L’Amour aux Colonies/XL

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CHAPITRE XI

Caractères moraux des Tahitiens. — Mariages. — Rôle de la femme dans la race Maorie. — Naissances — Le tabou. — Enfants adoptifs. — Chants. — L’Hyménée. — La upa-upa, danse lascive des Tahitiennes. — Une upa-upa dans l’Intérieur. — Maladies. — Disparition rapide de la race Maorie pure.



Caractères moraux des Tahitiens. — J’ai parlé de la beauté de la race Tahitienne. — J’aurais pu parler aussi de sa force physique, car le Tané est un athlète aussi vigoureux que beau. Les boxeurs anglais de Cook furent battus à plate couture par les Tahitiens ; Cook l’avoue lui-même, et cependant on sait que la race Anglo-Saxonne est, de toutes les races Européennes, celle chez laquelle tous les genres de sport sont le plus en honneur, et principalement la boxe. Avec une force physique aussi grande, le Tahitien est doux, bon. Sa douceur lui avait fait abolir l’anthropophagie, avant la découverte de l’île, et on épargnait aux victimes des sacrifices humains les angoisses et les douleurs avant la mort, qu’ils recevaient par surprise.

L’ancien Tahitien était belliqueux et guerrier. La civilisation Européenne l’a rendu pacifique ; mais rien n’a transformé son caractère léger. Le Tahitien est un véritable enfant, rieur et capricieux, pleurant et boudant sans raison. Tête folle, mais cœur brûlant. Il a le caractère gai et sans-souci du lazzarone Napolitain, mais ne joue pas comme lui du couteau. Le soleil, le beau temps, le rendent gai et joyeux ; le mauvais temps le rend triste et songeur. Il est accessible à toutes les rêveries de l’imagination. La froide religion protestante n’a pu lui enlever sa croyance aux superstitions, le seul reste de la religion de ses aïeux ; il redoute la solitude des grands bois, l’obscurité de la nuit, car il craint d’y apercevoir des Tupapan, esprits et ombres des morts. Si ses peines sont courtes et vives, sa gaîté est folle et communicative. Avant tout et par-dessus tout, le Maori Tahitien aime le plaisir.

Mariages. — Détail qui a sa valeur, le prêtre Tahitien, dont l’influence était autrefois si considérable, n’est jamais intervenu dans le mariage, qui est toujours resté, à la Nouvelle-Cythère, la manifestation de la volonté formelle des conjoints, sans aucune consécration religieuse. Cook décrit cependant les cérémonies du mariage Tahitien, comme on le verra plus loin, quand je parlerai des anciennes mœurs.

Rôle de la femme dans la race Maorie. — Si le Tané n’achète pas sa femme, celle-ci cependant n’était pas son égale chez les anciens Tahitiens. À table, elle ne mangeait pas avec son mari, elle ne pouvait pas être prêtre ; l’accès des Maraé lui était interdit. Cependant les filles de race royale pouvaient hériter de la couronne. La loi Salique n’a jamais été en vigueur à Tahiti ; bien loin de là, la descendance se transmet par les femmes, les Tahitiens estimant, non sans raison, que si l’on est certain d’être sorti des flancs d’une femme, on ne l’est jamais de son générateur mâle, et le fameux axiome du droit Romain : Pater is est quem nuptiæ demonstrant, n’a jamais trouvé d’application à Tahiti.

Naissances. — Le tabou. — La mère de l’enfant nouveau-né devenait tabou. Elle ne devait rien toucher de ses mains pendant un laps de deux mois, et c’étaient d’autres femmes qui lui donnaient la becquée. Dans cette circonstance, le tabou avait comme conséquence d’interdire la reprise du coït avant que les organes de la génération de la femme fussent revenus à leur état normal. J’ai montré, chez la Canaque Néo-Calédonienne, les graves désordres résultant d’un coït trop tôt recommencé après la parturition.

Enfants adoptifs. — La race Maorie-Polynésienne est à peu près la seule race humaine chez laquelle l’enfant, dans l’ancienne législation, appartenait rarement à ses générateurs. L’adoption des enfants était extrêmement commune chez les anciens Tahitiens, et elle n’a pas encore disparu des mœurs. C’est une des coutumes les plus originales de cette race. Entre le Metna (père naturel) et le Metua Faaanu (père adoptif) il y a un échange incessant d’enfants à la mamelle, et cet échange établit entre les deux familles un quasi-lien de parenté.

Chants. — L’Hyménée. — J’ai entendu pour la première fois l’hyménée dans les salons du Gouvernement, à Papeete. L’hyménée se chantait dans les jardins. Le chœur se composait de soixante-dix à quatre-vingts personnes assises à la Turque sur plusieurs rangs, les femmes devant. Une chanteuse entonne, d’une voix de gorge suraiguë, une phrase musicale sur un rythme vif et bizarre ; les femmes répètent sur un ton assez grave, les hommes font la basse, pendant qu’un certain nombre de ces derniers, balançant leur torse, font entendre de véritables rugissements.

L’ensemble est parfait, et les voix d’une justesse étonnante. Quelle différence avec les cris et les hurlements de bête fauve du pilou-pilou Néo-Calédonien ! Toutes les parties concourent à une véritable harmonie. C’est une musique étrange, mais c’est une musique. Les Maoris chantent comme devaient le faire les anciens Grecs, sur le théâtre de Sophocle et d’Euripide. Il faut entendre l’hyménée, pour bien comprendre son originalité, par un soir de beau clair de lune, illuminant les groupes de danseuses entraînées par la upa-upa.

La upa-upa. — C’est généralement le soir d’un jour de fête, et après les délices d’un joyeux festin, que l’on danse la upa-upa. Cette danse lascive fait apparaître sous son vrai jour le caractère du Tahitien. Danse nationale, elle n’a rien qui lui ressemble dans aucun pays du monde. Elle s’exécute la nuit, aux rayons de la lune, la Hina, l’ancienne divinité féminine des Tahitiens, éclairant de ses rayons d’argent l’assemblée, sous un ciel transparent où les étoiles de la Croix du Sud brillent comme des diamants. Là, sous l’ombre des arbres, et sur le vert tapis d’un moelleux gazon, danseurs et danseuses s’agitent, en proie à une joie infinie. En vain la pudibonderie Britannique a cherché à réprimer la licence de la upa-upa. La jeune reine Pomaré, dans la fleur de ses seize ans, à qui les Révérends Anglais voulaient interdire la upa-upa, répondit en organisant une upa-upa monstre à l’île Mooréa, et devant son peuple, simplement vêtue d’une dentelle transparente, offerte par les Révérends, et qui dessinait les formes de son corps royal, esquissa une danse des plus lascives.

J’ai recours une fois de plus à la plume de Loti, pour faire comprendre au lecteur le caractère de cette danse : « Chaque soir, c’était comme un vertige. Quand la nuit tombait, les Tahitiennes se paraient de fleurs éclatantes : les coups précipités du tam-tam les appelaient à la upa-upa, et toutes accouraient, les cheveux dénoués, le torse à peine couvert d’une tunique de mousseline, et les danses affolées et lascives duraient souvent jusqu’au matin. Les Tahitiennes battaient des mains et accompagnaient le tam-tam d’un chant en chœur, rapide et frénétique. Chacune d’elles à son tour exécutait une figure. Le pas et la musique, lents au début, s’accéléraient bientôt jusqu’au délire, et, quand la danseuse épuisée s’arrêtait brusquement sur un grand coup de tambour, une autre s’élançait à sa place, qui la surpassait en impudeur et en frénésie. Les filles de Pomotou formaient d’autres groupes plus sauvages et rivalisaient avec celles de Tahiti. Coiffées d’extravagantes couronnes de datura, ébouriffées comme des folles, elles dansaient sur un rythme plus saccadé et plus bizarre, mais d’une manière si charmante aussi, que, entre les deux, on ne savait ce que l’on préférait. »

Aujourd’hui, à Papeete, la upa-upa a perdu une partie de son caractère et elle est presque devenue une contrefaçon du chahut de Bullier. Mais elle a conservé dans l’Intérieur son véritable caractère, et voici comment la décrit le voyageur Desfontaines, qui, plus heureux que moi, a pu faire le tour de l’île :


« Après le déjeuner, un certain nombre de jeunes Tahitiennes, couronnées de roses, et les cheveux dénoués, viennent former le cercle sous les arbres et s’assoient à la façon orientale sur la verdure. L’une d’elles est en possession d’un accordéon ; nous allons assister à une upa-upa, sorte de danse lascive accompagnée de chants, dont l’expression originale est d’un si puissant effet. À peine l’accordéon attaque-t-il ses premières notes, que les chants se font entendre, toujours aussi vifs et aussi rapides ; à ce moment, le visage des danseuses, d’un seul coup, semble s’illuminer ; dans leurs yeux, dans leur sourire, passe un je ne sais quoi d’inexprimable, qui les éclaire d’un rayon en quelque sorte divin : elles paraissent ne plus appartenir à la terre. La tête inclinée et légèrement rejetée en arrière, le torse roulant sur lui-même, les coudes frappant le corps en cadence avec des mouvements qui ressemblent à des frémissements, à de légers battements d’ailes, les membres inférieurs se relevant et s’abaissant tour à tour selon le rythme : telles elles se présentent à nous. Et quand elles ont fini leur couplet, qui se termine toujours sur une note dernière longuement prolongée, elles arrêtent leur danse et, subitement, redeviennent froides : on ne croirait plus que ce sont les mêmes femmes. Alors l’une d’elles, se tournant vers moi avec le plus parfait dédain, et un ton de commandement qui n’admettait pas de réplique : « Farani » (Français) « apporte de la bière ». La femme de ce pays est un animal sauvage trop charmant pour qu’on refuse d’accéder à ses caprices : je m’empresse d’offrir des bouteilles. Sans perdre de temps, elles se passent successivement à la ronde un verre, qu’elles remplissent de rhum et de bière, et l’avalent d’un seul trait. Puis, se transformant de nouveau en créatures idéales, elles recommencent un autre couplet qui s’achève de la même manière par un brusque arrêt et une seconde demande : « Farani, encore de la bière. » Chants et danses alternent ainsi avec les libations sans le moindre intervalle. L’excitation arrive à son comble. Au milieu des jardins de cocotiers, ces jeunes beautés aux toilettes claires, avec leurs couronnes de roses sur leurs magnifiques cheveux noirs, ressemblent à des Nymphes en leurs ébats voluptueux, dans l’exubérance d’une griserie d’amour. Voici l’heure de disparaître, l’orgie va bientôt commencer. Quittons ces lieux : il vaut mieux emporter, sans l’altérer, le souvenir de cette inoubliable vision. »

Maladies. — Disparition rapide de la race Maorie pure. — Avant la découverte de l’île, les principales maladies étaient les douleurs rhumatismales provenant souvent de l’abus des bains froids, et l’éléphantiasis, cadeau de la race noire. Par contre, depuis que la soi-disant civilisation moderne a pris pied dans l’île, le gin, les deux véroles, et surtout la phtisie, ont fait des ravages inouïs. La famille royale de Pomaré, composée de colosses, comme force et beauté, a disparu presque tout entière. Du temps de Cook, l’île comptait plus de cent mille habitants ; aujourd’hui, il n’y en a pas dix mille. Si le contact de la race Blanche débarrassera à bref délai l’humanité des anthropophages de la Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides, ce sera un bienfait ; mais il est permis de déplorer la disparition de cette douce et bonne race Maorie. Elle vivait si heureuse dans son paradis terrestre, avant l’arrivée des Européens ! Un travail insignifiant, aucune peine morale, l’amour libre et le plaisir sous toutes ses formes. Que lui avons-nous donné en échange ? L’alcool, la vérole et la phtisie, redoutable trinité que nous lui avons révélée, sans compter l’ivrognerie et l’hypocrisie. D’ici à quelques années, à part de rares exceptions, il ne restera plus de Tahitiens de race pure dans la Nouvelle-Cythère. Que sera la race métis, croisement de l’Européen avec la Vahiné ? Aura-t-elle les qualités morales du père, et les qualités physiques de la race Maorie ? C’est une question que seul l’avenir résoudra.