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L’Amour impossible/I/V

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Alphonse Lemerre (p. 55-62).

V

L’AVEU


Q uoique M. de Maulévrier n’acceptât pas le programme de Mme de Gesvres sur la manière dont elle prétendait être aimée, il sentait pourtant, à de certains frémissements qui passaient en lui près de cette femme, et au poids de préoccupations qui le suivaient quand il n’y était plus, qu’il aurait pu remplir quelques conditions de ce terrible programme, l’utopie des imaginations du siècle. Rien ne ressemblant plus à l’amour dans les hommes que les désirs que l’on fait attendre, M. de Maulévrier croyait à la grandeur de son amour par la grandeur de ses impatiences. Seulement, ce soi-disant amour n’avait ni rêveries, ni larmes, ni désespoir, ni tous les mouvements des âmes jeunes et tendres. C’était un amour d’homme de vingt-six ans, d’homme d’esprit, d’homme du monde qui a beaucoup vu, beaucoup senti, et qui s’est aussi beaucoup moqué. C’était un amour qui ne jetait pas la vie hors du droit commun, et qui n’en était pas moins très réel, très impérieux, et pouvait devenir très amer.

Or, un pareil amour se prenant à une femme comme la marquise de Gesvres, âme sauvée par la froideur des sens et la mobilité de l’esprit de l’éclat funeste des passions, un pareil amour avait bien des difficultés à vaincre. Sur ce point, malgré sa fatuité, M. de Maulévrier ne s’illusionnait pas. Tous les jours il faisait des découvertes dans le caractère de la marquise, et ces découvertes l’accablaient. Ce qui le soutenait, c’est qu’elle était ennuyée, et que l’ennui est peut-être chez les femmes le besoin d’avoir de l’amour. Mais cette femme ennuyée, qui n’avait pas comme lui de ces ardents désirs qu’il ne faut pas calomnier, avait comme lui l’esprit qui juge et qui trouve je ne sais quelle affection secrète dans l’expression de tous les sentiments un peu vifs. Il était donc presque impossible d’agir sur cette tête trop saine pour ne pas être rebelle à l’enthousiasme, et certainement il aurait désespéré d’un tel résultat si ce qui se brise le dernier chez un homme, la vanité, ne l’avait pas induit à persévérer.

Ce qu’il savait de la marquise fut la cause du silence qu’il continua longtemps encore de garder sur les sentiments qu’il avait pour elle. Il s’imaginait qu’avec une femme qui, à toutes les époques de sa vie, avait vu la terre à ses genoux, rester debout serait d’un effet favorable et paraîtrait du moins distingué. Sachant combien la contradiction exaspère les natures féminines, il alla quelquefois jusqu’à nier à la fierté persane de cette Bérangère, dont la beauté ne rencontrait pas plus d’indifférents que de rivales, qu’il pût jamais l’aimer d’amour. Elle, à qui l’on n’avait jamais dit de telles impertinences, n’y croyait pas et lui soutenait, au contraire, qu’il était déjà amoureux d’elle aux trois quarts. Alors il s’engageait entre eux de ces débats, gracieux et légers dans la forme, qui plaisaient à l’un et à l’autre parce qu’ils appartenaient l’un et l’autre à une société où la grâce consiste à jouer avec ce qu’il y a de plus sérieux dans les sentiments et dans la pensée.

Mais ce manège, sur le succès duquel M. de Maulévrier avait trop compté, et qui aurait réussi avec la plupart des femmes que le monde traite en souveraines, échoua contre Mme de Gesvres. Échoua-t-il contre son indolence ou contre sa sagacité ? Vit-elle clair sous ces déclarations mensongères et peu aimables que lui jetait incessamment Maulévrier ? On ne sait, mais toujours est-il qu’elle le laissa fort tranquillement se fatiguer des petites faussetés qu’il avait d’abord cru habiles. D’honneur, elle aurait mérité de porter dans ses armes la devise des Ravenswood. Elle attendit le moment de la revanche avec une patience orgueilleuse, et il ne manqua pas d’arriver. Ce pauvre Maulévrier se sentait pris par la famine, faute de demander ce que peut-être on ne lui refuserait pas. Aussi, après avoir caracolé, pour l’honneur des armes, sur les limites d’une galanterie que sa vanité d’homme gâté par l’amour aveugle d’une maîtresse esclave ne devait pas franchir d’un bond, il s’attacha enfin au courageux parti de sortir d’un sigisbéisme chevaleresque qui, avec cette damnée marquise, aurait pu durer sans profit jusqu’à la consommation des siècles. Il saisit l’occasion qu’elle lui offrait tous les soirs, dans leurs longs tête-à-tête sur la même causeuse, pour lui dire très positivement ce qu’elle n’aurait peut-être pas voulu comprendre s’il s’en fût tenu à la lettre morte des cajoleries innocentes. Comme, depuis quelques jours, Bérangère, très contente au fond du trouble qu’elle causait à un homme de l’aplomb de M. de Maulévrier, redoublait de beauté par l’intérêt qu’avaient pour elle, si ennuyée d’ordinaire, des relations qui pourraient plus tard passionner sa vie, Maulévrier n’eut pas de peine à oublier ses idées un peu sultanesques sur les femmes, et à parler avec beaucoup de facilité et d’entraînement un langage bien plus suppliant qu’orgueilleux. Le désir contenu depuis longtemps et stimulé ce soir-là par tout ce que la supériorité en coquetterie de Mme de Gesvres put inventer de plus décevant et de plus traître, le désir enflamma et acéra sa parole. Il fut pressant et éloquent. Avec la joie qu’inspirait à Mme de Gesvres cette volte-face de langage, une autre qu’elle eût trahi ce qu’elle éprouvait. Mais elle, chez qui les sens demeuraient toujours harmonieusement et imperturbablement tranquilles, écouta avec une grâce très peu émue la rhétorique de Maulévrier, comme si c’eût été un conte arabe.

Pendant qu’il parlait, elle plissait sur son genou son mouchoir brodé. Quand il eut fini sa tirade, elle en secoua tous les plis avec un geste de l’impertinence la plus dégagée, et se retournant de trois quarts vers M. de Maulévrier, dont les lèvres touchaient presque cette belle épaule, brisée autrefois par la colère d’un homme :

— Ah ! vous m’aimez ? — fit-elle. — Mais ma pauvre amie, Mme d’Anglure, que deviendrait-elle si elle savait cela ?

Voilà comme elle le paya de ses frais d’éloquence. Ce simple mot fit reculer de six pouces au moins les lèvres qui allaient se poser sur la belle épaule qu’on ne leur tendait pas. Le nom de Mme d’Anglure, de cette femme aimée si longtemps et qui, depuis quelques jours, n’avait pas plus préoccupé M. de Maulévrier que si elle n’eût jamais existé, lui causa un douloureux étonnement. Pour être un homme et un homme amoureux, on n’est pas un monstre, et le premier mouvement de Maulévrier fut fort bon. Le second fut aussi ce qu’il dut être. N’était-ce pas de surmonter une impression de nature à affaiblir l’effet de l’aveu qu’il venait de risquer ? Il n’y avait point à reculer. Il est des moments dans la vie où, pour baiser le bas d’une jupe, on passerait sur le corps des femmes qu’on adorait hier avec le plus d’idolâtrie. Maulévrier marcha donc hardiment dans le sens de la pente qui l’entraînait. Il jura à Mme de Gesvres qu’il n’aimait plus Mme d’Anglure ; et c’était vrai. Mais ce qu’il jura bientôt aussi, sans se soucier de l’inconséquence de ce second serment après le premier, c’est qu’il ne l’avait jamais aimée, c’est que les circonstances avaient fait seules une liaison qu’il eût rompue cent fois sans l’affection dévouée de Mme d’Anglure, et que, malgré cette affection dont il avait été reconnaissant, Mme d’Anglure l’avait toujours épouvantablement ennuyé. Ceci était faux et effroyable. Mais, hélas ! c’était un homme d’esprit qui parlait à une femme spirituelle d’une liaison de trois ans avec une femme jugée médiocre ; mais c’était un homme amoureux qui parlait à la femme qu’il aimait ; et quoi de plus dépravant que la femme qu’on aime ? Du reste, en insultant si menteusement son passé, M. de Maulévrier ne fut pas le seul coupable. Mme de Gesvres le poussa à cela avec une adresse et une volupté infinies. Elle prit les airs d’une inconsolable pitié en parlant de cette pauvre petite Mme d’Anglure, qui était bien la meilleure des créatures humaines, mais qui ne devait pas être fort amusante dans l’intimité. Elle entraîna Maulévrier à lui fournir des détails qui pussent justifier cette opinion. Séduit par les câlineries soudaines de la voix qui le questionnait, Maulévrier n’eut pas honte de soulever les voiles qui devraient toujours rester baissés quand on n’aime plus, par respect pour ce qu’on aima. Il se rapprocha de la belle épaule que, dans l’électricité de ces confidences, il sentit frémir plus d’une fois contre la sienne. Ce fut de la part de cet homme, enivré du contact de celle à qui il sacrifiait jusqu’à la mémoire d’un amour éteint, une complète apostasie. Elle savourait, en souriant suavement, tous les reniements qu’elle lui dictait. Elle lui désignait tous ses souvenirs un à un pour qu’il marchât et crachât dessus, et pour qu’il s’en vantât après comme ce matelot dans Candide, qui se vante fièrement d’avoir marché trois fois sur le crucifix au Japon. Elle éprouvait la plus délicieuse sensation que pût éprouver une femme, et surtout une femme comme elle. Elle se moquait gaiement, finement, mais implacablement, avec un langage hypocrite et léger qui ne lui donnait aucun tort extérieur vis-à-vis de cette chère amie, qu’on allait délaisser pour elle. En vérité, ce lui fut une charmante soirée ; aussi se laissa-t-elle plus d’une fois baiser l’épaule avec tout l’abandon de l’amour.