L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/07

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CHAPITRE VII.

L’emploi que l’on fait des terres dépend des mœurs & usages


« 
Le nombre des habitans dans un État dépend des moyens de subsister, & comme les moyens de subsistance dépendent de l’application & usage qu’on fait des terres, & que ces usages dépendent principalement des volontés, goûts & façon de vivre des propriétaires des terres, il est clair que la multiplication ou décroissement des peuples dépendent d’eux.»

Ces paroles sont tirées de l’Ouvrage de M. Cantillon, qui a été imprimé l’année passée. Ce fut, sans contredit, le plus habile homme sur ces matières qui ait paru. Ce morceau, qui a passé dans la foule de ceux de ce genre que la mode produit aujourd’hui, n’est que la centiéme partie des ouvrages de cet homme illustre, qui périrent avec lui par une catastrophe aussi singuliére que fatale. Celui-ci même est tronqué, puisqu’il y manque le supplément auquel il renvoie souvent, & où il avoit établi tous ses calculs. Il en avoit lui-même traduit la première partie pour l’usage d’un de ses amis ; & c’est sur ce manuscrit qu’il a été imprimé plus de vingt ans après la mort de l’Auteur.

Le principe qu’il établit ici n’est qu’une suite d’inductions démontrées et tellement liées l’une à l’autre, qu’il est impossible de leur échapper. J’y renvoie ceux qui me nieront les principes. J’aurois pû les répéter ou les extraire ; mais d’une part, le rôle de plagiaire ne me va pas ; de l’autre, tout est tellement lié dans cet ouvrage, qu’il n’y a pas une pensée à déplacer. On ne peut douter d’ailleurs que la sécheresse de cette lecture n’ait été la cause de l’indifférence avec laquelle on a laissé passer dans la foule un ouvrage tellement hors de pair. Je dois avoir plus de ménagement, en proportion de ce que j’ai moins de mérite. Mes écarts presque toujours déplacés prouveront moins sans contredit, mais ils lasseront moins aussi ; et comme il ne s’agit point ici de vérités nouvelles & jusqu’à ce jour inconnues, mais simplement de l’application de principes connus à notre état présent, & de rassembler sous certains points de vuë les relâchemens & changemens de mœurs qui pourroient devenir maux de l’État, & démontrer dans les choses les plus simples en apparence, les chaînons par lesquels la fausse prospérité tient inséparablement à la décadence, je me pardonne des incursions qui ne me mènent jamais hors de mon sujet, par la raison qu’il renferme tout.

Mieux vaut entretenir des hommes que des chevaux. Le principe de cet Auteur une fois établi, voyons où il nous conduira. Il est donc de fait, que si le Prince & les propriétaires aiment les chevaux, ou pour mieux dire, s’ils employent beaucoup de chevaux ; (car les aimer roule plus sur la qualité que sur la quantité) Il y aura plus de prairies dans l’État, & moins de champs employés à la subsistance de l’homme : que s’ils consomment plus de bois, il faudra plus de terrein destiné à être en forêts en coupe réglée : que la mode de boulingrins, charmilles, parcs, grandes avenues, chemins d’une largeur extraordinaire &c. ôtent tout autant de terrein à la nourriture de l’homme, qu’il y en a d’employé à toutes ces inutilités.

Si au contraire les mœurs du Prince & des grands propriétaires les portent à entretenir beaucoup d’hommes, la pâture des chevaux décroîtra en proportion.

Autrefois les grands Seigneurs entretenoient un beaucoup plus grand nombre d’hommes. A la vérité le bas domestique consommoit infiniment moins qu’aujourd’hui, qu’on les habille comme des Comédiens, qu’on les nourrit, qu’on les couche comme les Maîtres ; mais les grandes maisons étoient pleines de commensaux d’un tout autre ordre, qui leur faisoient plus d’honneur & plus d’avantage, qui leur coûtoient moins que des mercenaires, et qui les obligeoient à une décence extérieure de mœurs, utile au maintien de la case comme à la société, & honorable en gros à la Nation comme en détail à leur Maison. Les Dames avoient auprès d’elles des Demoiselles, les Seigneurs des Gentilshommes souvent d’aussi bonne Maison qu’eux & les uns & les autres des Pages, des Ecuyers, &c. C’étoit un débouché pour la pauvre Noblesse qui n’en a point aujourd’hui, qui tombe dans les plus viles dérogeances faute d’empioi, ou pour mieux dire, qui n’existe presque plus, en comparaison du nombre qu’il y en avoit autrefois.

Noblesse. Il n’est pas de mon sujet d’examiner si c’est un avantage dans un État militaire en sa constitution d’avoir une nombreuse Noblesse mais je dis, sans crainte d’être démenti, que les pauvres laborieux sont, dans quelqu’état que le Ciel les ait fait naître, la portion la plus utile de la société. Je disserterai moins encore pour établir ce que c’est que la Noblesse ; mais soit que ce genre de distinction soit une illusion absolue ou non, je crois qu’on peut la définir : la partie de la nation à laquelle le préjugé de la valeur & de la fidélité est le plus particulièrement confié. Ces deux opinions servant à la défense & au maintien de la société, il est très-important de ne les pas laisser éteindre. Les services de l’intérêt coûtent trop cher à l’Etat, ceux de la vanité & de l’honneur repayent en monnoie qui ne manque jamais à un Gouvernement éclairé, & économe de distinction. Cependant ce genre d’orviétan ne prend pas également sur tous les tempéramens. J’ai dit, & je m’en souviens, que l’honneur doit entrer dans toutes les professions ; mais il en est plusieurs, où l’on n’y sçauroit penser qu’après le profit, & où l’on dit de bonne foi, comme Petit-Jean, Mais sans Argent l’honneur n’est qu’une maladie. Quelque ridicule que l’affluence de l’or arrivé en Europe depuis deux cents ans ait jetté sur l’honneur dévalisé, & quoique ce principe de corruption aille toujours en augmentant, il est cependant vrai que rien n’est si aisé que de porter la pauvre Noblesse à se piquer d’honneur, & à se passer d’argent, pourvu sur-tout qu’on y l’éloigne des professions où l’on en gagne, car ce seroit être de mauvaise foi que de désavouer, que rien n’est si rare dans les annales de l’humanité, que les duels de l’honneur & de l’intérêt, où le premier ait remporté la victoire. L’or est corrupteur dans toutes les professions, il corrompit Judas ; & si l’on écoute les Militaires subalternes, ils vous diront que leurs Majors l’ont presque tous pris pour patron. La noblesse employée dans des métiers d’argent n’en vaudra donc pas mieux, & vrai-semblablement en vaudra moins : car ayant une fois mis à quartier la vanité domestique, elle ne dérobera pas pour peu. Le Garde-sel noble n’a point appris dans les foyers paternels ce vénérable axiome, cent francs au denier cinq, combien font-ils ? mais une fois qu’il est entré dans la tête accompagné de tous ses rameaux, il regarde ses vieux pères comme de grossiers idiots, & méprise tout le reste de leurs documens. Si au contraire il marche de plein pied à sa naissance, il se rappelle sans cesse que son vieux oncle lui a répété, que le grand-pere s’étoit distingué à tel assaut, qu’un autre ayant été élevé dans une telle maison sauva on jeune Maître dans une embuscade, & refusa de s’attacher à tel & tel qui lui offroient une fortune. Ces idées germent dans son cœur, & le Laridon des fermes devient le César d’un Régiment.

Cependant quelque multiplié que soit aujourd’hui le Militaire en France, il s’en faut bien que la pauvre Noblesse n’ait de ce côté là le même débouché qu’elle avoit autrefois. Nos anciennes troupes & sur-tout la cavalerie, étoient alors presqu’entiérement composées de Gentilshommes. Dans l’infanterie même, Montluc nous dit qu’il n’eut jamais de Compagnie où il n’en eut quarante à la tête. Il la leur faisoit casser à bon marché, en leur disant qu’il n’avoit jamais connu besogne bien fait que de Gentilshommes. Henri IV, chef pendant long temps d’un pan proscrit, obligé de vendre tout son bien piéce à piéce pour subsister & qui déjà Roi de France se plaignit long-temps d’avoir tous ses pourpoints percés au coude, se vantoit néanmoins d’avoir toujours eu quatre mille Gentilshommes autour de lui, quand il avoit voulu les appeller. La Cour d’Henri IIX cependant n’étoit pas déserte ; celle des Guises & de tant de chefs de parti qui existoient alors, l’étoit encore moins, proportion gardée. Sully qui n’étoit encore que Carabin, entretenoit, dit-il, douze gentilshommes à la guerre, à deux cents livres chacun. On n’auroit pas aujourd’hui un cocher à ce prix. Ce n’est pas de quoi il est la question. Les douze Gentils-hommes de Sully faisoient partie des quatre mille d’Henri IV. Mais je mets en fait que dans cent soixante mille hommes d’infanterie que le Roi a sur pied, on y trouveroit à peine ce nombre de Gentilshommes. Pourquoi cela ? La pauvreté est devenue ridicule, & dans celle de toutes les professions où l’on devroit le moins la craindre, puisqu’on s’y dévoue la tout perdre au premier signal, il faut du bien. On a chargé de faux frais toutes les garnisons, la moitié des appointemens va en abonnement de Comédies, de fauteuils, de chevaux de ronde, &c. Les Régimens se piquent d’enchérir sur la dépense les uns des autres. On appelle brillans ceux qui payent les plus cheres auberges, & qui sont en état d’être reçus dans les maisons. Il faut de grosses pensions pour soûtenir tout cela, & les Chefs, sans songer qu’il faudra un jour mener ces gens à la guerre, se hâtent de faire retirer les vieux soldats, & de les remplacer par des gens en état de se soûtenir. La vénalité s’est introduite dans les emplois ; en supposant qu’un pauvre Gentilhomme soit en état d’en acheter un à son fils, la pension en souffre ; il faut donc des gens de ville. Je veux croire qu’ils seront aussi bons devant l’ennemi que des campagnards, mais il s’en faut bien qu’ils ne les égalent pour la fatigue, & par l’attachement à leur emploi, que ces derniers regarderoient comme leur patrimoine. Quoi qu’il en soit, la cherté du service ôte ce genre de débouchés à la pauvre Noblesse. La maison du Roi leur reste : demandez cependant ce qu’il faut de pension à un Gendarme, ou à un Garde du Corps ; les plus modérés vous diront six cents livres ; & où sont les pauvres Gentilshommes qui peuvent donner cela à leurs cadets ? Il s’ensuit de cette énumération trop longue, mais que j’ai cru importante relativement à la prééminence naturelle à l’espece de gens dont je parle, que loin de tourner en ridicule les gens de qualité riches, qui par vanité voudroient consommer en ce genre de faste ce que les autres perdent en luxe inutile à l’État & ruineux pour eux, on devroit les y encourager.

Les gens dont vous parlez, me dira-t-on, nourrissoient plus de chevaux qu’on n’en éleve aujour-d’hui ; la Noblesse étoit toujours à cheval, les noms de Connétable, de Maréchaux, de Chevaliers, d’Ecuyers, l’habitude où l’on est encore de dire un beau Cavalier, un aimable Cavalier, aller bride en main dans les affaires, broncher à chaque pas,& mille autres locutions usitées, sont des restes de l’intime société de nos pères avec leurs chevaux. J’en conviens ; mais il ne s’ensuit pas de-là qu’ils eussent plus de chevaux que nous : outre que la cavalerie réglée est devenue beaucoup plus nombreuse, à commencer par le Prince le dénombrement de les écuries excède de beaucoup celles de ses prédécesseurs ; on avoit quelques chevaux de main, mais à cela près, on n’en nourrissoit point d’inutiles. Une grande Dame de ce pays-ci, à qui je vis des chevaux de remise, me répondit : ce n’est pas quil n’y en ait 70 dans nos écuries, mais il n’y en a point qui ait pû aller aujourd’hui. Quand Bassompiere rencontra cette lingere du pont-neuf, dont il fait une singuliére histoire, il n’avoit qu’un cheval entre ses jambes : c’étoit l’homme le plus brillant de son temps ; aujourd’hui le plus pauvre allant en fiacre, en occupe deux. Il est à remarquer encore que les chevaux répandus alors dans les campagnes où leurs maîtres habitoient, engraissoient de leur fumier la prairie qui les devoit nourrir, & consommoient la denrée sur les lieux ; tous rassemblés aujourd’hui dans les villes, leur nourriture entraîne : celle des chevaux de trait qui y ont amené le fourage.

Mais revenons. On ne doit point être étonné que traitant de la Population je cave à fond, quand cela se préfente, les objets qui peuvent y servir & y nuire ; & puisque je suis à la Noblesse, il me reste encore beaucoup à dire sur cela. Elle est très-nombreuse en Allemagne, & à tel point que les Seigneurs & les Princes même des plus grandes Maisons sont au service des Maisons régnantes, souvent moins illustres & moins anciennes que les leurs. Le droit de primogéniture & la reversion des fiefs assurée aux cadets, quand les branches aînées tombent en quenouille, sont un appas qui oblige tous ces cadets à se marier, & à épouser des filles pauvres & de haute naissance comme eux. Les enfans de ces Princes & Seigneurs n’en sont pas moins des sujets pour l’Etat, des ressourses pour leur Maison ; & fournissant toujours de nouveaux successeurs, ils empêchent l’inconvénient notable de la réunion des biens de plusieurs Maisons en une seule.

Aux États d’Orléans, sous François II. & Charles IX. il fut question de faire passer en Loi dans le Royaume l’admission des substitutions graduelles & perpétuelles, comme en Italie ; & par une de ces contrariétés qui constatent la bizarrerie de la nature humaine, et qui seule a gravé ce fait dans la mémoire, il arriva que le tiers-État y ayant consenti, ce fut la Noblesse qui s’y opposa. Si l’on proposoit aujourd’hui un pareil expédient comme capable de soûtenir la Noblesse & d’en encourager la multiplication, & conséquemment comme avantageuse à l’Etat, on seroit sifflé de toutes parts ; & ceux qui daigneroient répondre au raisonneur, l’accableroient d’allégarions, dont les moindres seroient que ce projet nuit au commerce, & prive le Roi de ses droits de suzerain aux mutations. Examinons en détail ces deux objections, comme les principales.

l’échange des propriétés n’est point commerce. Le commerce est l’échange des nécessités & commodités de la vie, & nullement celui des propriétés. Quand à Paris les loix & les mœurs assujétissent tout à l’encan, on s’écrie que c’est bien fait, que cela fait circuler les meubles & l’argent, que les gens de Justice, les industrieux du bas commerce, les cu rieux, les inconstans, tout enfin y gagne ; & moi je dis que par mille raisons c’est un usage pernicieux ; & je le prouve. 1°. Que sont donc tous ces gens amassés, qui jouent au plus fin dans le rez de chaussée dévasté de cet Hôtel, qui huit jours auparavant brilloit de meubles utiles & superflus ? Les Huissiers hurlent, les Procureurs écrivent, & ce peuple avide de brocanteurs se tend des pièges adroits, tandis que les gens les plus riches n’ont pas honte de s’associer aux usuriers de profession en ce genre de passe-temps, & de venir y braver les quolibets des revendeuses du quartier. De toute cette foule de gens amassés de la sorte en mille endroits de Paris, il n’y en a pas un qui ne cherche à attraper l’autre, & la bonne-foi est bannie de la pensée de tous les individus qui remplissent ces dignes assemblées. Voilà pour les agens. D’autre part, le propriétaire bannissant toute décence & toute antique superstition de respect, vend jusqu’à la robe que sa mère portoit quatre jours auparavant : sçachant d’autre part que la même chose arrivera après lui, il incendie comme inutiles & propres à allonger son inventaire, mille papiers curieux & souvent utiles à la postériré, mille choses qu’on laisseroit à ses enfans volontiers, mais qu’on ne veut pas exposer à la curiosité des Préposés à la Justice : la mère ne se soucie point de faire des meubles comme faisoient ses devancières laborieuses ; tout sera vendu, dit-elle, & servira à des étrangers. La maison est appauvrie d’autant, & l’Etat aussi, puisqu’il n’est autre chose qu’un amas de maisons particuliéres, & que le travail d’une infinité de dignes matrones d’autrefois réduit en parties de cavagnole, est autant de perdu pour lui. Mais, dit-on, ce changement de meubles, ces achats & reventes continuelles avivent le commerce, & font travailler les ouvriers ; & moi je dis que non : non, mille fois, non. Ces meubles vendus dans la ruë de Bussy vont être transportés dans la ruë Dauphine ; on ne les use point en chemin, ils servent à quelqu’un, ils sont à la vérité plutôt passés ; mais c’est que celui qui les fit le premier, prévoyant leur fort les avoit fait à vie. La mal façon n’est un gain pour personne, & je soûtiens qu’on fait plus de meubles dans les pays où on les conserve, que dans ceux où ils ne passent jamais une génération. Entrez dans la maison de ces nouveaux établis : un appartement brille de fraîcheur, de dorure & de boiserie une fois faite, tout le reste est nud. Voyez des Palais dans le pays où le mobilier fait partie de la bonne maison : les murs sont couverts par-tout, tout est plein, & les garde-meubles le sont aussi : cependant on y travaille toujours, le temps use & prend plus sur la quantité que sur le peu ; on remet à la mode, on remplace le vieux, à peine est-on meublé d’hiver à fond, qu’on veut l’être d’été. Après les meubles ordinaires, on amasse ceux des occasions, des noces, des couches, &c. Les Châteaux viennent après les maisons de Ville ; l’on se pique du superflu, & une maison est aussi riche de ce qui est en reserve, que de ce qui paroît ; en un mot, on y travaille sans cesse, tandis qu’à la reserve des fous, ce n’est qu’une fois dans la vie qu’on se meuble à Paris, où ce prétendu revirement de meubles ne fait vivre que des fripons qui éveillés comme ils le sont, eussent été utiles en quelqu’autre profession.

Cet exemple que je crois vrai de très-bonne-foi, & que j’ai été chercher dans la partie de l’industrie la moins contestée, pourroit faire douter si l’on ne se trompe pas très-fort en honorant du nom de commerce tout ce qui est mouvement. Ce n’est qu’un esprit faux & un cœur gâté qui peut regarder comme commerce l’agio, le courrage, l’intrigue, le maquerellage, & autres trames de l’intérêt, de la malice & de la mauvaise foi ; autrement le diable seroit le premier des commercans.

Utilité de l’exclusion des fiefs pour la roture. Je pourrois prouver également que le revirement continuel des biens & des fortunes n’est point un avantage pour le commerce ; mass il n’est question ici que des fiefs. Quel mal feroit au commerce, que les fiefs fussent assurés dans les races ? J’ai déja dit que cela perpétuoit les vieilles souches en engageant les cadets à se marier, maintenoit l’esprit de subordination & d’union parmi les habitans de la campagne par l’antique respect pour le sang du Seigneur, le goût de la propriété dans les familles, & la splendeur dans celles que les exemples domestiques engagent le plus à tâcher de mériter de la patrie. Qui donc y perdroit ? Les Notaires, & les gens qui vivent de procès.

On dira peut-être que cela ôte l’émulation dans la partie industrieuse des sujets ; que chaque barrière mise à l’ambition en est une au travail, dites mieux, à la cupidité : mais je le nie. Les Hollandois, qui ont jadis poussé le commerce & ses succès plus loin qu’aucune autre nation, n’avoient point en vue de devenir M. Le Marquis un Tel, & l’on sçait que sans Marquisats ni Comtés, de simples particuliers de cette florissante République offrirent de faire la guerre au Roi de Dannemarc à leurs dépens.

On se plaint à bon droit, & l’on regarde comme un vice très nuisible à la constitution de la Monarchie l’ambition générale que chacun a en France de faire son fils noble, & conséquemment inutile à tout bien en un pays, où il ne reste de débouché à la Noblesse, que celui de sous— entendre les neuf dixièmes de ses enfans, pour qu’il reste au fils unique de quoi vivre conformément à ce que la vanité du pere appelle son état. Le Magistrat veut prendre l’épée, parce qu’il est établi que l’état de juger les hommes ne convient pas à la haute Noblesse, le Négociant veut devenir Magistrat pour faire ensuite le même faut. Le Financier, à qui l’or fournit la plus brillante & la plus unie des perspectives, prend le plus court, & appelleroit volontiers le plus étourdi de ses enfans M. le Ministre ou M. le Conseiller d’Etat, comme on désigne quelquefois M. l’Abbé dès l’âge de cinq ans. Le fils du paysan devient Procureur, & celui du laquais Employé. Si au lieu de cela le Magistrat ambitieux & secondé de la fortune dans son état recommandoit uniquement à sa famille de penser à l’illustrer, en donnant à l’État des du Harlay, des de Thou, des Lamoignon, des Talon &c. le Négociant, des Crozat ; le Financier, des Jacques Cœur ; le Manufacturier, des Van-Robès : si le paysan ne songeoit qu’à améliorer son bien & rendre ses enfans habiles & laborieux ; tous deviendroient plus industrieux, plus accrédités, plus en état de se soûtenir, & de profiter des fondemens jettés par leurs pères. Chaque profession élevée dans la modestie & dans une tournure de mœurs uniforme & propre à son état, ne donneroit pas moins des sujets à la patrie ; mais le fils cadet d’un Magistrat ne dédaigneroit pas de paroître au Barreau ; celui du Négociant, de devenir Armateur ; celui du Financier occuperoit les emplois de détail ; le fils du Manufacturier chercheroit à établir des métiers où il n’y en a point ; & le fils du laboureur iroit en journées. Loin que les pépinières de l’Etat fussent affoiblies par la modération des pères, elles deviendroient plus abondantes. La nature inspire d’aimer ses enfans, l’orgueil, de les craindre ; & le surabondant de chaque profession fourniroit aux portions stériles de la société comme soldats, matelots, &c.

Sans que je m’épuise en dialectique, tout homme de bonne-foi sentira la vérité de ce que je dis ici ; & les gens sensés se plaignent chaque jour que la folie d’autrui les mene beaucoup plus vîte qu’ils ne voudroient.

Ce n’est pas que dans mes rêveries je prétendisse faire revivre la police intérieure des anciens Egyptiens, où par une loi fixe personne ne pouvoit exercer que l’état de son père. Indépendamment des inconvéniens de ce genre d’esclavage prescrit à la nature, je sçais que les loix ne sont rien sans les mœurs. Si j’avois à dire mon avis sur celle-ci, je l’aurois conservée en partie & abrogée en l’autre. Il n’eut jamais été permis de monter, mais toujours de descendre, chacun selon son talent. Mais les États ne se gouvernent pas par des spéculations ; & à cet égard je reviens au principe que j’ai établi ci-devant, & qui ne sera pas contesté, je crois, par les gens de bon sens, c’est que, sans contraindre personne, il faut honorer chaque profession relativement au degré d’utilité première, & bientôt ce moyen doux éteindra plus de la moitié de cette ambition destructive, qui fait que chacun ne demeure dans son état que par force, & ne regarde le travail que comme un passage épineux pour arriver à la jouissance.

Il résulte de ces spéculations, que l’exclusion des fiefs pour la roture, & conséquemment l’extension des loix privilégiées propres à les conserver dans les familles, ne seroit point un mal pour le commerce ; au contraire, aussi-tôt qu’un Commerçant, qu’un Financier &c. a acheté des terres, il prend goût à l’esprit de supériorité, il dédaigne lui-même sa première profession, moyen sûr de la faire dédaigner aux autres ; son argent & son industrie sortent du commerce, & tout y perd. Il ne s’agit donc plus que de répondre à la lésion & diminution des droits du Roi.

Il est certain que la vassalité devant des droits à la mutation, tout ce qui interrompt ces mutations intercepte ces droits. Il en est d’autres de centième denier, contrôle, insinuation &c. sur les acquisitions ; le tout ensemble fait un objet considérable. Je répons à cela, 1°. Que les principaux de ces droits ne sont pas sans doute si rapportans qu’on le dit, puisque des Charges très-peu financées en exemptent, & donnent encore la Noblesse par dessus le marché, & qu’en supposant que ces Charges aient été créées dans des temps de nécessité, du moins auroit-on songé à les rembourser depuis & à les éteindre, si les exemptions qu’elles multiplient à l’infini, attendu qu’elles passent sur la tête de presque tous les forts acquereurs, étoient si nuisibles.

2°. Que loin de grossir les substitutions en les étendant, je les diminue en effet ; car le plan sur lequel je raisonne, ne comprend que les fiefs, & ce qu’on peut appeller biens féodaux ; au-lieu que dans l’état actuel un homme substitue tout son héritage, tant fiefs que biens ruraux, maisons & souvent même les meubles ; c’est-là ce qui est fait pour être mis dans le commerce, & non les fiefs qui, tels que je les représente dans mon exception, ne sont presque autre chose qu’autorité, droits et prééminences.

3°. Si, se conformant sur cet article aux loix de l’ancienne féodalité encore en vigueur en Allemagne, il étoit établi qu’au défaut de la ligne masculine, la reversion des fiefs viendroit au Roi, & que Sa Majesté s’en réservant la nomination voulût s’astreindre à ne les point donner à des Maisons déjà établies, mais à des cadets de bonnes Maisons, avec obligation de prendre le nom & armes du fief ; ce droit de nomination qui dans des États d’une aussi vaste étenduë que les siens, remettroit sans cesse de nouvelles grâces de ce genre dans ses mains, & lui attacheroit plus particulièrement encore la Noblesse, s’il étoit possible, n’équivaudroit-il pas une partie du revenant-bon en argent, qu’on prétend que cela diminueroit, et que je nie ?

4°. S’il est vrai que la Population soit une richesse pour tout le monde, comme la chose est démontrée, puisque où il y a plus de gens obligés de vivre de travail, les services de nécessité respective pour tous les hommes deviennent à meilleur marché, à plus forte raison l’est-elle pour le Prince, qui de tous est celui qui paie le plus de services. Or diminuer le prix des services, n’est-ce pas augmenter ses revenus ? Cet arrangemene est, selon moi, un moyen de multiplier la noblesse ; elle seule alors rempliroit ses armées, sa garde, sa marine militaire, &c. Elle se pique d’honneur naturellement. Il ne faut à cette monnoie-là d’autre garde du thresor qu’un gouvernement économe d’honneurs, et prodigue de considérations & de louanges, & cependant c’est le plus puissant des mobiles, & le plus inépuisable des thresors.

Mais, dit-on, l’épuisement continuel des vieilles souches se répare par de nouveaux Nobles qui dans la suite se confondent avec les anciens. C’est précisément l’inconvénient dont nous nous plaignions tout-à-l’heure. Mêlez du vinaigre avec du vin, vous les gâtez l’un & l’autre. La haute Noblesse, qui n’a presque plus, il faut l’avouer, conservé de l’antique générosité de ses ancêtres qu’une fade ostentation de ses vieux titres, ne consentira jamais à reconnoître les intrus comme étant de son corps ; le préjugé même de la nation l’y autorise, & à la réserve de certains noms illustrés par de grands hommes & de dignes commencemens, tout le reste est rejetté, & tel homme est lui-même dans le cas, qui en établira le principe devant ceux à qui il croira en imposer. D’ailleurs, ces portes d’anoblissement ont été si fort multipliées que le ridicule s’en est mêlé, plaie incurable chez les François. Qu’est-il arrivé de cela ? que l’une & l’autre Noblesse est tombée dans le mépris, & que la considération de l’argent, maladie plus redoutable pour un Etat que la peste & la famine, règne aujourd’hui sans rivale. Retenons chacun dans son état ; n’employons à les multiplier que les moyens qui sont propres à chaque profession. Dès qu’on voudra se rappeller en pratique où gît le véritable honneur, il s’en trouvera assez pour tout le monde.

Les Chapitres d’hommes & de filles sont encore une ressource pour la Noblesse d’Allemagne, ressource très-estimée & peu coûteuse. L’orgueil de la naissance, et la distinction de l’ordre & du genre font plus de la moitié des avantages des personnes admises dans ces corps respectables, & s’il y a quelques places lucratives, le grand nombre l’est très-peu ; mais la Noblesse estime ces débouchés qui font un état pour ses enfans, & dans la crainte de s’en fermer l’entrée vient y chercher des femmes à qui leur naissance sert de dot. La Noblesse en France a, au-lieu de ce secours, celui des mésalliances. On peut dire de ce joli mot ce que M. Bossuet disoit de la fréquentation des spectacles, Il y a de grands exemples pour, & de fortes raisons contre. Examinons encore cet article.

Mésalliances. Ces alliances, dit-on, relèvent l’ancienne Noblesse, dégraissent les gens à argent, les civilisent d’une part, & de l’autre rapprochent de la société privée la morgue de la Noblesse, remettent en circulation l’argent engorgé dans un petit nombre de caisses, & diminuent insensiblement l’opposition & la haine invétérée entre deux ordres d’autant plus difficiles à amener à la concorde, que la profession bien analysée de l’une est de tout demander, & celle de l’autre de tout prendre. Voilà, je crois, tout ce qu’on peut dire en faveur des mésalliances ; du moins ai-je presque sué pour en trouver tant, et cependant j’ai envie de rire du poids de ces puissantes inductions.

Mon dessein ici, ni nulle part, n’est pas de scandaliser personne, & si quelqu’un se trouve blessé, je le prie de croire cependant que j’ai crayonné mes tableaux le plus légérement que j’ai pu, & que persuadé que les plaies en écrit demeurent, je tâche d’écrire, comme je voudrois l’avoir fait le jour qu’il le faudra rendre compte à Dieu.

En conséquence, sans faire distincion entre certaines mésalliances d’opinion, & d’autres qui sont honteuses par la source des richesses que l’on partage, je dirai qu’en général & par les raisons & principes que nous avons déduits ci-dessus, on ne scauroit trop accoûtumer les différentes classes à s’allier entr elles, & à conserver comme un dépôt sacré les mœurs & usages de leur état ; je dis les bons, & je pourrois même à certains égard dire qu’il vaut mieux que les mauvais se concentrent que s’ils se répandent. Par exemple, si le fils d’un voleur épouse la fille d’un fripon, au fond il n’y aura qu’un ménage de gâté, au-lieu qu’ils auroient été très-propres à en gâter deux.

Ce Magistrat qui épouse une fille de la Cour se désallie, (si l’on ne veut appeller cela se mésallier, aussi désavantageusement que son voisin, qui devient gendre d’un Financier. La Demoiselle met sur son vernis d’impertinence natale une dose du gourmé de la Préfidence, & bientôt elle dédaigne la Maison où elle est entrée, parce qu’elle ne peut aller à la Cour : elle transplante les grands airs, elle distingue les cousins titrés, ses enfans maudissent la simare qui ne va pas avec des talons rouges ; le titre de Président les offense, quoiqu’ils ne veuillent pas perdre la Charge ; ils sont Marquis, & s’ils n’en peuvent avoir l’accoutrement qu’à la campagne, du moins en ont-ils la fatuité & l’équipage. Tout cela consomme, l’ancienne gravité se perd avec l’étude, & la salle d’audience des pères n’est plus fréquentée que par des créanciers & des musiciens. D’autre part, le voisin enfinancé a reçu un petit bijou qui n’a plus rien de l’accent Picard ou Gascon de M. son père, le couvent & les maîtres y ont mis bon ordre : elle est pleine de talens, accoutumée aux flatteries des valets, & farcie de ces hauts axiomes de générosité, qu’il ne faut porter ses robes qu’une saison, que des desseins nouveaux, tout donner à ses femmes, avoir un garçon perruquier pour ses gens afin qu’ils soient en état de paroître dans l’appartement, un plumet, des rênes & des harnois de couleur, des chevaux neufs, du vernis de Martin & ce qui s’ensuit. La belle mère qui avoit compté que 400 000 liv. font 20 000 liv. de rente, qu’une femme doit coûter dans une maison réglée 6 000 liv. par an, & que les 14. autres se soient accumulées pour l’établissement des enfans à venir qu’elle voit déjà par douzaines autour de son fauteuil, laisse patiemment passer les jours d’engouëment de nôces, hoche la tête quand on parle de spectacles, de bal, de l’Opéra &c. mais espere que cela finira : tout se succede cependant, elle prend mal son temps, hazarde ses axiomes & l’on bâille : tandis que l’imprudente maman va réfléchir après coup, & considere charitablement avec quelques amies qu’elle a fait une sotise par telle & telle raison & on démeuble dans le bas : les lampes économes qui éclairoient son antichambre font place à des bras dorés, les porcelaines, les vernis l’éblouissent de toutes parts ; la cuisiniére vigilante est remplacée par un chef qui se reserve trois jour par semaine, & qui les quatre autres fait travailler son aide ; les valets fidèles du vieux temps fuient en pleurant tant de dégâts ; bientôt leur Maîtresse les suit, & va dans un appartement étranger déplorer les vices du temps. Les premiéres couches la rappellent : on lui annonce une fille ; nous aurons un garçon une autre fois, dit la vieille mère. Oh ! pour celui-là, je vous demande excuse, répond l’accouchée, le métier n’en vaut rien, & je ne suis pas d’humeur à me sacrifier pour ma postérité. J’aime déjà cette petite à la folie, & je veux quelle soit héritière ; & faquins d’applaudir. La même chose leur étoit arrivée la veille chez la Demoiselle qui avoit eu l’insolente cruauté de dire que ce n’est pas la peine de faire des enfans, quand on n’a pas un nom à leur donner. Laquelle des deux vaut le mieux pour la famille où elle est entrée, & pour y conserver l’ordre, la décence & les mœurs ?

Les principes dans lesquels j’écris, me font supprimer beaucoup d’autres raisons & de détails. Je conclus que mélanger ainsi les états, c’est tout détruire, toue avilir, & ne relever rien que l’or & l’argent. Or un État, où la cupidité & les richesses ont la prééminence non disputée, est une assemblée de voleurs publics ou déguisés, de brigands civilisés, dont les uns sont en pleine chasse, d’autres à l’affût, & qui dans le fait occupés à s’entredétruire, feront bientôt justice les uns des autres, sans que la foudre s’en mêle.

Dans un État constitué comme la France, il faut que la Noblesse soit fiére, brave, pauvre, & s’en pique : que la Magistrature soit grave, juste, austére, économe, & s’en pique : que le Commerçant soit laborieux, entreprenant, franc, indépendant, simple, & en fasse gloire : que la Finance se confonde & se répande dans le commerce, loin de l’opprimer & de le mépriser : que l’Artisan soit industrieux, vigilant, réglé dans ses mœurs, borné dans sa consommation : que le Laboureur enfin & l’agriculteur (cet ordre d’hommes précieux par lesquels j’aurois dû commencer) soit infatigable, honoré, chéri, protégé, soulagé, encouragé de façon qu’il fasse envie à tous les autres états par son honheur, sa liberté, sa joie, sa tranquillité, & par cette pureté patriarchale de mœurs, dont la campagne est la véritable & l’unique patrie.

Cette digression sur la Noblesse paroîtra certainement longue, & peut-être partiale. J’ai assez témoigné ci-devant quel cas je faisois des petits & combien je les honorois, pour n’être pas à cet égard accusé de prédilection. Je finis même cet écart en rentrant dans l’universalité des classes de citoyens. Je n’ai traité de cet état-ci en particulier, que parce que c’est assurément de tous le plus inconnu en un pays où la pauvreté devient vice ou bien pis, comme disoit quelqu’un, & parce qu’il est le plus utile après l’agriculteur, dans un Ecat où l’on connoît le prix de l’honneur & de la gloire. Revenons.

J’ai dit que la multiplication des chevaux dans un État est un mal & que nous étions atteints de ce mal. Il m’est quelquefois venu dans la tête un projet qui pourroit être bon, & qu’au pis aller je dont au public pour ce qu’il me coûte.

Capitation sur les chevaux. On a de tout temps regardé la capitation comme un impôt très onéreux. J’ai ouï & lû force déclamations où l’on disoit que c’est vendre l’air au citoyen ; que cet impôt connu sous les Empereurs Romains fut un des signaux de la décadence de l’Empire, & l’une des causes de l’aliénation des Provinces, qui bientôt aimerent mieux recevoir les barbares, & jouir de leur prétendue franchise sous l’empire le plus dur & le plus absolu que de se voir rongées & dévorée en tous les sens par les exadeu publics d’un Empire fiscal. Le Prince même, qui forcé par la necessité établit parmi nous cette sorte de tribut, en avoit un tel dégoût, que dans les temps les plus calamiteux des fins de son régne il pressa souvent son Conseil des finances de trouver les moyens de lui faire tenir sa parole en le supprimant, sans que ses coffres alors si épuifés en souffrissent trop. Ces sortes de discussions me sont défendues, & par goût, & par devoir de Sujet ; mais en supposant que la chose parût ainsi au Prince, et à ceux qui sous lui ont le droit de l’examiner, j’ai un projet tout simple à proposer à cet égard.

Je transporterois la capitation de l’homme sur les chevaux. Je me vois siffler ; car me dira-ton, on a trouvé moyen de capiter l’orgueil ici-bas. Ce Gentilhomme qui fait un procès-verbal, où il transforme des buissons en Paroisse pour faire ériger son fief en Marquisat, sollicite & paie la permission d’avoir cent cinquante liv. de capitation pour sa seule personne. Ce Marquis bruyant, qui promené en glissant sur le parquet de Versailles les talons rouges que son petit-fils payera, qui se met en quatre pour devenir Duc, demande deux mille livres de capitation. Or votre somme deviendra courte d’autant, car on ne scauroit titrer un cheval.

Je soûtiens que la somme pourroit devenir égale à peu-près. Pensez-vous que ces Marquis & ces Ducs soient absolument dupes en cela, & qu’ils ne sçachent pas se retourner de façon que la Cour leur rende au centuple ce qu’elle leur prend ? je vous le demande. Je voudrois donc qu’on capitât les chevaux ; ceux de labourage très-bas, ceux de charrette formeroient la seconde classe, ceux de bât & de transport la troisiéme, ceux de voitures publiques, messagers, de voyage actuel en un mot la quatrième, ceux de monture de parade & de course la cinquième, ceux de trait enfin pour le carrosse seroient la plus haute classe.

Mais, me direz-vous, vous mettrez tant de monde à pied, que la capication en viendra à rien. Je répons à cela, 1°. Qu’il n’en seroit rien. La vanité est plus forte que la raison & même que l’avarice. Voyons-nous, lorsqu’il arrive des chertés excessives de fourrage, chose très-commune à Paris, que les réformes de chevaux soient en quelque proportion avec l’augmentation de leur dépense ? A l’égard de leur taxe, chacun en garderoit du moins au prorata de ce qu’il paie aujourd’hui de capitation.

2°. Supposons un moment que cela diminuât considérablement le nombre des chevaux, supposons encore que cette diminution fût un mal, tandis qu’il est déjà démontré que ce seroit un bien ; si cela fait cet effet sur les chevaux, on ne peut nier qu’il ne le fasse sur les hommes, & tout est dit dans mon systême en avouant cela.

Je ne doute pas que plusieurs d’entre ceux qui me lisent ne pensent intérieurement qu’il vaut mieux pour un État, ou du moins pour les individus qui le composent, qu’il y ait moins d’hommes, mais aisés & consommans à leur fantaisie, qu’un plus grand nombre nécessités à la sobriété & à la modestie. Ce petit sentiment honnête est bon au même usage que le sonnet du Misantrope ; mais outre qu’il est infâme & cruel, je prouverai bientôt qu’il est faux & erronné. On m’objectera encore, que depuis que la capitation est établie dans le Royaume, loin que la recette en ait baissé, elle a toujours été en augmentant, preuve que la Population est accrue. Que quiconque ramene à la preuve le contraire des faits, aille faire des terriers & recevoir des reconnoissances dans la campagne ; il trouvera un mauvais village où il y avoit une petite ville, un hameau à la place d’un village, une masure déiignant un hameau, & campos ubi Troja fuit. Il y a plus de champs défrichés dans plusieurs cantons, j’en conviens, mais moins de maisons ; d’où vient cela ? C’est qu’on grate les friches & les côteaux pour en tirer la subsistance de quelques années, & les laisser ensuite appauvris & pelés pour jamais, au-lieu qu’ils étoient du moins autrefois couverts de bois ; mais le fonds du territoire est moins cultivé, moins fumé, & rend infiniment moins généralement parlant.

Si la recette de la capitation a augmenté, c’est que 1°. Ces sortes de régies se perfectionnent en vieillissant, & que tel qui sçavoit autrefois s’y soustraire, ne peut échapper aujourd’hui ; qu’on avoit d’ailleurs certains ménagemens alors pour accoûtumer les peuples, & sur-tout les Nobles, à la première imposition personnelle inventée depuis l’établissement des peuples du Nord. 2°. Que les taxes particulières ont crû arbitrairement.

Mais je mets en fait que le nombre des capités a de beaucoup diminué, à prendre le tout ensemble. Ce n’est pas cet impôt que j’accuse de la diminution. En général je ne suis pas trop porté à regarder les impôts comme des principes de dépopulation, si-tôt qu’on aura soin de faire retrouver au paysan le fruit de son travail en sus de ce qu’il paie pour acheter tranquillité & protection ; mais en admettant que dans l’exécution de mon projet il diminuât le nombre des chevaux, c’est un bien, si le nombre d’hommes en augmente ; & en supposant que les choses demeurent comme elles sont, le fisc y gagne toujours l’honnêteté du procédé avec ses semblables.

Il n’est qu’une seule & unique façon de juger de la stable & solide prospérité relative d’un État ; & cette façon-là quelle est-elle ? Est-ce par la redoutable puissance de ses armées ? En ce cas les Tartares sont les plus heureux peuples de l’univers. Est-ce par l’autoriré du Prince & la pompe de sa Cour ? J’en doute, car le siécle de Néron eut plus que tout autre ce genre de prospérité. Est-ce par le nombre des places fortes qui défendent ses frontières ? foibles appuis si l’intérieur est vuide, force comparable à celle des pyramides, masses effrayantes au dehors & qui ne renferment que des cadavres. Est-ce une marine puissante ? mais Carthage, que ses propres sujets mirent à deux doigts de sa perte, Carthage qu’une seule bataille donnée sous ses murs abbatit pour jamais, eut ce genre d’avantage plus que toute autre. Est-ce enfin d’y voir fleurir les arts ? Sans doute, mais il reste à sçavoir lesquels ; & sans entrer à présent dans cette discussion, c’est l’agriculture : c’est elle seule qui au coup d’œil donne l’air de prospérité à un pays, & qui dans le fait la démontre.

Où la campagne est riante, Prospérité. Par-tout où le peuple est heureux & tranquille, la campagne sera riante, peuplée, abondante, couverte de bestiaux et de fourrages. Partout où vous la verrez ainsi, comptez que le goût de propriété, celui du pays, du canton &c. est très-vif dans le particulier ; que chaque individu s’intéresse sans même le sçavoir, au bien public que le Gouvernement est affermi que l’État enfin est, proportionnément à ses avantages naturels, en pleine prospérité.

Les Anglois admirent, dit-on, nos villes & nos chemins, & pleurent sur nos campagnes, si jamais Anglois sçut pleurer nos désavantages. Je crois le premier point pour une douzaine de nos ville principales. A l’égard des chemins j’en ai dit autre part mon avis. Mon dessein n’est pas d’examiner & encore moins de dire si les étrangers se gouvernent mieux que nous, mais de présenter quelques objets où nous pourrions mieux faire. Je remarque seulement en passant, que Paris même, cette ville prodigieuse où le luxe & l’industrie semblent rivaliser & se disputer l’empire, quoiqu’en effet le premier gagne du terrein chaque jour, Paris, ce gouffre de la France & des François, dont le territoire réel s’étend à deux cent lieues à la ronde, et qui secondé d’une armée de colifichets, impose des tributs à tous les esprits frivoles du monde entier, Paris enfin, malgré toute sa magnificence, ne montre nulle part ces traces d’amour du public dont les moindres villes des anciens étoient décorées.

Ces portiques, ces places, ces théâtres, ces aqueducs, ces bains publics, & autres monumens dont les restes après deux mille ans font encore notre étonnement, étoient presqu’uniquement pour l’usage du peuple, & souvent dans des villes médiocres. Chacun alors s’approprioit les ouvrages & commodités publiques, & les croyoit à soi comme un honnête bourgeois de Paris se croit possesseur des revenus de la Paroisse, dont il est Marguillier.

Si l’on en excepte les quais & quelques ponts de Paris, y voit-on rien qui porte la même empreinte. Il y a trois spectacles, deux sont des jeux de paulme, le troisième est un monument de l’amour paternel du Cardinal de Richelieu pour une piéce de théâtre qu’il avoit adoptée, & aucun n’a ni la grandeur, ni les commodités & issuës convenables. L’Hôtel de Ville conviendroit à peine à une ville du troisième ordre ; Nul emplacement destiné aux fêtes publiques ; nulle fontaine digne par ses eaux d’un hameau décoré : les beautés en un mot de cette grande Ville sont toutes dispersées, sans que l’une donne du lustre à l’autre, comme on le remarque à Rome, & sont toutes dues au luxe & à la vanité des Princes & des particuliers. Quelle différence cependant de l’honneur qu’eût fait au Prince & à la Nation la prodigieuse dépense faite à la machine de Marly, si les eaux, qu’éleve cette machine, au-lieu d’aller se perdre dans les vastes déserts de Versailles, étoient destinées à descendre en fleuve dans les rues de Paris, & y former des fontaines telles que celle de la place Navonne !

Si Louis XIV. fût né dans une nation moins Gothique que ne l’est encore la nôtre sur tout ce qui est amour du public & intérêt bien entendu, certainement ce Prince, de qui tout ce qui avoit l’air grand saisissoit l’imagination, auroit du moins autant goûté ce faste public dont il nous a même laissé plusieurs monumens, tels que ses Arsenaux, les Invalides, les portes de Paris, que cette magnificence privée à laquelle il a sacrifié tant de trésors, & qu’on lui reproche à bien des égards dès aujourd’hui.

On a voulu l’accuser d’un sentiment aveugle & barbare, en supposant qu’il regardoit la France entière comme son patrimoine acquis & réuni par les armes de ses ancêtres, & que croyant à sa Couronne des droits plus étendus qu’à toute autre, il imaginoit que tout étoit à lui. On ne peut disculper ce Prince, si grand d’ailleurs, d’avoir eu des notions quelquefois trop fiéres de son autorité, de son titre, & du droit public. Il seroit difficile de prouver aussi que toute la France n’est pas au Roi, comme le Roi est à la France : il n’y a, à cet égard, qu’à s’entendre. Le droit & le fait parlent assez sans enumérer davantage ; mais il l’on entend par son idée de domination, qu’il croyoit exclure toute autre propriété, on le suppose fou, et jamais homme ne le fut moins.

Cependant quand il se seroit cru propriétaire de l’État entier, il n’en auroit été que plus aisé de le porter à décorer sa ville de Paris, à faire jaillir des eaux dans des places publiques plutôt que dans des bosquets, à faire des canaux d’arrosage plutôt que des perspectives pour son Château.

Discours d’un Barbare au Roi. La vanité d’ailleurs l’a emporté à se graver sans cesse dans ses monumens, & à le nommer en marbre le Divin Louis, l’Homme Immortel, &c. Ce fut la faute des hommes de son temps. Je voudrois quelquefois que le Roi pût entendre l’idiome d’un barbare. « Sire, lui dirois-je. Votre Majesté n’a-t-elle jamais pensé que l’air impératif & dédaigneux qu’on donne à vos statuës, est ou puérile ou fâcheux. César, Cromwel & autres, nés simples particuliers, & qui à force de crimes & de travaux étoient parvenus à commander à toute leur nation, pouvoient être flattés de graver en bronze cette domination qui étoit leur ouvrage ; mais vous, Sire, qui dès l’âge de six mois receviez les hommages des Ambassadeurs, qui à cinq ans donniez des loix par droit de naissance & d’amour des peuples, qui n’avez jamais enfin connu un égal, vous avez mille vertus, mais n’en eussiez vous aucune, tout le monde vous obéiroit également, il est donc inutile de commander en Piedestal. Ordonnez qu’on vous y place tendant les mains à une populace empressée, la regardant avec des yeux de père, & lui distribuant vos trésors ; & qu’on lise en inscription au-dessous : Louis élevé pour mieux voir les besoins de son peuple. Qu’un canal de communication de la Saône à la Loire ait pour toute inscription celle-ci : Louis a voulu que ses enfans de telle & telle Province connussent l’abondance, & ils l’ont connue. Qu’un Edit mesuré occasionne une Médaille, & qu’on y lise : Louis trouva dans son Royaume la capitation sur les hommes, il délivra ses frères & capita les chevaux.»

J’imagine que le Prince regarderoit comme un animal rare celui qui lui tiendroit ce langage, & avoueroit que malgré sa singularité, les idées de cet homme lui en auroient fait naître de tout autrement douces, que celles qu’il avoit eues jusqu’ici.

C’est cependant à peu-près ce que je dis moins en bref dans la totalité de ces réflexions, mais revenons.

Il est donc de fait que notre Capitale n’a presque rien de digne de l’admiration des étrangers, à plus forte raison en peut-on dire autant de nos villes du second ordre, & s’il est vrai que les Anglois les admirent, c’est en les comparant aux leurs, qui, à leur Capitale près, ne sont presque que des villages riches & bien bâtis.

Mais ces Villes enfin, qui ont quelqu’air de splendeur, & qui tous les jours s’aggrandissent & se décorent, aux dépens de combien de Villes champêtres, de bourgs, de villages & de hameaux reçoivent-elles cet accroissement fictif ? Je dis fictif, parce qu’à la reserve de quelques-unes d’entre elles que le commerce a enrichies, toute cette augmentation n’est qu’en murs et en pierres. Paris, qui depuis la mort d’Henri IV. s’est exactement accru des deux tiers, n’a cependant dans le réel de son dénombrement qu’à peu-près le même nombre d’habitans qu’il avoit sous ce règne ; mais quatre familles de gens considérables occupoient alors une maison, qui ne fuissoit pas aujourd’hui à un artisant. Le même travail qui suffisoit à la consommation d’une famille de douze personnes selon la façon de vivre d’alors, n’en entretiendroit pas deux selon celle de nos jours ; & quant à la Noblesse, je soûtiens qu’il y en habitoit plus qu’aujourd’hui.

Moins de Noblesse à Paris qu’il y en avoit autrefois. Cet énorme paradoxe étonnera d’abord tout lecteur instruit. On scait que toute la Noblesse de France attirée à la Capitale par l’ambition, le goût du plaisir, de sa facilité de réaliser ses revenus en argent depuis que les métaux sont devenus plus communs, chassée des Provinces par l’exemple de ses voisins, par la chute de toute considération dans son canton, & par le dégoût d’obéir à certains Préposés de l’autorité, s’est transplantée autant qu’elle a pu dans la Capitale, & qu’il n’est demeuré dans l’éloignement que ceux qu’un reste d’habitude ou la pauvreté y a retenus. J’en conviens, & cependant je persiste dans mon opinion.

Pour juger en effet si j’ai tort, qu’on ouvre les annales des temps dont je parlois tout-à-l’heure : quelle affluence de Noblesse d’une part au Louvre, de l’autre à l’Hôtel de Condé ! Chaque grand Seigneur en outre traînoit après lui un nombre toujours prêt de parens, d’amis & de vassaux ; & la moindre querelle entre gens considérables vous représente les rues de Paris pleines de gens qui alloient s’offrir chacun de leur côté. J’avoue que dix hommes qui passent dix fois en un jour dans une rue, tiennent plus de place que soixante qui n’y passent qu’une, & qu’en conséquence les temps d’activité multiplient en quelque sorte l’effet de la Population, mais si nous n’allons plus à la suite des Princes, nous allons tous aux spectacles. Qu’on dénombre les trois spectacles le jour de l’année eu ils sont le plus suivis, qu’on en separe les vers-luisans qui surement ne paroissoient pas dans les sortes de foules dont je parlois tout-à-l’heure, que rassemblant le reste, on leur donne à chacun un cheval & un autre pour un page ou palefrenier, si le tout ensemble remplit les cours de l’Hôtel de Condé, j’ai perdu.

Le fait est, que toute cette Noblesse accoutumée à la dureté des mœurs antiques, aux armes & aux champs, consommoit peu, n’occupoit qu’un recoin en guise de chambre, & quelques écuries aux fauxbourgs ; au-lieu qu’aujourd’hui il n’y a pas une seule maison de gens de qualité établis à Paris qui n’en ait englouti dix, & quelques-unes cent de celles qui servoient autrefois de pépinière à l’État. Le luxe & les nécessités de la vie, de la consommation, du logement, chauffage &c. se sont si fort étendus, que ce qui suffisoit à dix familles autrefois n’en sçauroit entretenir une. A cette déprédation insensible & de nécessité, il s’en joint même une autre volontaire ; la nature frémit des moyens que le luxe suggere pour éviter l’embarras d’une nombreuse famille. Nous traiterons de ces détails ailleurs. Ceci suffit pour démontrer par le fait & par le principe la vérité de ce qui paroissoit d’abord un paradoxe.

Paris s’est étendu en pierres & jardins & nullement en hommes. Paris donc s’est étendu en pierres & jardins, glaces, parquets, marbres, mais nullement en hommes ; & c’est ici seulement ce dont il est question. A ce sujet qu’on se souvienne par parenthèse, que celui qui se vantoit d’avoir trouvé Rome toute de brique & de la laisser toute de marbre, la laissa par succession aux plus odieux des Maîtres, & aux plus vils des esclaves. Mais quoi qu’il en soit, Paris a fort embelli ses environs, à commencer par ses fauxbourgs & ses guinguettes, où la plupart des propriétaires de ces vastes hôtels, dont ils occupent cinq fois par an les entre-sols, embellissent sous le nom de petites maisons des réduits dédiés à l’indécence & au désordre. Les maisons de campagne ensuite, & les terres enfin, jusqu’à dix, quinze & même vingt lieues à la ronde, se ressentent du voisinage de l’opulence. Mais combien ce petit nombre de maisons, en comparaison de la totalité d’un grand État, a-t-il fait tomber en ruine de châteaux & de maisons autrefois habitées par des Maîtres, dont la consommation vivifioit tout un pays !

Sans parcourir la France, on peut s’assurer de ce fait par le seul raisonnement que qui est ici, ne sçauroit être là. Il n’y a pas une seule terre un peu considérable dans le Royaume dont le propriétaire ne soit à Paris, & conséquemment ne néglige ses maisons & châteaux. Le même air de désertion & de décret qui règne sur les maisons principales, s’étend sur les fermes & moulins. Les maisons des particuliers, les murs, églises, clochers dans les villages sont pareillement en mazures & couverts de lierre.

Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté, dit un homme de génie & dont l’érudition immense est d’autant plus sûre, qu’elle est presque toujours de bonne-foi, & sans cesse spéculative. On peut voir dans son Livre de l’Esprit des Loix, comment il prouve cet axiome frappant de lui-même ; & quoique ce génie trop vif pour être toujours méthodique, s’écarte souvent du principe dans les conséquences, on ne sçauroit trop recommander aux véritables Politiques la profonde méditation d’un Ouvrage, où toutes les idées sur tous genres de droit se trouvent rassemblées, & dont nous ne serons jamais que les foibles commentateurs.

Les petites Républiques, qui divisoient les Gaules à l’infini, étoient libres, leurs terres etoient en conséquence fort cultivées, d’où s’ensuit qu’elles étoient nécessairement très-peuplées. Ce principe n’a pas échappé au judicieux David Hume. « Avant l’augmentation, dit-il, de la puissance Romaine, ou plutôt jusqu’à son entier établissement, presque toutes les nations dont parle l’ancienne Histoire, étoient partagées en petits territoires ou Républiques peu considérables, où prévaloit une grande égalité de fortunes ; & le centre du Gouvernement étoit toujours près de ses frontières. Telle étoit la situation des choses, non-seulement en Grèce & en Italie, mais aussi en Espagne, dans les Gaules, en Allemagne, & dans une grande partie de l’Asie mineure. Il faut avouer qu’aucune instituticn ne pouvoit être plus favorable à la propagation du genre humain.»

Tout ce que cet Auteur ajoute relativement à la démonstration de ce principe, est également judicieux & conséquent. Nous avons prouvé ci-devant que tous les calculs à ce contraires qu’il établit ensuite, fondés sur la multiplicité & la cruauté des guerres plus fréquentes parmi ces petits peuples qu’entre de grands États, sont étrangers à la question, quand nous avons démontré que la population est toujours proportionnée aux moyens de subsistance relative à la façon de vivre & à la consommation établie selon les mœurs. Ainsi donc, quand M. Hume est convenu que l’ancien monde étoit divisé en petits États, qu’il a compris que les terres y étoient mieux cultivées, & que l’égalité de fortune y nécessitoit l’égalité & la médiocrité dans la consommation, il a jugé la question qu’il débat si sçavamment, si le monde ancien étoit plus peuplé que le nôtre. Tout ce qu’il dit des vengeances, massacres, & proscriptions sans nombre de ces pays inépuisables en hommes et en forfaits, sert de preuve à l’affirmative plutôt que de raisons pour balancer. En effet, tant de sang répandu & tant de calamités souvent générales ne purent diminuer le nombre des habitans de ces contrées séditieuses. Si quelque désastre fameux dépeuploit un canton, aussi-tôt une nombreuse colonie de voisins venoit en partager & cultiver les terres, sans que la disette d’hommes se fit sentir aux lieux d’où ils sortoient. De tous les peuples que les Romains fournirent ou par force ou par adresse, ils n’en égorgèrent aucun, si ce n’est les Juifs au siége de Jerusalem, qui s’entredéchiroient tandis que l’ennemi étoit à leurs portes. La Grèce au contraire parut plutôt associée à l’Empire, que soumise. L’autorité des Romains y fit cesser les massacres, les séditions, les exils, &c. Assujettie d’abord, elle tomba ; esclave ensuite, elle n’est plus.

L’histoire & les annales des petits peuples doivent seulement nous faire faire une réflexion, c’est qu’autant les Monarchies trop étendues sont destructives pour l’humanité par la disproportion entre les nécessités du Gouvernement & la force de ses ressorts, par l’engourdissement, la foiblesse & les abus moraux de toute espece, mais sur-tout par le mal physique qui provient de l’inégalité des fortunes, autant aussi les petits États sont en proie à tous les maux que le défaut de police, & le jeu des passions humaines peuvent occasionner. Un Etat arrondi & correspondant dans toutes ses parties, également civilisé & connu dans toute son étendue, assez fort pour être respecté de ses voisins, avantagé en tout genre des dons de la nature, un Etat dont le produit est immense & l’industrie plus considérable encore, qui a comme dans la main tous les moyens d’exportation, qui par sa situation se trouve étape naturelle de toutes les nations policées, cet État, dis-je, lié par des loix civiles qui sont d’une part le fruit d’une longue suite de siècles passés sous l’empire d’une race de Princes presque tous généreux, débonnaires, & dont le plus méchant ne fut qu’un Roi capricieux & intéressé, & de l’autre l’effet du génie & de la douceur de ses habitans, est sans contredit le plus heureux de tous ceux que les annales entières de l’humanité puissent nous faire connoître. Cet État est la France d’aujourd’hui.

Les maux qui affligent les petits Etats, y ont été prévenus plus qu’ailleurs ; ses ordonnances de justice & de police sont des chefs-d’œuvre : malheureusement rien n’y est permanent ; mais ses plus passageres Loix ont trouvé dans la flexibilité de la nation une ressource contre sa légèreté, elles ont changé & adouci les mœurs. Pour une nation dure & opiniâtre, il faut des Loix qui lui ressemblent. Dieu l’a dit à son peuple, & la raison nous le fait sentir ; mais chez un peuple flexible, docile, plein d’ame & de volonté, à la reserve de certaines Loix & constitutions fondamentales, les autres doivent fléchir & varier en proportion avec les mœurs. Cela arrive même sans effort & sans raisonnement, quand cette nation est assez heureuse pour avoir ses compatriotes pour Maîtres & pour Ministres ; c’est où nous en sommes.

Parfaitement donc à l’abri des convulsions qui attaquent les petits pays, nous avons tout à caindre des abus qui affaissent les grands États. Eh ! pourquoi un bon citoyen, un fidele sujet du plus doux des Princes (car je défie personne d’être plus cela à découvert que je le suis en secret, moi, qui me cache) pourquoi, dis-je, déguiseroit-il que nous pouvons craindre l’engourdissement, puisqu’il est une suite de la prospérité ? Quels maux sont le plus à craindre dans une grande Monarchie ? Quels maux sont le plus à craindre dans une grande Monarchie. 1°. La disproportion entre les nécessités du gouvernement & ses ressorts. 2°. L’inégalité des fortunes. Ces deux-là reunissent tous les autres. Quelles sont les nécessités du Gouvernement ? C’est sans doute l’exacte organisation dans toutes les parties d’un État, & la distribution éclairée de la Police, Justice & Finance.

Supposé que par la méthode actuelle tout soit établi de façon que les provinces ne souffrent ni de l’éloignement ni de la proximité ; que chacune ait, pour l’exportation & l’importation, les facilités relatives à sa position, à son produit & à ses besoins ; que la justice y soit en tous les cas rendue sur les lieux, sans que la jurisdiction des Compagnies à ce destinées soit jamais enfreinte ; que la police y soie tellement observée, que la faveur y soit même inutile, & que la plainte de l’opprimé trouve un vengeur & un Juge sur les lieux : si la distribution & répartition des charges & impôts est soumise à des régies si invariables que chacun voye son tarif, & que les murmures à cet égard ne puissent être motivés & appuyés par la marche inégale & arbitraire d’une perception qui tient à un cahos d’interprétations & de décisions ; si sur-tout on est attentif à faire retrouver par tout à l’habitant des campagnes le fruit de ses travaux par le prix de ses denrées, pour le mettre en état de fournir de nouveau aux besoins de l’État : En ce cas, tout est au point de perfection, & il n’y a plus qu’à penser à ne pas dégénérer.

Cette décadence est chose possible. Ne nous laissons point à cet égard endormir par la prospérité. Nous pouvons dégénérer, & voici comment.

La prospérité jette dans l’excès ; celle de la fortune dans l’orgueil, celle des richesses dans le luxe, celle de l’esprit devient rafinement : la prospérité d’un État y établit les arts, les connoissances, & tout ce qui aiguise les ressorts de l’esprit qui ne se mêle d’abord que des choses de son district, & laisse au bon esprit, qui est toute autre chofe, les matières qui ressortissent à l’utilité publique, la Politique, les Loix, le Commerce, &c. Mais bientôt devenu bizarre & dédaigneux à force de se méconnoître & de chercher la nouveauté, il s’ingère à décider de tout, & introduit par tout le rafinement. Or en fait de Gouvernement le rafinement peut causer autant de maux que le délire.

Si, par exemple, ce défaut gagnoit un jour le nôtre, il enchériroit sur les moyens qui ont établi l’admirable organisation que nous venons d’y reconnoître. Certaines évocations, par lesquelles on borna jadis le pouvoir des Compagnies, deviendroient si communes, que toute affaire litigieuse reviendroit ou par la forme ou par le fond à la Capitale, où parmi un million d’ames & dix millions d’affaires le bon droit a nécessairement bien de la peine à trouver seulement l’étiquette des rues. Peu-à-peu, à force d’attirer les affaires à soi, le Gouvernement, au-lieu de la suprématie qui seule lui convient, auroit l’intendance & le district des détails qui l’absorberoient, & réduiroient ses Chefs à être de simples Commis aux signatures, tandis que les intriguans, dans leur air natal si-tot qu’ils nagent en eau trouble, assiégeans les Commis & leurs sous-ordres, faciliteroîent le cours des choses vers l’anarchie & le renversement. D’autre part, les préposés ambulans de la Cour, autrefois surveillans dans les provinces, y deviendroient les maîtres absolus. Le Gouvernement obligé de décider de tout, & en garde contre les représentations devenues trop communes chez un peuple où chacun a son ; poids & sa balance, s’habitueroit à les consulter & à les croire, leur attribueroit tout en tout genre, les rendroit arbitres souverains des Charges publiques, des travaux du peuple, de leur liberté, sans songer que ces hommes passagers, surchargés comme les Minières & entourés de même, ne peuvent tout voir. Au milieu de cette espece de révolution sourde, les provinces se verroient dépeuplées de leurs notables, de tous intriguans, gens d’affaires, & de ce qu’on appelle gens d’esprit, de tous ceux enfin qui auroient quelque moyen foncier ou précaire de subsister à la Capitale, qui tous viendroient tâcher d’y prendre part aux affaires, aux intrigues & à la faveur.

De ce dérangement de circulation proviendroit nécessairement un état de suffocation & d’engorgement dans la tête, de langueur dans les membres, qui opéreroient l’engourdissement, la foiblesse, & les abus moraux que nous avons cités ci-dessus. Le Gouvernement oppressé & fatigué de la foule & de la multiplicité d’affaires prendroit pour effet de l’abondance ce qui en seroit un de la disette & du déplacement, à peu-près comme un médecin ignare croit que son malade a trop de sang, parce que le sang lui porte à la tête. La Justice & la Police verroient éclore arrêts sur arrêts, tous de commande & la plupart contradictoires ; la Finance édits sur édits, explications, interprétations, adjonctions ; le commerce gêné par des régiemens sans nombre, qui tous pour fermer la voie à un abus, l’ouvriroient a vingt autres, ne sçauroit jamais quel est le Code du Jour ; les manufactures soumises à des inspecteurs forts de théorie, foibles de pratique, verroient prohiber leurs anciens usages, sans obtenir des secours pour en établir de nouveaux ; tout tombant en langueur, les crises de détail devenant plus fréquentes, les hommes même de génie à la tête des affaires en seroient réduits aux registres de l’imagination pour trouver des palliatifs.

Palliatifs, pire des recettes pour un grand Etat. Les palliatifs sont sans contredit la pire des recettes pour le régime d’un État ; mais c’est la seule qui reste, quand à l’oubli des principes fondamentaux se réunit l’accablement du travail journalier qui distrait des réflexions profondes, joint à l’impossibilité de reconnoître le caractere moral d’une nation, boussole des premiers Législateurs, mais perdue pour les Chefs d’un peuple qui n’a plus de caractere. De-là viendroient les prohibitions de détail, la clef des greniers mise aux mains de l’autorité, dans l’espoir de conserver une denrée précieuse, & confiée en effet à celles du monopole, malgré ceux mêmes qui en ont la disposition primitive & les surcharges établies dans des lieux déjà ruinés par le défaut de vivification, & qui ne sont surcharges, que parce qu’elles partent d’après un plan fait sur des proportions qui n’ont lieu qu’aux cantons, où tout l’or d’une part & toute la consommation de l’autre se rassemblant à la fois, le tarif des valeurs augmente chaque jour, tandis qu’il déchoit ailleurs. De-là viennent enfin tous les maux résultans de l’ignorance forcée & de l’action nécessaire, qu’il seroit inutile de détailler plus au long.

Ce cercle d’inconvéniens idéaux & fictifs aujourd’hui peut aisément devenir réel pour nos neveux : mais si ces objets nous touchent peu, comme trop éloignés, il n’en doit pas etre de même de ceux qui ont pour principe l’inégalité des fortunes ; car il faudroit être aveugle pour ne pas voir que nous y touchons. Les maux qui en resultent, ont été mis en fait de tous temps par tous les hommes d’État, par tous les citoyens, & sentis même dans un autre genre par les tyrans. Mais il est nécessaire de les remettre en question à certains égards, & d’en esquisser quelques détails.

Je l’ai dit ailleurs, les grosses fortunes sont dans un État ce que sont les gros brochets dans un étang. « Un homme dont la fortune est augmentée, dit le judicieux David Hume que je ne puis m’empêcher de transcrire encore ici, ne pouvant consommer plus qu’un autre, est forcé de la partager avec ceux qui dépendent de lui ou qui le servent. Cependant la possession de ceux-ci étant précaire, ils n’ont pas le même encouragement pour le mariage, que si chacun avoit une petite fortune sûre & indépendante. D’ailleurs des Villes trop grandes sont destructives pour la société, engendrent des vices & des désordres de toute espece, affament les provinces, & s’affament elles-mêmes par la cherté du prix où elles font monter les denrées. »

Il dit encore quelques lignes au-dessous : « Ce sont les obstacles qui naissent de la pauvreté & de la nécessité, qui empêchent les hommes de doubler en nombre à chaque génération. »

Il faut être arrivé par les calculs à ce principe, pour sçavoir s’y tenir. Avant de passer aux autres détails concernant les inconvéniens des fortunes exorbitantes, je veux placer ici une réflexion relative à la population des Villes, puisque ce qu’en dit M. Hume m’y conduit tout naturellement.

J’ai déjà dit qu’il n’étoit point dans mes principes de proscrire les grandes Villes, au contraire. Je désirerois seulement qu’uniquement attentif à peupler les campagnes, on s’en reposât pour la population des Villes sur le penchant naturel qu’ont les hommes de se rapprocher des commodités de la vie, des plaisirs, & de la fortune ; mais que tout ce qui a trait à la campagne, & sur-tout les grands propriétaires des terres, fussent encouragés & excités par tous moyens doux & agréables à y faire leur principale résidence.

Je dis plus à l’égard des vices & désordres de toute espece qu’engendrent les grandes Villes, ou du moins qu’elles facilitent. C’est que le doute que ceux qui leur en attribuent l’invention, aient consideré la chose dans toutes ses proportions. Or je mets en principe, qui, je crois, ne me fera pas contesté, que si la Population est la force d’un Etat, la Police en est le régime. Plus un État est peuplé, plus il est aisé d’y établir une bonne Police. Ce ne sont pas les hommes qui se communiquent les vices, ce sont les hommes oisifs qui les inventent & les multiplient. Mais selon mon plan, ils seront dans peu serrés de si près, qu’obligés de s’évertuer pour vivre, ils auront moins le temps & l’habitude de songer au mal. Qui doute qu’il n’y ait plus de sureté dans Paris que dans une forêt ? Je sçais, encore un coup, qu’il est des désordres que les grandes Villes occasionnent en les facilitant ; aussi n’est-ce pas proprement pour elles que je parle. Je soûtiens cependant qu’il se commet plus de crimes dans vingt Villes prises ensemble de dix mille ames chacune, que dans Paris qui en contient quatre fois autant.

Je le répète, de crainte de paroitre perdre de vuë mon objet primitif, c’est la campagne que je veux peupler. L’aridité du sol, la rigueur du climat (obstacles qui comme je l’ai dit, se trouvent moins chez nous que par-tout ailleurs) cèdent au bon Gouvernement. Malthe n’est qu’un rocher qui ne scauroit nourrir la vingtiéme partie de ses habitans. Attirés par l’appas d’un Gouvernement doux & permanent, ils vont, pour couvrir leur roc, chercher de la terre en Sicile, la plus heureuse contrée de l’Europe par nature, & cependant la plus déserte.

La Police, je l’ai dit, est un des principaux points de protection & cet article demanderoit peut-être autant de vigilance, que jamais le siècle des oppresseurs particuliers est passé ; mais celui de la fraude, du vol & du tour de bâton pourroit prendre la place.

Je ne crois donc pas que les grandes Villes soient aussi destrucives pour l’humanité que M. Hume paroît vouloit l’établir, pourvu néanmoins qu’elles ne soient que le goût du superflu des campagnes, & s’il se peut même, qu’elles se repeuplent aux dépens de l’étranger. Ce n’est pas que je ne pense, comme lui, que les grandes Villes sont un gouffre énorme pour la population, & c’est-là le principe de ce flux perpétuel d’étrangers vers la Capitale des nations dominantes, dont ce sçavant Anglois a rassemblé les traces dans son Traité de la Population. Mais sans m’engager dans une dissertation & des citations à cet égard où je ne pourrois être que son copiste, examinons seulement Paris dans ce sens-là.

Population de Paris vient à rien. La légèreté de la Nation fait que les possesseurs précaires, dont parle M. Hume dans l’endroit de son ouvrage que j’ai transcrit, n’ont pas ici la prudence qu’il suppose avec raison en général à ces sortes de gens. Tout le monde s’y marie : domestiques, gens à gages, ouvriers, viagers, gens qui n’ont que des emplois ou des bienfaits du Roi, tout se met en ménage. Que devient leur génération ? Je l’ignore mais frappez à toutes les portes depuis le plus bas peuple jusqu’au plus grand, vous entendrez parler toutes les langues, Espagnol, Anglois, Hollandois, Allemand, Italien &c. tous les idiomes, Breton, Normand, Picard, Champenois, Provençal, & sur-tout Gascon ; & je mets en fait que sur trente personnes vous n’en trouverez qu’un qui soit né à Paris. Que sont-il donc devenus ? Se sont-ils répandus dans les Provinces ? J’en doute. Rarement de l’embouchure d’un fleuve un filet d’eau remonte-t-il vers sa source ; mais pour m’en instruire par le fait, j’y vais : j’y vois quelques étrangers, tous Gascons ou Savoyards ; mais de Parisiens, s’il en est deux dans chaque Province, c’est tout ; quoique d’ailleurs ce nom seul y porte vertu, & que, quelque mal-adroit que puisse être un perruquier ou un bailleur expatrié sous le titre de Parisien, il ait toute la vogue du canton. Mais en effet il ne s’en trouve, du moins en nombre, ni ans les armées, ni à la mer, ni établis ailleurs artisans, négocians, & moins encore fermiers ou laboureurs.

La mollesse, la sottise, l’enfance perpétuelle des hommes nés au milieu de l’aisance & de l’oisiveté des Villes, forment une mauvaise école pour réussir aux différents travaux auxquels notre subsistance est attachée.

En un mot, il est de fait que la génération des grandes Villes est comme en pure perte pour l’humanité, & que tout cela s’éteint, sans qu’on puisse sçavoir ce qu’il devient. Mais il ne s’ensuit pas dejà qu’elles soient destructives pour l’humanité en général. Qu’on se rappelle ce que j’ai dit des causes physiques de la Population, toutes relatives aux moyens de subsistance. Il est certain que les Villes sont le séjour de l’industrie qui, après l’agriculture, est le second de ces moyens, en tant sur-tout que cette industrie sert à attirer le suc alimentaire de l’étranger, & que les grandes Villes sont, autant qu’il peut, approvisionnées du produit de son territoire.

Cet article doit être traité au long dans la seconde Partie ; mais il faut se rappeller fréquemment le principe, que dans quelque lieu que l’on place la pépinière de l’État, elle sera toujours assez abondante pour porter la Population au plus haut degré possible, relativement aux moyens de subsistance qui se trouveront solidement fondés dans l’État, & au genre de consommation qui sera établi par l’usage. S’il étoit à notre choix de marque, cette pépinière aux lieux de convenance, sans contredit elle vaudroit mieux à la campagne, où les hommes naissent plus sains, sont élevés plus durement, & où moins étayés par le voisinage des préjugés & des notions factices de la société, ils sont de bonne heure accoûtumés à faire ressort sur eux-mêmes ; ce qui leur rend l’activité plus naturelle, la tête plus forte, & le jugement plus sain ; mais la nature en a décidé de la sorte sans nous consulter, & la campagne est, & toujours sera l’unique source de la Population.

Inconveniens de l’inégatité de fortune. Après cette digression devenue plus longue que je ne pensois, venons aux inconvéniens de l’inégatité de fortune. Il faut de deux choses l’une, ou qu’une grande fortune soit en fonds de terre, ou en argent comptant. J’ai fait ailleurs le tableau de la force de déprédation qui provient de la réunion de plusieurs grands domaines dans la même main, & j’en étendrois le paysage à l’infini, sans crainte de me répéter ; mais je crois en avoir dit assez, & qui ne m’aura pas compris alors, ne m’entendroit pas mieux à présent. Si au contraire cette fortune est en argent comptant, elle n’est rien, & d’elle même elle ne rapporte rien. Mais cette façon d’avoir un trésor endormi à côté de soi, qu’on dit être celle de quelques Espagnols, n’est point du tout la nôtre, si Dieu nous en préserve & ce seroit alors que l’engourdissement seroit devenu léthargie. Ne croyons pas pourtant que ce soit chose impossible : l’usage de mettre son bien à fonds perdu devenu si fort à la mode en France est un pas, selon moi, fort considérable vers cette autre sorte d’incurie qui nous paroît si brutale aujourd’hui. A quoi tient-il que dans un ordre de société, où la vanité & la paresse ont tellement étouffé la nature & qu’il y est d’usage qu’on se départe de son fonds en faveur de la cupidité d’autrui au moyen d’une rente plus ou moins forte, & que l’on y recherche les moyens de sacrifier cette douce illusion de propriété à cette autre insatiable chimère appellée aisance, à quoi tient-il, dis-je, que la mode n’y vienne de se coucher auprès de son coffre fort, & de tirer de-là ? seulement à une petite diminution de confiance. Les facilités de l’or, dont la quantité va toujours en augmentant en Europe, augmenteront aussi les dissipations & le mauvais ménage de ceux dont la fortune est assez fondée pour être un objet de sureté aux prêteurs en viager.

Colonne des emprunts, colonne des remboursemens ; tout d’un coté rien de l’autre. Qui pourroit d’une part mettre sous les yeux du public la colonne des emprunts en France, & de l’autre celle des remboursemens, verroit tout d’un côté & rien de l’autre. Cette allégation ne manquera pas de contradicteurs effrayés ; les avares m’objecteront que tous les jours on les menace de remboursement sî-tôt qu’ils ont fait un placement sur, je le sçais ; mais quand ils l’ont reçu ce remboursement, sont-ils long-temps à replacer leur argent ? Les pieds leur grillent de le sçavoir mort, & ils se hâtent de le prêter de nouveau, soit à un intérêt plus bas, soit avec moins de sûreté. Somme totale, on emprunte de par-tout & sans cesse ; cependant à mesure que les emprunts grossissent, les effets qui leur servent d’hypothéque diminuent en proportion. Cette proportion calculée sans un grand effort d’Algèbre peut fixer à un petit nombre d’années, relativement du moins à la durée naturelle du corps politique, l’époque du revirement en ce genre, qui réalise l’axiome de Pantagruel dans son Chapitre des prêteurs & des emprunteurs.

Mais, sans être Cassandre à cet égard, & sans présager une révolution aussi violente qu’immanquable & du train dont nous allons, la moindre petite secousse relative à ce grand ébranlement peut très-bien opérer la léthargie en question. Puisque tout me manque, diront nos habiles neveux qui auront sûrement cent fois plus d’esprit que nous, mon coffre-fort ne me manquera pas, je tirerai de-là, vivrai indépendant (car l’indépendance fut toujours une des idoles de la paresse, & même de la gueuserie sa sœur) & après moi le déluge.

Ce doux & sociable proverbe est déjà le plus commun de tous parmi nous ; & moi qui suis animal réfléchissant, j’imagine que cet axiome nous mènera à la confusion des langues, comme autrefois le contraire y mena ceux de ce temps-là. Pourquoi non ? les extrêmes se touchent. En effet, si la campagne se dépeuple, si les arts méchaniques dégénèrent en clinquant & bagatelles, les arts libéraux en grimaces ; si les Loix s’oublient, si les Hiérarchies se perdent, si tout enfin s’use & s’affoiblit, après moi le déluge ; tout cela durera assez pour moi. Si nos pères avoient pensé de la sorte, il nous auroient rendus plus dignes d’être Philosophes que nous ne le sommes & plus approchans du sort de Bias. Je ne dis pas que ceux qui établissent ces beaux principes, fassent par leur apathie grand tort à la société actuellement. Quand au-lieu de barbouiller ces pages critiques, je promenerois en ce moment un cabriolet sur le boulevard, l’Etat n’en iroit ni plus ni moins. On le croit, & je crois le contraire. Les opinions des gens oisifs dénotent le fond des mœurs du citoyen, si elles ne l’établissent. Petit-à-petit tout un peuple échappe de la sorte aux anciens principes de son gouvernement ; & comme la Police, qui en fait une des principales portions, doit décliner selon les mœurs, cette portion entraîne les autres. Prenons y garde : personne ne gouverne, qui ne soie aussi gouverné.

Le génie & l’activité de la Nation, me dira-t-on, nous garantiront toujours de cet assoupissement léthargique, dont vous parlez. J’en doute encore. Les Espagnols n’étaient & ne sont point du tout faits pour cela. Ce pays si difficile à subjuguer, & qui, pour dire mieux, ne le fut jamais bien, contenoit cinquante deux millions d’habitans du temps de Cesar : Population immense & qui prouve que l’agriculcure y étoit portée au degré de perfection. Malgré ses guerres, les révolutions, et les autres maux internes dont quelques-uns la ravagent encore, on ne trouve dans ses mœurs aucune trace de cette folle paresse qui l’anéantit aujourd’hui, jusqu’aux temps où les sources de l’or se répandirent dans son sein.

L’or est toujours dévastateur par des raisons physiques que nous étendrons ailleurs, mais il l’est encore par des raisons morales qui ont plus ou moins de force selon le génie & le naturel de chaque peuple, comme aussi selon le plus ou le moins d’étenduë d’un État. L’Espagnol naturellement fou de sens froid, glorieux & superbe n’étoit point propre à faire de l’or le seul usage qui le puisse rendre passagerement utile, il le perdit, & se perdit lui-même en projets idéaux & vains. Rentré nul dans son espece de continent, le type Romanesque de sa suprématie imaginaire lui demeure encore, il s’endort à l’ombre de son prétendu trophée, & jouit d’un empire immense, puisqu’il n’a de bornes que celles de son ignorance.

Examinons sans prévention notre propre caractere, & voyons s’il n’est pas par certains endroits susceptible de dégénérer à ce point-là. Du côté de la valeur, de la noblesse & de la générosité, les Espagnols ne nous cèdent assurément en rien ; mais nous sommes vains, légers, peu propres aux opérations qui demandent de la suite & de la patience, confians dans le présent, peu prévoyans de l’avenir. Nos vices à la vérité plus mélangés & moins uniformes que ceux des Espagnols, sont moins dangereux & même quelquefois utiles, mais il n’en est pas moins vrai que notre génie n’admet guères plus que le leur, les qualités propres à tirer de l’or les avantages dont il est susceptible, & que nous sommes peut-être plus capables d’en abuser. Prenons par le détail, & l’une après l’autre, ces deux propositions.

Nous sommes à la vérité actifs & industrieux, & les Espagnols ne le sont point du tout, à moins que ce ne soit en grand. Ils dédaignent le district de la bagatelle qui est un Pérou pour nous, mais il faut confidérer à cet égard que notre genre d’industrie n’a pas besoin de l’abondance de l’or pour se faire valoir, puisqu’elle en est elle-même la source.

Quel usage peut-on faire de ces métaux précieux pour l’utilité d’un pays où ils regorgent ? Je n’en connois d’autre que ces grands établissemens de commerce étranger, qui multiplient à l’infini au dehors les forces intérieures & naturelles d’une nation, & qui y sont des colosses de fortune bien & loyalement acquise au-dedans. Or remarquons qu’en ce genre nous entreprenons beaucoup, & faisons peu. Comparons les fortunes de nos plus gros négocians, leurs établissemens au-dehors, leurs correspondances, leur crédit, leurs entreprises avec les choses toutes semblables qu’on voit chez les autres nations commerçantes, & nous ferons étonnés de la disparité. Mais notre étonnement doublera encore, si nous voulons faire entrer dans cette comparaison celle des proportions entre ces États & le nôtre. Nous sommes industrieux ; mais nous ne sommes ni constans ni tenaces, et ces deux dernières qualités sont aussi nécessaires pour les grands établissemens de commerce, que la première l’est pour la vivification intérieure, partie pour laquelle nous avons des ressources supérieures.

Je dis plus, nous perdrions peut-être à gagner de ce côté-là. Les succès d’un certain ordre pour lesquels nous n’avons jamais eu d’égaux, nous échapperoienr, & nous atteindrions difficilement aux autres. Je m’explique. Une nation militaire, noble, gaie, qui naturellement ne sçait que servir & ignore la servitude, perdra l’ame de tous ses ressorts, si jamais l’esprit de calcul & l’ambition du gain y dominent. Or d’anciennes chimères, une vieille constitution qui l’a menée si loin & si glorieusement, doit être précieuse aux yeux d’un Gouvernement sage & éclairé.

Liberté consiste dans l’autorité des loix & dans la sagesse du gouvernement. D’ailleurs l’esprit dominant du commerce est la liberté. On ne vit jamais fleurir l’un à un certain point dans l’autre. Chacun entend à sa guise ce grand mot de liberté, susceptible d’autant de définitions qu’il y a de têtes. Ce n’est pas que je prétende dire que ce soit un être de raison, à Dieu ne plaise ; mais s’il est de fait que la vraie liberté consiste dans l’autorité des Loix, dans la sagesse du Gouvernement & dans le bonheur des peuples, il est certain aussi que la liberté est au génie des peuples, ce qu’est le régime aux tempéramens ; ce qui fait la santé de l’un, seroit le poison de l’autre. Oh ! pensons-nous être susceptibles du genre de gouvernement qui constate la liberté des puissances commerçantes ? je n’en crois rien. Je dis plus, je prouverois le contraire par des raisons tirées de l’intrinséque de nos mœurs, de notre constitution, & des exemples de notre Histoire, s’il étoit ici question de cela. Qui me prendroit en ceci pour un vil flatteur de l’autorité, ne se seroit pas donné la peine de me lire.

Il resulte de ce que dessus par le raisonnement, que nous perdrions peut-être à être de gros commerçans, et par le fait, que nous ne le sommes ni ne le pouvons être. Cette façon d’être est cependant la seule qui puisse compenser les maux infinis que la trop grande abondance de l’or peut faire dans un État. Ce n’est pas encore ici le lieu de les analyser en détail, Je n’en dirai qu’un mot relativement à la seconde proportion que j’ai établie ci-dessus, à sçavoir, que nous sommes peut-être plus capables que les Espagnols d’abuser de l’abondance de l’or.

L’Espagnol enrichi d’abord est devenu paresseux par vanité, nous le deviendrons par mollesse & par découragement absolu. De ces deux façons de cesser d’être, la première conserve toujours quelques ressources ; mais la mollesse n’en a point. On tourne des têtes vaines d’un côté utile, & le mouvement reprend. On réveille les héros enchantés d’Amadis ; mais on tonneroit vainement sur des catacombes pour rendre à ces ossemens le mouvement & la vie.

L’oppression fut Espagnole, le péculat est François ; on acheté les Charges en Espagne, mais la subvention est mise dans les patentes pour services rendus de tant… En France tout se donne ; mais en supposant le temps de la domination de l’or, le Chef, le Ministre vendu dans son redoutable cabinet & seroit tout étonné d’avoir fait mille grâces & de n’avoir pas une créature, pas un ami de sa personne, mais seulement de sa place, parce qu’il ne voudroit pas le persuader qu’il seroit mis à l’enchere par ses entours, & qu’on vendroit ses audiences, son repas, son sommeil, ses distractions, &c. En vain il feroit alors maison neuve & nouveau cabinet à tous égards, les mouches qui succéderoient, plus avides que les premières, l’assiégeroient plus étroitement encore. Pût-il réussir à faire venir de Congo des Commis & sous-Commis muets & sourds, endurcis enfin à toute contagion de l’or ; (on en voit, & qui ne viennent pas de si loin) l’intrigue & la corruption alors descendront d’un cran, les valets vendront les sous-ordres, les sous-ordres le premier, & celui-ci le Chef, tous sans le sçavoir. S’il se pouvoit qu’un homme fût assez rigide, assez singulier, assez vigilant & assez heureux enfin pour établir au milieu d’un peuple livré au pouvoir de l’or une famille entière de gens incorruptibles, ce seroit eux qu’il faudroit flétrir, puisque l’homme vraiment dangereux dans la société est celui qui y intercepte l’ordre reçu. C’en est assez pour un prélude, & pour faire naître quelques idées sur une matière que je traiterai plus à fond quand nous y serons. C’en est assez, dis-je, pour faire soupçonner aux gens réfléchissants que je n’ai pas avancé un paradoxe en disant que l’abondance de l’or peut faire à la France d’aussi grands maux qu’elle en a faits à l’Espagne, & des maux plus irréparables encore.

Dans l’état actuel parmi nous, il n’y a point encore de fortune endormie, comme celle dont nous avons parlé ci-dessus. On pourrois néanmoins en excepter les sommes immenses employées en mobilier de pure fantaisie, qui n’a de prix réel en quelque sorte que par la mode ; mais dans la question présente, ces fonds sont regardés dans l’État, comme un corps de reserve qui en augmente la richesse foncière. Retranchons encore les viagers qui ont eu leur article, quoiqu’en effet ils fassent aujour-d’hui un corps énorme de rentiers dans la Capitale. Toutes autres especes de richesses, dès que nous en avons ôté les biens en fonds de serres, ne peuvent être qu’en contrats, maisons, &c. Pour ce qui est foncier, charges & bienfaits du Roi pour la partie amovible, examinons l’un après l’autre ces sortes de biens, & voyons si leur entassement sur la même tête n’est, pas un mal physique, seul objet que nous envisageons ici, en attendant qu’il soit question du mal moral.

Les biens en contrats sur les particuliers ne sont autre chose qu’une hypothèque sur les terres. Il importe peu qui soit le possesseur d’une telle terre, il est question de sçavoir qui en tire le revenu. Or celui qui a un contrat de cent mille francs sur une terre de cent mille écus, possede réellement en fonds le tiers de cette terre ; mais comme l’intérêt en France est sur un pied beaucoup plus haut que les fonds ni l’industrie ne le peuvent porter (abus qu’on corrigera apparemment, quand on croira qu’il en est temps) il est de fait que celui à qui une terre de cent mille écus doit cinq mille livres de rente clair & net, sans entretien, cas fortuits, ni réparations, possède réellement les deux tiers de cette terre, & retombe dans la classe des inconvéniens que nous avons dit être attachés à la réunion des grands fonds de terres sur la même tête.

Mais, dira-t-on, le principal de ces inconvéniens ; tels que vous les avez déduits, est que les fonds ne voyant jamais le Maître, & livrés à des agens paresseux, fripons & pressés par les besoins continuels qui assiégent cent fois plus les grandes maisons que les petites, tombent en dégradation, & ne rapportent pas la moitié de leur produit possible & proportionnel. Au-lieu de cela les fonds qui doivent rente à des riches particuliers, n’en appartiennent pas moins au possesseur réel. La rente qui le resserre, excite son industrie, & le force au travail ou il est porté par le goût de propriété, quoi-qu’idéale dans le fait, & dont son indépendance réelle lui facilite les moyens. Pure spéculation que tout cela : c’est ainsi que les choses devroient être ; mais ce n’est pas ainsi qu’elles sont. On sçait assez que cet axiome a lieu dans toutes les choses humaines, voici comment elles vont dans celle-ci.

De deux choses l’une, ou la rente est accablante pour le fonds, ou elle est légère. Dans le premier cas & le découragement s’en mêle & entraîne bientôt le désordre, la terre est saisie. Qu’on voye dans les bureaux à ce préposés combien il y a de terres en France à bail judiciaire. Tout le temps qu’elles demeurent ainsi & l’on y fait à peu-près comme pourroit faire l’ennemi. Une terre en décret est devenue proverbe pour figurer l’excès du délabrement. Mettez ensemble toutes les terres qui sont en ce cas dans le Royaume, vous en composerez de grandes provinces, qui sont en conséquence dans un état de dévastation absolue. La vente forcée succede enfin : l’hypothécaire se fait adjuger la terre à la moitié de son prix actuel qui n’est que le quart de sa valeur réelle, & petit-à-petit, de rentier qu’il vouloit être, il devient propriétaire de nécessité. Mais cet homme qui par principes dédaignoit les terres comme incapables de lui procurer la sorte d’aisance qu’il recherche, qui par habitude n’est plus propre qu’à numéroter ses contrats dans des cartons, & à minuter exactement des quittances, regarde ses nouvelles acquisitions comme les débris forcés de la sorte de fortune qu’il ambitionnoit seule, & est encore moins propre à les faire valoir, que le dérangé qui les a perdues.

Dans le cas au contraire où la rente est légère, le propriétaire la néglige, calcule ses revenus, monte sa dépense en conséquence & ne pense aux charges que comme on dit, un bon mariage payera tout. Les facilités que lui procure sa qualité de propriétaire, servent à l’entretenir dans cette sorte de délire ; les intérêts s’accumulent, il contracte de nouvelles dettes, les mobiliaires succedent, puis les dettes criardes ; tout abîme enfin à la fois, & il revient au même point que le premier.

J’étois un jour chez un des fameux Notaires de Paris ; nous vîmes passer à grand bruit le carrosse d’un Brillant que nous connoissions. Combien, me dit-il, croyez-vous que cet homme ait de revenu ? Mais, dis-je, il passe pour avoir quatre-vingt mille livres de rente. Il le croit aussi, reprit le Notaire, mais au fait il en a quatorze. Ceci, direz-vous, conclut contre les mœurs, & non contre les rentiers. Oui en un sens ; mais quand je n’induirois de-là que cette vérité, que le regorgement des métaux qui donne ces ruineuses facilités aux propriétaires, est un mal, je ne sortirois pas de l’objet général de ce Chapitre. Cependant pour me renfermer dans la question actuelle qui est, que les grandes fortunes en contrats sont un inconvénient, il suffit que j’aie démontré d’une part quelles ne sont autre chose qu’une grande fortune en fonds de terre, & de l’autre qu’elles menacent d’une prompte & ruineuse révolution les fortunes subsidiaires, pour avoir prouvé qu’elles sont dangereuses dans un Etat. Je répète que je n’envisage point ici les inconvéniens de l’abondance des métaux du côté moral, qui sont tels cependant qu’ils se réduisent promptement au physique. Ceci n’a déjà que trop d’étenduë, passons aux autres sortes de fortunes citées ci-dessus.

Il est encore une autre espece de bien foncier, qui proprement n’est un objet que dans la Capitale & quelques autres Villes principales en petit nombre : ce sont les revenus en maisons. C’est un article considérable ici, & à dire vrai, si les inconvéniens moraux d’une fortune trop considérable en ce genre de bien sont les mêmes que ceux des autres especes de fortunes, il n’en est pas de même des inconvéniens physiques. Celui qui a employé son superflu ou ses fonds en argent à tirer de la terre des matériaux informes, pour les faire servir à l’ornement de sa patrie, & à la commodité de ses concitoyens, a bien mérité d’en retirer les fruits, dont une partie d’ailleurs est due au maintien de l’industrie & du travail par les frais de l’entretien.

S’il est des inconvéniens de trop grande consommation à l’extention extraordinaire donnée aux logemens aujourd’hui, c’est un examen qui appartient au Chapitre du luxe, & nullement à celui-ci ; mais il est bon de considérer que je n’ai jamais prétendu discuter ici la justice des possessions de chacun.

Mon principe politique, s’il m’appartient d’en avoir un, seroit de respecter tellement le droit public, que tout titre de propriété, même la plus mal acquise quant au passé, en fût un de possession assurée & paisible ; que tous engagemens, même les plus onéreux & forcés, fussent sacrés dans la société, & ce n’est que par des moyens justes & doux, que je voudrois engager chaque particulier à diviser volontairement sa propre fortune pour se procurer d’autres avantages plus précieux & plus estimés. Il ne s’agit donc ici nullement du titre, mais de l’usufruit seulement. Or d’une part on ne sçauroit nier que les prix excessifs des loyers & logemens qui n’ont point de trait aux commodités du Commerce, sont un signe évident que dans un Etat on fait trop de cas de l’habitation des Villes, & trop peu de celle des campagnes ; de l’autre, que c’est une preuve du baissement de prix des fonds de terre dans l’estime publique.

Louis XIV. sur les fins de son régne ayant appris qu’un Nonce avoit loué mille écus une maison à Paris, en parla plusieurs fois avec étonnement & réflexion, lui, qui parloit peu. Les maifons de cette espece sont aujourd’hui à quinze mille livres. Je demande si, depuis ce temps, la proportion du haussement des fermes des fonds de terre a suivi ce taux-là ?

D’autre part, si un particulier qui rassembleroit sur sa tête une grande quantité de ces sortes de biens, s’entendant avec cinq ou six de ses semblables, vouloit tout-à-coup hausser considérablement le prix des loyers, ne seroit-il pas le maître de porter un coup invisible & sûr à la société ? Les Italiens beaucoup plus habiles usuriers que nous, quand ils s’en mêlent, n’y manqueroient pas.

En un mot, de quelque nature de biens fonciers que soit composée une fortune énorme, elle est nuisible dans l’Etat par le physique, & plus encore par le moral donc nous parlerons dans son temps. Passons au détail des différentes sortes de revenus qui ne sont point héréditaires.

Les Charges sont encore aujourd’hui en France une portion de la fortune des citoyens. Revenons à l’étymologie de ce mot, qui est devenu synonime chez nous à celui d’Emplois & de Dignités : on trouvera la trace de la façon dont ces choses sont regardées dans les sociétés d’hommes non encore corrompus. Ce sont vraiment des Charges, à les envisager dans leur véritable point de vue. Quand les Prélats se regarderont comme les administrateurs des biens des pauvres, & devant répondre de l’instruction d’un peuple immense ; quand les Magistrats craindront d’avoir part à toutes les injustices qui se font dans leur ressort ; quand les Généraux se considéreront comme répondans de tous ceux des maux de la guerre qu’ils auroient pû éviter ; les Ministres, de l’oppression des peuples &c. il n’y aura pas tant de presse à solliciter les Emplois ; & tout homme doué par la Providence du nécessaire absolu, regardera comme une véritable charge, la destination que le Prince aura faite de lui pour ces différents objets.

On comprendra dès-lors comment dans des temps de régénération, il s’est pu faire que, sans singularité, des hommes très-sensés aient fui les dignités avec plus d’opiniâtreté que nous n’en avons à les poursuivre aujourd’hui. Il y a eu de ces sortes d’exemples de tout temps, & même sous nos yeux. On en trouve, qui plus est, parmi des hommes ambitieux, & déjà excités par l’habitude de la Estime des emplois en épargne la solde. Cour & des affaires, & l’on vit Sully refuser opiniâtrément de nouveaux emplois dont la confiance de son Maître vouloit l’honorer. Ce digne Ministre disoit avoir plus de besogne, qu’il n’en pouvoit faire.

Ce seroit connoître mal la nature humaine, que de croire qu’il fût possible de faire exercer les emplois nécessaires au maintien de la société, par des hommes que le motif seul du devoir engageât à se sacrifier ainsi pour elle. Mais l’ordre naturel des choses a pourvu à cet inconvénient de la foiblesse humaine ; & dans le principe, tout ce qui donne de l’autorité & des détails, donne aussi de la considération parmi ses semblables. C’est dans le champ vastle, ou pour mieux dire sans bornes, de la considération qu’il est permis de s’étendre sans nuire à son voisin. C’est là le trésor qui ne coûte rien à l’Etat qu’une dispensation juste & attentive, & qui cependant bien ménagé peut payer abondamment tous les services, chacun en son genre.

Les vrais Législateurs, les habiles hommes d’Etat ont senti les conséquences & la force de ce mobile ; ils en ont organisé les ressorts, & multiplié les ressources. De-là sont venus tant d’usages relatifs aux vuës de porter les hommes vers l’ambition de la renommée ; les éloges après la mort chez les Egyptiens, les couronnes, les statues & les triomphes chez les Grecs & les Romains ; les prérogatives & les marques de Chevalerie chez les nations modernes, &c. Je m’étends déjà trop en raisonnemens, & je ne finirois point si je me répandois encore en citations historiques ; mais il seroit aisé de démontrer par les exemples, que les Princes les plus sages & dont le gouvernement a fait le plus d’honneur à l’humanité, ont été les plus soigneux à fonder & remettre en vigueur ces sortes d’institutions, & les plus retenus à en accorder les avantages à la faveur & à l’importunité.

Mais il arrive aussi que dans ces sortes de Gouvernemens, à mesure que ces distinctions sont plus estimées à cause de la difficulté qu’on a eue à les obtenir, chose aisée à comprendre, les charges inférieures rehaussent aussi à proportion dans l’estime publique, & que tous les moyens qui conduisent aux honneurs, sont appréciés en conséquence. L’aspirant est soûtenu d’une part par les avantages d’une position actuelle déjà enviée, & excité de l’autre par l’aiguillon d’une espérance haute & vive, qui est la chose du monde qui se lasse le plus difficilement en nous.

Au-lieu de cela, quand l’or devient commun dans une nation, & qu’en conséquence la corruption s’en empare, d’ordinaire toutes les distinctions d’honneur s’y avilissent, d’une part par leur multiplicité, & de l’autre par leur pauvreté. Il arrive de-là qu’il faut nécessairement, ou les voir mépriser ou les appointer en proportion de l’estime qu’il est nécessaire qu’on y attache. Dans le premier de ces deux cas elles sont nulles, & il est inutile de traiter ici du rien. On rempliroit deux pages de cet Ecrit des différents noms de Charges en France qui sont de cette classe. Dans le second quel poids énorme pour l’État ! quelle proportion entre ce que ces Charges coûtent à la société, & ce qu’elles leur valent !

Xenophon s’engageant avec six mille Grecs au service d’un Prince de Thrace, stipule dans son traité que chaque soldat recevra une darique par mois, chaque Capitaine deux, & lui comme Général quatre. Les exemples de cette modicité d’appointemens pour les Charges les plus importantes fourmillent dans les temps de force & de vertu des peuples anciens, dont les annales nous sont demeurées. Il en est même des traces encore dans certains pays, & l’Avoyer de Berne, premier Magistrat très-respecté d’une très-respectable République & ne coûte guères plus de quatre mille livres à l’Etat. Mais indépendamment de la surcharge qu’établit nécessairement sur les peuples le haussement des appointemens & honoraires, il occasionne encore des abus d’une toute autre importance.

1°. Cette méthode anéantit tout ce que les Charges ont d’honorifique & d’essentiel, pour n’attacher l’estime uniquement qu’à la finance. Qu’on jette les yeux sur les exemples de cela, sans me donner la peine de les transcrire : pour moi je me souviens d’avoir été étonné, tant j’étois jeune, de voir parmi des gens du premier ordre préférer hautement dans une conversation le gouvernement du Château Trompette qui n’est qu’un fort & à celui de la Marche qui est une Province, parce que l’un rendoit cinq mille livres de rente de plus que l’autre.

2°. De cet esprit mercenaire qui se répand dans toutes les classes de la société, résulte nécessairement l’extinction de tout principe noble, & conséquemment de toute action généreuse. On en vient à mépriser toutes les prérogatives non susceptibles de transmutation en or, à négliger toutes fonctions qui ne peuvent avoir trait à cela, soit pour soi, soit pour les siens & ayans cause. Or comme les opérations réductives en or ne sont autre chose au fond que rapacité, péculat & usure, sous quelque forme qu’elles se déguisent, cette sorte de gangrene gagne bientôt tout le corps de l’État, d’une façon d’autant plus incurable, qu’elle vient des parties nobles.

Il s’ensuit de ce que dessus, & d’une infinité d’inductions à ce relatives que j’ai supprimées volontairement, que la disproportion dans les fortunes, qui peut provenir par les Charges, est encore plus nuisible que toute autre. Cet article eût dû naturellement comprendre les bienfaits du Roi ; mais il en est & en grand nombre, qui n’ont trait à aucune Charge, & en général ce mot de bienfaits, si usité & si mal entendu, mérite bien un article à part.

On accuse un grand Prince d’avoir dit à un pauvre Officier estropié qui lui demandoit du pain sous le titre de Justice, tout est grâce dans mon Royaume. Ses ennemis lui en ont bien prêté d’autres, & le fait ne mérite aucune croyance, attendu que ce Prince ne fut jamais personnellement dur & moins encore insensé. Mais il pourroit se faire dans un État ou l’abondance de l’or ameneroit la corruption, que cet axiome devint très-véritable. Le genre de services décide du genre de salaires. Chaque service mérite son salaire, c’est la justice ; mais le genre de service décide du genre de salaire. L’amitié se paie par l’amitié, la confiance par la confiance, l’honneur par l’honneur, l’argent par l’argent. En conséquence si nous demandons tous de l’argent, il faut sçavoir si nous en avons acquis au Prince. A moins de cela, tout ce qu’il nous en donne par-delà notre nécessaire absolu, s’il nous manque, est purement grâce. Il pourroit arriver qu’on ne disputât pas sur le terme, & qu’à quelque titre que ce fût, la question fût seulement d’obtenir rem, quocunque modo rem. Mais en ce cas je regarderois cette extinction de toute délicatesse pour une grande marque de corruption. Eh quoi ! l’élite & les principaux d’une nation entiére auroient le front de substituer à leurs fonctions naturelles de citoyen, celle de quêteur & demandeur confiant & perpétuel, d’assiéger l’antichambre du Prince & le cabinet de ses Ministres avec le sentiment intérieur & découvert de n’avoir pas mérité ce qu’ils demandent ! C’est cependant le point où l’on en viendroit, & dont peut-être on trouveroit des exemples sans remonter aux Cours d’Artaxercès & de Darius. Celui qui obtient une pension de six mille livres, pense-t-il qu’il enleve la taille de six villages, comme je l’ai dit, & si le Prince ignore avec quelles convulsions de détail il faut arracher la perception de cette taille, est-il permis à lui particulier de l’oublier ?

Mais, dit-on, si je ne l’obtiens, un autre l’obtiendra, & le peuple n’en sera pas moins foulé. Beau raisonnement ! Cet homme va se perdre dans cette forêt, il y sera certainement assassiné & volé ; au-tant vaut que je l’assassine & vole. Mais les bienfaits du Prince sont faits pour la noblesse ; ses fermiers s’enrichirent à l’excès ; il pensionne les arts & quelquefois les plus frivoles & il n’en exclura donc que sa Noblesse qui a un droit naturel sur ses dons… Eh ! Où avez-vous pris cela ? Ces Nobles sont les fils de ceux qui ont bien servi ses prédécesseurs, ils furent ou récompensés par les honneurs, ou moins heureux, (car j’en connois) ils manquèrent la fortune, mais non la gloire ni l’honneur. Le Prince doit à leurs descendans souvenir du mérite des pères, occasion de faire comme eux, solde raisonnable selon les emplois, protection dans leurs affaires & pour l’établissement de leurs familles, & sur-tout distinction & faveur selon leur mérite. Mais entre-t-il dans tout cela cet or que vos desirs avares, & votre prodigue vanité voudroient engloutir en quantité pareille à celle que la terre en vomit ? Les fermiers s’enrichissent ; eh ! faites-vous leurs fonds, leur travail ? Bravez-vous la haine publique, les bons mots du théâtre, les quolibets des chantres du pont-neuf ? A ce prix, il vous est permis de vous enrichir. Renoncez au nom de vos ayeux, à leurs titres, à leurs prérogatives, courez vous perdre dans la foule des intriguans de bas détail & des donneurs d’avis, & devenez riches, bene fit ; mais si d’une part vous voulez l’argent & de l’autre les honneurs, les distinctions, vous êtes volontairement le Vampire universel de la société, vous perdrez l’honneur, & l’argent vous perdra. Bientôt vos neveux avilis & méconnoissables ambitionneront les emplois les plus vils, envahiront, sous des titres vains, les récompenses des valets de chambre, & en doubleront & tripleront le monopole sous le nom de droits ; solliciteront des intérêts dans les fermes ; & d’autre part guettant la première héritière du plus obscur malheureux qui aura amassé des sommes immenses, ils saliront leurs titres dans ce tas de fange, de sang & d’iniquité, jusqu’à ce qu’un nom jadis cher à la nation, mais alors flétri de mille manières, disparoisse d’une société dont il est devenu le scandale & l’opprobre.

Tel est l’avenir que se préparent les grandes familles dans un État où l’or a pris le dessus, & le sort que leur procure la libéralité du Prince. La soif de l’or est celle de l’hydropique, on l’a dit il a long-temps.

Un malheureux axiome, par lequel les peuples ont toujours été plus à plaindre sous le régne des Princes doux & bienfaifants que sous celui des Rois d’un caractere opposé, c’est que le Prince doit attirer à lui toutes les finances d’un État pour les rendre ensuite ; que par ce moyen il vivifie le commerce & la société, & s’attache ses sujets par les liens de l’espoir & ceux de la reconnoissance. Je ne crois pas qu’il y ait un principe plus détestable & plus faux que celui-là, si l’on ne le modifie ; nous en parlerons dans le Chapitre de la vivification.

Les services de toute espece relatifs au bien de la société, & conséquemment à l’avantage du Prince dans un pays où il est l’ame de cette société, voilà ce qu’il faut que le Prince retire avec soin du moindre de ses sujets, chacun selon son état & ses forces ; la police, sureté & protection jusqu’aux lieux les plus reculés de son Empire, voilà ce quil faut qu’il leur rende. L’or n’est repréfentatif d’aucune de ces choses. Henri IV. n’avoit pas un sol quand il fut adoré de son peuple. Quand notre Maître d’aujourd’hui fut à l’extrémité à Mets, (moment à jamais mémorable & flatteur pour un Prince par l’attendrissement, & la consternation singuliére qui se répandit dans tout le Royaume) de qui vit-on couler les larmes ? Quels furent ceux qui assiégeoient les autels ? tous gens qui par leur état n’eurent jamais de part à ses bienfaits personnels, & qui ne pouvoient en espérer au futur.

Les bienfaits pécuniaires des Princes n’ont jamais fait que des ingrats. Les Princes apprendront-ils un jour enfin dans l’Histoire, qui le leur dit a chaque page, que leurs bienfaits pécuniaires n’ont jamais jamais fait fait que des ingrats ? Qu’on ne s’y trompe pas, les véritables sangsues du peuple sont ceux qui persuadent au Maître que l’administrateur des deniers publics peut & doit donner à toutes mains.

Mais ce n’est pas la peine d’allonger ce volumineux Chapitre pour me faire des ennemis de tous les frelons de Cour. Je leur répète qu’ils n’aiment ni n’honorent leur Prince comme je fais, & si sont-ils mieux payés que moi pour cela ; mais puisque je veux peupler le monde, on ne me doit pas soupçonner du dessein formé de sonner le tocsin Contre les intriguans, les cupides, les prodigues, les hommes durs & intéressés, ni même les fripons : ce seroit prendre la route toute opposée. Mon objet au contraire est, que tout le monde vive, axiome généralement reçu, mais que chacun vive de son travail & soit chargé de contribuer aux moyens d’en faire vivre d’autres.

Après avoir ainsi déduit les divers inconvéniens des grosses fortunes dans les points qui peuvent les constituer telles, revenons au principe que j’ai prétendu établir. Plus l’État sera peuplé, mieux on vivra & à meilleur marché, 1°, Parce que les productions de la terre seront plus communes. 2°, Parce que les travaux de l’industrie seront moins chers. Faites broder une paire de manchettes en Gascogne, elle vous coûtera quatre fois autant qu’à Paris : l’on y vit cependant à bien meilleur marché, mais l’immenfe population de la Capitale excite l’industrie & la nécessite, & la met au rabais.

L’engourdidèment dans les ressorts politiques, & l’inégalité des fortunes sont contraires à la population. Voilà ce que j’ai prétendu avancer, & que je crois avoir prouvé. L’abondance de l’or est très-propre à établir ces deux sortes de viciations dans un État : c’est encore ce qui parle de soi-même. D’où il s’ensuit que l’abondance des métaux n’est pas un si grand bien dans un État, qu’on se l’imagine.

L’inégalité des fortunes, & la disproportion entre les nécessités d’un Gouvernement et ses ressorts, ainsi que tous les autres vices d’un État, sont une fuite de la prospérité & de la puissance. L’un et l’autre cependant n’en dérivent indispensablement, qu’autant que cette sorte de richesse fictive qui provient de l’abondance des métaux, s’y établit et s’y multiplie. L’or perdant par son abondance sa qualité première de représentatif uniquement, pour se substituer par un désordre monstrueux à toute autre sorte de biens, & ne pouvant remplir les fonctions d’aucuns d’eux en particulier, ne peut à plus forte raison suffire à les remplacer tous.

Le respect, la considération & l’autorité, la prééminence &c, sont des biens de tous temps très-précieux à l’opinion humaine ; mais ces biens se distribuent graduellement sur la surface d’un État, en animent les ressorts, gagnent à se répandre, & perdent à s’amonceler. L’or au contraire une fois mis à la place de toutes ces choses n’en donne qu’une fausse apparence, ne s’attire que des hommages forcés, ne met ordre à rien, insinue même le désordre par-tout. Semblable d’ailleurs à l’argent-vif, dont les parcelles séparées n’ont aucun repos qu’elles ne soient rejointes au bloc, il racornit en substance la masse entière d’un État, & en obstrue tous les ressorts. D’autre part, il opère seul la disproportion ruineuse des fortunes, & donne la facilité de les grossir aux dépens du public. Charles-Magne au milieu de ses conquêtes immenses fit bien des grands Seigneurs d’autorité, de jurisdiction &c. mais il n’en enrichit aucun, & en conséquence ne dépeupla point son Empire. Un colosse d’argent établi en Saxe l’eût plus sûrement dévastée, que ne firent les exécutions sanglantes & redoublées qu’il fit chez ces peuples rebelles, & toujours assez forts pour troubler le repos du Conquérant.

Cette idée sera développée par le détail dans toute la seconde Partie de cet Ouvrage. Terminons celle-ci par quelques considérations sur les métaux & le travail.