L’Amour impossible/I/VII

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 72-88).


VII

L’INTIMITÉ


Cependant les choses ne pouvaient pas durer ainsi plus longtemps. L’amour, si grand qu’il soit, ne change pas les habitudes de toute la vie, du moins à Paris.

M. de Maulévrier était un homme du monde, et l’homme du monde se révoltait un peu quand l’amoureux se courbait si bien. Ces révoltes avaient lieu surtout quand M. de Maulévrier s’éloignait de Mme de Gesvres.

Quoiqu’il fût terriblement cousu à sa jupe, quoiqu’il l’accompagnât si fréquemment dans ses promenades du matin que l’on commençait à parler, parmi les oisifs du bois de Boulogne, de la lune de miel de cette liaison, il y avait pourtant des moments où il fallait quitter cette grande charmeresse qui le lanternait avec ces réserves qu’elle avait l’art et la puissance de lui faire subir.

Dans ces moments-là, comme il se retrouvait plus de calme et qu’il pouvait mieux se juger, il convenait, avec une extrême bonne foi, que sa position vis-à-vis de la marquise ne lui faisait pas un honneur immense, et alors il se mettait à lui écrire des lettres pleines d’une passion vraie, et dans lesquelles il revenait toujours à ce vieux refrain de l’amour, à cette éternelle question, ce m’aimez-vous ? importun parfois, que le scepticisme des cœurs ardents pose encore, même quand on y a répondu.

Ces lettres étaient réellement très catégoriques ; elles poussaient la marquise jusque dans ses derniers retranchements. Il n’y avait plus là de main ou de taille laissée sournoisement pour gage du silence qu’on affectait, ou en expiation du rire incrédule dont on arme sa physionomie, traître rire si blessant pour les cœurs bien épris !

Tous ces moyens du Traité du Prince des femmes n’étaient plus de mise contre des lettres auxquelles il n’était vraiment pas possible de répondre autrement que par un aveu. C’est pour cela que Mme de Gesvres n’y répondait pas.

M. de Maulévrier avait d’abord pensé que cette répugnance à écrire, dont elle ne donnait pas plus de motifs que de tout le reste, était de la haute prévoyance en usage chez beaucoup de femmes, — car ces douces et pures colombes ont parfois toute la prudence des serpents qui ont le plus rampé, — mais il n’avait pu conserver longtemps cette idée quand il avait entendu si souvent Mme de Gesvres, dans ses jours de gaieté étincelante, tenir aux hommes de son salon le langage de la corruption la plus élégante et la plus audacieuse ; quand il l’avait vue l’accepter, lui, Maulévrier, comme son amant officiel aux yeux du monde, quoique, selon son expérience, ce ne fût pas la peine de se compromettre pour si peu.

Mais, encore une fois, la terre est ronde, et les femmes, comme la Fortune antique, ont, si divines qu’elles soient, un pied sur cette boule qui tourne toujours ! Les choses ne pouvaient donc rester ainsi.

Mme de Gesvres, qui avait désiré, dès l’origine, inspirer à un homme qui lui plaisait plus que tous ceux qu’elle avait l’habitude de voir un sentiment vrai et digne d’elle, Mme de Gesvres était arrivée avec triomphe au but qu’elle s’était proposé. Pour l’éprouver peut-être, cet esprit altier qui avait tant discuté sa défaite, elle l’avait fait descendre dans les neuf cercles d’une coquetterie infernale ; mais il était bien temps qu’elle lui montrât, du moins en perspective, une échappée de ce paradis qu’après tout un ange n’avait jamais gardé avec une épée flamboyante. D’un autre côté, comme il y a toujours un peu de lâcheté dans les meilleurs sentiments d’une femme, peut-être Mme de Gesvres avait-elle compris que jouer plus longtemps au sphinx avec Maulévrier était risquer imprudemment ce qu’elle appelait, avec une hypocrisie mélancolique, sa dernière conquête. Ainsi, vanité, compassion secrète, amour, ou du moins le désir de l’amour, que M. de Maulévrier lui avait fait retrouver dans l’abîme d’ennui où elle se traînait, tout, jusqu’à la pluie qui se mit à tomber, — et qui ne sait l’influence de la pluie et du beau temps sur les résolutions et la moralité des femmes ? — tout lui fut une loi d’abandonner une coquetterie qui avait servi, sans nul doute, à cacher des sentiments plus profonds.

Un jour donc que, dans l’impossibilité de sortir, elle n’avait pour toute ressource contre l’ennui, le vrai vampire des femmes du monde, que ses réflexions qui ne savaient pas l’en défendre, et une broderie qui n’avançait pas beaucoup dans ses mains hautaines, elle se mit à tirer les lettres de M. de Maulévrier du mystérieux coffret où elle les avait ensevelies, et où étaient venues s’engloutir, dans du satin rose et sans espérance, tant de lettres d’amour depuis dix années : sépulcre parfumé dont le temps, hélas ! allait bientôt sceller la pierre.

Ces lettres qu’elle relut l’amenèrent tout à la confiance, car voici, quand elle les eut lues, ce qu’elle écrivit :

« Non, je n’ai pas d’amour pour vous, mon ami, et pourtant j’ai besoin et désir de vous voir. Je suis froide, c’est la vérité ; et pourtant vous me faites éprouver une émotion inconnue lorsque vous brûlez ma froideur sous vos transports. Je n’ai jamais été ainsi, même avec la personne que j’ai le plus aimée… Il n’y a rien de véritablement intime entre nous, dites-vous ; et pourtant j’ai eu tout de suite confiance en votre caractère, si ce n’est dans votre affection que vous m’avez niée si longtemps. Rappelez-vous tout ce que vous m’avez dit ; jugez si je puis avoir la foi qu’il faudrait pour me faire devenir ce que… je ne suis pas encore. Si vous tenez à ce changement aussi véritablement que vous le dites, ne vous repentez pas de m’avoir ouvert votre cœur. La crainte de vous voir trop souffrir pourrait seule l’emporter sur ma rebelle nature. Si vous saviez comme je vous serais reconnaissante de bannir de mon âme la défiance qui fait ma réserve ! Trompée, toujours trompée, dupe sans cesse ! jugeant toujours les autres d’après ce que j’éprouvais. Et ne m’accusez pas de mensonge ; quand j’ai le plus aimé, j’ai toujours gardé au fond de mon cœur les expressions qui eussent pu faire croire à une exagération que je redoutais plus que tout au monde. Adieu ; voilà de la confiance. J’espère que vous ne vous plaindrez pas ce soir comme hier de ma réserve. Venez, venez, je vous attends. »

« Bérangère »

En somme, ce billet était digne de la main qui l’avait tracé. Soit instinct, soit calcul, Mme de Gesvres avait exactement mesuré la dose d’espoir qu’il fallait à M. de Maulévrier pour que, fatigué d’une résistance sans terme, il ne s’en allât pas visiter Florence ou Naples, seule manière de se suicider que les gens de bas étage n’aient pas prise encore aux gens comme il faut ! De tels billets, envoyés aux époques critiques d’un amour qu’on redoute de voir expirer, sont de l’élixir de longue vie ; c’est du lait d’ânesse pour la phtisie du cœur. Sans doute, ce billet avait toute la séduction du mensonge ; mais il était vrai cependant comme s’il n’eût pas dû séduire, vrai comme peut l’être la pensée d’une femme, dont les vérités les plus claires ne peuvent jamais avoir, comme l’on sait, une limpidité parfaite.

Ainsi, que ce fût de l’amour ou non, et qu’importe le mot si l’on a la chose ! Mme de Gesvres avouait dans sa lettre qu’un lien l’attachait à M. de Maulévrier, et que jamais la personne qu’elle avait le plus aimée ne lui avait fait éprouver l’émotion qu’il produisait en elle, lui qu’elle n’aimait pas !

Certes ! un tel aveu était de nature à faire rayonner dans toutes les splendeurs de l’orgueil cette queue de paon que traîne après soi l’amour de l’homme du monde le plus dévoué, l’amour le plus cygne de candeur et de pureté, au bord des lacs les plus solitaires. Jamais M. de Maulévrier ne s’était aperçu de cette émotion, que la froideur naturelle à la marquise dominait très bien, aveuglé qu’il était lui-même par la sienne ; mais rien n’était plus vrai pourtant. Ce qui devait l’être moins, c’était cette défiance dont elle le priait, avec une tristesse pour la première fois si tendre, de l’affranchir, et qu’avec l’inébranlable conscience d’une beauté pareille à la sienne, l’expérience du cœur et la sagacité d’une femme, elle ne pouvait pas conserver.

Mais M. de Maulévrier, à qui elle parlait de défiance et à qui elle avait fait connaître ce sentiment jaloux et cruel en glissant toujours dans ses mains au moment où il croyait la saisir, M. de Maulévrier n’eut pas d’abord, après cette lettre, la joie qu’il aurait dû naturellement éprouver.

Comme, à force de prestiges, elle lui avait faussé le regard, il vit là une coquetterie de plus qu’il ajouta à toutes les autres. Erreur profonde, qu’il abjura bientôt quand il la vit garder avec lui une simplicité affectueuse qu’il ne lui connaissait pas encore. Ce fut une transformation pleine de merveilles que le changement qui s’opéra tout à coup dans Mme de Gesvres.

Le duel qui avait duré si longtemps entre elle et l’homme qu’elle avait toujours battu, il est vrai, mais qu’elle avait toujours trouvé prêt à recommencer la bataille, ce grand duel que les lois du monde font de l’amour, cessa enfin. Où ils avaient lutté, ils se reposèrent.

Elle ne se livra pas davantage, mais Maulévrier, la voyant si désarmée, put croire qu’elle était plus à lui. Nulle idée de salon, nul sentiment de vanité ne vinrent jeter leur ombre sur cette phase d’une liaison qu’à l’origine de pareilles idées, de pareils sentiments avaient malheureusement compliquée ; ils vécurent à côté de leurs habitudes.

Leur intimité n’eut ni petites ruses ni déchirements. Ce fut de l’intimité rare, grave, profonde, où les esprits s’intéressaient l’un par l’autre, où les cœurs cherchaient ardemment à se toucher ; de l’intimité qui devrait suffire à la vie d’êtres distingués et intelligents, si la vie n’avait de ces soifs folles qu’une telle intimité n’étanche pas.

« Qu’elle croie en moi et à mon amour, elle qui voudrait si bien y croire, — se disait M. de Maulévrier, — et je touche au bonheur suprême. » Et plein d’espérance depuis la lettre qui avait daté le changement de langage et de façons dans Mme de Gesvres, il cherchait, par tous les moyens qui sont à la disposition d’un homme spirituel amoureux, à la convaincre de son amour. Malheureusement, au dix-neuvième siècle, ces moyens ne sont pas en grand nombre. Les dévouements y deviennent de plus en plus impossibles.

Dans leur position à l’un et à l’autre, avec la facilité qu’ils avaient de se voir et le peu de dangers qu’ils couraient à s’aimer, il ne leur restait pour se prouver qu’ils s’aimaient que les expressions de l’amour même, et ces soins incessants, ce culte extérieur dont on entoure l’objet préféré.

Maulévrier prodiguait tout cela, mais à moins qu’il ne se jetât vivant sous les roues du coupé de la marquise, pour lui donner la preuve qu’il lui fallait de son amour, franchement, il ne pouvait pas davantage.

Et Mme de Gesvres finit par le comprendre, ou, du moins, par montrer à M. de Maulévrier qu’elle le comprenait. Fut-ce le bonheur d’être aimée, ou le désir de rendre leur intimité plus profonde en comblant les vœux d’un homme qui méritait bien tout ce qu’une femme comme elle avait donné à d’autres qui ne le valaient pas, fut-ce tout cela qui la poussa à être juste envers M. de Maulévrier, et à répondre à ses protestations brûlantes, comme elle le fit un soir, avec un naturel qui pouvait paraître bien grave pour laisser tomber une chose si charmante :

— Je ne doute plus de votre amour, Raimbaud ; maintenant, je vous crois.

M. de Maulévrier a avoué depuis qu’elle l’avait tant accoutumé à son désolant scepticisme qu’il n’eut pas d’abord tout le bonheur qu’un tel mot devait lui donner. Ils s’étaient longtemps promenés sur le balcon qui dominait le jardin de l’hôtel habité par elle. Il faisait le plus sentimental clair de lune ; mais ils n’étaient pas gens à regarder au ciel, comme dans Corinne : c’était là le moindre souci de leurs pensées. Ils étaient rentrés dans le boudoir jonquille, et s’étaient assis près de la porte du balcon laissée ouverte, par laquelle arrivaient, dans ce nid tiède et ambré d’une femme élégante, les bouffées pures et fraîches du jasmin et des chèvrefeuilles. On entendait le bruit des voitures qui gagnaient le boulevard de ce côté, et qui, dans l’éloignement et dans la nuit, rappellent si bien les grands murmures d’une mer agitée. Mais ni la nuit, ni les parfums du dehors, ni ces bruits qui ressemblent aux plus beaux qu’il y ait dans la nature, rien de tout cela n’influait sur les dispositions de ces deux enfants d’une civilisation raffinée, de ces deux âmes vieillies au sein d’une société positive et spirituelle, et n’ayant jamais vécu que sous des plafonds.

— Oui, je vous crois, — reprit-elle. — soyez heureux, si vous le pouvez, d’un pareil aveu, mais moi, vous le dirai-je, mon ami ? je n’éprouve point à croire que vous m’aimez réellement le bonheur sur lequel j’avais compté. Je ne veux plus vous tromper. J’ai renoncé à toutes ces petites faussetés que nous avons mises d’abord entre nous. Je vous le répète, je suis sûre maintenant que vous m’aimez, Raimbaud ; votre amour me touche ; mais j’en suis plus touchée qu’heureuse, et, vous voyez si je suis franche, je m’en plains à vous.

Maulévrier, qui n’avait jamais vu jusqu’au fond du cœur de cette femme sur le point de se révéler à lui, prit ces tristes mots pour l’exigence d’une âme vive, et le bonheur fier qui commençait à lui soulever le cœur ne fit que s’accroître en l’écoutant. La confiance de l’homme aimé l’égara, et il répondit, comme un dieu qui peut donner le ciel et la terre, avec la plus épouvantable fatuité.

— Ah ! — dit-il — ne vous plaignez pas, Bérangère ! Puisque vous croyez à mon amour, toutes les félicités sont possibles. Dès demain, sur ce cœur que vous ne repoussez plus, vous serez vengée de l’attente de ce bonheur qui vous semble tarder aujourd’hui.

— Que vous êtes bien un homme, — fit-elle, en haussant ses splendides épaules avec un mépris de reine offensée, — et que vous voilà bien tous, orgueilleux et grossiers, même les meilleurs ! Vous croyez donc qu’il est quelque chose qui puisse remplacer pour une femme le bonheur qu’elle n’a pas trouvé dans la foi même en votre amour ?

L’accent qu’elle mit à dire cela fut si vrai, que M. de Maulévrier, tout homme du monde qu’il fût resté, n’osa pas souffler la plus petite des impertinences dont il eût régalé, très certainement, toute autre femme qui, dans un pareil moment, se fût avisée de prendre les airs dédaigneux d’un ange se voilant de ses ailes à l’approche d’une créature inférieure.

Il resta silencieux. Lui sut-elle gré de son silence ?

— Raimbaud, — dit-elle, en lui tendant la main avec cette grâce incomparable qui lui subjuguait tous les cœurs, — il faut que je vous fasse une prière. Vous êtes venu chez moi par curiosité ; vous y êtes resté par attrait ; l’attrait est devenu de l’amour. Jusque-là, c’est bien ; mais qui sait la fin des affections les plus vives ? Mme de Vicq, que vous connaissez, ne voit plus du tout M. de Loménie, et l’on dit qu’ils ont été fous l’un de l’autre. Quoi qu’il arrive de nous, Raimbaud, vous sentez-vous le courage de me promettre que nous ne nous brouillerons jamais ?

C’était mâle et simple tout à la fois ; c’était de l’estime exprimée en dehors de toutes les illusions de l’amour.

Une si noble prière fut un coup de lumière pour M. de Maulévrier. Il comprit tout ce que cette femme, sous des frivolités apparentes, cachait de solide et de bon ; il comprit surtout ce qu’il y avait de flatteur pour lui dans une telle prière.

Elle, qui avait toujours rompu ou dénoué avec ces hommes qu’elle avait aimés quelques jours, devait lui donner le plus grand plaisir d’orgueil que pût ressentir un caractère élevé en lui demandant de rendre éternelles, au nom d’un sentiment plus haut placé que l’amour même, puisqu’il ne tombe pas en ruines comme l’amour, les relations que l’amour avait créées entre eux. Aussi, entraîné, promit-il tout ce qu’elle voulut, et lui fit-il les plus singuliers serments de lui rester à jamais fidèle pour le temps où il ne l’aimerait plus.

— Eh bien ! puisque c’est chose convenue, — dit-elle en respirant longuement, comme si elle eût été débarrassée d’un poids terrible, — je puis à présent tout vous dire. Mon pauvre Raimbaud, je ne vous aime pas.

Elle avait d’abord flatté son orgueil pour l’enchaîner, puis elle le blessait.

M. de Maulévrier devint pâle encore plus de colère que de douleur, car le malheur des gens d’esprit est de croire qu’on veut les jouer à propos de tout, et les commencements de la liaison de M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres fortifiaient en lui cette idée-là.

Mais elle ne lui donna pas le temps de l’interrompre.

— Pas de colère, Raimbaud, — continua-t-elle, — ce serait vainement m’insulter. Ce que je viens de vous demander à l’instant même, ce que vous m’avez promis, vous permettent-ils de me mal juger ? Toutes mes coquetteries avec vous sont mortes et enterrées ; hélas ! je sens que ma dernière illusion s’en va aussi. J’avais cru pouvoir vous aimer ; je l’avais désiré, et je sens que je ne puis pas. Je vous le dis : en quoi suis-je coupable ? Ah ! je suis plus malheureuse que vous !

Écoutez-moi, — ajouta-t-elle, avec la pitié intelligente d’une femme qui sait qu’on adoucit les douleurs de l’amour le plus vrai en parlant à nos vanités immortelles, — je ne puis pas vous aimer, vous, et vous êtes cependant l’homme qui m’ait d’abord le plus attirée et qui m’ait plu davantage. Vous êtes l’esprit le plus distingué que j’aie jamais rencontré, et, sous les manières les plus séduisantes, le caractère le plus noble et le plus sûr. Vous êtes tout cela, Raimbaud, pour moi et pour les autres ; mais voici ce que vous n’êtes que pour moi. De tous les hommes que j’ai aimés, vous êtes celui qui m’a donné le plus de ces émotions auxquelles ma froideur est rebelle, et vous êtes le seul à qui j’ai fait jamais un pareil aveu. Vous êtes le seul dans le tête-à-tête de qui je ne me suis jamais ennuyée. Vous êtes le seul à qui j’ai dit : « Nos vies se sont touchées ; quoi qu’il arrive, engageons-nous tous les deux à ne les séparer jamais. » Enfin, vous êtes le seul encore à l’amour duquel, avec mon expérience des hommes, je me serais livrée sans peur et sans fausse honte, tant les défiances que j’ai eues longtemps, vous avez su les surmonter et les vaincre. Voilà, Raimbaud, ce que vous m’êtes, et pourtant tout cela n’est pas de l’amour. Je sens toujours en moi le calme effroyable dont j’espérais que vous me feriez sortir. Je voudrais vous être asservie, et je ne le suis pas. Les sacrifices que je vous ferais, je ne vous les ferais que comme à un ami qu’on estime, sans entraînement, sans ivresse. Il y a des soirs où vous me plaisez extrêmement dans la causerie ; mais à quoi plaisez-vous en moi ? C’est à mon esprit ; et je ne sens pas, comme quand on aime, le contre-coup de ce plaisir me troubler le cœur. Vous n’êtes pas pour moi l’intérêt passionné que j’attendais et dans lequel je voulais perdre l’ennui terrible de ma vie. Moi qui ai aimé, — et des hommes que vous auriez raison de mépriser, Raimbaud, — je ne puis me méprendre à ce qui est ou n’est pas de l’amour… Vous en êtes digne, et moi, qui le reconnais, je n’en saurais éprouver pour vous. Ah ! mon ami, pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’il n’y ait plus rien en moi de vivant, d’ardent et de jeune. Tout est consommé, tout est fini ; je m’agite encore, je me monte la tête, mais c’est inutile. Je retombe dans l’horrible sensation de mon néant. Vous qui m’aimez, votre position vaut mieux que la mienne ; je suis plus à plaindre que vous !

Et elle se mit la tête dans ses mains en achevant ces paroles désespérées, qui tuèrent la colère de M. de Maulévrier et l’éclairèrent tout à coup sur le compte de celle qui venait de les prononcer. Ivre de pitié à son tour, il crut qu’elle pleurait, ainsi penchée, et il se mit à genoux devant elle, écartant les mains du front qu’elles couvraient. Mais elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient désolés sans larmes. Ils tombèrent sombres dans ceux de son amant, avec ce vague sourire des douleurs profondes et surmontées.

— Levez-vous, — fit-elle, avant qu’il pût exprimer un des mille sentiments qui l’agitaient ; — j’entends Laurette. — Et Laurette, qui ouvrait effectivement la première porte du boudoir, parut sur le seuil de la seconde et annonça Mme d’Anglure.

Ce nom leur causa un tressaillement à tous les deux.

Mme d’Anglure, revenue si brusquement de la campagne, où elle était pour longtemps encore, et apparaissant tout à coup, à une pareille heure, chez la femme qui avait pris son amant et chez qui elle allait le rencontrer… c’était étrange.

— Faites entrer, — dit la marquise avec sa grâce nonchalante et comme s’il s’était agi d’un de ses habitués les plus fidèles.

Et la comtesse d’Anglure entra.