L’Amour suprême/Catalina

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CATALINA


À Monsieur Victor Wilder.


— « Ma délicieuse et solitaire villa, sise aux bords de la Marne, avec son enclos et son frais jardin, si ombreuse l’été, si chaude l’hiver, — mes livres de métaphysique allemande, mon piano d’ébène aux sons purs, ma robe de chambre à fleurs éteintes, mes si commodes pantoufles, ma paisible lampe d’étude, — et toute cette existence de profondes songeries, si chère à mes goûts de recueillement, — oui, je résolus, par un beau soir d’été, d’en secouer les charmes durant quelques semaines d’exil.

Voici. Pour me détendre l’esprit de ces abstraites méditations, auxquelles j’avais trop longtemps consacré, — me semblait-il enfin, — toute ma juvénile énergie, je venais de concevoir le projet d’accomplir quelque gai voyage, où les seules contingences du monde phénoménal distrairaient, par leur frivolité même, l’anxieux état de mon entendement quant aux questions qui l’avaient, jusque-là, préoccupé. Je voulais… ne plus penser, me reposer le mental ! sommeiller les yeux ouverts comme un vivant convenu. — Un tel voyage de recréation ne pouvait, d’abord (ce présumai-je), qu’être utile à ma chère santé, car je m’étiolais, en vérité, sur ces redoutables bouquins ! — Bref, d’après mon espoir, pareille diversion me rendrait au parfait équilibre de moi-même et, certes, j’apprécierais, au retour, les nouvelles forces que cette trêve intellectuelle m’aurait procurées.

Voulant m’éviter, en cette excursion, toute occasion de penser ou de rencontrer des penseurs, je ne voyais guère, sur la surface du globe, — (à l’exception de pays tout à fait rudimentaires), — oui, je ne voyais qu’une seule contrée dont le sol fantaisiste, artistique et oriental n’a jamais fourni de métaphysiciens à l’Humanité. À ce signalement, nous reconnaissons, n’est-il pas vrai ? la Péninsule Ibérique.

Ce soir-là, donc, — et à cette réflexion décisive, — assis en la tonnelle du jardin, où, tout en suivant, du regard, les spirales opalisées d’une cigarette, je savourais l’arôme d’une tasse de pur café, je ne résistai pas, je l’avoue, au plaisir de m’écrier : « Allons ! vive la fugue joyeuse à travers les Espagnes ! Je veux me laisser à mon tour, séduire par les chefs-d’œuvre du bel art sarrasin ! par les ardentes peintures des maîtres passés ! par la beauté apparue entre les battements de vos éventails noirs, pâles femmes de l’Andalousie ! Vivent les villes souveraines, au ciel enchanté, aux chatoyants souvenirs, et que, la nuit, sous ma lampe, j’ai entrevues dans les récits des touristes ! À moi aussi Cadix, Tolède, Cordoue, Grenade, Salamanque, Séville, Murcie, Madrid et Pampelune ! — C’est dit : partons. »

Toutefois, n’aimant que les aventures simples, les incidences et les sensations calmes, les événements en rapport avec ma tranquille nature, je résolus, au préalable, d’acheter l’un de ces Guides du Voyageur, grâce auxquels on sait, à l’avance, ce que l’on va voir et qui préservent les tempéraments nerveux de toute émotion inattendue.

Ce devoir dûment rempli dès le lendemain, je me nantis d’un portefeuille modestement mais suffisamment garni ; je bouclai ma légère valise ; je la pris à la main — et, laissant ma gouvernante stupéfaite à la garde de la maison, — je me rendis, en moins d’une heure, en notre capitale.

Sans m’y arrêter, je criai à un cocher de me conduire à la gare du Midi. — Le lendemain, de Bordeaux, j’atteignis Arcachon. Après une bonne et rafraîchissante plongée dans la mer, suivie d’un excellent déjeuner, je m’acheminai vers la rade. — Un steamer, justement en partance pour Santander, Le Véloce m’apparut. J’y pris passage.

On leva l’ancre. Sur le déclin de l’après-midi, le vent de terre nous apporta de subits effluves de citronniers, et, peu d’instants après, nous étions en vue de cette côte espagnole que domine la charmante cité de Santander, entourée à l’horizon, de hauteurs verdoyantes.

Le soir violaçait la mer, dorée encore à l’Occident : contre les rochers de la rade s’écroulait une écume de pierreries. Le steamer se fraya passage entre les navires ; un pont de bois, lancé de la jetée, vint s’accrocher à la proue. À l’exemple des autres passagers, j’abordai, puis m’engageai sur le quai rougi du soleil, au milieu d’une population nouvelle.

On débarquait. Les colis, pleins d’exotiques produits, les cages d’oiseaux d’Australie, les arbustes, heurtaient les caisses de produits des Iles ; une odeur de vanille, d’ananas et de coco, flottait dans l’air. D’énormes fardeaux, étiquetés de marques coloniales, étaient soulevés, chargés, s’entrecroisaient et disparaissaient, en hâte, vers la ville. Quant à moi, le roulis m’ayant un peu fatigué, j’avais laissé ma valise à bord et j’allais me mettre en quête d’une hôtellerie provisoire où passer une première nuit, lorsque, parmi les officiers de marine qui se promenaient sur la jetée en fumant et en prenant l’air de mer, je crus apercevoir le visage d’un ami d’autrefois, d’un camarade d’enfance, en Bretagne. L’ayant bien regardé, oui, je le reconnus. Il portait l’uniforme de lieutenant de vaisseau ; je vins à lui.

— N’est-ce pas à M. Gérard de Villebreuse que j’ai l’honneur de parler ? lui demandai-je.

J’eus à peine le temps d’achever. Avec cette effusion cordiale qui s’échange d’ordinaire entre compatriotes se rencontrant sur un sol étranger, il m’avait pris les deux mains :

— Toi ? s’écria-t-il ; comment, toi, ici, en Espagne ?

— Oh ! simple excursion d’amateur, mon cher Gérard !

En deux mots je le mis au courant de mon innocente envolée.

Bras dessus, bras dessous, nous nous éloignâmes, liant causerie, ainsi que deux vieux amis qui se retrouvent.

— Moi, me dit-il, je suis ici depuis trois jours. J’arrive de plusieurs tours du monde, et, pour l’instant, des Guyanes. J’apporte au Musée zoologique de Madrid des collections d’oiseaux-mouches, pareils à de petites pierres précieuses incrustées d’ailes ; puis des oignons de grandes orchidées du Brésil, fleurs futures, dont les couleurs et les capiteux parfums sont l’enchantement et la surprise des Européens ; puis… un trésor, mon ami !… je te ferai admirer l’objet ! — Un splendide rutilant, et… (il vaut au moins six mille francs !…)

Il s’arrêta, puis se penchant à mon oreille.

— Devine ! Ah ! ah ! devine ! ajouta-t-il d’un ton bizarre.

À ce point confidentiel de la phrase, une petite main déliée, couleur de topaze très claire, se glissant entre lui et moi, se posa comme l’aile d’un oiseau de Paradis, sur l’épaulette d’or du lieutenant. L’on se retourna.

— Catalina ! dit joyeusement M. de Villebreuse : toutes les bonnes fortunes, ce soir !

C’était une jeune fille de couleur, hier une enfant, coiffée d’un foulard feu d’où passaient, à l’entour de son joli visage, mille boucles crêpelées au ton noir bleuâtre. Rieuse, elle haletait doucement de sa course vers nous, montrant ses dents radieuses. La bouche épaisse, violemment rouge, s’entr’ouvrait, respirant vite.

— Olè ! s’écria-t-elle.

Et la mobilité de ses prunelles, d’un noir étincelant, avivait la chaude pâleur ambrée de ses joues. Ses narines de sauvagesse, aux senteurs qui passaient des lointaines Antilles, se dilataient. — Une mousseline, d’où tombaient ses bras nus, sur le battement léger du sein. Sur les soieries brunes d’une basquine bariolée de rayures d’un jaune d’or, était suspendu, à hauteur de la ceinture, un frêle éventaire en treillis, chargé de roses-mousse, de boutons, à peine en fleurs, de tubéreuses et d’oranger. — Au bracelet de son poignet gauche tintait une paire de sonores castagnettes en bois d’acajou. — Ses petits pieds de créole, en souliers brodés, avaient cette excitante allure habituelle aux filles paresseuses de la Havane. Vraiment de subtiles voluptés émanaient de cette aimable jeune fille. — À sa hanche, pour un moment flambaient, aux derniers rayons du crépuscule, les cuivreries d’un tambour de basque.

En silence, elle piqua deux boutons de roses-mousse à nos boutonnières, nous forçant ainsi de respirer ses cheveux tout pénétrés de senteurs de savanes.

— Nous dînons ensemble, tous trois ? dit le lieutenant.

— C’est que… Je n’ai pas encore d’hôtellerie pour cette nuit : je viens d’arriver, lui répondis-je.

— Tant mieux. Notre auberge est là-bas, sur la falaise, en vue de la mer. C’est cette haute maison isolée, à deux cents pas de nous. Vois-tu, nous aimons à tenir de l’œil nos bâtiments. Nous dînerons dans la salle basse avec des officiers de marine de mes amis et, sans doute, quelques autres échantillons de la flore féminine de Santander. L’hôte a du Jerez nouveau. Cela se boit, comme de l’eau claire, ce Jerez-des-Chevaliers !… Il faut s’y habituer, par exemple. — Marchons ! ajouta-t-il en enlaçant par la taille la jolie mulâtresse qui se laissa faire en nous regardant.

La nuit recevait les derniers adieux d’un vieux soleil magnifique.

Les îlots, au ras de l’horizon, semblaient des braises mouvantes. Le vent d’ouest, sur la plage, soufflait une âpre odeur marine. Nous nous hâtions sur la lumière rouge du sable. Catalina courait devant nous, essayant d’attraper, avec son tambour de basque, les papillons que les ombres tombantes chassaient des orangers vers l’Océan.

Et Vénus s’élevait, maintenant, dans le bleu pâle du ciel.

— Nous aurons une nuit sans lune, me dit M. de Villebreuse : c’est dommage ! Nous eussions promené par la ville : bah ! nous ferons mieux.

— Est-ce à toi cette si charmante fille ? lui demandai-je.

— Non, c’est une bouquetière du quai. Cela peut vivre d’oranges, de cigarettes et de pain noir, mais cela n’aime que ceux qui lui plaisent. Elles sont nombreuses, sur les jetées espagnoles, mon ami, ces sortes de donneuses de roses. Cela change de Paris, n’est-ce pas ? Dans les autres contrées du monde, c’est toujours différent à chaque cinq cents lieues. — Mon caprice, à moi, se trouve dans le 44° de latitude sud. — Si le cœur te dit, fais-lui la cour. Tu es présenté comme elle s’est présentée. Libre à toi ? — Mais voici l’hôtellerie.

L’aubergiste, résille au front, apparut, nous faisant accueil jovial…

Mais, au moment de franchir le seuil, le lieutenant tressaillit et s’arrêta, pâlissant à vue d’œil tout à coup.

Sans aucune transition, le sympathique jeune homme était devenu d’une gravité de visage des plus saisissantes.

Il me prit la main et, après un moment de songerie, les yeux sur mes yeux :

— Pardon, mon cher ami, me dit-il, mais, dans la surprise que m’a causée ta soudaine rencontre, j’ai oublié que je ne dois pas et ne pourrais plus me divertir ce soir. C’est jour de deuil pour moi. C’est un anniversaire dont les heures me sont sacrées. En un mot, c’est jour pour jour que je perdis ma mère, il y a trois ans. J’ai, dans ma cabine, des reliques de la sainte et chère femme — et, naturellement, je vais m’enfermer avec son souvenir. Allons, ta main ! et à demain ! — Consolez-vous de mon absence du mieux possible, ajouta-t-il en nous regardant ; demain je viendrai t’éveiller. — Une chambre pour monsieur ! cria-t-il à l’hôtelier.

— J’ai regret, mais plus de chambres ! répondit celui-ci.

— Allons, tiens ! me dit M. de Villebreuse préoccupé, prends ma clef : on dormira bien ; le lit est bon.

Son regard était triste et distrait : il me serra encore la main, dit un bonsoir à la jeune fille et s’éloigna vivement vers la rade sans ajouter une parole.

Un peu stupéfait de la soudaineté de l’incident, je le suivis, un instant, de ce regard à la fois sceptique et pensif qui signifie : « Chacun ses morts. » — Puis, j’entrai.

La Catalina m’avait précédé dans la salle basse : elle avait choisi, près d’une fenêtre donnant sur la mer, une petite table recouverte d’une serviette blanche, à la française, et sur laquelle l’hôtelier plaça deux bougies allumées.

Ma foi, malgré l’ombre de tristesse laissée en mon esprit par les paroles de mon ami, ce ne fut pas sans plaisir que j’obéis aux yeux engageants de cette jolie charmeuse. Je m’assis donc auprès d’elle. L’occasion et l’heure étaient aussi douces qu’inattendues.

Nous dînâmes en face de ces grands flots qui enserrent avec un véritable amour, sous les étoiles, ce rivage fortuné. Je comprenais le babil rieur de Catalina, dont l’espagnol havanais se mêlait de mots inconnus.

D’autres officiers, des passagers, des voyageurs dînaient aussi autour de nous dans la salle avec de très belles filles du pays.

Tout à coup, au cinquième verre de Xérès, je m’aperçus que l’avis du lieutenant était bien fondé. Je voyais trouble et les fumées dorées de ce vin m’alourdissaient le front avec une intensité brusque. Catalina aussi avait les yeux très brillants ! Et deux cigarettes, qu’elle me tendit après les avoir allumées, décidèrent, entre nous, la griserie la plus imprévue. Elle posa le doigt sur mon verre, cette fois en riant aux éclats, me défendant de boire.

— Trop tard !… lui dis-je.

Et glissant deux pièces d’or dans sa petite main.

— Tiens ! ajoutai-je, tu es trop charmante ! mais… j’ai le front lourd. Je veux dormir.

— Moi aussi, répondit-elle.

Ayant fait signe à l’hôtelier, je demandai la chambre du lieutenant. Nous quittâmes la salle. Il prit un chandelier, dans le plateau de fer duquel il posa une forte pincée d’allumettes ; le bout de bougie, une fois allumé, nous montâmes, éclairés de la sorte. Catalina me suivait, s’appuyant à la rampe, en étouffant son gentil rire un peu effronté.

Au premier étage, nous traversâmes un long couloir à l’extrémité duquel l’hôte s’arrêta devant une porte. Il prit ma clef, ouvrit — et, comme on l’appelait en bas, me tendit vite le chandelier, en me disant :

— Bonne nuit, monsieur !

J’entrai.

À la trouble lueur de mon luminaire et les yeux de plus en plus voilés par le vin d’Espagne, j’aperçus, vaguement une chambre d’auberge ordinaire. Celle-ci était plus longue que large. — Au fond, entre les deux fenêtres, une massive armoire à glace, importée là d’occasion — et par hasard, sans doute, — nous reflétait, la mulâtresse et moi. Une cheminée sans pendule, à paravent. Une chaise de paille, auprès du lit, dont le chevet touchait l’ouverture de la porte.

Pendant que je donnais un tour de clef, l’enfant dont les pas, aussi surpris que les miens par cette insidieuse et absurde ivresse, chancelaient quelque peu, se jeta sur le lit, tout habillée. Elle avait laissé en bas sur la table, son tambour de basque et son éventaire. Je posai le chandelier sur la chaise. Je m’assis sur le lit, auprès de cette rieuse fille, qui, la tête sous l’un de ses bras, semblait déjà presque endormie. Un mouvement que je fis pour l’embrasser m’appuya la tête sur l’un des oreillers. Je fermai les yeux malgré moi. Je m’étendis, tout habillé aussi, auprès d’elle et très vite, sans m’en apercevoir, — il n’y eût pas à dire — je tombais dans un profond et bienfaisant sommeil.

Vers le milieu de la nuit, réveillé par une secousse indéfinissable, je crus entendre, dans le noir (car la bougie s’était consumée pendant mon repos), un bruit faible, comme celui du vieux bois qui craque. Je n’y accordai que peu d’attention : cependant, j’ouvris les yeux tout grands dans l’obscurité.

Et l’arrivée, la plage, la soirée, le lieutenant Gérard, la Catalina, l’anniversaire, le Jerez, tout me revint à l’esprit, en de très nettes lignes de mémoire. Un sentiment de regret vers ma petite villa tranquille des bords de la Marne évoqua, dans ma songerie, ma chambre, mes livres, ma lampe d’étude et les joies du recueillement intellectuel que j’avais quittées. Une demi-minute se passa de la sorte.

J’entendais auprès de moi la paisible respiration de la créole encore endormie.

Soudain, le vent m’apporta le bruit de l’heure sonnant à quelque vieille église, là-bas, dans la ville : c’était minuit.

Chose vraiment surprenante, il me parut — (c’était une pensée tenant encore du sommeil, évidemment, — une absurde, une insolite idée… Ah ! ah ! j’étais bien réveillé, cependant !) — il me parut, dès les premiers coups qui tombèrent du clocher à travers l’espace, que le balancier de ce cadran lointain se trouvait dans la chambre et, de ses chocs lents et réguliers heurtait alternativement, tantôt la maçonnerie du mur, tantôt la cloison d’une pièce voisine.

En vain mes yeux essayaient de scruter l’épaisseur des ombres au milieu de la chambre où ce bruit du battant continuait de scander l’heure à droite et à gauche !

Je ne sais pourquoi, je devenais très inquiet de l’entendre.

Et puis, s’il faut tout dire, le son de ce vent de mer qui, me semblait-il, passait à travers les interstices des fenêtres, je commençai à le trouver aussi bien étrange : il produisait le bruit d’une sorte de sifflet de bois mouillé.

Ainsi accompagné du battement de l’invisible balancier — et de ce mauvais bruit du vent de mer, — ce lent minuit me paraissait interminable.

Hein ?… Quoi ? — Que se passait-il donc dans l’auberge ? Aux étages d’en haut et dans les chambres avoisinantes, c’étaient des chuchotements, très bas, brefs et haletants, — un va-et-vient de gens qui se rhabillent à la hâte, — et de fortes chaussures de marine sur le plancher : c’étaient des pas précipités de gens qui s’enfuient…

J’étendis la main vers la mulâtresse pour la réveiller. Mais l’enfant était réveillée depuis quelques minutes, car elle saisit ma main avec une force nerveuse qui me causa, magnétiquement, une impression de terreur insurmontable. Et puis, — ah ! voilà, voilà ce qui augmenta, tout de suite, en moi, cette transe froide et me glaça, positivement, de la tête aux pieds ! — et elle voulait (c’était certain), mais ne pouvait parler, parce que j’entendais ses dents claquer dans le noir silence. Sa main, tout son corps, étaient secoués par un tremblement convulsif. Elle savait donc ? Elle reconnaissait donc ce que tout cela signifiait ! — Pour le coup, je me dressai et, pendant que vibrait encore, dans l’éloignement, le dernier son du vieux minuit, je criai de toutes mes forces dans l’obscurité.

— Ah ! ça, qu’y a-t-il donc ici ?

À cette question, des voix rauques et dures, qu’une évidente panique assourdissait et entrecoupait, me répondirent de tous côtés dans l’hôtellerie :

— Eh ! vous le savez bien, à la fin, ce qu’il y a !

On me prenait pour le lieutenant ; les voix continuaient :

— Au diable !

— S’il ne faut pas être fou, sacré tonnerre ! pour dormir avec le Diable dans la chambre !

Et l’on s’enfuyait à travers les couloirs et l’escalier, en un tumulte.

Au ton de ces paroles, je sentis, d’une manière confuse, que je rêvassais béatement au milieu de quelque grand péril. Si l’on s’enfuyait avec cette hâte, c’était, à n’en pas douter, que le terrible de la chose inconnue — devait être imminent !

Le cœur oppressé par une anxiété mortelle, je repoussai la mulâtresse et je saisis, à tâtons, les allumettes dans le chandelier. — Ah ! ne seraient-elles pas bientôt consumées ? Je fouillai très vite ma poche, j’y trouvai un journal encore plié, que j’avais acheté à Bordeaux. Je le tordis, dans l’obscurité, en forme de torche, et je frottai fiévreusement contre le bois du chevet toutes les allumettes à la fois.

Le fumeux soufre mit du temps à brûler ! Enfin, le destin me permit d’allumer mon flambeau de hasard, — et je regardai dans la chambre.

Le bruit s’était arrêté.

Rien ; je ne voyais rien ! que moi-même, reflété dans la glace de cette vieille armoire et, derrière moi, l’enfant, debout maintenant sur le lit, le dos collé à la muraille, les mains aux doigts écartés posées à plat contre la maçonnerie blanche, les yeux dilatés, fixes, regardant quelque chose… que l’excès même de mon saisissement m’empêchait d’apercevoir.

Soudain, je renversai la tête suffoqué d’une horreur si glaçante que je crus m’évanouir. Qu’avais-je distingué là-bas, dans la glace, reflété aussi ? Mais je n’osais positivement pas ajouter créance au témoignage affolé de mes prunelles ! Ah ! démons ! Je regardai encore et, — oui, je me sentis défaillir à nouveau : mes yeux s’étant rivés, pour ainsi dire, sur l’objet évident qui réapparaissait, à présent, dans la chambre !

Ah ! c’était donc là le trésor de mon ami, le pieux lieutenant Gérard, — le bon fils, qui priait sans doute en cet instant dans sa cabine ! De désespérés pleurs d’angoisse me voilèrent affreusement les yeux.

Autour des quatre pieds de la grande armoire et lié par un entrecroisement de fines garcettes de marine, était enroulé un constrictor de l’espèce géante, un formidable python de dix à douze mètres tel qu’il s’en trouve, parfois, sous les hideux nopals des Guyanes.

Réveillé de son tiède sommeil par la douleur des cordes, l’effroyable ophidien s’était, par un lent glissement, coulé de trois mètres et demi environ hors des nœuds qui le desserraient d’autant.

Ce long tronçon de la bête, c’était donc le balancier vivant qui heurtait, tout à l’heure, les murs, à droite et à gauche, pour s’étirer, davantage de ses entraves, pendant ce minuit !

Maintenant, la bête, retenue encore, se tendait, de bas en haut, vers moi, du fond de la chambre ; la longueur gonflée, d’un brun verdâtre, tachée de plaques noires aux écaillures à reflets, de la partie libre de son corps, se tenait toute droite, immobile, en face de nous ; et, de l’énorme gueule aux quatre parallèles mâchoires horriblement distendues en angle obtus, s’élançait, en s’agitant, une longue langue bifide, pendant que les braises de ses yeux féroces me regardaient, fixement, l’éclairer !

D’enragés sifflements de fureur que, lors du paisible dorlotement de mon réveil, j’avais pris pour le bruit du vent de mer dans les jointures des fenêtres, jaillissaient, saccadés, du trou ardent de sa gorge, à moins de deux pieds de mon visage

À cette soudaine vision, je ressentis une agonie : il me sembla que toute ma vie se reproduisait au fond de mon âme. Au moment où je me sentais faiblir en syncope, un cri de sanglotant désespoir poussé par la mulâtresse, — par elle, qui avait tout de suite reconnu, dans la nuit, le sifflement ! — me réveilla l’être.

La tête furibonde, en de petites secousses, s’approchait de nous…

Spontanément, je bondis par-dessus le chevet du lit, sans lâcher mon brandon dont les larges flammes, parmi la fumée, éblouissaient encore la chambre ! Et j’ouvris la porte, d’une main que, vraiment, l’égarement faisait tâtonner : l’enfant se laissa, toute pantelante, aller entre mes bras, sans cesser de considérer le dragon qui, nous voyant fuir, redoublait d’efforts et de sifflements horribles ! Je m’élançai, avec elle, dans le grand couloir, en tirant très vite et violemment la porte sur nous, — pendant qu’un terrifiant bruit d’armoire brisée et s’écroulant, — mêlé aux sinistres chocs des lourdes volutes de l’animal, se heurtant, monstre en furie, à travers la chambre où roulaient des meubles, — nous parvenait de l’intérieur.

Nous descendîmes avec la rapidité de l’éclair.

En bas, personne ! salle déserte : porte ouverte sur la falaise.

Sans perdre le temps en oiseux commentaires, nous nous précipitâmes au dehors.

Sur la grève, la mulâtresse, m’oubliant, s’enfuit, en une course éperdue, vers la ville.

La voyant hors de danger, je pris mon vol vers la rade, dont les falots luisaient là-bas, m’imaginant que l’effrayant animal roulait ses anneaux le long de la plage, sur mes talons, et allait m’atteindre d’un moment à l’autre.

En quelques minutes, ayant ressaisi ma valise à bord du Véloce, je courus à l’embarcadère du steamer La Vigilante, dont sonnait la cloche de départ pour la France.

Trois jours après, de retour en ma chère et tranquille maison des bords de la Marne, les pieds dans mes pantoufles, assis dans mon fauteuil et enveloppé dans ma paisible robe de chambre, je rouvrais mes livres de métaphysique allemande, me trouvant l’esprit suffisamment reposé pour remettre, à une époque indéfinie, tous projets de nouvelles incursions récréatives à travers les « contingences du Monde-phénoménal. »