L’Ami Fritz/11

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Hachette (p. 155-174).


XI



On peut s’imaginer les réflexions que fit Kobus sur les remparts. Il se promenait derrière la Manutention, la tête penchée, la canne sous le bras, regardant à droite et à gauche si personne ne venait. Il lui semblait que chacun allait découvrir son état au premier coup d’œil.

« Un vieux garçon de trente-six ans amoureux d’une petite fille de dix-sept, quelle chose ridicule ! se disait-il. Voilà donc d’où venaient tes ennuis, Fritz, tes distractions et tes rêveries depuis trois semaines ! voilà pourquoi tu perdais toujours à la brasserie, pourquoi tu n’avais plus la tête à toi dans la cave, pourquoi tu bâillais à ta fenêtre comme un âne, en regardant le marché. Peut-on être aussi bête à ton âge ?

« Encore si c’était de la veuve Windling ou de la grande Salomé Rœdig que tu sois amoureux, cela pourrait aller. Il vaudrait mieux te pendre mille fois, que de te marier avec l’une d’elles ; mais au moins, aux yeux des gens, un pareil mariage serait raisonnable. Mais être amoureux de la petite Sûzel, la fille de ton propre fermier, une enfant, une véritable enfant, qui n’est ni de ton rang, ni de ta condition, et dont tu pourrais être le père, c’est trop fort ! C’est tout à fait contre nature, ça n’a pas même le sens commun. Si par malheur quelqu’un s’en doutait, tu n’oserais plus te montrer au Grand-Cerf, au Casino, nulle part. C’est alors qu’on se moquerait de toi, Fritz, de toi qui t’es tant moqué des autres. Ce serait l’abomination de la désolation ; le vieux David lui-même, malgré son amour du mariage, te rirait au nez ; il t’en ferait des apologues ! il t’en ferait !

« Allons, allons, c’est encore un grand bonheur que personne ne sache rien, et que tu te sois aperçu de la chose à temps. Il faut étouffer tout cela, déraciner bien vite cette mauvaise herbe de ton jardin. Tu seras peut-être un peu triste trois ou quatre jours, mais le bon sens te reviendra. Le vieux vin te consolera, tu donneras des dîners, tu feras des tours aux environs dans la voiture de Hâan. Et justement, avant-hier il m’engageait, pour la centième fois, à l’accompagner en perception. C’est cela, nous causerons, nous rirons, nous nous ferons du bon sang, et dans une quinzaine tout sera fini. »

Deux hussards s’approchaient alors, bras dessus bras dessous avec leurs amoureuses. Kobus les vit venir de loin, sur le bastion de l’hôpital, et descendit dans la rue des Ferrailles, pour retourner à la maison.

« Je vais commencer par écrire au père Christel de poser le grillage, se dit-il, et de remplir le réservoir lui-même. Si l’on me rattrape à retourner au Meisenthâl, ce sera dans la semaine des quatre jeudis. »

Lorsqu’il rentra, Katel mettait le couvert. Sûzel était partie depuis longtemps. Fritz ouvrit son secrétaire, écrivit au père Christel qu’il ne pouvait pas venir, et qu’il le chargeait de poser le grillage lui-même ; puis il cacheta la lettre, s’assit à table et dîna sans rien dire.

Après le dîner, il ressortit vers une heure et se rendit chez Hâan, qui demeurait à l’hôtel de la Cigogne, en face des halles. Hâan était dans son petit bureau rempli de tabac, la pipe aux lèvres ; il préparait des sacs et serrait dans un fourreau de cuir, de grands registres reliés en veau. Son garçon Gaysse l’aidait :

« Hé, Kobus ! s’écria-t-il, d’où me vient ta visite ? Je ne te vois pas souvent ici.

— Tu m’as dit, avant-hier, que tu partais en tournée, répondit Fritz en s’asseyant au coin de la table.

— Oui, demain matin, à cinq heures ; la voiture est commandée. Tiens, regarde ! je viens justement de préparer mon livre à souches et mes sacs. J’en aurai pour sept ou huit jours.

— Eh bien, je t’accompagne.

— Tu m’accompagnes ? s’écria Hâan d’une voix joyeuse, en frappant de ses grosses mains carrées sur la table. Enfin, enfin, tu finis par te décider une fois, ça n’est pas malheureux. Ha ! ha ! ha ! »

Et plein d’enthousiasme, il jeta son petit bonnet de soie noire de côté, s’ébouriffa les cheveux sur sa grosse tête rouge à demi chauve, et se mit à crier :

« À la bonne heure !… à la bonne heure !… Nous allons nous faire du bon sang !

— Oui, le temps m’a paru favorable, dit Fritz.

— Un temps magnifique s’écria Hâan, en écartant les rideaux derrière son fauteuil, un temps d’or, un temps comme on n’en a pas vu depuis dix ans. Nous partirons demain au petit jour, nous courrons le pays… c’est décidé… mais ne va pas te dédire !

— Sois tranquille.

— Ah ! ma foi, s’écria le gros homme, tu ne pouvais pas me faire un plus grand plaisir. — Gaysse ! Gaysse !

— Monsieur ?

— Ma capote ! Tenez… pendez ma robe de chambre derrière la porte. Vous fermerez le bureau, et vous donnerez la clef à la mère Lehr. Nous allons au Grand-Cerf, Kobus ?

— Oui, prendre des chopes ; il n’y a pas de bonne bière en route.

— Pourquoi pas ? À Hackmat, elle est bonne.

— Alors tu n’as plus rien à préparer, Hâan ?

— Non, tout est prêt. Ah ! dis donc, si tu voulais mettre deux ou trois chemises et des bas dans ma valise.

— J’aurai la mienne.

— Eh bien, en route, » s’écria Hâan, en prenant son bras.

Ils sortirent, et le gros percepteur se mit à énumérer les villages qu’ils auraient à voir, dans la plaine et dans la montagne.

« Dans la plaine, à Hackmatt, à Mittelbronn, à Lixheim, c’est tout pays protestant, tous gens riches, bien établis, belles maisons, bons vins, bonne table, bon lit. Nous serons comme des coqs en pâte les six premiers jours ; pas de difficulté pour la perception, les sommes du roi sont prêtes d’avance. Et seulement, à la fin, nous aurons un petit coin de pays, le Wildland, une espèce de désert, où l’on ne voit que des croix sur la route, et où les voyageurs tirent la langue d’une aune ; mais ne crains rien, nous ne mourrons pas de faim, tout de même. »

Fritz écoutait en riant, et c’est ainsi qu’ils entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf. Là, les choses se passèrent comme toujours : on joua, on but des chopes, et, vers sept heures, chacun retourna chez soi pour souper.

Kobus, en traversant sa petite allée, entra dans la cuisine, selon son habitude, pour voir ce que Katel lui préparait. Il vit la vieille servante assise au coin de l’âtre sur un tabouret de bois, un torchon sur les genoux, en train de graisser ses souliers de fatigue.

« Qu’est-ce que tu fais donc là ? dit-il.

— Je graisse vos gros souliers pour aller à la ferme, puisque vous partez demain ou après.

— C’est inutile, dit Fritz, je n’irai pas ; j’ai d’autres affaires.

— Vous n’irez pas ? fit Katel toute surprise ; c’est le père Christel, Sûzel et tout le monde, qui vont avoir de la peine, monsieur !

— Bah ! ils se sont passés de moi jusqu’à présent, et j’espère, avec l’aide de Dieu, qu’ils s’en passeront encore. J’accompagne Hâan dans sa tournée, pour régler quelques comptes. Et, puisque je me le rappelle maintenant, il y a une lettre sur la cheminée pour Christel ; tu enverras demain le petit Yéri la porter, et ce soir, tu mettras dans ma valise trois chemises et tout ce qu’il faut pour rester quelques jours dehors.

— C’est bon, monsieur. »

Kobus entra dans la salle à manger, tout fier de sa résolution, et ayant soupé d’assez bon appétit, il se coucha, pour être prêt à partir de grand matin.

Il était à peine cinq heures, et le soleil commençait à poindre au milieu des grandes vapeurs du Losser, lorsque Fritz Kobus et son ami Hâan, accroupis dans un vieux char à bancs tressé d’osier, en forme de corbeille, à l’ancienne mode du pays, sortirent au grand trot par la porte de Hildebrandt, et se mirent à rouler sur la route de Hunebourg à Michelsberg.

Hâan avait sa grande houppelande de castorine et son bonnet de renard à longs poils, la queue flottant sur le dos, Kobus, sa belle capote bleue, son gilet de velours à carreaux verts et rouges, et son large feutre noir.

Quelques vieilles le balai à la main, les regardaient passer en disant : « Ils vont ramasser l’argent des villages ; ça prouve qu’il est temps d’apprêter notre magot ; la note des portes et fenêtres va venir. Quel gueux que ce Hâan ! Penser que tout le monde doit s’échiner pour lui, qu’il n’en a jamais assez, et que la gendarmerie le soutient ! »

Puis elles se remettaient à balayer de mauvaise humeur.

Une fois hors de l’avancée, Hâan et Kobus se trouvèrent dans les brouillards de la rivière.

« Il fait joliment frais ce matin, dit Kobus.

— Ha ! ha ! ha ! répondit Hâan en claquant du fouet, je t’en avais bien prévenu hier. Il fallait mettre ta camisole de laine ; maintenant, allonge-toi dans la paille, mon vieux, allonge-toi. — Hue ! Foux, hue !

— Je vais fumer une pipe, dit Kobus, cela me réchauffera. »

Il battit le briquet, tira sa grande pipe de porcelaine d’une poche de côté, et se mit à fumer gravement.

Le cheval, une grande haridelle de Mecklembourg, trottait les quatre fers en l’air ; les arbres suivaient les arbres, les broussailles les broussailles. Hâan ayant déposé le fouet dans un coin, sous son coude, fumait aussi tout rêveur, comme il arrive au milieu des brouillards, où l’on ne voit pas les choses clairement.

Le soleil jaune avait de la peine à dissiper ces masses de brume. Le Losser grondait derrière le talus de la route ; il était blanc comme du lait, et malgré son bruit sourd, il semblait dormir sous les grands saules.

Parfois, à l’approche de la voiture, un martin-pêcheur jetait son cri perçant et filait ; puis, une alouette se mettait à gazouiller quelques notes. En regardant bien, on voyait ses ailes grises s’agiter en accent circonflexe à quelques pieds au-dessus des champs ; mais elle redescendait au bout d’une seconde, et l’on n’entendait plus que le bourdonnement de la rivière et le frémissement des peupliers.

Kobus éprouvait alors un véritable bien-être ; il se réjouissait et se glorifiait de la résolution qu’il avait prise d’échapper à Sûzel par une fuite héroïque ; cela lui semblait le comble de la sagesse humaine.

« Combien d’autres, pensait-il, se seraient endormis dans ces guirlandes de roses, qui t’entouraient de plus en plus, et qui, finalement, n’auraient été que de bonnes cordes, semblables à celles que la vertueuse Dalila tressait pour Samson ! Oui, oui, Kobus, tu peux remercier le ciel de ta chance ; te voilà libre encore une fois comme un oiseau dans l’air ; et par la suite des temps, jusqu’au sein de la vieillesse, tu pourras célébrer ton départ de Hunebourg, à la façon des Hébreux qui se rappelaient toujours avec attendrissement les vases d’or et d’argent de l’Égypte ; ils abandonnèrent les choux, les raves et les oignons de leur ménage, pour sauver le tabernacle ; tu suis leur exemple, et le vieux Sichel lui-même serait émerveillé de ta rare prudence. »

Toutes ces pensées, et mille autres non moins judicieuses, passaient par la tête de Fritz ; il se croyait hors de tout péril, et respirait l’air du printemps dans une douce sécurité. Mais le Seigneur-Dieu, sans doute fatigué de sa présomption naturelle, avait résolu de lui faire vérifier la sagesse de ce proverbe : « Cache-toi, fuis, dérobe-toi sur les monts et dans la plaine, au fond des bois ou dans un puits, je te découvre et ma main est sur toi ! »

À la Steinbach, près du grand moulin, ils rencontrèrent un baptême qui se rendaient à l’église Saint-Blaise : le petit poupon rose sur l’oreiller blanc, la sage-femme, fière avec son grand bonnet de dentelle, et les autres gais comme des pinsons ; — à Hôheim, une paire de vieux qui célébraient la cinquantaine dans un pré ; ils dansaient au milieu de tout le village ; le ménétrier, debout sur une tonne soufflait dans sa clarinette, ses grosses joues rouges gonflées jusqu’aux oreilles, le nez pourpre et les yeux à fleur de tête ; on riait, on trinquait ; le vin, la bière, le kirschenwasser coulaient sur les tables ; chacun battait la mesure ; les deux vieux les bras en l’air, valsaient la face riante ; et les bambins, réunis autour d’eux, poussaient des cris de joie qui montaient jusqu’au ciel. À Frankenthâl, une noce montait les marches de l’église, le garçon d’honneur en tête, la poitrine couverte d’un bouquet en pyramide, le chapeau garni de rubans de mille couleurs ; puis les jeunes mariés tout attendris, les vieux papas riant dans leur barbe grise, les grosses mères épanouies de satisfaction.

C’était merveilleux de voir ces choses, et cela vous donnait à penser plus qu’on ne peut dire.

Ailleurs, de jeunes garçons et de jeunes filles de quinze à seize ans cueillaient des violettes le long des haies, au bord de la route ; on voyait à leurs yeux luisants, qu’ils s’aimeraient plus tard. Ailleurs, c’était un conscrit que sa fiancée accompagnait sur la route, un petit paquet sous le bras ; de loin, on les entendait qui se juraient l’un à l’autre de s’attendre. — Toujours, toujours cette vieille histoire de l’amour, sous mille et mille formes différentes ; on aurait dit que le diable lui-même s’en mêlait.

C’était justement cette saison du printemps où les cœurs s’éveillent, où tout renaît, où la vie s’embellit, où tout nous invite au bonheur, où le ciel fait des promesses innombrables à ceux qui s’aiment ! Partout Kobus rencontrait quelque spectacle de ce genre, pour lui rappeler Sûzel, et chaque fois il rougissait, il rêvait, il se grattait l’oreille et soupirait. Il se disait en lui-même : « Que les gens sont bêtes de se marier ! Plus on voyage plus, on reconnaît que les trois quarts des hommes ont perdu la tête, et que dans chaque ville, cinq ou six vieux garçons ont seuls conservé le sens commun. Oui, c’est positif… la sagesse n’est pas à la portée de tout le monde, on doit se féliciter beaucoup d’être du petit nombre des élus. »

Arrivaient-ils dans un village, tandis, que Hâan s’occupait de sa perception, qu’il recevait l’argent du roi et délivrait des quittances, l’ami Fritz s’ennuyait ; ses rêveries touchant la petite Sûzel augmentaient, et finalement pour se distraire, il sortait de l’auberge et descendait la grande rue, regardant à droite et à gauche les vieilles maisons avec leurs poutrelles sculptées, leurs escaliers extérieurs, leurs galeries de bois vermoulu, leurs pignons couverts de lierre, leurs petits jardins enclos de palissades, leurs basses-cours, et, derrière tout cela, les grands noyers, les hauts marronniers dont le feuillage éclatant moutonnait au-dessus des toits. L’air plein de lumière éblouissante, les petites ruelles où se promenaient des régiments de poules et de canards barbotant et caquetant ; les petites fenêtres à vitres hexagones, ternies de poussière grise ou nacrées par la lune ; les hirondelles, commençant leur nid de terre à l’angle des fenêtres, et filant comme des flèches à travers les rues ; les enfants, tout blonds, tressant la corde de leur fouet ; les vieilles, au fond des petites cuisines sombres, aux marches concassées, regardant d’un air de bienveillance ; les filles, curieuses, se penchant aussi pour voir : tout passait devant ses yeux sans pouvoir le distraire.

Il allait, regardant et regardé, songeant toujours à Sûzel, à sa collerette, à son petit bonnet, à ses beaux cheveux, à ses bras dodus ; puis au jour où le vieux David l’avait fait asseoir à sa table entre eux deux ; au son de sa voix, quand elle baissait les yeux ; et ensuite à ses beignets, ou bien encore aux petites taches de crème qu’elle avait certain jour à la ferme ; enfin à tout : — il revoyait tout cela sans le vouloir !

C’est ainsi que le nez en l’air, les mains dans ses poches, il arrivait au bout du village, dans quelque sillon de blé, dans un sentier qui filait entre des champs de seigle ou de pommes de terre. Alors la caille chantait l’amour, la perdrix appelait son mâle, l’alouette célébrait dans les nuages le bonheur d’être mère ; derrière, dans les ruelles lointaines, le coq lançait son cri de triomphe ; les tièdes bouffées de la brise portaient, semaient partout les graines innombrables qui doivent féconder la terre : l’amour, toujours l’amour ! Et par-dessus tout cela, le soleil splendide, le père de tous les vivants, avec sa large barbe fauve et ses longs bras d’or, embrassant et bénissant tout ce qui respire ! Ah ! quelle persécution abominable ! Faut-il être malheureux pour rencontrer partout, partout la même idée, la même pensée et les mêmes ennuis ! Allez donc vous débarrasser d’une espèce de teigne qui vous suit partout, et qui vous cuit d’autant plus qu’on se remue. Dieu du ciel ! à quoi pourtant les hommes sont exposés !

« C’est bien étonnant, se disait le pauvre Kobus, que je ne sois pas libre de penser à ce qui me plaît, et d’oublier ce qui ne me convient pas. Comment ! toutes les idées d’ordre, de bon sens et de prévoyance sont abolies dans ma cervelle, lorsque je vois des oiseaux qui se becquètent, des papillons qui se poursuivent : de véritables enfantillages, des choses qui n’ont pas le sens commun ! Et je songe à Sûzel, je radote en moi-même, je me trouve malheureux, quand rien ne me manque, quand je mange bien et que je bois bien ! Allons, allons, Fritz, c’est trop fort ; secoue cela, fais-toi donc une raison ! »

C’est comme s’il avait voulu raisonner contre la goutte et le mal de dents.

Le pire de tout, quand il marchait ainsi dans les petits sentiers, c’est qu’il lui semblait entendre le vieux David nasiller à son oreille : « Hé ! Kobus, il faut y passer… tu feras comme les autres… Hé ! hé ! hé ! Je te le dis, Fritz, ton heure est proche ! » — « Que le diable t’emporte ! » pensait-il.

Mais d’autres fois, avec une résignation douloureuse et mélancolique :

« Peut-être, Fritz, se disait-il en lui-même, peut-être qu’à tout prendre les hommes sont faits pour se marier… puisque tout le monde se marie. Des gens mal intentionnés, poussant les choses encore plus loin, pourraient même soutenir que les vieux garçons ne sont pas les sages, mais au contraire les fous de la création, et qu’en y regardant de près, ils se comportent comme les frelons de la ruche. »

Ces idées n’étaient que des éclairs qui l’ennuyaient beaucoup ; il en détournait la vue, et s’indignait contre les gens capables d’avoir d’autres théories que celles de la paix, du calme et du repos, dont il avait fait la base de son existence. Chaque fois qu’une idée pareille lui traversait la tête, il se hâtait de répondre :

« Quand notre bonheur ne dépend plus de nous, mais du caprice d’une femme, alors tout est perdu ; mieux vaudrait se pendre, que d’entrer dans une pareille galère ! »

Enfin, au bout de toutes ces excursions, entendant au loin, du milieu des champs, l’horloge du village, il revenait émerveillé de la rapidité du temps.

« Hé, te voilà ! lui criait le gros percepteur ; je suis en train de terminer mes comptes ; tiens, assieds-toi, c’est l’affaire de dix minutes. »

La table était couverte de piles de florins et de thalers, qui grelottaient à la moindre secousse. Hâan, courbé sur son registre, faisait son addition. Puis, la face épanouie, il laissait tomber les piles d’écus dans un sac d’une aune, qu’il ficelait avec soin, et déposait à terre près d’une pile d’autres. Enfin, quand tout était réglé, les comptes vérifiés et les rentrées abondantes, il se retournait tout joyeux, et ne manquait pas de s’écrier :

« Regarde, voilà l’argent des armées du roi ! En faut-il de ce gueux d’argent pour payer les armées de Sa Majesté, ses conseillers et tout ce qui s’ensuit, ha ! ha ! ha ! Il faut que la terre sue de l’or et les gens aussi. Quand donc diminuera-t-on les gros bonnets, pour soulager le pauvre monde ? Ça ne m’a pas l’air d’être de sitôt, Kobus, car les gros bonnets sont ceux que Sa Majesté consulterait d’abord sur l’affaire. »

Alors il se prenait le ventre à deux mains pour rire à son aise, et s’écriait :

« Quelle farce ! quelle farce ! Mais tout cela ne nous regarde pas, je suis en règle. Que prends-tu ?

— Rien, Hâan, je n’ai envie de rien.

— Bah ! cassons une croûte pendant qu’on attellera le cheval ; un verre de vin vous fait toujours voir les choses en beau. Quand on a des idées mélancoliques, Fritz, il faut changer les verres de ses lunettes, et regarder l’univers par le fond d’une bouteille de gleiszeller ou d’umstein. »

Il sortait pour faire atteler le cheval et solder le compte de l’auberge ; puis il venait prendre un verre avec Kobus ; et tout étant terminé, les sacs rangés dans la caisse du char à bancs garnie de tôle, il claquait du fouet, et se mettait en route pour un autre village.

Voilà comment l’ami Fritz passait son temps en route ; ce n’était pas toujours gaiement, comme on voit. Son remède ne produisait pas tous les heureux effets qu’il en avait attendus, bien s’en faut.

Mais ce qui l’ennuyait encore plus que tout le reste, c’était le soir, dans ces vieilles auberges de village, silencieuses après neuf heures, où pas un bruit ne s’entend, parce que tout le monde est couché, c’était d’être seul avec Hâan après souper, sans avoir même la ressource de faire sa partie de youker, ou de vider des chopes, attendu que les cartes manquaient, et que la bière tournait au vinaigre. Alors ils se grisaient ensemble avec du schnaps ou du vin d’Ekersthâl. Mais Fritz, depuis sa fuite de Hunebourg, avait le vin singulièrement triste et tendre ; même ce petit verjus, qui ferait danser des chèvres, lui tournait les idées à la mélancolie. Il racontait de vieilles histoires : l’histoire du mariage de son grand-père Niclausse, avec sa grand-mère Gorgel, ou l’aventure de son grand-oncle Séraphion Kobus, conseiller intime de la grande faisanderie de l’électeur Hans-Peter XVII, lequel grand-oncle était tombé subitement amoureux, vers l’âge de soixante-dix ans, d’une certaine danseuse française, venue de l’Opéra, et nommée Rosa Fon Pompon ; de sorte que Séraphion l’accompagnait finalement à toutes les foires et sur tous les théâtres, pour avoir le bonheur de l’admirer.

Fritz s’étendait en long et en large sur ces choses, et Hâan, qui dormait aux trois quarts, bâillait de temps en temps dans sa main, en disant d’une voix nasillarde : « Est-ce possible ? est-ce possible ? » Ou bien il l’interrompait par un gros éclat de rire, sans savoir pourquoi, en bégayant :

« Hé ! hé ! hé ! il se passe des choses drôles dans ce monde ! Va, Kobus, va toujours, je t’écoute. Mais je pensais tout à l’heure à cet animal de Schoultz, qui s’est laissé tirer les bottes par des paysans dans une mare. »

Fritz reprenait son histoire sentimentale, et c’est ainsi que venait l’heure de dormir.

Une fois dans leur chambre à deux lits, la caisse entre eux, et le verrou tiré, Kobus se rappelait encore de nouveaux détails sur la passion malheureuse du grand-oncle Séraphion, et le mauvais caractère de Mlle Rosa Fon Pompon ; il se mettait à les raconter, jusqu’à ce qu’il entendît le gros Hâan ronfler comme une trompette, ce qui le forçait de se finir l’histoire à lui-même, — et c’était toujours par un mariage.