L’Ami Fritz/16

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Hachette (p. 265-314).


XVI



Le lendemain, dès huit heures et demie, le grand Schoultz, tout fringant, vêtu de nankin des pieds à la tête, la petite canne de baleine à la main, et la casquette de chasse en cuir bouilli carrément plantée sur sa longue figure brune un peu vineuse, montait l’escalier de Kobus quatre à quatre. Hâan, en petite redingote verte, gilet de velours noir à fleurs jaunes, tout chargé de breloques, et coiffé d’un magnifique castor à longs poils, le suivait lentement, sa main grassouillette sur la rampe, et faisant craquer ses escarpins à chaque pas. Ils semblaient joyeux, et s’attendaient sans doute à trouver leur ami Kobus en capote grise et pantalon couleur de rouille, comme d’habitude.

« Eh bien, Katel, s’écria Schoultz, regardant dans la cuisine entr’ouverte. Eh bien ! est-il prêt ?

— Entrez, messieurs, entrez, » dit la vieille servante en souriant.

Ils traversèrent l’allée et restèrent stupéfaits sur le seuil de la grande salle ; Fritz était là, devant la glace, vêtu comme un mirliflore : il avait la taille cambrée dans son habit bleu de ciel, la jambe tendue et comme dessinée en parafe dans son pantalon noisette, le menton rose, frais, luisant, l’oreille rouge, les cheveux arrondis sur la nuque, et les gants beurre frais boutonnés avec soin sous des manchettes à trois rangs de dentelles. Enfin c’était un véritable Cupido qui lance des flèches.

« Oh ! oh ! oh ! s’écria Hâan, oh ! oh ! oh ! Kobus… Kobus !… »

Et sa voix se renflait, de plus en plus ébahie.

Schoultz, lui, ne disait rien ; il restait le cou tendu, les mains appuyées sur sa petite canne ; finalement il dit aussi :

« Ça, c’est une trahison, Fritz, tu veux nous faire passer pour tes domestiques… Cela ne peut pas aller… je m’y oppose. »

Alors Kobus, se retournant, les yeux troubles d’attendrissement, car il pensait à la petite Sûzel, demanda :

« Vous trouvez donc que cela me va bien ?

— C’est-à-dire, s’écria Hâan, que tu nous écrases, que tu nous anéantis ! Je voudrais bien savoir pourquoi tu nous as tendu ce guet-apens.

— Hé ! fit Kobus en riant, c’est à cause des Prussiens.

— Comment ! à cause des Prussiens ?

— Sans doute ; ne savez-vous pas que des centaines de Prussiens vont à la fête de Bischem ; des gens glorieux, mis à la dernière mode, et qui nous regardent de haut en bas, nous autres Bavarois.

— Ma foi non, je n’en savais rien, dit Hâan.

— Et moi, s’écria Schoultz, si je l’avais su, j’aurais mis mon habit de landwehr, cela m’aurait mieux posé qu’une camisole de nankin ; on aurait vu notre esprit national… un représentant de l’armée.

— Bah ! tu n’es pas mal comme cela, » dit Fritz.

Ils se regardaient tous les trois dans la glace, et se trouvaient fort bien, chacun à part soi ; de sorte que Hâan s’écria :

« Toute réflexion faite, Kobus a raison ; s’il nous avait prévenus, nous serions mieux ; mais cela ne nous empêchera pas de faire assez bonne figure. »

Schoultz ajouta :

« Moi, voyez-vous, je suis en négligé ; je vais à Bischem sans prétention, pour voir, pour m’amuser…

— Et nous donc ? dit Hâan.

— Oui, mais je suis plus dans la circonstance ; un habit de nankin est toujours plus simple, plus naturel à la fête, que des jabots et des dentelles. »

Se retournant alors, ils virent sur la table une bouteille de forstheimer, trois verres et une assiette de biscuits.

Fritz jetait un dernier regard sur sa cravate, dont le flot avait été fait avec art par Katel, et trouvait que tout était bien.

« Buvons, dit-il, la voiture ne peut tarder à venir. »

Ils s’assirent, et Schoultz, en buvant un verre de vin, dit judicieusement :

« Tout serait très-bien ; mais d’arriver là-bas, habillés comme vous êtes, sur un vieux char-à-bancs et des bottes de paille, vous reconnaîtrez que ce n’est pas très-distingué ; cela jure, c’est même un peu vulgaire.

— Eh ! s’écria le gros percepteur, si l’on voulait tout au mieux, on irait en blouse sur un âne. On sait bien que des gentilshommes campagnards n’ont pas toujours leur équipage sous la main. Ils se rendent à la fête en passant ; est-ce qu’on se gêne pour aller rire.

Ils causaient ainsi depuis vingt minutes, et Fritz, voyant l’heure approcher à la pendule, prêtait de temps en temps l’oreille. Tout à coup il dit :

« Voici la voiture ! »

Les deux autres écoutèrent, et n’entendirent, au bout de quelques secondes, qu’un roulement lointain, accompagné de grands coups de fouet.

« Ce n’est pas cela, dit Hâan ; c’est une voiture de poste qui roule sur la grande route. »

Mais le roulement se rapprochait, et Kobus souriait. Enfin la voiture déboucha dans la rue, et les coups de fouet retentirent comme des pétards sur la place des Acacias, avec le piétinement des chevaux et le frémissement du pavé.

Alors tous trois se levèrent, et, se penchant à la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée, s’approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosse perruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc, sa veste brodée d’argent, sa culotte de daim et ses grosses bottes remontant au-dessus des genoux, qui regardait en l’air en claquant du fouet à tour de bras.

« En route ! » s’écria Kobus.

Il se coiffa de son feutre, tandis que les deux autres se regardaient ébahis ; ils ne pouvaient croire que la berline fût pour eux, et seulement lorsqu’elle s’arrêta devant la porte, Hâan partit d’un immense éclat de rire, et se mit à crier :

« À la bonne heure, à la bonne heure ! Kobus fait les choses en grand, ha ! ha ! ha ! la bonne farce ! »

Ils descendirent, suivis de la vieille servante qui souriait ; et Zimmer, les voyant approcher dans le vestibule, se tourna sur son cheval, disant :

« À la minute, monsieur Kobus, vous voyez, à la minute.

— Oui, c’est bon, Zimmer, répondit Fritz en ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce que l’on ne peut pas rabattre le manteau ?

— Pardon, monsieur Kobus, vous n’avez qu’à tourner le bouton, cela descend tout seul. »

Ils montèrent donc, heureux comme des princes, Fritz s’assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan à gauche, Schoultz au milieu.

Plus de cent personnes les regardaient sur les portes et le long des fenêtres, car les voitures de poste ne passent pas d’habitude par la rue des Acacias, elles suivent la grande route ; c’était quelque chose de nouveau, d’en voir une sur la place.

Je vous laisse à penser la satisfaction de Schoultz et de Hâan.

« Ah ! s’écria Schoultz en se tâtant les poches, ma pipe est restée sur la table.

— Nous avons des cigares, » dit Fritz en leur passant des cigares qu’ils allumèrent aussitôt, et qu’ils se mirent à fumer, renversés sur leur siège, les jambes croisées, le nez en l’air et le bras arrondi derrière la tête.

Katel paraissait aussi contente qu’eux.

« Y sommes-nous, monsieur Kobus ? demanda Zimmer.

— Oui, en route, et doucement, dit-il, doucement jusqu’à la porte de Hildebrandt. »

Zimmer, alors, claquant du fouet, tira les rênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que le vieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l’air de ses fanfares.

Katel, sur le seuil, les suivit du regard jusqu’au détour de la rue. C’est ainsi qu’ils traversèrent Hunebourg d’un bout à l’autre ; le pavé résonnait au loin, les fenêtres se remplissaient de figures ébahies ; et eux, nonchalamment renversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner la tête, et semblaient n’avoir fait autre chose toute leur vie que rouler en chaise de poste.

Enfin, au frémissement du pavé succéda le bruit moins fort de la route ; ils passèrent sous la porte de Hildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit son fouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la route de Bischem : les chevaux bondissaient, la queue flottante, le clic-clac du fouet s’entendait au loin sur la campagne ; les peupliers, les champs, les prés, les buissons, tout courait le long de la route.

Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel, rêvait à Sûzel. Il la voyait d’avance, et, rien qu’à cette pensée, ses yeux se remplissaient de larmes.

« Va-t-elle être étonnée de me voir ! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose ? Non, mais bientôt elle saura tout… Il faut que tout se sache ! »

Le gros Hâan fumait gravement, et Schoultz avait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau, pour écarter ses longs cheveux grisonnants, où passait la brise.

« Moi, disait Hâan, voilà comment je comprends les voyages ! Ne me parlez pas de ces vieilles pataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j’en ai par-dessus le dos ; mais aller ainsi, c’est autre chose. Tu le croiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pour m’habituer à ce genre de voitures.

— Ha ! ha ! ha ! criait Schoultz, je le crois bien, tu n’es pas difficile. »

Fritz rêvait.

« Pour combien de temps en avons-nous ? demandait-il à Zimmer.

— Pour deux heures, monsieur. »

Alors il pensait :

« Pourvu qu’elle soit là-bas, pourvu que le vieux Christel ne se soit pas ravisé ? »

Cette crainte l’assombrissait ; mais, un instant après, la confiance lui revenait, un flot de sang lui colorait les joues.

« Elle est là, pensait-il, j’en suis sûr. C’est impossible autrement. »

Et tandis que Hâan et Schoultz se laissaient bercer, qu’ils s’étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filer la fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer, lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens, et trouvant que les chevaux n’allaient pas assez vite.

Deux ou trois villages passèrent en une heure, puis deux autres encore, et enfin la berline descendit au vallon d’Altenbruck. Kobus se rappela tout de suite que Bischem était sur l’autre versant de la côte. Le temps de monter au pas lui parut bien long ; mais enfin ils s’avancèrent sur le plateau, et Zimmer, claquant du fouet, s’écria :

« Voici Bischem ! »

En effet, ils découvrirent presque au même instant l’antique bourgade autour de la vallée en face ; sa grande rue tortueuse, ses façades décrépites sillonnées de poutrelles sculptées ; ses galeries de planches, ses escaliers extérieurs, ses portes cochères, où sont clouées des chouettes déplumées ; ses toits de tuile, d’ardoise et de bardeaux, rappelant les guerres des margraves, des landgraves, des Armléders, des Suédois, des Républicains ; tout cela bâti, brûlé, rebâti vingt fois de siècle en siècle : une maison à droite du temps de Hoche, une autre à gauche du temps de Mélas, une autre plus loin du temps de Barberousse.

Et les grands tricornes, les bavolets à deux pièces, les gilets rouges, les corsets à bretelle, allant, venant, se retournant et regardant ; les chiens accourant, les oies et les poules se dispersant avec des cris qui n’en finissaient plus : voilà ce qu’ils virent, tandis que la berline descendait au triple galop la grande rue, et que Zimmer, le coude en équerre, sonnait une fanfare à réveiller les morts.

Hâan et Schoultz observaient ces choses et jouissaient de l’admiration universelle. Ils virent au détour d’une rue, sur la place des Deux-Boucs, l’antique fontaine, la Madame-Hütte en planches de sapin, les baraques des marchands, et la foule tourbillonnante : cela passa comme l’éclair. Plus loin, ils aperçurent la vieille église Saint-Ulrich et ses deux hautes tours carrées, surmontées de la calotte d’ardoises, avec leurs grandes baies en plein cintre du temps de Charlemagne. Les cloches sonnaient à pleine volée, c’était la fin de l’office ; la foule descendait les marches du péristyle, regardant ébahie : tout cela disparut aussi d’un bond.

Fritz, lui, n’avait qu’une idée : « Où est-elle ? »

À chaque maison il se penchait, comme si la petite Sûzel eût dû paraître à la même seconde. Sur chaque balcon, à chaque escalier, à chaque fenêtre, devant chaque porte, qu’elle fût ronde ou carrée, entourée d’un cep de vigne ou toute nue, il arrêtait un regard, pensant : « Si elle était là ! »

Et quelque figure de jeune fille se dessinait-elle dans l’ombre d’une allée, derrière une vitre, au fond d’une chambre, il l’avait vue ! il aurait reconnu un ruban de Sûzel au vol. Mais il ne la vit nulle part, et finalement la berline déboucha sur la place des Vieilles-Boucheries, en face du Mouton d’Or.

Fritz se rappela tout de suite la vieille auberge ; c’est là que s’arrêtait son père vingt-cinq ans avant. Il reconnut la grande porte cochère ouverte sur la cour au pavé concassé, la galerie de bois aux piliers massifs, les douze fenêtres à persiennes vertes, la petite porte voûtée et ses marches usées.

Quelques minutes plus tôt, cette vue aurait éveillé mille souvenirs attendrissants dans son âme, mais en ce moment il craignait de ne pas voir la petite Sûzel, et cela le désolait.

L’auberge devait être encombrée de monde ; car à peine la voiture eut-elle paru sur la place, qu’un grand nombre de figures se penchèrent aux fenêtres, des figures prussiennes à casquettes plates et grosses moustaches, et d’autres aussi. Deux chevaux étaient attachés aux anneaux de la porte ; leurs maîtres regardaient de l’allée.

Dès que la berline se fut arrêtée, le vieil aubergiste Lœrich, grand, calme et digne, sa tête blanche coiffée du bonnet de coton, vint abattre le marchepied d’un air solennel, et dit :

« Si Messeigneurs veulent se donner la peine de descendre… »

Alors Fritz s’écria :

« Comment, père Lœrich, vous ne me reconnaissez pas ? »

Et le vieillard se mit à le regarder, tout surpris.

« Ah ! mon cher monsieur Kobus, dit-il au bout d’un instant, comme vous ressemblez à votre père ! pardonnez-moi, j’aurais dû vous reconnaître. »

Fritz descendit en riant, et répondit :

« Père Lœrich, il n’y a pas de mal, vingt ans changent un homme. Je vous présente mon feld-maréchal Schoultz, et mon premier ministre Hâan ; nous voyageons incognito. »

Ceux des fenêtres ne purent s’empêcher de sourire, surtout les Prussiens, ce qui vexa Schoultz.

« Feld-maréchal, dit-il, je le serais aussi bien que beaucoup d’autres ; j’ordonnerais l’assaut ou la bataille, et je regarderais de loin avec calme. »

Hâan était de trop bonne humeur pour se fâcher.

« À quelle heure le dîner ? demanda-t-il.

— À midi, monsieur. »

Ils entrèrent dans le vestibule, pendant que Zimmer dételait ses chevaux et les conduisait à l’écurie. Le vestibule s’ouvrait au fond sur un jardin ; à gauche était la cuisine : on entendait le tic-tac du tournebroche, le pétillement du feu, l’agitation des casseroles. Les servantes traversaient l’allée en courant, portant l’une des assiettes, l’autre des verres ; le sommelier remontait de la cave avec un panier de vin.

« Il nous faut une chambre, dit Fritz à l’aubergiste, je voudrais celle de Hoche.

— Impossible, monsieur Kobus, elle est prise, les Prussiens l’ont retenue.

— Eh bien, donnez-nous la voisine. »

Le père Lœrich les précéda dans le grand escalier. Schoultz ayant entendu parler de la chambre du général Hoche, voulut savoir ce que c’était.

« La voici, monsieur, dit l’aubergiste en ouvrant une grande salle au premier. C’est là que les généraux républicains ont tenu conseil le 23 décembre 1793, trois jours avant l’attaque des lignes de Wissembourg. Tenez, Hoche était là. »

Il montrait le grand fourneau de fonte dans une niche ovale, à droite.

« Vous l’avez vu ?

— Oui, monsieur, je m’en souviens comme d’hier ; j’avais quinze ans. Les Français campaient autour du village, les généraux ne dormaient ni jour ni nuit. Mon père me fit monter un soir, en me disant : « Regarde bien ! » Les généraux français, avec leur écharpe tricolore autour des reins, leurs grands chapeaux à cornes en travers de la tête, et leurs sabres traînants, se promenaient dans cette chambre.

« À chaque instant des officiers, tout couverts de neige, venaient prendre leurs ordres. Comme tout le monde parlait de Hoche, j’aurais bien voulu le connaître, et je me glissai contre le mur, regardant, le nez en l’air, ces grands hommes qui faisaient tant de bruit dans la maison.

« Alors mon père, qui venait aussi d’entrer, me tira par ma manche, tout pâle, et me dit à l’oreille : « Il est près de toi ! » Je me retournai donc, et je vis Hoche debout devant le poêle, les mains derrière le dos et la tête penchée en avant. Il n’avait l’air de rien auprès des autres généraux, avec son habit bleu à large collet rabattu et ses bottes à éperons de fer. Il me semble encore le voir, c’était un homme de taille moyenne, brun, la figure assez longue ; ses grands cheveux, partagés sur le front, lui pendaient sur les joues ; il rêvait au milieu de ce vacarme, rien ne pouvait le distraire. Cette nuit même, à onze heures les Français partirent ; on n’en vit plus un seul le lendemain dans le village, ni dans les environs. Cinq ou six jours après, le bruit se répandit que la bataille avait eu lieu, et que les Impériaux étaient en déroute. C’est peut-être là que Hoche a ruminé son coup. »

Le père Lœrich racontait cela simplement, et les autres écoutaient émerveillés. Il les conduisit ensuite dans la chambre voisine, leur demandant s’ils voulaient être servis chez eux ; mais ils préférèrent manger à la table d’hôte.

Ils redescendirent donc.

La grande salle était pleine de monde : trois ou quatre voyageurs, leurs valises sur des chaises, attendaient la patache pour se rendre à Landau ; des officiers prussiens se promenaient deux à deux, de long en large ; quelques marchands forains mangeaient dans une pièce voisine ; des bourgeois étaient assis à la grande table, déjà couverte de sa nappe, de ses carafes étincelantes et de ses assiettes bien alignées.

À chaque instant, de nouveaux venus paraissaient sur le seuil. Ils jetaient un coup d’œil dans la salle, puis s’en allaient, ou bien entraient.

Fritz fit apporter une bouteille de rudesheim en attendant le dîner. Il regardait d’un air ennuyé, la magnifique tapisserie bleu indigo et jaune d’ocre, représentant la Suisse et ses glaciers, Guillaume Tell visant la pomme sur la tête de son fils, puis repoussant du pied, dans le lac, la barque de Gessler. Il songeait toujours à Sûzel.

Hâan et Schoultz trouvaient le vin bon.

En ce moment un chant s’éleva dehors, et presque aussitôt les vitres furent obscurcies par l’ombre d’une grande voiture, puis d’une autre qui la suivait.

Tout le monde se mit aux fenêtres.

C’étaient des paysans qui partaient pour l’Amérique. Leurs voitures étaient chargées de vieilles armoires, de bois de lit, de matelas, de chaises, de commodes. De grandes toiles, étendues sur des cerceaux, couvraient le tout. Sous ces toiles, de petits enfants assis sur des bottes de paille, et de pauvres vieilles toutes décrépites, les cheveux blancs comme du lin, regardaient d’un air calme ; tandis que cinq ou six rosses, la croupe couverte de peaux de chien, tiraient lentement. Derrière arrivaient les hommes, les femmes, et trois vieillards, les reins courbés, la tête nue, appuyés sur des bâtons. Ils chantaient en cœur :


Quelle est la patrie allemande ?
Quelle est la patrie allemande ?


Et les vieux répondaient :


Amérika ! Amérika ![1]


Les officiers prussiens se disaient entre eux : « On devrait arrêter ces gens-là ! »

Hâan, entendant ces propos, ne put s’empêcher de répondre d’un ton ironique :

« Ils disent que la Prusse est la patrie allemande ; on devrait leur tordre le cou ! »

Les officiers prussiens le regardèrent d’un œil louche ; mais il n’avait pas peur, et Schoultz lui-même relevait le front d’un air digne.

Kobus venait de se lever tranquillement et de sortir, comme pour s’informer de quelque chose à la cuisine. Au bout d’un quart d’heure, Hâan et Schoultz, ne le voyant pas rentrer, s’en étonnèrent beaucoup, d’autant plus qu’on apportait les soupières, et que tout le monde prenait place à table.

Fritz s’était souvenu qu’au fond de la ruelle des Oies, derrière Bischem, vivaient deux ou trois familles d’anabaptistes, et que son père avait l’habitude de s’arrêter à leur porte, pour charger un sac de pruneaux secs, en retournant à Hunebourg. Et, songeant que Sûzel pouvait être chez eux, il était descendu sans rien dire dans le jardin du Mouton d’Or, et du jardin dans la petite allée des Houx, qui longe le village.

Il courait dans cette allée comme un lièvre, tant la fureur de revoir Sûzel le possédait. C’est lui qui se serait étonné, trois mois avant, s’il avait pu se voir en cet état !

Enfin, apercevant le grand toit de tuiles grises des anabaptistes par-dessus les vergers, il se glissa tout doucement le long des haies, jusqu’auprès de la cour, et là, fort heureusement, il découvrit entre le grand fumier carré et la façade décrépite tapissée de lierre, la voiture du père Christel, ce qui lui gonfla le cœur de satisfaction.

« Elle y est ! se dit-il, c’est bon… c’est bon ! Maintenant je la reverrai, coûte que coûte ; il faudrait rester ici trois jours, que cela me serait bien égal. »

Il ne pouvait rassasier ses yeux de voir cette voiture. Tout à coup Mopsel s’élança de l’allée, aboyant comme aboient les chiens lorsqu’ils retrouvent une vieille connaissance. Alors il n’eut que le temps de s’échapper dans la ruelle, le dos courbé derrière les haies, comme un voleur ; car, malgré sa joie, il éprouvait une sorte de honte à faire de pareilles démarches : il en était heureux et tout confus à la fois.

« Si l’on te voyait, se disait-il ; si l’on savait ce que tu fais, Dieu de Dieu ! comme on rirait de toi, Fritz ! Mais c’est égal, tout va bien ; tu peux te vanter d’avoir de la chance. »

Il prit les mêmes détours qu’il avait faits en venant, pour retourner au Mouton d’Or. On était au second service quand il entra dans la salle. Hâan et Schoultz avaient eu soin de lui garder une place entre eux.

« Où diable es-tu donc allé ? lui demanda Hâan.

— J’ai voulu voir le docteur Rubeneck, un ami de mon père, dit-il en s’attachant la serviette au menton ; mais je viens d’apprendre qu’il est mort depuis deux ans. »

Il se mit ensuite à manger de bon appétit ; et comme on venait de servir une superbe anguille à la moutarde, le gros Hâan ne jugea pas à propos de faire d’autres questions.

Pendant tout le dîner, Fritz, la face épanouie, ne fit que se dire en lui-même : « Elle est ici ! »

Ses gros yeux à fleur de tête se plissaient parfois d’un air tendre, puis s’ouvraient tout grands, comme ceux d’un chat qui rêve en regardant un moucheron tourbillonner au soleil.

Il buvait et mangeait avec enthousiasme, sans même s’en apercevoir.

Dehors le temps était superbe ; la grande rue bourdonnait au loin de chants joyeux, de nasillements de trompettes de bois et d’éclats de rire ; les gens en habit de fête, le chapeau garni de fleurs et les bonnets éblouissants de rubans, montaient bras dessus bras dessous vers la place des Deux-Boucs. Et tantôt l’un, tantôt l’autre des convives se levait, jetait sa serviette au dos de sa chaise et sortait se mêler à la foule.

À deux heures, Hâan, Schoultz, Kobus et deux ou trois officiers prussiens restaient seuls à table, en face du dessert et des bouteilles vides.

En ce moment, Fritz fut éveillé de son rêve par les sons éclatants de la trompette et du cor, annonçant que la danse était en train.

« Sûzel est peut-être déjà là-bas ? » pensa-t-il.

Et, frappant sur la table du manche de son couteau, il s’écria d’une voix retentissante :

« Père Lœrich ! père Lœrich ! »

Le vieil aubergiste parut.

Alors Fritz, souriant avec finesse, demanda :

« Avez-vous encore de ce petit vin blanc, vous savez, de ce petit vin qui pétille et que M. le juge de paix Kobus aimait !

— Oui, nous en avons encore, répondit l’aubergiste du même ton joyeux.

— Eh bien ! apportez-nous-en deux bouteilles, fit-il en clignant des yeux. Ce vin-là me plaisait, je ne serais pas fâché de le faire goûter à mes amis. »

Le père Lœrich sortit, et quelques instants après il rentrait, tenant sous chaque bras une bouteille solidement encapuchonnée et ficelée de fil d’archal. Il avait aussi des pincettes pour forcer le fil, et trois verres minces, étincelants, en forme de cornet, sur un plateau.

Hâan et Schoultz comprirent alors quel était ce petit vin et se regardèrent l’un l’autre en souriant.

« Hé ! hé ! Hé ! fit Hâan, ce Kobus a parfois de bonnes plaisanteries ; il appelle cela du petit vin. »

Et Schoultz, observant les Prussiens du coin de l’œil, ajouta :

« Oui, du petit vin de France ; ce n’est pas la première fois que nous en buvons ; mais là-bas, en Champagne, on faisait sauter le cou des bouteilles avec le sabre. »

En disant ces choses, il retroussait le coin de ses petites moustaches grisonnantes, et se mettait la casquette sur l’oreille.

Le bouchon partit au plafond comme un coup de pistolet, les verres furent remplis de la rosée céleste.

« À la santé de l’ami Fritz ! » s’écria Schoultz en levant son verre.

Et la rosée céleste fila d’un trait dans son long cou de cigogne.

Hâan et Fritz avaient imité son geste ; trois fois de suite ils firent le même mouvement, en s’extasiant sur le bouquet du petit vin.

Les Prussiens se levèrent alors d’un air digne et sortirent.

Kobus, crochetant la seconde bouteille, dit :

« Schoultz, tu te vantes pourtant quelquefois d’une façon indigne ; je voudrais bien savoir si ton bataillon de landwehr a dépassé la petite forteresse de Phalsbourg en Lorraine, et si vous avez bu là-bas autre chose que du vin blanc d’Alsace ?

— Bah ! laisse donc, s’écria Schoultz, avec ces Prussiens, est-ce qu’il faut se gêner ? Je représente ici l’armée bavaroise, et tout ce que je puis te dire, c’est que si nous avions trouvé du vin de Champagne en route, j’en aurais bu ma bonne part. Est-ce qu’on peut me reprocher à moi d’être tombé dans un pays stérile ? N’est-ce pas la faute du feld-maréchal Schwartzenberg, qui nous sacrifiait, nous autres, pour engraisser ses Autrichiens ? Ne me parle pas de cela, Kobus, rien que d’y penser, j’en frémis encore : durant deux étapes nous n’avons trouvé que des sapins, et finalement un tas de gueux qui nous assommaient à coups de pierres du haut de leurs rochers, des va-nu-pieds, de véritables sauvages ; je te réponds qu’il était plus agréable d’avaler de bon vin en Champagne, que de se battre contre ces enragés montagnards des Vosges !

— Allons, calme-toi, dit Hâan en souriant, nous sommes de ton avis, quoique des milliers d’Autrichiens et de Prussiens aient laissé leurs os en Champagne.

— Qui sait ? Nous buvons peut-être en ce moment la quintessence d’un caporal schlague,  » s’écria Fritz.

Tous trois se prirent à rire comme des bienheureux ; ils étaient à moitié gris.

« Ha ! ha ! ha ! maintenant à la danse, dit Kobus en se levant.

— À la danse ! » répétèrent les autres.

Ils vidèrent leurs verres debout et sortirent enfin, vacillant un peu, et riant si fort que tout le monde se retournait dans la grande rue pour les voir.

Schoultz levait ses grands jambes de sauterelle jusqu’au menton, et les bras en l’air :

« Je défie la Prusse, s’écriait-il d’un ton de Hans-Wurst, je défie tous les Prussiens, depuis le caporal schlague jusqu’au feld-maréchal ! »

Et Hâan, le nez rouge comme un coquelicot, les joues vermeilles, ses gros yeux pleins de douces larmes bégayait :

« Schoultz ! Schoultz ! au nom du ciel, modère ton ardeur belliqueuse ; ne nous attire pas sur les bras l’armée de Frédéric-Wilhelm ; nous sommes des gens de paix, des hommes d’ordre, respectons la concorde de notre vieille Allemagne.

— Non ! non ! je les défie tous, s’écriait Schoultz ; qu’ils se présentent ; on verra ce que vaut un ancien sergent de l’armée bavaroise : Vive la patrie allemande ! »

Plus d’un Prussien riait dans ses longues moustaches, en les voyant passer.

Fritz songeant qu’il allait revoir la petite Sûzel, était dans un état de béatitude inexprimable.

« Toutes les jeunes filles sont à la Madame-Hütte, se disait-il, surtout le premier jour de la fête : Sûzel est là ! »

Cette pensée l’élevait au septième ciel ; il se délectait en lui-même et saluait les gens d’un air attendri. Mais une fois sur la place des Deux-Boucs, quand il vit le drapeau flotter sur la baraque et qu’il reconnut aux dernières notes d’un hopser, le coup d’archet de son ami Iôsef, alors il éprouva l’enivrement de la joie, et, traînant ses camarades, il se mit à crier :

« C’est la troupe de Iôsef !… C’est la troupe de Iôsef !… Maintenant, il faut reconnaître que le Seigneur Dieu nous favorise ! »

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la Hütte, le hopser finissait, les gens sortaient, le trombone, la clarinette et le fifre s’accordaient pour une autre danse ; la grosse caisse rendait un dernier grondement dans la baraque sonore.

Ils entrèrent, et les estrades tapissées de jeunes filles, de vieux papas, de grand’mères, les guirlandes de chêne, de hêtre et de mousse suspendues autour des piliers, s’offrirent à leurs regards.

L’animation était grande ; les danseurs reconduisaient leurs danseuses. Fritz, apercevant de loin la grosse toison de son ami Iôsef au milieu de l’orchestre olivâtre, ne se possédait plus d’enthousiasme ; et les deux mains en l’air, agitant son feutre, il criait :

« Iôsef ! Iôsef ! »

Tandis que la foule se dressait à droite et à gauche, et se penchait pour voir quel bon vivant était capable de pousser des cris pareils. Mais quand on vit Hâan, Schoultz et Kobus s’avancer riant, jubilant, la face pourpre et se dandinant au bras l’un de l’autre, comme il arrive après boire, un immense éclat de rire retentit dans la baraque, car chacun pensait : « Voilà des gaillards qui se portent bien et qui viennent de bien dîner. »

Cependant Iôsef avait tourné la tête, et reconnaissant de loin Kobus, il étendait les bras en croix, l’archet dans une main et le violon dans l’autre. C’est ainsi qu’il descendit de l’estrade, pendant que Fritz montait ; ils s’embrassèrent à mi-chemin, et tout le monde fut émerveillé.

« Qui diable cela peut-il être ? disait-on. Un homme si magnifique qui se laisse embrasser par le bohémien !… »

Et Bockel, Andrès, tout l’orchestre penché sur la rampe, applaudissait à ce spectacle.

Enfin Iôsef, se redressant, leva son archet et dit :

« Écoutez ! voici M. Kobus, de Hunebourg, mon ami, qui va danser un treieleins avec ses deux camarades. Quelqu’un s’oppose-t-il à cela ?

— Non, non, qu’il danse ! cria-t-on de tous les coins.

— Alors, dit Iôsef, je vais donc jouer une valse, la valse de Iôsef Almâni, composée en rêvant à celui qui l’a secouru un jour de grande détresse. Cette valse, Kobus, personne ne l’a jamais entendue jusqu’à ce moment, excepté Bockel, Andrès et les arbres du Tannewald ; choisis-toi donc une belle danseuse selon ton cœur ; et vous, Hâan et Schoultz, choisissez également les vôtres : personne que vous ne dansera la valse d’Almâni. »

Fritz s’étant retourné sur les marches de l’estrade, promena ses regards autour de la salle, et il eut peur un instant de ne pas trouver Sûzel. Les belles filles ne manquaient pas : des noires et des brunes, des rousses et des blondes ; toutes se redressaient, regardant vers Kobus, et rougissant lorsqu’il arrêtait la vue sur elles ; car c’est un grand honneur d’être choisie par un si bel homme, surtout pour danser le treieleins. Mais Fritz ne les voyait pas rougir ; il ne les voyait pas se redresser comme les hussards de Frédéric-Wilhelm à la parade, effaçant leurs épaules et se mettant la bouche en cœur ; il ne voyait pas cette brillante fleur de jeunesse épanouie sous ses regards ; ce qu’il cherchait c’était une toute petite vergissmeinnicht, la petite fleur bleue des souvenirs d’amour.

Longtemps il la chercha, de plus en plus inquiet ; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière une guirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, à demi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous les grosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la fois craintive et désireuse d’être vue.

Elle n’avait que ses beaux cheveux blonds tombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure ; un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante ; un petit corset de velours, à bretelles blanches, dessinait sa taille gracieuse ; et près d’elle se tenait, droite comme un I, la grand’mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, et les bras pendants. Ces gens n’étaient pas venus pour danser, ils étaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de la foule.

Les joues de Fritz s’animèrent ; il descendit de l’estrade et traversa la hutte au milieu de l’attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle et dut s’appuyer contre le pilier ; elle n’osait plus le regarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui prit la main en disant tout bas :

« Sûzel, veux-tu danser avec moi le treieleins ? »

Elle alors, levant ses grands yeux bleus comme en rêve, de pâle qu’elle était, devint toute rouge :

« Oh ! oui, monsieur Kobus ! » fit-elle en regardant la grand-mère.

La vieille inclina la tête au bout d’une seconde, et dit : « C’est bien… tu peux danser. » Car elle connaissait Fritz, pour l’avoir vu venir à Bischem dans le temps, avec son père.

Ils descendirent donc dans la salle. Les valets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles, faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d’un air joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde. Hâan et Schoultz se promenaient encore, à la recherche de leurs danseuses ; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait ; Bockel, sa contre-basse contre la jambe tendue, et Andrès, son violon sous le bras, se tenaient à ses côtés ; ils devaient seuls l’accompagner.

La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu de cette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissement intérieur et de trouble ; chacun admirait les longues nattes de ses cheveux, tombant derrière elle jusqu’au bas de sa petite jupe bleu clair bordée de velours, ses petits souliers ronds, dont les rubans de soie noire montaient en se croisant autour de ses bras d’une blancheur éblouissante ; ses lèvres roses, son menton arrondi, son cou flexible et gracieux.

Plus d’une belle fille l’observait d’un œil sévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son joli bras, nu jusqu’au coude suivant la mode du pays, reposait sur le bras de Fritz avec une grâce naïve ; mais deux ou trois vieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaient sans se gêner : « Il a bien choisi ! »

Kobus, entendant cela, se retournait vers elles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelque galanterie à Sûzel ; mais rien ne lui venait à l’esprit : il était trop heureux.

Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche une femme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en bec d’aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite et sortit d’un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes ; c’était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de son choix ; il se redressait en arrangeant son jabot, et la grande fille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l’air de le conduire.

Au même instant, Schoultz amenait une petite femme rondelette, du plus beau roux qu’il soit possible de voir, mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, comme pour l’empêcher de s’échapper.

Ils prirent donc leurs distances pour se promener autour de la salle, comme cela se fait d’habitude. À peine avaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s’écria :

« Kobus, y es-tu ? »

Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à la taille, du bras gauche, et lui tenant la main en l’air, à l’ancienne mode galante du dix-huitième siècle, il l’enleva comme une plume. Iôsef commença sa valse par trois coups d’archet. On comprit aussitôt que ce serait quelque chose d’étrange ; la valse des esprits de l’air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur la plaine qu’une ligne d’or, que les feuilles se taisent, que les insectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par trois notes : la première grave, la seconde tendre, et la troisième si pleine d’enthousiasme, qu’au loin le silence s’établit pour entendre.

Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, dans sa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coude dans la mousse, l’oreille dans la main, et les yeux fermés, perdu dans les ravissements célestes. Et s’animant ensuite, comme le grand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir, autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieuses que la rosée ne laisse tomber de perles sur l’herbe des vallons, sa valse commença rapide, folle, étincelante : les esprits de l’air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et la fille du bourgmestre, Schoultz et sa danseuse dans des tourbillons sans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et le grand Andrès marquait la mesure, de traits rapides et joyeux comme des cris d’hirondelles fendant l’air ; car si l’inspiration vient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l’ordre et la mesure doivent régner sur la terre !

Et maintenant, représentez-vous les cercles amoureux de la valse qui s’enlacent, les pieds qui voltigent, les robes qui flottent et s’arrondissent en éventail ; Fritz, qui tient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avec grâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le vent et tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplant encore, puis s’élançant avec une nouvelle ardeur ; tandis qu’à son tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottant comme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière, elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent à peine le sol.

Le gros Hâan, les deux mains sur les épaules de sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappant du talon, la contemplait de bas en haut d’un air d’admiration profonde ; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme une girouette.

Schoultz, à demi courbé, ses grandes jambes pliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait, tournait, tournait sans interruption avec une régularité merveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir ; il arrivait si juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.

Mais c’est Fritz et la petite Sûzel qui faisaient l’admiration universelle, à cause de leur grâce et de leur air bienheureux. Ils n’étaient plus sur la terre, ils se berçaient dans le ciel ; cette musique qui chantait, qui riait, qui célébrait le bonheur, l’enthousiasme, l’amour, semblait avoir été faite pour eux : toute la salle les contemplait, et eux ne voyaient plus qu’eux-mêmes. On les trouvait si beaux, que parfois un murmure d’admiration courait dans la Madame Hütte ; on aurait dit que tout allait éclater ; mais le bonheur d’entendre la valse forçait les gens de se taire. Ce n’est qu’au moment où Hâan, devenu comme fou d’enthousiasme en contemplant la grande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds et la fit pirouetter deux fois, en criant d’une voix retentissante : « You ! » et qu’il retomba d’aplomb après ce tour de force ; et qu’au même instant Schoultz levant sa jambe droite, la fit passer, sans manquer la mesure au-dessus de la tête de sa petite rousse, et que d’une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il se mit à crier : « You ! you ! you ! you ! you ! you ! » ce n’est qu’à ce moment que l’admiration éclata, par des cris et des trépignements qui firent trembler la baraque.

Jamais, jamais on n’avait vu danser si bien ; l’enthousiasme dura plus de cinq minutes ; et quand il finit par s’apaiser, on entendit avec satisfaction la valse des esprits de l’air reprendre le dessus, comme le chant du rossignol après un coup de vent dans les bois.

Alors Schoultz et Hâan n’en pouvaient plus ; la sueur leur coulait le long des joues ; ils se promenaient, l’un la main sur l’épaule de sa danseuse, l’autre portant en quelque sorte la sienne pendue au bras.

Sûzel et Fritz tournaient toujours : les cris, les trépignements de la foule ne leur avaient rien fait ; et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon le dernier soupir d’amour, ils s’arrêtèrent juste en face du père Christel et d’un autre vieil anabaptiste, qui venaient d’entrer dans la salle, et qui les regardaient comme émerveillés.

« Hé ! c’est vous, père Christel, s’écria Fritz tout joyeux ; vous le voyez, Sûzel et moi nous dansons ensemble.

— C’est beaucoup d’honneur pour nous, monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoup d’honneur ; mais la petite s’y connaît donc ? Je croyais qu’elle n’avait jamais fait un tour de valse.

— Père Christel, Sûzel est un papillon, une véritable petite fée ; elle a des ailes ! »

Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés, les joues rouges ; et le père Christel, la regardant d’un air heureux, lui demanda :

« Mais, Sûzel, qui donc t’a montré la danse ? Cela m’étonne !

— Mayel et moi, dit la petite, nous faisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine, pour nous amuser. »

Alors les gens penchés autour d’eux se mirent à rire, et l’autre anabaptiste s’écria :

« Christel, à quoi penses-tu donc ?… Est-ce que les filles ont besoin d’apprendre à valser ?… est-ce que cela ne leur vient pas tout seul ? Ha ! ha ! ha ! »

Fritz, sachant que Sûzel n’avait jamais dansé qu’avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter au nez ; il aurait voulu chanter, mais se contenant :

« Tout cela, dit-il, n’est que le commencement de la fête. C’est maintenant que nous allons nous en donner ! Vous resterez avec nous, père Christel ; Hâan et Schoultz sont aussi là-bas, nous allons danser jusqu’au soir, et nous souperons ensemble au Mouton-d’Or.

— Ça, dit Christel, sauf votre respect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j’aurais à rester, je ne puis le prendre sur moi ; il faut que je parte… et je venais justement chercher Sûzel.

— Chercher Sûzel ?

— Oui, monsieur Kobus.

— Et pourquoi ?

— Parce que l’ouvrage presse à la maison ; nous sommes au temps des récoltes… le vent peut tourner du jour au lendemain. C’est déjà beaucoup d’avoir perdu deux jours dans cette saison ; mais je ne m’en fais pas de reproche, car il est dit : « Honore ton père et ta mère ! » Et de venir voir sa mère deux ou trois fois l’an, ce n’est pas trop. Maintenant, il faut partir. Et puis, la semaine dernière, à Hunebourg, vous m’avez tellement réjoui, que je ne suis rentré que vers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends de mauvaises habitudes ; elle serait inquiète. »

Fritz était tout déconcerté. Ne sachant que répondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors, ainsi que Sûzel ; l’autre anabaptiste les suivait.

« Père Christel, reprit-il en le tenant par une agrafe de sa souquenille, vous n’avez pas tout à fait tort en ce qui vous concerne ; mais à quoi bon emmener Sûzel ? Vous pourriez bien me la confier ; l’occasion de prendre un peu de plaisir n’arrive pas si souvent, que diable !

— Hé, mon Dieu, je vous la confierais avec plaisir ! s’écria le fermier en levant les mains ; elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieur Kobus ; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peut pas laisser les ouvriers seuls… ma femme fait la cuisine, moi je conduis la voiture… Si le temps changeait, qui sait quand nous rentrerions les foins ? Et puis, nous avons une affaire de famille à terminer, une affaire très-sérieuse. »

En disant cela, il regardait l’autre anabaptiste, qui inclina gravement la tête.

« Monsieur Kobus, je vous en prie, ne nous retenez pas, vous auriez réellement tort ; n’est-ce pas, Sûzel ? »

Sûzel ne répondit pas ; elle regardait à terre, et l’on voyait bien qu’elle aurait voulu rester.

Fritz comprit qu’en insistant davantage, il pourrait donner l’éveil à tout le monde ; c’est pourquoi prenant son parti, tout à coup il s’écria d’un ton assez joyeux :

« Eh bien donc, puisque c’est impossible, n’en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avec nous au Mouton-d’Or ?

— Oh ! quant à cela, monsieur Kobus, ce n’est pas de refus. Je m’en vais de suite avec Sûzel embrasser la grand’mère, et, dans un quart d’heure, notre voiture s’arrêtera devant l’auberge.

— Bon, allez ! »

Fritz serra doucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte.

Hâan et Schoultz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l’estrade ; il les rejoignit :

« Tu vas charger Andrès de diriger l’orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous. »

Le bohémien ne demandait pas mieux. Andrès s’étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous.

À l’auberge du Mouton-d’Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle alors déserte, et le père Lœrich descendit à la cave, chercher trois bouteilles de champagne, qu’on mit à rafraîchir dans une cuvette d’eau de source. Cela fait, on s’installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l’anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière sur une botte de paille, au milieu des kougelhof et des tartes de toute sorte, qu’on rapporte toujours de la fête.

Fritz, voyant Sûzel venir, se dépêcha de casser le fil de fer d’une bouteille ; et au moment où la voiture s’arrêtait, il se dressa devant la fenêtre et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s’écriant :

« À la plus gentille danseuse du treieleins ! »

On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse ; c’était comme un coup de pistolet qu’on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait : « Ce bon monsieur Kobus est un peu gris, il ne faut pas s’en étonner un jour de fête ! »

Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant :

« Ça, ce doit être du champagne, dont j’ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde ! Est-ce que je me trompe ?

— Non, père Christel, non ; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres. — À la santé de ma danseuse ! »

Tous les amis frappèrent sur la table en criant : « Das soll gulden[2] ! »

Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles.

Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas :

« Oh ! que c’est bon ! ce n’est pas du vin, c’est bien meilleur ! »

Elle était rouge comme une framboise ; et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise. « Hum ! hum ! faisait-il en se rengorgeant, oui, oui, ce n’est pas mauvais. »

Il aurait donné tous les vins de France et d’Allemagne, pour danser encore une fois le treieleins.

Comme les idées d’un homme changent en trois mois !

Christel, assis en face de la fenêtre, son grand chapeau sur la nuque, la face rayonnante, le coude sur la table et le fouet entre les genoux, regardait le magnifique soleil au-dehors ; et, tout en songeant à ses récoltes, il disait :

« Oui… oui… c’est un bon vin ! »

Il ne faisait pas attention à Kobus et à Sûzel, qui se souriaient l’un l’autre comme deux enfants, sans rien dire, heureux de se voir. Mais Iôsef les contemplait d’un air rêveur.

Schoultz remplit de nouveau les verres en s’écriant :

« On a beau dire, ces Français ont de bonnes choses chez eux ! Quel dommage que leur Champagne, leur Bourgogne et leur Bordelais ne soient pas sur la rive droite du Rhin !

— Schoultz, dit Hâan gravement, tu ne sais pas ce que tu demandes ; songe que si ces pays étaient chez nous, ils viendraient les prendre. Ce serait bien une autre extermination que pour leur Liberté et leur Égalité : ce serait la fin du monde ! car le vin est quelque chose de solide, et ces Français, qui parlent sans cesse de grands principes, d’idées sublimes, de sentiments nobles, tiennent au solide. Pendant que les Anglais veulent toujours protéger le genre humain, et qu’ils ont l’air de ne pas s’inquiéter de leur sucre, de leur poivre, de leur coton, les Français, eux, ont toujours à rectifier une ligne ; tantôt elle penche trop à droite, tantôt trop à gauche : ils appellent cela leurs limites naturelles.

« Quant aux gras pâturages, aux vignobles, aux prés, aux forêts qui se trouvent entre ces lignes, c’est le moindre de leurs soucis : ils tiennent seulement à leurs idées de justice et de géométrie. Dieu nous préserve d’avoir un morceau de Champagne en Saxe ou dans le Mecklembourg, leurs limites naturelles passeraient bientôt de ce côté-là ! Achetons-leur plutôt quelques bouteilles de bon vin, et conservons notre équilibre. La vieille Allemagne aime la tranquillité, elle a donc inventé l’équilibre. Au nom du Ciel, Schoultz, ne faisons pas de vœux téméraires ! »

Ainsi s’exprima Hâan avec éloquence, et Schoultz, vidant son verre brusquement, lui répondit :

« Tu parles comme un être pacifique, et moi comme un guerrier : chacun selon son goût et sa profession. »

Il fronça le sourcil, en décoiffant une seconde bouteille de vin.

Christel, Iôsef, Fritz et Sûzel ne faisaient nulle attention à ces discours.

« Quel temps magnifique ! s’écriait Christel comme se parlant à lui-même ; voici bientôt un mois que nous n’avons pas eu de pluie, et chaque soir de la rosée en abondance ; c’est une véritable bénédiction du ciel. »

Iôsef remplissait les verres.

« Depuis l’an 22, reprit le vieux fermier, je ne me rappelle pas avoir vu d’aussi beau temps pour la rentrée des foins. Et cette année-là le vin fut aussi très-bon, c’était un vin tendre ; il y eut pleine récolte et pleines vendanges.

— Tu t’es bien amusée, Sûzel ? demandait Fritz.

— Oh ! oui, monsieur Kobus, faisait la petite, je ne me suis jamais tant amusée qu’aujourd’hui. Je m’en souviendrai longtemps ! »

Elle regardait Fritz, dont les yeux étaient troubles.

« Allons, encore un verre, » disait-il.

Et en versant il lui touchait la main, ce qui la faisait frissonner des pieds à la tête.

« Aimes-tu le treieleins, Sûzel ?

— C’est la plus belle danse, monsieur Kobus, comment ne l’aimerais-je pas ! Et puis, avec une si belle musique !… Ah ! que cette musique était belle !

— Tu l’entends, Iôsef, murmurait Fritz ?

— Oui, oui, répondait le bohémien tout bas, je l’entends, Kobus, ça me fait plaisir… je suis content ! »

Il regardait Fritz jusqu’au fond de l’âme, et Kobus se trouvait tellement heureux qu’il ne savait que dire.

Cependant les trois bouteilles étaient vides ; Fritz, se tournant vers l’aubergiste, lui dit :

« Père Lœrich, encore deux autres ! »

Mais alors Christel se réveillant, s’écria :

« Monsieur Kobus, monsieur Kobus, à quoi pensez-vous donc ? Je serais capable de verser !… Non… non !… Voici cinq heures et demie, il est temps de se mettre en route.

— Puisque vous le voulez, père Christel, ce sera pour une autre fois. Ce vin-là ne vous plaît donc pas ?

— Au contraire, monsieur Kobus, il me plaît beaucoup, mais sa douceur est pleine de force. Je pourrais me tromper de chemin, hé ! hé ! hé ! — Allons, Sûzel, nous partons ! »

Sûzel se leva tout émue, et Fritz la retenant par le bras, lui fourra le dessert dans les poches de son tablier : les macarons, les amandes, enfin tout.

« Oh ! monsieur Kobus, faisait-elle de sa petite voix douce, c’est assez.

— Croque-moi cela, lui disait-il ; tu as de belles dents, Sûzel, c’est pour croquer de ces bonnes choses, que le Seigneur les a faites. Et nous boirons encore de ce bon petit vin blanc, puisqu’il te plaît.

— Oh ! mon Dieu… où voulez-vous donc que j’en boive ? un vin si cher ! faisait-elle.

— C’est bon… c’est bon… je sais ce que je dis, murmurait-il ; tu verras que nous en boirons ! »

Et le père Christel, un peu gris, les regardait, se disant en lui-même :

« Ce bon monsieur Kobus, quel brave homme ! Ah ! le Seigneur a bien raison de répandre ses bénédictions sur des gens pareils : c’est comme la rosée du ciel, chacun en a sa part. »

Enfin, tout le monde sortit, Fritz en tête, le bras de Sûzel sous le sien, disant :

« Il faut bien que je reconduise ma danseuse. »

En bas, près de la voiture, il prit Sûzel sous les bras en s’écriant : « Hop ! Sûzel ! » et la plaça comme une plume sur la paille, qu’il se mit à relever autour d’elle.

« Enfonce bien tes petits pieds, disait-il, les soirées sont fraîches. »

Puis, sans attendre de réponse, il alla droit à Christel, et lui serra la main vigoureusement :

« Bon voyage, père Christel, dit-il, bon voyage !

— Amusez-vous bien, messieurs, » répondit le vieux fermier, en s’asseyant près du timon.

Sûzel était devenue toute pâle ; Fritz lui prit la main, et, le doigt levé :

« Nous boirons encore du bon petit vin blanc ! » dit-il, ce qui la fit sourire.

Christel allongea son coup de fouet et les chevaux partirent au galop. Hâan et Schoultz étaient rentrés dans l’auberge. Fritz et Iôsef, debout sur le seuil, regardaient la voiture ; Fritz surtout ne la quittait pas des yeux ; elle allait disparaître au détour de la grande rue, quand Sûzel tourna vivement la tête.

Alors Kobus entourant Iôsef de ses deux bras, se mit à l’embrasser les larmes aux yeux.

« Oui… oui, faisait le bohémien d’une voix douce et profonde, c’est bon d’embrasser un vieil ami ! Mais celle qu’on aime et qui vous aime… ah ! Fritz… c’est encore autre chose ! »

Kobus comprit que Iôsef avait tout deviné ! Il aurait voulu répandre des larmes ; mais, tout à coup, il se mit à sauter en criant :

« Allons, mon vieux, allons, il faut rire… il faut s’amuser… En route pour la Madame Hütte ! Ah ! le beau jour ! Ah ! le beau soleil ! »

Zimmer, le postillon, se tenait debout sous la porte cochère, la figure pourpre ; Kobus lui remit deux florins :

« Allez boire un bon coup, Zimmer, lui dit-il, faites-vous du bon sang ! Nous partirons après souper, vers neuf heures.

— C’est bon, monsieur Kobus, la voiture sera prête. Nous irons comme un éclair. »

Puis, les regardant s’éloigner bras dessus bras dessous, le vieux postillon sourit d’un air de bonne humeur et entra dans le cabaret de l’Ours-Noir, en face.


  1. L’Amérique ! l’Amérique !
  2. Ceci doit compter.