L’Amour qui pleure/Le Fantôme

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L’Amour qui pleureCalmann-Lévy, éditeur (p. 247-270).


LE FANTÔME

M. de Cormières déclara :

— J’ai vu, de mes yeux, un fantôme…

Au bord de l’eau, sous les lampes, après le dîner en plein air, on parlait de spiritisme et de médiumnité, de télépathie et de magie noire.

Les gens sérieux citaient les noms de Crookes, de Rochas et de Flammarion. Les gens spirituels blaguaient… Les uns disaient :

— C’est très simple…

Et ils expliquaient tout par le magnétisme, le truquage ou l’hallucination collective. Leurs hypothèses brillaient un instant, comme une allumette enflammée raye la paroi d’un abîme, et, quand ils se taisaient, le mystère demeurait tel qu’auparavant. Les autres recommençaient leurs pauvres plaisanteries… Et, seul, M. de Cormières n’avait rien dit encore, quand le silence imprévu se fit tout à coup, sans raison, ou par la raison d’un vague malaise qui montait et s’insinuait dans la pensée de ces fantoches, assez vains pour expliquer tout ou nier tout.

Alors, M. de Cormières parla. Et ce furent des rires :

— Un fantôme ?… Vraiment ?… Vous êtes sûr ?… Celui de la ville d’Alger, le bonhomme au diadème de cuivre qui avait un rideau pour suaire et pour colonne vertébrale un manche à balai ?… Vous l’avez vu, touché ?… Que disait-il ?… Avait-il un sexe, ce fantôme ?… Oui, le Succube… le Vampire femelle… L’a-t-on exorcisé ?…

M. de Cormières, renversé dans un fauteuil de jonc, faisait des gestes de négation et de mépris, qu’on devinait au point de feu mouvant de sa cigarette.

— Non… non… C’est très sérieux… Vous avez tort de parler ainsi de ces choses, légèrement, imprudemment… Affirmer, nier, quel courage !… Je n’ose… je n’ose défier l’inconnu… Sait-on la puissance d’un mot, la répercussion d’une pensée ?… Tout n’est pas vain dans les formules et les gestes du prêtre, du sorcier, du magnétiseur. Il y a peut-être, entre le monde visible et le monde invisible, des correspondances, des espèces d’ondes radiantes, comme entre les deux postes du télégraphe sans fil… Mais ceci est une image, et non pas une explication… Dieu me garde d’expliquer… Je dirai seulement comme Hamlet : « Il y a plus de choses entre la terre et le ciel, Horatio, que n’en connaît votre philosophie. »

Les femmes s’écrièrent :

— Parlez !… Vite, parlez !…

Blanches, dans le crépuscule verdissant, leurs coudes écrasaient les roses pâlies de la nappe. Et toutes ensemble frissonnaient déjà, croyant sentir, entre leurs épaules remontées, sur leur dos gras et demi-nu, la froide main de la Peur voluptueuse.

Et M. de Cormières parla pour elles, pour elles seules. Car les femmes n’ont pas d’ironie devant le mystère. Elles sont crédules et respectueuses, parce qu’elles sont des êtres intuitifs, qui sentent au lieu de comprendre. Leurs sens, affinés peut-être par les misères physiologiques et les tares mêmes du sexe, perçoivent, comme les sens des bêtes, certains avertissements, certains contacts de l’Inconnu ; chacune détient en elle un peu de la puissance sibylline, et leurs corps, leurs âmes passives, sont des logis hantés où règnent des forces ennemies.

Des grenouilles coassaient au loin. L’odeur de la rivière affadissait la nuit trop douce, et la lune, tapie au ras des berges, entre les roseaux, était toute ronde et dorée comme un gros œil de rainette… Parfois, un long météore verdâtre filait au ciel, et tombait derrière l’horizon, en silence…

— J’avais un ami, dit M. de Cormières. Il se nommait Gérard Franckel… En prononçant son nom, je le revois : Un jeune homme blond, tout en nerfs, avec une jolie pâleur, une bouche fine et sérieuse, et des yeux qui n’avaient pas de nuance précise, qui paraissaient vides à force d’être clairs. Son âme était, comme ses yeux, transparente et sans fond, ne reflétant rien de la vie extérieure, ne révélant rien de la vie intérieure…

» Nous étions nés la même année, et dans la même région du Morvan. Mes parents habitaient la ville. Gérard et sa mère logeaient dans une vieille gentilhommière campagnarde, lézardée, moisie, pleine de chouettes et d’échos, compliquée de couloirs inutiles, d’escaliers qui ne menaient nulle part, de portes scellées dans le mur et qu’on n’avait pas ouvertes depuis quatre siècles. Il semblait qu’un seul coup de vent dût jeter bas cette bicoque. Elle durait pourtant, prise aux griffes velues d’un lierre noir, et portant de travers les deux chapeaux pointus de ses tourelles.

» Aux alentours, quelques prairies basses, une ferme et des forêts — des forêts compactes, bleuissantes, dont les remous nuancés couvraient les ondulations du sol, jusqu’à la plus haute vague montagneuse. Il y avait, dans ces forêts, une sorte de menhir, un rocher conique, debout sur sa pointe par miracle, masse énorme qui pouvait osciller un peu, sous un geste précis, et qu’on appelait la Pierre-qui-vire.

» Le nom du rocher était devenu, par extension, le nom du domaine et du petit castel de mon ami. Et c’était fort bien dit, car toutes les pierres viraient, dans cette triste bicoque.

» Ses classes terminées, fini le service militaire, Gérard ne quitta plus la maison. Il y mena la studieuse existence d’un moine bénédictin, et la rude existence d’un propriétaire campagnard, chassant, chevauchant, lisant beaucoup, ne fréquentant jamais personne et jouant du violon, le soir, pour se désennuyer. Il m’avoua, un jour, que les sciences occultes l’eussent attiré, s’il avait eu plus de loisirs, plus de fortune et plus de génie. Sur le moment, je ne pris point garde à cette confidence… Gérard était un original, misanthrope et sans doute égoïste ; mais ce n’était pas un exalté, encore moins un détraqué. La vie simple et réglée assurait en apparence le bon équilibre de son esprit et de ses nerfs. Il aimait la solitude, mais sa solitude était laborieuse. D’ailleurs, il n’était pas tout à fait seul. Sa mère, excellente et bornée, vieillissait près de lui, amusée de pratiques dévotes, entourée de chiens valétudinaires, de chats moribonds et de serviteurs cacochymes. Franckel la soignait sans fatigue et supportait sans dégoût la ménagerie vénérable et puante qui remplissait les corridors et le salon.

» Je quittai le pays ; je voyageai ; Franckel m’écrivit quelquefois ; puis ce fut le silence, l’oubli provisoire… Notre amitié d’enfance n’était pas morte ; mais, privée de cette nécessaire chaleur qu’est la présence réelle, elle s’était endormie, comme une marmotte, et elle hibernait…

» Je me rappelais pourtant, de loin en loin, la Pierre-qui-vire, le salon meublé d’acajou et tendu de soie verte à couronnes, les vieux chiens et les vieux chats sur le tapis, madame Franckel dans son fauteuil à têtes de sphinx, et mon ami Gérard, si blond, si pâle, si paisible, un livre à la main, un livre dans sa poche, un pupitre à musique près de lui. Un jour, ma tante Lepreux, d’Avallon, m’annonça le mariage de Gérard. Il épousait une jeune fille allemande, institutrice au château de Belleroche.

» Il l’avait connue, par hasard, comme elle herborisait dans les bois avec ses petits élèves. C’était une fille bien élevée, catholique pratiquante, et musicienne accomplie. Ma tante louait sa fraîcheur, ses yeux bleus, ses nattes cendrées, sa réserve craintive, son amour de la solitude et de la vie simple. Après les noces, le couple devait faire un voyage au pays de mademoiselle Hilda, et séjourner quelques semaines dans la Forêt-Noire. La mère Franckel ne serait pas un obstacle à ce beau projet, car elle s’était laissée mourir, l’hiver précédent, la pauvre bonne femme !

» J’écrivis à Gérard une lettre de félicitations ; il oublia de me répondre. Je pensai : « Il est heureux » et j’excusai sa négligence. Mais, dorénavant, par curiosité, je ne manquai plus de réclamer des nouvelles à ma tante d’Avallon. Je connus, par elle, fort peu de choses : le retour des mariés, leur volonté de solitude, puis, moins d’un an après le mariage, la mort de la jeune madame Franckel.

» J’écrivis à Gérard une lettre de condoléances qui resta, comme la première, sans réponse. Et le temps passa…

» Trois ans plus tard, j’étais secrétaire d’ambassade à Berne, et, regagnant mon poste, après un congé, la fantaisie me vint de flâner quelques jours dans la Forêt-Noire.

» C’était la transition de l’hiver au printemps, la saison bizarre, inégale, aux cent caprices quotidiens, l’enfantine saison qui commence dès le premier perce-neige de février et s’achève dès la première violette de mars. Les touristes n’offensaient pas encore le beau pays de neige éclatante et de sombres sapinières, où le peuple souterrain des gnomes garde le secret des sources et des trésors. C’était la vieille Allemagne légendaire, l’Allemagne des frères Grimm… Et je croyais y rencontrer, partout, le bûcheron présomptueux, le hardi petit tailleur, le juif crochu et barbu des contes…

» J’avais l’âme disposée à la rêverie, et tendre comme un Lied de Schumann, le soir où j’entrai dans cette petite ville délicieuse qu’on appelle Fribourg-en-Brisgau… Le soleil déclinant empourprait la cathédrale de grès rouge qui se dessinait, puissante et légère, sur le fond boisé du Schlossberg. Le ciel riait entre les rosaces ajourées de l’énorme flèche, et les toits verts des très anciennes maisons luisaient comme des joujoux en faïence. Des frises peintes — ornements et fleurs — décoraient les fenêtres, sous l’auvent de ces jolis toits, et ressemblaient à des bandes découpées dans une vieille toile de Perse.

» Flânant, songeant, j’errais par les rues proprettes où les « friseurs » alternent avec des confiseurs et des charcutiers. J’admirai la petite place du Tilleul, les fontaines charmantes, le Rathaus peint à fresques et orné de sirènes symboliques. Cependant l’éclat du ciel s’était assombri, et j’allais regagner mon hôtel, quand je passai, une seconde ou troisième fois, devant le porche de la cathédrale.

» Un autre voyageur s’était arrêté là. Il prenait congé du gros sacristain glabre qui lui avait fait visiter l’église, et je reconnus à son accent qu’il était Français. Lentement, il faisait le tour du porche, examinant les figures sculptées et les vierges sages et les vierges folles, l’Ève nue, les Vertus aux tempes larges, au sourire retroussé, dont les yeux expriment une malice équivoque ou une naïveté joyeuse. Parmi ces statuettes, sœurs des statues de Bâle ou de Strasbourg, le « Prince du monde » paraissait dans sa gloire, jeune, beau, voluptueux. Indifférent aux vipères secrètes qui lui rongeaient les reins sous son manteau, il offrait aux vierges tentées, à l’Ève séduite, la pomme de la science et de la volupté. Le voyageur français demeurait immobile devant cette image. Il se détourna, et mon nom : « Cormières ! » murmuré plutôt que prononcé, me fit tressaillir…

» Il me fallut quelques secondes pour reconnaître l’homme qui me pressait les mains et me parlait d’une voix brisée… Franckel ! C’était Franckel… Je le voyais mal, dans la pénombre, mais qu’il me parut changé, ravagé, vieilli par le deuil !…

» — Je ne suis pas surpris, me dit-il, comme je m’exclamais en bénissant le hasard. J’avais eu l’avertissement de ta présence… Oui… tout à l’heure… en regardant ces figures de pierre, je m’étais rappelé notre visite à Vézelay, et ton souvenir s’était imposé à moi avec une force extraordinaire… En me retournant, je t’ai vu…

» — C’est de la télépathie, dis-je en riant.

» Il répéta sans rire :

» — C’est de la télépathie.

» Enfin il s’excusa de son long silence.

» — J’ai été trop heureux d’abord… puis trop malheureux… Maintenant, je refais le voyage que je fis naguère avec Élisabeth… Il me semble que je poursuis sa chère ombre, dans ce pays qui fut le sien et que j’aimai.

» Il me parla d’Elle, sans déclamation, sans violence du geste et de la voix, avec une douleur sourde et contenue.

Elle n’avait pas souffert. Elle était morte d’un subit arrêt du cœur, par un doux soir de lune et de brise. Assise au piano, elle jouait une sonate de Mozart, tandis que Franckel, à la fenêtre, respirait l’odeur de la fenaison récente… Sa jeune vie s’était éteinte dans la vibration d’un arpège mineur. Ses doigts de morte avaient tenu la dernière note, longtemps, trop longtemps… au delà de la mesure écrite… Puis, le silence éternel…

» — Pourtant, dit Franckel, j’ai pu lui survivre… Un espoir m’a soutenu… une quasi-certitude… Mais non !… tu rirais… tu me démontrerais, logiquement, scientifiquement, l’inanité de ma chimère… tu penserais : « Il est fou… »

» — Prends garde, dis-je, en montrant la statue peinte, au sourire insolent. Celui-là aussi était un grand savant… C’est lui qui t’offre le fruit mortel de la science et qui te dit tout bas : « Vous serez semblable à Dieu… » Ne trouble pas la paix des morts, Franckel, ne regarde pas au delà de la vie… Crains le vertige…

» — Je te remercie de ton sermon, répliqua-t-il d’un ton railleur… Tu me prends pour un bon petit provincial, bien dévot, dont le chagrin a un peu tourné la tête… Sache que j’ai causé avec Claymore, ce matin…

» — Le médecin écossais ? l’émule de Grookes ? Il est ici ?

» — Nous logeons dans le même hôtel. Je l’ai vu, j’ai vu son médium, mademoiselle Sylvia, qu’il emmène au Congrès des Spirites de Rome. Tu hoches la tête, tu ris ?… C’est facile… Mais si tu voyais, de tes yeux…

» — Quoi ?

» — Ces phénomènes que tu nies parce que tu ne peux les expliquer ?

» — Claymore accepterait-il la présence d’un témoin sceptique ?

» — Il l’acceptera. C’est un honnête homme, incapable de supercherie…

» — Oh !

» — Viens ! je veux que tu viennes…

» Il m’entraîna. Je le suivis, avec pitié, avec répugnance, avec une dévorante curiosité. La nuit froide couvrait la ville, et la lune rouge et fumeuse s’écornait aux pignons dentelés.

» Le docteur Claymore était descendu à l’hôtel ***.

» — Attendons-le dans la salle à manger, dit Franckel. Il n’y a personne, ce soir, et, moyennant finances, j’ai obtenu la promesse d’une solitude parfaite… Regarde… C’est un décor imprévu…

» Je clignais les yeux, ébloui par la lumière vive et les grâces du rococo après l’ombre et l’austérité gothique… La grande salle à boiseries blanches, à colonnettes, ornée de bois dorés, de perles et de rais de cœur, brillait sous les cent bougies d’un lustre de cristal à pendeloques. Entre les tables, de petits orangers ronds, dans des caisses, rappelaient le goût de Versailles. Un clavecin marqueté, dans un angle, montrait de délicates peintures…

« — Ce n’est pas un décor pour les revenants dis-je à Franckel… Quel fantôme se hasarderait parmi ces vestiges du siècle philosophe ?… Peut-être le don Juan d’Hoffmann… ou la belle Antonia, ou la poupée de Coppélius…

» — Hé ! monsieur, ne vous hâtez pas de rire ! fit une voix tranquille, tout près de moi. J’ai vu, hier soir, à cette place où vous êtes, la dauphine Marie-Antoinette, blonde et poudrée, et maigrelette dans sa robe à grand panier en drap d’argent. Je vous la ferai voir, cette nuit encore, si elle daigne venir… Elle était une petite fille de quatorze ans, déjà fiancée et mariée par procuration, quand elle s’arrêta une journée à Fribourg, sur le chemin de France… Cette salle lui plaît… à cause du joli souvenir puéril… Mais quoi, monsieur Franckel, vous êtes jaloux ?… Je n’appellerai pas la dauphine cette nuit, je vous assure… Et puis, il faut compter avec l’humeur de Sylvia…

» — Docteur, dit Gérard, je vous présente monsieur de Cormières, un ami d’enfance… Le docteur Claymore, qui veut bien être mon hôte… Et mademoiselle Sylvia ?

» — Elle repose. Elle a besoin de forces…

» Nous nous assîmes. Je me demandais ce que je faisais à cette table, entre ces deux hommes dont un, au moins, était fou… Le docteur Claymore était un homme mûr, roux et gris, aux yeux perçants, à la voix douce. Son léger accent n’était pas désagréable. Il n’avait point la mine d’un « fumiste » ou d’un toqué… Et cependant !…

» La présence du docteur avait ranimé Franckel. Malgré les yeux pâles trop brillants, et les rides précoces des tempes, et la cendre argentée des cheveux, je reconnaissais le jeune homme d’autrefois, le singulier châtelain de la Pierre-qui-vire.

» Tout en buvant ce vin sec et pailleté qu’on appelle Liebfraumilch, nous causions… Claymore répétait ces histoires de télépathie et de matérialisation que Crookes et Flammarion ont répandues et que nous avons écoutées tout à l’heure… Sa conviction réelle ou simulée gagnait Franckel, et moi-même, un peu troublé par le cadre, le vin du Rhin, les propos bizarres de ces deux hallucinés, je subissais une secrète contagion mentale…

» Les bougies des lustres avaient diminué de moitié, la table était desservie, et, sur l’ordre du docteur, les gens s’étaient retirés, quand une femme parut. C’était mademoiselle Sylvia, médium professionnel, et spécialement attachée au docteur Claymore. Elle n’était plus très jeune, mais jolie, avec de grands yeux d’esclave, un sourire fatigué et les plus belles mains du monde. Sa robe noire, souple, molle, traînait comme la sombre écume d’un fleuve plutonien. Elle portait un bouquet d’asphodèles à sa ceinture.

» Ce costume symbolique me déplut ; mais la voix de la femme, son regard, le charme triste émané d’elle, m’enivrèrent tout à coup plus que le vin.

» — Êtes-vous prête, Sylvia ? dit Claymore.

» — Oui… Je suis prête. J’ai dormi un peu… répondit-elle en passant ses belles mains sur son front.

» Et elle ajouta :

» — La nuit dernière, l’Esprit me brisait…

» Franckel, blême, balbutiant, essaya de l’interroger, mais le docteur lui imposa silence.

» Il nous avertit que l’état médiumnique est terrible, parfois mortel et toujours plein de mystérieux dangers ; que le médium prête ses forces et sa substance même à l’âme errante qui peut alors accomplir le phénomène de la matérialisation.

» — Sylvia est presque épuisée, conclut-il. Nous devons la ménager…

» Elle souriait, en l’écoutant, telle une victime volontaire…

» Franckel avait ouvert le clavecin. Ses doigts effleuraient les touches jaunies. Un frisson de musique passa sur mes nerfs tendus, les fit crier comme des cordes de violon. Et le docteur, debout sur une table, éteignit l’une après l’autre toutes les bougies des lustres…

» Franckel était revenu s’asseoir près de moi.

» La salle était presque sombre. Par les stores mal clos, un faible rayon de lune glissait, touchait le clavecin, et traçait sur le parquet une route de vaporeuse lumière. L’atmosphère de ce lieu devenait plus lourde, presque orageuse, chargée de fluides inconnus, et, la sensation du surnaturel s’emparant peu à peu de ma conscience, de ma volonté, dominait tous les rappels de la raison, et me donnait cette horripilation physique que les enfants nerveux ressentent dans les ténèbres. J’avais envie de crier, de me lever, de fuir… Je me taisais, je ne bougeais pas…

» Au milieu de la salle, à dix pas de nous, mademoiselle Sylvia était assise. Sa robe se confondait avec la nuit. Nous la distinguions seulement à sa pâleur et à la pâleur des asphodèles et, presque sans la voir, nous la sentions secouée d’un tremblement imperceptible qui augmentait, qui s’exaspérait jusqu’au grelottement. Claymore adjurait l’Esprit de se manifester.

» — Ô ma sœur, disait-il, ô ma sœur affranchie du poids matériel, revêts pour un instant ta forme terrestre. Évoquée par la foi, appelée par l’amour, viens, Élisabeth, vers celui qui t’aime…

» Un souffle froid, léger, qui n’était pas le vent du dehors, qui n’était pas le filet d’air glissant aux joints des portes, un souffle indéfinissable fit dresser nos cheveux… Le médium fut saisi d’une espèce de convulsion, et Gérard Franckel gémit :

» — Oh !… le clavecin !… la sonate de Mozart !…

» — Elle vient ! dit Claymore en étendant la main vers le médium qui ne bougea plus, comme frappé de catalepsie.

» Je raconte sincèrement ce que j’ai vu… ou cru voir… Dans le reflet sidéral, une blancheur longue, molle, diluée se précisait en forme de femme…

» Cela ne dura qu’un instant… J’avais reculé, mais Franckel s’élança :

» — Élisabeth ! Tu m’appelles !… Donne ta main… Je te suis…

» Il étendit les bras, heurta le clavecin, et le bruit de sa chute me réveilla… Je repris conscience… La musique avait cessé ; l’ombre amoureuse de la morte s’était fondue dans le rayon… Je courus aux bougies que j’allumai…

» Claymore quitta le médium évanoui pour m’aider à relever Franckel… Celui-ci ne respirait plus. Je heurtai aux portes, réclamant des secours. Le maître de l’hôtel, les domestiques arrivèrent, portant du vinaigre, des sels… Tout fut inutile, Franckel était mort, les yeux ouverts, gardant une expression d’extase et de surhumaine félicité.

» — Il n’avait pas le cœur solide, dit Claymore… Il est mort, comme son Élisabeth… Le plaignez-vous ?

» Je convins que Franckel n’était plus à plaindre… Il était mort de joie, ce qui est une façon exquise et rare de mourir. Néanmoins cette aventure causa de sérieux ennuis au médecin écossais et à moi-même…

» Voilà l’histoire, dit Cormières… Elle est authentique, sinon vraisemblable…

— Et vous n’êtes pas devenu spirite, après cela ? demanda la plus jeune des femmes en robe blanche, la plus crédule, la plus contente, celle qui avait le mieux joui d’avoir peur…

— Non, madame… J’étais trop surexcité par la conversation, le cadre poétique de la scène, le Liebfraumilch, et la beauté de mademoiselle Sylvia, pour attacher une importance réelle au témoignage de mes sens. Claymore était un grand magnétiseur ; il a pu nous suggérer d’entendre la sonate et de voir l’ombre d’Élisabeth Franckel… Mais, cela, c’est encore une hypothèse… Je raconte ; je n’explique pas : je ne veux rien prouver…

Un silence suivit. Les grenouilles coassaient au loin. La lune, plus haute, faisait une grimace ironique. L’eau sournoise clapotait…

— Votre absurde roman m’a porté sur les nerfs, Cormières ! dit la maîtresse du logis en se drapant dans une écharpe floconneuse… Je rêverai de fantômes, cette nuit… Parlons d’autre chose, messieurs…

Et ils parlèrent d’autre chose.

Paris, 1907.
FIN