L’Amour dans le mariage

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L’Amour dans le mariage
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 881-924).
L’AMOUR


DANS LE MARIAGE





ETUDE HISTORIQUE.





I.

On veut des romans. Que ne regarde-t-on de près à l’histoire ? Là aussi on trouverait la vie humaine, la vie intime, avec ses scènes les plus variées et les plus dramatiques, le cœur humain avec ses passions les plus vives comme les plus douces, et de plus un charme souverain, le charme de la réalité. J’admire et je goûte autant que personne l’imagination, ce pouvoir créateur qui du néant tire des êtres, les anime, les colore, et les fait vivre devant nous, déployant toutes les richesses de l’âme à travers toutes les vicissitudes de la destinée; mais les êtres qui ont réellement vécu, qui ont effectivement ressenti ces coups du sort, ces passions, ces joies et ces douleurs dont le spectacle a sur nous tant d’empire, ceux-là, quand je les vois de près et dans l’intimité, m’attirent et me retiennent encore plus puissamment que les plus parfaites œuvres poétiques ou romanesques. La créature vivante, cette œuvre de Dieu, quand elle se montre sous ses traits divins, est plus belle que toutes les créations humaines, et de tous les poètes Dieu est le plus grand. En étudiant la révolution d’Angleterre, j’y ai rencontré deux histoires plus attachantes, à mon avis, qu’aucun roman : un roi cherchant un mariage d’amour, et l’amour dans le ménage d’un grand seigneur libéral et chrétien. C’est la vie privée avec ses plus charmans et ses plus douloureux secrets, sous les traits des plus grands personnages et au milieu des plus grands événemens de la vie publique. Je raconterai peut-être un jour le projet de mariage du roi : c’est le ménage du grand seigneur que je veux reproduire aujourd’hui.


II.

Parmi les conseillers et les défenseurs de Charles Ier, dans ses adversités, Thomas Wriothestey, comte de Southampton, fut à la fois l’un des plus indépendans et des plus fidèles. Par goût, il n’aimait ni la cour, ni le pouvoir, ni ses propres grandeurs. Fils cadet, la mort presque simultanée de son père et de son frère aîné le mit brusquement en possession du titre et de la fortune de sa maison. Il en fut plus embarrassé que charmé, et pendant quelque temps il rougissait et détournait la tête quand on l’appelait mylord. C’était un naturel mélancolique, indolent et fier, plein de passion, mais réservé et silencieux, fortement attaché à ses idées et à ses sentimens, et prêt, pour leur cause, à tous les sacrifices, enclin même à braver hautainement leurs ennemis, mais sans ambition, sans esprit de domination, peu ardent au succès, lent à l’espérance, et ne sortant de son repos que par devoir ou par nécessité. Quand la lutte commença entre Charles Ier, et le Long-Parlement, lord Southampton prit sa place à la chambre des pairs dans des dispositions peu favorables aux actes et aux prétentions de la couronne et de ses ministres, surtout de lord Strafford. Bon Anglais, il voulait le respect des lois, des traditions nationales, et l’intervention du parlement dans les affaires du pays. Chrétien équitable et doux, s’il n’était pas arrivé à regarder la liberté de conscience comme un droit, la tyrannie en matière de conscience le choquait, et il désirait, en faveur des dissidens, plus de tolérance et de charité. Au début du Long-Parlement, il vota souvent contre la couronne, les évêques, et pour la réforme des abus ou le châtiment des violences du despotisme religieux et politique. Il ne paraissait guère à la cour, et passait, autour du roi, pour un mécontent et un frondeur, comme le comte d’Essex, son ami; mais quand il vit éclater les violences populaires, les emportemens et les iniquités parlementaires, les lois violées et la monarchie menacée par de nouveaux despotes, il se retourna soudain et prit place, sans plaisir, sans confiance, mais avec une fierté consciencieuse. parmi les défenseurs et même les serviteurs du roi. Étranger à toute combinaison de parti, à tout plan systématique, peu préoccupé de réformer, pour l’avenir, la constitution de son pays, il combattait, dans le présent, l’injustice, l’illégalité, le désordre, la violence, sans se soucier des maximes abstraites ou des espérances lointaines au nom desquelles on se les permettait. Les procédés du parlement contre lord Strafford lui parurent arbitraires et la peine excessive; il défendit lord Strafford, qu’il avait d’abord attaqué. Les chambres avaient voté qu’il ne convenait pas que leurs membres se missent au service personnel de la couronne; il accepta, bien qu’à regret, la charge de conseiller privé, puis celle de gentilhomme de la chambre du roi. La guerre civile éclata; il la détestait et n’en espérait point de victoire heureuse, quel que fût le vainqueur; il prit sur-le-champ parti dans l’armée royale, se trouva à la bataille d’Edgehill, et suivit à Oxford la cour, qui lui déplaisait chaque jour davantage. Il y conserva toute son indépendance et sa fierté susceptible. Il s’était exprimé un jour, dans le conseil, en termes assez durs sur le prince Robert et ses prétentions arrogantes envers les grands seigneurs anglais. Informé du propos avec exagération, comme il arrive, le prince lui fit demander si c’était vrai. Le comte avoua et maintint ses paroles, en les rétablissant exactement. Robert, persistant à s’en trouver blessé, lui fit dire qu’il espérait en recevoir de lui satisfaction, et le rencontrer bientôt à cheval, l’épée à la main. Ils se virent le lendemain : « Quelles armes choisissez-vous ? lui demanda le prince. — Je n’ai ici, dit le comte, point de cheval propre à ce service; je ne saurais où en trouver un sur-le-champ; je suis d’ailleurs trop petit et trop faible pour me mesurer ainsi avec votre altesse; je la prie de m’excuser et de permettre que je choisisse les armes dont je puis me servir; je me battrai à pied et au pistolet. » Robert accepta sans difficulté; les témoins furent désignés, et le rendez-vous fixé au lendemain; mais l’affaire avait fait du bruit; les lords du conseil intervinrent, firent fermer les portes de la ville, appelèrent les témoins et réussirent à réconcilier le comte avec le prince, qui le traita depuis lors avec les plus grands égards.

La guerre civile terminée et le roi tombé au pouvoir du parlement, lord Southampton rechercha ardemment les occasions de l’approcher et les moyens de le servir. Quand il y eut échoué, quand le procès, la condamnation et l’exécution de Charles ne lui laissèrent plus rien à espérer, ni à tenter, il ne se tint pas quitte de tout devoir envers son royal maître; le 18 février 16’9, le jour où les restes de Charles Ier devaient être ensevelis au château de Windsor, lord Southampton y arriva, lui quatrième, pour accompagner jusqu’à la porte du caveau sépulcral le cercueil du prince qu’il n’avait pu ni éclairer ni sauver. La neige tombait en abondance, et, dans le court trajet à parcourir, le drap mortuaire, de velours noir, qui recouvrait le cercueil, en fut complètement blanc, symbole d’innocence que les fidèles serviteurs du roi se complurent à faire ressortir. La royauté abolie, tant que durèrent la république et Cromwell, lord Southampton vécut retiré dans son château de Tichfield, dans le Hampshire, étranger aux complots de son parti comme aux pouvoirs nouveaux de son pays, invariablement fidèle à Charles II proscrit, lui transmettant d’utiles avis et tout l’argent dont il pouvait disposer sur sa fortune, très réduite par les séquestres et les taxes, mais ne prenant part ni aux tentatives d’insurrection des royalistes, ni aux alliances avec les républicains mécontens, ni aux menées suivies avec les étrangers. Son bon sens, son patriotisme jaloux et son indolence naturelle s’accordaient pour le retenir dans cette attitude d’inaction et d’honneur. Il apprit un jour que Cromwell, venu dans le Hampshire à l’occasion du mariage de son fils Richard, avait manifesté l’intention de le surprendre par une visite. Lord Southampton s’éloigna sur-le-champ de son château, et n’y revint que lorsque Cromwell eut quitté le comté. Quand la restauration s’accomplit, lord Southampton, malgré son immobilité pendant l’interrègne, se trouva au premier rang parmi les grands seigneurs et les anciens conseillers de Charles Ier, que l’opinion royaliste appelait au pouvoir; il était de plus l’ami particulier du chancelier Hyde, alors en possession de toute la confiance de Charles II. Il fut fait grand-trésorier en même temps que Hyde devint grand-chancelier et comte de Clarendon, et pendant sept ans les deux amis, unis de principes, quoique très divers de caractère, gouvernèrent péniblement un roi sans vertu et sans cœur, une cour intrigante et corrompue, un parti vainqueur et mécontent, et une nation austère, humiliée et irritée, Clarendon, ambitieux, laborieux, passionné pour son église, sa cause, son pouvoir et son rang, luttait avec acharnement contre ses ennemis, anciens et nouveaux, et contre le déclin de sa faveur auprès de son royal pupille devenu son roi. Southampton, moins actif, aimant son sommeil et son loisir, plus libéral d’esprit et de cœur, tourmenté d’ailleurs par la goutte et la pierre, s’acquittait consciencieusement de ses fonctions, faisait de vains efforts pour maintenir quelque ordre et quelque probité dans les finances de la couronne, et souvent triste, dégoûté, malade, laissait éclater, au vif chagrin de Clarendon, son désir de quitter un poste qu’il occupait sans plaisir et sans succès. La France a vu, dans le siècle dernier, deux hommes vertueux et rares, Turgot et Malesherbes, associés ainsi dans l’exercice du pouvoir avec des dispositions à peu près semblables : Turgot plein d’ardeur, de foi, d’espérance et de persévérance; Malesherbes aussi sincère, mais plus faible, plus aisément découragé, et disant : « Turgot ne veut pas que je me retire; il ne voit pas que nous serons chassés tous les deux.» Ils furent chassés en effet par la faiblesse d’un roi homme de bien comme eux, qui les estimait, mais qui ne les défendit pas mieux qu’il ne se défendit lui-même. Charles II, aussi clairvoyant que corrompu, s’aperçut bientôt que lord Southampton tenait peu au pouvoir, et voulut en profiter pour se délivrer sans bruit d’un conseiller indépendant et incommode; mais Clarendon, déployant tout ce qui lui restait de crédit, maintint son ami au pouvoir, comme il s’y maintenait lui-même, et lord Southampton, grand-trésorier jusqu’à sa mort, qui survint peu de mois après, sortit des affaires et de la vie sans succomber, comme le grand-chancelier, dans les tristesses de l’exil, sous la haine injuste du peuple et l’ingrate dureté du roi.


III.

Il avait épousé une Française, Rachel de Ruvigny, issue de l’une de ces nobles familles[1] qui, au XVIe siècle, sans aucune vue d’intérêt personnel, sans aucune tentation de pouvoir ou de richesse, par le seul entraînement de la foi et de la conscience, embrassèrent en France la cause de la réforme, faible et persécutée dès son berceau. A l’époque du mariage de lord Southampton avec Mlle de Ruvigny, l’édit de Nantes était en pleine vigueur, et Richelieu, tout en détruisant les protestans comme parti politique, ne les troublait point dans leurs droits religieux, et employait même sans hésiter, dans les diverses carrières publiques, ceux qui se montraient dévoués aux intérêts de la couronne et aux siens propres. Mazarin fit comme Richelieu; aussi sage quant à la liberté religieuse des protestans, plus timide quant à leur admission dans les charges de l’état. Quoique tranquille et libre dans les limites de l’édit, le protestantisme vaincu perdait de jour en jour en France cette force d’action réelle et d’opinion générale qui peut seule garantir sûrement la liberté. On ne fermait pas les temples des protestans, on ne les chassait pas de leur patrie; mais ils y étaient repoussés dans la vie privée, isolés et comme étrangers. Le frère de lady Southampton, le marquis de Ruvigny, était, parmi les protestans de cette époque, l’un des plus considérables et des plus capables; pendant les troubles de la fronde, il donna à Anne d’Autriche et à Mazarin lui-même des preuves d’une fidélité persévérante, active et utile. La fronde domptée, Mazarin, voulant récompenser Ruvigny, le fit nommer député-général du synode national des églises réformées de France, fonction double et intermédiaire qui faisait de lui le chargé d’affaires du roi auprès des protestans et des protestans auprès du roi. Ruvigny s’acquitta de cette ingrate mission avec un zèle habile, souvent désagréable et même suspect aux deux partis, mais également fidèle au roi et à son église, et s’inquiétant peu de leur déplaire tour à tour, pourvu qu’il réussît à maintenir entre eux le droit et la paix. Pourtant ce n’était pas là, pour lui, une carrière ni l’unique but de sa vie; il voulait faire son chemin, soit dans l’armée, soit au dehors, dans les négociations; mais on lui fit entendre que là il n’obtiendrait rien, s’il ne changeait de religion. On se servait de lui auprès des protestans, service que lui seul pouvait rendre; mais hors de là, tout avenir lui était fermé. Après la mort de Mazarin et la restauration des Stuart, les nombreuses relations de Ruvigny en Angleterre, ses liens intimes avec les Southampton, les Russell, et d’autres familles considérables, soit à la cour, soit dans l’opposition, lui firent obtenir, sans qu’il le recherchât, ce que naguère il avait vainement désiré : il fut employé à diverses reprises dans les négociations les plus intimes entre les cours de Paris et de Londres, travaillant à assurer, tantôt l’accord secret des deux rois, tantôt l’influence secrète de Louis XIV sur les chefs les plus ardens de l’opposition dans le parlement. Louis XIV lui portait une sincère estime, et Charles II une faveur marquée : « J’ai dit à Ruvigny tout ce que j’ai sur le cœur... Jamais la France n’a été si loin dans ses bonnes intentions pour nous que lorsqu’il a résidé ici, » écrivait Charles à sa sœur, la duchesse d’Orléans. Bon Français, royaliste dévoué et protestant sincère, Ruvigny faisait d’ardens efforts pour servir en même temps son pays, son roi et sa foi, sans illusion pourtant et avec peu d’espoir de réussir longtemps dans cette difficile conciliation. L’édit de Nantes subsistait encore, mais comme ces édifices abandonnés et ruinés qui n’attendent, pour tomber, qu’un coup de marteau. Sous l’impulsion d’un sentiment général dans la France catholique et des pressantes instances du clergé, voulant satisfaire à cette fausse et fatale idée que la force a droit sur la conscience et que l’unité de l’état commande l’unité de la foi, Louis XIV, avec un manque de probité qu’il ne se fût pas permis envers des étrangers, détruisait, tantôt sourdement, tantôt hautainement, les promesses royales et les garanties légales qu’avait reçues de ses pères une partie de ses sujets. Le marquis de Ruvigny, tout en servant le roi, ne s’aveuglait point sur le but et l’issue finale de ce travail; décidé, quand le dernier moment viendrait, à tout sacrifier plutôt que sa foi et l’honneur de son âme, il prit soin de s’assurer d’avance, en Angleterre, pour lui et pour ses enfans, des lettres de naturalisation, et en janvier 1680 il écrivait à sa nièce, lady Russell : « Je vous envoyé nos lettres de naturalité, qui seront mieux entre vos mains qu’entre les miennes. Je vous prie, et madame votre sœur aussi (lady Elizabeth Noel), de me les conserver. Elles peuvent servir, puisqu’il n’est rien de plus incertain que les événemens. » L’événement ne demeura pas longtemps incertain ; cinq ans après, l’édit de Nantes était formellement révoqué ; Ruvigny obtenait à grand’peine, pour prix de ses services et par la bienveillance personnelle de Louis XIV, la faveur de s’exiler, sans fuir, de sa patrie avec sa famille, et quelques années plus tard, en 1711, le roi donnait à l’abbé de Polignac la confiscation des biens de son fils, Henri de Ruvigny, engagé au service de Guillaume III, et devenu en Angleterre lord Galway.

Le maréchal de Schomberg dans l’armée, l’amiral Duquesne dans la marine et le marquis de Ruvigny dans la diplomatie, la révocation de l’édit de Nantes, sans parler de ses conséquences générales, coûta à la France et au roi ces trois excellens et glorieux serviteurs.


IV.

Du mariage du comte de Southampton avec Mlle Rachel de Ruvigny naquit en 1636 une fille qui porta, comme sa mère, le nom de Rachel. Issue de ces deux nobles et consciencieuses races, élevée dans ces traditions anglaises et françaises de piété et de vertu, elle reçut en outre, des événemens au milieu desquels se passa sa jeunesse, ces fortes impressions morales qui élèvent les âmes qu’elles n’accablent pas. Elle apprit de bonne heure à s’émouvoir profondément pour des infortunes qui n’étaient pas les siennes, et à supporter doucement les épreuves domestiques. Elle avait perdu sa mère dans son enfance. Lord Southampton se remaria, occasion de petits déplaisirs intérieurs, même quand ce n’est pas une source de vrais chagrins ; mais il n’en porta pas moins aux deux filles que lui avait laissées Mlle de Ruvigny l’affection la plus tendre, et Rachel n’en respecta et n’en chérit pas moins son père. En politique, elle le voyait se dévouer, sans la moindre illusion ni servitude d’esprit, à la cause que, à tout prendre, il croyait la plus juste, et rester en même temps patriote et royaliste. En religion, les conversations et les actions de lord Southampton étaient empreintes d’une piété libérale et douce : rien, dans la vie que menait sa fille, ne venait la troubler ou la distraire des impressions que déposaient dans son âme ces salutaires exemples. Précisément à l’époque où elle passait de l’enfance à la jeunesse, elle vécut loin du monde, à la campagne, dans ces habitudes de tranquillité, de dignité, de simplicité, d’élévation sociale et de bienfaisance populaire qui font l’honneur et le crédit d’une aristocratie chrétienne. En 1653, à dix-sept ans, elle était belle, pieuse et gaie, sans exaltation ni exigence d’imagination, disposée à jouir paisiblement de la vie, prenant ses biens comme des grâces et ses maux comme des leçons venues de Dieu. Lord Vaughan, fils aîné du comte de Carberry, la demanda en mariage presque sans la connaître, et par un arrangement entre parens. Ce fut, comme elle le disait elle-même plus tard en parlant de l’une de ses amies, « une de ces unions acceptées plutôt que choisies de part et d’autre. » Elle alla vivre chez son beau-père, à Golden-Grove, dans le pays de Galles, et s’acquitta, sans effort comme sans bruit, de tous les devoirs de sa situation nouvelle, inspirant à tous ses entours une vive affection, mais ne produisant d’autre effet que celui d’une vertu douce, d’une humeur agréable, et surtout d’une bonté si parfaite, si constante qu’on lui en parlait à elle-même comme d’un mérite singulier : « Il n’y a dans le monde, chère madame, lui écrivait un ami de son mari, point de charme comparable à celui de la bonté, et vous en êtes la meilleure preuve. Tous ceux qui vous connaissent se sentent forcés de vous honorer, et vous ne leur en devez aucune reconnaissance, car ils ne peuvent faire autrement. » Quatorze années s’écoulèrent ainsi pour lady Vaughan, vertueusement et modestement heureuse. En 1665, elle eut un enfant qui mourut presque en naissant. En 1667, sans qu’il reste aucun détail sur la mort de son mari, elle était veuve, et vivait avec sa sœur chérie, lady Élizabeth Noel, à Tichfield, dans ce château de leur père où s’était passée son enfance. Lord Southampton venait de mourir, laissant à ses deux filles toute sa fortune. Lady Élizabeth Noel avait reçu Tichfield en partage ; la terre et le château de Stratton, situés aussi dans le Hampshire, étaient le lot de lady Vaughan.


V.

Vers le même temps, un jeune homme, plus jeune de trois ans que lady Vaughan, William Russell, second fils du comte de Bedford, débutait, peu activement encore, dans le monde et dans la vie publique. Après trois ans de voyages sur le continent, il était revenu en Angleterre peu avant la restauration, et avait été élu membre de la chambre des communes qui remit Charles II sur son trône. Il reste peu de traces de sa vie et de son caractère à cette époque ; un billet de lui, adressé à M. Thornton, indique une disposition sincèrement pieuse : « Je relève, dit-il, d’une maladie violente qui m’a mis si bas que je me suis vu aux portes de la mort. Mes prières à Dieu sont qu’il m’accorde, avec la santé, la grâce de l’employer à son service, et de faire un bon usage de l’épreuve qu’il vient de m’imposer. » Pourtant les mœurs du temps, les exemples de la cour, les entraînemens de la jeunesse, et peut-être aussi un peu de laisser-aller naturel et imprévoyant, le jetèrent quelque temps dans une vie peu régulière. On le rencontre engagé dans plusieurs duels suscités probablement par des causes frivoles; mais au moment de cet acte toujours sérieux, quelque frivole qu’en soit la cause, les sentimens sérieux reparaissent dans l’âme du jeune William Russell, empreints d’une simplicité affectueuse et d’une bonté touchante. Le 2 juillet 1663, il écrit à son père, le comte de Bedford :


«Mylord,

« Quoique je me croie assez de courage pour me battre avec qui que ce soit sans désespérer de la victoire, je sais que l’issue de ces combats dépend de la fortune, et que la victoire n’appartient pas toujours à celui qui a le plus de courage et la meilleure cause, mais au plus heureux. Je veux donc laisser après moi ces lignes pour vous exprimer, si le sort m’est contraire, un peu de ma reconnaissance pour la bonté et l’amitié que votre seigneurie m’a témoignées, bien au-delà de mes mérites. J’en ai le plus profond sentiment qui se puisse avoir, et je ferai, tant que je vivrai, tous mes efforts pour vous le prouver par mes actions. Réellement, mylord, je me sens le plus heureux homme du monde dans mon père, et j’espère qu’à l’avenir du moins, si je ne l’ai déjà fait, votre seigneurie ne se trouvera pas malheureuse dans son fils. Mylord, en cas de mauvaise chance pour moi (sans quoi cette lettre n’ira pas dans vos mains), permettez-moi de vous prier de vous souvenir de moi dans la personne de ceux qui m’ont bien servi. Que mon ami Taaffe n’ait pas à souffrir, je vous en conjure, pour son généreux empressement à me soutenir dans cette affaire. Plusieurs fois déjà il s’est montré pour moi un ami très dévoué; je vous prie de le tirer de toute peine. Quant à mes gens, je ne doute pas que votre seigneurie ne les traite bien. Mon valet de pied, Robin, m’a servi fidèlement, avec soin et affection, et il a perdu bien du temps auprès de moi : je désire que vingt livres par an lui soient assurées pour sa vie. J’espère que vous voudrez bien récompenser largement mon domestique français, qui m’a témoigné du zèle et de l’attachement. Quant à mes dettes, j’ai la confiance que votre seigneurie prendra soin qu’elles soient payées, et je les établis ici pour prévenir toute erreur. Je dois d’abord cent livres, puis quarante, et peut-être quatre ou cinq livres de plus à mylord Brook. Je ne me rappelle en ce moment point d’autre dette, excepté pour mes habits et quelques autres fournitures de l’hiver dernier, dont mon domestique donnera le compte. Je n’ai pas le temps d’en écrire plus long, et je termine en assurant votre seigneurie que je suis, autant que personne le pût être, mylord, de votre seigneurie, le fils le plus affectionné et le plus humble serviteur,

« WILLIAM RUSSELL. »


La vie ne peut être longtemps désordonnée quand l’âme est si droite, si respectueuse et si tendre. Les mœurs de William Russell ne tardèrent pas à se relever au niveau de son âme. Lady Vaughan ne fut probablement pas étrangère à ce rétablissement de l’harmonie morale dans le noble jeune homme à qui elle devait se donner. De toutes les influences humaines, celle d’un amour vertueux est la plus puissante comme la plus douce. Aucun détail n’est resté sur leurs premières relations; on sait seulement, par une lettre de lady Percy, sœur consanguine de lady Vaughan, que, dès 1667, William Russell était épris de la belle veuve : « Il témoigne, dit-elle, comme tant d’autres avec lui, un ardent désir de gagner un cœur qui est pour tous une conquête si désirable. » Lady Vaughan, sans enfans de son premier mariage, était de plus une riche héritière. William Russell, fils cadet, n’avait ni fortune, ni titre à lui offrir. Il en était, à coup sûr, plus timide et plus réservé; mais il y avait entre eux trop de sympathie native et intime pour que les considérations et les hésitations du monde les tinssent longtemps séparés. Le mariage eut lieu au commencement de l’année 1670; seulement, selon l’usage de la société anglaise, Rachel Wriothesley conserva son nom de lady Vaughan jusqu’en 1678, époque à laquelle, le frère aîné de William Russell étant mort, celui-ci devint l’héritier de sa maison et prit le titre de lord Russell. On peut croire que de nos jours lady Vaughan n’eût pas attendu si longtemps pour adopter le nom de l’homme qu’elle aimait; les sentimens personnels ont gagné l’empire qu’ont perdu les goûts aristocratiques, et naguère lady Cowper n’a pas hésité à laisser là son titre de comtesse pour prendre, en épousant lord Palmerston, le nom et le titre inférieur de son mari.


VI.

Ce monde n’a point de spectacle plus charmant que celui de la passion pure et heureuse. La passion, cette explosion libre et sincère des désirs et des forces intimes de l’âme, a pour nous tant d’attrait que nous prenons, à la contempler, un plaisir infini, même quand elle s’offre à nous chargée d’égaremens coupables, de troubles, de mécomptes et de douleurs; mais la passion se déployant en harmonie avec la conscience et inondant l’âme de joie sans altérer sa beauté ni sa paix, c’est le plein essor de notre nature, la satisfaction de nos aspirations à la fois les plus humaines et les plus divines; c’est le Paradis reconquis. L’union de Rachel Wriothesley et de William Russell offre ce rare et ravissant caractère. Rachel ne nous a jusqu’ici apparu que tranquille, simple, vertueuse sans élan comme sans effort, et suivant modestement la route droite, mais ordinaire, de la vie. Maintenant l’amour passionné et le bonheur suprême sont entrés dans ce cœur si bien fait pour les ressentir, mais qui ne semblait pas les chercher : Rachel s’y livre et s’y développe avec pleine liberté et confiance; elle aime aussi ardemment qu’innocemment, et elle est parfaitement heureuse. « Si je savais mieux parler, écrit-elle à son mari, je me ferais justice à moi-même en exprimant bien, à mon bien-aimé monsieur Russell, de quel parfait bonheur je jouis à toutes ces nouvelles marques de tendresse qu’il me donne chaque jour. Telle est leur charmante vertu que j’ai beau savoir tout ce qui me manque pour mériter un si grand bien, je ne doute pas un moment de son amour. Du moins, ma chère vie, vous qui savez si bien aimer et charmer, rendez mon bonheur complet en croyant bien que mon cœur est rempli pour vous de toute la reconnaissance, de tout le respect, de toute l’affection passionnée qu’une créature peut devoir ou porter à une autre. » Et ailleurs, huit ans après : « Mon bien-aimé, la chair et le sang ne peuvent avoir de leur bonheur un sentiment plus vrai et plus vif que ne fait votre humble et dévouée femme. Je suis charmée que vous vous plaisiez tant à Stratton; puissiez-vous vivre pour vous y plaire toujours pendant cinquante ans! Et puissé-je, si Dieu le permet, y jouir presque tout ce temps de votre société ! A moins qu’il ne vous arrive un jour d’en désirer une autre. Je crois qu’alors je laisserais là volontiers ce monde et tout au monde, sûre que vous prendriez soin de nos petites créatures. Elles vont bien toutes deux, et votre grande fille espère que vous avez reçu sa lettre. » Et ailleurs encore, un an plus tard : «Voici quelqu’un qui se prépare et va se mettre en route pour aller voir celui dont je désire la vue mille fois plus que nul autre ne peut le faire; je ne puis me résoudre à laisser partir cet heureux mortel sans dire au moins quelques mots à ma chère vie... Je voudrais lui dire mille choses, n’importe quoi, pourvu que mes paroles aillent à lui. Mais Spencer est là qui attend ma lettre; il voulait partir de bonne heure; je l’ai déjà retardé. Vous écrire est le charme de ma matinée; vous avoir écrit sera la consolation de ma journée. J’écris dans mon lit, ton oreiller derrière moi; c’est là que ta tête chérie reposera, j’espère, demain soir, et bien des jours encore. Je me confie dans la bonté de Dieu, en dépit de vos jaloux et de vos ennemis. Aimez-moi et trouvez bon que je vous aime comme je le fais. »

Lad y Russell ne se bornait pas à entretenir son mari de son amour; elle le lui témoignait activement, dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, en s’associant à toutes ses relations, à tous ses goûts, en vivant avec lui dans le monde quand il voulait du monde, à la campagne quand il préférait la campagne, en prenant soin de ses amusemens comme de son bonheur. Quand ils étaient séparés, l’un à Stratton et l’autre à Londres, ce qui leur arrivait rarement, elle se tenait au courant des nouvelles politiques ou mondaines, des affaires de leurs amis, des incidens de société, et les lui mandait promptement, simplement, sans grands frais d’esprit ni aucun dessein de se faire valoir, en personne uniquement attentive à recueillir tout ce qui pouvait l’intéresser ou le divertir. En mai 1672, elle lui écrit de Londres : « Je suis sûre que mon bien-aimé monsieur Russell a voulu me faire un extrême plaisir quand il m’a ordonné de lui écrire aujourd’hui par la poste, quoique nous ne nous soyons séparés que ce matin; il savait bien que rien ne pouvait m’être plus agréable que de voir qu’il ne trouvait pas que ce fût de ma part une impertinence. Je pourrais certainement le craindre, car j’ai passé tout ce long jour sans rien apprendre de nouveau ni qui puisse vous amuser, vous et votre aimable compagnie. Toutes les personnes que je vois sont ou me paraissent bien plus ennuyeuses quand vous n’êtes pas là, et je ne trouve pas du tout que la ville soit animée, même par la victoire que nous venons d’obtenir[2]... On murmure tout bas que les Français ne se sont pas comportés en solides amis. Le mariage du duc d’York est rompu. Cela, ou quelque autre raison, le met de moins bonne humeur qu’à l’ordinaire. On dit que sa princesse est offerte au roi d’Espagne et que notre prince aura la fille du duc d’Elbœuf. Mistress Ogle va épouser Craven Howard, le fils de Tom Howard. Tom Wharton est à la poursuite d’une autre maîtresse, la petite-fille de lady Rochester; mais il a tant de malheur qu’on doute qu’il l’obtienne, quoique la grand’mère soit son intime amie. Le jeune Arundel, le fils de mylord Arundel de Trerice, est très épris de la jeune fille et va partout où elle va. Hier, il guettait, à cheval, le moment où elle sortirait pour prendre l’air; il s’est approché de la voiture. M. Wharton, à cheval aussi, était à côté. Arundel l’a repoussé, et, avançant sa tête dans la portière, a dit à sa belle que nul homme au monde n’oserait se vanter de l’adorer comme lui. M. Wharton, en bon chrétien, a offert l’autre joue, car il n’a pas eu l’air de voir ce qui se passait; mais l’autre a été forcé de s’en aller, et n’a d’ailleurs point d’occasion de la voir ni de lui parler, tandis que Wharton est reçu dans la maison.»

A côté, dirai-je au-dessus de cet amour si vif et si tendre, un autre sentiment, je ne veux pas dire un autre amour, je n’aime pas des mots semblables pour des sens si divers, un autre sentiment régnait dans l’âme de lady Russell et la fortifiait d’avance pour ses jours d’épreuve, pendant ses jours de bonheur. Elle était chrétienne, vraiment chrétienne d’esprit et de cœur, pleine de foi aux dogmes chrétiens, de soumission aux préceptes chrétiens, sans passion de secte, sans goût de dispute, animée, envers ceux qui ne pensaient pas exactement comme elle, d’une charité intelligente et haute. On verra tout à l’heure, quand Dieu l’aura frappée, avec quelle rare mesure et quelle belle harmonie se conciliaient en elle les sentimens chrétiens et les sentimens humains, la piété et l’amour. Je ne veux montrer en ce moment que la place et l’empire de sa foi dans son âme quand elle était parfaitement heureuse, et cette âme, ravie de son sort ici-bas, se préparant, avec une conviction forte et humble, à accepter de la main de Dieu les coups, ou pour mieux dire le coup dont elle semblait avoir le pressentiment. Dans une de ces lettres où elle se répand pour son mari en expressions passionnées de tendresse et de reconnaissance, elle s’arrête tout à coup et lui dit : «Qu’ai-je à demander, sinon que Dieu, s’il le juge bon, me continue toutes ces joies ? Et s’il en décide autrement, qu’il me donne la force de me soumettre sans murmure à ses sages dispensations et à sa souveraine providence, gardant un cœur reconnaissant pour ces années de félicité parfaite que j’ai déjà reçues de lui. Il sait mieux que nous à quel moment nous avons assez obtenu et joui ici-bas. Ce que j’implore ardemment de sa miséricorde, c’est que, n’importe lequel de nous partira le premier, l’autre ne se désespère pas comme n’ayant plus d’espérance de retrouver son ami. Espérons avec joie que nous vivrons ensemble jusqu’à un bon vieil âge; sinon, ne doutons pas que Dieu ne nous soutienne dans l’épreuve qu’il nous infligera. Il faut s’arrêter quelquefois sur ces pensées, afin de ne pas nous trouver pris au dépourvu et surpris, au-delà de notre force, par un accident soudain. Pardonnez-moi si j’insiste trop longtemps; c’est que je pense que, si nous sommes préparés pour tous les coups, nous jouirons avec plus de paix de notre bonheur présent, qui, j’espère, sera long... Prions Dieu tous les jours qu’il en soit ainsi, et ne craignons rien; la mort est, il est vrai, le mal extrême et qui trouble le plus notre nature; surmontons notre peur immodérée de la mort, soit pour notre ami, soit pour nous-même; nous vivrons alors le cœur serein. »

Dix ans s’étaient écoulés depuis le jour où lady Russell adressait de Londres à son mari, alors à Stratton, ces pieuses paroles; lord Russell était à son tour en séjour passager à Londres, et sa femme lui écrivait de Stratton le 25 septembre 1682 : « Je ne sais rien de nouveau depuis que vous êtes parti; ce que je sais aussi certainement que je vis, c’est que j’ai été depuis douze ans une amante aussi passionnément éprise que jamais femme l’ait été, et j’espère l’être également pendant douze ans encore, toujours heureuse et entièrement à vous. »

VII.

Dix mois à peine après cette lettre pleine de tant d’amour, de bonheur et de confiance, la foudre éclatait dans ce ciel si pur; lord Russell était prisonnier à la Tour de Londres et comparaissait aux assises d’Old-Bailey, accusé de haute trahison. Pendant plusieurs années, il avait siégé dans la chambre des communes sans prendre grande part, ni peut-être même grand intérêt à ses débats. Il était jeune et emporté ailleurs par les ardeurs de la jeunesse. L’Angleterre épuisait lentement ses joies et ses espérances de la restauration. Les souvenirs, des temps révolutionnaires et la réaction contre leurs maximes, leurs actes et leurs acteurs remplissaient les esprits. Charles II et sa cour exploitèrent avec un égoïsme licencieux ces passions dévouées. A force de les exploiter, ils les usèrent. Leurs prétentions, leurs vices, leurs fautes suscitèrent des questions et des passions nouvelles. Les anciens royalistes, les hommes qui avaient servi Charles Ier et combattu Cromwell disparurent. Des hommes nouveaux, et sous leur conduite des partis nouveaux entrèrent en scène : le parti de la couronne et le parti du pays, bientôt les tories et les whigs; héritiers, mais héritiers profondément transformés des cavaliers et des têtes-rondes. Le parlement était devenu l’arène et l’instrument essentiel de la politique; le Long-Parlement royaliste poursuivait, en la maudissant, l’œuvre que le Long-Parlement révolutionnaire avait entreprise; la monarchie relevée triomphait par les mêmes armes qui l’avaient, abattue; le roi gouvernait le pays par le parlement, et le parlement par ses propres chefs devenus les conseillers de la couronne.

Par une coïncidence qu’on ne peut remarquer sans émotion, ce fut à peu près vers la même époque que lord Russell épousa lady Vaughan, et qu’il s’engagea avec éclat dans le parti du pays contre celui de la cour. Le bonheur domestique et la passion patriotique commencèrent pour lui en même temps. D’un cœur généreux, bienveillant et pur, d’un esprit élevé, mais peu étendu et peu clairvoyant, d’un caractère plus obstiné que fort, et disposé à se laisser aisément entraîner, ou dominer, ou tromper, dans le sens de ses penchans, il devint bientôt l’un des plus ardens adversaires de la cour et l’ornement moral, sinon le chef politique du parti du pays. Toujours prêt à se risquer pour sa cause, il prit pendant onze ans, dans la chambre des communes, la défense et souvent l’initiative des mesures d’opposition les plus extrêmes, entre autres du bill proposé pour exclure le duc d’York, comme catholique, de la succession à la couronne. Il avait dans son parti et dans la nation, outre le mérite de se dévouer pour eux, le charme de partager presque toujours leurs préventions, leurs passions, leurs aveuglemens, leurs entraînemens, supérieur à tous par la vertu, semblable à tous par l’état d’esprit et les sentimens. Aussi fut-il bientôt l’homme le plus populaire comme le plus honoré du royaume, et telles étaient, entre lui et le parti national, l’harmonie et la sympathie mutuelles, que rien ne venait éclairer lord Russell sur les fautes de ses anciens amis ni sur les siennes propres, car les avertissemens ne partaient que de ses ennemis, qu’on ne croit jamais.

Lady Russell seule, malgré son amour et sa modestie, concevait des doutes sur la convenance ou des inquiétudes sur les conséquences des démarches de son mari, et elle les lui exprimait avec une franchise aussi ferme que tendre. En politique comme en religion, elle partageait les croyances, les sentimens, les désirs de lord Russell; elle avait comme lui le cœur fier et patriotiquement préoccupé du sort de son pays, mais l’esprit plus juste et plus libre, moins prévenu et plus prévoyant. En mars 1678, au moment où lord Russell se disposait à soutenir, dans la chambre des communes, une motion d’opposition très âpre, il reçut de sa femme, pendant la séance même, ce billet :

«Ma sœur, qui est ici, me dit qu’hier soir elle vous a entendu dire à son mari que vous interviendriez dans l’affaire qui se traite maintenant à la chambre; vous savez ce que je veux dire. Cela m’alarme, et je vous conjure de me dire, en toute vérité, si vous avez dessein de le faire. Si vous le faites, je suis sûre que vous vous en repentirez. Je vous demande encore une fois à savoir la vérité. Il m’est plus pénible, et à ma sœur aussi, de rester dans le doute. Si j’ai auprès de vous quelque influence, je vous prie en grâce de garder le silence dans cette occasion, au moins aujourd’hui. »

Il n’est pas besoin de relire cette lettre pour demeurer convaincu que ce n’était pas la première fois que lady Russell tenait à son mari un tel langage; son insistance à le conjurer de lui dire la vérité contient une douce plainte qu’il la lui eût souvent cachée, et une vive sollicitude sur ce qu’elle n’osait se promettre d’empêcher. Lord Russell fut sans doute frappé de la démarche de sa femme, car il garda soigneusement ce billet, en écrivant de sa main, au bas, l’indication du jour et du lieu où il l’avait reçu. J’incline pourtant à croire qu’il ne suivit pas ce jour-là, ni probablement plus d’une autre fois, l’avis qu’elle lui donnait.

Le jour arriva où le roi, quoique peu enclin à une politique hasardeuse, et le parlement, quoique monarchique et loyal, ne purent plus vivre ensemble. Le parti national demandait à Charles II, en déshéritant son frère, de détruire de ses propres mains la monarchie; Charles demandait au parti national de subir à tout risque un prince qui aspirait évidemment à détruire la religion et la constitution du pays. Ainsi poussés l’un et l’autre à bout, ils se décidèrent à tenter, le roi la tyrannie, et le parti national l’insurrection. Au moment de la crise, en 1681, quand le dernier parlement de Charles II fut dissous, deux hommes, lord Shaftesbury et lord Russell, étaient à la tête de la lutte : Shaftesbury, déjà vieux, ambitieux aussi infatigable que corrompu, corrompu à toutes les sources de la corruption, par la cour, par le pouvoir, par la popularité; exercé dès sa jeunesse à chercher et à trouver sa fortune dans les intrigues et les complots; esprit audacieux et souple, sagace et fécond, puissant sur les hommes, également habile à servir et à nuire, à plaire et à brouiller, attaché pourtant, par orgueil et par prévoyance, au parti protestant et national, à ses yeux certainement le plus fort et le dernier vainqueur, et bien déterminé à sauver en tout cas sa vie, pour recueillir le fruit de ses menées ou pour les recommencer; — lord Russell, jeune encore, sincère, ardent, inexpérimenté, esprit roide, cœur plein de foi et d’honneur, consciencieux en conspirant, prêt à donner sa vie pour sa cause, mais incapable de tout faire indifféremment pour réussir ou pour se sauver. Entre ces deux hommes engagés, à des degrés divers, dans la même entreprise, il était aisé de prévoir lequel serait ici-bas l’instrument en cas de succès, la victime en cas de revers.

Les conspirateurs se réunissaient quelquefois, pas toujours les mêmes, se méfiant les uns des autres et ne se disant pas mutuellement jusqu’où allait leur dessein. Lord Russell projetait la résistance à main armée contre la tyrannie royale, acceptant peut-être au fond de son âme, sans se les avouer, les conséquences d’une telle résolution. Lord Shaftesbury voyait clair dans son dessein, et préparait à tout prix le renversement du roi et l’avènement d’un successeur autre que le légitime héritier. Quelques-uns méditaient une attaque soudaine et l’assassinat de Charles II. Il y avait parmi eux des républicains qui poursuivaient leur rêve, et aussi des traîtres, soit déjà achetés par la cour, soit prêts à lui livrer leur secret et leurs complices pour se soustraire au péril. Comme ils étaient réunis un jour, lord Russell vit entrer, avec le colonel Sidney et M. Hampden, un homme qu’il méprisait, lord Howard : « Qu’avons-nous affaire de ce drôle ?» dit-il à lord Essex, son intime ami, et il voulait se retirer; mais Essex le retint, pensant mieux de lord Howard, et ne soupçonnant pas que ce fût là l’homme dont le témoignage les perdrait bientôt tous les deux.

Quelques jours plus tard, lord Mordaunt, royaliste ardent et fort éloigné de conspirer, mais très bienveillant pour lord Shaftesbury, se trouvait chez la maîtresse du roi, la duchesse de Portsmouth, avec qui, pour pousser sa fortune, il avait contracté une secrète et très familière intimité. On annonça tout à coup à la duchesse que le roi arrivait et qu’il était déjà au haut de l’escalier. Elle cacha précipitamment lord Mordaunt dans un cabinet voisin. Curieux et peut-être un peu jaloux, il regarda par le trou de la serrure, et il vit entrer lord Howard, qui resta et s’entretint longtemps avec le roi, à voix si basse que Mordaunt ne put rien entendre. Mis en liberté par la duchesse de Portsmouth dès qu’elle fut libre elle-même, il sortit en toute hâte, prit un fiacre et se rendit sur-le-champ chez lord Shaftesbury, qu’il informa de ce qu’il avait vu. « En êtes-vous bien sûr ? lui demanda le comte en le regardant fixement. — Parfaitement sûr, répondit Mordaunt. — Eh bien ! mylord, vous êtes un jeune homme d’honneur; vous ne voudriez pas me tromper; si cela est, il faut que je parte ce soir. » Le soir même en effet, Shaftesbury quitta sa maison, se cacha ailleurs dans Londres où, dès le lendemain, l’ordre était donné de l’arrêter, et quelques jours après, s’embarquant à Harwich, il s’enfuit en Hollande, se promettant, chez le prince d’Orange, un asile et un vengeur. Comme chancelier, il avait poussé violemment à la guerre avec la Hollande et répété plus d’une fois : « Il faut que Carthage soit détruite. » A son arrivée à Amsterdam, il fit demander un permis de séjour au bourgmestre, qui lui répondit : « Carthage, non encore détruite, reçoit volontiers le comte de Shaftesbury dans ses murs. »

En même temps que pour lord Shaftesbury, l’ordre avait été donné d’arrêter aussi lord Russell et de l’amener devant le conseil. Le messager porteur de l’ordre se présenta devant la principale porte de sa maison; mais la porte de derrière restait libre, peut-être à dessein. Lord Russell pouvait s’évader; il ne le voulut pas, disant que sa fuite serait un aveu, et qu’il n’avait rien fait qui lui fît redouter la justice de son pays. Pourtant il envoya lady Russell consulter en hâte ses principaux amis; sur les renseignemens qu’elle leur donna de sa part, eux aussi furent d’avis qu’il ne devait pas fuir. Il comparut devant le roi dans son conseil : « On ne vous soupçonne, lui dit Charles, d’aucun dessein contre ma personne; mais j’ai de fortes preuves de vos desseins contre mon gouvernement. » Après un long interrogatoire, lord Russell fut envoyé à la Tour. En y entrant il dit à son valet de chambre, Taunton, qu’il y avait contre lui un parti-pris, et qu’on voulait avoir sa vie, et, Taunton exprimant l’espoir que ses ennemis n’y réussiraient pas : « Ils l’auront, répéta lord Russell; le diable est déchaîné. »

Je n’ai point dessein de raconter ici ce grand et célèbre procès; c’est uniquement la vie intime de lord et de lady Russell, leurs rapports personnels et leurs sentimens mutuels, dans leurs tristes comme dans leurs beaux jours, que j’ai à cœur de retracer. Dès qu’elle vit son mari arrêté, lady Russell se consacra, avec une ardeur aussi intelligente et aussi ferme que passionnée, aux démarches qui pouvaient le servir. Pendant les quinze jours qui s’écoulèrent entre l’arrestation et le jugement, elle allait, venait, écrivait sans relâche, recueillant des renseignemens, soutenant le courage des amis alarmés, excitant l’intérêt des indifférens, cherchant de tous côtés des moyens d’action tant que le sort demeurait incertain, et des chances de salut pour le cas d’extrême malheur. Elle était, dans la pensée de tous, si absolument et si activement identifiée avec lord Russell, que, lorsqu’il se plaignit qu’on ne lui eût pas communiqué d’avance la liste de ses jurés, le président de la cour et l’avocat général se crurent justifiés en prouvant que lady Russell avait eu connaissance des noms. La veille du jour où il devait comparaître devant la cour d’assises, elle lui écrivit : « Vos amis croient que je puis vous être de quelque utilité en assistant au débat; je suis prête; je le désire ardemment; ma résolution tiendra; que ce soit aussi la vôtre, je vous en conjure. Il se peut que la cour ne me le permette pas; mais vous, permettez-moi de le tenter. » Le 13 juillet 1683, le débat s’ouvrit; la salle était encombrée de spectateurs : « Nous n’avons pas de place pour nous asseoir, » disaient les avocats. Lord Russell demanda une plume, de l’encre et du papier pour prendre des notes; on les lui donna. « Puis-je avoir quelqu’un qui écrive pour aider ma mémoire ? dit-il. — Oui, mylord, un de vos serviteurs. — Ma femme est là, prête à le faire. » Lady Russell se leva pour exprimer son assentiment; tout l’auditoire frémit d’attendrissement et de respect. « Si mylady veut bien en prendre la peine, elle le peut, » dit le président, et pendant tout le débat lady Russell fut là, à côté de son mari, son seul secrétaire et son plus vigilant conseiller.

L’arrêt fatal prononcé, ni le courage ni l’activité de lady Russell ne faiblirent; c’était une de ces âmes en qui l’amour, le devoir et la confiance en Dieu soutiennent, au-delà de tout calcul humain, la force et l’espérance. Des efforts de tout genre furent tentés pour sauver la vie de lord Russell : quelques-uns des hommes les plus considérables à la cour insistèrent fortement en sa faveur auprès du roi; c’était, disaient-ils, une dette de reconnaissance à imposer à une grande famille qui, repoussée avec rigueur, n’oublierait jamais son injure; quelque chose était dû d’ailleurs à la fille de lord Southampton. De divers côtés, on écrivait à lady Russell pour lui indiquer telle ou telle démarche à faire, pour lui dire quel jour, à quelle heure, en quel lieu elle devait aller se jeter aux pieds du roi, qui ne pourrait la refuser. On s’adressait au duc d’York comme au roi. Le duc d’York écoutait tranquillement sans répondre. Le roi répondait avec impatience à Monmouth : « Je voudrais lui faire grâce; mais je ne le puis sans me brouiller avec mon frère : n’en parlons plus; » et à lord Dartmouth : « Tout ce que vous me dites est vrai ; mais ce qui est vrai aussi, c’est que, si je ne prends pas sa vie, il aura bientôt la mienne. » On essaya de toucher à d’autres cordes qu’à celles du cœur : le comte de Bedford fit offrir à la duchesse de Portsmouth cinquante et même cent mille livres sterling pour avoir la grâce de son fils; Charles répondit : « Je ne rachèterai pas mon sang et celui de mes sujets à si bon marché. » Lady Russell pensa que son oncle, le marquis de Ruvigny, venant exprès de Paris, de l’aveu de Louis XIV, aurait peut-être auprès de Charles II quelque crédit[3]. Ruvigny promit de se rendre à Londres : « J’ai une grande impatience, ma chère nièce, écrivait-il, d’être près de vous. Il y a trois jours que la roi est arrivé; il a eu la bonté de consentir à mon voyage. » On disait même qu’il apporterait une lettre de Louis XIV à Charles II pour l’engager à faire grâce. « Je ne veux pas empêcher que M. de Ruvigny ne vienne ici, dit Charles à Barillon; mais mylord Russell aura le cou coupé avant qu’il arrive. » Ruvigny ne vint pas. Sur les ardentes instances de son père, de ses amis, et sans doute aussi de sa femme, lord Russell se décida à écrire lui-même au roi et au duc d’York pour demander sa grâce, représentant « qu’il n’avait jamais conçu la moindre pensée contre la vie de sa majesté, ni aucun dessein de renverser son gouvernement, reconnaissant qu’il avait eu tort d’assister à des réunions illégales, et promettant d’aller vivre sur le continent, dans le lieu qu’il plairait au roi de lui assigner, et de ne plus se mêler des affaires d’Angleterre. » Cette démarche, qui demeura, comme toutes les autres, sans aucun effet, coûta beaucoup à lord Russell, et en fermant sa lettre au duc d’York, il dit au docteur Burnet : « Ceci sera imprimé et vendu dans les rues, comme mon acte de soumission, au moment où je serai pendu. »

On crut entrevoir une dernière chance, la meilleure peut-être, quoique indirecte et singulière. La question de la légitimité possible ou de l’illégitimité absolue de toute résistance armée au souverain légitime agitait alors fortement les esprits; le parti de la cour et celui du pays voulaient également se fonder sur un principe, et dominer en droit comme en fait, car telle est la noble nature de l’homme qu’il ne peut se défendre du besoin d’avoir raison, et qu’il ne se repose pas tranquillement dans la force, s’il la sent désavouée par la justice et la vérité. L’église anglicane soutenait sans réserve l’illégitimité de la résistance à main armée. Deux de ses plus honnêtes et plus modérés docteurs, Burnet et Tillotson, entreprirent d’obtenir l’adhésion de lord Russell à leur doctrine, espérant qu’ils sauveraient sa vie, s’ils pouvaient offrir au roi la soumission de son esprit. Un moment ils crurent l’avoir ébranlé, et lord Halifax, qu’ils en informèrent, leur dit que le roi, à qui il en avait rendu compte, s’était montré plus touché de cette perspective que de toutes les autres sollicitations. Les deux théologiens redoublèrent d’efforts; lord Russell les écouta doucement. Tillotson lui écrivit une lettre pour établir, au nom de la foi chrétienne, la maxime de la non-résistance; lord Russell prit la lettre, se retira dans une pièce voisine, et bientôt de retour : « Je vous ai lu, dit-il au doyen; je ne demanderais pas mieux que d’être convaincu, mais je ne puis dire que je le sois. Pour mon compte, j’ai toujours pensé qu’une nation libre, comme celle-ci, était en droit de défendre sa religion et ses libertés, quand on les attaquait pour les lui ravir. Si j’ai péché en ceci, j’espère que Dieu ne m’en fera pas un crime, car ce n’est qu’un péché d’ignorance. » Burnet insista , encore; lord Russell coupa court à la discussion, disant : « Je ne puis pas mentir; je mentirais si j’allais plus loin. » Il s’était entretenu de la question avec sa femme, et loin de le pousser à quelque faiblesse, elle l’avait douloureusement approuvé et soutenu dans sa sincérité. On dit même qu’elle témoigna quelque déplaisir de l’obstination de Tillotson à le presser sur ce sujet.

Tous les moyens, toutes les espérances s’évanouissaient successivement; le jour fatal approchait. « Je voudrais, dit lord Russell à Burnet, que ma femme cessât de battre ainsi les buissons et de courir çà et là pour me sauver; mais quand je pense qu’il y aura un jour pour elle quelque adoucissement à son chagrin dans cette conviction qu’elle n’a laissé, sans le tenter, rien de ce qui pouvait donner quelque espoir, je me résigne. » Quand ils étaient ensemble, ils paraissaient uniquement préoccupés, l’un et l’autre, de se ménager et de s’affermir mutuellement; quand elle partait, il la suivait des yeux; son émotion semblait près d’éclater; il la domptait brusquement, et s’adonnait tout entier, soit seul, soit avec Burnet et Tillotson, à des méditations, à des lectures, à des conversations pieuses. Le 19 juillet, informé que la demande d’un répit avait été rejetée et que l’exécution aurait lieu le surlendemain, il écrivit au roi une lettre qui ne devait être remise qu’après sa mort, et dont le but était dans ces dernières paroles : a Je vous demande la permission de terminer mes jours en protestant sincèrement que mon cœur a toujours été dévoué à ce que j’ai cru votre véritable intérêt; si je me suis trompé, j’espère que votre déplaisir envers moi finira avec ma vie, et qu’il n’en retombera rien sur ma femme et sur mes enfans. C’est la dernière grâce que vous demandera, sire, de votre majesté, le très fidèle, très dévoué et très obéissant sujet. » Le lendemain 20, dans la matinée, il reçut la communion des mains de Tillotson : « Croyez-vous à tous les articles de la foi chrétienne tels que les enseigne l’église anglicane ? lui demanda le doyen. — Oui, certainement. — Pardonnez-vous à tout le monde ? — De tout mon cœur. » Après le dîner, il relut et signa le discours qu’il voulait remettre au shériff sur l’échafaud, comme ses adieux à la vie et à son pays, et donna à lady Russell toutes ses directions pour qu’il fût publié et répandu aussitôt après sa mort. Lady Russell alla chercher et lui amena ses enfans. Il les garda quelque temps, s’entretint avec elle de leur éducation, de leur avenir, les embrassa, les bénit et les renvoya sans que sa sérénité parût altérée : « Restez à souper avec moi, dit-il à sa femme; prenons ensemble notre dernier repas terrestre. » Pendant et après le souper, il parla surtout de ses deux filles, et aussi des grands exemples de la mort acceptée avec calme et liberté d’esprit. Vers dix heures, il se leva, prit lady Russell par la main, l’embrassa quatre ou cinq fois, tous deux silencieux et tremblans, les yeux pleins de larmes qui ne tombaient pas. Elle partit. « Maintenant, dit lord Russell à Burnet, l’amertume de la mort est passée, » et s’abandonnant tout à coup avec effusion à ses sentimens : «Quelle bénédiction elle a été pour moi! Quelle eût été ma misère si, avec toute sa tendresse, elle n’avait pas eu tant de grandeur d’âme qu’elle n’a jamais désiré de moi une bassesse pour sauver ma vie! Quelle semaine j’aurais eu à passer si elle avait toujours été pleurant autour de moi, et me pressant de devenir un délateur, un lord Howard!... Dieu m’a accordé une faveur insigne en me donnant une telle femme : naissance, fortune, grand esprit, grande religion, grande affection pour moi, tout y a été! Et par-dessus tout, sa conduite dans cette extrémité! C’est une grande consolation pour moi de laisser mes enfans dans les mains d’une telle mère; elle m’a promis de prendre soin d’elle-même à cause d’eux; elle le fera. » Il s’arrêta, et sa pensée se reportant sur lui-même : « Quel immense changement doit faire en nous la mort! quelles nouvelles et merveilleuses scènes doivent s’ouvrir devant notre âme! J’ai entendu parler d’aveugles-nés qui étaient frappés de stupeur quand, la cataracte tombant de leurs yeux, ils voyaient; que serait-ce si la première chose qu’ils eussent à voir était le soleil levant ? » Il tira sa montre et la donna à Burnet en disant : « J’en ai fini avec le temps; l’éternité vient. »

Le lendemain, 21 juillet 1683, lady Russell était veuve, et seule dans sa demeure de Southampton-House, avec ses trois enfans, deux filles de neuf et sept ans, et un fils de trois ans.


VIII.

Ce n’est pas sans surprise qu’en ouvrant les lettres écrites par lady Russell après un coup si cruel, on en rencontre tout d’abord deux directement ou indirectement adressées à Charles II, au roi qui venait de lui refuser la vie de son mari. A peine hors de Londres qu’elle avait fui pour se retirer avec ses enfans à la campagne, à Woburn, chez son beau-père, le comte de Bedford, elle écrit à son oncle, John Russell, colonel du l1er régiment des gardes à pied :

« Je n’ai, mon cher oncle, nul besoin d’excuse auprès de vous, et mon esprit bouleversé est hors d’état d’en faire aucune; mais j’ai besoin de votre assistance, et je la demande librement. Vous vous rappelez que, peu de jours après mon affreux malheur, le roi me fit dire qu’il n’avait nul dessein de profiter des confiscations qui lui étaient attribuées, mais que les termes de la loi devaient être observés; il a donc fait, dans mes mains, don des biens personnels. Je crois convenable d’adresser à sa majesté quelque témoignage de reconnaissance, et la faveur que je vous demande, c’est de le faire pour moi... Ce n’est pas sans répugnance que je vous écris ceci, car il ne peut venir de moi rien que de fort triste, et je n’aime pas à causer le moindre embarras aux amis et aux proches parens de mon bien-aimé et maintenant bienheureux mari. » ’

Bientôt un bruit de la ville arrive à lady Russell dans sa retraite; elle entend dire que la cour, inquiète de l’effet produit dans le pays par la publication de l’écrit que lord Russell, sur l’échafaud, avait remis au shériff, en nie l’authenticité; elle tient cette attaque pour une injure à la mémoire de son mari; elle se hâte d’écrire au roi :

« Plaise à votre majesté,

« J’apprends que les ennemis de mon mari ne sont point apaisés par son sang, et qu’ils continuent à le calomnier auprès de votre majesté. C’est pour moi un grand surcroît de douleur d’entendre dire qu’on a persuadé à votre majesté que le papier qu’au moment de sa mort il a remis au shériff n’est pas réellement de lui. Je puis affirmer et attester solennellement que, pendant son emprisonnement, je lui ai entendu dire les principales choses que contient ce papier, et dans les mêmes termes... Que votre majesté, je l’en conjure humblement, ait la charité de croire que celui qui, dans le cours de sa vie, a toujours agi avec tant de sincérité et de franchise, n’aurait pas voulu faire en mourant une telle fausseté que de donner comme sa pensée ce qui n’aurait pas vraiment été de lui... J’espère que je ne dis rien en ceci qui puisse déplaire à votre majesté. S’il en était autrement, je la conjure de prendre mes paroles comme venant d’une femme accablée de douleur; vous pardonnerez, je l’espère, à la fille d’un homme qui a servi le père de votre majesté dans ses plus grandes détresses, et votre majesté elle-même dans ses plus éminens emplois, et moi, qui ai la conscience de n’avoir jusqu’ici rien fait pour vous offenser, je prierai toujours pour la longue vie et l’heureux règne de votre majesté.»

C’est une veuve au désespoir, c’est la femme passionnément dévouée d’un conspirateur mort naguère sur l’échafaud pour maintenir le droit de résistance et les libertés de son pays, qui garde et témoigne si simplement ce profond respect monarchique, ce soin des convenances, cette susceptibilité si humble dans son langage, quoique au fond si fière. Les jours, les mois, les années s’écouleront; elle restera la même, tout entière adonnée à un seul sentiment sans s’y abîmer, à la fois concentrée en elle-même et attentive, active au dehors, expansive même. Elle a un ami, un confident intime, le docteur Fitz-William, jadis chapelain de son père, maintenant recteur de Cottenham et chanoine de Windsor, ecclésiastique profondément pieux, d’un cœur sympathique, d’un esprit élevé et abondant, qui porte à la noble fille de son ancien patron le plus tendre intérêt, et met tous ses soins à la soutenir, à la consoler, à la faire avancer, à travers ses épreuves, vers son Dieu et son salut éternel. C’est à lui que lady Russell ouvre son cœur; c’est auprès de lui qu’elle s’abandonne à tous ses troubles intérieurs, à ses accès d’abattement, à ses élans de pieuse espérance. Je veux rassembler quelques-uns des traits les plus saillans de cette correspondance, — assez, non pour révéler pleinement, mais pour faire entrevoir cette grande âme, rare et admirable surtout en ceci que la passion et le bon sens, la tendresse du cœur et la fermeté de l’esprit ne s’y sont jamais mutuellement étouffés, et que, pendant quarante ans de veuvage, elle a exclusivement appartenu à la mémoire d’un mari adoré, en demeurant sensible et active pour toutes les relations, toutes les affections, tous les devoirs, je dirais presque tous les intérêts de la vie et du monde qui l’entourait.

Peu après son malheur, le docteur Fitz-William lui avait envoyé de pieux conseils et des modèles de prières pour élever son âme à Dieu. Elle lui répond :

« Je n’ai pas besoin de vous dire, mon bon docteur, combien je suis peu capable d’un tel exercice. Vous verrez bientôt à quel point il m’est encore impossible d’en recueillir le fruit; mon esprit est bouleversé, et mes pensées confuses ne me fournissent que des mots pour exprimer mon désespoir. Vous qui êtes mon ami, vous supporterez ma faiblesse et vous compatirez à ma douleur, comme vous l’avez déjà fait par votre bonne lettre et votre excellente prière….. Vous nous avez connus l’un et l’autre, vous savez comment nous vivions; vous devez m’accorder que j’ai bien raison de pleurer. C’est le sort commun de perdre un ami; mais avoir vécu avec un tel ami, combien peu de femmes ont à se glorifier d’un tel bonheur et à déplorer une telle perte! Qui ne succomberait sous un tel coup ? »

Et quelques jours plus tard :

«Toutes sortes d’idées douloureuses viennent assaillir mon cœur affaibli et désolé : quand j’en ai surmonté une, je tombe aussitôt dans une autre. Si mon affliction se calme un moment, mille réflexions sur le passé s’élèvent en moi. Qui sait si quelque acte important n’a pas été omis ? Si nous avions insisté davantage, il serait peut-être parti; si telle ou telle erreur avait été redressée pendant le procès, si d’autres démarches avaient été faites, il aurait peut-être été acquitté, et il serait encore sur la terre des vivans... Je crois que j’ai tort de me tourmenter ainsi par toutes ces vaines pensées; mais elles n’en aggravent pas moins ma douleur... Mon Dieu, fais-moi comprendre ces déchirans arrêts de ta Providence, pour que je ne succombe pas sous mon découragement! Je sais que j’ai mérité que ta main me châtie, et je me tais. Pourtant mon cœur s’abandonne et se désespère trop amèrement, je le crains, et rien ne peut me consoler, car je n’ai plus le compagnon chéri qui partageait mes joies et mes peines. J’ai besoin de lui, je l’appelle pour lui parler, pour me promener avec lui, pour manger, pour dormir auprès de lui. Tout cela m’est insupportable sans lui. Le jour me déplaît quand il vient, et la nuit également. Quand je vois mes enfans, je me rappelle le plaisir qu’il prenait à les voir, et mon cœur se soulève!... Ah ! si je pouvais croire fermement, je ne serais pas abattue ! Que je laisserais là volontiers ce monde, ce monde qui m’importune et me lasse, et où je n’ai plus rien à faire que de purifier mon âme du péché, de supporter patiemment mon malheur et d’assurer, par la foi et la paix de la conscience, mon salut éternel! » Après avoir passé dix mois à Woburn, dans la solitude et l’immobilité, elle sentit le besoin de changer de lieu, de chercher d’autres impressions. Le 20 avril 1684, elle écrivit au docteur Fitz-William :

« J’ai quelque idée d’aller passer quelques jours à Stratton, dans ce lieu désolé où j’ai vécu dans un si doux et si complet contentement. Je considérais alors la condition de tout le monde autour de moi, et je n’en trouvais aucune qui méritât mon envie. Je ne passerai plus de tels jours sur la terre. Mais les lieux ne sont rien; où puis-je habiter que sa figure ne soit toujours devant moi ? Et je ne voudrais pas qu’il en fût autrement. Je suis décidée, rien ne m’arrêtera; j’irai partout où j’aurai des devoirs à remplir. »

Et cinq mois après, le 1er octobre de la même année :

«... Je me suis déterminée à rentrer l’hiver prochain dans cette demeure désolée, ma maison de Londres. Le médecin dit que c’est le meilleur séjour pour mon petit garçon, et je n’ai rien à opposer à cette raison-là... Avec l’aide de Dieu, j’essaierai de supporter ce séjour dont la seule pensée m’épouvante. Mais je sais que, si mon chagrin n’avait pas d’autre racine, celle-là disparaîtrait en peu de jours. »

Elle n’exécuta pas immédiatement son projet, et six semaines après elle écrivait au docteur :

«Vous trouvez que j’ai traîné ici bien longtemps. Personne ne s’en étonnera qui voudra bien se rappeler que le lieu où je vais me transporter a été le théâtre de mon éternel malheur, un lieu où j’ai si vainement tenté de sauver une vie pour laquelle j’aurais si volontiers donné la mienne. Docteur, c’était un trésor inestimable que j’ai perdu là; j’avais vécu avec lui au comble du bonheur de ce monde. Je dois me souvenir, je le sais, que j’ai un meilleur ami, un ami qui ne peut m’être enlevé, vers qui, et de tout l’élan de mon cœur, je désire m’élever : les joies spirituelles lutteront alors en moi contre les douleurs terrestres, et rendront quelque tranquillité à une âme ballottée et brisée par les épreuves de la vie; mais, j’en ai l’expérience, je n’atteins que pour des momens rares et courts à cette disposition si désirable, et je crains qu’ils ne soient plus rares encore quand j’habiterai cette ville et cette maison de deuil où tant de coups reviendront m’assaillir. Mais puisque j’ai déjà porté tant de mois le fardeau de mon mal réel, j’espère que, Dieu aidant, je ne succomberai pas sous l’ombre. »

Dieu en effet lui venait en aide, et, tout en retombant souvent dans ses accès de désespoir ou de faiblesse, elle s’en relevait toujours et retrouvait, pour échapper à toute exagération dans ses sentimens et dans son appréciation de sa destinée, l’impartiale fermeté de son esprit et la profonde piété de son cœur. Les deux lettres suivantes en sont un admirable témoignage :

Lady Russell au docteur Fitz-William.

« Woburn, 11 octobre 1685.

« Personne ne doit reconnaître les miséricordes de Dieu plus que moi, pauvre créature, qui ai si impatiemment reçu ses jugemens sans tenir compte de ses grâces. Certes le coup a été des plus rudes; mais à cet affreux moment n’ai-je pas été en droit d’espérer que celui que j’aimais comme mon âme elle-même passait d’une prison à un trône ? N’ai-je pas été rendue capable de renfermer mes propres douleurs pour ne pas accroître les siennes ? Je succombais; mes esprits accablés ont été soutenus par la prompte compassion de tant d’excellens et sages chrétiens qui n’ont cessé de me dire mon devoir, de m’avertir, de me fortifier... Et Dieu m’a conservé jusqu’ici les enfans de mon excellent ami, et il leur a donné des intelligences pleines d’avenir avec des caractères maniables et doux; il a pris soin de ma vie, pour leur bien, j’espère. Moi, qui ne fais plus que languir dans un monde où je ne trouve plus de joie. Dieu m’a affranchie de toute souffrance corporelle à un degré que je n’avais jamais connu. Depuis ce misérable jour, je n’ai pas eu un violent accès de mal de tête, moi qui en étais sans cesse tourmentée. Tout cela me commanderait des actions de grâces auxquelles mon cœur frappé de mort se prête bien peu. C’est là mon infirmité; je la déplore. Celui qui a revêtu notre nature et pris le fardeau de nos misères. Christ m’aidera, j’espère, à en guérir; il connaît la faiblesse de mon âme et la violence de mon chagrin. »


La même au même.

« 11 Juillet 1686.

« Je sais que je suis assommante, et, pardonnez-moi cette impertinence, je sais aussi que vous m’accepterez comme si je ne l’étais pas. Je ne prends cette liberté avec aucun autre, c’est une grande indulgence pour moi-même : je suis sûre que vous trouverez bon que j’en use; j’en ai surtout besoin quand reviennent ces jours funestes où tant de souvenirs cruels et saisissans se pressent dans mon esprit. On peut, je le sais, supporter sans y succomber les plus amères douleurs; mais les supporter sans que le cœur en murmure, c’est là le devoir, et c’est là que je faillis. O mon Dieu! n’en fais pas un crime à ta faible servante; rends-moi reconnaissante de ce que j’ai eu un tel ami à perdre, et contente qu’il ait été relevé de son service ici-bas. Mon cher docteur, c’est là une expression de vous qui me plaît beaucoup. Quand viendra pour moi le jour d’être relevée à mon tour, je ne sais dans quelle disposition il me trouvera; mais je sais que maintenant c’est là ma plus douce et plus consolante pensée. Quand je suis plongée dans une multitude d’idées lugubres et déchirantes, je me relève en me souvenant que cette vie finira bientôt, et que j’en commencerai une meilleure qui ne finira jamais, et dans laquelle nous découvrirons les motifs et le but de ces coups en apparence si sévères dont la Providence nous frappe. Il semble ainsi que je n’aspire qu’à mon dernier jour, et pourtant, si la maladie ou tout autre avant-coureur de notre fin était là, peut-être voudrais-je l’éloigner si je pouvais, tant notre cœur est trompeur et notre foi chancelante. On peut dire avec raison, je crois.

que Dieu a sagement implanté dans notre nature cette terreur à l’approche de la séparation de l’âme et du corps, et ce penchant à prendre soin de notre vie ; comment supporterions-nous tant de maux, si notre foi ne nous enseignait pas ce que nous pouvons espérer et atteindre en souffrant patiemment ?»

Elle écrivait aussi quelquefois, sinon avec le même abandon, du moins dans les mêmes sentimens, à quelques personnes qui lui avaient rendu d’importans services ou témoigné une sympathie vraie dans son malheur. Lord Halifax, entre autres, était intervenu auprès du roi lors de l’exécution de lord Russell, pour demander, ce qu’il n’obtint qu’à grand’peine, que l’écusson de sa famille fût placé, après sa mort et comme si elle eût été naturelle, sur la Porte de sa maison. Il avait depuis cette époque entretenu des rapports affectueux avec lady Russell, et essayé sans doute de lui offrir quelqu’une de ces froides consolations dont se contentent les âmes qui n’ont pas besoin d’être consolées, car elle lui écrit :

« Mylord, je regarde comme un pauvre raisonneur celui qui nous demande de prendre avec indifférence tout ce qui nous arrive. Il est beau de dire : « Pourquoi nous plaindre qu’on nous ait repris ce qu’on n’avait fait que nous prêter, et nous prêter pour un temps, nous le savions, » et autres paroles semblables. Ce sont là des recettes de philosophes, et je ne leur porte aucun respect, comme à tout ce qui n’est pas naturel. Il n’y a point de sincérité. J’ose dire qu’ils dissimulent et qu’ils sentent ce qu’ils ne veulent pas avouer. Je sais que je n’ai pas à disputer avec le Tout-Puissant ; mais si les délices de ma vie s’en vont, il faut bien que je souffre de leur perte et que je les pleure. Croyez-moi, mylord, la foi chrétienne a seul, de quoi soulager l’âme accablée par un grand malheur ; il ne faut rien moins, pour nous satisfaire, que l’espoir de redevenir heureux, et je lui dois mille fois plus que je n’aurais pu devoir au monde entier, quand on m’aurait offert et mis à ma disposition toutes ses gloires. »

Dieu lui réservait des consolations pleines d’angoisse, mais efficaces, la perspective imminente de nouvelles douleurs. Son fils, à peine âgé de quatre ans, tomba gravement malade. Elle fut sur le point de le perdre ; il guérit. « Dieu a eu pitié de moi, écrit-elle au docteur Fitz-William, il a écarté un coup qui me menaçait, la mort de mon pauvre garçon. Il a été très mal, et Dieu m’a fait voir la folie de mes imaginations, quand je croyais qu’il ne me restait rien dont la perte pût me causer une grande angoisse, ou la possession m’apporter un soulagement sensible. J’ai senti la fausseté de la première idée, car je ne puis me séparer un moment de cette petite créature. Je désire faire sur la seconde la même découverte, et trouver, dans la présence de ces enfans, quelque rafraîchissement pour ma pauvre âme fatiguée; que du moins mes efforts pour m’acquitter de la tâche que leur tendre et bien-aimé père aurait si bien remplie me donnent quelque satisfaction! Quand j’aurai accompli envers mon meilleur ami et envers eux ce devoir qu’il m’a laissé, que je serais heureuse de reposer auprès de cette poussière chérie que je suis allée visiter naguère! Je veux dire le cercueil qui la contient. Je suis contente que vous ne m’ayez pas désapprouvée, comme l’ont fait quelques personnes qui en ont été instruites, quoique je ne l’eusse dit qu’à vous seul. Docteur, j’y avais réfléchi; je n’allais pas là chercher un vivant parmi les morts; je savais que, n’importe où j’allasse, je ne le verrais pas plus en un lieu que dans un autre; je m’étais promis à moi-même de ne pas m’abandonner à une vaine et déraisonnable passion, mais d’élever mes regards là où s’est élevée la plus noble partie de son être, dans un lieu bien loin d’ici, où aucun pouvoir terrestre ne pénètre et ne peut mettre fin à une heureuse union. C’est là que je voudrais être; mais nous ne réglons pas nous-mêmes notre heure. J’espère l’attendre sans trop d’impatience. »

Elle avait à attendre longtemps cette bienheureuse réunion qu’elle désirait si sincèrement, sans que sa passion lui fît illusion sur la faiblesse de notre nature. En l’attendant, et à mesure que les années s’écoulaient, elle se traitait dans sa douleur comme on s’établit dans un mal dont on ne doit pas guérir et avec lequel on apprend à vivre. Malgré le vide de son cœur, sa vie était active, et elle s’occupait sans se distraire. L’éducation de ses enfans, leurs affaires, l’intérieur de sa maison, les intérêts et le bien-être de ses proches, étaient pour elle l’objet de soins assidus. « Je suis charmé, lui écrivait Burnet, que vous consacriez à vos enfans une si grande partie de votre temps qu’ils n’aient pas besoin d’une autre gouvernante, » et ses filles en effet n’en eurent jamais d’autre qu’elle-même. Elle prenait garde que sa tristesse habituelle ne troublât les joies de leur âge. Quand elle retourna à Stratton, « les pauvres enfans, écrit-elle, ont eu grand plaisir d’être un peu dans un lieu nouveau. Ils ne savent pas combien ce lieu a été plus charmant pour moi et même pour eux. Je crois cependant que Rachel (sa fille aînée) n’a pas été insensible à ce retour, et je n’ai pas pu ne pas m’en réjouir au fond de mon cœur. Ceux à qui leur âge permet quelques souvenirs devraient, ce me semble, ressentir une impression solennelle d’une perte si irréparable pour eux. Je n’en mettrai pas moins tous mes soins à entretenir leur gaieté naturelle; nous plaisons certainement à notre Créateur quand nous prenons gaiement ses volontés sur nous. » Elle portait à son beau-père, le comte de Bedford, une affection reconnaissante. Il perdit sa femme; elle renonça à ses projets de voyage et resta auprès de lui : « Je ne veux pas, dit-elle, quitter, au moment où un nouveau chagrin le frappe, un excellent homme qui a été et est toujours très tendre pour moi. » C’était à elle qu’on s’adressait dans toutes les circonstances importantes pour la famille, entre autres dans des projets de mariage pour son beau-frère, Edouard Russell, et pour une des filles de lord Gainsborough, beau-père de sa sœur Élizabeth. On savait que son conseil serait bon, et que son approbation aurait grand crédit. « J’ai fait ce qu’on m’a demandé, dit-elle dans l’une de ces occasions, quoique j’eusse désiré qu’on fît choix d’une autre personne que moi, qui n’ai plus rien à faire avec le monde et suis peu propre à y traiter quoi que ce soit ; mais je me sens obligée de faire ce que je peux, j’aurai un jour les mêmes services à rendre à mes enfans, et je ne puis ni ne veux me dispenser de ce devoir envers la mémoire de mon bien-aimé mari, car c’est à lui et aux siens qu’appartiennent les tristes restes de ma vie. » Le jour de cette grande affaire maternelle arriva pour elle plus tôt qu’elle ne s’y attendait : sa fille Rachel n’avait encore que quatorze ans; lord Cavendish, comte de Devonshire, vint la lui demander en mariage pour son fils aîné, qui n’en avait que seize. Lord Cavendish avait été l’ami le plus intime et le plus dévoué de lord Russell, dévoué à ce point qu’il l’avait vivement pressé de changer d’habits avec lui et de s’évader de la Tour, restant lui-même prisonnier à sa place, à quoi lord Russell n’avait pas voulu consentir. Profondément touchée des sentimens qui dictaient la proposition et sensible à l’éclat de l’alliance, lady Russell l’accueillit avec une satisfaction franche : « J’espère, écrit-elle au docteur Fitz-William, que, si je mène à bien cette grande affaire, mes efforts pour le bonheur de mon enfant réussiront. Dieu seul sait quelle sera l’issue; mais c’est certainement dans ma sombre vie un rayon de lumière que je n’attendais pas. Je me répète souvent que les enfans du juste seront bénis; j’ai la confiance que leur père méritait ce nom. Si mon faible cœur ne faillit pas, je travaille à le mériter aussi, et j’en rends humblement grâces à Dieu. » Les arrangemens de fortune furent difficiles à conclure; les sentimens les plus élevés s’allient quelquefois avec des exigences mesquines et obstinées ; « J’ai affaire, dit lady Russell, à un lord d’un noble cœur, mais intraitable si les choses ne sont pas réglées comme il l’entend, et à son avantage. » Ces conférences et ces discussions l’importunaient : « Je suis forcée de voir beaucoup de gens de loi, ce qui me déplaît infiniment, car je voudrais conclure mon affaire, et mettre un terme à ce qui me semble si peu en harmonie avec la façon dont je veux passer le reste de mes jours ici-bas. J’espère que mon devoir l’emportera sur mon penchant. Il faut bien que je vienne en aide à mes enfans, qui n’ont que moi. Cela me fait accepter beaucoup de dîners et autres dérangemens semblables, très pénibles à un cœur triste et fatigué. Grâce à Dieu, pourtant j’en viens à bout. » Elle en vint à bout en effet, et le 21 juin 1688, sa fille épousa le jeune lord Cavendish, qui partit presque aussitôt pour voyager quelque temps sur le continent.

A en juger par les apparences, on pourrait croire que lady Russell vivait strictement renfermée dans la vie privée, dans ses souvenirs doux et cruels, ses pensées pieuses, ses devoirs et ses soins de famille. On se tromperait. Ce n’était pas un esprit naturellement très varié ni très fécond, ni spontanément enclin à chercher et à trouver partout des sujets de mouvement et d’intérêt. Laissée à elle-même et à une vie ordinaire, elle serait peut être restée étrangère aux grandes idées et aux grandes affaires de son temps; mais elle y était entrée à la suite de son mari, par sympathie pour lui, et avec un esprit capable de comprendre et de goûter tout ce qui était grand. Elle demeura fidèle à la cause de lord Russell comme à sa mémoire, et constamment préoccupée, dans son isolement, de ces mêmes questions, de ces mêmes libertés religieuses et politiques qui auraient fait, s’il eût toujours été là, le sujet de leur commune sollicitude et de leurs intimes entretiens. La révocation de l’édit de Nantes suscita en elle non-seulement la plus vive sympathie pour les protestans proscrits, mais des pensées d’une moralité originale et profonde : «Vous avez raison, écrit-elle, à cette occasion, au docteur Fitz-William; je comparerai mon sort à celui des autres, et je commencerai par ce roi qui se croit certainement au faîte des prospérités humaines, le roi de ces malheureux Français persécutés, plus malheureux lui-même que ceux qu’il persécute, car il décrie par de tels actes sa propre dignité. Si la Providence, dans je ne sais quels secrets desseins, permet qu’il fasse boire à tant de pauvres gens une coupe bien amère, à coup sûr elle lui réserve à lui-même quelque terrible amertume. Quand la moitié peut-être du monde ne connaît pas Dieu, ni le nom de Christ notre sauveur, ni la beauté de la vertu que Christ nous commande, quelle destinée, pour un prince si grand et qui aspire si haut, que d’employer avec rage son pouvoir à l’extermination d’un peuple qui reconnaît l’Évangile pour sa foi et sa loi! »

Sa propre patrie et ce qui s’y passait la préoccupaient plus fortement encore; le procès et la mort d’Algernon Sidney, l’avènement de Jacques II, le progrès de sa tyrannie, l’insurrection de Monmouth et les rigueurs qui frappèrent alors tant d’amis de la cause qui lui était chère, ravivèrent ses plus cruels souvenirs. Par momens, elle puisait dans ces malheurs même une consolation inattendue : « Les nouvelles scènes de chaque jour, écrit-elle, font que sauvent je me trouve bien déraisonnable et mal inspirée quand je verse des larmes de chagrin, au lieu de pleurer de joie, comme je le devrais, en pensant que mon bien-aimé mari a abordé sur le bienheureux rivage de l’éternité. S’il eût vécu, son excellent cœur eût été déchiré bien des fois depuis le jour où il nous a quittés; maintenant il est en sûreté et en paix, et je devrais m’en réjouir, moi qui ne trouve ni paix ni sûreté sans lui. » Mais ces élans d’une âme pieuse n’apaisent pas longtemps les vraies inquiétudes ni les vraies douleurs; la situation religieuse et politique de l’Angleterre devenait de jour en jour plus sombre, et lady Russell, passionnément attachée à ce spectacle, s’attristait et s’alarmait chaque jour davantage pour ses enfans, pour son pays et pour l’avenir de la cause pour laquelle lord Russell était mort.

IX.

La révolution de 1688 vint la tirer de cette situation pleine à la fois d’angoisse et de monotonie. Après cinq ans de veuvage au sein de la défaite, lady Russell passa tout à coup au triomphe, avec le fardeau de sa douleur.

Elle était à Woburn pendant les deux mois qui s’écoulèrent entre le débarquement du prince d’Orange en Angleterre et la fuite définitive du roi Jacques. Loin des événemens et des bruits de Londres, seule avec son beau-père et ses enfans, elle était pourtant bien informée de ce qui se passait, et elle en suivait le cours avec l’ardeur contenue d’un esprit sensé qui connaît l’incertitude des grands desseins, et d’une âme pieuse qui remet son pays comme sa famille entre les mains de Dieu. On voit, par ses lettres, qu’elle lisait assidûment les gazettes, les pièces publiées de part et d’autre, et que des détails sur les incidens de la ville et de la cour lui parvenaient fréquemment. Pressée d’en savoir davantage, quand elle apprit que le prince d’Orange, et le docteur Burnet avec lui, étaient arrivés à Salisbury, elle écrivit à ce dernier par un messager spécial : « Le porteur ne part de Woburn que pour vous porter ce papier et me revenir chargé, je l’espère, de bonnes nouvelles, comme les désirent tous les gens de bien. Il se peut que la curiosité soit trop impatiente, mais elle est inévitable. Je ne vous demande pas de la satisfaire plus que vous ne le pouvez en six lignes. Je voudrais voir quelque chose écrit de votre main sur le sol anglais, et non pas seulement les œuvres de votre cerveau en caractères imprimés. » Quand l’événement approcha de son terme, elle alla, avec le comte de Bedford, passer quelques jours à Londres, et ce fut probablement alors que, le roi Jacques demandant à lord Bedford son appui, le comte lui répondit : « Sire, j’avais un fils qui pourrait être aujourd’hui l’appui de votre majesté. » Lady Russell vit de près les scènes décisives qui mirent Guillaume III sur le trône : « Les personnes qui ont vécu le plus longtemps et vu le plus de changemens, écrit-elle au docteur Fitz-William, ont peine à croire que ceci soit autre chose qu’un rêve. C’est pourtant bien réel, et une si merveilleuse miséricorde que nos cœurs devraient se fondre en actions de soumission et de grâces envers celui qui dispense comme il lui plaît ces grands coups de sa Providence. » Quoiqu’elle n’eût entretenu avec le prince d’Orange aucun rapport, ils n’étaient point inconnus ni indifférens l’un à l’autre; Guillaume savait trop bien quelle était en Angleterre la valeur du nom de lord Russell et la considération de sa veuve, pour n’en pas prendre d’avance un soin particulier. Lorsqu’en 1687 il envoya à Londres son ambassadeur Dykeveldt, il lui ordonna d’aller visiter lady Russell, et de lui exprimer en son nom la profonde estime et le grand intérêt qu’il lui portait. Je reproduis textuellement le récit détaillé de cette visite, écrit, le 24 mars 1687, de la main de lady Russell : « J’ai reçu, dit-elle, une visite de M. Dykeveldt, l’ambassadeur hollandais. Il m’a parlé en français. Il venait m’apporter les condoléances du prince et de la princesse d’Orange pour mon cruel malheur. Ils en avaient eu et ils en avaient toujours un profond sentiment; ma perte avait été si grande qu’ils ne doutaient pas que mon chagrin ne fût toujours le même; ils portaient à ma personne, à ma propre famille et à celle dans laquelle je suis entrée par mon mariage, une grande estime, et ils saisiraient volontiers toutes les occasions de la témoigner. Ce serait pour eux un vrai plaisir si je pouvais trouver quelque soulagement à recevoir l’assurance que, si jamais cela était en leur pouvoir, je ne demanderais rien qu’ils ne fussent heureux d’accorder. Pour mon fils en particulier, tout ce que je pourrais désirer de leur part serait fait aussi complètement que ce serait possible. M. Dykeveldt ne me tenait pas ce langage, m’a-t-il dit, comme simple particulier, mais en sa qualité de ministre public. Il m’a alors longuement entretenue, me donnant la joie d’entendre les hautes idées que le prince avait toujours eues et gardait toujours de mon excellent mari et seigneur; son altesse n’avait jamais accusé ses intentions, même au moment de son malheureux sort, et elle avait déploré sa perte comme un coup fatal au plus cher intérêt de l’Angleterre, la religion protestante. M. Dykeveldt avait souvent entendu le prince parler de mon seigneur, et toujours avec la plus parfaite estime qu’on puisse porter à un homme. Il a ajouté, en protestant qu’il ne disait pas cela pour m’être agréable, qu’il avait trouvé ici la même justice rendue à la mémoire de mon mari, et si universellement que ceux-là même qui ne sont pas favorables à ses actions ou à sa personne, respectent grandement son nom et conviennent qu’en fait d’intégrité, d’honneur, de courage et de dévouement à son pays, il en avait autant qu’un homme en puisse avoir, et plus peut-être qu’aucun homme de son temps, ajoutant à tous ces mérites une parfaite piété. M. Dykeveldt m’a cité un fait particulier qui prouve combien les adversaires mêmes de mon seigneur évaluaient haut sa perte. Il dînait chez M. Skelton (alors résident du roi d’Angleterre en Hollande) au moment où arrivèrent à La Haye les nouvelles de ces jours déplorables; comme il les racontait avec la mesure convenable dans une telle maison, M. Skelton garda le silence au nom de lord Essex; mais en entendant celui de mylord Russell : «Le roi, dit-il, a pris la vie d’un c(homme, mais il a perdu par là un millier et peut-être plusieurs «milliers d’hommes. » — Je ne répète ceci, a ajouté M. Dykeveldt, que parce que c’est un serviteur du roi, M. Skelton, qui l’a dit. »

Guillaume, proclamé roi, ne tarda pas à confirmer avec éclat les paroles que, près de deux ans auparavant, son ministre avait adressées à lady Russell. Le 13 février 1689, le roi Guillaume et la reine Marie, après avoir, le matin, accepté la couronne que leur avait déférée le parlement, tenaient le soir, dans le palais de Whitehall, leur première réception solennelle. Lady Russell n’était point là. Étrangère à toutes les pompes mondaines, même à celles de sa propre cause, elle ne quittait pas plus sa maison que son deuil; mais sa fille, lady Cavendish, parut ce soir-là à la cour avec sa belle-mère, la comtesse de Devonshire : « J’ai baisé la main de la reine et aussi celle du roi, écrivait-elle le lendemain à sa cousine, miss Jane Allington; il y avait au dehors une multitude de feux de joie, et presque toutes les maisons illuminées, ce qui était charmant à voir. On dit que le roi s’applique assidûment aux affaires, et on l’admire beaucoup pour sa prudence dans le règlement de toutes choses. Ce n’est pas un homme de grande mine, et il paraît vulgaire au premier coup d’œil; mais quand on le regarde longtemps, sa physionomie est pleine de ferme sagesse et de bonté. Pour la reine, à tout prendre, elle est vraiment belle, sa figure est très agréable, et sa taille et ses mouvemens pleins d’élégance. Elle est grande, pas si grande pourtant que notre dernière reine. Son salon était plus que rempli, comme vous pouvez le penser. »

Les actes politiques suivirent de près les politesses royales. Un bill fut adopté dans le parlement pour abolir, en la qualifiant de meurtre, la condamnation de lord Russell. Un des articles proposés portait que « le bill était rendu à la demande du comte de Bedford et de lady Russell. » Sir Thomas Clarges demanda que ces mots fussent retranchés : « La justice de la nation, dit-il, est supérieure à toutes les sollicitations individuelles; ce bill n’est point rendu par grâce, toute l’Angleterre y est intéressée. » Ce fut le second acte que signa Guillaume après son avènement. Un peu plus tard, et pour témoigner en même temps sa faveur aux deux familles unies entre elles par les liens domestiques comme par les sentimens politiques, il conféra aux comtes de Bedford et de Devonshire le titre de ducs, et les lettres-patentes données au nouveau duc de Bedford portaient : «Parmi les raisons de cette faveur, ce n’est pas la moindre qu’il soit le père de lord Russell, l’ornement de ce temps; il ne suffit pas que les rares mérites d’un tel homme soient transmis à la postérité par l’histoire; le roi et la reine veulent les inscrire dans leurs présentes lettres, afin qu’elles restent dans sa famille comme un monument consacré à cette vertu accomplie, dont la mémoire doit subsister aussi longtemps que les hommes conserveront quelque estime pour la sainteté des mœurs, la grandeur de l’âme et l’amour de la patrie constant et invincible, même par la mort. »

Les satisfactions domestiques vinrent à lady Russell en même temps que les réparations et les honneurs politiques; elle maria sa seconde fille, Catherine, à lord Roos, fils aîné du duc de Rutland, et son fils, lord Tavistock, âgé seulement de quinze ans, à miss Howland, riche héritière du comté de Surrey. Ni dans l’une ni dans l’autre de ces circonstances, elle ne se décida précipitamment et par les seules considérations de rang et de fortune; elle hésita quelque temps avant de placer sa fille dans la famille du duc de Rutland, à cause d’un divorce qui lui inspirait quelques scrupules, et elle avait refusé pour son fils un mariage plus riche encore que celui qu’elle lui fit contracter. L’éclat de ces alliances et de ces prospérités de famille attirait sur elle tous les regards sans que personne en parût surpris ni envieux; le public témoignait hautement sa sympathie pour cette justice de Dieu et des hommes envers la vertu en deuil, et les parens, les amis des Russell, des Cavendish et des Wriothesley prenaient plaisir à reporter vers lady Russell, retirée dans Southampton-House, le bruit joyeux des fêtes auxquelles elle demeurait étrangère. Sa fille Catherine, après son mariage avec lord Roos, fut conduite par son mari à Belvoir, château du duc de Rutland, son beau-père; à cette occasion, le même gentilhomme par qui, dix ans auparavant, lord Cavendish avait fait porter à lord Russell condamné l’offre de se mettre en prison à sa place et de le faire évader, sir James Forbes écrit à lady Russell : « Je veux vous donner, mylady, quelques détails sur le voyage de lord et de lady Roos, et sur leur réception à Belvoir, qui a ressemblé à la marche d’un roi et d’une reine à travers leur royaume bien plus qu’à celle de deux jeunes mariés se rendant chez leur père. A leur entrée dans le Leicestershire, ils ont été reçus par le grand shériff et par tous les gentilshommes du comté, qui sont venus à Harborough rendre à la mariée leurs hommages. Le lendemain, elle a été accompagnée jusqu’ici par les mêmes gentilshommes et par des milliers de personnes accourues de tout le pays pour la féliciter avec les plus bruyantes acclamations. En approchant de Belvoir, notre cortège s’est encore accru; nous avons vu arriver des voitures, des aldermen, des corporations, des ecclésiastiques, qui ont présenté aux jeunes époux des vers sur leur heureux mariage. A notre arrivée à Belvoir, nous avons trouvé devant la porte vingt-quatre joueurs de violon, vingt-quatre trompettes, vingt-quatre dames et autant d’ecclésiastiques, qui se sont rendus en procession dans le grand appartement où s’est accomplie la cérémonie ordinaire des présentations et des félicitations. On a passé le temps, jusqu’au souper, à visiter le château et à assister à la préparation d’une immense quantité de lait caillé au vin de Xérès destiné à réjouir les visiteurs. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Après le souper, qui a été magnifique, toute la compagnie s’est rendue dans la grande salle, les jeunes mariés en tête, et tous les autres suivant, deux par deux. Alors la scène s’est ouverte; le grand réservoir a paru, et les santés ont commencé. Ils ont bu d’abord dans des cuillères, puis dans des coupes d’argent, et quoique les santés fussent très nombreuses et très variées, au bout d’une heure de ce chaud exercice la liqueur ne paraissait pas avoir baissé dans le vase de plus d’un pouce. Lady Rutland a fait appeler alors tous les gens de la maison, et tous, à genoux, ont bu à la santé de l’époux et de l’épouse dans de grands gobelets pleins. Ceci a duré jusqu’après minuit. »

En même temps qu’on lui adressait le récit de ces fêtes aristocratiques et populaires, lady Russell recevait, de ses pieux amis, des félicitations qui répondaient mieux sans doute à l’état de son âme : «Vous avez passé par des scènes de la vie bien différentes, lui écrivait Burnet, devenu évêque de Salisbury; Dieu a réservé les meilleures pour les dernières. Il a relevé lui-même votre maison. C’est, deux fois par jour, une partie de mes prières que votre famille, qui est maintenant, dans les trois branches, la plus grande de notre âge, réponde à ces grâces divines par une sainteté exemplaire, et que vous et vos enfans vous soyez toujours, pour notre temps et notre nation, des bénédictions d’en haut. »

Elle venait à peine de marier son fils lorsqu’elle reçut pour lui une proposition aussi flatteuse que singulière. Une réélection générale se préparait pour la chambre des communes; le duc de Shrewsbury, grand sénéchal de la couronne, et lord Somers, garde du sceau, firent prier lady Russell de trouver bon que son fils, malgré sa jeunesse (il n’avait que quinze ans), se présentât comme candidat aux élections du comté de Middlesex : « J’ai fait à leurs seigneuries, lui écrit à cette occasion sir James Forbes, toutes les objections que le duc de Bedford et vous-même pouvez faire; ils ont persisté à penser qu’il est de votre intérêt et de l’honneur de la famille que votre fils se présente en ce moment. Unis à un très galant homme, sir John Woolstonholme, ils l’emporteront certainement, et écarteront deux tories notoires. Quand j’ai dit que lord Tavistock était sur le point d’aller à Cambridge, et ensuite de voyager pendant deux ou trois ans, lord Shrewsbury m’a répondu qu’ils ne s’opposeraient nullement à ce dessein, que lord Tavistock n’avait besoin de paraître qu’une fois à l’élection, qu’il y serait accompagné par plusieurs milliers de gentilshommes et d’autres personnes venues à cheval de la ville, et que les dépenses ne seraient rien ou bien peu de chose. Lord Shrewsbury m’a chargé en outre de vous dire que si vous consentiez, comme il n’en doute pas, à ce projet, il vous demandait la permission de présenter votre fils, pour ce jour-là seulement, sous le nom de lord Russell, nom qui lui rallierait dix mille voix de plus, s’il y a autant de francs-tenanciers dans le comté. »

Que de séductions pour l’amour et l’orgueil conjugal et maternel de lady Russell !


X.

Elle n’y succomba point. Elle avait pour s’en défendre deux grandes forces, sa piété et sa douleur. A l’occasion des titres et des honneurs conférés à la famille des Russell, « j’aurais fait, dit-elle, tout ce qui eût dépendu de moi pour les leur procurer; mais toutes ces choses extérieures ne peuvent me faire sentir aucune vraie joie. » Elle repoussa avec un bon sens plein de modestie le triomphe prématuré que la politique offrait à son fils : « Je vous envoie, mylord, écrit-elle à son beau-frère lord Edouard Russell, la lettre que j’ai reçue hier de notre ami sir James Forbes; je vous prie de la lire, et, si vous ne le trouvez pas inconvenant, d’aller voir le duc de Shrewsbury. J’ai tant de déférence pour son jugement, que, si je pouvais croire qu’il a sérieusement réfléchi sur cette affaire, cela me ferait douter de ma propre raison, et votre père, qui ne sait encore rien de la lettre désir James ni de ce que je vous écris en ce moment, éprouverait sans doute la même impression que moi. Vous vous rappelez combien il a été opposé à cette idée lorsque j’en ai reçu, il y a quelques jours, un premier avis. Il ne faudrait rien moins que l’opinion bien ferme de sa grâce pour changer celle de mylord Bedford; il redoute infiniment l’interruption qu’apporterait dans l’éducation de mon fils son élection comme membre du parlement, interruption qui le perdrait peut-être en le rendant impropre à quoi que ce fût dans l’avenir. J’en suis, pour mon compte, si convaincue que je craindrais que le mal ne fût tout à fait irréparable. Cependant, comme je désire faire tout ce qui vaudra le mieux pour mon fils, je suis prête à me soumettre aux personnes plus sages que moi et qui nous veulent du bien. Ne manquez pas, je vous prie, de me répondre quelques mots par le prochain courrier; jusque-là, je tiendrai sir James en suspens. »

La sagesse maternelle l’emporta sur les intérêts de parti, et au lieu de se présenter aux élections du comté de Middlesex, lord Tavistock alla achever son éducation à l’université d’Oxford, « où notre jeune noblesse, écrit lady Russell au docteur Fitz-William, devrait passer une partie de son temps, ce qui a été négligé depuis bien des années. »

Elle portait, dans les plus simples incidens de la vie privée, le même bon jugement, la même droiture et délicatesse morale, avertie par là et mise en garde contre les préjugés, les légèretés, les insouciances, les insolences trop communes dans les vieilles aristocraties. Avant de se décider à donner sa fille Catherine au fils du duc de Rutland, elle demanda à celui-ci : « Votre seigneurie ne pense-t-elle pas que nous devons à ce jeune couple de les mettre à la portée de se voir un peu plus et de se connaître un peu mieux qu’ils n’ont encore fait ? Au moins faut-il qu’ils entrevoient mutuellement leur caractère, avant que nous nous hasardions à les engager dans cette union qui, je l’espère, sera heureuse. » Quelques années plus tard, elle avait à disposer, en vertu du droit de patronage, de deux bénéfices ecclésiastiques; elle écrit à l’un de ses amis, sir Robert Worsley : « Je trouve les gens du pays disposés à bien accueillir M. Swayne. Je crois qu’il mérite d’être choisi et que vous le pensez comme moi. Cependant, si vous connaissiez quelque circonstance qui l’empêchât de convenir tout à fait à cet office, je suis persuadée qu’à raison de l’importance de la décision et par égard pour moi, qui vous le demande, vous me mettriez en garde contre toute erreur. Je dois vous le dire, je regarde le soin de tant d’âmes comme une charge très pesante, et j’ai voulu prendre du temps pour bien savoir à qui je la confie. Je ne puis faire, en faveur de M. Swayne, aucune exception à mes scrupules. »

Tant de vertu et de sagesse, les mêmes à travers les épreuves les plus contraires, au sein des faveurs comme sous les rigueurs du sort, valurent à lady Russell, parmi le peuple comme à la cour d’Angleterre, une considération et presque une autorité morale qu’ont rarement obtenue des femmes qui ont fait bien plus de bruit dans le monde. Après leur élévation au trône comme auparavant, le roi Guillaume et la reine Marie continuèrent à lui témoigner les mêmes égards et à tenir le même compte de ses désirs. Au moment de la révolution, quand on eut besoin de l’adhésion formelle de la princesse Anne au couronnement du prince d’Orange, lady Churchill, plus tard duchesse de Marlborough et confidente de la princesse, ne voulut lui conseiller cette résolution « qu’après avoir consulté, dit-elle, des personnes d’une sagesse et d’une intégrité incontestées, spécialement lady Russell de Southampton-House, et le docteur Tillotson, qui devint ensuite archevêque de Cantorbéry. » Tillotson hésita longtemps avant d’accepter cet archevêché de la main d’un roi dont une partie de l’église anglicane ne reconnaissait pas le titre; ce fut lady Russell qui l’y décida. Consultée par lui à plusieurs reprises et informée des vives instances que lui adressait le roi, après avoir ménagé et discuté les scrupules du docteur, elle lui écrivit : « Le temps me semble venu où vous devez mettre de nouveau en pratique ce principe de la soumission que vous avez jadis tant proclamé vous-même et tant recommandé à d’autres... Vous serez, j’en suis convaincue, un véritable bien public. Considérez combien ce temps produit peu d’hommes capables et intègres, et, je vous en prie, ne retournez pas trop indéfiniment votre résolution dans votre esprit; quand on a examiné une question sous ses faces diverses, on ne fait, en y revenant sans cesse, que se jeter dans de nouvelles perplexités sans y voir plus clair. »

Auprès de son meilleur ami, le docteur Fitz-William, elle n’eut pas le même succès; soit réel scrupule de conscience, soit timidité à braver le blâme d’une portion de son église, il refusa le serment et quitta son bénéfice. Lady Russell essaya de le dissuader de cette résolution, mais en personne aussi consciencieuse que lui : « De quoi s’agit-il ? lui écrivait-elle; d’un mot auquel je n’ai pas rencontré deux hommes qui attachassent exactement le même sens. Vous dites que vous pourriez le prendre dans le sens que lui ont attribué, en l’acceptant, plusieurs hommes de bien. Pourquoi voulez-vous être plus homme de bien qu’eux ? Pour moi, la grande question est de savoir si vous pouvez prêter le serment sans réserve mentale. Je déteste les réserves mentales, soit qu’elles s’adressent à Dieu ou aux hommes. Je sais qu’avec Dieu nous ne pouvons en avoir aucune, quand même nous le désirerions; mais j’ai horreur du seul désir... Au reste, mon bon docteur, quand j’ai commencé à vous écrire, je n’avais pas prémédité un mot de ce que je viens de vous dire à ce sujet; je sais que vous le prendrez en bonne part. Je ne prétends pas argumenter avec vous; mais quand mes désirs sont sérieux, je les exprime sans réserve; acceptez-les et pardonnez-les-moi tels qu’ils sont. » Cette dissidence n’altéra pas un moment leur pieuse intimité.

En toute occasion, avec toutes ses relations, lady Russell, après le triomphe de sa cause et au milieu de son propre triomphe, fut aussi judicieuse, aussi étrangère à tout enivrement, aussi libérale d’esprit et de cœur qu’elle avait été ferme et constante au sein des revers. Dans une seule circonstance, je la trouve un peu exigeante et hautaine. Elle avait vivement recommandé, pour qu’il fût admis parmi les avocats conseillers du roi, un jeune homme très distingué, William Cowper, qui devint plus tard, sous George Ier, le comte et le chancelier Cowper. La demande rencontra d’assez fortes objections; une dispense d’âge était nécessaire; lady Russell insista, d’abord auprès de lord Halifax, puis auprès de sir H. Pollexfen, avocat général de la couronne, et sa lettre à ce dernier finit par cette phrase : « J’entreprends peu de choses, monsieur, et je rends ainsi service à très peu de gens; mais je n’aime pas à être désappointée quand j’ai cru toucher à mon but. » C’est l’unique trace que j’aie aperçue, dans cette âme droite et modeste, d’une prétention, légitimée au fond par le mérite de celui qui en était l’objet, mais empreinte d’un peu d’orgueil et d’humeur.

Lady Russell du reste se connaissait mieux et se jugeait elle-même plus sévèrement que n’eût pu le faire le moraliste le plus rigide. On a trouvé après sa mort un papier non achevé, écrit d’une main tremblante par l’âge, et dans lequel, sous forme de prière et avec cette humilité un peu alarmée qui est un trait distinctif de la vertu chrétienne, elle passait en revue les phases de sa vie, se rendait compte de ses défauts, de ses péchés, et en implorait de Dieu le pardon. J’y lis ce passage : « Je le crains. Seigneur, l’orgueil s’attache à moi, dans tout ce que je dis, dans tout ce que je fais, dans tout ce que je souffre. Je ne sais pas supporter les négligences ou les manques de respect envers moi... Je manque moi-même à ce que je dois à mes supérieurs; je me laisse aller à la colère, souvent sans cause; je dois avoir affligé par là des personnes qui désiraient me plaire, et poussé d’autres personnes au péché de l’irritation. Je n’avoue pas volontiers les avantages que j’ai pu retirer des avis ou des exemples d’autrui. Je suis mécontente quand je ne reçois pas tous les égards auxquels je m’attendais, même de la part de mes supérieurs. Telle est la vanité de mon misérable cœur. »

Je ne me sens pas, envers lady Russell, aussi difficile qu’elle l’est elle-même; mais en s’accusant ainsi, avec une rudesse pieuse, d’orgueil et d’exigence hautaine, elle touchait en effet au point faible de son âme, et faisait acte de pénétration autant que de sincérité.

A mesure qu’elle vieillissait entourée de tant de respect, glorieuse dans son deuil, satisfaite dans sa famille et dans son pays, une transformation lente et douce s’opérait en elle; les mêmes souvenirs, les mêmes regrets, également présens, ne lui apportaient plus les mêmes déchiremens; sans guérir son mal, le temps, l’habitude, la fatigue, ce détachement de soi-même que l’âge amène dans les belles âmes, émoussaient en elle les douleurs aiguës; son affection pour ses enfans, sa sollicitude pour leur vertu et leur bonheur prenaient plus de place. dans son cœur et en laissaient moins aux retours ardens et amers vers son propre passé; la piété, ses inquiétudes, ses devoirs, ses exercices, ses élans devenaient sa pensée et sa pratique habituelle. En un mot, elle se calmait et se résignait chrétiennement, toujours consacrée au même amour, mais de plus en plus soumise à Dieu, confiante dans l’éternel avenir, et encore plus préoccupée de le mériter qu’impatiente de l’obtenir. Ce sont là les sentimens qui éclatent dans une longue lettre qu’en 1691, avant d’avoir marié sa seconde fille et son fils, elle écrivit à ses enfans pour leur donner, dans le plus intime abandon, les conseils, les exemples, les exhortations de sa foi et de sa tendresse. « Mes chers enfans, leur dit-elle, je vous écris le 21 juillet, ce jour de déchirant souvenir, où votre excellent père nous a été si cruellement enlevé, à votre grand dommage et pour mon éternelle douleur. Je n’ai jamais manqué ce jour-là (si ce n’est quand je me suis trouvée très malade) de m’humilier sous la main de Dieu, et de répandre devant lui mon âme dans le jeûne et la prière; et pour témoigner mon repentir de mes péchés, je me suis constamment examinée avec soin, tenant note des divers incidens de ma vie et de ma conduite, comme je l’ai fait pour la vôtre dans le cahier que je vous ai remis quand vous avez été reçus pour la première fois à la sainte cène. » Elle raconte à ses enfans les pratiques quotidiennes qu’elle s’est imposées pour qu’aucune de ses actions ne pût échapper à un scrupuleux examen, ses prières habituelles, ses lectures, soit dans l’Écriture sainte, soit dans des ouvrages d’instruction et d’édification religieuse : « Au bout de chaque semaine, je reprends mon papier; j’examine en quoi j’ai particulièrement péché dans ces jours-là, si j’ai été distraite en priant, ou négligente à lire ce que je devais, ou colère, ou pleine de ressentiment, ou toute autre faute, et je résume, en aussi peu de mots que je le puis, mes souvenirs de la semaine. Le premier vendredi de chaque mois, je parcours mes notes, et je me rends compte de mes actions pendant tout le mois, passant rapidement sur ce qui est ordinaire, mais m’arrêtant sur ce qui a été remarquable et important, et doit m’être un sujet, soit de tristesse, soit d’actions de grâces.... On acquiert ainsi une habitude de constante vigilance, et quand l’époque de la sainte cène approche, ou quand je veux me bien examiner moi-même, je trouve à relire ces papiers un grand secours; je n’ai pas besoin de longues recherches dans ma mémoire, et rien de ce que j’ai fait ne peut m’échapper par distraction ou par oubli. Quoiqu’il puisse être d’abord un peu pénible de s’imposer cette tâche, elle cesse bientôt de nous peser; notre esprit en devient à la fois plus attentif et plus tranquille, notre vie plus régulière sans effort, et nous avons moins de peine à pratiquer sérieusement les préceptes de notre foi... Mes enfans, croyez-en votre mère, rien dans ce monde ne saurait plus me toucher fortement, sinon ce qui vous touche, et quoique j’aime tendrement vos corps, cependant, si mon cœur ne me trompe pas, vos âmes me sont infiniment plus précieuses. Quand j’ai la moindre crainte que l’un de vous n’ait de mauvais penchans, ou ne s’écarte du droit chemin, ou ne soit pas aussi bon que je le souhaiterais, quelle angoisse s’empare de moi! Je vous en conjure, si vous aimez et respectez la mémoire de votre père, ne nous faites pas courir le risque d’être séparés, lui, vous et moi, dans la vie future... Ici-bas, la plus longue vie est courte, et nul ne sait combien la sienne sera courte... Il n’y a, aux épreuves et aux détresses qui nous attendent, point d’autre soulagement que l’espérance d’une bienheureuse éternité; personne, si ce n’est ceux qui l’ont senti, ne peut savoir à quel point cette espérance calme et adoucit les plus cruels chagrins; quand j’étais près de succomber sous le coup qui m’a frappée, quand je me sens encore si faible et si abattue au souvenir de ce que j’ai perdu, je me recueille, je m’efforce de relever mes pensées, de me rappeler que je quitterai bientôt ce monde pour aller dans un lieu où je verrai le Sauveur qui est mort pour moi, où je reverrai mon bien-aimé et tous mes pieux amis... mes chers enfans, faites en sorte que nous nous retrouvions tous... Vous pouvez jouir des plaisirs innocens de la vie; mais s’ils absorbaient tout votre temps, s’ils vous éloignaient des pensées et des pratiques de la religion, ils deviendraient des péchés... Accomplissez exactement et de cœur vos devoirs envers Dieu; le ciel vous sera assuré, et vos plaisirs sur la terre seront innocens. »

Je ne crois pas qu’on puisse rencontrer une exhortation maternelle plus douce et plus grave, ni où la tendresse inquiète s’allie mieux à la piété fervente. Lady Russell avait raison de recueillir toute sa vertu; elle n’était pas au terme de ses épreuves. Dix ans après le jour où elle avait tenu à ses enfans ce pieux langage, elle était auprès du lit de son fils, devenu le duc de Bedford, et subitement atteint de la petite vérole; de peur de la contagion, on avait éloigné la jeune duchesse de Bedford et ses enfans; la mère restait seule, soutenant le courage et recueillant les dernières paroles de son fils mourant. Il mourut. « Hélas ! mon cher lord Galway, écrivait quelques jours après lady Russell à son cousin Henri de Ruvigny, mon esprit n’est plus que désordre, confusion et stupeur; je me sens incapable de dire ou de faire ce que je devrais. Je ne connaissais pas, avant de le perdre, tout mon amour pour lui. Quand la nature, qui aujourd’hui ne veut rien entendre, se sera un peu calmée, alors, et seule aient alors, j’espère que celui dont la bonté n’a point de bornes, et dont la toute-puissance est irrésistible, viendra à mon aide par sa grâce, et m’apprendra à me soumettre aux décrets de sa providence. J’ai du moins le soulagement de penser que, dans la mort de mon enfant, je n’ai à pleurer que sa perte. Son Dieu, j’en suis convaincue, a été constamment présent à sa pensée. Dans ses derniers momens, il l’appelait et se plaignait de ne pas pouvoir prononcer tout haut ses prières : « J’aurais voulu, m’a-t-il dit, avoir plus de temps pour régler mes comptes avec Dieu. » Il m’a parlé de ses sœurs, de sa femme qui avait été, m’a-t-il répété, si bonne et si tendre pour lui, et à qui il aurait souhaité d’exprimer lui-même sa reconnaissance. Il m’a demandé d’avoir pour elle une double affection, et il est mort. Il n’a point paru se débattre douloureusement pour sortir de ce monde; il a été constamment patient et doux; connaissant son danger, je crois, mais ne voulant pas affliger ceux qui l’entouraient, il a tardé à dire ses dernières volontés. Mais pourquoi parler ? Le décret est accompli. Je ne vous demande pas vos prières, je suis sûre que vous les adressez, pour moi, à notre Dieu de tout votre cœur[4]. »

Six mois s’étaient à peine écoulés, et un nouveau coup frappait lady Russell; sa seconde fille, la duchesse de Rutland, mourait en couches. De ses trois enfans, sa fille aînée, la duchesse de Devonshire seule lui restait, et celle-là aussi venait d’accoucher. Résolue à lui cacher la mort de sa sœur et pressée par elle de questions, lady Russell répondit à sa fille : «Je viens de voir votre sœur hors de son lit. » Elle l’avait vue dans son cercueil.

A peu près vingt ans avant ce dernier malheur, en 1692, lady Russell avait été sur le point de perdre la vue; l’opération de la cataracte, quoique heureusement accomplie, ne lui en avait rendu qu’un usage difficile et précaire. Il ne reste donc, de cette dernière période de sa vie, que fort peu de lettres, profondément tristes et calmes, comme d’une captive qui a vu sortir de leur prison commune tous ceux qu’elle aimait, et qui attend son tour de délivrance. Le 28 mai 1716, elle écrit à son cousin, lord Galway, atteint aussi dans ses plus chères affections : « Je prie Dieu qu’il soutienne votre courage dans vos épreuves jusqu’au jour où l’éternité recevra dans son sein tous nos troubles, toutes nos douleurs, tous nos mécomptes, tous les fardeaux de notre vie. Que la plus longue est courte auprès de l’éternité ! » En septembre 1723, lady Russell était seule à Londres, toujours dans cette demeure de Southampton-House où elle avait vécu avec son père, avec son mari, et depuis son veuvage. Le 26 de ce mois, sa petite-fille, lady Rachel Morgan, écrit du château de Chatsworth, à son frère, lord James Cavendish : « Les mauvaises nouvelles que nous avons reçues de grand’maman Russell nous ont jetés dans un trouble extrême. Maman (la duchesse de Devonshire) nous a quittés aussitôt et est partie pour Londres... Elle aura probablement pris les lettres en route, car nous n’en avons aucune aujourd’hui, et nous restons dans une grande inquiétude... Je souhaite vivement que maman arrive en ville à temps pour la voir; ce serait une consolation pour toutes deux, et je sais que grand’maman l’a demandée. » Dieu accorda à la mère et à la fille cette dernière joie. Lady Russell expira le 29 septembre 1723, dans les bras de son dernier enfant. Un journal du temps, le Gazetier britannique, annonça sa mort, le 5 octobre suivant, en ces termes : « La très honorable lady Russell, veuve de lord William Russell, est morte samedi dernier, à cinq heures, à Southampton-House, âgée de quatre-vingt- six ans. Son corps sera transporté à Chenies, dans le Buckinghamshire, pour être enseveli auprès du corps de son mari. » Deux autres journaux seulement firent mention du fait. Les dernières paroles de lord Russell à Burnet étaient vraies enfin, pour sa femme comme pour lui : elle en avait fini avec le temps, elle entrait en possession de l’éternité.


J’ai pris un profond plaisir à raconter cette personne si pure dans la passion, si constante dans la douleur, toujours grande et toujours humble dans la grandeur, fidèle et dévouée avec la même ardeur à ses sentimens et à ses devoirs, dans la tristesse et dans la joie, dans l’adversité et dans le triomphe. Notre temps est atteint d’un mal déplorable : il ne croit à la passion qu’accompagnée du dérèglement; l’amour infini, le parfait dévouement, tous les sentimens ardens, exaltés, maîtres de l’âme, ne lui semblent possibles qu’en dehors des lois morales et des convenances sociales; toute règle est à ses yeux un joug qui paralyse, toute soumission une servitude qui abaisse, toute flamme s’éteint si elle ne devient un incendie. Mal d’autant plus grave que ce n’est pas un accès de fièvre, ni l’emportement d’une force exubérante : il a sa source dans des doctrines perverses, dans le rejet de toute loi, de toute foi, de toute existence surhumaine, dans l’idolâtrie de l’homme se prenant lui-même pour Dieu, lui-même et lui seul, son seul plaisir et sa seule volonté! Et à ce mal vient s’en joindre un autre non moins déplorable : l’homme non-seulement n’adore plus que lui-même, mais il ne s’adore que dans la multitude où tous se confondent; il porte envie et haine à tout ce qui s’élève au-dessus du commun niveau; toute supériorité, toute grandeur individuelle, quels qu’en soient le genre et le nom, semble à ces esprits, à la fois en délire et en décadence, une iniquité et une oppression envers ce chaos d’êtres indistincts et éphémères qu’ils appellent l’humanité. Quand ils aperçoivent dans les régions élevées de la société quelque grand scandale, quelque exemple odieux de vice et de crime, ils triomphent, ils exploitent ardemment contre les supériorités sociales ces apparitions sinistres qui éclatent dans leurs rangs. Ils voudraient faire croire que ce sont là les mœurs générales, les conséquences naturelles de la haute naissance, de la grande fortune, de la condition aristocratique, n’importe à quel titre et sur quelle base elle s’élève. Quand on a été assailli de ces basses doctrines et des honteuses passions qui les enfantent ou qui en naissent, quand on en a ressenti le dégoût et mesuré le péril, c’est une jouissance très vive de rencontrer quelqu’une de ces grandes figures qui leur donnent un éclatant démenti. Autant je respecte l’humanité dans son ensemble, autant j’admire et j’aime ces images glorifiées de l’humanité, qui personnifient et placent sur les hauteurs, sous des traits visibles et avec un nom propre, ce qu’elle a de plus noble et de plus pur. Lady Russell donne à l’âme cette belle et honnête joie. C’est une grande dame chrétienne. Elle n’est point pour moi une étrangère; ses sentimens me touchent, son sort me préoccupe, comme si elle était là, vivante et sous mes yeux; et j’ai la confiance qu’au sortir de cette vie, chargée pour elle de si cruelles épreuves, elle est allée, dans ce monde voilé pour nous jusqu’au jour où Dieu nous y appelle, recevoir auprès de son bien-aimé mari la récompense de ses vertus et de ses douleurs[5].


GUIZOT.

  1. Leur nom était Massué, seigneurs de Raynevel en Picardie, marquis de Ruvigny. (Voir le Dictionnaire de la Noblesse de La Chesnaye des Bois, t. IX, p. 594, et le Nobiliaire de Picardie.)
  2. Le combat naval de Solbay, livré le 26 mai 1672, et dans lequel le duc d’York, soutenu par une escadre française, remporta sur les Hollandais, commandés par Ruyter, un avantage chèrement acheté.
  3. Lord John Russell a révoqué en doute, dans sa Vie de son illustre ancêtre (Life of William lord Russell, t. Ier, p. XIV, et t. II, p. 76), ces tentatives faites au nom de Louis XIV pour sauver la vie de lord Russell, et les lettres de Barillon qui en font mention, et dont Dalrymple avait cité des fragmens. Le doute de lord John Russell était naturel, puisqu’on avait refusé, à cette époque, de lui laisser vérifier, dans nos archives des affaires étrangères, les citations de Dalrymple. J’ai fait cette vérification, et elle me prouve que Louis XIV avait en effet chargé Barillon de dire à Charles II quelques paroles, probablement assez froides, en faveur de lord Russell. Voici le texte de la lettre en date du 29 juillet (19 juillet selon le vieux style encore maintenu alors en Angleterre), 1683, dans laquelle Barillon rend compte au roi de sa démarche : « Je montrai hier au roi d’Angleterre une lettre que M de Ruvigny m’écrit, et je lui dis ce que votre majesté m’ordonne sur son sujet. Ce prince me répondit : « Je suis bien assuré que le roi mon frère ne me conseillerait pas de pardonner à un homme qui ne m’aurait pas fait de quartier; je ne veux pas empocher que M. de Ruvigny ne vienne ici, mais mylord Russell aura le cou coupé avant qu’il arrive. Je dois cet exemple à ma propre sûreté et au bien de mon état. » (Archives des affaires étrangères de France.)
  4. Le jeune duc de Bedford laissa en mourant plusieurs enfans, entre autres deux fils, et c’est de lui que descendent le duc de Bedford actuel et son frère, lord John Russell.
  5. Le duc de Bedford, actuellement vivant, a publié, en 1853, une nouvelle édition des Lettres de lady Russell, augmentée de soixante-dix-sept lettres inédites (Londres, 2 vol. in-12), qui appartiennent, pour la plupart, aux années de bonheur de lady Russell, depuis son mariage jusqu’au procès de lord Russell. Sa longue lettre à ses enfans, en 1691, est aussi de ce nombre. C’est dans cette dernière édition des Lettres, dans le Récit de la Vie de lady Russell par miss Berry (Some Account of the life of Rachel Wriothesley, lady Russell, and Letters, Londres, 1815), dans la Vie de William, lord Russell, par lord John Russell (2 vol. in-8o, 3e édit, Londres, 1820), dans les State-Trials (t. IX, col. 573-818), et dans la Vie du comte de Shaftesbury, par G. Wingrove Cooke (2 vol. in-8o, Londres, 1836), que j’ai puisé les textes cités et les faits retracés dans cette étude.