L’Amour impossible/II/III

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 112-120).


III

LES FAUSSES CONFIDENCES


Le lendemain les trouva de bonne heure à la place où se passait ce drame sans action extérieure, sans grands bras, sans portes fermées et ouvertes, — cette chose simple, réelle : la vie. Après une nuit de convulsions et de larmes de la part de Mme d’Anglure, M. de Maulévrier s’en était revenu à ce fatal boudoir de satin jonquille où un charme cruel le ramenait toujours. À force de mensonges, de fausses caresses et de fleur d’oranger, il avait calmé sa nerveuse maîtresse, et puis il avait pris sa course vers l’hôtel de Gesvres, ne respirant que la marquise, et croyant retrouver sur son front pâli une de ces nobles et tristes impressions de la veille, qui lui avaient paru si touchantes.

Mais, baste ! la lune n’était pas si changeante que cette muable femme, et il y eût eu cent années au lieu d’une nuit entre la marquise de la veille et celle du lendemain, que sa physionomie n’aurait pas été plus au rebours de l’espérance de Maulévrier. Le bandeau d’ennuis qui lui ceignait si souvent le front était caché sous des boucles mignardes et crêpées qui allaient si mal au caractère ferme de sa beauté. La femme et toutes ses ondoyances, ses morbidezzes, ses gaietés moqueuses, se remontraient dans cette grande statue, désespérée parfois et silencieuse comme la Niobé antique, et qui, ennuyée de son piédestal comme de toutes choses, en descendait pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant. Ce n’était plus qu’une Parisienne piquante, vive et un peu affectée, un vrai type de femme d’esprit, mais d’esprit de femme, tout en pointes d’aiguilles, de malices et de curiosités. Elle attendait Maulévrier avec plus d’impatience qu’à l’ordinaire, et quand elle le vit :

— Eh bien ? — fit-elle.

— Eh bien ! — répondit M. de Maulévrier, — Caroline sait tout, ou plutôt elle sait plus que tout, car elle croit que nous nous aimons, tandis qu’il n’y a que moi qui vous aime.

— Ah ! contez-moi donc ça, — dit-elle, en se tordant sur sa chaise longue, dans son peignoir de mousseline rose, et en respirant à pleines narines un délicieux flacon ciselé qu’elle tenait ; — contez, mon ami, — répéta-t-elle avec une incroyable sensualité.

Au mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable, on eût dit Léda attendant son cygne et se préparant à la volupté.

Elle lui jeta deux regards à le rendre fou, si lui ne l’avait pas connue, s’il n’avait pas déjà fait l’expérience que ce qui ressemblait à de la passion dans cette femme n’était qu’un élan de l’esprit, et rien de plus.

— Mon Dieu ! reprit M. de Maulévrier avec une expression capable d’éveiller plus d’un dépit secret dans le cœur énigmatique de la marquise, — mon Dieu ! c’est là une assez triste histoire, et d’autant plus triste qu’elle n’est pas finie, et que je ne prévois guères comme elle finira. L’absence et le soupçon qui en a été la suite ont exaspéré tous les sentiments de Mme d’Anglure. Ces sentiments sont beaucoup plus profonds que je ne pensais. Quelque dévouée qu’elle se soit montrée jusqu’ici, et de quelques douceurs qu’elle ait entouré ma vie, je ne croyais pas, en m’éloignant d’elle, briser tout à fait la sienne. Non ! franchement, je ne le croyais pas. Vous savez bien, ma chère Bérangère, que je n’ai pas vos idées sur l’amour. Vous avez une façon de le concevoir qui vous dispense probablement de l’éprouver ; mais moi qui ne suis pas arrivé à vingt-sept ans sans l’avoir connu plus d’une fois, et à qui celui que vous inspirez ne fait pas d’illusion dernière, je ne pensais pas qu’une femme du monde, aussi facilement distraite de ses propres impressions que peut l’être Mme d’Anglure, dût ressentir une de ces passions contre lesquelles tout est impuissant, jusqu’à la fierté. Hier, quand je vous quittai, mon amie, et que je montai dans la voiture de la comtesse, j’espérais qu’une bonne scène allait rompre pour jamais des liens qui me pèsent depuis que je vous aime. J’espérais que l’idée d’être quittée pour vous lui donnerait le courage d’une explication suprême, et qu’aujourd’hui tout serait fini. Mais il n’en a point été ainsi. J’ai vu une de ces douleurs que je ne connaissais pas encore. La nuit s’est passée pour cette femme dans de telles angoisses, que je n’ai pas osé lui avouer que je ne l’aimais plus et confirmer par là toutes ses jalousies. Je me suis pris de pitié pour cet être faible et misérable dont la destinée reposait sur moi ; et quoique mon cœur démentît tout bas en pensant à vous ce que je lui adressais tout haut, je suis enfin parvenu à assoupir la violence de ces malheureux sentiments que je ne partage plus, et sur la force desquels je voudrais vainement m’abuser.

— Pauvre femme ! — fit la marquise, arrivée au bout de ses deux jouissances, — de parfum respiré et de curiosité satisfaite, — et en refermant son flacon avec le bouchon d’or qui le surmontait.

— Oui ! pauvre femme ! — répéta M. de Maulévrier avec un accent de compassion plus sincère. — Elle m’a fait sentir le premier remords que j’aie jamais éprouvé d’une chose aussi simple et aussi involontaire que de cesser d’aimer. En regardant cette tête si jeune et si changée, vous ne sauriez croire à quel point je me reprochais le mal auquel j’avais condamné tant de beauté et de jeunesse.

— Et c’est un fort bon sentiment, — ajouta Mme de Gesvres, — car le mal est grand en effet. Elle, qui était si charmante, n’est plus même jolie. Entre autres jalouses de Caroline, vous aurez rendu Mme de Guénéheuc bien heureuse. Parce qu’elle est d’un blond assez fade, elle s’est toujours crue la rivale en blancheur de Mme d’Anglure. Maintenant la grande fraîcheur de cette pauvre comtesse ne lui rougira plus la sienne de dépit.

Malgré le peu de vivacité et d’amertume que Mme de Gesvres mit à faire cette réflexion toute féminine, M. de Maulévrier y vit-il autre chose que l’impitoyable cruauté du sexe, cette cruauté que l’on retrouve dans la meilleure et la plus désintéressée des femmes quand il s’agit d’une autre femme qu’on a l’air de pleurer devant elle, ce qui est, de fait, fort impertinent ?

Toujours est-il que dans l’impossibilité où l’on est si souvent de rester vrai avec une femme, il se prit à poser comme s’il avait été femme lui-même ; il mit sa main gantée sur l’angle de la cheminée près de laquelle il était assis, puis il appuya son front sur sa main avec un petit air de saule pleureur qui ne manquait pas d’une certaine grâce de mélancolie.

— Vous souffrez, Raimbaud ? — fit la marquise avec des yeux où l’attention commençait de renaître. — Eh bien ! — et elle veloutait d’une voix attendrie le sarcasme, si c’en était un, — vous n’en êtes que plus intéressant à mes yeux. Vous ne ressemblez pas à ceux qui oublient. La mémoire d’une intimité de deux ans n’est pas abolie en vous par un autre amour…

— Ah ! si cet autre amour avait été heureux, — interrompit Maulévrier avec l’ardeur d’un regret inconsolable, — peut-être aujourd’hui, Bérangère, le sentiment dont vous me faites un mérite n’existerait pas. Eh ! mon Dieu, c’est de l’égoïsme encore ; si l’amour que je perds m’est une si grande perte, c’est surtout parce que vous n’avez pas pu le remplacer !

— Et qui sait, mon ami ? — répondit-elle avec calme ; — vous n’êtes peut-être pas si détaché de Mme d’Anglure que vous le pensez. On se fait de si profondes illusions sur soi-même ! C’est une chose si bizarre que le cœur ! Vous m’avez aimée pendant l’absence d’une femme qui vous avait rendu parfaitement heureux pendant deux années, et qui, comme maîtresse, vaut, je le sais, cent fois mieux que moi. Aujourd’hui, voilà que cette femme revient parce qu’elle est jalouse et malheureuse ; elle revient vous offrir le spectacle d’une jeunesse flétrie par vous, d’une beauté ravagée, d’une vie perdue, d’une santé détruite peut-être, et cela au moment où celle que vous lui avez préférée vous laisse voir l’impossibilité où elle est d’éprouver l’amour comme vous l’auriez désiré. Allez ! cette femme est encore bien puissante. Il n’est pas dit que vous ne vous repreniez pas aux liens dont vous vous plaigniez à l’instant même ; il n’est pas dit que l’impression que je vous ai causée résiste à l’éloquence d’un pareil retour.

— Et, en vérité, je le voudrais presque, — dit Maulévrier avec le petit machiavélisme dont il essayait le succès, et en cherchant à voir clair dans les sensations de la marquise.

— Et moi, — fit-elle en souriant avec une placidité déconcertante, — je vous jure que je le voudrais tout à fait.

Était-ce là une ironie profonde, qui devait peu coûter à cette femme d’un si grand empire sur elle-même ? Malgré les assurances de sincérité qu’elle lui avait données, il était bien permis à M. de Maulévrier d’être légèrement sceptique. Elle était, en somme, la plus distinguée de ces créatures de ténèbres qui n’avaient pas besoin que l’on inventât les éventails pour cacher le laisser-aller de leurs yeux. Elle pouvait donc donner à du dépit la forme d’un désintéressement parfait. D’un autre côté, ce dépit, que M. de Maulévrier avait essayé de faire naître en affectant une tristesse et un désir qu’il ne sentait pas, pouvait venir autant de la vanité que de l’amour.

Mais la vanité est si près de l’amour dans les femmes du monde, tout cela est si divinement pétri et fondu, qu’intéresser l’un ou l’autre amène souvent aux mêmes résultats. Or c’était précisément le résultat dont M. de Maulévrier était avide. Il était arrivé à ce degré de l’amour, dans les êtres qui n’ont pas le triste et très peu fier honneur d’être poétiques, où la possession la moins délicate paraît la meilleure, et où ce qu’il y a de plus adorable dans l’amour même serait sacrifié brutalement à cette diabolique possession.

Ce jour-là, M. de Maulévrier sortit de chez Mme de Gesvres moins lassé et moins désolé qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas pu se vanter, il est vrai, d’avoir entendu murmurer le plus faible dépit dans tout ce que lui avait dit la marquise ; mais la possibilité de ce dépit s’était offerte à lui comme une espérance, et il s’affermit dans la résolution d’attaquer par la vanité, endroit toujours mal défendu chez les femmes, cette forteresse imprenable à l’amour ; il s’en alla répétant les belles paroles de l’Ecclésiaste.

— Elle ne m’aimera pas davantage, — pensait-il, — mais elle succombera ; elle succombera en femme du monde, froidement, élégamment, et dans sa cuirasse, sans qu’une telle façon de si peu se donner nuise à aucune de ses prétentions de cœur éteint. Ce que n’auront pu faire les sentiments tendres, les sentiments égoïstes et jaloux l’auront fait.

Ainsi, comme il arrive toujours, il était démoralisé par la résistance, et l’amour n’était plus à ses yeux que ce contact de deux épidermes auquel le réduisait, sans cérémonie, cet insolent de Chamfort.