L’Amitié d’un grand homme/13

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XIII. — NOUVEAU MÉFAIT DU TÉLÉPHONE


Mme  Carlingue ne suivit pas ce conseil. Animée d’un vif désir de vengeance, elle se procura la liste des invités des Gélif pour la quinzaine suivante. Quand elle fut en possession de ce précieux document, elle consulta l’annuaire en secret et, le matin même, téléphona à chacun des convives pour leur annoncer que le dîner était ajourné :

— Je suis la femme de chambre. Madame a comme qui dirait une forte fièvre scarlatine, à moins que ce ne soit la variole ; le docteur n’a pas encore décidé.

Ce soir-là, les Gélif dînèrent en famille avec M. Jeansonnet sur une table où quatorze couverts étaient somptueusement dressés. À neuf heures, prête à s’évanouir de faim et d’indignation, Augustine n’écoutant point M. Jeansonnet qui répétait : « On dîne si tard aujourd’hui… Patientez encore un peu… Ils viendront tous ensemble, comme toujours » s’était ruée sur l’instrument dont sa rivale venait de faire un si détestable abus. Mme  Muteau, une des invitées, l’ayant mise au courant, Mme  Gélif rentra, livide, dans la salle à manger et annonça :

— La Carlingue a décommandé nos invités en se faisant passer pour notre domestique. Il faut que cela finisse, d’une manière ou d’une autre. Je ne suis qu’une femme. À toi d’agir, Alfred.

— J’agirai, décida Alfred. C’est un peu fort. Il y a des tribunaux…

— Je te laisse libre. En attendant, passez seulement le potage, le poisson et la glace. Tout ce qui n’est pas susceptible de se gâter nous servira demain. J’organiserai un déjeuner. Qu’as-tu l’intention de faire, Alfred ?

— Je giflerai Carlingue, ponctua M. Gélif.

— Réfléchissez bien… Un tel geste !… Il vaudrait peut-être mieux, intervint M. Jeansonnet… Pensez donc : une gifle… Et, après ?

— Après, il l’encaissera et voilà tout, répondit Mme  Gélif. Vous ne le voyez tout de même pas aller sur le terrain, ce criquet ! D’ailleurs, s’il fait un geste, Alfred l’écrasera. Rira bien qui rira le dernier. Lucien, je ne te demande pas ton opinion.

Lucien n’avait pas la moindre envie de la donner. Il songeait à Suzanne, dont tout l’éloignait maintenant. Comme si elle avait lu dans sa pensée, Mme Gélif reprit :

— Les Carlingue auraient un fils, que tu le provoquerais. Malheureusement, ils n’ont qu’une fille.

— J’irai dès demain au cercle, déclara M. Gélif et je souffletterai cette crapule en public.

— Ton potage va refroidir, remarqua tendrement Augustine.

— Je n’ai pas faim…

— Tu le souffletteras avec ton gant, cela se fait. Après quoi, il demandera certainement à des témoins complaisants d’arranger l’affaire. Tu constitueras les tiens et je suppose que l’on rédigera un bon petit procès-verbal, bien déshonorant pour lui et que nous publierons dans tous les journaux.

— Je pourrais servir comme témoin, proposa M. Jeansonnet.

— Vous n’avez pas l’habitude, rétorqua rudement Mme  Gélif Et puis, il faudra choisir des noms ronflants. Servez-nous le quart du poisson, ma fille. Je n’ai plus d’appétit.

Ainsi fut décidée la rencontre qui constitua un incident unique dans les annales du Cercle du Commerce en gros et des Arts plastiques, club tranquille s’il en fut et où de bons pères de famille s’assemblent, de cinq heures à huit heures, pour se livrer aux charmes du bridge ou du jeu d’échecs. M. Gélif, vêtu d’une redingote impressionnante, coiffé d’un chapeau haut de forme, tenant à la main des gants noirs, prit l’ascenseur, et reconnut dans le collègue qui montait avec lui, M. Carlingue lui-même. Désireux de tenir sa parole le plus vite possible, il faillit à ce moment caresser de son gant funèbre le visage exécré de son ancien associé. Mais celui-ci se faisait tout petit. Au surplus, le groom, chargé du service de l’ascenseur, constituait un public insuffisant. M. Gélif sortit donc le premier, remit son tube au vestiaire et pénétra dans le salon de lecture, où il parcourut un journal. Il commanda une orangeade, car il avait la gorge sèche et la langue râpeuse et, après l’orangeade, un porto blanc. Après quoi, il chercha son adversaire dans les endroits où il était sûr de ne pas le trouver, c’est-à-dire le lavabo, la salle de billards et la salle à manger. M. Touquard, un de ces officieux dont l’intervention est toujours malencontreuse, l’aborda :

— Vous cherchez quelqu’un, Gélif ?

— Non… c’est-à-dire, oui… sans doute…

— Je vous trouve mauvaise mine, mon vieux,

— Je fume trop.

— Vous plairait-il de faire une partie de dames ?

— Non, merci. Il y a toujours une salle d’armes, ici ?

— Oui ; mais, comme on ne trouvait plus d’amateurs, on y joue au bridge. Votre ancien associé, Carlingue, vient d’organiser une partie avec Tholm, Simbleau, Grémial et Emeu.

Tel un désespéré, encore indécis et qui envoie au commissaire de police une lettre pour lui annoncer qu’il a mis fin à ses jours, M, Gélif jugea le moment venu de couper les ponts derrière lui et de s’interdire toute retraite.

— Je ne suis pas fâché que Carlingue soit ici, balbutia-t-il.

— C’est lui que vous cherchiez ?

— Oui.

— Vous êtes réconciliés ?

— D’une drôle de façon. Je le cherche pour le gifler.

— Non !

— Si.

— Mais, dites donc, c’est grave, ça…

— Sans doute.

— Attendez cinq minutes pour qu’il y ait beaucoup de monde.

Ainsi parla M. Touquard, et il disparut pour répandre la bonne nouvelle « Gélif va gifler Carlingue, dépêchez-vous ; ne ratez pas ça… »

Bientôt, il n’y eut plus que le principal intéressé pour ignorer ce qui allait se passer. Le pauvre homme jouait au bridge le plus innocemment du monde. Et même, il gagnait.

— Vous êtes sortant, lui dit quelqu’un.

Il se leva, constata avec surprise que la salle s’était remplie et remarqua, avec bonne humeur : « Eh ! mais, on fait le maximum, ici ! » Les assistants s’écartèrent sur son passage et, au bout de la haie qu’ils formaient, M. Carlingue aperçut, énorme, imposant, solennel et de noir vêtu, son ancien associé, qui lui barrait le passage :

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? bégaya M. Carlingue, en s’abritant derrière une table.

M. Gélif calcula qu’il ne pourrait l’atteindre qu’en lui lançant le gant à distance. Il se méfia de son adresse.

— Il y a, monsieur, prononça-t-il, que j’ai un mot à vous dire, en particulier.

— Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Vous le prendrez. Suivez-moi.

Une rumeur de désappointement s’ensuivit. M. Gélif poussa la porte d’un cabinet de toilette, qui servait de salle de douche au temps où les membres du cercle s’adonnaient à l’escrime. Il laissa passer M. Carlingue et ferma la porte soigneusement, en expliquant :

— Inutile de nous donner en spectacle.

— Quel spectacle ?

— Le spectacle d’un monsieur qui en gifle un autre.

— Vous avez donc l’intention de me gifler ?

— Oui, monsieur.

— Au secours !

— Taisez-vous ! Vous êtes ridicule.

— C’est un guet-apens !

— Mesurez vos paroles.

— Et vous, laissez-moi m’en aller.

— Non, tu entends, Adolphe. Veux-tu venir ici de bonne volonté, que je te gifle ?

M. Carlingue avait trouvé une autre table. Il s’était planté résolument derrière cet abri, auquel il s’agrippait à deux mains, tel un enfant qui déjoue son camarade en utilisant tous les obstacles.

— Tu n’es pas fou ! s’écria-t-il. Me gifler, maintenant ?

— Tu n’y échapperas pas.

— Toi, je te connais : tu as dû promettre cela à ta femme.

— Un bon conseil : ne l’insulte pas.

— Veux-tu que je me considère comme giflé ? Cela se fait, entre gens du monde. Ça y est, je me considère comme giflé.

— Bon. Et, maintenant, j’attends vos témoins.

— Pourquoi ?

— Pour nous battre.

— C’est grotesque, et je me fâcherai, à la fin.

— Vous expliquerez cela à vos témoins, poltron.

— Poltron ? Non. Je ne suis pas poltron. Seulement, je vais t’expliquer, Alfred : je ne peux pas arriver à te haïr.

— Même depuis que je t’ai giflé ?

— Oh ! tu sais, quand la joue ne cuit pas !…

— Enfin, tout le monde est au courant, de l’autre côté, et ils doivent se demander…

— Nous ne sommes pas d’un cercle bien belliqueux : vois ; on a renoncé à l’escrime. Alfred, c’est, sans doute, la dernière fois que nous nous rencontrons et que nous nous parlerons. Assieds-toi. Veux-tu un cigare ?

— Non, merci.

— Ce sont ceux que tu aimes.

— J’en ai dans ma poche.

— Allons, prends un des miens. Personne ne le saura et, si tu veux, en sortant d’ici nous donnerons aux bons camarades l’impression que nous nous sommes colletés comme des charretiers. Je reconnais les torts de ma femme. Que veux-tu ? C’est la tienne qui a commencé.

— Non.

— Je te le prouverai quand tu voudras. Assieds-toi donc sur ce tabouret ; moi, je m’assiérai sur ce tub retourné. Alfred, je te propose une alliance secrète.

— Je ne t’écoute même pas.

— Si, tu m’écoutes, car tu sent Bien que j’ai raison !…

À partir de ce jour, Gélif et Carlingue se rencontrèrent subrepticement chaque jour dans un petit café du quartier La Fayette. La, assis l’un à côté de l’autre, dans l’ombre d’une petite salle, ils devisaient de leurs affaires passées, présentes et futures, en savourant de modestes sirops. Pour tout le reste du monde, ils étaient brouillés à mort. Chacun d’eux avait montré à sa femme un procès-verbal imaginaire signé de non moins imaginaires témoins et rédigé pour leur donner à chacun le rôle le plus éclatant. La publication dans les journaux évitée grâce à cette formule décisive : « Cela ne se fait plus », les anciens associés reprenaient doucement leur camaraderie d’antan et se berçaient de souvenirs qui, pour être accompagnés de chiffres, n’en avait pas moins pour eux une douce poésie. Ils s’étaient juré aide et assistance mutuelle en tout ce qui concernerait leurs affaires de ménage et les complications qu’essaieraient de provoquer dans l’avenir leurs irascibles épouses.

Mais leurs salons prirent tout à coup une importance qui étonnait jusqu’à Mme  Carlingue et Mme  Gélif. Fernand Bigalle, piqué au jeu, s’était amusé à transporter ses causeries chez Mme  Gélif pour faire pièce à Lanourant qui battait le rappel en faveur du salon Carlingue. Ce n’étaient plus ces réunions amorphes avec convives choisis dans le Bottin, selon l’expression de Mme  Gélif. Pour plaire à Bigalle, il fallait se montrer assidu chez ses nouveaux amis. Mlle  Estoquiau, vaincue, ne pouvait plus rien pour les Carlingue, sinon les exhorter à la patience. Mais Lanourant recevait chez les Carlingue. Il y donnait de véritables récitals. Il y convoquait une multitude docile, extasiée. La politique s’en mêla. On croit bien que le groupe Carlingue n’adopta une opinion qui fit tant de tapage et exerça une influence si réelle, que parce que le groupe Gélif avait adopté l’opinion opposée. Le bruit se répandit que des élections de toutes sortes se préparaient là et les candidats abondèrent. Chaque groupe avait sa police admirablement organisée. On sut, le 24 novembre à midi, chez les Gélif, que M. Hupeau s’était montré la veille chez les Carlingue et Fernand Bigalle se chargea lui-même de liquider M. Hupeau s’il avait le front de se représenter devant lui. Il eut ce front et Bigalle le terrassa d’un : « Il faut choisir. Vous avez choisi, je regrette beaucoup. » Sans qu’il se l’avouât, Bigalle, malgré son âge et sa philosophie, était agacé par les succès mondains de Lanourant et par ces hommages qui ne vont qu’aux virtuoses. Cependant, la lutte garda un certain caractère de courtoisie, grâce à la trahison mutuelle de M. Carlingue et de M. Gélif, qui continuaient à se réunir dans leur petit café et à essayer d’établir leur tranquillité au milieu de cette tempête. Ils passaient de bonnes heures tous deux, qui les vengeaient. Leur rôle restait, en effet, assez neutre et assez effacé. On les considérait comme des négociants qui avaient eu beaucoup de chance, qui donnaient de bons vins, des primeurs intéressantes et de beaux fruits à leurs invités, mais qui étaient incapables de sortir de leur chaudronnerie. Au contraire, Mme  Gélif et Mme  Carlingue prenaient une réputation solide de femmes intelligentes et averties. Beaucoup d’artistes les consultaient avant de livrer leur travaux au public et comme elles disaient de tout : « C’est un chef-d’œuvre, je vous garantis un succès énorme », on leur restait fidèle. L’expérience avait beau démentir parfois les prédictions de ces somnambules optimistes, leur réputation de double-vue ne s’en ressentait point. Elles n’allaient plus au théâtre qu’aux répétitions générales et dans l’avant-scène des meilleurs amis de l’auteur. Ainsi, même au théâtre, il était impossible qu’elles se rencontrassent.

« Lanourant veut nous faire déménager ; il nous trouve à l’étroit ; il jure que vous allez prendre une maison plus grande. Nous ne bougeons pas, hein ! » disait Carlingue à Gélif. Et Gélif répliquait : « Il est entendu que si tu ne déménages pas, nous ne déménageons pas non plus ! » De même, ils s’entendaient pour fixer le nombre des plats et l’âge des vins, afin de ne pas se ruiner par la concurrence.

— Comme ils sont renseignés ! disaient leurs femmes. Et dire qu’il n’y a pas moyen de trouver le traître !

Ils s’entendirent pour supprimer le champagne au dîner et pour fixer l’heure du départ à minuit et demi. Ils se communiquaient leurs listes d’invités.

— Ah ! s’écria un jour Carlingue, si nous nous étions aussi bien compris quand nous étions associés, nous serions millionnaires aujourd’hui !