L’Amour à passions/00

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Jean Fort (p. 5-8).

À Jean LORRAIN

AVANT-PROPOS


L’on dit communément que nul homme ne peut trouver du nouveau. L’on oublie le détraqué dont le cerveau en ébullition, à la recherche de raffinements en crée sans cesse. De lui l’on peut dire : de plus fort en plus fort ! Avec lui, il ne faut s’étonner de rien, il faut s’attendre à tout. Le détraquage progresse avec la science, il en use, il l’asservit, soit que des connaissances ou des goûts spéciaux le portent vers la chimie — alors, ce sont les drogues, morphine, cocaïne, opium, strychnine, — soit qu’ils le portent vers la physique — alors, c’est le moteur perfectionné qui actionne la machine à battre sa femme !

Dût notre amour-propre national en souffrir, il faut l’avouer : en matière de détraquage, le Français est sensiblement inférieur à l’Allemand, à l’Anglais, au Russe. Tandis qu’en Angleterre, en Allemagne foisonnent les procès scandaleux, chez nous ils sont relativement rares. Peut-être préfère-t-on laisser faire…

Mais, nous avons une institution sacrée : la maison où l’on passe. N’y touchez pas ! ah ! n’y touchez jamais ! C’est un endroit très ouvert et très fermé à la fois, dont il importe de ne parler qu’avec les plus grands ménagements. C’est une puissance dans l’État. Une espèce de franc-maçonnerie la couvre, grâce à laquelle visiteurs et personnel demeurent inconnus. Les femmes s’y prostituent honnêtement ; les hommes y trompent leurs femmes légalement. C’est la morale à rebours, les mœurs retournées, le triomphe de l’hypocrisie.

MM. les Magistrats défendent d’en donner les adresses. « Ah ! ah ! vous avez donné l’adresse d’une maison ! Vous n’avez pas honte ! Outrage aux bonnes mœurs ! » Le Substitut se révolte, s’indigne. Deux mille francs d’amende ! Trois mois de prison ! Cependant qu’il existe d’autres magistrats émargeant au Budget de l’État (le nôtre) à seule fin de surveiller, de censurer, de conseiller ces mêmes maisons. Et toutes les proxénètes assurent être la maîtresse du Commissaire de police (l’aider, au besoin), du Ministre, de son Chef de Cabinet, du Député X, du Sénateur Y, d’un Membre de la Cour de Cassation, qu’elles entrent librement dans les diverses Administrations de l’État, ne font antichambre nulle part, peuvent recommander auprès des Tribunaux… Et, de fait, leurs m…aris sont décorés, proclament fièrement : « C’est le seul commerce pour l’exercice duquel il faut avoir un Casier judiciaire vierge ! » Où le souci de l’Honneur va-t-il se nicher ?

La maison où l’on passe est tout un monde, toute une vie : tel y allait enfant, adolescent, célibataire qui y retourne marié, père grand-père, vieillard ; on y joue le plus souvent, les cartes achèvent la ruine commencée par la fille. Mais, il ne faut pas toucher à ces maisons, ni dire qu’elles détruisent les foyers : foyers des hommes mariés qui les visitent, foyers des femmes mariées ou entretenues qui s’y prostituent : MM. les Magistrats y fréquentent…

Je puis citer tel Ambassadeur d’une grande Puissance européenne à qui l’Élysée dut, un jour, faire les excuses les plus plates parce qu’un malhabile huissier ne l’avait pas introduit de suite, et qui, le lendemain, les autres pièces contenant des clients, attendit une heure dans la minuscule cuisine d’une maison de passe, en compagnie de la bonne et de l’eau ronronnant sur le feu, que Mlle Paméla ou Ernestine fût arrivée — ou ne fût plus en lecture !

La Société ne saurait se passer de ces maisons plus que de boulangeries. Où donc Monsieur tromperait-il Madame, où donc Monsieur imposerait-il à une malheureuse ses plus sales caprices, où donc Madame trouverait-elle l’argent du bijoutier, de la couturière, de la fleuriste ?

Mineurs, fillettes, garçonnets, martyrs, supplices libidineux, la maison offre tout. Femmes du monde, femmes mariées, artistes connues, jeunes filles, comment donc ! à votre disposition ! le temps d’aller les chercher… Qu’est-ce donc que vous prenez en attendant ? Du Champagne (de Saumur) à cinq francs la coupe ?