revenus qui lui en rapportaient sept cent cinquante mille chaque année, permettaient au favori de recevoir le duc de Mayenne avec une royale somptuosité.

Mayenne, cependant, eut d’abord une inquiétude et une surprise. Ses valets ayant été envoyés en avant, on leur refusa le porte ; ils revinrent au-devant de leur maître qui ne put imaginer la cause de ce refus. Néanmoins, il passa outre ; arrivé dans la cour du château, à la porte du perron, la porte fut « tout soudain ouverte, » et à cette ouverture, se répandit la plus suave odeur. Une odeur pareille sortait de toutes les chambres : cause maintenant apparente du refus fait aux valets. Salles et chambres embaumées par les parfums, ornées de lits et de meubles précieux, embellies de tapisseries d’or et d’argent, aux bordures d’or enrichies de rubis et d’émeraude, étalaient les raffinements et les splendeurs du duc de Lerme. Bientôt commença dans la cour du château un extraordinaire défilé de vivres soi-disant offerts par les habitants. Derrière deux Mores sonnant de la trompette, s’avancèrent, sous les regards amusés de l’ambassade, des figurants déguisés en paysans, porteurs de longues corbeilles pleines de gibier ; puis, couverts de tapis de Turquie, vingt mulets chargés de veaux, moutons, coqs d’Inde, cuirs de vin, jambons, volailles, viandes, confitures et fruits, « qu’il semblait qu’ils eussent entrepris de nourrir une armée. »

Cette énumération pantagruélique est empruntée à une longue lettre du sieur de L. (probablement M. de Lingendes, le littérateur), écrite de l’Escurial à Mademoiselle de Mayenne sur le voyage de Mgr son frère, avec tous les vers et romances que les Espagnols ont faits sur ce sujet. Ce bon M. de Lingendes a de la lecture, et il aime à illustrer la prose de sa lettre par des allusions et des citations. Les magnificences du château de Lerme lui rappellent le palais enchanté qu’Alcine avait construit pour Roger, et le défilé des porteurs de vivres, le triomphe de Caresme-prenant, ou plutôt une des processions que les Gastrolates font dans Rabelais à leur dieu ventripotent. On se demandera peut-être pourquoi il ne lui rappelait plutôt les noces de Gamache. Le duc de Mayenne s’était plaint de la vie chère, et voici qu’il se trouvait transporté au milieu d’une profusion digue des festins imaginés, justement à la même époque, par le grand Miguel Cervantès, qui habitait alors Madrid. Mais, — il y a un mais, qui explique cet oubli d’une façon plausible, — la seconde partie du Don Quichotte, dont les Noces de Gamache sont un des chapitres les plus célèbres, ne parut que trois ans plus tard, en 1615 !

Mayenne alla coucher le 5 à Aranda, sur le Douro, où les autorités tinrent à lui donner le cruel spectacle, devant les fenêtres de son logis, d’un taureau couvert de poudre à canon à laquelle on avait mis le feu. Le taureau ne montra aucun respect des immunités diplomatiques ; et, comme quelques Français de l’ambassade, pour mieux voir, avaient ouvert une porte du logis, il fonça sur eux, les poursuivit dans la maison, monta l’escalier. Il allait continuer dans la salle du premier étage cette corrida d’un nouveau genre, lorsqu’une chute le précipita de la galerie d’en haut sur les dalles du rez-de-chaussée, où il se tua.

A Aranda, l’ambassadeur ordinaire de France, André de Cochefilet, baron de Vaucelas, beau-frère de Sully, accrédité auprès de Philippe III dès le temps de Henri IV, et arrivé tout exprès de Madrid, apprit au duc de Mayenne qu’enfin le duc de Pastrana était en marche vers la France. Mayenne aussitôt se détourne du grand chemin pour ne pas gêner le cortège espagnol. Ce cortège n’est qu’à cinq ou six lieues. Mais le 7 juillet, Mayenne incommodé s’arrête dans un pauvre village. La fièvre le prend, augmente, et des vomissements surviennent.

Il lui fallut en ce piteux état subir la visite de don François de Silva, qui, accompagné de dix gentilshommes, venait le saluer au nom de son frère, le duc de Pastrana. Mayenne dépêcha le marquis de Montpezat, son frère de mère, avec cinquante gentilshommes, pour rendre sa visite au duc de Pastrana. Pastrana était déjà parti, et ils ne trouvèrent que don Francisco. Mayenne se transporta péniblement le lendemain à Tarlagonne. Il y trouva les médecins et l’apothicaire du Roi Catholique, ayant « commandement de ne l’abandonner de vue et le traiter en sa maladie. » Il put atteindre le surlendemain le château de l’Almeda, non de loin de Barajas, à deux lieues de Madrid. Le marquis d’Este, mis à sa disposition par Philippe III, demeura toujours avec lui. Les grands et les ambassadeurs lui envoyèrent leurs principaux gentilshommes. Après un repos d’une semaine, il put reprendre sa marche.


II

La Reine Catholique, Marguerite d’Autriche, femme de Philippe III, mère des infants et du prince des Asturies, était morte l’année précédente, en 1611, et la cour d’Espagne n’avait pas encore quitté le deuil. Suivant l’usage, le duc de Mayenne et sa suite le prirent avant de faire leur entrée officielle à Madrid. Le 17 juillet, vers le milieu de la journée, les gentilshommes français approchèrent de la capitale, et, malgré l’austérité du deuil, formaient un illustre cortège.

Ce cortège se déroula de Barajas à Madrid par un chemin plein de monde, « à pied, à cheval. Nous croyions, écrit Lingendes, que nous ne trouverions plus personne à Madrid. » Mais, venant à sa rencontre, voici une troupe de cinq cents cavaliers. C’est le duc d’Albe, accompagné de toute la noblesse de la Cour. Les deux troupes s’arrêtent. Personne ne met pied à terre. Le marquis d’Este dit les noms des seigneurs espagnols, les plus beaux noms de l’Espagne : les ducs de l’Infantado, d’Albuquerque, de Maqueda, de Feria, de Montalto, de Villahermosa, Don Christoval de Mora, etc. J’en passe, et des meilleurs. C’est le cas, ou jamais, de répéter le mot célèbre de Don Ruy Gomez de Silva.

L’interminable cérémonie des présentations se prolongea jusque vers sept heures du soir. Puis, les masses des gentilshommes français et des gentilshommes espagnols ne tardèrent pas à se confondre, et, les ducs de Mayenne et d’Albe fermant la marche, s’enfoncèrent, par la porte Fuencarral, dans les rues de Madrid, sombres, étroites, tortueuses, encombrées par la foule. Debout sur les pavés pointus des rues et des places, massés aux fenêtres, couvrant les toits des maisons, les Madrilènes applaudissaient, acclamaient, et les dames qui stationnaient dans leurs carrosses, témoignaient « une immense allégresse, » criaient en français : « Bienvenus ! Bienvenus ! *

Le roi Philippe, l’infante et le prince des Asturies s’étaient postés, pour voir, dans une galerie du couvent des Carmes déchaussés, derrière des jalousies soigneusement baissées. Le roi Philippe, invisible et voyant tout, ne rappelle-t-il pas à la mémoire les vers de Ruy Blas ?


C’est un réduit obscur
Que Don Philippe trois fit creuser dans ce mur.
Là, le maître invisible entend tout comme une ombre...


En tête du cortège, deux cent cinquante mulets chargés de coffres et de balles, affublés de lunettes en signe de deuil, selon l’étrange coutume d’Espagne, portant des couvertures noires, conduits de trois en trois par des muletiers vêtus de noir, encadrés de cavaliers noirs et de suisses noirs à pied : soixante-cinq mulets pour les bagages des seigneurs et gentilshommes, et cent quatre-vingt-cinq pour ceux de Mayenne, dont les couvertures portaient, brodées au milieu, les armes du duc, et la croix de Lorraine aux quatre coins.

Derrière, s’avançaient, montés sur les mulets qui leur avaient servi pendant le voyage, les gens de la suite et les seigneurs. Après, un exempt, son bâton à la main ; deux huissiers de chambre avec leurs verges, un maitre d’hôtel flanqué de deux contrôleurs, la chaine d’or en écharpe, l’enseigne au chapeau, et cent vingt-trois officiers et valets de chambre. Cinquante-deux pages habillés de noir suivaient, deux à deux, précédés de l’écuyer du duc de Mayenne, ayant derrière eux leur gouverneur. Après, marchant dans le même ordre, deux cent dix-sept gentilshommes français, vêtus de noir comme eux et défilant avec les gentilshommes espagnols. Puis « dix-sept barons, sept comtes ou vicomtes, quatre marquis, le prince de Tingry. » Enfin, sur un cheval que lui avait envoyé le roi d’Espagne, entre le duc d’Albe et le baron de Vaucelas, le duc de Mayenne.

Tout le cortège, que fermaient quatre carrosses, dont trois drapés, disparut dans la direction de l’hôtel Spinola.

L’impression du Roi fut très favorable. « Il nous fit l’honneur, dit Lingendes, de louer notre ordre et notre mine, » et Mayenne assure que Sa Majesté, l’infante et le prince « prirent grand plaisir à voir passer notre troupe, où, Dieu merci, il n’y avait point de confusion. » Un chroniqueur semble avoir été frappé particulièrement par le grand nombre des gentilshommes de l’escorte : el duque de Humena (Mayenne) accompañado de muchos monsieures francezes. » M. Jourdain eût été ravi de cet espagnol qu’il aurait traduit sans peine... Muchos monsieures francezes. Beaucoup de messieurs français. Jordina, c’est-à-dire Jourdain…


III

Mayenne descendit avec sa troupe, au son de la musique royale, devant l’hôtel du fameux capitaine génois, Ambroise Spinola, marquis de Los Balbazes, qu’on avait préparé pour lui. Les Espagnols restèrent à cheval, mais les ducs d’Albe et d’Uceda mirent pied à terre, et le conduisirent jusqu’à sa chambre, faveur qui n’avait encore été faite à personne.

Les gentilshommes français furent émerveillés de voir leur chef si magnifiquement traité, et si princièrement logés, lui, sa noblesse et son train ; « le moindre de nous a eu sa chambre tapissée de soie. »

Tandis que Mayenne soupait chez Vaucelas, le marquis de Laguna, don Pedro de Léva et le marquis d’Este vinrent lui rendre visite de la part du Roi, revinrent le lendemain. Puis, ce furent le nonce du Pape et les ambassadeurs, puis les grands et le duc de Lerme, qui lui annonça que Sa Majesté Catholique ajournait l’audience pour lui permettre de se reposer.

Mais comment se reposer, quand on est comblé, accablé, poursuivi jusque chez soi d’honneurs, de politesses, de galanteries ? Des carrosses s’arrêtent devant son logis. Dans ces carrosses, des dames qui lui « donnent la musique elles-mêmes » quand il est aux fenêtres, qui l’appellent, quand il n’y est pas. Elles lui envoient des gants, des parfums, des eaux, des confitures, « toutes sortes de régals. » Elles publient à haute voix qu’elles n’ont jamais vu personne ni de si belle mine, ni de si belle taille. » Elles admirent sa livrée, sa vaisselle d’argent, ses deux tables de cinquante couverts et à quatre services toujours ouvertes à tout le monde, elles assistent à son dîner et à son souper.

Les poètes, Lope de Vega lui-même, ont célébré cette entrée, le cortège, le duc, avec un enthousiasme égal à celui des dames, l’enthousiasme obligatoire de la poésie officielle ! Dans un des romances, une strophe déclare que le duc d’Umena est digne d’être adoré ! Rien de plus, mais rien de moins.

Comme on peut s’en douter, ce ne sont pas les occupations et les préoccupations qui manquent à l’ambassadeur extraordinaire. Il lui faut écrire de longues relations détaillées à Marie de Médicis, à Puisieux, à Villerov. Et tout de suite il a à résoudre un cas difficile. Il apprend par Vaucelas, qui en tient la nouvelle du secrétaire Arostiqui, que l’infante doit être saluée, dès la première audience, des titres de reine et de majesté. Telle est la volonté du Roi Catholique. Mayenne peut-il s’y soumettre sans la permission du Roi Très Chrétien ? Il s’avise alors d’un expédient qu’il croit ingénieux. « C’est, explique-t-il à Marie de Médicis, que j’ai fait entendre à l’infante par Mme de Vaucelas qu’étant la maîtresse de mon Roi, elle ne pouvait commander ce qu’il lui plairait, et que je m’assurais tant de l’affection de Vos Majestés pour elle et particulièrement du Roi, qu’elles auraient très agréable que j’obéisse à ce qu’elle m’ordonnerait. » Quand vous commanderez, vous serez obéie.

L’infante, enchantée d’être traitée en reine (elle avait onze ans), confirma naturellement l’avis du Roi son père ; elle commanda, et Mayenne obéit. L’audience fut fixée au 21 juillet.

Ce jour-là, le Roi ayant envoyé autant de carrosses et de chevaux qu’il en fallait pour tous les Français, sur les cinq heures, toute la noblesse de la Cour, à cheval et conduite par le duc d’Uceda, fils aîné du duc de Lerme, les ducs d’Albe et d’Albuquerque, vint chercher à l’hôtel Spinola le duc de Mayenne et sa suite. La cavalcade et les carrosses s’acheminèrent vers le Palais. Aux boutiques et aux fenêtres ouvertes des maisons, une multitude de spectateurs immobiles regardaient le défilé, une multitude mouvante de curieux remplissait les rues. Les cavaliers fendaient péniblement le flot populaire.

Madrid, choisie pour être le séjour de la Cour par Philippe II à la fin du siècle précédent, abandonnée, puis reprise par Philippe III, était loin d’être alors une capitale glorieuse. Fontenay-Mareuil, l’un des cavaliers de la suite de Mayenne, ne la « trouvait pas plus grande qu’Orléans. » Tous ne jugeaient pas comme lui. Lingendes écrit qu’elle est une des plus grandes merveilles de la terre, mais pour des raisons assez singulières, dont la principale est le moyen qu’on a trouvé de nourrir cette ville bâtie dans un pays stérile, sans rivière, loin des rivières, loin de la mer, si peuplée qu’il est impossible de croire que la famine n’y soit toujours. Il s’étonne aussi d’y voir autant d’églises qu’il y en ait en ville du monde, si belles, si parées et si bien accommodées qu’on peut dire que ce n’est qu’or et azur. Il nomme après cela les dames dont la beauté ordinaire et la quantité n’est pas chose qui doit se taire. Ces étonnements nous laissent assez loin de l’admiration infinie et plaisante des Espagnols et de leur orgueilleux dicton : « De Madrid au ciel, et, dans le ciel, une lucarne pour contempler Madrid » (De Madrid a cielo, y en cielo un ventanillo para ver a Madrid.) Très loin aussi du mépris que l’on eut si longtemps pour cette ville aujourd’hui si belle. En plein dix-huitième siècle, un écrivain, — un Espagnol, — la déclarait la plus malpropre de l’Europe : « Era la corte mas sucia que se conoscia en Europa. »

Les cavaliers débouchèrent sur une place devant l’Alcazar royal, le sombre palais de Charles-Quint aux cinq cents chambres, mirent pied à terre, montèrent au premier étage entre deux haies formées par les gardes suisse, espagnole et wallonne, traversèrent des salles d’une richesse éblouissante.

Dans la salle d’audience, les Espagnols se rangèrent à gauche, les Français à droite. Philippe III était assis dans sa « chaire, » sous un dais. Ce petit homme à la moustache relevée, qui occupait le trône de son aïeul Charles-Quint, s’était toujours habillé très simplement de drap ou de serge noire. Veuf depuis le mois de novembre, il était vêtu de noir aussi ce jour-là. Il avait son chapeau sur la tête, portait une soutane et un long manteau de frise qui lui descendait jusqu’aux talons. On voyait à sa droite le duc de Lerme, à sa gauche le prince des Asturies (il avait sept ans), dont Vélasquez a éternisé les cheveux roux, la pâleur, la lèvre rouge et pendante. Comme le Roi, le duc de Lerme était couvert en sa qualité de grand d’Espagne. Derrière lui, d’autres grands également couverts, et le marquis de Velada, tête nue.

Deux maîtres d’hôtel du Roi se tenaient à l’entrée de la salle pour conduire le duc de Mayenne auprès de Sa Majesté Catholique ; mais Mayenne s’y trouva porté par la foule, depuis les degrés, « n’ayant, écrit-il, oncques vu au Louvre une telle presse qu’il y avait ici en cette cérémonie. »

Une révérence du duc de Mayenne, sans dire un mot : Philippe III se lève. Trois pas, et une nouvelle révérence : Philippe III ôte son chapeau. Mayenne alors lui baise les mains. Philippe III l’embrasse, se couvre, et lui commande de se couvrir à son tour. Puis, après la présentation des lettres de Sa Majesté Très Chrétienne, Mayenne exprime les remerciements pour les condoléances apportées à Paris par le duc de Feria après la mort de Henri IV, les condoléances pour la mort de la reine d’Espagne, et répond au Roi qui engage la conversation sur les mariages. Il parla longtemps, et le Roi dit depuis « qu’il n’avait jamais ouï personne parler si bien, ni si assurément. » Il salue ensuite comme par hasard, car il ne voulait pas le saluer avant l’infante, le prince des Asturies, qui l’embrasse. Cependant le prince de Tingry (Montmorency-Luxembourg) et une partie des seigneurs français baisent les mains du Roi.

Quelques instants plus tard, on alla dans une autre salle, où l’infante attendait sous un dais, assise sur un carreau d’or. Le duc de Lerme l’assistait, la comtesse d’Altamira, sa gouvernante, se tenait auprès d’elle, et, rangées autour de la pièce, toutes ses dames en noir.

A l’entrée du duc de Mayenne, l’infante oublia de se lever, comme il était d’usage en France, mais elle écouta courtoisement les condoléances et les compliments. Alors dans sa douzième année, la petite fille qui devait être une illustre reine de France était remarquable par son teint vermeil, ses grands yeux, de magnifiques cheveux châtain clair et une sorte d’embonpoint. Elle parut à Mayenne « la plus belle et agréable princesse qu’on puisse voir, et telle, écrivit-il à Marie de Médicis, que le portrait qu’on a envoyé à Vos Majestés lui fait plus de tort que d’avantage. » « Cette petite Majesté, remarque Vaucelas, portait un air d’être extrêmement contente. Elle en a sujet aussi. »


IV

Les mois de juillet et d’août ont mérité à Madrid le surnom de Mezes di infierno, tant y est pénible le séjour de la capitale desséchée et brûlante. Aussi, sur le conseil de ses médecins, Philippe III alla-t-il se reposer une dizaine de jours à l’Escurial. On attendait d’ailleurs, pour signer les contrats de mariage, l’arrivée du vicomte de Puisieux.

Fontenay-Mareuil assure que ce Puisieux était parfaitement inutile à Madrid, et que jamais il n’y fut venu assister Mayenne, s’il n’eût été le fils du chancelier de Sillery. Le vieux ministre Villeroy employait, depuis 1606, ce jeune homme qui avait épousé sa fille. Il lui confiait la rédaction de quelques dépêches. Mais, en 1612, Pierre Brûlart, vicomte de Puisieux, était déjà rompu aux affaires étrangères ; il l’était certainement plus qu’un gouverneur de l’Ile-de-France comme le duc de Mayenne. Si Mayenne attendait avec impatience un collaborateur, irrésolu, inconstant, artificieux, précieux pourtant à cause de ses connaissances professionnelles, le Gouvernement espagnol voyait approcher sans plaisir ce nouveau venu. Afin de rétablir l’équilibre et de diminuer le personnage de Puisieux, il dépêchait à Paris un agent secondaire, « un certain secrétaire, » écrivait Puisieux avec dédain.

Cependant, le Roi faisait envoyer au logis de M. de Mayenne des chevaux pour ceux qui voulaient courre la bague. A la vue des petites bagues, les Espagnols s’étonnaient et prétendaient qu’il se passerait une journée entière « sans qu’on mit dedans. » Ils furent bien autrement étonnés, quand ils virent M. de Mayenne en trois courses « mettre deux fois dedans, » et cela « avec des chevaux fraîchement venus de Naples, hors d’école, menés avec la grâce que la nature a donnée à ceux de notre nation par-dessus toutes autres du monde. » Les Français de ce temps-là du moins, le bon vieux temps, ne se dénigraient pas entre eux !

Mayenne occupait donc ses loisirs à courre la bague, à faire des visites aux ambassadeurs, et le soir, et même la nuit, à prendre le frais « au Prado qu’on appelle, grand lieu, » proche de l’hôtel Spinola. Cette promenade célèbre, toute plantée d’ormeaux, était le rendez-vous habituel des dames qui s’y rendaient sur les cinq heures et y passaient une partie de la nuit. Mayenne n’était pas le seul à rechercher la fraîcheur des belles allées. Les autres cavaliers français, on s’en doute, y étaient attirés comme lui, surtout par la beauté des dames « qui ont je ne sais quelle douceur et majesté qu’elles n’ont pas ailleurs, » et qui « trouvaient occasion de leur parler selon leur courtoisie et franche gaillardise. »

Mayenne évitait de s’y faire connaître. Il advint une fois qu’en pensant y aller bien inconnu, il ne put s’empêcher d’être découvert par une dame qui, s’étant arrêtée devant lui, chanta fort doucement une chanson qu’elle jeta ensuite dans « sa carrosse. » Cette chanson que Lingendes jugea digne d’être envoyée à la sœur du duc, disait que la lumière de ses yeux et le parfum suave qui s’exhalait de sa personne, malgré les ténèbres, le révéleraient toujours. Petite chanson, petits vers, petites aventures, que le correspondant de Mlle de Mayenne aurait pu laisser tomber sans dommage pour l’histoire.

Le 12 août, le comte de Salazar, maître d’hôtel du Roi, envoyé par son maître, vint au-devant du vicomte de Puisieux qu’il rencontra tout près de Madrid, et à qui il offrit l’hospitalité dans son propre logis. Puisieux préféra descendre chez le duc de Mayenne. Dès le lundi 13, il reçut la visite du secrétaire Arostiqui, anxieux d’ « éventer quelle était sa charge et les commandements qu’il apportait. » Puisieux remarqua très vite que le Conseil de Castille avait bonne envie de finir cette affaire « et de se décharger de cette troupe française » qui « lui causait peine et dépense. » Le mardi 14, Mayenne et Puisieux eurent une audience du Roi, rentré au Palais dans la nuit du 12 au 13, ensuite une de l’infante. « Elle nous reçut de bon œil, écrivit Puisieux à Marie de Médicis, témoignant en son visage, qui est fort beau, et au peu de paroles qu’elle prononça, combien lui était agréable cette ambassade. »

La pieuse infante se rappelait que son mariage avait été publié, « le jour de la Notre-Dame de mars ; « elle eût aimé que le contrat fût passé « le jour de la Notre-Dame d’août, » et l’on était au 14, et il y avait dans ce contrat plusieurs difficultés impossibles à résoudre en quelques heures !

Le traité du 30 avril 1611, qui établissait entre la France et l’Espagne une ligue de dix ans, et qui portait que Louis XIII épouserait Anne d’Autriche et le prince des Asturies, Elisabeth de France, réglait les articles des contrats. La dot était de cinq cent mille écus pour chaque princesse, ce qui semblera assez peu ; mais l’on n’avait pas caché de part ni d’autre un vif désir de « mettre le moins possible la main à la bourse ; » d’ailleurs la dot n’avait guère d’importance, puisqu’il était entendu qu’elle ne serait payée qu’à celle des deux parties dont la mort aurait défait le mariage avant son accomplissement.

Elle ne le fut jamais, à moins qu’on ne dise qu’elle le fut en peinture ! Parmi les vingt-quatre tableaux de la somptueuse collection des Rubens du Louvre consacrés à la vie de Marie de Médicis, l’un d’eux, moins tumultueux que les autres, d’un coloris très adouci, représente l’échange des princesses sur la rivière d’Hendaye. Au milieu d’une Bidassoa mythologique, où le dieu du fleuve, appuyé sur son urne, lève vers les princes ses bras et sa tête limoneuse et barbue, où gonfle ses joues un triton soufflant dans une conque, une troupe d’enfants (angelots ou amours) laissent tomber sur l’infante et sur Madame Elisabeth de France une pluie d’or !

Le douaire de la future reine de France était de vingt mille écus d’or par an ; la future princesse des Asturies, qui n’avait pas de douaire, recevait, selon l’usage du pays, un « augment de dot » de « cent soixante-six mille six cent soixante-six francs écus d’or sol deux tiers. » Elles devaient recevoir l’une et l’autre des bagues et des joyaux pour une somme de cinquante mille écus d’or ; « un entretènement » était prévu « pour leur état, tel qu’à sœur, fille et femme de si grands et puissants rois appartient. » Quant aux renonciations à l’héritage paternel et maternel, elles étaient, pour les deux princesses, aussi complètes que possible.

Les Espagnols prétendirent qu’il n’y avait que « le gros des articles » qui fût accordé. Mayenne et Puisieux durent discuter le détail, conférer avec le secrétaire Arostiqui, avec le duc de Lerme. La principale prétention des Espagnols, que Mayenne et Puisieux combattirent, mais devant laquelle ils finirent par s’incliner pour ne pas retarder la signature, était que Philippe III signerait, comme il en avait l’habitude : Yo el Rey, Moi le Roi. Cette orgueilleuse signature était en effet difficile à admettre dans un acte également signé, au nom du roi de France, par ses commissaires. Autre point en litige : l’infante devait être « remise » à la frontière et « délivrée » lorsqu’elle aurait ses douze ans révolus. Les Espagnols ne voulaient pas qu’il fût spécifié que cette délivrance se ferait aux dépens de l’Espagne, sous prétexte qu’ils en chargeraient un de leurs grands, qui en paierait les frais, mais refuserait de les payer, s’il voyait que le contrat les mettait au compte de l’Etat. On n’obtint pas non plus qu’il y eut plus d’un secrétaire d’Etat à la cérémonie de la passation des contrats. Les contrats furent passés le 20 août : il ne restait qu’à les signer.


V

Cette signature des contrats, qui se fit le 22 août 1612, donna lieu à un déploiement de somptuosité et de magnificences en comparaison desquelles aurait paru bien terne la pompe fastueuse du défilé précédent et de la première audience.

Sur les cinq heures et demie, le duc de Lerme, accompagné de tous les grands d’Espagne et des principaux seigneurs de la Cour, vint à l’hôtel Spinola chercher le duc de Mayenne. Français et Espagnols avaient quitté le deuil pour la solennité de ce jour ; les Espagnols d’ailleurs le reprirent le lendemain. Bien montés, admirablement parés de broderies d’or et d’argent, de pierreries, de plumes de héron, « ils s’étaient efforcés, dit le chroniqueur français, dont la vantardise patriotique divertit et désarme par sa naïveté, non pas de surmonter les Français, ce qui eût été impossible, mais de les imiter en ce qu’ils peuvent. »

Derrière les Espagnols, venaient cent cinquante gentilshommes français, tous éclatants de pierreries, de clinquant et de broderies, tous avec des habits différents de couleur et de façon ; surtout « avec la mine française qui est un avantage qu’ils ont sur les étrangers ; » avec tant de plumes d’aigrettes et de masses de héron, que « cela était capable de les faire voler et de les emporter dans l’air, si la pesanteur de leurs pierreries ne leur eût servi de contrepoids. » Ici, M. de Lingendes badine pour amuser sa correspondante ! Sa description d’ailleurs est exacte, confirmée par celles des autres chroniqueurs, si détaillées, si précises qu’il serait dommage de ne leur pas faire de larges emprunts. Tous étaient montés sur les plus beaux chevaux de la cour d’Espagne, habillés de housses de velours noir dont les broderies étaient assorties aux habits des cavaliers.

Leurs pages marchaient sur les ailes de la colonne, avec le bonnet à la main, vêtus de velours vert, de cramoisi rouge ou de tanné, tous avec la cape, la chausse troussée, le bas d’attache, tous chamarrés de clinquant et d’or.

Citons parmi les seigneurs français le sieur de Fontenay-Mareuil, le baron de La Rochefoucauld, le vicomte de Lestrange, le sieur de Chabannes, François de Caumont, comte de Lauzun, et son fils Gabriel, le grand père et le père du Lauzun de la Grande Mademoiselle, et le prince de Tingry dans un splendide habit vert de mer. Mais les regards de la foule étaient sûrement attirés surtout par le duc de Mayenne, chevauchant derrière MM. de Puisieux et de Vaucelas, à la droite du duc de Lerme et des pages royaux, au milieu de ses vingt-cinq pages, marchant la tête nue, et de vingt estafiers, tous vêtus de velours rouge cramoisi, avec bandes de broderie d’or et d’argent au collet, à la cape, à la chausse-bande, avec mêmes bandes à la doublure de satin rouge de la cape, des manches, du collet, du fond des chausses.

... Attirés par M. de Mayenne, — et par l’habit de M. de Mayenne, véritable poème, étincelant, éblouissant, d’une opulence orientale ! La Bruyère ne manquerait pas de dire : « Envoyez-moi cet habit et ces bijoux, je vous quitte de la personne. » Laissons au rédacteur du Mercure français le soin de montrer à La Bruyère et aux lecteurs de la Revue cette merveille d’habit. Avec la subtilité et la richesse verbale d’un chroniqueur mondain d’aujourd’hui, il en a vu et décrit l’ensemble, les détails et les élégances : « Il était de toile d’argent en broderie d’or et d’argent vidé à jour : la cape noire, les chausses des collets étaient faits d’un feuillage de persil avec les encolières ; la première chaîne était d’or et la seconde de perles, et ainsi joints faisaient un feuillage composé de grenades avec un compartiment de persil qui semblait plutôt d’orfèvrerie que de broderie ; le pourpoint, la doublure de la cape et celle des chausses étaient d’une riche lame d’argent ; le bas de soie était blanc ; les mules de velours noir, toutes couvertes de broderies d’or et d’argent, avec l’escarpin blanc, où était une grande enseigne de diamants qui servait de rose ; les gants, la ceinture, les pendants, les gardes de son épée et de sa dague, la cape et le bonnet de velours noir étaient tellement charges de pierreries qu’il serait malaisé d’en dire la valeur. La housse de son cheval était de velours noir, toute en broderie d’or et d’argent, de même façon que celle de son habillement ; la têtière était toute parsemée de diamants : on avait mis au mors, qui était d’or, pour bossettes, deux grandes enseignes de diamants ; et pour ses rênes deux écharpes de toile d’argent découpées et brodées d’or. » Comme on comprend, sans qu’on ait besoin du témoignage de Fontenay-Mareuil, que les dames de Madrid aient préféré les toilettes des Français à celles des Espagnols, « qui ressemblaient plutôt avec leurs longs manteaux et leurs courts cheveux à des gens de robe ou d’Eglise qu’à des cavaliers. »

Le cortège se terminait par « la carrosse » vide du duc de Mayenne, attelée de six chevaux pies (elle en avait huit en quittant Fontainebleau, deux étaient morts en chemin) : vrai char des Métamorphoses d’Ovide, « dont le soleil aurait pris envie d’être le cocher. » Puis deux autres carrosses du duc, attelés également de six chevaux, puis huit du roi d’Espagne « toutes pleines de gentilshommes français. » Ce glorieux cortège se déroula, au milieu de la foule, sous les yeux émerveillés des dames regardant du haut des balcons, jusqu’au Palais.


VI

Dans la grande salle de l’Alcazar, décorée de tapisserie de haute lice, était assis, devant une table de velours cramoisi, Don Cajelan, archevêque de Capoue, légat du Pape et nonce à la cour de Madrid. Les gentilshommes des deux nations se rangèrent le long des barrières qu’on avait préparées ; le duc de Mayenne prit place à droite sur le banc du légat, le duc de Lerme à gauche ; du côté du duc de Mayenne, le vicomte de Puisieux et le baron de Vaucelas, l’ambassadeur du grand-duc de Toscane, puis les membres du Conseil d’Etal, les ducs de l’Infantado, d’Albuquerque, etc. ; du côté du duc de Lerme, parmi les grands, le prince de Tingry.

Don Antoine Arostiqui, secrétaire d’État, écrivain et notaire de Sa Majesté Catholique, s’installa sur un petit banc, à la table cramoisie, et commença la lecture à haute voix du contrat de l’infante. Lecture fastidieuse pour des oreilles françaises, car Don Antoine lisait la version espagnole. Le contrat était rédigé en deux langues. L’exemplaire français ne fut signé que par Mayenne, Puisieux et Vaucelas, comme procureurs du Roi Très-Chrétien et de la Reine sa mère, puis par Lerme, comme procureur du Roi Catholique, père et administrateur de l’infante, et par Antoine Arostiqui. Sur l’exemplaire espagnol, les signatures des Espagnols précédèrent celles des Français.

Le duc de Lerme conduisit le duc de Mayenne dans une autre salle au milieu de laquelle se tenait, sous un dais, le Roi Catholique vêtu de noir, car il n’avait pas quitté le deuil de la Reine, avec l’infante et le prince des Asturies, tous deux vêtus de satin blanc brodé de diamants et de perles.

Alors, par une dérogation à l’étiquette autorisée par le Roi, Mayenne fit d’abord la révérence à l’infante « comme à sa Reine, » à qui il apportait les compliments de toute la France, puis au Roi, puis au prince des Asturies. L’infante avait toujours son air de contentement, et le Roi manifestait discrètement sa joie en se montrant « plus familier en ses discours, qui est un grand extraordinaire. » Il dit combien il avait désiré cette journée, combien « il espérait qu’elle serait utile et honorable à toute la République chrétienne et aux deux couronnes. » Puisieux et Vaucelas font ensuite leurs révérences, et les seigneurs français sont présentés à l’infante et lui baisent la robe. Tandis que Mayenne est mené par un maître d’hôtel auprès de Doña Catarina de la Cerda, « l’un des plus beaux esprits » de la cour de Madrid, et chacun des seigneurs français auprès d’une des dames rangées autour de la salle, les duchesses, et, parmi les duchesses, Mme de Vaucelas habillée à l’espagnole, les grands et le reste des gentilshommes d’Espagne viennent saluer à genoux la jeune reine. Les Français s’étonnent du petit nombre des assistants, et semblent regretter la presse de la première audience. « Il y paraissait si peu de gens, écrit Fontenay-Mareuil, que nous qui étions accoutumés à ces confusions de France dans les moindres cérémonies, nous en trouvâmes surpris, cela ne répondant pas, ce nous semblait, à la grandeur d’un tel roi. »

La nuit est venue. Mayenne retourne en carrosse chez lui, précédé de cinquante pages, portant chacun deux flambeaux blancs en leurs mains, au milieu d’autres rangées de flambeaux qui illuminaient les fenêtres des maisons, au milieu des acclamations de la foule, dominées par la bruyante musique des tambours, des hautbois et des trompettes. Ces manifestations de l’allégresse des rues faisaient un agréable contraste avec la réserve et l’abstention de la foule au Palais.

L’enthousiasme des poètes fut plus grand encore. La signature du contrat fut célébrée dans un long romance, et Lope de Vega lui-même la chanta dans un brillant sonnet. Détail curieux ! dans ce sonnet se trouve, avant la lettre, avant Louis XIV, le mot fameux : Il n’y a plus de Pyrénées. Tant il est vrai que tout est dit, depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent.

« À qui désire voir la belle France, antique, fertile, noble, victorieuse, guerrière entre toutes les nations, qu’il n’aille pas à Paris, mais qu’il vienne à Madrid. Les neiges des Pyrénées ne séparent plus l’Espagne qui se marie avec la France. Il n’est plus pour les deux qu’une âme en paix heureuse, qui ne forme plus qu’un corps et un être. »


Ya no divide nieve Pirenea
A Espana que con Francia se desposa.


Mayenne prit son audience de congé le 26, fut reçu par le Roi, par l’infante entourée de ses frères et sœurs. — Que devait-il dire, de la part de l’infante, au Roi Très Chrétien ? — « Qu’elle avait impatience à le voir. — Quoi ! Madame, s’écria sa gouvernante, la comtesse d’Altamira, que dira le Roi, lorsque le duc de Mayenne lui rapportera que vous désirez d’être sitôt en la compagnie des hommes ? — Vous m’avez appris, répartit l’infante, qu’il faut être toujours véritable. Vous ne devez donc pas vous étonner si je dis la vérité. »

Les jours suivants furent employés à faire et à recevoir les présents et les dernières visites. Le jeudi 30 août 1612, le duc de Mayenne quitta Madrid. Plusieurs grands et les principaux seigneurs de la Cour l’accompagnèrent. Déjà ils étaient avancés dans une des rues, lorsqu’ils eurent commandement de rebrousser : l’infante voulait voir partir les Français.

D’une fenêtre de l’Alcazar, la future Reine eut donc la satisfaction de voir, encore une fois, et mieux que la première, le défilé pompeux de ses futurs sujets, montés sur les mulets qui les emportaient en France. Voici les bagages, les pages en habits d’écarlate, les gentilshommes espagnols confondus dans la troupe éclatante des gentilshommes français, marchant toujours le chapeau à la main « pour dire le fâcheux adieu à ces pauvres affligées qui les eussent mieux aimé suivre que regarder partir. » Derrière, près du duc d’Albe, le duc de Mayenne dans son « habit gris de lin en broderie de bouquet d’or. » Le cortège disparait dans le soir qui tombe.

Trois années encore, et l’infante à son tour partira joyeusement pour cette France lointaine où grandit son fiancé.


VII

Une fois sorti de Madrid, le duc de Mayenne prit congé du duc d’AIbe et de la noblesse espagnole ; mais, tandis que sa suite allait coucher à Torre Ladones, sur la route de l’Escurial, « il rentra de nuit dans la ville, écrit Puisieux, pour dire l’adieu aux dames, qui n’aura pas été une petite affaire ! »

Puisieux, parti l’avant-veille, donnait ce détail à son beau-père Villeroy. Le surlendemain de la signature des contrats, il lui avait écrit des confidences autrement curieuses et compromettantes : « Peu s’en est fallu, lui mandait-il le 24 août, qu’une indisposition d’estomac survenue à M. de Mayenne n’ait retardé la fête. Les fruits, le boire froid et les femmes lui ont causé ces incommodités. Il est à gogo, comme l’on dit, dans ce dernier plaisir. Les messages qu’il reçoit tous les jours de la hardiesse des dames du pays et de leur avarice, autant que de lubricité, l’engagent au combat, et ne sais comment il s’en pourra dépêtrer. Je lui en dis librement mon avis et lui en fais les petites remontrances comme une personne bien sage et en rions ainsi ensemble. Je me contente cependant d’en entendre le rapport et pense à nos affaires pour tous deux, lui laissant l’honneur et le plaisir entier, et prenant la peine et le soin pour partage. Mais pourvu que le maître soit servi et vous content, je le suis prou. N’en faites, s’il vous plaît, semblant, à ce porteur qui a été de la partie. » Honnête Puisieux, auditeur empressé de rapports extra-diplomatiques, fut-il vraiment lui-même le gendre» bien sage » qu’il dépeint avec tant de complaisance à son beau-père ?

Si Mayenne était content des dames de Madrid, il l’était moins du Roi et de la noblesse. Du Roi, quel piètre présent ! Une vieille ceinture de la feue duchesse d’Uceda, pour servir de cordon de chapeau, avec une laide chaîne d’or, vendue huit mille ducats à Philippe III ; le tout, au dire de Vaucelas, valait à peine neuf mille écus.

Puisieux reçut deux mille cinq cents écus, et Vaucelas, pas un sol. Aussi, Vaucelas demanda-t-il à Villeroy de ne pas traiter plus libéralement l’ambassadeur du Roi Catholique ; mais, en même temps il excusait l’Espagne, assurant qu’elle était moins riche que la France. Et c’est Vaucelas qui a raison. Le Roi, en plus du fameux cordon, avait donné au duc de Mayenne quatre chevaux d’Espagne ; le duc d’Albe, deux ; le duc de Maqueda, quatre avec caparaçons de satin à fleurs. Ces présents, sans égaler les richesses du Pérou, ne semblent pas si misérables. Mais il serait difficile d’en dire autant de ceux du duc de Lerme. Malgré son immense fortune de quarante-quatre millions de ducats (quatre cents millions de notre monnaie d’avant la guerre), il n’avait donné que quelques parfums. Le même Vaucelas n’a-t-il pas exagéré en écrivant à Marie de Médicis : « Les Espagnols sont demeurés étonnés du bel équipage en quoi M. de Mayenne est venu, et confessent qu’à ce coup ils ont reçu l’affront jusque dedans leur pays, les étrangers ayant plus paru qu’eux... Le changement de trois livrées en si peu de temps, cet accompagnement si grand de personnes de qualité leur a fait connaître que, quand les Français veulent bien faire, rien ne les peut égaler ; les libéralités dont il a usé ont accompagné le reste de cette splendeur ; bref, ils ont confessé, Espagnols et Italiens mêmes que, de mémoire d’homme, il ne s’était vu en Espagne pareille ambassade. »

L’Etat espagnol ne saurait être blâmé de n’avoir pas engagé d’immenses dépenses pour éblouir les Français. Sa gêne aggravée l’obligea de prendre, pour payer le peu qu’il fit, « même les petites sommes destinées aux enfants et aux veuves des anciens serviteurs de Charles-Quint et de Philippe II ; » et plus tard, on dut augmenter d’autant de maravédis par livre, l’impôt sur la viande. On s’expliquerait donc que Philippe III, ce prince entouré de concussionnaires, qui, selon le mot cruel d’un satirique, mourut comme le Christ, entre des voleurs, se fut « couvert de son deuil, » ainsi qu’on l’a prétendu, pour dépenser le moins possible, remplaçant les fêtes dispendieuses par des honneurs qui du moins n’épuisaient pas le trésor. Un jour, il daigna se montrer dans les rues de Madrid, à cheval au côté de Mayenne, « ce qui est tenu à faveur extraordinaire en ce pays. » Peut-être mettait-il en pratique la maxime fine et plaisante de Don Quichotte, rapportée par Sancho Pança : « La politesse, à ce que prétend mon maître, est une fort bonne chose qui ne coûte presque rien. » .

Mais c’est bien moins l’avarice que la hauteur de la noblesse espagnole qui avait blessé Mayenne. Nulle visite des ducs d’Albe, de Maqueda et de Lerme en dehors des visites de bienvenue ; nulle visite d’adieu du duc de Lerme, fort prompt à épouser la querelle de son parent le cardinal de Tolède, qui refusait le titre d’excellence à Mayenne et ne lui donnait que du seigneur illustrissime.

Mayenne ne s’attarda pas outre mesure auprès des dames de Madrid. Le 1er ou le 2 septembre, il se séparait de Vaucelas à l’Escurial. Pour visiter l’Escurial, il s’arrêta tout un jour. L’Escurial ! Aucun palais peut-être dans le monde n’est plus légendaire et l’objet de jugements plus contradictoires. Aux yeux de Victor Hugo, c’est une sorte de palais enchanté :


On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire.


A M. Louis Bertrand, dans l’Infante, le monastère apparaît « immaculé et calme en sa candeur comme une basilique d’Orient. » Théophile Gautier, au contraire, a dit avec une sorte d’irrévérence que « c’est le plus gros tas de granit qui existe sur la terre ; il le trouve aussi lugubre que les in-pace des prisons du Moyen-âge : « Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu’ils s’ennuient d’aller passer trois ou quatre jours à l’Escurial ; ils apprendront là ce que c’est que le véritable ennui, et ils s’amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu’ils pourraient être à l’Escurial et qu’ils n’y sont pas. » Edmondo de Amicis, ayant cité cette phrase de Théophile Gautier, ajoute, après neuf pages de description enthousiaste sur l’immensité, la puissante originalité, le nombre et la somptuosité des objets d’art qui ornent cet édifice étrange : « C’est à peu près vrai. Aujourd’hui encore, après tant de temps, par les journées pluvieuses, quand je suis triste, je pense à l’Escurial, puis je regarde les murs de ma chambre, et je me réjouis. »

Est-on curieux de savoir quelle impression ce formidable Escurial laissa à nos Français, qui n’étaient ni poètes, ni romantiques ? Nous avons la bonne fortune de pouvoir satisfaire cette curiosité, une description ayant été écrite par l’un d’eux, et précisément de l’Escurial même.

Il lui parait que les rois d’Espagne ont conquis et dépouillé les Indes pour enrichir ce palais. « C’est un miracle, non une merveille seulement ; les. Espagnols l’appellent la huitième merveille du monde, mais c’est la première. » Les Français « s’ébahissaient, voyant une si grande masse de pierres, tant de corps de logis semblables d’étoffe et de structure, tant de cloîtres, car il y en a dix-sept, si enrichis de tableaux, tant de fontaines par toutes les cours, tant de marbres de toutes sortes, tant de menuiseries de bois précieux apportés des Indes, tant de peintures de tant de bons maîtres, tant de terrasses avec leurs balcons, parterres et fontaines, et tant d’autres excellents ouvrages. »

Notre chroniqueur termine sa lettre en disant « Vous lairray donc dans l’Escurial, sans vous donner la peine de voir les fêtes qu’on nous prépare à Ségovie et à Valladolid… » Comme lui, nous ne suivrons pas le duc de Mayenne, d’étape en étape, jusqu’à la Bidassoa. Le 25 septembre, il était à Bordeaux, où l’on put voir les deux ambassadeurs extraordinaires, Pastraña et lui, qui s’y rencontrèrent, se promener le plus amicalement du monde sur la rive de la Garonne.


VIII

Dès ses premières audiences à l’Alcazar, Puisieux avait écrit à Villeroy : « Je ne doute point que la Reine ne reçoive un très grand contentement de cette infante, laquelle, pour dire vérité (à laquelle, comme vous savez, Monseigneur, Sa Majesté m’a obligé en partant), est belle de corps, d’esprit et de grâce... Je n’ai pas d’opinion qu’elle croisse beaucoup, car elle n’est pas haute pour son âge ; ce sera une beauté délicate, un naturel bénin et complaisant et rempli de douceur. »

Puisieux ne se trompait guère : la petite fille de onze ans qu’il avait vue à Madrid en 1612 ne devint jamais une très grande femme, mais elle demeura toujours « belle de corps, d’esprit et de grâce. » On connaît le célèbre portrait d’Anne d’Autriche par Mme de Motteville : « Elle a été l’une des plus grandes beautés de son siècle, et présentement il lui en reste assez pour en effacer des jeunes qui prétendent avoir des attraits... Elle a une mine douce et majestueuse qui ne manque jamais d’inspirer... l’amour et le respect... Elle est douce, affable et familière avec tous ceux qui l’approchent et qui ont l’honneur de la servir... Elle a beaucoup d’esprit... Elle parle bien : sa conversation est agréable, elle entend raillerie, ne prend jamais rien de travers, et les conversations délicates et spirituelles lui donnent du plaisir. Elle juge toujours des choses sérieuses selon la raison et le bon sens. »

Ces qualités précieuses sont au nombre de celles que les Français de la fin du siècle admireront dans la personne de Louis XIV ; car le plus remarquable résultat des mariages espagnols, ce ne fut pas la paix assurée entre la France et l’Espagne pendant la régence de Marie de Médicis, mais la naissance du Grand Roi. Albert Sorel dit quelque part que le « don de discernement » et l’« art de régner » « tinrent lieu de génie » à Louis XIII. De son père, Louis XIV hérita ces dons heureux. Mais c’est d’Anne d’Autriche, d’Anne d’Autriche surtout, que Louis XIV reçut sa raison triomphante, son bon sens souverain, sa beauté, sa majesté, sa grâce, son affabilité, cet art de si bien dire, enchantement de sa cour, et cette douceur si égale qu’ « une colère de lui faisait événement. »

Rechercher l’origine de toutes les qualités de Louis XIV serait un jeu assez vain. Disons seulement que son amour des plaisirs, qui scandalise la postérité, et sa passion pour le travail, pour son « métier de roi, » jugé par lui « grand, noble, délicieux, » ne lui venaient certainement pas de la pieuse et indolente Anne d’Autriche.

Mayenne ne vit jamais le fils de Louis XIII et de l’infante. L’ancien ambassadeur extraordinaire à Madrid commandait, au mois de septembre 1621, l’armée royale de Basse-Guyenne sous les remparts de Montauban. La ville, pleine de huguenots rebelles, refusait d’ouvrir ses portes à Louis XIII, Jacques-Nompar de Caumont, marquis de La Force, vice-roi de Navarre et gouverneur de Béarn, s’y était enfermé avec deux de ses fils, les marquis de Castelnau et de Montpouillan, et l’un de ses gendres, le comte d’Orval, fils de Sully. Par une canonnière des assiégeants dont l’ouverture était large, les assiégés pouvaient distinguer le va-et-vient d’une tranchée spacieuse, fort proche de leur retranchement. Le détail n’avait pas échappé à « certain chasseur de Montauban. »

Le 17 septembre, ayant rempli son arquebuse « de fort grosses postes, » il se tenait à l’affut. Tout à coup, dans la tranchée, un grand bruit de voix, une foule grossissante ; au milieu de la foule, le duc de Mayenne montrant les travaux à son cousin le duc de Guise. Le « chasseur » met en joue et tire. Mayenne tombe ; l’arquebusade lui a crevé l’œil, traversé la tête. Fatale blessure, encore plus cruelle et plus tragique que la blessure semblable, reçue dans les mêmes conditions, par le glorieux général Maunoury !

La balle qui avait tué Mayenne fut portée au Roi, « laquelle ayant vue, racontent les Mémoires du marquis de Castelnau, il dit incontinent que c’était Castelnau qui devait avoir fait le coup, et qu’il connaissait le calibre de son arquebuse. Et ce, parce que, quelque temps auparavant, il avait eu l’honneur d’en donner une à Sa Majesté de semblable calibre, et que le Roi savait qu’il n’y en avait guère de mieux ajustés à tirer que lui. »

Pauvre Mayenne ! si galant, si libéral, si magnifique pendant son ambassade à Madrid neuf années plus tôt, lui que « son ambition, son courage et sa capacité pouvaient faire agréer et porter partout où un homme puisse prétendre, » le voilà frappé à quarante-trois ans, abattu sans gloire au détour d’une tranchée par un seigneur huguenot !


LA FORCE.