L’Amour en visites/Texte entier

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Pierre Fort (p. ).



L’AMOUR EN VISITES














DU MÊME AUTEUR

Ubu Roi, 1 volume.
Les Jours et les Nuits, Roman d’un Déserteur, 1 volume.
Le Décervelage, chanson, 1 brochure.

SOUS PRESSE

POUR PARAÎTRE
Les Silènes, trois actes adaptés de l’allemand de Christian Dietrich Grabbe.
A. JARRY

L’Amour visites
L'Am en visites
PARIS
P. FORT, ÉDITEUR
46, rue du temple, 46
MDCCCXCVIII

La reproduction et la traduction de cet ouvrage sont réservés pour tous pays y comprit la Suède, la Norvège et le Danemark.

I

Chez Manette


L’idée fixe de jouer à de vilains jeux avec une bonne le rend brave pour quelques heures. (Page 9.)

I

chez manette



Que ne passe t-il par le corridor ? Ce serait plus simple. Trop simple : il grimpera le long du tuyau historié, rigide près de son balcon. Un pied sur la conjecturable solidité de ce grillage et l’autre sur la saillie de cette sculpture, il saura bien rejoindre la chambre, dans les combles. Tout est fort tranquille, excepté qu’en lui tourne une petite roue de moulin, une petite roue absolument folle, tac et tac, et encore tac : de l’eau semble bruire au fond de sa poitrine, du bruit d’écume d’en aval des cascades, ou du vent dans les arbres.

Il n’a pas le vertige pour le vide qui est en dessous, mais pour ce qui l’emplit jusqu’au bord. Même chose lui est arrivée déjà lorsqu’il a obtenu certain prix au collège. Il fredonne et se traite d’idiot. S’il passait par le corridor, il rencontrerait son oncle en flirt avec la demoiselle de compagnie, peut-être sa mère, gagnant la chambre de son père à pas de louve, selon son habitude hypocrite…

« Pourquoi maman ne veut-elle pas avoir l’air de coucher ? »

Il réfléchit, rit, et enjambe.

Chacun tente les visites traditionnelles.

L’Amour, c’est un fauteuil à l’Académie. Il a lu des appréciations de journalistes, pendant le café, pour se donner des contenances, sur le discours d’un dernier reçu. Il est un candidat… candie…, candide…, candidat. Son pied glisse. Un petit gravier se détache. Il montera moins vite qu’il n’aurait cru.

Il embrasse le tuyau comme un populaire mât de cocagne. Au juste, il ne sait pas encore ce qu’il va faire. Il peut tomber, se tuer, s’estropier. Il a vu à des carrefours des poteaux qui sont des calvaires avec des images d’os rompus et emblèmes de mort sculptés au bas. Il a des visions de gamin mourant traîné dans des voitures blanches et rouges. Jusqu’à la vaillance de dépenser beaucoup de force, l’idée fixe de jouer à de vilains jeux avec une bonne le rend brave pour quelques heures.

Et il regrimpe, un peu fier, un peu inquiet, sans l’audace d’un regard en arrière. À quinze ans, on est un homme ; seulement le tuyau est beaucoup plus hérissé de pointes qu’il ne s’imaginait. Il s’écorche les doigts, se coupe les paumes, et, tout brusquement, là, dans des parties de lui-même dont il aura besoin tout à l’heure, il sent des contusions.

Ah ! une corniche. Le pied gauche est enfin soutenu, l’autre va suivre. Non, il y a des fers de lance de ce côté, en buisson menaçant. Redescendre ? Jamais, après l’honneur d’avoir entrepris, jusqu’à cette glorieuse initiative contée à la rentrée des classes. Il faut s’orienter. Du côté de ce chéneau, il y a prise avec les mains, au besoin les dents. Dans un miroir, il reconnaîtrait le geste d’un brigand, citoyen d’un vieux livre d’images, et l’ascension des armes serrées par sa bouche.

Un rétablissement : très fort, le poignet, excellent mouvement d’avant bras sur les paumes et tout le poids du corps comme volant par la reprise des coudes serrés du plus solide élève de son gymnase. Il est sur une autre corniche. Là, c’est du pain.

« Oui, mon vieux, comme dans un fauteuil ! »

Il a toujours ce refrain du fauteuil, et aussi de l’Académie… académies, des idées de petites femmes nues, très mal faites, en tournant des cahiers.

Ouf ! l’épaule se froisse contre le mur. Un nouveau relief des pierres sculptées et des déchiquetures des ferrures lui entre dans la cuisse. Quelle bêtise, l’ornementation de la façade de cette grille, bien trop neuve. Ses parents, des imbéciles. Tiens ! de la lumière chez Manette. Elle n’attend pas ce visiteur.

Si elle en attendait un autre ? D’un effort violent, il remonte. Il sent qu’il a chaud, de cette chaleur terrible des gens qui vont accomplir quelque mauvaise action. Oh ! le crime éclos dans la couveuse, caresser les filles avec des mains d’assassin. Il se penche et a subitement très froid. Diable ! il est au-dessus des cimes du parc. Le ciel se déploie immense comme la chute d’une mer, tout unie, sur un seul homme. Et après le choc des plombs et des mailles de l’épervier, voici la petite roue du moulin qui se presse, en lui, débarre d’autres torrents d’eau glacée. Pas le moment de faire des blagues.

Et puis la lune, là-bas, le regarde fixement, une lune excessive, ouverte selon la rondeur d’une bouche qui hurle :

« Je suis foutu ! »

Une seconde, une minute (dans les feuilletons, on ajoute des siècles).

L’idée lui vient de demander du secours, mais il est clair qu’il ne parlera pas ; qu’il ne parlera même plus jamais, il le sent.

Il s’efforce de songer aux drôleries qui l’attendent. Ça lui parait désagréable tout plein.

Sortir de cette situation par un autre rétablissement plus souple : du poignet, encore du poignet et redescendre… Il entend tomber des petits plâtras.

Il jure.

Un bruit de fenêtre qui s’ouvre. Bon, il ne manquait plus que cette aventure d’une ou d’un se penchant sur son désastre.

C’est Manette.

Comme elle ne peut pas l’apercevoir au-dessous du plomb de la corniche, il reste un moment aux aguets. Rien. Il retient son souffle. Si elle lui tend n’importe quelle perche, il sera joliment ridicule.

Et puis, on ne demande pas ce genre de service à une femme qui coiffe. Manette coiffe, elle peigne des cheveux, elle ne suspend pas des hommes dans le vide.

Manette est en camisole de nuit, et elle bâille.

Chose guère anormale, il a envie de bâiller aussi. C’est nerveux. Et le vide entre lui et la corniche bâille.

Les jambes se font de plomb, comme la corniche, qui cède tout doucement, se fausse, se gondole et forme un bec de plus en plus aigu.

Il semble au héros, traîneur de boulets, qu’il est un gros poisson de fer s’accrochant à un aimant. Il ne tiendra pas. Il ne peut pas tenir plus que ça, et sa philosophie se dit :

« C’est fort honorable. »

Il va s’en aller, fiche le camp par le plus court, sombrer au milieu du parc en faisant un trou dans l’éclaboussement vert de grands jets de branches, et il sera sans doute un peu mort, malgré que cela le mette de mauvaise humeur.

Manette là-haut ne bouge pas.

Elle regarde la lune.

Elle n’a pas l’air de savoir pourquoi cet astre est jaune.

Une petite brise passe, véhicule d’un parfum de fleurs de marronnier.

Il relève le front, ses dents crissent.

Il faudrait seulement atteindre la gargouille du coin et alors tout le corps se reposerait en long de cette corniche maudite, qui cède toujours. Comme un noyé palpant le fond de fuyant sable, il appuie ses plantes sur une mobilité. C’est un des volets du troisième, que l’on a oublié de rabattre. Cela remue terriblement, mais cela tient, et il peut respirer.

Le temps de se retrouver bien vivant, de se dire qu’il doit sortir de cette histoire très naturellement, sans autre bobo que ses phalanges fissurées, et il exécute un saut de carpe.

Ca y est.

Manette est terrorisée :

« Monsieur Lucien ! »

Il s’esclaffe. Ça lui est égal de rire à cette hauteur. Il est chez le bas et menu peuple des domestiques, et il entre, affectant l’air de son oncle :

« Quoi ? Inutile de me faire cette tête… Je prends le chemin le plus court, puisque la porte est ouverte de ce côté et que tu as verrouillé la fenêtre sur le corridor… »

Il s’assied sur le lit. un lit étroit dont les draps sont sales. Dans un coin, il y a une table de café, en tôle, avec une cruche, un morceau de savon de Marseille et une cuvette où trempe la calvitie de la brosse à ongles.

La flamme de la bougie est une auréole de moustiques, et des mouches collées tapissent les murailles, suspendant un portrait de Félix Faure, solennel. Une descente de lit complète le luxe, mince comme une feuille, couleur de rouille et frangée sur les bords. Manette lève les bras et automatiquement les baisse.

Elle ne comprend pas du tout, c’est visible. Elle a un jupon de coton bleu et des vieux bas. Elle est coiffée à la Forain, avec des cheveux raides qui ne peuvent pas être dénoués parce que des bâtons ne s’enlacent pas, même quand ils poissent. Elle use d’une pommade particulière sentant la rose pourrie. Blonde, des poils sur les bras, très longs, tantôt roux, tantôt noirs, selon les fluctuations de sa crasse personnelle ; elle a un nez qui avance en museau de belette. Elle n’est pas laide, car elle est jeune ; elle a des plis gras au cou et aux seins.

Ses deux seins ont l’aspect de deux couvercles de boîte ronde qui n’entrent pas bien dans la boîte : il y a des choses à l’intérieur et c’est peut-être joli, à moins que ce ne soit abominable.

Bien troussée, corsetée (porte les anciens corsets de Madame), elle a de la mine, du chien, de l’œil, du front, de tout ce que vous voudrez. Il lui suffirait de coucher sans ôter le costume. Encore cela sentirait toujours la rose pourrie, le hareng saur, la morue, l’eau de vaisselle, une odeur de mille odeurs détestables, dominée par une fragrance exquise de fille mal lavée.

Lucien est très embêté. Il ne raisonne plus, la situation est trop nette. La bougie a l’air de veiller deux morts.

manette

Enfin, vous êtes fou !

lucien

Fiche-moi la paix. Je suis fatigué. Je me couche.

manette

Pas dans mon lit, j’espère ?… espèce de vaurien !… ou j’appelle Madame, là !

lucien

Appelle le grand Turc. J’ai mis dans ma cervelle que je coucherai chez toi, ce soir. Peux pas dormir ! Mon lit est trop grand. Déshabille-moi. Je suis moulu.

manette

Vous êtes monté par la corniche ? (Elle lève les bras.) Il est monté par le chemin des voleurs ! (Elle les baisse.)

lucien

M……!

manette

Si c’est pour me dire ça que vous êtes venu !

lucien

Est-ce que tu as du taffetas d’Angleterre ?

manette

Bien sûr que non, mais j’ai du fil !…

lucien

Hein, du fil ? Pourquoi pas des aiguilles ?… J’ai des écorchures plein les jambes et si j’ôte mon pantalon, ce n’est pas pour te montrer ce que tu penses. Donne-moi une serviette et de l’eau, toujours. Dépêche-toi.

manette

Voilà ! Voilà ! C’est honteux. Un jeune homme qu’on dirait un ange et qui vient à l’exprès pour vous pincer le c…l. J’appellerai Madame.

lucien (dans le lit jusqu’au menton).

Aïe ! On dirait qu’on entre dans de la vase et c’est d’un mouillé ! J’ai certainement la colonne vertébrale en deux. Manette, pour ta gouverne, une colonne vertébrale, c’est une baguette de tambour qu’on avale en naissant. Maintenant, couche-toi sur ton tapis, si tu veux, et pas de discours, ça me trouble. Éteins la chandelle.

(Calme profond.)

Dehors, les marronniers tremblent. Une pluie de leurs fleurs tombe dans la ouate du silence et demeure fraîche, mêlée pourtant au vol d’étincelles des insectes. La lune se hausse peu à peu jusqu’à la corniche. Elle monte comme une vierge des escaliers blanchis de toute la candeur de ses pieds.

Manette, qui a soufflé la bougie, se transfigure et se hausse à son tour, toute blanche et toute nue, vers le visage de Lucien. Il fait semblant de dormir. Il est très éreinté, a peur de paraître moins le Monsieur. Il cherche des plaisanteries, n’en trouve pas et préférerait être seul.

manette

Mon chéri… (Soupir.) — C’est pas raisonnable.

lucien

Ta gueule ! Voyons, laisse-moi tranquille. J’en ai plus envie du tout. Moi, tu sais, ça ne me revient que quand j’ai chaud. Alors…

manette

Voulez-vous que je vous réchauffe… histoire d’être bien sage ?

lucien (se faisant prier).

Non, pas de ça, Manette… ou j’appelle maman. Dis-moi seulement des saletés, comme hier.

manette

C’est trop de vice, tout de même ! Je me demande d’où ce que vous sortez, vous ?

lucien

D’un endroit que tu dois avoir déjà vu chez papa !

manette (très tendre).

J’oserai jamais coucher avec vous pour de bon… vous êtes trop gosse, si ça vous faisait mal. Après, je serais propre. On dit que dans les maisons des gamins sont refusés, rapport à leur âge !

lucien

Oh ! là là ! Les maisons ! J’y vais tous les.

soirs, au collège ! Tu ne sais donc pas. bécasse… à Sta, il y a un cours pour nous apprendre à faire des femmes chouettement. Ça t’épate ? On ne néglige rien pour nous instruire, nous autres, les jeunes gens du monde ! D’abord, ça développe les muscles. C’est excellent pour la santé ! Oh ! tu ne seras pas la première… j’ai connu huit femmes avant toi. même qu’il y en avait une qui… (Il cherche.) Parbleu ! Une qui avait la v… ! (Il éclate de rire.)

manette (mélancolique).

Oh ! moi, je l’ai eue il y a bien longtemps…. ça ne marque plus.

lucien (très tendre).

Tu as fini tes grimaces ? Je te donnerai mes vieilles cravates et puis trois francs, parce que c’est le prix.

manette

Si seulement vous m’aviez prévenue, j’aurais changé les draps. Moi, je veux bien y aller pour le plaisir.

lucien (très effrayé).

Dis donc ? Est-ce que tu as de la mélisse ? Je sais pas ce qui me prend, j’ai mal au cœur !

manette (d’une voix sourde).

Fais pas attention, mon bébé. C’est toujours comme ça, quand on n’a pas l’habitude.


Et dehors, la lune coule, sur les vitres, en larges gouttes d’ambre.

II

Chez Manon


Il se sent idiot et, en même temps la poitrine d’un libre… oh ! d’un libre… en effet, sa chemise est ouverte, un air tiède le caresse, ça le chatouille comme des plumes. (Page 37.)

II

chez manon



Un escalier qui a beaucoup de marches. Des tringles en cuivre luisent, fixant le tapis sang-de-bœuf, comme la multiple rayure, le long d’une règle, d’un crayon de soleil. Il monte lentement, presque étouffé. Il a un peu bu, compte les marches :

« Une… vingt cinq… trente et une… quarante-cinq… cinquante et une ! »

Au milieu des chiffres, des réflexions se font jour, encageant un cœur dans le squelette de ses idées :

« Pourquoi cette femme demeure-t-elle si haut ? Je serai fourbu avant d’y arriver ! Pourquoi m’a-t-elle invité à prendre une tasse de thé seulement ? J’ai bien soif pour douze tasses ! Quarante-cinq tasses ! Cinquante et une tasses de thé. Je crois que je suis gris, mais cela n’a pas d’importance. Je vais bien savoir pourquoi elle m’a invité ce soir, et si elle a du kummel ! Le bon kummel, pris en quantité suffisamment copieuse, est ce qu’on a encore trouvé de mieux pour ôter la gueule de bois. Aura-t-elle de bon kummel authentique ? On dit que les femmes chics reçoivent des échantillons de la part de toutes les maisons désireuses de placer leurs comestibles… Manon est rudement célèbre, puisqu’on achète sa photo cinquante centimes… Cinquante et une marches… »

Il a buté contre une des tringles de cuivre, avec un son de feu heurtant un tisonnier. L’hostilité dévoratrice du tapis rutile, prolongeant son uniforme de soldat. L’uniforme de l’escalier, avec plus de cuivre et de grades, moins la bande, est rouge aussi, pour que le sang ne marque pas durant les allées et venues des nombreux pieds guerriers de tous les amants qui montent chez elle. La bataille des pieds montant les uns sur les autres sans s’en apercevoir. Il s’arrête devant une glace, qui est une espèce de porte ouverte autour d’un soldat tout pareil.

« Pardon, monsieur. »

Le Double ne répond pas. Lucien pense, la main au képi :

« C’est mon double, c’est mon supérieur. »

Il salue.

L’homme qui se tait, c’est toujours un supérieur. même quand il a bu.

Et Lucien se dit :

« Non, ce qu’il est saoul, le type ! »

Puis il s’aperçoit que c’est lui et cela le vexe.

Il rajuste son costume. Il est venu en permission de minuit, a si amplement dîné qu’il a omis de passer un pantalon plus sombre. Il se gante de gants très blancs et s’entête à entrer son pouce droit dans le petit doigt de la main gauche.

Cela se complique jusque devant une nouvelle porte, claire ouverte sur une femme en tablier. Sans trop de peine, il se convainc que cette fois il n’est plus devant le soldat de tout à l’heure.

Il baragouine :

« Oui, mademoiselle, je crois que c’est moi. »

La flamme d’une lampe à gaz lui saute à la figure comme la langue d’un chien qui jappe. Il roule, un peu étonné, les bras étendus. la tête en avant, sur la bonne, et celle-ci le bouscule :

« Ah ! Comment, c’est donc vous que Madame attend ? »

Elle n’en revient pas, cette fille.

Pour le lui mieux affirmer, il ôte, d’un geste machinal, ses deux gants qu’il plaque n’importe où, sur des fleurs, s’aperçoit-il, des fleurs qui tournent — on dirait même de petits moulins, de ces petits moulins dont des marchands vendent la rotation de papier à l’invisibilité des brises des trottoirs ; et le voilà butant contre des meubles, s’enfonçant dans des portières ; il étouffe dans des enlisements. Il lui devient presque impossible de marcher, mais il est joliment à son aise, par exemple : comme s’il nageait dans un bain tiède, à l’eau ennoblie d’une essence rare.

Encore des fleurs. Tout un arbre.

Il sent qu’on l’assied de force dans un fauteuil, à l’ombre de l’arbre. Sa tête penche, il veut se retenir au bord du bateau ; car, selon son orientation présente, il est certainement à bord d’une barque, par un gros temps.

Ses idées fixes de Breton le reprennent, il songe au sort des matelots dans les grandes marées d’équinoxe, qui recrachent les âmes sous la figure molle de lumineuses méduses.

« Ma foi, nous irons bien jusqu’en Chine de ce train… tiens ! voici justement des potiches du Japon. Ce grand carré blanc, c’est peut-être une banquise… un ours blanc ! Quelle sale bête, et dire que des femmes aiment à marcher là-dessus ! Heureusement que moi je suis sur un bateau. Ah ! ça sent le musc. Y aurait-il des alligators, à présent ? Le crocodile sent le musc, dit-on ! Il a un fier toupet, l’alligator, de longer mon bateau. Attends, mon vieux, je vais t’appuyer une conduite… »

Il dresse un bras et le décor s’écroule dans le fracas de porcelaine d’une grande potiche brisée d’un coup de poing.

Lucien se renverse de l’autre côté. Maintenant délivré du souci de ce crocodile, son bateau reprend la mer à toutes voiles, il s’élance sur les tapis de fourrures, les corbeilles de fleurs, et la cime de l’arbre qui est un palmier en caisse, orné d’une écharpe de soierie. Il bondit d’un fauteuil à l’autre, danse sur la pointe des objets de verre sans les casser et traverse les abat-jour des lampes sans éteindre les flammes.

Au vent du large, les cordages de la mâture battent furieusement contre ses tempes. Il ferme les yeux pour ne pas avoir le vertige. Ah ! tout n’est pas simple dans le métier de capitaine de vaisseau. La tempête augmente. Il n’a pas le mal de mer parce que son estomac est capable d’avaler le flux entier d’un océan de champagne sans en rendre le reflux, mais il est de mieux en mieux, tellement qu’il fait sauter les boutons de sa tunique de capitaine.

« Si ça se gâte, tout le monde à l’eau ! » commande-t-il d’une voix extraordinaire.

Et il continue tranquillement à se déshabiller.

La bonne, effrayée, est allée prévenir sa maîtresse.

Manon est sur le point de sortir. Elle n’attend plus personne et veut faire un tour du côté des Variétés, entrer un instant dans sa loge, lever un vieil habitué, jamais en forme, le voyeur de ses soirs de spleen, qui, pour le louis du principe, tâtera ses jarretières en lui parlant du cours de la rente.

Elle bâille en se maquillant, et songeant que ce petit homme brun dont elle a eu envie parce que sa lettre et son portrait se trouvaient drôles n’est qu’un de ces loustics de caserne, capables de tout excepté d’un béguin sérieux. Ça l’amuserait cependant, elle, la grande horizontale, le vin bouché de bonne marque, d’être une fois dégustée par l’inconnu total d’une lèvre fraîche.

« Madame, il est saoul ! » s’écrie la bonne scandalisée.

Manon bondit, lâche la poudre et le fard. Elle ramasse ses jupes comme une petite qui va sauter à la corde ; elle court, renversant des meubles, se jette dans le salon et s’arrête dans un éclat de rire.

« Mais il dort, ce chéri ! »

Il ne dort que d’un œil. Il rêve qu’en vue d’une île verte son bateau stoppe brusquement. Il est au port. Tous les passagers ont péri, car il les a jetés, un à un, au crocodile pour s’en débarrasser. Le dernier hurlait comme un simple âne, et, selon l’usage, il lui a fichu un coup d’aviron sur la tête afin de l’étourdir et de le mieux sauver ensuite, les noyés ne pouvant s’aisément repêcher que déjà morts. Une seconde potiche ayant éclaté, il a ouvert les deux yeux.

Manon se tord.

« C’est que c’est vrai ! Il est complètement saoul ! »

Elle marche sur les débris de porcelaines et elle les piétine joyeusement.

À la bonne heure ! C’est pas du toc ! Il se croit dans une maison de tolérance, le gosse, et elle est décidée à tout tolérer. Elle l’admire, s’avoue que c’est bien ce qu’elle attendait.

« Il a l’air d’un enfant. Il est mignon. Chéri ! Voulez-vous faire un peu risette à votre mère ! »

Elle est à genoux. Lui, subitement dégrisé, se lève. Comment est il venu dans ce salon ? Pourquoi ces potiches brisées ? Et cette femme qui le regarde, par terre, toute vêtue de dentelles ? Mais c’est Manon, la célèbre Manon, la grande grue ! Manon dont les nuits coûtent cinquante louis… et l’obsession de l’escalier lui revient, il bredouille :

« Cinquante et une marches ! nom de… — j’y suis ! »

Puis, très réservé, sur un ton d’homme qui sait son monde :

« Excusez-moi, chère madame, j’ai un mal de plafond… vous ne pouvez pas vous faire une idée de ça. J’ai dîné avec des amis qui partaient pour la Crète, et alors (sourire confidentiel) on a bu à la santé des Turcs ! J’aurais pas dû venir. »

Il se sent idiot et, en même temps, la poitrine d’un libre… oh ! d’un libre… en effet, sa chemise est ouverte, un air tiède le caresse, ça le chatouille comme des plumes.

Manon reprend tout de suite sa grande allure de princesse du trottoir. Elle joue à l’intimider, se relève aussi, très mondaine :

« Je comprends ! Une tasse de thé vous remettra. Moi, je ne vous attendais plus, j’allais sortir. »

Sortir, dans ce costume ! Il est un peu interdit. Elle est vêtue d’un peignoir transparent, garni de valenciennes rousses comme ses cheveux. Fichtre ! Un genre d’uniforme pas banal. On en voit de pareils dans Fin-de-Siècle, Don Juan, la Vie parisienne…, et tous les sales journaux à filles décolletées lui remontent au cerveau. Il a horreur de ces imageries où pour deux sous on s’offre des noces à z’yeux que veux-tu, qui vous laissent pour un million plus altéré. Par contenance, il reboutonne son vêtement et murmure d’un ton rageur :

« J’ai eu tort de venir avec des pantalons rouges, n’est-ce pas ?

— Mais non. j’adore les petits soldats, je vous assura. Comment diable avez-vous fait pour atteindre la toise ? »

Il reste immobile, appuyé au fauteuil, saisi d’une crainte peu à peu devenue colère. Eh bien, quoi ? Il a la taille et elle l’embête avec ses manières ! Il a déjà payé sa photo dix sous et il est prêt à solder l’original en billets de banque, puisqu’elle ne marche pas sans cette formalité. S’il a eu l’idée singulière de s’offrir cette poupée, aux grands étalages parisiens, c’est histoire de se prouver que ce n’est que ça une femme chic. Et il a des besoins de le lui dire brutalement :

« Madame… Ah ! zut !… ne me regardez donc pas comme ça ! Je suis Breton et je n’ai guère de patience… Si vous ne valez pas mieux qu’une autre, je le saurai bien tout à l’heure ! Ne m’envoyez pas à la balançoire… J’ai la somme. »

Et d’un geste qu’il sent très calme, il cherche son portefeuille.

Manon le considère, dans l’ébahissement effrayé de cet aplomb. Il a bien vingt et un ans. Un fils de famille provincial et rustre, élevé dans des prairies salées, comme les petits moutons entêtés dont la laine noire saute aux pointes des falaises du Finistère. Mais la sombre largeur de ses yeux est pleine des choses inquiétantes attestatrices de la race dont on fait les déserteurs ou les assassins ; la race à coup sûr, de ces aventuriers écumeurs des océans de jadis, qui, lorsque la vague leur apportait le naufrage d une ceinture d’or, achevaient le naufragé pour avoir la ceinture. Rien qu’à la façon dont il règle la question d’argent, on devine que son père doit être un honorable notaire de campagne, descendant d’une bonne noblesse de bandits.

Manon hésite. Elle devrait le mettre à la porte. Ce serait plus prudent. Il a cassé les potiches du prince Korisky, des vieux cloisonnés dont les morceaux se revendraient bien encore cinq louis, l’un dans l’autre. En supposant qu’elle marche pour le même prix, elle y perd toute la différence des cloisonnés entiers.

Par une habitude juive de supputer mentalement les bénéfices d’une aventure, elle fait une balance entre les yeux du jeune homme et l’éclat des tessons qui jonchent son tapis. Seulement, elle a le grand défaut de ne pas être juive ; elle se baigne souvent et aime quelquefois ; elle va marcher malgré elle, sans se l’avouer, sans lui répondre.

Elle sonne pour avoir le thé promis.

La bonne entre et apporte un plateau. Lucien respire, tout en se mordant les lèvres pour ne pas dire une bêtise.

Ils s’asseyent.

manon (souriant).

Un peu chaud, pas ?

lucien

Oui, tout de même ! (Il pense :) Diable, je ne peux plus sortir de ma tasse, j’ai l’air d’une moule, je regrette bien d’être venu sur la tête ! Elle doit me trouver d’un crétin…

manon

On vous fait beaucoup travailler au régiment ? J’ai entendu dire que les caporaux étaient très durs pour les jeunes soldats.

lucien

Moi, je ne fiche absolument rien, et c’est mon caporal qui astique mes boutons quand je me promène.

(Il pense :)

Pourquoi diable que je lui colle cette blague ? Je n’en sortirai jamais : je continue à perdre la boule… Mais elle a l’air trop chic, ça commence à me la couper ! Voyons ! Passons au kummel (Il prend un flacon au hasard). Vous permettez, madame ? c’est pour le refroidir.

(Il se verse la moitié du flacon.)
manon (doucement).

Vous savez qu’il n’y a plus de potiches ?

lucien

Ça m’est égal, je ne tiens pas du tout à casser des potiches toute la nuit, moi !

manon

Espérons-le ! Alors, vous êtes Breton ?

lucien (rageant).

Je vous l’ai déjà dit. Est-ce que ça vous gêne ?

manon

La Bretagne est un pays superbe.

lucien

Vous vous moquez bien de la Bretagne et des Bretons par-dessus le marché, je suppose.

manon (ôtant ses bagues et jouant avec).

Je ne me moque pas de vous puisque… — Es-tu bête !

lucien (osant se rapprocher).

Non, je ne suis pas bête et la preuve c’est que je suis resté… malgré que j’avais une fière envie de me…

(Comme en rêve :)

Alors, c’est vrai que c’est vous… et que c’est moi ?

manon (jetant ses bagues dans la tasse du jeune homme).

Je n’en sais rien. Quelle idée de m’écrire cette lettre. Ne bois pas ce thé, il est plein de liqueur, tu as mis de l’anisette dedans… tu vas rendre l’âme !

lucien (repoussant la tasse).

Je ne mange pas de ce pain-là, en effet. Pourquoi veux-tu faire fondre tes bagues main tenant ?

(S’attendrissant.)

Est-ce que c’est vrai, dis, que tu as un tiroir tout rempli de saletés qui servent aux vieux messieurs ? Un de mes amis, journaliste, m’a raconté ça… Et puis, le Russe, tu sais, l’officier russe qui t’a donné le collier de sa femme, un collier de vingt mille roubles ? L’autre jour on prétendait qu’il était resté à Paris ? Et ta perruque de fils d’or ? Et tes tutus en Émilienne… Non, en valenciennes d’Alençon ? Ah ! ils en font des blagues sur tes dessous, tes dessus et tes à côté ! Je viens pour tout voir, parce que je crois que ça en vaut la peine. Je me suis dit : « Si je m’en paie soixante-dix à quarante sous pièce, durant mon existence, ça sera le même prix qu’une seule vraiment épatante… alors j’aime mieux l’épatante, c’est-à-dire soixante-dix d’un coup… tu comprends !

manon (rêveuse).

Je comprends… tu ne m’aimes pas ?

lucien (se tordant).

Elle est bien bonne… Je suis de la classe, mais je ne veux toujours pas t’épouser, ma petite. (Il reprend son sérieux). Est-ce que j’ai l’air d’un homme saoul ? Tu me montreras le tiroir, dis, le tiroir aux vieux messieurs ?

manon (les yeux fixes).

Oui, si tu m’amuses.

lucien (philosophe).

Un Breton, ça n’amuse pas les filles, ma vieille !

manon

Et si je te mets à la porte.

lucien

Puisque j’ai la somme !

(Il lui donne un coup de coude, l’air malin.)

Fais pas ta bête, t’en as plus envie que moi, maintenant que tu me connais !

manon (très digne).

Vous oubliez les domestiques, cher monsieur.

lucien (se mettant debout péniblement).

De quoi ? tes larbins, et de la pose avec Bibi ! Non, finis cette musique ou je te rosse comme tes sales chinoiseries du Japon. Il est dix heures, ira petite. Faut qu’à minuit je me défile. J’ai pas l’idée de faire de la boîte pour tes quinquets, tout de même… D’abord, moi, le thé ça me tourne le cœur… et je te défends d’en sucer devant ma personne… il y a mieux à boire. Tiens, voilà les cinq cents balles en question.

(Il jette des billets de banque sur la table à thé.)

Mais, je te préviens, j’en veux pour mon argent. Il me faut le grand jeu, tout le tiroir, quoi ! Dépêchons-nous !

manon (pouffant).

Non, ce qu’il est drôle. J’ai jamais vu ça ! Et ça n’est pas du toc… il marche très bien… il marche dans les grands prix… comme un miché de la haute… et il est encore pas sec derrière les oreilles… Voyons, bébé, te fâche pas… pour tout le tiroir, il faudrait jusqu’à demain matin, sans blague. (Elle le prend à bras-le-corps.) Tu es donc enragé, dis ?

lucien, (furieux).

Je te défends de m’embrasser sur la bouche… parce que… (Il larmoie.) parce que j’ai une fiancée, là…

(Plus mollement.)

Alors, si c’est toi qui es saoule… ce ne sera pas de ma faute.

(D’un accent de plus en plus étouffé.)

Pas d’erreur, c’est elle qui est saoule… Je savais bien, moi je suis jamais gris…

(Long silence pendant lequel des bougies s’éteignent les unes après les autres. On entend tout à coup sonner minuit.)
lucien (d’une voix très lointaine, du fond de la chambre à coucher).

Dix, onze, douze, ça y est ! Je ferai de la boîte… et puis, tu sais, si le caporal n’est pas content, je lui f… mon poing dans la figure !…

III

Chez la Vieille Dame

Il faut réjouir les vieillards.


« Ah ça ! me prenez-vous pour Mme Putiphar ? Si j’avais envie de ces choses, je pourrais descendre dans la rue, vers le boucher du coin. Mais je ne suis pas une Messaline. » (Page 66.)

III

chez la vieille dame



La vieille dame est vieille, comme son nom l’indique ; des statues d’elle, il y a un demi-siècle, quand on la proclamait, par des préfaces célèbres, dans tout l’éclat de sa beauté, attestent que le sens du mot beauté oscille, d’un pôle à l’autre, avec les âges.

Elle supplée aux grâces absentes, qu’il est courtois de supposer défuntes, par l’imprévu de sa conversation, qui a fourni intarissablement de « cuirs » le Buste d’E. About et la Grande Marnière de G. Ohnet. Ses plus récents sont : la Picuite et Héliobocage.

Ayant su les vingt ans de Lucien, elle alla, dans un café, vers sa chair fraîche et l’invita aux thés solitaires de son entresol, l’informant qu’il y avait douze marches à monter.

Lui s’étant naturellement gardé de venir, elle offrit de lui prêter un curieux livre.

Lui n’ayant point désiré lire, au bout de quatre mois, quand il le déterra de la poussière pour le lui renvoyer, il chut d’entre les feuillets cette épître, dont nous rétablissons l’orthographe et la ponctuation afin seulement de la rendre moins illisible :

TUA RES AGITUR
« Suis-je Amour ou Phebus ? Lusignan ou Byron ?

« Mon front est rouge encor du baiser de la reine.


« Je détiens un pouvoir, plus grand que tous les autres, qui les contient tous, occulte et inconnu.

« Le veux-tu ?

« Je possède les clefs d’or qui ouvrent les portes d’ivoire du royaume des songes. Comme Perséphone, qui tisse dans un voile les vies des humanités futures, je ferai défiler sous tes yeux toutes les images. Les symboles prendront corps, ils deviendront vivants dans ta pensée, ils peupleront un peuple merveilleux, inaccessible aux hommes.

« Les veux-tu ?

« Par mon action sur toi, les idées se presseront en foule à ton cerveau, les formes s’animeront et nous ferons un cortège, comme nul dictateur n’en eut jamais.

« Viens, nous règnerons sur un peuple créé par nous, d’un pouvoir incontesté.

« Toutes les puissantes intelligences qui arrachèrent aux causes une partie de leur secret ont travaillé pour nous.

« Nous serons le merveilleux aboutissement de tous ces révélateurs et leurs prodigieux enfants.

« C’est pour nous que les Troyens périrent pour conserver Hélène — la beauté ; — que les Romains soumirent les Barbares — la force brutale ; — que les Indous, par des siècles de méditations, découvrirent le Nirvâna ; que les religions anciennes divinisèrent les planètes.

« C’est pour nous que l’Assyrie éleva ses monuments et que ses peuples s’entrechoquèrent dans de fougueuses mêlées — pour que nous ayons le souvenir des chevauchées guerrières.

« C’est pour nous que les hommes se mesurèrent dans de mémorables combats — pour nous en laisser le souvenir.

« C’est pour la sauvegarde du futur que les croyances luttèrent contre les forces, et que Juan d’Autriche vainquit à Lépante.

« Viens, voilà que le monde se fait vieux et qu’il se prépare au sommeil ; il a produit tout ce qu’il contenait d’efforts. Les poètes ont épuisé toutes leurs comparaisons et les savants toutes leurs recherches.

« Viens, notre temps s’approche. L’heure de toutes les dominations terrestres est passée. Les conquérants n’ont plus rien à faire, car nous savons que rien d’humain ne vaut la peine d’être conquis.

« Les analystes ont démontré que les miracles étaient hallucinations et que le merveilleux s’enfermait dans un lobe cérébral.

« Mais les philosophes ont affirmé que la volonté était le levier magique, et que l’idée créait l’acte.

« Viens donc : par notre souverain vouloir nous serons les tout-puissants de ce monde. Toutes les œuvres de l’esprit seront notre magnifique trophée ; nous les réaliserons en nous-mêmes. Nous serons les héros chantés par les poètes, les dominateurs conservés par l’histoire, les conquérants acclamés par les guerriers. Nous serons jeunes et impérissables, nous aurons toutes les fleurs, tous les fruits, tous les parfums, toutes les essences.

« Viens ! les élans de mon être se précipitent vers toi, comme d’ardents coursiers que le cavalier peut à peine retenir, et qui vont bientôt l’emporter d’un galop furieux à travers le fleuve des désirs.

« Viens, j’entends s’approcher les fanfares des marches triomphales ; nous monterons vivants au Walhal. Au lieu d’hydromel je te verserai l’extase, je te donnerai les joies de la pensée.

« Viens, nul ne pourrait s’égaler à moi. Je connais le désespoir d’Orphée et le déchirement de ses plaintes. Le vautour cessera de dévorer Prométhée, et Pygmalion n’essaiera plus d’animer une ombre vaine.

« Viens, je te donnerai le temps et l’éternité, je connais le secret de l’au-delà, tu n’imploreras pas inutilement des dieux sourds, et tu ne briseras pas ton rêve aux bornes du possible.

« Viens, et tu régneras ; viens, que je t’emporte dans les espaces sans bornes. J’ai capté toutes les Chimères, je te donnerai un songe sans fin.

« Mes bras sont assez forts pour te porter, mon cœur assez vaillant pour te soutenir, mon esprit assez puissant pour t’initier.

« Je t’ai préparé une incomparable demeure ; mais seule j’en peux ouvrir l’entrée. En vain, pour saisir les secrets de la vie, pâlirais-tu comme Faust sur des grimoires, elle resterait impénétrable, tu chercherais sans succès dans les livres ce qu’ils ne contiennent pas. Je te donnerai l’absolu par la suprême communion de l’intelligence. Je te ferai concevoir l’immortel chef-d’œuvre qui frappe à la porte de ton entendement, pour que tu te laisses pénétrer par lui.

« Comme la déesse parcourant la terre, je t’ai cherché pour te donner l’heure unique, la treizième, celle que je suis moi même, qui n’existe pas pour les autres humains.

« Viens, et tu ajouteras la page nouvelle au livre de l’Esprit. Je réveillerai dans ta mémoire le souvenir de tout ce qui a vécu, je te donnerai la conscience absolue de l’Univers, je ferai descendre en toi l’âme divine, je te ferai franchir l’abîme qui en sépare l’homme.

« Viens, tu seras le Triomphateur si tu sais comprendre et oser.

« La Vieille Dame. »

Puis la vieille dame adressa à Lucien, coup sur coup, dans la même journée, les cartes-télégrammes suivantes :


« Samedi 15 septembre 18.., 9 h. 15.

« Si vous recevez ce mot en temps utile, voulez-vous venir tout à l’heure, vers dix heures un quart ? (pas avant, s. v. p.) En vertu de cette loi qui veut que la même idée, si elle se présente, ne se présente pas deux fois de suite, je ne voudrais pas être la cause de la perte d’aucune.

« L. V. D. »

« Si vous ne receviez pas ceci ce matin, à demain dimanche, vers quatre heures et demie. »


« Samedi 15 septembre 18.., 11 heures.

« Est-ce que la dépêche que je vous ai envoyé[sic] ce matin vous est parvenue ?

« Comme je voudrais bien le savoir, je vous prierais, si vous recevez celle-là, de bien vouloir venir me voir, ce tantôt, vers quatre heures (je dis quatre heures, comme dans les constats d’huissiers).

« Je m’excuse sur cette orgie de correspondance, absoluement[sic] accidentelle.

« L. V. D. »

« Samedi 15 septembre 18.., 2 h. 1/2.

« Il me semblerait bien dur de ne pas vous voir aujourd’hui. Voulez-vous venir vers quatre heures (pas avant) ? Nous causerons, et si je suis obligée de sortir, n’ayant pu faire tout ce que je dois dans la journée, vous vous résignerez à m’accompagner, n’est-ce pas ?

« L. V. D. »

Lucien, rentrant chez soi à minuit, trouva enfin ce mot au crayon dans sa serrure : « Six heures. Suis venue trois fois. N’était-il pas convenu que vous viendriez ? Je repasserai encore dans une demie-heure[sic] à peu près…

« L. V. D. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’entresol de la vieille dame. Après douze marches au fond d’une cour et trois trous dans la porte pour espionner les visiteurs. Aux murs, multitude d’éventails japonais, qu’elle dit peints par elle-même, et de vieux galons. Bronzes et plâtres (plusieurs exemplaires de chaque) d’après la vieille dame, jadis. Piano. Elle chantait quand Lucien est arrivé, et la dissonance des miaulements dégoulinait dans la cour. Il la complimente, naturellement, et elle répond :

« Oui, je n’ai pas une voix ordinaire. »

Divans préparés avec des draps qui depassent dans les coins. Grand fauteuil d’osier qui grince, d’où la vieille dame parle, en corrigeant son haleine par la périodicité d’immenses pastilles de menthe. Rideaux rouges fermés. Lampes à essence, à verres rouges. Au fond, on découvre un cabinet de toilette, avec cuvettes, peignoirs fendus, babouches, éponges, etc., etc.

la vieille dame

J’ai changé devant vous cinq fois de robe, et vous n’avez pas regardé. J’ai des robes fendues sur le côté, afin qu’on aperçoive dessous mes caleçons jaunes, et il suffit de défaire une seule agrafe pour que s’évanouisse toute la robe. Et je les ai fait construire spécialement pour l’adultère.

« Je ne me lave jamais, sinon avec de la vaseline. Je l’achète à bas prix chez un pharmacien suburbain, lequel me fournit aussi de pommade anti-herpétique.

« Ces soins m’ont permis de conserver la finesse de ma peau. Oh ! ne me regardez pas ainsi à la lumière. Ce ne sont que de petits boutons rouges.

« Contemplez plutôt mes bijoux. J’ai un très grand nombre de pierreries que j’ai acquises au Temple…

(Lucien regarde distraitement les bagues qu’elle porte à sa main droite, une émeraude au centre de diamants, et deux alliances « mains jointes » très anciennes.)
la vieille dame

J’ai une telle habitude des pierres que je ne les ai payées chacune que cinquante centimes. Il est vrai que ce sont des pierres fausses. Mais les pierres fausses ont des reflets que n’ont pas les vraies.

« J’ai d’ailleurs aussi des pierres vraies. J’ai découvert un petit horloger qui détenait tout un lot d’inestimables gemmes. Et je lui ai acheté en un seul jour pour dix francs de pierres précieuses.

« J’ai également en quantité dans mes placards de vieilles étoffes et vieux galons qui viennent aussi du Temple.

« Je vous donnerai ma photographie en Pallas Athéné, la main droite sur une lance, prise au Bon Marché. Je vous donnerais bien aussi ma lance, mais chez vous elle ferait tache.

lucien

Vous avez raison, Madame.

la vieille dame

C’est excessivement sale chez vous, il y a des meubles beaucoup trop en bois, qui ne sont pas pas faits pour l’adultère, et qu’on ne brosse jamais. Je m’occuperai de cela. Il faudra que vous me donniez une clé de chez vous.

lucien

Je n’ai qu’une clé de chez moi, Madame.

la vieille dame

Je viendrai tous les matins, et je disposerai un chiffon de laine, percé d’un trou, autour d’un balai, pour ôter la poussière dans les coins.

lucien

Je relis l’Éloge de la poussière.

la vieille dame

J’espère que je pourrai venir chez vous à toute heure sans y rencontrer de Mimi Pinson.

lucien

Je ne sais pas bien qui est cette dame. Il y a très longtemps que je n’ai lu Murger.

la vieille dame

Ah ! si les jeunes gens ne connaissaient que moi, ils s’épargneraient bien des occasions de dépenses et des risques de maladies honteuses ! Je calmerai vos excitations sans ces dangers abominables.

lucien

Je ne suis pas excité du tout ! (À part.) Vieux dromadaire !

la vieille dame, (Dans sa pose favorite, quand elle médite ou s’impatiente, elle rejette la tête en arrière et fait aller son pied, d’un geste de machine à coudre.)

Ah çà ! me prenez-vous pour Mme Putiphar ? Si j’avais vraiment envie de ces choses, je pourrais descendre dans la rue, vers le boucher du coin. Mais je ne suis pas une Messaline. J’ai eu l’univers à mes pieds, en la personne du générai Mitron. Si j’avais voulu, il aurait été dictateur et moi reine de France. Quand j’ôte mes cheveux, reconnaissez-vous le profil bourbonien ?

« Mais je suis naturellement chaste, et il y a si longtemps que ça ne m’est arrivé, que c’est tout à fait comme si j’étais vierge.

lucien

Mais, si je suis indiscret, et Monsieur Le Vieux Daim[1] ?

la vieille dame

Oh ! Je vous en supplie, jetons un voile… C’est même pour cette excessive chasteté qu’on m’enferme tous les cinq ans. Nymphomanie, dit-on à Sainte-Anne. J’y ai encore été cette année, par les soins du docteur Sible et de mon cousin Demandrille, après avoir chanté Orphée sur le trottoir et jeté par ma fenêtre beaucoup de mes bronzes précieux. Vous ne savez pas ce que c’est que quarante-huit heures de camisole de force… C’est pour cela que je ne peux légalement me marier… mais…

lucien

« Je ne veux rien faire, moi, je suis fatigué, bien sûr ![2] »

la vieille dame

Si vous restez sur votre rocher, il faut bien que je vienne à vous.

(Elle frotte son menton hérissé sur les genoux de Lucien.)

« On dit que, dans des maisons, des femmes ont des complaisances qui sont très extraordinaires… Voulez-vous que je dépose dans un verre d’eau mon râtelier, pour prolonger dans tout mon palais la douceur de mes lèvres…

(Lucien s’est endormi sur le divan. La Vieille Dame, furieuse, fait aller son pied, comme ci-dessus, puis marche, en faisant le plus de bruit possible, par la chambre.)

Vous n’êtes pas chez une fille !

(Elle porte la main à la visière frisée de ses cheveux jaunes, qu’elle arrache et jette sur la table, dénudant l’obliquité fuyante de son front déprimé. Elle souffle les lampes rouges, qui fument, ouvre la fenêtre. Lucien se réveille dans le jour puant rentré de la petite cour, voit le masque horrible, et que la Vieille Dame range divers ustensiles qu’on ne peut pas dire et qui n’ont pas servi.)

IV

Chez la Grande Dame

« Oui, » dit Pécuchet


« Oui, Madame, » déclarent ses yeux, se levant à leur tour, malgré lui. (Page 80.)

IV

chez la grande dame



Assis tous les deux sur un S en moire vieux vert-mort, il regarde son profil et elle peut étudier le sien, mais a l’air de ne rien saisir.

la duchesse (d’une voix se faisant plus lente).

« Oui. nous irons chez le ministre. Je crois que nous vous tirerons de ce mauvais pas. »

(Silence.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est très embêté par sa position : jambes allongées, buste mi-incliné, coude appuyé sur le centre de l’S, dont le bois Louis XV lui entre dans la chair.

Il donnerait un louis, et même quinze, pour que ça cesse ou que la duchesse fiche le camp. Son oncle a eu là une bien bonne idée ! Cette femme ne le tirera de rien du tout. Elle a une de ces têtes de poupées de coiffeur qui ne tournent que lorsqu’il y a un ressort dedans. Elle parle toutes les fois qu’elle n’a rien à dire et il a remarqué que, durant sa dernière visite, elle faisait exprès de se taire.

Ensuite, il se sent mal habillé : son pantalon colle trop, son veston pas assez et il a une chemise qui coupe. Ses bottines sont bien, par exemple ; il a eu soin de les briser avant de les mettre. Les pieds sont encore mieux… Mais comment diable cette femme en bois, en bois Louis XV, verrait-elle qu’il a des pieds très bien, elle qui ne regarde jamais qu’au plafond et avec l’air de ne rien voir !

Il est si embêté qu’il se décide à croiser la jambe.

Situation encore plus absurde. Il semble faire la cour à sa voisine, se déployer en quelques mouvements libertins, démonstrateurs de la souplesse de ses membres, et alors… il se passe des choses étranges.

Est-ce l’atmosphère un peu lourde de ce grand salon chauffé par l’haleine brûlante de bouches au parfum d’iris, cette demi-teinte des étoffes vert-mort aux allures de grandes feuilles lointaines et mouillées, ce silence profond qui fait songer que l’on pourrait dormir, et l’on dort déjà puisque l’on songe ; cette angoisse de l’attente d’on ne sait plus quoi qui ne doit pas venir ; mais Lucien est empoigné par l’octuple bras de la pieuvre de la volupté.

D’abord, c’est des petits frissons au bout des doigts, sous la clarté du gant et sa caresse étroite sur la paume, c’est des chatouilles le long des jambes : il avait les fourmis, maintenant il a des souris. Elles montent, grimpent, et ce devient intolérablement idiot. Sans explication possible. Si on causait de quelque chose de drôle ? Point ! La duchesse a l’aspect d’une femme de plus en plus on bois.

Il la regarde avec désespoir. C’est bien sûr pas de là que lui arrivent les mystérieuses invites. Elle est droite, vêtue de drap foncé, comme un homme ; une jupe longue presque sans pli, une jaquette tout unie s’ouvrant sur un gilet de soie blanche, militairement boutonné.

La tête s’accuse là-dessus dure et haute, aux cheveux lissés en arrière, tordus nettement comme un casque d’acier brun. Elle a la peau un peu piquée de son, sans poudre et sans fard, des rides fines tissent leur toile d’araignée aux coins de ses yeux, vagues et inaptes à voir un cheval sans microscope.

Elle ne dit rien, ne rêve pas, a l’air fort calme. Ses mains tiennent un mouchoir.

Lucien commence à se désespérer parce que… enfin, il a une peur effroyable que cela s’aperçoive.

Il essaye de corriger sa pose, il rectifie la ligne, mais la ligne… ça ne se rectifie pas vite. Il est hypnotisé par ce mouchoir qu’elle tient, qui doit sentir l’iris ambré comme tout le reste, un parfum discret, de bon goût.

Il se mord les lèvres, tâche de penser à autre chose :

« Elle a bien quarante ans, la duchesse. »

Au fond, ce lui est égal. Son mouchoir a l’air si jeune ! Un mouchoir de fillette, un petit carré de batiste garni d’un point à jour, sans plus.

« Quel imbécile je fais ! Si je pouvais me flanquer des claques ! »

Après tout, il ne lui manque pas de respect, à cette grande femme immobile. Est-ce que c’est sa faute s’il a des idées… pour un mouchoir ?

Il respire, s’étire, et il est de plus en plus gêné. Se lever ? Il n’oserait pour toutes les positions sociales ! Vraiment il ne se lèvera pas…

Les immenses fenêtres du salon le contemplent de leurs vitres vides. Les vitres, dans cet hôtel, sont sans rideaux, mais en cristal tellement limpide qu’elles font l’effet de larges diamants ; et des branches secouent leurs fleurs derrière leur pureté pâle.

« Est-ce qu’elle va me garder à dîner ? »

La duchesse est toujours grave. Elle doit penser aux malheurs des enfants moralement abandonnés qu’elle protège, en séance solennelle tous Les premiers lundis du mois. Elle se tourne un peu.

« Le ressort ? » songe Lucien espérant la douche glaciale de la cécité de ce regard.

Il se remémore les plats de son déjeuner, chez Foyot. avec son oncle Georges. Pas folichon, l’oncle Georges !… Il a mangé des côtelettes de veau en papillotes sur des épinards au jus… Franchement, il n’y a pas de quoi s’emporter. Un vin fort honorable et du café sans liqueur, parce que l’oncle n’aime pas à troubler l’odeur du moka.

Et puis, là, il est bien bon de se demander pourquoi il est dans cet état… c’est son état normal.

« Oui. Madame, » déclarent ses yeux, se levant à leur tour, malgré lui.

Elle a un sourire très bon, de plus en plus calme.

« C’est ton duc, ma chère, qui devait s’amuser ! » gronde intérieurement le jeune homme.

Pourtant, de beaux restes, des mains divines et la taille comme une hampe de drapeau. Non, elle n’est fichtre pas laide. Ses prunelles de bizarre métal s’éclairent de phosphore. Elle doit faire plier les jarrets des chevaux qu’elle monte, sans efforts.

« Vous dînez avec moi, cher Monsieur ? » dit-elle enfin, de son ton un peu sec, lui donnant un ordre bien plus qu’elle ne le prie.

Lucien bafouille, rougit et sent que son « normal » état empire. Il est complètement à la merci de cette grande femme-là, c’est certain. Qu’elle se doute, une seconde, des… sentiments irrespectueux qui l’animent et il est fichu. Plus de position sociale, plus de protection ; elle le renvoie à ses casernes.

Il a l’envie baroque de bondir par la chambre comme un clown et de jurer comme douze charretiers. Oui, marcher sur la tête, démolir une cloison, et la violer… tout lui serait possible, excepté cependant de rentrer en lui-même.

« Vous me comblez, madame la duchesse ! » répond-il froidement.

Elle sourit de nouveau, de ses dents d’une blancheur égale à celle du mouchoir, et qui le torture. Elle a l’air d’un homme, d’un général, passeur d’inspection, qui va le mordre.

« Bête fauve, bête brute, bête grand-ducale ! s’exclame Lucien en dedans. Si tu savais… Mais tu ne sais pas… Je parie qu’on va dire les grâces, à ton dîner. Merci bien ! Je me trotte… Le Chabanais n’est pas loin, heureusement ! Non, elle en a une santé, celle-là ! Je le connais ton dîner ! Il y aura le nonce et la lectrice ! Je crois qu’entre les deux, j’aimerais mieux faire du pied au nonce ! Une lectrice anglaise qui a les deux pelles en défense d’éléphant !… Je t’en donne ! »

Lucien se lève. Il est au bout de son rouleau. Ses yeux flambent et il cherche une défaite polie.

« Madame… »

Il ne trouve rien, mais il s’approche, la grande femme est toujours immobile sur l’S. de moire vieux-vert. Elle a mis son menton dans sa main. Elle ressemble au sphinx couronné de Moreau.

« Madame, j’oubliais de vous avouer que…*

Elle rit, muettement ; ses prunelles bleu d’acier le guettent, en dessous. Il a envie de crier, de rugir, il est hypnotisé par ce regard de volonté féroce. Il y va, traîné comme par une poigne ; il tombe à genoux, il se cache le visage, il pleurerait s’il n’avait pas la terreur d’être à jamais ridicule. Sa pauvre face toute convulsée s’enfouit dans le mouchoir, le petit mouchoir, blanc et nu comme de la chair.

« …Que je vous aime ! » balbutie-t il, lâchant ce mensonge pour expier la sauvagerie de son attaque.

Et il sent les bras de la duchesse qui se lient nerveusement autour de ses épaules, deux souples tentacules de pieuvre, pendant qu’elle murmure, les lèvres sur son oreille, puis sur sa bouche, afin de la clore :

« L’impertinence, mon cher, ce n’est pas de le prouver, c’est d’oser le dire ! »

V

Chez la Petite Cousine


Tu comprends, moi, j’y fourrais mes doigts tout le temps, alors, ça devait finir par le décrocher. (Page 92.)

I

chez la petite cousine



On est dans la serre. Le cousin est venu vers deux heures, l’heure de la leçon de piano, espérant ne pas la rencontrer ; mais Margot (quelle veine !) a congé inexplicablement, et elle se dresse, tout à coup, au détour d’une corbeille de lycopodes.

Margot est entre dix et onze ans, le ziste et le zeste de l’innocence ; elle va faire prochainement sa première communion, elle est fort bien élevée, mais depuis que le grand cousin fréquente la maison de son oncle Georges, elle copie ses meilleures manières, tout en le tapant de sous neufs.

Margot est brune, maigre comme un âge ingrat, elle joue déjà des sonates et ne déteste pas qu’on la chatouille sur la nuque. On hésite un peu à leur laisser essayer du tandem.

margot (se précipitant au cou du grand cousin).

Tu ne sais pas, Lucien ? J’ai un enfant…

lucien (sans aucune émotion).

Fais voir ! Un singe, un chat, un lapin ou une poupée ?

margot (malicieuse).

Non, un vrai enfant… Un enfant sorti de moi… et j’ai diablement souffert, va, pour t’avoir ! Il a fallu des instruments, j’étais toute grosse… une joue comme ça, mon vieux… Hein ! Tu es épaté ?

lucien (cherchant une contenance).

Un peu, tout de même ! (Il tourne autour de la petite fille.) Je ne saisis pas très bien le sel de cette délicate plaisanterie, Margot ! Si ta mère nous écoute… nous sommes propres…

margot

Maman, elle est au salon avec mon accoucheur et y a pas de danger qu’elle rapplique ! Elle lui règle sa note, mon vieux ! Quand à papa… il s’est fichu le camp parce que ça l’embêtait de m’entendre gueuler.

lucien (très digne).

Gueuler ? Tu parles !

margot (mettant son bras sous celui de son cousin).

Est-ce que ça se voit beaucoup que j’en ai eu un ?

lucien (louchant).

Heu ! heu !…

margot (confidentielle).

Il a mis vingt minutes pour se tirer, mon vieux ! j’en pouvais plus, là !

lucien

!…

margot (fort sérieuse).

J’ai senti, hier soir, que ce serait pour aujourd’hui : ça remuait… comme un polichinelle dans un simple tiroir ! Tu comprends, moi, j’y fourrais mes doigts tout le temps, alors, ça devait finir par le décrocher.

lucien (les yeux au ciel).

Je te crois !

margot

D’abord, on voulait me faire dormir… Moi j’ai pas voulu. J’y ai dit : « Ce que vous me prenez pour une chiffe ? » Je savais que maman, pour la naissance de Jules, elle avait refusé net, rapport à ses névralgies. Moi, j’ai pas de névralgies, mais, j’en aurai plus tard, faut toujours prendre ses précautions. J’ai donc pas marché du tout et il a rengaîné son tube, le bonhomme. Je vais te raconter toute l’histoire… Oh ! mon vieux, ce que j’avais peur… Je tremblais comme la tour Eiffel un jour de grand vent. Papa me disait : « Ce sera rien, ma chatte, ma loute, mon gros rat noir, mes petits pruneaux au sucre ! » Et ce que j’avais envie de les lui flanquer quelque part, ses petits pruneaux au sucre !… Maman, elle faisait sa lippe des matins de chambard… que c’en était crevant, et presque triste ! Je pouvais pas me tenir en place. J’étais ni peignée, ni débarbouillée, j’avais encore ma chemise de nuit… et puis des coliques, oh ! là ! là ! des coliques, mon vieux, à dévisser la colonne Vendôme !

lucien (mal à l’aise).

Dans les joues, les coliques ? Je comprends plus.

(Il relève les yeux au ciel.)
margot

Mais oui, espèce de crétin ! Tu es pas à la coule, aujourd’hui. C’est à dire que ça communiquait avec le reste. Il paraît que pour avoir les dernières on a toujours plus de peine.

lucien (rêvant).

J’aimerais assez voir tomber ici le grand tonnerre de Dieu !

margot (imperturbable).

Attends ! attends ! j’ai pas fini… Quand je l’ai vu arriver, le bonhomme, je me suis mise à lui donner des coups de pieds, des coups de poing, je lui ai dit toutes mes plus jolies politesses. Je l’ai traité de grande flemme, de désossé, et puis, comme il avançait son outil pour l’avoir, d’un bond, haut de trente-six mètres, j’ai filé. Il en faisait une sacrée poire… Alors, maman m’a remis le grappin dessus, mon vieux… plus mèche, fallait y passer… C’était l’instrument, surtout, qui me démontait ! Une espèce de bec de canard en argent… Pourquoi pas vous introduire tout de suite le cygne d’une baignoire !… tu sais, comme la petite Chose qui mettait des robinets dans le derrière de Tom ?

lucien (s’exaspérant).

Tom ? Qui ça ?

margot (très douce).

Le chien, voyons, je t’ai déjà raconté cette histoire…

lucien (pris de vertige, décapite une douzaine de tulipes d’un coup de jonc, il est hors de lui).

Mais, elle a dit : bec de canard en argent… il s’agit bien d’un… c’est ça, en peinture, sacrrrrr !…

margot (le regardant fixement).

Oui, une affaire qui était pour me tenir la bouche ouverte, quoi !…

lucien

La bouche ?… Non, mais, ta bouche, bébé ! Moi, je donne ma langue au chat, décidément !

margot (haussant les épaules).

Enfin, j’ai marché ; le type, il a fait tout ce qu il a voulu, et (Elle tire une boîte.) voici l’enfant… Ça tenait rudement bien, tu sais… même qu’il y a encore des petits morceaux de viande après !

(Elle lui exhibe une grosse dent, sanglante.)
lucien (ahuri).

Pourquoi que tu m’as promené sur ce bateau, dis ? Est-ce que tu aurais vraiment du vice ?

margot

J’ai pas de vice… j’avais une dent qui me faisait mal, voilà tout… fallait bien qu’on m’accouche.

lucien (lui prenant les poignets).

Voyons, regarde moi dans les yeux… tu sais très bien qu’on n’accouche pas par là ?

margot (avec une entière innocence).

Oh ! par là ou par l’autre côté, que ça fiche… ?

lucien (reperdant plante).

Une dent, ce n’est pas un gosse, toujours !

margot

C’est une chose qui sort de moi, toujours !

lucien (s’impatientant).

D’accord, mais on n’a pas besoin de… se marier pour avoir des… dents !

margot (fort calme).

Ni pour avoir des gosses, mon vieux… je l’ai entendu dire !…

lucien

Tu écoutes aux portes, c’est dégoûtant… Mais, je reviens à mes mérinos : tu sais donc de quelle façon les médecins emploient les forceps ?

margot

Je savais pas le nom de l’instrument, mais je l’ai vu traîner sur la table, le matin que Jules est né…

lucien (s’entêtant).

Pourquoi ce mélange des deux opérations, si tu ne pensais pas des saletés ?

margot (vexée).

Elle est pas sale, ma dent.

lucien

Flanque moi cette dent au diable, hein ? Je te défends de te payer ma tête avec… espèce de graine de fille

margot (poussant un cri).

Ma dent, ma dent ! Je la veux… la jette pas… ou j’appelle les bonnes…

lucien (furieux).

Petit chameau !

(Il envoie la dent au diable.)
margot (hurlant).

Je veux ma dent… je veux ma dent… je veux mon gosse… c’est à moi… je veux ma dent ! Chameau toi-même ! Il a jeté ma pauvre dent ! Je la retrouverai jamais… Maman ! Maman !

(Cris d’hystérique.)
la mère (entrant, très effrayée).

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ma fille, ma chère petite, tu as une crise nerveuse ? Pauvre chérie ! Elle a eu tant de courage pour se la faire arracher !

(Voyant Lucien.)

Tiens, vous êtes là… je parie que vous lui disiez encore des bêtises ?

margot (pleurant à chaudes larmes).

Il m’a dit… Il m’a dit : petit chameau, maman !

la mère (suffoquée).

Oh !… et un jour comme celui-ci !… Sortez, monsieur.

VI

Chez la Fiancée


« Vois-tu, Lucien, je sais bien que tu m’aimes, mais je suis une honnête fille ! (Page 119.)

I

chez manette


lucien

Mademoiselle est là ?

la bonne

Un peu… même qu’elle vous attend. La vieille est sortie.

lucien (suçant la pomme de sa canne).

Hein ? La vieille ?

la bonne

Mais oui, donc ; je veux dire : Madame.

lucien

Vous pourriez être plus polie, ma pauvre Louison. Si on vous entendait…

la bonne

Je m’en bats l’œil. Quand vous aurez fini de vous tordre intérieurement. Je sais ce que je sais !… C’est votre future belle-mère, madame…

lucien

Moi, je n’ai jamais rien su… vous avez bien de la chance de savoir tant de choses !… Allons, il faut harponner le requin, maintenant.

la bonne

Est-il farce ! Qu’est-ce qu’il veut dire avec son requin ?

lucien

Louison, as-tu déjà eu des fiancés ?

la bonne

Vous m’avez pas bien regardée ?

lucien

Si… tu possèdes de la gorge, ma foi !

(Il tâte.)
la bonne

Votre femme s’embêtera pas… Vous en avez des manières, vous ! Enfin… et le requin, tout de même ?

lucien (la poussant dans l’antichambre).

C’est comme qui dirait un gros poisson en travers de sa porte… de la porte du salon. Tu comprends ? Il me fait l’effet de vouloir m’avaler avec une triple rangée de dents sinistres ! Et encore, s’il posait ce râtelier, ce serait peut-être plus voluptueux… mais non… il me guette, il a des mouvements de nageoires terribles, il veut s’élancer… alors, je tire… je tire… je harponne… j’amène ma bête et je m’aperçois, chaque fois, que c’est une simple sardine… Oui, une simple sardine à l’huile, bien douce, inoffensive… quoi… et que… de franchir sa porte… cette porte, ce n’est pas la mer à boire… ma fiancée ne veut pas m’avaler, tu saisis ?

la bonne

Quel type que monsieur ! Si monsieur veut mon avis… je crois qu’il est loufoc !

lucien

Merci.

la bonne

Et mes petits bénéfices… pour vous avoir prévenu qu’elle était seule ?

lucien (tirant une pièce blanche).

Tiens, voilà, mais… il n’y a pourtant qu’une seule dame au salon !

(Il entre.)
la fiancée
(Elle est en abat-jour Empire vieux rose et le coiffeur lui a fait, le matin même, une frisure savante autour du front. Elle ressemble à une Alsacienne de brasserie, molle, blonde, les yeux vides, le front bas, grosses lèvres insexuées, fortes mains, des pieds de singe et une voix de violon sur lequel de nombreux chats auraient pleuré.)

Je ne vous attendais plus ! J’avais pourtant mille choses à vous dire, Lucien. Bonjour, mon cher petit Lucien.

(Elle lui tend la main, puis la retire en un jeu savant de coquette pour sauterie au piano. Lucien regarde cette main avec une terreur croissante. Il a peur de ne pas pouvoir la baiser.)

Maman est sortie ! Qui est-ce qui est content ? C’est mon petit Luc… mon petit Lucien chéri… je lui réserve une jolie surprise : embrassez-moi… là… sur les cheveux… mais, sans rien abîmer… (Elle lève un doigt.)

lucien (à part).

V’là le requin ! Sale bête !

(Il lui baise les cheveux et découvre qu’elle se sert de pommade.)
la fiancée

Vous n’en revenez pas, hein !

lucien (avec conviction).

Non, pas du tout.

la fiancée

On va s’asseoir sur le canapé et on regardera les belles images que maman donne à choisir pour l’histoire de la robe. Moi, j’aimerais bien une berthe, c’est plus chaste, plus sérieux, mieux porté. Tenez, vous voyez ce petit plastron à trois petits rangs de galon de satin… et même ornement sur la robe… des galons qui font comme un V sur le haut de la jupe ? C’est très joli et dernier genre, vous savez ! Enfin, dites votre goût, toujours !

lucien

Je dis que c’est obscène !

la fiancée

Obscène ! Qu’est-ce que ça signifie ?

lucien

Ça signifie que vous êtes chaste… trop chaste… pour porter des machines en V.

la fiancée

Je suis chaste ? Monsieur, j’ai fait toutes mes études, malgré que je n’aie que dix-huit ans !

lucien

Vous pouvez bien en être fière, de vos études !

la fiancée

Allons, ne me taquinez pas ! Vous, vous êtes bien mal élevé.

lucien

Merci… C’est comme avec la bonne. Allez-vous me demander vos petits bénéfices pour une autre dame qui serait dans un autre salon ?

la fiancée

On ne comprend jamais rien de ce que vous dites, Lucien.

lucien (confus).

Je vous fais mes excuses. Je parlais au requin… de mes rêves !

la fiancée

Dites donc, mon petit Lucien, il y a du nouveau : on invite l’oncle Paul ! Cela vous étonne ? Oui ; maman a fini par céder et j’aurai la montre. Il a promis une montre pour la corbeille et je suis sûr qu’il choisira quelque chose de gentil… Ne voulait-on pas lui tenir la porte fermée, pour le grand jour ! Si l’oncle Paul a fait faillite cinq fois, il a joliment su s’en tirer, plus tard, de ses affaires, et ce qu’il a du goût pour installer une maison… D’ailleurs, le jour du mariage, n’est-ce pas, tout le monde doit se raccommoder…

lucien (rêveur).

J’aperçois comme une série de clous noirs dans une porcelaine blanche… N’y touchons pas, elle est… raccommodée ! »

la fiancée (s’impatientant).

Mais vous ne m’écoutez pas !

lucien (tout à coup brutal).

Tes lèvres, fille de bourgeois… (Il lui prend la taille.) pour que je passe enfin par la fenêtre de ton cœur !… Il faut m’aimer tout de suite ou je brise tout ce que tu veux raccommoder… Allons, vite, je suis de sang-froid et je vais faire mon premier acte raisonnable depuis que je te connais. Je te défends d’avoir peur !

la fiancée (épouvantée).

Ah ! mon Dieu ! en voilà des manières ! Au secours ! Ah ! Ah ! Seigneur Jésus ! Sainte Vierge ! Mais il m’a mordue…, je saigne… il a mordu ma bouche…

lucien (se levant et éclatant de rire).

Ne sais-tu pas que la morsure c’est le baiser à l’état aigu ? Vrai, je ne pouvais pas faire mieux en une seule fois ! Te voici violée d’une façon fort honorable, et tu préviendras ta mère qui te dira certainement que, tout bien considéré, les enfants ne se font pas par là. Faut pas pleurer ni te tordre. Je t’assure que tout est bien qui finit mal ! Non, mais tu ne voulais pas de la gravure de mode ni de la montre dans la corbeille jusqu’à ce que je m’avilisse à discuter ? Moi, j’attendais ce moment de solitude pour harponner mon requin définitif. Je veux bien t’épouser, mais à une condition : c’est qui me faudra pas de forceps la nuit de mes noces ! Pas de blague, petite ! Ta fortune est médiocre, ta beauté aussi, et nous ne nous connaissons que par nos estimables parents, qui disent, eux, se connaître pour s’être rencontres une fois dans la même loge au Palais-Royal de leur sottise. On veut te marier contre moi. Alors, je me résigne à t’essayer. Maintenant, je sens que les clous noirs fichent te camp de la porcelaine blanche. C’était pour me consoler des grues qu’on voulait me faire coucher avec une fille pure… je suis tout consolé. Je vois bien qu’elle est aussi indifférente qu’une grue, parbleu ! Serviteur, mademoiselle ! J’ai vingt-cinq ans et si je ne suis pas mort, durant nos accordailles, c’est que mes reins sont solides. Me voilà trempé ! je t’ai mordue… oui… oui… je t’ai fait le très grand honneur de te mordre… (Plus doucement.) T’ai-je vraiment fait si mal ?

la fiancée (dans de gros sanglots).

C’est infâme ! Je vais en avoir une cicatrice pour le reste de mes jours, bien sûr ! Misérable ! Espèce de grossier personnage ! Voilà donc ce que vous cachiez sous vos allures de jeune homme timide ? Ah ! ils ont raison ici de dire que vous êtes un… anarchiste ! Sale individu ! moi, moi, une fille honnête, moi, moi, ’votre fiancée… me mordre ! Oh ! mais vous ne comptez pas m’épouser, maintenant ! Espèce de fou furieux ! Est-ce que je vous refusais d’être un peu gentille ? Non, je vous ai permis de me donner un baiser sur le front, là, dans les cheveux, histoire de vous faire plaisir… car je pensais que vous n’osiez pas devant mes parents. (Mouvement de terreur.) Vous n’allez pas leur raconter, au moins, que je vous avais permis ce baiser sur les cheveux ? D’ailleurs, je m’en moque, je dirai que ce n’est pas vrai… Je dirai… (Elle se lève avec une dignité sacerdotale.) je dirai que vous avez voulu me violer. Oui, monsieur… c’est comme ça qu’on viole les femmes : je l’ai lu dans un feuilleton… les gens sans aveu… parfaitement, les suppôts du bagne… un homme qui mord une femme c’est une bête fauve, monsieur, on devrait le faire jeter en prison. (Elle lui montre le poing.) Vous irez en prison, c’est moi qui vous le dis ! Mon oncle Paul connaît des magistrats… entends-tu, misérable !

lucien (très calme).

Voici qui devient fort intéressant. Mon adversaire se découvre, je crois. Continuez, mademoiselle.

la fiancée (furieuse).

Je me découvre, moi ? Félicie Picarel, moi, la fille d’un homme d’honneur comme mon père ?… Mais vous êtes aliéné, c’est pas possible… Vous avez mordu ma bouche, mais vous n’avez pas pu déchirer mes vêtements… j’ai encore mon corsage, mes jupes… Dieu merci, je peux prouver que je n’ai pas eu l’idée de ce que vous cherchiez. Et puis, vous savez, je vous déteste ! On voulait nous marier rapport à ce que vous avez fait trop la noce et que ça vous calmerait les nerfs, je l’ai entendu raconter à ma bonne, mais je n’attendais que l’occasion de vous mettre au pas. Si vous pensez que je ne sais pas ce que parler veut dire… Je ne suis pas si bête… Et puis maman m’avait prévenue : « T’y fie pas. il est sournois, ce petit monsieur, et il vaut pas mieux que les autres… Tiens-le à distance… l’amour, c’est pas l’affaire des gens honnêtes, vois-tu, et, si tu sais t’y prendre, il sera doux comme un mouton, plus tard ! » Je savais bien que vous y viendriez ! Je vous plais, n’est ce pas ? Vous voulez m’épouser… tout de suite — Non ! vous m’épouserez plus tard, quand je voudrai, monsieur, et vous filerez doux… vous me la paierez, la morsure, et plus cher qu’au marché, oui, monsieur.

lucien

Cette fille est le plus redoutable ennemi de l’humanité.

la fiancée (ricanant).

Ah ! vous voilà muselé, beau tigre ?… Vous avez peur, hein ? que je me fâche trop… Allons, venez ici ! Vous me faites pitié ! Moi j’ai pas de nerfs, moi je suis bonne… Tenez, cela ne saigne plus. (Elle lui prend les mains.) Mettez-vous à genoux… vite… maman va revenir… Je vous pardonne, je ne dirai rien de ce que vous avez fait, mais (Câline.) vous, de votre côté, vous ne direz jamais que je vous ai autorisé à m’embrasser ? (Avec ingénuité.) Les bons comptes font les bons amis ! Là… soyez gentil, mon petit Lucien… Je veux bien vous permettre mes doigts, mes poignets… sous la manche, mes cheveux, et aussi un pou le pied, sous la table, les jours de fête… mais je ne permets pas la bouche… ni de me mordre. Il ne manquerait plus que cela !… (Avec un charmant abandon.) Vois-tu, Lucien, je sais bien que tu m’aimes… mais : JE SUIS UNE HONNÊTE FILLE !

lucien (à genoux, les yeux baissés).

Toi, je vais te régler ton compte, et… je doute que nous soyons bons amis après ! Je l’ai vraiment échappé belle !… (Plus haut.) Mademoiselle, je vous supplie d’agréer mes excuses.

la fiancée (gaiement).

Oui, grande bête de Lucien, oui, petit sot de fiancé qui es si amoureux que c’en est une honte !… Vilain ! je ne vous aime plus… Mais je vous pardonne de tout mon cœur. Vous m’apporterez un bouquet de roses de Nice… car cela veut dire : Serments d’amour et réconciliation ! C’est bien convenu, n’est-ce pas ? Des roses de Nice…

lucien (se relevant, très froid).

Regrette beaucoup, chère amie, mais justement, je pars demain pour Nice et je vous fais mes adieux.

(Il la regarde fixement, de plus en plus calme.)
la fiancée (sévèrement).

Je trouve cette plaisanterie de mauvais goût, tu sais, Lucien ! Je ne comprends pas !

lucien

Nous ne parlons guère la même langue, en effet. Moi, je mords, vous, vous mâchez… Il est inutile de discuter plus longtemps. Bon soir.

la fiancée (inquiète).

Vous allez attendre ma mère, je pense.

lucien

Non, je ne veux attendre personne. Je me sauve… Seulement, vous êtes perdue… (Il se dirige vers la porte.) Je crois que vous vous souviendrez de moi et que la cicatrice ne s’effacera jamais… Je n’ai pas la prétention d’être irrésistible. Ce dont je suis sûr, c’est que ne vous aimant pas, n’ayant pas pu vous aimer, malgré tous mes efforts, j’ai dû vous faire plus de bien que vous ne supposez. (Il rit.) Ma salive et votre sang se mêleront, cette nuit, au fond de votre cœur pour y procréer le premier bâtard de votre estimable famille… Vous accoucherez de l’Amour. mais je ne serai plus là pour le reconnaître… Adieu… Je ne suis pas un honnête homme, heureusement.

(Il sort.)
la fiancée (laissant tomber ses bras).

Est-ce que c’est sérieux, cette histoire ? Est ce qu’il s’en irait pour de bon ?

la bonne (se précipitant).

Voilà Madame ! J’ai entendu claquer la porte d’entrée ! Prévenez vite Monsieur Lucien, Mademoiselle. (Elle regarde autour d’elle.) Bien, quoi ?… Ousqu’il est, votre amoureux ?

la fiancée (d’un ton d’angoisse).

Il est parti, il est parti comme un fou… c’est lui qui a claqué la porte… Ah ! Louison, j’ai très peur…

la bonne (tranquillement).

Je vois ce que c’est : il aura tué son requin !

VII

Chez le Médecin


« … Ce sont là de jolis petits bénéfices qui, pour ne pas être mentionnés sur la note, n’en sont pas moins des bénéfices, Monsieur… puisque vous êtes très vieux. » (Page 126.)

VII

chez le médecin


(Demi-jour propice aux tendres effusions.)
lucien (se rhabillant avec méthode et chasteté).

D’abord, vous saurez que ces choses-là viennent toutes seules, cher monsieur. Vous avez l’impertinence de me demander comment cela peut m’être arrivé ! Je vous trouve bon, vous ! Je n’en sais absolument rien et cela nous importe peu. Mais, pour le plus grand bien que je veux à la science, je tiens cependant à vous informer de quelques cas spéciaux ; vous les classerez tout à votre aise quand je serai parti, et vous n’aurez pas perdu votre temps, je vous jure ! Mais, tout bien réfléchi, mon temps étant limité aussi, j’aime mieux vous en exposer explicitement un seul, que ces plusieurs dans une compendieuse obscurité. (D’ailleurs, je ne vous dois pas davantage : vous avez constaté que j’étais merveilleusement conformé, doux de peau et solide singulièrement de muscles, ce sont là de jolis petits bénéfices qui, pour ne pas être mentionnés sur la note, n’en sont pas moins des bénéfices, Monsieur… puisque vous êtes très vieux, un peu blasé, j’imagine, et qu’étant plus jeune que vous j’ai dû vous offrir — oh ! très malgré ma vertu coutumière — un aperçu de ce que pourrait être une personne de l’autre sexe, c’est-à-dire un homme chaste. Eh ! vous n’avez pas dû vous embêter ! Non ! vous n’avez pas perdu votre temps !)

« Nous disions donc, monsieur, que des spécialités nous occupent. Imaginez que, parcourant un jardin de religieuses, l’allée d’un couvent, des deux bords adornée de lis, moi, l’un d’eux tous pour mon ingénuité, j’ai voulu respirer l’odeur exquise de ces fleurs mystérieuses ! Souffrez que je vous fasse le tableau de cette charmante aventure (cas de clinique vraiment curieux et que je ne saurais trop signaler à votre attention, cher ami !)

« L’air était plein de senteurs de mai. Des plumes de tourterelles invisibles neigeaient comme dans la chanson de monsieur Coppée, à moins que ce ne puisse être dans une autre chanson… je connais très mal mes classiques, et le ciel était bleu-outrageux comme le fond d’une assiette de Sèvres, le bleu Marie-Louise, monsieur, depuis longtemps perdu pour la manufacture !…

« Le couvent, une antique maison à croisées ogivales, reposait au lointain du parc mille fois centenaire, et l’on voyait poindre la tête des biches entre les taillis, des biches aux yeux veloutés de gazelles, précisément.

« L’allée allait (allitération) en mourant du côté de la chapelle gothique… où se célébrait une messe blanche (car il paraît que l’on en peut dire de noires !) ; une messe en l’honneur des dames de l’Adoration Perpétuelle, monsieur.

« On entendait des chants d’une fraîcheur délicieuse, et aux balancements cadencés des brises estivales (estivales… j’ai jamais su ce que ça voulait dire mais je suis fou de ce mot), les lis penchaient vers moi leur corolle d’argent (je pouvais pourtant pas leur rendre leur monnaie !) et l’un d’eux, le plus pareil, sincèrement, à la lilialité de ma peau, est venu me frôler. Je ne pensais à rien. C’est assez mon habitude, et je lui tins à peu près ce langage :

« Lis, cher lis au pistil inquiétant, que me veux-tu ? »

« Il me répondit en langage des lis :

« Je suis blanc ! »

— « Je le vois bien ! Tu as l’air en plâtre… que c’en est ridicule ! »

— « Tu es blanc ! » qu’il m’ajoute.

— « Moi ? Je suis pétri dans la pâte du pain des anges, mon vieux, » que je lui réplique. « Je suis en hostie toute chaude… Je suis plus beau que toi… J’ai pas l’air en papier mâché par les sales bourgeoises ! Je suis d’une essence rare !… Je suis enfin ce qui se fabrique de mieux dans les ventres de nos mères quand, par hasard, le Créateur y descend sous la forme qu’il affecte, en général, pour ces sortes de cérémonies… Oui, cela te la coupe ? Tu es un lis étonnant, mais moi, je suis plus étonnant encore ! Je suis tellement blanc et pur que quand, par hasard, je touche une femme, elle pâlit… Voilà !… Et si jamais je fais sauter ma cervelle dans ce jardin, mon vieux, vous pouvez tous plier bagage : vous paraîtrez gris à côté de mes éclaboussures ! »

« Le lis, un peu obtus, voulut me prouver que son parfum l’emportait, cependant sur celui de mes aisselles. Il se tourna dans tous les sens (c’est étonnant comme un lis ça vous a des sens, mon cher !) se vira et se vire-volta de soixante-dix manières (il y en a au bas mot, trente-six à peine), et finit par s’arracher de lui-même de sa tige ; s’éparpilla, pétales à pétales, perles de rosée à perles de rosée, se mourut de langueur comme un simple narcisse au bord de la fontaine, et demeura flétri : tel un jeune prince d’Orient qui aurait trop aimé le haschisch !

« … Eh bien, mon cher docteur j’ai des doutes sur la pureté des lis… Et si vous l’aviez contemplé, comme moi. se tordant dans les spasmes les plus désordonnés, durant que les religieuses, au loin, chantaient le De profundis de leurs amourettes, je suis fort persuadé que vous auriez émis les mêmes doutes. (On émet ce qu’on peut, n’est-ce pas ?)

le médecin

!…

lucien (souriant toujours).

Ce n’est point absolument de cette façon, monsieur, que je l’ai perdu… Mais j’ai tout lieu de croire que c’est probablement ainsi que j’ai dû l’attraper !

(Il salue.)
le médecin

!…

lucien (très posément.)

À moins, cher docteur, que vous ne préfériez croire que c’est en mordant aux lèvres la fille des bourgeois, Félicie Picarel, une vierge, et mon ex-fiancée !…

(Nouveau salut. Il sort).

VIII

La Peur chez l’Amour


« Le jour ne doit jamais pénétrer ici, n’est-ce pas ?
— Si, quand je change de chemise. » (Page 154.)

VIII

la peur chez l’amour


la peur

Il y a trois aiguilles à ta pendule. Pourquoi ?

l’amour

C’est ici l’usage.

la peur

Mon Dieu, pourquoi ces trois aiguilles ? Comme je suis inquiète…

l’amour

Rien de plus naturel, de plus simple. Calmez-vous. La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

la peur

Plaisanterie. Je pense que vous n’oseriez pas prétendre… Non, tu n’oserais pas…

l’amour

Mettre mon cœur au cran d’arrêt ?

la peur

Je ne comprends rien à ce que vous dites.

l’amour

Et quand je me tais ?

la peur

Oh !… Je saisis beaucoup mieux.

l’amour

C’est bien cela, l’explication.

la peur

Quelle explication ?

l’amour

Celle que je ne veux pas vous donner.

la peur

J’aurais dû me douter en venant ici que tout y était singulier…

l’amour

Sauf la pluralité de mon existence. Je ne me contente pas d’être double, je suis souvent triple.

la peur

En venant chez toi j’ai traversé un boulevard, désert jusqu’à l’infini, et j’ai longé un grand mur, un mur si haut et si long qu’au-dessus on apercevait les cimes de quelques arbres comme, à peine, des houppettes de clowns. Je suis certaine que derrière ce mur il y a un cimetière.

l’amour

Il y a toujours un cimetière derrière un mur.

la peur

Il ne faut pas plaisanter sur les choses que l’on ne connaît pas.

l’amour

Je n’ai pas l’habitude de plaisanter sur les choses reconnues d’utilité publique et ordinaires… Je ne trouve très drôle que la peur. Quand vous tremblez, j’ai envie de rire.

la peur

Vous n’êtes pas aimable.

l’amour

Je suis aimé. Cela me suffit.

la peur

Dans ce mur, si haut, si long, j’ai enfin découvert une petite porte extrêmement étroite et d’apparence sans serrure.

l’amour

J’estime que ma porte ne doit pas avoir de sexe. C’est plus chaste.

la peur

J’ai pourtant fini par l’ouvrir, à tâtons.

l’amour

Excellente… effraction, madame. La nuit, toutes les portes sont grises, ouvertes…

la peur

Je suis entrée dans du noir, dans une allée sombre qui coulait comme un torrent au fond d’un gouffre, et j’ai levé la tête pour chercher Dieu.

l’amour

Autre effraction, puisque vous n’y croyez point.

la peur

Je n’y crois pas… mais j’en ai peur, cela me réconforte.

l’amour

Absurde. Absurde. Absolu. Absolu.

la peur

Je suis arrivée chez toi ou par l’absurde ou par l’absolu, cela importe pou si je suis arrivée. Mais je commence à croire que je deviens l’errante d’un mauvais rêve. Ta demeure n’existe pas et toi-même tu es une chimère.

l’amour

Rien n’est chimérique ici. Vous pouvez toucher tout ce qui m’appartient. Vous pouvez le toucher, à la condition de ne pas l’emporter, car, vraisemblablement, cela ne vous appartient pas.

la peur

… J’ai cherché Dieu, oui, et j’ai trouvé, très là-haut, dans le ciel, ou dans le plafond de cette allée qui coulait comme le torrent d’un gouffre, une espèce de clarté d’eau. En sorte qu’il y avait deux torrents à franchir, l’un avec les pieds, l’autre avec la tête. Et ce mur inexplicable, ce haut mur de cimetière continuait, formant un angle…

l’amour

L’angle d’éternité.

la peur

Vous avez l’air d’ignorer comment cela se passe chez vous. Écoutez-moi donc sérieusement.

l’amour

Je m’occupe très peu des bagatelles de ma porte.

la peur

Vous avez tort. C’est effrayant.

l’amour

Continuez donc à perdre votre temps. Le mien est désormais fixé par la troisième aiguille.

la peur

Sur ma tête, la clarté d’eau diminuait, et, à mes pieds, de la boue augmentait. Je marchais dans une vase aux relents de musc. Des sorcières viennent la nuit, vider leurs eaux de toilette sous la fenêtre des jeunes hommes. Des sorcières qui écrasent dans leurs mains, rouges de sang, des cervelles de rats musqués en guise de savon. Une bouillie infâme. Tout à coup l’eau claire du ciel fila entre deux toitures et disparut, charriant des étoiles, toutes les étoiles. Il n’y eut plus de liberté, mes pieds s’enracinèrent au sol. Vous savez, sans doute, que la liberté cesse quand les étoiles tombent ?

l’amour

… Toile tombe. Parfaitement.

la peur

J’étais devant une autre porte plus hermétique encore. Deux marches dont la première manquait

l’amour

Dont la première… Et sur quoi reposait la seconde, Madame ?

la peur

Sur rien. On savait qu’il y avait eu une première marche parce que la place restait, brèche. Et la seconde vous mène cependant à un seuil ! Peut-être bien que ce trou de la première marche était un soupirail, un jour de cave…

l’amour

Et de souffrance, j’entends.

la peur

Je n’ai pas cru cela tout de suite. On ne croit que ce qui vous fait plaisir. Au bout d’une heure et d’une année j’ai posé le bout du pied sur cette seconde marche et l’ai sentie résistante.

l’amour

Rien ne résiste que les choses qui sont posées sur le vide… ainsi voyez le globe.

la peur

J’ai monté l’escalier chimérique d’où on ne redescend plus.

l’amour

Vous avez gravi l’échelle des sphères comme le compas d’un astrologue. Ce n’est pas nouveau, mais, vous l’avez fait sans vous en douter, car c’est un peu trop logique pour vous.

la peur

J’ai gravi… comme le compas d’un astrologue ? Vous n’allez pas me dire que j’ai les jambes maigres, peut-être ! Laissez-moi poursuivre mon récit.

l’amour

Eh !… Poursuivez, madame. Moi, je me repose en vous attendant au but, car je suis fort paresseux. Bonsoir.

la peur

C’est dans votre corridor de malheur que j’eus un avant-goût de la mort ! L’hermétique porte une fois ouverte (celle-là n’avait point de serrure, seulement un heurtoir de cuivre, et elle s’ouvrit comme fondant sous les coups répétés), je suis entrée, serrant les lèvres et les narines pour ne pas aspirer l’air d’une maison maudite. En même temps que moi pénétrait un chien. Je ne sais quel chien. Il avait plus peur que son maître (j’étais son maître puisqu’il me suivait aveuglément jusqu’ici), il se collait contre mes jupes, il léchait mes mains et les rendait humides sous l’angoisse de sa langue presque froide. J’avais envie de le tuer ou de le saisir affectueusement dans mes bras pour le supplier de ne pas me quitter. C’était un bon chien ; il ne grondait pas, tout en flairant les choses suspectes de cette demeure. Il aurait dû gronder. Le cri d’un animal m’aurait certainement rappelée aux sentiments naturels. Et on ne peut que se laisser aller aux sentiments surnaturels, puisqu’ils sont en dehors de nous. Je sentais bien que la fidélité d’un chien ne peut balancer la douceur des ailes de l’inconnu, qui sont membraneuses. Il ne fallait pas me dire que, dans le noir, il y a des yeux humains, et que l’infini est une pupille ; il ne fallait pas me dire que des yeux terminent en oiseaux noirs le réseau des nerfs humains, cet arbre éclaboussant la nuit de ses ramifications électriques, et dont le test d’une fulgurite serait le miroir mort. Je suis, maintenant, dans un pays où les chiens tremblent sans oser aboyer. Au fond du corridor gire un escalier pâle. Les marches rechignent à la lumière. Ce doit être un escalier qui mord, il va se refermer sous mes pieds, me happer les pieds. Je ne monterai pas. Et je monte ! Le chien m’abandonne, je devine bien qu’il recule devant les dents mortuaires de l’escalier. Je monte en tournant, mais ce n’est pas moi qui tourne, c’est la spirale pâle. Elle a le mouvement lent et très vertigineux d un navire énorme secoué par la mer. Mon cœur me manque à chaque marche et je retrouve mon cœur dès que je lui tourne le dos. Je dois tourner autour de mon cœur. Il est on ne sait quel bec de gaz au milieu de la cage de l’escalier pâle. Il fait cette lumière que je ne vois point. Nouvelle porte. Oh !… Celle-ci est jolie. Elle est toute transparente, en améthyste claire, d’un violet rose. C’est peut-être un simple vitrail. Elle est scellée de plomb comme un cercueil. Derrière elle glissent, avec une paresse molle, des corps de reptiles. Deux serpents blancs. Quand ils s’appuient sur le verre, des cloques se forment et crèvent en bulles d’air lilas. Ces serpents blancs ont des ventouses. Ils ont des pattes. De longues pattes filandreuses. Ce vitrail déforme les objets qui sont derrière, et la porte nouvelle qui s’ouvre — me montre deux bras, simplement des bras…

l’amour

Les miens.

la peur

Me voici dans une chambre extraordinaire.

l’amour

En effet. Il n’y a qu’un lit.

l’amour

Et ce n’est pas le tien.

l’amour

Tout au plus celui où je dors quand vous êtes là.

la peur

Il est en bois d’if.

l’amour

Les tourterelles roucoulent tout aussi à leur aise sur les branches d’un if.

la peur

Mais les racines des ifs plongent dans le ventre des morts.

l’amour

Alors les ifs s’appellent des cyprès. N’exagérons rien !

la peur

Comme vous tenez aux distinctions honorifiques des arbres, mon Dieu ! Vous ne perdez jamais la tête, vous

l’amour

Il est certain que je ne vous connais pas !

la peur

Te connais-tu toi-même ?

l’amour

Avec plaisir. Je l’avoue… selon, à Delphes, le temple d’Apollon.

la peur

Il ne faut pas parler légèrement dans cette chambre, car elle est si sombre qu’on y entend filer les araignées de son cerveau.

l’amour

Depuis que vous parlez sérieusement elles ont filé toute la toile du voilier qui m’emporte loin de vous.

la peur

Elle a deux fenêtres, cette chambre, deux fenêtres au Nord…

l’amour

Le soir, seulement.

la peur

Le jour ne doit jamais pénétrer ici, n’est-ce pas ?

l’amour

Si, quand je change de chemise.

la peur

Et quel est ce paravent de glaces ?

l’amour

C’est la cage où j’enferme le jour… c’est-à-dire…

la peur

Non ! Aucune plaisanterie de ce genre. Cette chambre est sacrée.

l’amour

Consacrée, Madame.

la peur

N’exagérons rien. Il n’y fait pas froid, pourtant.

l’amour

Les tropiques, à peu près… surtout depuis que vous la fixez au Nord.

la peur

Je veux regarder par la fenêtre.

l’amour

Choisissez. Il y a une croisée pour voir venir et une pour voir s’en aller. À la première pend un espion d’argent fumé, presque noir. À la seconde fleurit un pot de basilic dont les fleurs jaunes ont le parfum violent de l’haleine des chattes. Je n’ouvre jamais la seconde parce que je n’aime pas les fleurs… et encore moins l’haleine musquée des chattes, viles preneuses de rats.

la peur

Oh ! ce mur, ce mur qui monte jusqu’au ciel et qui bouche l’espace !

l’amour

Il y a, derrière, une armée qui attend des ordres pour me proclamer roi… ou me fusiller. Je l’ai fait bâtir afin de ne pas être troublé par la perspective.

la peur

On entend le bruit de l’Océan.

l’amour

C’est le vent dans l’allée, joint au passage des omnibus transatlantiques.

la peur

L’espion reflète des nuages qu’on ne peut pas apercevoir puisque le ciel est fermé. On dirait une âme de nègre qui rêverait de formes blanches. Je suis terrifiée par cet espion.

l’amour

Attendez ! Avec un peu de salive et mon mouchoir, je vais vous l’éclaircir.

la peur

Ne faites pas cela. Nous y verrions des mots écrits. Rentrons vite. Quelqu’un vient. J’ai entendu toute la mer monter… et aussi les transatlantiques.

l’amour

Regardez donc encore, maintenant.

la peur

Je vois une femme, une femme très pâle, avec des yeux d’eau verte, qui se penche à la même fenêtre que nous. Je vois qu’elle a des siècles… parce qu’elle s’appuie sur un arbre de vingt ans dont les deux tranches sont en guirlandes. C’est la Mer et l’Amour. Elle s’appuie sur un mai d’une blancheur d’hostie, un mai qui a le corps d’un homme souple, et, membres à membres, vagues à vagues, frissons de peau à frissons de peau, la Mer essaye d’envahir l’Amour, et l’Amour essaye de résister à la Mer. (Peut être n’est-ce aussi qu’une mère et son fils, un rejeton très naturel.) Je vois encore des nuages qui bondissent en escadrons de croupes rondes. Je vois… encore que je ne vois plus rien. J’ai voulu me pencher et j’ai failli perdre l’équilibre. Rentrons.

l’amour

Vous avez eu le vertige pour de bon, cette fois.

la peur

Oui, j’ai craint de me reconnaître dans cette femme éternellement perfide : la Mer montante !

l’amour

Allons, regardez-moi en face et ne divaguez plus, à travers vos vagues et vos frissons inutiles ! Que voyez-vous encore ?

la peur

Je vois fort mal votre vrai visage, mais au-dessus de lui, j’aperçois le cadran blanc de votre étrange pendule où il y a trois aiguilles.

l’amour

La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

la peur

Ah !… Tu ne m’aimes plus !

l’amour

Il ne fallait avoir peur que de cela, Madame.

IX

Chez la Muse


Voilà ! Je suis enrhumé. Le plus triste, c’est que la violence de mes éternuements va déterminer la chute des étoiles… (Page 172.)

IX

chez la muse


L’immensité bleue.
L’immensité nue.
La Lune est obèse et le foin sent bon !

lui

Des cendres ont plu sur la trace de mes pas, déserteurs de ta grande route. Écoute ? je te veux toute… quand le parfum des foins m’est allé trouver, j’ai crié : « C’est par là, je suis las, me voilà ! » Ouvre. Je reconnais ta porte à ne l’avoir jamais vue. Je suis celui que tu attends. Personne que moi n’est ton amant, ton attendu, belle inconnue !

elle

Je ne puis ouvrir à cette heure ma porte. Mes sœurs sont au verger. Mes frères vont vendanger. Et mon père, il dort.

lui

Son silence est d’or. Je t’adore. Ni la rainette verte ni le crapaud marron n’ont pu me surprendre. Il fait beau si ce soir ! Viens voir. Je ne veux plus attendre devant la cible de la porte terrible ! Bouclier de Persée, des flèches Font percée. Par la plaie des trous, je vois bien qu’il n’y a rien — peut-être. Tes jardins sont-ils beaux ?

elle

Mes jardins sont de grands tombeaux.

lui

Ah ! avec des pierres tombales, jouer aux dominos… Coucou ! blanc partout !

elle

Dans mes jardins pleure un hibou.

lui

Je veux voir, voir ! Il fait soir. Ouvre au bien-aimé, ou j’enfonce les portes !

elle

Il n’y a plus ici que des mortes.

lui

J’ai les mains pleines de présents et mes yeux sont deux triomphes. Je suis tellement joli que je me fais peur. J’ai surtout peur de l’herbe mouillée qui enrhume… Oh ! je ne suis qu’un petit enfant… Je suis léger comme une plume.

elle

Je mange les petits enfants. Va-t’en !

lui

Eh ! ce n’est pas si mauvais. Je m’en vais… m’enrhumer.

(Il s’éloigne dans la prairie.)

Ai-je envie de rire ou de pleurer ? Je me trouve bien seul. Je n’aurais pas dû venir ici. L’herbe est froide comme un linceul. Pourquoi s’entête-t-elle ? Je veux me moquer d’elle, chanter très fort… ainsi qu’on chante devant la mort !

(Il chante :)

Trois grenouilles passèrent le gué,
Ma mie Olaine,
Avec des aiguilles et un dé,
Du fil de laine.

C’est pour la robe du roi,
Ma mie Olaine,
Qu’elles feront avec le doigt
Et de la laine.

Voici qu’arrive le bourreau,
Ma mie Olaine,
Apportant un grand sarrau
De grosse laine.

— Coupez, cousez l’habit d’elbeuf,
Ma mie Olaine.
C’est plein de sang, mais c’est tout neuf
Et c’est en laine

Nous ne toucherons point au sang,
Ma mie Olaine.
Aimerions mieux pourrir dedans
Avec la laine !

Le roi n’est plus, le roi est mort,
Ma mie Olaine,
Et nous partagerons son sort :
Cassez la laine !

(On entend sonner une cloche au loin, et il revient vers la porte close.)

Voici, je pense, une heure lyrique et historique ! Eh ! je suis encore là, mademoiselle ! Ouvrez-moi… ou je me tue… Allumez la chandelle… non, mais j’ai froid… Un palefroi ! Attends ! nous pouvons pincer d’une autre guitare… sur le tard !

(Profond silence.)

Il n’y a rien à boire, dans cette histoire. C’est ridicule. Pour qui me prendra-t-elle, puisque je ne me suis pas tué ? Mademoiselle, je suis tout… sauf un imbécile !

(Se consultant, l’air plus grave :)

Jusqu’à quel point Ridicule peut-il assoner avec Imbécile ? IL est temps d’inventer de nouveaux rythmes. Le rythme est un petit chemin, cadencé comme un vaisseau, qui vous mène à la grande eau ! J’aimerais mieux la belle route, tout unie, mais elle est finie. La pluie de cendres a tout gâté. Pline est mort, et enterré !…

(S’animant.)

Est-ce que détruire l’ancien rythme ne va pas faire culbuter les étoiles ? Je suis inquiet. Je porte vraiment le monde sur les épaules ! Étoiles ? Épaules ? Ça ne rime guère ! Tâchons de ne pas dévoler outre-mer[3] ! Je vois du bleu… je ne vois même plus que les cieux. Et l’herbe me monte aux jambes comme la crête et la crinière d’un serpent vicieux. Je ne me soucie plus d’aucune mesure. Je n’ai plus le loisir de ces vétilles, puisque je n’ai plus rien à faire !

Le silence est un fracas horrible. Ce sont les étoiles qui tombent… oui, j’entends fort bien cela… distinctement ! Je ne donnerais pas ma place pour tout le bronze des cloches de la ville d’Ys. Il s’agit de prendre son parti des choses mesquines, et c’est vite fait : nous vivons tous les jours sans nous en apercevoir. Mais de ce que je sais, moi seul, que les étoiles tombent pour que les rythmes poétiques changent. je ne vais point en instruire mes contemporains. Je désire poursuivre leur apparence de tranquillité par mon calme personnel, et je jouirai, les temps révolus, d’un spectacle curieux. Je serai même le principal ordonateur de ce spectacle, car la force de ma perspicacité vaut bien la force de transmission des rythmes. L’intéressant serait de ne pas m’embêter… et il n’y a toujours rien à boire ! Il fait froid, des hiboux chantent, et certains arbres m’ont l’air de marcher la tête en bas, de loin, sur des racines ramifiées en bras de clowns : mes yeux commencent à percevoir les racines aussi bien que les branches ! Je suis peut-être très malade !

… Non. mais je ne m’amuse pas. Il faut que l’homme s’amuse à l’image de son Créateur. Dieu s’amuse férocement depuis qu’il est Dieu, seulement il ne s’amusera pas longtemps, car je suis là… Toujours quelque bon Dieu détrône un autre Dieu… de sorte que personne n’a jamais su ni jamais ne saura où le vrai mensonge prend son point d’appui. Avec un vrai mensonge — qu’on m’en donne un ! — je soulèverai le monde. Tiens ! de l’eau. Il pleut. Non ! c’est du sang. Le sang n’est pas nécessairement rouge ; et si, depuis des siècles, les menstrues des femmes n’aveuglaient pas les hommes, on verrait que tout liquide est du sang.

Une seule chose n’est pas du sang : c’est le vin, parce que c’est rouge… et encore ils le falsifient, je crois ; je voudrais boire.

(Il éternue.)

Voilà ! je suis enrhumé. Le plus triste, c’est que la violence de mes éternuments va déterminer la chute des étoiles, j’en suis, hélas ! persuadé, sans aucun orgueil. Le bruit d’un juron de muletier, traversant le col dangereux de la montagne, détermine l’avalanche et le village est englouti, mille mètres plus bas. Je regrette bien ce rhume, petits habitants de la terre, mais il était écrit sur le livre des premières écritures d’avant le monde. Je n’y peux rien, moi ; et n’ayant point de haine pour vous, encore moins d’amour, je vais vous voir mourir d’un œil extra-dry

(Il éternue de nouveau.)

Couchons-nous de notre long. Les étoiles sont semblables aux échines vertes des châtaignes, leurs petits rayons aigus vous entrent dans les yeux.

Je fermerai donc les yeux, et, chose des plus normales, ce seront mes cils qui crèveront les étoiles.

(Il s’endort.)

L’immensité bleue.
L’immensité nue.
La lune est obèse et le foin sent bon !

elle (ouvrant la porte).

Me voici.

(On entend des cloches sonner. Elle est debout sur le seuil. Elle est nue. Une ceinture de chasteté entoure ses flancs, un peu maigres, et sur le triangle de son sexe est un triangle d’argent bosselé de perles d’où partent des rayons électriques. Ses cheveux, très longs, sont verts, faits d’algues marines, encore visqueuses des mains des noyés. Elle est aveugle. Sur ses yeux, fermés hermétiquement comme son sexe, brillent des monocles d’or, deux monocles d’or et non pas un binocle, selon l’indépendance des yeux du caméléon. Sa bouche est d’un rouge obscur. Elle s’avance, suivie d’un vol de chauves-souris et de hiboux dont les pattes sont phosphorescentes.)
lui (rêvant).

Il me faudrait du venin de vipère pour étancher ma soif ; du venin que des mains d’ange auraient mis à corrompre dans du chio très fortement vanillé, vanillé jusque dans l’inconscience candide des stupres qu’il engendre.

elle

Je t’apporte le lait de la nourrice divine, bel enfant brun.

lui

Oui, je la connais ! « Monte chez moi, j’ai du feu ! » J’en ai soupé, de ces manières. À genoux ! À genoux ! sorcière… tu es devant le roi et il faut plus de précautions pour éveiller mon moi…

elle

Je ne veux point te réveiller, mais te veiller. Je suis la grande pleureuse.

lui

Tu pleures ! Tu pleures, bergère ! C’est rudement bien fait. Tu pouvais m’ouvrir plus tôt… et me donner un paletot… ou ma couronne ! L’aumône ? Jamais !

(Chœur des Hiboux, qui est comme le son de cloches de plumes au batail de queues de renard.)

lui

Non, je n’ai pas peur de ces estimables bêtes. Ce m’est un éventail, Épouvantail ! À mon tour va-t-en ! Je suis excédé par les mesquins grelots de ta somptuosité, beauté ! non, ce n’est pas beau… la peau !

elle (s’agenouillant).

Le roi n’est plus, le roi est mort !
Ma mie Olaine,
Et je viens partager son sort :
Cassez la laine !

lui (expirant).

Ah ! le triste échanson… qui me vole ma chanson… Non ! la mort n’est pas éternelle… la… mort… c’est… du plagiat, ma belle…

(Chœur des Chauves-Souris, lu et non entendu, comme l’incertitude écrite de la danse d’un patineur aveugle.)

L’immensité bleue.
L’immensité nue.
La lune est obèse et le foin sent bon !

X

Au Paradis
ou
le vieux de la montagne

… La neige.

… Mes cordes tournent aux sapins.


Scythe Albain, à la pupille verte, qui voyez mieux que le lynx à travers les montagnes… (Page 196.)

X

au paradis

ou
le vieux de la montagne
Cinq actes schématiques

PERSONNAGES

Alaodine le Parricide, scheikh des montagnes.

Cinghis-Khan, prince des Tartares.

Marc-Pol.

La princesse Belor, fille du Prêtre Jean.

L’astrologue chrétien.

Le Scythe Albain.

Alau, sire du Levant, et ses barons.

La Mantichore.

La scène est parmi les pics des monts Riphées, devant le château d’Alamout, et, au troisième acte, dans la plaine de Tangut.

ACTE PREMIER

Marc-Pol et Cinghis-Khan devant le château d’Alamout.
marc-pol

Sire des Tartares, voici le château et les deux montagnes.

cinghis-khan

Messire Marc, prudent Latin, vous m’aviez juré de m’apporter de l’huile de la lampe du sépulcre de Jérusalem, et vous avez été parjure.

marc-pol

Sire des Tartares, je n’ai pu en avoir le congé de messire le pape, parce que messire le pape était mort ; et j’ai bien attendu deux ans si on en nommerait un autre, et après les deux ans je suis revenu à Clemeinfu, comme le prescrivait votre table d’or. — Et je vous ferai avoir une chose plus précieuse que l’huile de cette lampe, car on ne la doit boire. Ce n’est pas sans raison que je vous ai amené à travers les glaces des monts Riphées, parmi les Gryphons gardeurs de carboucles : la vallée du paradis est derrière le château, qui est entre ces deux montagnes.

cinghis-khan

Mandez promptement mon armée, et nous transporterons le paradis dans mon royaume.

marc-pol

Le château est imprenable, et c’est la seule issue du paradis. Il convient que nous heurtions humblement à la porte de son seigneur, et nous remettions en son bon plaisir.

cinghis-khan

Messire Marc, c’est avec justice qu’on vous a nommé Pol, le prudent Latin, et je vous renverrai à Venise avec une plus ample table d’or et quatorze navires à quatre mâts. Heurtez donc à la porte du château.


ACTE II


Scène PREMIÈRE

Les mêmes, Alaodine dans le château.
alaodine

Qui frappe ?

marc-pol et cinghis-khan

Marc-Pol, le noble Vénitien, et Cinghis-Khan, sire des Tartares.

alaodine

Que demandez-vous ?

marc-pol et cinghis-khan

Le paradis en terre, ainsi que l’a eu Adam, et le breuvage qui donne aux yeux la force de le voir, à défaut de l’huile de la lampe de Jérusalem, dont messire le pape n’a pu nous donner le congé d’avoir, parce que messire le pape est mort.

alaodine

On ouvre.

(Une main sort avec une coupe.)

Buvez et entrez, bien que la porte ne s’ouvre point ; car qui boit, il entre.

marc-pol

Ce breuvage a l’odeur alliacée de la semence de pendu.

cinghis-khan

Ce breuvage a le goût fade du sang d’un homme de sang royal déchiré par la Mantichore.

(Ici Marc-Pol et Cinghis-Khan commencent à décrire ce qu’ils voient par la force et vertu du breuvage, bien que le décor ne change point.)
marc-pol

Qui a allumé le soleil et la lune comme deux lampes pour luire au loin sur les deux montagnes des deux côtés du château, pareilles à deux obeliscolychnies ?

cinghis-khan

Sur les deux rivières de lait et d’eau, qui sont à ma droite, la lune, qui est sur la montagne sénestre, verse de la cendre d’argent.

marc-pol

Sur les deux fleuves de miel et de vin, qui sont à ma gauche, le soleil, qui est sur la montagne dextre, éjacule des pollens d’or.

cinghis-khan

Dans cette clarté pérennelle, comment distinguerons-nous la nuit du jour, messire Marc ?

marc-pol

Selon que la lune et le soleil feront échange de leurs obeliscolychnies, grand sire des Tartares.

alaodine (dans le château).

Sortons, messire l’astrologue chrétien, je crois que je puis parler à mes hôtes.


Scène II

Cinghis-Khan, Marc-Pol, l’Astrologue chrétien, Alaodine.
cinghis-khan

Par quel prodige sommes-nous de nouveau en proie à la rigueur et à la malice du froid des monts Riphées, et les deux astres charbonnent-ils rouges ?

alaodine

J’ai fait et défait le paradis pour vous, messire Marc, prudent Latin, et vous, grand Khan, sire des Tartares.

cinghis-khan

Nous vous adorons, Prophète. Nous vous supplions, Prophète, de rallumer les lampes du ciel à droite et à gauche de votre splendeur.

alaodine

Ainsi soit, pourvu que vous juriez d’occire selon mon commandement.

cinghis-khan et marc-pol

Nous occirons.

(Ils boivent.)
cinghis-khan

À la source des quatre fleuves sourd la vraie fontaine de Jouvence, glacée en une pierre qui n’est ni un rubis, ni une opale, ni un carboucle, ni un diamant, et qui participe de leurs quatre essences.

marc-pol

Hors du cippe de la fontaine naît une belle dame telle qu’il n’y en a pas de plus belle au monde.

(Ici apparaissent l’image de la Princesse Belor, fille du Prêtre Jean, et une Mantichore, bête farouche assez semblable à la panthère.)

Scène III

La Princesse Belor, la Mantichore, Cinghis-Khan, Marc-Pol, l’Astrologue chrétien, Alaodine.
alaodine

Vous voyez en ce fantôme le vrai portrait de la princesse Belor, fille du Prêtre Jean, lequel m’a vilainement refusé de me la donner en mon paradis. Êtes-vous délibérés d’occire le Prêtre Jean ?

marc-pol et cinghis-khan

À votre commandement.

l’astrologue chrétien

Qu’elle est belle, la princesse Belor !

la princesse belor

Mon père, éloignez de dessus mes épaules vos chapes sacerdotales, que je lève les bras vers le sage jeune Vénitien, cependant que son ami le Grand Seigneur descend jusqu’au-dessus des genoux en la fontaine de Jouvence.

l’astrologue chrétien

Qu’elle est belle, la princesse Belor ! Va-t-en, dragon, retourne en arrière. — Messire Jésus, vous avez dit que qui a péché par son œil doit le rejeter loin de sa tête. Voici mes yeux pécheurs que je perce et fonds en eau dans l’eau de la fontaine de Jouvence, afin qu’ils se mêlent et dispersent aux quatre fleuves du paradis.

(Ici la Mantichore dévore les yeux sanglants de l’Astrologue chrétien, et happe jusqu’aux genoux Cinghis-Khan, lequel croit être plongé en la vivifique fontaine.)
cinghis-khan

Il sera expédient d’occire le prêtre Jean, après que la force aura été rendue à mes jambes, fatiguées du voyage, en la fontaine rajeunissante, dont l’eau est faite de carboucle, de rubis, de diamant, d’opale, et du sang et de l’eau du Christ, Dieu des chrétiens.

alaodine

La gueule de la Mantichore est la margelle de la fontaine, comme l’enfer suivra les quatre cavaliers à la fin du monde, a dit un enfant emporté par un aigle, Ganymède ou saint Jean. Recueillons le sang dans un bassin, car il a la couleur du sang royal. Comme les deux tronçons de jambes boulent dans le remous de la gueule de la Mantichore, ainsi que deux dents déracinées.

cinghis-khan

Que l’eau est douce, plissée en deux cercles autour de mes cuisses comme des besicles de cristal rose.

marc-pol

Je ramènerai fidèlement au Scheikh, prophète des montagnes, la princesse Belor, afin de la perpétuellement voir en son paradis et entendre chanter et jouer des instruments.

la princesse belor

Mon père, je sais qu’on va traîtreusement vous occire, mais je ne serai pas plus coupable ne l’empêchant que ce sage vieillard en étranglant son père Hassain-ben-Sabah. Et Alaodine, scheikh des montagnes, chef des Hassassins, est un grand prophète, et il m’unira en son paradis avec le sage jeune Vénitien.

alaodine

Je vais envoyer ces deux voyageurs incontinent en guerre contre le Prêtre Jean. Ne vous heurtez pas aux marches, messire l’Astrologue, et prenez garde de scinder la légère colonne de fumée qu’est ce fantôme.


ACTE III

La plaine de Tangut.
Cinghis-Khan, à terre sur un tas de sciure, Marc-Pol, armé en guerre, l’Astrologue chrétien, le Scythe Albain.
cinghis-khan

Où sont le château et les deux montagnes ? La fontaine s’est glacée autour des muscles de mes jambes, et le pied et la cuisse ont été séparés par l’eau rigide. À qui ce sang ? Une partie de mon corps a fondu dans l’eau chaude comme la cire. La fontaine doit être rouge de sang. Ô Prophète, remmenez-moi en paradis. Je vais osciller entre les jambes du prêtre Jean pour l’occire, mes moignons dans une jatte, casqué jusqu’au cul. Mon bienfaiteur m’écrasera de son pied et je rentrerai en paradis, flottant sur lequel des quatre fleuves ? Le lait panse, le miel attire les mouches aux blessures, le vin brûle et dans l’eau on voit le rouge. Hélas !

(Il meurt.)
marc-pol

À présent que le grand Khan est mort, il convient donc que je marche seul contre le Prêtre Jean, si je suis sûr d’être vainqueur ; car espérant ce paradis en terre, je suis hérétique et mourrais en péché mortel. Scythe Albain, à la pupille verte, qui voyez mieux que le lynx à travers les montagnes et entendez mieux que le corbeau de nuit cornu les paroles lointaines, que dit présentement le Prêtre Jean ?

le scythe albain

« Comment Alaodine a-t-il l’audace de me demander ma fille pour la mettre en son paradis ? Ne sait-il donc qu’il est mon homme et mon esclave ? Or retournez vers lui et dites-lui que j’aimerais mieux brûler ma fille que la lui donner, et que je le devrais mettre à mort comme traître à son seigneur. »

marc-pol

Voyez et sachez qui sera vainqueur.

le scythe albain

Les yeux ne voient point dans le futur.

marc-pol

Astrologue chrétien, vous qui êtes aveugle, voyez et sachez qui sera vainqueur.

l’astrologue chrétien

Il y a terre deux moitiés de roseaux ; l’une est vôtre, l’autre au Prêtre Jean. Ainsi que l’une surmontera l’autre sans que personne y touche, vous ou lui aurez victoire.

marc-pol

Qu’on batte de verges et chasse vers l’ennemi les deux astrologues : le Scythe Albain pour n’avoir vu l’avenir ; le chrétien aveugle pour l’avoir dévoilé malgré que Notre Seigneur ait défendu l’usage de la mancie. Et, transfuges, enseignez au Prêtre Jean que je vais le défaire seul, lui et son armée, car je sais assurément qui aura victoire. — Et Alaodine, chef des Hassassins, mon maître et prophète, qui a su faire périr son père Hassain destiné immortel, m’a appris les artifices pour, avec l’estoc non tranchant, être invulnérable sans autre bouclier que la coquille sonore, nombreuse comme le bruit de la mer.

(Ici Marc-Pol fait divers gestes d’escrime avec son épée moderne, et il convient qu’on entende quelque musique d’orgue.)

Prime, le geste de la pudeur ;

seconde, le geste du rameur ;

tierce, le dragon qui grimpe à l’arbre ;

quarte, le tondeur qui coupe la barbe ;

quinte, le bûcheron qui abat l’arbre ;

sixte, le soldat qui tire avec son arbalète ;

septime, le faucheur qui ampute les jambes ;

octave, la Mort qui rompt les cordes de la harpe.

(Ici Marc-Pol s’en va vers le Prêtre Jean.)

ACTE IV

Marc-Pol amène à Alaodine la princesse Belor et lui apporte la tête du Prêtre Jean sur son épée.
la princesse belor

Marc-Pol, je t’aime parce que tu as tué mon père et qu’en faisant ce tu es devenu en tout semblable à Alaodine le Parricide, notre scheikh et grand prophète.

alaodine

Messire Marc, puisque vous avez apertement occis, quoique vous ne soyez point mort, je vous veux donner la jouissance de ce paradis et de cette dame. Or, buvez.

(Marc-Pol boit.)
la princesse belor

Marc-Pol, il convient de célébrer devant Mahomet et son prophète promptement nos noces, et voici mon collier d’or comme gage nuptial.

(Ici Alaodine reçoit le collier à son cou et remet au cou de Marc-Pol un licol de chanvre jaune. Marc-Pol parle à l’air vide comme à Belor.)
marc-pol

J’ai ton collier d’or et tes bras d’ambre blanc autour de mon cou comme les rayons du soleil et de la lune sur les deux obeliscolychnies autour du jardin, comme les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin autour du jardin.

(Ici Alaodine élève Marc-Pol en l’air, de sorte qu’il pend du mur du château.)
la princesse belor

Méchant vieillard, laissez-moi aller vers le noble jeune Vénitien, qui s’en va de mort et croit être de noces entre mes bras.

alaodine

Il vous a possédée à travers l’air vide et je vous garde vierge pourtant pour moi en mon jardin. — Il convient de recueillir la semence du jeune Latin comme j’ai recueilli le sang du sire des Tartares. Et en y mêlant les yeux coulés de l’Astrologue chrétien je referai d’autres breuvages et paradis aux suivants Hassassins.

(Ici Alaodine fait entrer Belor dans le château et referme la porte.)

ACTE V


Scène I

Alau, sire du Levant, l’Astrologue chrétien, le scythe Albain, devant le château d’Alamout.


alau, sire du levant

Que se passe-t-il dans le château ?

l’astrologue chrétien

Le château est muet, car il est inaccessible et n’a pas besoin d’hommes d’armes ; il y a un homme récemment pendu qui oscille à une corde d’or.

le scythe albain

Je vois à travers les murailles qu’ils font bonne chère avec les danses, les musiques et les femmes.

alau, sire du levant

Que l’armée se prépare à l’hivernage dans ces monts Riphées et au pillage dans tout le pays de Mulect, car nous attendrons la famine du château jusqu’à une année révolue.

(Ici la toile baisse.)

Scène II

Les mêmes.
alau, sire du levant

Que se passe-t-il dans le château ?

l’astrologue chrétien

Le château est muet comme au dernier hiver ; il y a un squelette qui cliquette à une corde d’or.

le scythe albain

Derrière la profondeur des murailles, ils font bonne chère avec les fruits d’or du jardin.

alau, sire du levant

Que l’armée hiverne encore et pille jusqu’à la grandissime cité de Sapurgan, car nous attendrons une année encore.

(Ici la toile baisse.)

Scène III

les mêmes
alau

Sont-ils morts ?

l’astrologue chrétien

Le château est muet comme s’il n’y avait pas de château ; le vent siffle vide après le bout d’une corde d’or. Il y a dans l’air de la poussière d’os.

le scythe albain

Les Hassassins, derrière le château, dans le paradis où sont les squelettes des femmes, se sont entretués pour de leur chair repaître Alaodine, afin qu’il leur continue la jouissance après leur mort des danses, des musiques, des fruits d’or et des femmes.

l’astrologue chrétien

La porte ouvre la bouche pour parler.


Scène IV

Les mêmes, Alaodine.
alaodine

Qui a parlé ? qui a heurté à ma porte ? Il y a trois ans qu’on heurte à ma porte.

alau

À toi, Alaodine, scheikh des montagnes, châtelain d’Alamout, moi, Alau, sire du Levant. Je t’offre la vie sauve, étant témoins cet astrologue chrétien et ce Scythe Albain, tes transfuges si tu ouvres à mon armée le paradis derrière le château.

alaodine
se tait et rêve.
alau

Je t’offre la vie sauve, Alaodine, si tu m’ouvres à moi seul, prince du Levant, le paradis derrière ton château ; si tu me permets d’entrevoir le paradis derrière le château.

alaodine
se tait et rêve.
alau

Si tu ne brûles, Alaodine, le paradis inaccessible derrière ton château, je te fais crever les yeux comme à cet astrologue chrétien, qui est aveugle, et arracher les génitoires comme à ce scythe Albain, qui voit à travers les montagnes.

alaodine (prenant sa coupe).

À toi, Alau, prince du Levant, je lève cette coupe, et je bois les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin du paradis derrière mon château d’Alamout. Tu n’en verras pas autre chose. Je garde derrière la serrure de ma forteresse imprenable le paradis aux quatre fleuves, les femmes, les danses, et les fruits d’or et les musiques, et tout cela qui ressuscite malgré la famine de l’obsidion. Témoins ce Scythe Albain, qui voit à travers les murailles, et ce chrétien aveugle, qui ne voit point les murailles, je bois aux quatre fleuves et j’ai bu les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin et le paradis et mon château d’Alamout.

(Il jette sa coupe le long de la montagne.)
alau

Tuez le vieux.

(Les Barons font irruption et obéissent.)
les deux astrologues

Alau, sire du Levant, et vous, barons :

le scythe albain

Il n’y a plus ni paradis ni château, le soleil et la lune sont éteints sur la double obeliscolychnie, les monts Riphées blanchissent et nous allons périr par la rigueur et la malice du froid des montagnes.

l’astrologue chrétien

Il n’y a jamais eu ni paradis ni château.

(La muraille croule, les pics de neige.)


« Messire Marc, puisque vous avez apertement occis, quoique vous ne soyez point mort, je vous veux donner la jouissance de ce paradis et de cette dame. » (Page 199.)

III

Chez Madame Ubu


« Par Gog et Magog, on vit, on respire là-dedans ! C’est là-dedans que je travaille… » (Page 213.)

XI

chez madame ubu


Scène I

Des hommes feuille-morte groupent autour d’un falot leur phalange de phalènes. Barbapoux coryphée chante :
hymne

Roule dans le gouffre, trône de Silène ! Roule dans le gouffre, autel de Bacchus ! Plonge dans le gouffre, maison de Diogène ! Sacrilèges ouvriers, dans l’humide et le noir jetons les symboles de la philosophie et des dieux antiques. Sous nos mains magiques, l’humide et le noir s’épandent en libations qui fécondent la terre, et grâce à nous seuls, le blé germe et vit comme dans l’oubli des siècles par les champs des Pharaons.

Et par notre art sans parèdre, l’Immonde est glorifié. Portons les vases qui puisent de nos mains artistes. Identifiés à notre Œuvre, plongeons-y jusqu’à nos genoux. Les flots de l’humide et du noir déferlent sur nos cnémides. Les vapeurs de l’abîme, brune tête de démon, s’élèvent. Mais d’en haut sur nous pleure joyeuse la lumière ; et dans notre ciel est un nimbe.


Scène II

ubu

La sphère est la forme parfaite. Le soleil est l’astre parfait. En nous rien n’est si parfait que la tête, toujours vers le soleil levée, et tendant vers sa forme ; sinon l’œil, miroir de cet astre et semblable à lui.

La sphère est la forme des anges. À l’homme n’est donné que d’être ange incomplet. Plus parfait que le cylindre, moins parfait que la sphère, du Tonneau radie le corps hyperphysique. Nous, son isomorphe, sommes beau.

L’homme ébloui s’incline devant notre Beauté, reflet inconscient de notre âme de sage. Et tous doivent à nos genoux, respectueux, brûler l’encens. Mais des gnomes plongés dans des gouffres sans nom blasphèment notre Image, en souillant le symbole dans l’humide et le noir. Jaloux de notre forme auguste, vengeons-nous, privant de leur salaire ces ouvriers que nul ne voudra désormais voir exercer leur art. Car dans notre science nous leur substituerons les grands Serpents d’Airain que nous avons créés, avaleurs de l’Immonde ; qui frémissants se plongent avec des hoquets rauques, par les antres étroits où la lumière meurt ; et revenus au jour, comme le cormoran esclave du pêcheur, dégorgent leur butin de leur gueule béante.


Scène III

Barbapoux, Madame Ubu
barbarpoux

Ô suis-moi dans ces lieux, où sur les murs blanchis des paumes ont gravé, pour chasser les esprits, de brunis pentagrammes ; viens dans cet atelier où j’exerçai mon art ; aux dalles de tombeau, où le crâne se creuse avec ses deux fémurs ; qui nous promet l’oubli, le silence et l’oubli ; où la rouille qui ronge a rampé sur les murs et souillé les grimoires !

À l’insu du seigneur de ce manoir antique, du très bénin Achras[4], notre amour en ces lieux où sur les murs se gravent de brunis pentagrammes, vient chercher un asile. Et je t’offre mon cœur et je te tends ma main, où tu mettras ta main et ce qu’à ton époux tu volas de Phynance.

voix d’ubu
(en dehors, perdue dans l’éloignement.)

Qui parle de Phynance ? De par notre Gidouille auguste et tubiforme ? Nous n’en avons que faire, car nous avons ravi sa phynance à l’aimable et très courtois Achras ; nous l’empalâmes et nous prîmes sa maison ; et dans cette maison nous cherchons maintenant, poussé par nos remords, où nous pourrions lui rendre la part matérielle et vulgaire de ce que nous lui avons pris, savoir, de son repas.

voix aigrelettes
(encore plus éloignées.)

Éclairez, frères, la route de notre maître, gros pèlerin. Nous le suivons joyeux sans doute : dans de grandes caisses en fer-blanc empilés la semaine entière, c’est le dimanche seulement qu’on peut respirer le libre air. Palefreniers des Serpents d’Airain, c’est nous les Pa, c’est nous les Pa, c’est nous les Palotins.

madame ubu

C’est M. Ubu, je suis perdue !

barbapoux

Par le guichet en as de carreau, je vois au loin ses cornes qui fulgurent. Où me cacher ?

voix d’ubu

Kérubs du Tonneau suprême, illuminez-nous dans notre exode vers ces lieux où nous ne prîmes point encore siège. Herdanpo, Mousched-Gogh, Quatrezoneilles, éclairez ici !

barbapoux

Plongeons dans ces souterrains glauques.

madame ubu

Y penses-tu, mon doux enfant ? Tu vas te tuer.

barbapoux

Me tuer ? Par Gog et Magog, on vit, on respire là-dedans ! c’est là-dedans que je travaille. Une, deux, houp !


Scène IV

Les mêmes. Un Être long et maigre émergeant comme un ver au moment où Barbapoux plonge.
l’être

Ouf ! quel choc ! mon crâne en bourdonne !

barbapoux

Comme un tonneau vide.

l’être

Le vôtre ne bourdonne pas ?

barbapoux

Aucunement.

l’être

Comme un pot fêlé. J’y ai l’œil.

barbapoux

Plutôt l’air d’un œil au fond d’un pot de chambre.

l’être

J’ai en effet l’honneur d’être la conscience de M. Ubu.

barbapoux

C’est lui qui a précipité dans ce trou votre immatérielle personne ?

l’être

Je l’ai mérité, je l’ai tourmenté, il m’a puni.

madame ubu

Pauvre jeune homme...

voix des palotins
(très rapprochées.)

L’oreille au vent, sans s’épater, on marche d’une allure guerrière, et les gens qui nous voient passer nous prennent pour des militaires…

barbapoux

C’est pourquoi tu vas rentrer, et moi aussi, et Mme Ubu aussi !

(Descendant.)
les palotins
(derrière la porte.)

C’est nous les Palotins ! Nous boulottons par une charnière, nous pissons par un robinet, et nous respirons l’atmosphère au moyen d’un tube coudé ! C’est nous les Palotins.

ubu

Entrez, cornegidouille !


Scène V

Les Palotins, portant des torches vertes ; Ubu.
ubu
(Sans dire un mot, il prend siège ; tout s’effondre ; il ressort en vertu du principe d’Archimède. Alors, très simple et digne :)

Les Serpents d’Airain ne fonctionnent donc point ? Répondez, ou je vous vais décerveler.


Scène VI

Les mêmes, Barbapoux montrant sa tête.
la tête de barbapoux

Ils ne marchent point, ils sont arrêtés. C’est comme votre machine à décerveler, une sale boutique, je ne la crains guère. Vous voyez bien que les tonneaux valent mieux que toute l’herpétologie ahénéenne. En tombant et en ressortant, vous avez fait plus de la moitié de l’ouvrage.

ubu

De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux, tonneau, citrouille, rebut de l’humanité. Décervelez, coupez les oreilles !

(Il le renfonce.)

Scène VII

(Apothéose)
Ubu, établi sur sa base. Les Palotins l’illuminent.
hymne des palotins

Brûlez, torches de mort ! Pleurez de vos yeux verts ! Ce que l’homme dévore, il lui donne la vie et l’unit à son corps. Ce qu’il rend à la terre, il le rend à la nuit. Pleurez, torches de mort !

Il le jette en des gouffres ainsi qu’en un Tartare, par des chemins tortus où la hâtive chute sonne des tintamarres. Ô chute dans la nuit, dans l’humide et le noir ! Le nimbe de clarté qui brillait sur la nuit, le corps de l’assassin comme un écran le bouche. Pleurez, torches de mort, pleurez de vos yeux verts !

fin
  1. Masculin de la Vieille Dame.
  2. Ubu Roi, scène de l’Ours (Mercure de France).
  3. Les Jours et les Nuits, roman d’un Déserteur (Mercure de France).
  4. Cf. Les minutes de Sable mémorial, l’Autoclète.