L’Amitié sans amitié

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L’amitié sans amitié


L’AMITIÉ SANS AMITIÉ.
À M. le comte de Saint-Albans1.

J’ai cru longtemps que les femmes avoient un assez grand avantage sur nous, en ce que nous ne sommes aimés que des moins sages, et que le plus sage des hommes2 a trouvé à propos de les aimer toute sa vie. Le plus galant de l’antiquité, le plus vertueux, le plus grand, Alcibiade, Agesilas, Alexandre, ont connu d’autres appas que ceux des dames. Le plus magnanime des Romains, Scipion, l’honneur d’une république, à qui on ne peut rien reprocher que l’ingratitude qu’elle eut pour lui ; Scipion est loué d’une continence qui ne fut autre chose que le peu de goût, que le peu de sentiment qu’il eut pour elles. César, qu’il suffit de nommer pour tout éloge, ne se montra difficile à aucun amour. Salomon fut bien éloigné de ces partages et de ces dégoûts ; il s’attacha pleinement aux femmes, insensible à tous autres charmes que les leurs.

C’est une chose assez surprenante que les plus galants, les grands hommes, les gens de bien, les magnanimes, aient pu se passer de l’amour des femmes ; et, comme si cet amour étoit réservé pour le caractère du sage, que Salomon en ait fait la plus ordinaire occupation de sa vie. Il est surprenant, je l’avoue ; mais après y avoir fait quelque réflexion, je n’y trouve rien qui doive étonner. Les galants de l’antiquité avoient une grande répugnance pour la sujétion. Amoureux de tous agréments, ils se gardoient la liberté de passer d’un sexe à l’autre, à leur fantaisie. L’amour des femmes auroit amolli le courage des grands hommes ; la vertu des gens de bien en eût été altérée ; la grandeur d’âme des magnanimes en eût pu être affoiblie : mais la sagesse couroit peu de danger avec les femmes. Le sage, supérieur à leurs foiblesses, à leurs inégalités, à leurs caprices, sait les gouverner comme il lui plaît, ou il s’en défait comme bon lui semble. Tandis qu’il voit les autres dans la servitude, agités de quelque passion malheureuse, il goûte une douceur qui charme ses maux, qui lui ôte le sentiment de mille ennuis, qu’on ne rend pas insensibles par la raison. Ce n’est pas qu’il ne puisse tomber en quelque erreur ; la nature humaine ne laisse à notre âme aucun état assuré : mais il n’est pas longtemps, sans retrouver ses lumières égarées, et sans rétablir la tranquillité qu’il a perdue.

C’est ce qu’on a vu pratiquer à Salomon, lequel aima les femmes toute sa vie ; mais, différemment, selon les temps différents. Étant jeune, il eut la tendresse d’un amant : ses expressions molles et amoureuses le témoignent assez ; et il suffit de lire le Cantique des Cantiques, pour s’en convaincre. Qu’on me pardonne, si je n’y cherche pas un sens mystique. On ne me persuadera jamais que Salomon ait voulu faire parler Jésus-Christ à son Église, avec des sentiments plus mous, et des expressions plus lascives que n’en ont eu Catulle pour Lesbie, Ovide pour Corinne ; en vers plus tendres que ceux de Pétrarque pour Laure, plus galants que ceux de Voiture pour Belize. Je crois que Salomon ne parloit pas même à une épouse. Tant d’amour, tant d’ardeur, regardoit une maîtresse chèrement aimée. Il aima moins toutefois qu’il ne fut aimé. Il avoit connu par l’expérience de ses amours que les femmes sont plus passionnées que les hommes. C’est une vérité dont l’Écriture même a pris la peine de nous assurer ; car, voulant exprimer les sentiments que David et Jonathan avoient l’un pour l’autre, ils s’aimoient, dit-elle3, de l’amour d’une femme : pour montrer que c’étoit le plus tendre des amours.

Salomon, dans la vigueur de son âge, fait voir moins de tendresse et de sincérité, dans ses affections. Il employa jusqu’à la réputation de sa sagesse, pour se faire aimer. C’est par là qu’il tira tant d’or de la reine de Saba, de cette reine follement éprise de la sagesse, qui voulut quitter son royaume pour voir un sage.

Comme Salomon approcha de la vieillesse, il changea de conduite avec les femmes. Lorsqu’il eut perdu le mérite de plaire, il s’en fit un d’obéir. Il pouvoit commander, il pouvoit contraindre ; mais il ne voulut rien devoir à la puissance ; il voulut que la docilité et la soumission lui tinssent lieu de ses agréments passés. Tout roi, tout sage qu’il est, il se soumet aux maîtresses, sur ses vieux jours : croyant qu’en cet âge triste et malheureux, il faut se dérober autant qu’on peut à soi-même, et qu’il vaut mieux se livrer aux charmes d’une beauté qui enchante nos maux, qu’à des réflexions qui nous attristent, et à des imaginations qui nous effraient.

Je n’ignore pas que Salomon a été blâmé de cette dernière conduite ; mais quoique sa raison parût affoiblie, il ne laissoit pas d’être sage à son égard. Il adoucissoit par là ses chagrins, flattoit ses douleurs, détournoit des maux qu’il ne pouvoit vaincre ; et la sagesse, qui ne trouvoit plus les moyens de le faire heureux, se servoit utilement de diversions, pour le rendre moins misérable. À peine commençons-nous à vieillir, que nous commençons à nous déplaire, par un dégoût qui se forme secrètement en nous de nous-mêmes. Alors notre âme, vide d’amour propre, se remplit aisément de celui qu’on nous inspire ; et ce qui n’auroit plu que légèrement autrefois, par la résistance de nos sentiments, nous charme et nous assujettit dans notre foiblesse. C’est par là que les maîtresses disposent à leur gré des vieux amants, et les femmes des vieux maris ; c’est par là que Syphax s’abandonna aux volontés de Sophonisbe, et qu’Auguste fut gouverné par Livie ; et pour ne pas tirer tous mes exemples de l’antiquité, c’est ainsi que M. de Senecterre4, digne d’être nommé avec les rois et les empereurs, par le seul mérite d’honnête homme ; c’est ainsi que ce courtisan, aussi sage que délicat et poli, se laissoit aller mollement à l’amitié d’une jeune femme, qu’il avoit épousée sur ses vieux jours. Si vous saviez, disoit-il à ses amis, quel est l’état d’un homme de mon âge, qui n’a que soi-même à se présenter dans la solitude, vous ne vous étonneriez pas que j’aie cherché une compagnie qui me plaît, à quelque prix que ce fût. Je ne l’en blâmai jamais. Comment blâmer une chose que Salomon a autorisée, par son exemple, et que M. le maréchal d’Estrées vient d’autoriser par le sien5 ? Cependant, malgré toutes ces autorités, j’estimerois beaucoup une personne qui auroit assez de force d’esprit pour conserver le goût de la liberté jusqu’à la fin de ses jours.

Ce n’est pas qu’une pleine indépendance soit toujours louable ; de ces gens si libres et si détachés, se font les indifférents et les ingrats. Évitons l’assujettissement et la liberté entière, pour nous contenter d’une liaison douce et honnête, aussi agréable à nos amis qu’à nous-mêmes. Si on me demande plus que de la chaleur et des soins, pour les intérêts de ceux que j’aime ; plus que mes petits secours, tout foibles qu’ils sont dans les besoins; plus que la discrétion dans le commerce et le secret dans la confidence, qu’on aille chercher ailleurs des amitiés ; la mienne ne sauroit fournir rien davantage.

Les passions violentes sont inégales, et font craindre le désordre du changement. En amour, il les faut laisser pour les Polexandres et les Cyrus, dans les Romans ; en amitié, pour Oreste et Pylade, dans les comédies. Ce sont des choses à lire et à voir représenter, qu’on ne trouve point dans le monde ; et heureusement on ne les y trouve pas, car elles y produiroient des aventures bien extravagantes.

Qu’a fait Oreste, ce grand et illustre exemple d’amitié ? qu’a-t-il fait qui ne doive donner de l’horreur ? Il a tué sa mère et assassiné Pyrrhus ; il est tombé en de si étranges fureurs, qu’il en coûte la vie aux comédiens qui tâchent de les bien représenter6. Observons avec attention la nature de ces attachements uniques qu’on vante si fort, et nous trouverons qu’ils sont formés d’une mélancolie noire qui fait tous les misanthropes. En effet, se réduire à n’aimer qu’une seule personne, c’est se disposer à haïr toutes les autres ; et ce qu’on croit une vertu admirable, à l’égard d’un particulier, est un grand crime, envers tout le monde. Celui qui nous fait perdre le commerce des hommes, par un abandonnement pareil au sien, nous fait perdre plus qu’il ne vaut, eût-il un mérite considérable. Faisons les désintéressés tant qu’il nous plaira, renfermons tous nos désirs dans la pureté de notre passion, n’imaginant aucun bien qui ne vienne d’elle ; nous languirons cependant en cette belle amitié, si nous ne tirons de la société générale des commodités et des agréments qui animent la particulière.

L’union de deux personnes attachées entièrement l’une avec l’autre, cette belle union a besoin de choses étrangères, qui excitent le goût du plaisir et le sentiment de la joie. Avec toute la sympathie du monde, tout le concert, toute l’intelligence, elle aura de la peine à fournir la consolation de l’ennui qu’elle fait naître. C’est dans le monde et dans un mélange de divertissements et d’affaires, que les liaisons les plus agréables et les plus utiles sont formées. Je fais plus de cas de la liaison de M. le maréchal d’Estrées et de M. de Senecterre, qui ont vécu cinquante ans à la cour dans une confidence toujours égale ; je fais plus de cas de la confiance que M. de Turenne a eue en M. de Ruvigny, quarante ans durant, que de ces amitiés toujours citées, et jamais mises en usage parmi les hommes.

Il n’y a rien qui contribue davantage à la douceur de la vie que l’amitié ; il n’y a rien qui en trouble plus le repos que les amis, si nous n’avons pas assez de discernement pour les bien choisir. Les amis importuns font souhaiter des indifférents agréables. Les difficiles nous donnent plus de peine, par leur humeur, qu’ils ne nous apportent d’utilité, par leurs services. Les impérieux nous tyrannisent : il faut haïr ce qu’ils haïssent, fût-il aimable ; il faut aimer ce qu’ils aiment, quand nous le trouverions désagréable et fâcheux. Il faut faire violence à notre naturel, asservir notre jugement, renoncer à notre goût, et, sous le beau nom de complaisance, avoir une soumission générale pour tout ce qu’impose leur autorité. Les jaloux nous incommodent : ennemis de tous les conseils qu’ils ne donnent pas, chagrins du bien qui nous arrive sans leur entremise, joyeux et contents du mal qui nous vient par le ministère des autres.

Il y a des amis de profession, qui se font un honneur de prendre notre parti sur tout ; et ces vains amis ne servent à autre chose qu’à aigrir le monde contre nous, par des contestations indiscrètes. Il y en a d’autres, qui nous justifient quand personne ne nous accuse ; qui par une chaleur imprudente, nous mettent en des affaires où nous n’étions pas, et nous en attirent que nous voudrions éviter. Se contente qui voudra de ces amitiés ; pour moi, je ne me satisfais pas d’une bonne volonté nuisible ; je veux que cette bonne volonté soit accompagnée de discrétion et de prudence. L’affection d’un homme ne raccommode point ce que sa sottise a gâté. Je lui rends grâces de son zèle impertinent, et lui conseille d’en faire valoir le mérite parmi les sots. Si les lumières de l’entendement ne dirigent les mouvements du cœur, les amis sont plus propres à nous fâcher qu’à nous plaire, plus capables de nous nuire que de nous servir.

Cependant, on ne parle jamais que du cœur, dans tous les discours qu’on entend faire sur l’amour et sur l’amitié. Les poëtes en deviennent importuns, les amants ennuyeux et les amis ridicules. On ne voit autre chose, à nos comédies, que des filles de roi qui donnent le cœur et refusent la main, ou des princesses qui offrent la main et ne sauroient consentir à donner le cœur. Les amants se rendent fades à demander éternellement la pureté de ce cœur ; et les amis, érigés en précieux, le veulent avoir comme les amants. Ce n’est pas en connoître bien la nature ; car, pour un peu de chaleur mal réglée, pour quelque tendresse inégale et incertaine qu’il peut avoir, il n’y a caprice, ingratitude, infidélité, qu’on n’en doive craindre.

On nomme l’Amour aveugle, fort mal à propos, n’en déplaise aux rêveries des poëtes et aux fantaisies des peintres. L’Amour n’est autre chose qu’une passion dont le cœur fait d’ordinaire un méchant usage. Le cœur est un aveugle, à qui sont dues toutes nos erreurs : c’est lui qui préfère un sot à un honnête homme ; qui fait aimer de vilains objets, et en dédaigner de fort aimables ; qui se donne aux plus laids, aux plus difformes, et se refuse aux plus beaux et aux mieux faits.

C’est lui qui pour un nain a fait courir le monde
                    À l’ami de Joconde7.

C’est lui qui déconcerte les plus régulières ; qui enlève les prudes à la vertu, et dispute les saintes à la grâce. Aussi peu soumis à la règle dans le couvent, qu’au devoir dans les familles ; infidèle aux époux ; moins sûr aux amants ; troublé le premier, il met le désordre et le dérèglement dans les autres : il agit sans conseil et connoissance. Révolté contre la raison qui le doit conduire, et mû secrètement par des ressorts cachés qu’il ne comprend pas, il donne et retire ses affections sans sujet ; il s’engage sans dessein, rompt sans mesure, et produit enfin des éclats bizarres, qui déshonorent ceux qui les souffrent et ceux qui les font.

Voilà où aboutissent les amours et les amitiés fondées sur le cœur. Pour ces liaisons justes et raisonnables, dont l’esprit a su prendre la direction, il n’y a point de rupture à appréhender ; car, ou elles durent toute la vie, ou elles se dégagent insensiblement, avec discrétion et bienséance. Il est certain que la nature a mis en nos cœurs quelque chose d’aimant (si on le peut dire), quelque principe secret d’affection, quelque fonds caché de tendresse qui s’explique et se rend communiquable avec le temps ; mais l’usage n’en a été reçu et autorisé parmi les hommes, qu’autant qu’il peut rendre la vie plus tranquille et plus heureuse. C’est sur ce fondement qu’Épicure l’a tant recommandé à ses disciples ; que Cicéron nous y exhorte par ses discours, et nous y convie par des exemples ; que Sénèque, tout rigide et tout austère qu’il est, devient doux et tendre, aussitôt qu’il parle de l’amitié ; que Montagne enchérit sur Sénèque, par des expressions plus animées ; que Gassendi explique les avantages de cette vertu, et dispose ses lecteurs, autant qu’il lui est possible, à se les donner.

Toutes personnes raisonnables, tous les honnêtes gens imitent en cela les philosophes, sur le fondement que l’amitié doit contribuer, plus qu’aucune autre chose, à notre bonheur. En effet, on ne se détacheroit point en quelque façon de soi-même pour s’unir à un autre, si on ne trouvoit plus de douceur en cette union que dans les premiers sentiments de l’amour propre. L’amitié des sages ne voit rien de plus précieux qu’elle, dans le monde ; celle des autres, impétueuse et déconcertée, trouble la paix de la société publique, et le plaisir des commerces particuliers. C’est une amitié sauvage que la raison désavoue, et que nous pourrions souhaiter à nos ennemis, pour nous venger de leur haine.

Mais, quelque honnêtes, quelque réglés que soient les amis, c’est une chose incommode que d’en avoir trop : nos soins partagés ne nous laissent ni assez d’application pour ce qui nous touche, ni assez d’attention pour ce qui regarde les autres. Dans l’épanchement d’une âme qui se répand universellement sur tout, les affections dissipées ne s’attachent proprement à rien. Vivons pour peu de gens qui vivent pour nous ; cherchons la commodité du commerce avec tout le monde, et le bien de nos affaires avec ceux qui peuvent nous y servir.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Mme la duchesse Mazarin fit imprimer cette pièce de Saint-Évremond à Londres, en 1681, et y mit malicieusement ce titre qu’on a conservé.

2. Salomon. Voy. infra ; et une lettre au comte de Grammont, de 1680, dans la Correspondance.

3. Au second livre de Samuel, ch. i. L’hébreu dit : l’amour que vous aviez pour moi étoit extrême : il passoit l’amour des femmes. C’est David qui parle ainsi de Jonathan, qu’il venoit de perdre. (Des Maizeaux.)

4. Père du maréchal de la Ferté. Voy. Tallemant, I, p. 224 et suiv., édit. citée.

5. Le maréchal d’Estrées épousa en troisièmes noces et à l’âge de 91 ans, Gabrielle de Longueval, fille d’Achille de L., Sr de Manicamp. Voy. son Historiette, dans Tallemant, I, p. 383 et suiv.

6. Montfleuri fit de si grands efforts pour jouer le rôle d’Oreste, dans l’Andromaque de Racine, qu’il tomba malade et en mourut. La même chose, à peu près, étoit arrivée à Mondori, dans une représentation de la Mariane de Tristan ; mais il n’en mourut pas : il en resta paralytique.

7. Voy. dans les Contes de la Fontaine la nouvelle intitulée Joconde.