L’Amphisbène/Texte entier

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Société du Mercure de France (p. 4-372).
HENRI DE RÉGNIER
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

L’Amphisbène

 
ROMAN MODERNE

 
 

 
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
__
MCMXII

 
IL A ÉTÉ TIRÉ :

Dix-neuf exemplaires sur japon impérial,
trois exemplaires sur chine,
Cent quatre-vingt-dix-sept exemplaires sur hollande,
tous numérotés.

 

EXEMPLAIRE No 107
 
À
MADAME LUCIEN MUHLFELD

PREMIÈRE PARTIE



C’est après-demain le 1er janvier, et j’ai eu hier trente-trois ans.

J’aurais laissé passer inaperçu ce double événement sans la visite que m’a faite, ce matin, mon ami Pompeo Neroli, natif de Sienne et relieur de son état. Oui, sans la venue inopinée de Pompeo Neroli, j’oubliais que l’année nouvelle est sur le point de commencer et que, pour la trente-quatrième fois, je vais assister à son cours, à moins que le ciel ne m’interrompe en cette occupation, ce qui, en somme, me serait assez indifférent, bien que j’aime la vie, à ma façon. D’ailleurs, ma disparition hors de ce monde n’y causerait pas de grands regrets. Sauf ma mère, je n’ai guère de parents et que peu d’amis, en y comprenant l’honnête Pompeo Neroli.

Ma mère ni moi ne sommes très attentifs aux anniversaires et nous ne recourons guère à ces prétextes. La tendre union de nos cœurs n’en a pas besoin, aussi le 1er janvier n’est pas pour nous une date particulièrement remarquable. Elle ne motive entre nous aucune manifestation exceptionnelle. Il s’ensuit donc que le recommencement de l’année ne me préoccupe pas extrêmement et que je laisse volontiers au hasard le soin de m’apprendre que le moment fatidique approche où les gens éprouvent le besoin de se congratuler de leur durée et d’échanger des vœux et des offrandes. Le plus souvent, une certaine animation des rues, la parure des magasins, l’affairement des passants suffisent à m’annoncer que le temps est venu où je dois me munir des objets et des paroles d’usage. À défaut de ces indications, les soins plus empressés de mon valet de chambre ou le sourire plus affectueux de mon concierge me rendent le service de ne pas me laisser trop ignorer ce qu’ils attendent de moi. Alors, j’obéis docilement à leur injonction et je me prépare à me soumettre sans résistance à l’annuelle cérémonie. Une dizaine de petits paquets, un dialogue avec le confiseur, quelques cartes me mettent en règle avec les exigences de la politesse et de l’amitié.

Cependant, il y a des années — et celle d’après-demain en est une — où je risquerais fort de demeurer insensible aux suggestions habituelles et où je manquerais aisément aux bienséances les plus élémentaires. Sans une intervention plus explicite du hasard, je serais fort capable d’oublier tous mes devoirs, et je le regretterais, car je ne me sens aucun droit de m’en affranchir. Je ne suis qu’un monsieur quelconque et qui doit, par conséquent, se conformer à la discipline commune, tout en remerciant les Dieux de ne pas la lui avoir rendue trop pesante. Oui, ne suis-je pas tout simplement un brave garçon comme tant d’autres et même presque un vieux garçon, puisque je viens d’avoir trente-trois ans ? D’ailleurs, je ne me plains pas de cette situation. Si elle m’astreint à quelques corvées, il en est qu’elle m’épargne, et si elle implique certaines visites à rendre, elle m’évite du moins d’en recevoir. Le premier de l’an se passe tranquillement dans mon modeste logis de la rue de la Baume. La sonnette, ce jour-là, n’y retentit pas au poing naïvement ganté des petits neveux ou des jeunes cousins, venus m’apporter leurs vœux indifférents ou leurs remerciements hypocrites pour une santé dont ils s’inquiètent fort peu ou pour un cadeau qui n’est point à leur goût.

Et, pourtant, ne disons pas trop de mal des visites ! Sans Pompeo Neroli, les bibelots obligatoires seraient demeurés à la devanture du marchand et les bonbons réglementaires seraient restés dans l’officine du confiseur. Les cartes n’auraient pas pris leur vol hors du portefeuille, et leurs destinataires n’auraient pas le plaisir d’y lire, une fois de plus, sur un bristol corné, le nom de Julien Delbray. Et, de cet oubli, Julien Delbray n’aurait nulle excuse valable, aucune occupation sérieuse ne le soustrayant à l’obligation d’une coutume séculaire. Comme il ne remplit aucune fonction et n’exerce aucun métier, il n’a pas la ressource d’invoquer quelque affaire absorbante ou quelque travail urgent. Bien plus, Julien Delbray, en ce moment, n’ayant pas de maîtresse, il ne pourrait trouver à sa faute le prétexte toujours honorable de l’ignorance où nous tient l’amour de tout ce qui n’est pas lui-même. Donc, Julien Delbray aurait été seul responsable d’un pareil manquement aux lois amicales et sociales, et, le pire, c’est qu’il n’en eût pu avouer la véritable cause. Comment, en effet, lorsque l’on n’a plus vingt ans, convenir que l’on souffre du vide de son cœur, de solitude, d’ennui ?

C’est pourtant dans une de ces méditations moroses, auxquelles je me laisse aller trop souvent depuis quelques mois, que m’a surpris, ce matin, mon valet de chambre Marcellin. Marcellin est un serviteur intelligent. Il a tous les défauts de sa condition, mais il a une qualité rare et qui le rend précieux. Il excelle à décourager les importuns. Il comprend fort bien que, pour ne rien faire, on ait besoin de tranquillité. Il se rend compte qu’il n’est amusant de fureter dans une bibliothèque, de feuilleter un livre, de regarder des gravures, de déplacer et d’assortir des bibelots que si l’on est sûr de n’être pas dérangé ; il sait que, pour fumer avec agrément un paquet de cigarettes, il faut un loisir assuré ; aussi, quand il me voit livré à quelqu’une de ces occupations, ou même lorsqu’il constate que je me borne à rester étendu sur mon divan, en faisant passer devant mes yeux les images de ma rêverie, il est plein de respect pour ma paresse et ne souffrirait pour rien au monde qu’on la troublât.

Par contre, Marcellin déteste le spectacle démoralisant de la mélancolie, des sombres pensées et des regrets inutiles. À ces moroses chimères, il est impitoyable et il leur cherche obstinément une diversion. Il ne tolère pas que l’on s’y abandonne, et il emploie tous les moyens de les disperser. À ces fins, il est d’une ingéniosité et d’une astuce admirables. La diversité des ruses qu’il invente est incroyable. Il mêle les plus sournoises aux plus naïves. Ses expédients vont du bavardage le plus intarissable aux nettoyages les plus bruyants. Lui qui, d’ordinaire, est silencieux, jacasse alors sans mesure et sans répit. Il claque les portes, ouvre les fenêtres, remue les meubles, vient demander des ordres inutiles et rapporter des réponses à des questions imaginaires. Une fois, même, que la tristesse où il me voyait lui était trop insupportable, il est allé jusqu’à me casser un vase de Chine. Et ce n’est pas tout encore. Marcellin, dans sa serviable haine contre la mélancolie, se porterait aux dernières extrémités. Il en arrive ainsi à oublier ses principes les plus sacrés. Il n’hésite pas à introduire auprès de moi les raseurs les plus avérés et les quémandeurs les plus éhontés. Ma colère lui semble un dérivatif. Il est sans pitié pour mes humeurs noires.

Mais, cette fois, je n’ai pas eu à me plaindre de lui. Il est parvenu à me distraire sans m’horripiler. J’avais eu cependant quelque méfiance en le voyant, ce matin, ouvrir la porte de ma bibliothèque d’un air patelin et satisfait. Heureusement, je me trompais dans mes prévisions. Marcellin venait seulement m’annoncer que M. Pompeo Neroli souhaitait de moi un moment d’entretien, et cette nouvelle me fut plutôt agréable. J’ai de la sympathie pour ce brave petit Siennois. Il est toujours accompagné dans mon souvenir des belles images que j’ai conservées de sa ville guerrière et féodale, de sa ville aux durs palais et aux fraîches fontaines, où j’ai été jadis presque heureux.

Et Pompeo Neroli bénéficie de ces circonstances déjà lointaines. C’est à elles qu’il dut les petits services que j’eus plaisir à lui rendre, quand il vint chercher du travail à Paris. D’ailleurs, Pompeo Neroli mérite l’intérêt qu’il m’inspire. Il est habile dans son métier et ne manque pas d’un certain goût. Certes, je n’aurais peut-être pas toute confiance en lui pour ce que l’on appelle maintenant des « reliures d’art », mais il excelle à vêtir un volume d’un bon parchemin souple ou à le couvrir de ces papiers, aux couleurs vives et aux dessins amusants, qui font de gentilles robes aux ouvrages que l’on veut habiller à peu de frais. Ces reliures sans prétention, Pompeo Neroli les réussit fort bien ; aussi me fut-il facile de lui procurer quelques clients, de telle sorte que le brave garçon me considère un peu comme son patron et son protecteur. Ce sentiment, du reste, ne va pas, de sa part, sans quelque familiarité, si bien que Neroli n’hésite guère, lorsque le travail lui manque, à venir me demander si je n’en ai pas à lui donner, ce qui ne l’empêche pas de l’abandonner avec un aimable sans-gêne pour satisfaire à des tâches nouvelles et plus urgentes.

Tel est Pompeo Neroli, et il le faut prendre comme il est. Sans doute, il venait aujourd’hui chez moi pour chercher de l’ouvrage, et, quand Marcellin m’annonça qu’il désirait me parler, je tournai machinalement les yeux vers le rayon des livres brochés pour y chercher ceux que je pourrais bien lui confier. Pompeo Neroli a ses privilèges et j’ai un faible pour mon Siennois !

Je me trompais. Neroli ne venait pas solliciter une commande. Du reste, il n’était pas en costume de travail et il était vêtu avec plus de soin qu’à l’ordinaire. Décidément, depuis un peu plus d’un an que Neroli a quitté Sienne, il s’est parisianisé. Il ne garde plus guère d’italien que ses beaux yeux noirs et caressants dans une figure intelligente et contractée. Sans la cravate cocasse et multicolore qui serre le col de sa chemise et qui me rappelle celles que l’on peut admirer aux devantures milanaises, florentines ou vénitiennes, Neroli n’aurait presque plus rien de transalpin. Car Pompeo Neroli parle fort bien le français. On dirait qu’il l’a appris en quelque sorte par contagion, et que le contenu des livres qu’il relie s’est communiqué à sa cervelle. Les mots français s’y sont logés comme des abeilles dans une ruche.

Aussi fut-ce en excellents termes que Neroli, une fois introduit par Marcellin dans ma bibliothèque, m’exposa le but de sa visite. Neroli prenait prétexte de la fin de l’année pour venir m’exprimer sa reconnaissance et m’adresser ses vœux et ses remerciements. Grâce aux clients que je lui avais procurés, ses affaires prospéraient. Les premières difficultés vaincues, il gagnait maintenant honnêtement sa vie, et il tenait à m’en dire toute sa gratitude, en y joignant ses souhaits de bonheur et de santé. Tout en parlant ainsi, Pompeo Neroli dénouait la ficelle d’un assez gros paquet. Y parvenant difficilement, il la coupa avec ses dents de jeune loup, puis il débarrassa l’objet des papiers qui l’enveloppaient. Je le regardais faire avec intérêt, car je comprenais que Neroli allait joindre à ses paroles un petit présent d’amitié, et j’avoue que cette attention me touchait. Mais le cadeau de Neroli était de conséquence, et je le vis me tendre, d’un geste gracieux, un fort volume relié en parchemin.

À cette vue, je m’exclamai avec une surprise à demi feinte : « Comment, Neroli, c’est pour moi, ce beau volume ? Ah ! ça, c’est gentil ! » Neroli s’était mis à rire. « Permettez-moi, monsieur Delbray, de vous offrir ce modeste souvenir. J’ai bien pensé à relier pour vous quelque exemplaire de Dante ou de Pétrarque, mais je me suis dit : « M. Delbray aime trop à lire pour ne pas aimer aussi à écrire. » Alors, j’ai trouvé mieux de n’enfermer sous couverture que des feuilles blanches. Comme cela, vous mettrez dessus ce que vous voudrez, j’espère beaucoup de bonheur et de plaisir. »

J’ai secoué vigoureusement la main de Pompeo Neroli et nous avons causé quelque temps très amicalement, après quoi Neroli a pris congé. Grâce à lui, je savais que l’année nouvelle commençait le surlendemain et que je venais, la veille, d’avoir trente-trois ans. Je demeurais, en outre, possesseur d’un cahier de beau papier blanc, relié en parchemin, fermé par des cordonnets de soie, et dont les plats portaient, gravés en noir sur la peau fauve, l’un, la Louve qui sert d’emblème à la ville de Sienne, l’autre, un bizarre serpent à deux têtes, ailé, d’un fort bon aspect ornemental, et que l’ingénieux Neroli avait dû emprunter à quelque antique figure de bestiaire.

Eh bien ! chose singulière, il me semble que ce cahier blanc ne sera peut-être pas pour moi un de ces objets inutiles que l’on relègue dans un coin et auquel on ne touche plus jamais. Je lui trouve, au contraire, je ne sais quoi d’opportun. Il y a, en effet, dans la vie, des moments de solitude et de réflexion où l’on a besoin de voir clair dans ses pensées et d’occuper ses incertitudes. Pourquoi le cahier de Neroli ne me rendrait-il pas le service de m’aider à surmonter cette période de trouble, d’ennui, d’oisiveté sentimentale, de dépression morale dont je souffre actuellement ? Certes, je ne veux pas dire que les trois cents pages de Neroli vont faire de moi un écrivain et un auteur ! Non, je n’ai pas l’intention de presser la tétine de la louve littéraire. Elle dévore les imprudents. Je n’ai non plus aucune envie de me laisser emporter par le vol du serpent ailé et bicéphale qui orne la reliure de mon Siennois et qui peut, à la rigueur, symboliser la poésie. J’aime trop les livres pour ne pas me sentir incapable d’en faire un. Et cependant, il y a, dans le fait d’écrire, une satisfaction et un soulagement que je ne nie pas et que j’ai éprouvés comme d’autres. Quelquefois déjà, j’ai confié ma pensée au papier ; j’ai tenté de la formuler avec des mots. Si je fouillais dans mes tiroirs, j’y découvrirais bien quelques anciens griffonnages, dont les feuillets jaunis attesteraient la date déjà lointaine. Pourquoi n’essayerais-je pas de reprendre cette habitude ? Le gros cahier de Neroli m’y invitait… J’ai obéi…


3 janvier 19… — Depuis trois jours, j’ai employé la plus grande partie de mes journées à des courses indispensables. Me voici donc en règle avec autrui. Par un hasard dont je ne me plains pas, je n’ai rencontré aucune des personnes chez qui je me suis présenté. Cependant, j’eusse aimé à serrer la main de Jacques de Bergy. L’absurde mélancolie, à laquelle je m’abandonne depuis deux mois, m’a fait négliger cet ami, qui est un ami charmant. Aussi, ai-je ressenti une déception, quand le domestique m’a dit que M. de Bergy était absent ; mais, au bout d’un instant, cette déception s’est changée en plaisir. Jacques de Bergy ne quitte son atelier et ne s’éloigne de Paris que lorsqu’il a ce qu’on appelle « une nouvelle passion ». Car, dès que Jacques change de maîtresse, son premier soin est de mettre la clef sous la porte et d’aller se terrer quelque part, pour un temps plus ou moins long, avec l’idole du moment. C’est dire que Jacques de Bergy ne choisit guère ses maîtresses que dans un monde où les femmes jouissent d’une entière liberté et peuvent suivre sans contrainte leurs caprices les plus soudains. En effet, je n’ai jamais connu à Jacques de liaisons mondaines. Il n’aime que ce qu’il nomme : les « indépendantes ». C’est, chez lui, plus qu’un goût, c’est un principe, et il le justifie par des considérations qui n’ont rien de déraisonnable.

L’amour, selon Jacques de Bergy, est une occupation qui exige, de ceux qui s’y livrent, tout leur temps et toute leur attention. Il demande autant de continuité que de liberté. Pour aimer agréablement, il ne faut avoir rien à faire d’autre, qu’on ne soit ni attaché à des convenances, ni soumis à des devoirs. Il faut pouvoir se donner à l’amour entièrement. Ce n’est qu’à cette condition que l’on y trouve un plaisir véritable et complet.

L’amour a besoin de ses aises. Tout ce qui l’entrave, l’interrompt, le rend furtif et intermittent, est contraire à sa vraie nature. L’amour est égoïste. Il ne souffre aucune circonstance qui le contrarie. Cette conviction, bien arrêtée chez Jacques de Bergy, l’éloigne de toutes les femmes à qui leur genre d’existence ne permet pas d’aimer à leur guise et qui subordonnent leur passion à des considérations étrangères. Quelque adroites qu’elles puissent être à éluder les entraves familiales ou mondaines, Bergy ne les admet pas à lui prouver leur habileté. Il écarte systématiquement de sa vie sentimentale ou sensuelle toutes celles qui ne sont pas en situation de satisfaire ce qu’il attend d’elles. Il s’adresse ailleurs, et s’en vante. Jamais je ne l’ai vu faire la cour à une femme mariée. Bergy n’a aucun goût pour désunir les ménages, ni même pour profiter de leur désunion, et il lui est arrivé de se dérober aux avances les plus marquées. Il dit volontiers qu’il n’a que faire d’une maîtresse obligée de combiner son existence en partie double, quand il y a tant d’aimables filles, libres de leur temps et de leurs actes, et qui ne demandent pas mieux que de se conformer à des habitudes auxquelles il entend bien ne pas renoncer.

D’ailleurs, par le métier qu’il exerce et par le genre de vie qu’il mène, Jacques de Bergy est fort bien placé pour ne point manquer d’occasions à mettre en pratique ses théories. Sculpteur de talent et noctambule convaincu, il fréquente le milieu le plus propice à ses aspirations. Bohème élégant et viveur aimable, il a un pied dans le monde des arts, un autre dans celui de la galanterie. Dans tous deux, il rencontre en abondance ces indépendantes qu’il prise tant et qui lui paraissent réaliser la perfection dans l’amour. Elles ne demandent pas mieux que d’accueillir un garçon gai et vigoureux qui, sans être riche, peut néanmoins, à l’occasion, se montrer gentiment serviable. Mais, à quelque catégorie qu’appartienne la personne sur laquelle Jacques de Bergy jette son dévolu, il procède toujours avec elle de la même façon. Après les ententes préliminaires, Jacques de Bergy, un beau jour, laisse là sa glaise et son ébauchoir et disparaît de Paris pour un temps plus ou moins long, en emmenant sa nouvelle conquête. Généralement, cette fugue ne dure guère plus d’un mois ou six semaines, pendant lesquels personne n’entend plus parler de lui ; après quoi, on le rencontre, un soir, au théâtre ou au cabaret, vous vantant les agréments de la forêt de Fontainebleau, des petits ports normands ou bretons, ou de quelque point particulièrement pittoresque de la Côte d’Azur. Quant à la compagne du voyage, il n’en est pas plus question que si elle n’avait jamais existé.

Et cependant l’aimable Jacques de Bergy est loin de faire un secret de sa méthode, s’il est peu bavard au sujet de la personne qui lui a servi à l’appliquer. Bien au contraire, il discute volontiers de ces questions, quand on va le voir à son atelier de l’avenue des Ternes, où, dans la fumée des cigarettes, les petites figurines qu’il modèle avec un art charmant disent son goût voluptueux et patient de la femme. Alors, il ne vante pas seulement l’agrément de son système, il en proclame la sécurité.

À l’entendre, en effet, ce qui favorise le mieux les attachements, dangereux pour la liberté qu’un homme doit toujours tâcher de garder, ce sont les difficultés que ces attachements rencontrent, ou à leur début, ou au cours de leur durée. La contrainte et les empêchements piquent au jeu notre vanité. Il en résulte que nous risquons de nous prendre de passion pour les objets de notre fantaisie et que nous leur demeurons liés, même quand cette passion est fort décrue et que nous en devrions convenir. Il arrive ainsi que nous nous obstinons sur un malentendu qui a souvent beaucoup de peine à se dissiper et dont nous souffrons, sans nous en rendre compte exactement.

C’est à ces inconvénients que remédie, selon Jacques de Bergy, la possession rapide, complète, libre à toute heure et à tout moment, de la personne que nous désirons. Grâce à ce procédé, rien ne vient fausser la notion de sa valeur amoureuse. Tout en l’appréciant à son prix, nous n’y apportons point de surenchère. Nous évitons la duperie fâcheuse à laquelle sont trop enclins les amants et qui les amène à une mutuelle équivoque, souvent prolongée en pénibles débats, aucun des deux ne voulant convenir de son erreur. Donc, en abordant l’amour avec netteté et en le traitant avec réalisme, il y a chance de s’épargner bien des ennuis, sans compter qu’une saine appréciation de l’amour n’empêche nullement de jouir de ce qu’il a d’agréable ou d’intense, et d’autant, ajoute Jacques de Bergy, que cet agrément et cette intensité ne sont pas faits pour durer. Laissé à ses vraies ressources, dépouillé de ses vains mirages, il s’épuise assez vite.

Une femme n’est pas matière à sensations infinies. Et il y a, entre toutes les femmes, de telles ressemblances amoureuses que l’on a assez vite goûté les particularités que chacune d’elles nous peut offrir. De plus, l’amour ne saurait être un état continu. Ce n’est dans notre vie qu’une série de crises momentanées auxquelles il convient de ne donner dans notre existence que la place qu’elles méritent…

Ces propos de Jacques de Bergy me revenaient à l’esprit en sortant de chez lui. Ce sont peut-être des paradoxes, mais jusqu’à présent Bergy y a conformé sa conduite scrupuleusement, si scrupuleusement même qu’il est parti, il y a quelques jours, pour une de ses fugues coutumières. Certes, je suis assez son ami pour lui souhaiter, dans ce déplacement galant, tout le plaisir possible, et cependant, je l’avoue, j’ai été contrarié de trouver sa porte close. J’aurais aimé à passer aujourd’hui une heure ou deux dans son atelier. Ce n’est pas pourtant que Bergy soit toujours un causeur disposé au bavardage. Souvent il est taciturne et distrait, mais ses silences mêmes ont leur charme. Je sais, d’ailleurs, qu’ils ne marquent point qu’on l’importune. Il me l’a dit plus d’une fois. Ma présence ne trouble ni son travail, ni sa rêverie. Nous demeurons, l’un en face de l’autre, à fumer ; lui, accroupi sur son divan ; moi, allongé dans un fauteuil à bascule. Quand il travaille, ma venue ne l’interrompt pas, car il sait que j’aime à le voir travailler. Tantôt, il couvre d’esquisses de grandes feuilles de papier gris, tantôt il modèle, dans la glaise ou la cire, quelque figurine. Je le regarde faire et je me tais. La blancheur de l’atelier, aux murs passés à la chaux, sa large baie vitrée, à travers laquelle se répand la lumière, me procurent une impression de repos que je ne trouve pas chez moi dans mon logis trop plein de mes pensées ordinaires. L’atelier de Jacques de Bergy est un lieu calme, retiré, où il me semble que je m’oublie un peu moi-même. Et puis, il a encore pour moi un autre attrait. N’est-ce pas là que sont nées, sous les doigts habiles du charmant modeleur qu’est Bergy, les innombrables petites figurines nues ou drapées, élégantes ou malicieuses, naïves ou mystérieuses, où il renouvelle l’art des anciens Coroplastes, ces statuettes exquises, ces délicats bas-reliefs d’un art si gracieux, si personnel ? Certes, beaucoup ont quitté l’atelier natal, mais il y en a toujours là quelques-unes qui attendent, sous le linge humide qui les recouvre, la dernière retouche qui leur donnera la perfection définitive et parachèvera la vie secrète qui les anime.

Eh bien, oui, aujourd’hui, j’aurais voulu soulever le voile de ces petites inconnues et, de l’une d’entre elles, faire la compagne de ma rêverie. Dévêtue, j’aurais admiré son corps fragile et souple. Puis, je l’aurais, à ma guise, habillée. J’aurais enroulé à ses hanches et à sa poitrine d’onduleuses étoffes, disposées en plis harmonieux. J’eusse, à son cou et à ses bras, passé des colliers et des bracelets et coiffé sa petite tête avec tous les artifices auxquels s’adapte une chevelure. Douce et savante, elle se fût prêtée à tous les jeux de ma fantaisie. J’aurais caressé ses épaules, touché son pied délicat, sa gorge ferme. J’aurais partagé son rire. Et puis elle m’eût confié ses pensées et raconté son histoire, ou bien j’eusse imaginé sa vie à mon gré. Quel plaisir de lui attribuer des sentiments, de lui inventer des passions, des regrets, des chagrins et des joies, tout en nous promenant dans quelque campagne solitaire, d’un caractère plutôt attique, parmi le frisson des peupliers et le murmure des platanes ! Nous aurions connu l’heure par l’ombre tournante des cyprès. Nous nous serions assis sur des tombeaux et nous aurions bu à des fontaines. Les cailloux de marbre auraient roulé sous les semelles de cuir de ses sandales. Nos pas eussent marqué sur le sable des plages leurs empreintes alternativement égales. Nous nous serions arrêtés pour voir le coucher du soleil et nous serions rentrés à la ville, au moment où s’allument les premières étoiles. Doucement, elle aurait ouvert la porte de sa maison, et nous nous y serions assis côte à côte, puis elle m’aurait montré ses bagues, ses peignes, ses miroirs et j’aurais essayé d’y lire sa destinée…

Mais, hélas ! la porte de l’atelier de mon ami Jacques de Bergy était close, et aucune des petites figurines d’argile qui y vivent en leur gracieuse beauté n’est venue m’ouvrir. Aucune ne s’est glissée au dehors pour m’accompagner. Il faisait d’ailleurs bien froid pour qu’elles s’aventurassent par les rues, et je suis rentré seul chez moi, où j’écris ceci, tandis que le vent d’hiver siffle, intermittent et narquois, comme s’il voulait railler ma rêverie.

5 janvier. — Il faisait, ce matin, un admirable temps d’hiver. À mon réveil, le ciel était si pur, si bleu, l’air si transparent, la lumière si neuve, le soleil si jeune, qu’instinctivement j’ai ouvert ma fenêtre. Soudain, la vivacité du froid m’a repoussé. Le froid, même le plus beau, a quelque chose d’hostile. Il écarte de lui, tandis que la chaleur nous attire à elle. La chaleur s’unit à nous en un contact intime ; le froid ne fait que nous environner. La plus radieuse journée d’hiver conserve je ne sais quoi de distant, de lointain. Plus tard, elle vit dans notre souvenir, sous une sorte d’émail translucide. Le plus clair visage de l’hiver est toujours aveugle et muet ; il nous regarde sans nous voir et ne nous parle pas, et cependant son aspect communique une sorte d’allégresse.

Cette allégresse s’est traduite en moi par un besoin de mouvement. Pour rien au monde, je ne fusse resté à la maison, même si quelque occupation importante m’y eût retenu. En des jours comme aujourd’hui, j’éprouve un brusque désir d’activité physique. Si, au lieu d’être un citadin, j’étais un campagnard, il me semble que je ferais seller un cheval et que je partirais au galop pour respirer à pleine gorge l’air lumineux et glacé. Des idées d’exercices violents me traversent la cervelle. J’aimerais suivre quelque chasse hurlante et brutale, ou bien, sur un vaste étang glacé, décrire de rapides circuits de patineur. Mais, hélas ! depuis mes modestes exploits de collégien au manège, je n’ai ni tenu la bride, ni chaussé l’étrier, et je serais fort embarrassé si je me trouvais sur le dos d’un cheval. De même, je ferais piteuse figure sur la glace d’une pièce d’eau et je risquerais fort d’y donner le spectacle de quelque belle culbute. Mes patins sont accrochés dans le passé à côté de ma cravache de cavalier, et il est plus prudent de laisser en paix cette panoplie et de me contenter d’une longue promenade à pied par les rues.

C’est à ce parti que je me suis arrêté. J’ai annoncé à Marcellin que je ne déjeunerais pas et qu’il pouvait disposer de son après-midi. Il a accueilli cette nouvelle avec une satisfaction respectueuse. Depuis quelques mois, Marcellin me trouve, pour son goût, trop casanier. Sa liberté se ressent de ces habitudes, non pas que Marcellin fasse grand usage de cette liberté, car, quand je m’absente, il reste le plus souvent à la maison, mais l’idée que je n’y suis pas lui est agréable. Il ne dépend plus de mon coup de sonnette. Il est tranquille. À quoi s’occupe sa tranquillité ? Je l’ignore. Sans doute, Marcellin poursuit quelque humble rêve. Qui n’a les siens ?

Une fois dehors, je me suis demandé comment j’emploierais ma journée. Soudain, la pensée m’est venue d’aller la passer à Versailles. Je prendrais le train à la gare de l’Alma et je déjeunerais aux Réservoirs et, ensuite, une longue promenade dans le parc ! Ce froid clair, cet air léger et élastique seraient délicieux sur la terrasse de l’Orangerie, et le long du Grand Canal. Certes, c’est à l’automne, surtout, que j’aime Versailles, lorsque novembre dore les feuillages et noue sur les bassins de flottantes guirlandes. Comme l’on y respire cette odeur de terre humide, d’eaux immobiles, de feuilles mortes, d’une si puissante mélancolie, lorsque le pas que l’on entend derrière les charmilles semble le pas même du Souvenir et de la Destinée ! Mais, en hiver aussi, Versailles a sa beauté. Ses jardins dépouillés ont je ne sais quoi de systématique. On en découvre les raisons d’être architecturales. La sombre rigidité des futaies fait mieux ressortir leur grandeur ordonnée. Dans le froid, les bronzes semblent contracter leur emphase décorative ; les marbres, frileux, prennent des formes plus nettes et plus précises. Si le murmure des pas sur les feuilles mortes est une enivrante musique de mélancolie, le heurt des talons sur le sol durci sonne aussi de fiers échos. Et puis, rien ne vaut peut-être la solitude hivernale du parc, quand les derniers rayons du soleil caressent les statues refroidies. Et le Palais, comme il devient léger en sa pierre frigide et comme cassante ! Les grandes vitres des fenêtres émettent de la lumière gelée.

Je songeais donc à aller renouveler mes images du Versailles d’hiver, et c’est dans cette pensée que je descendais l’avenue d’Antin. Au rond-point, je me suis arrêté un moment. Les quatre bassins étaient couverts de glace. Soudain, cette vue m’a rappelé une certaine promenade à Versailles, un beau jour de janvier, comme celui-ci. Le froid était extrêmement vif, cette année-là, et, comme il durait depuis plus d’une semaine, le Grand Canal était pris. Je me souvenais que je m’en étais aperçu, encore dans le train, et je revoyais les deux jeunes filles qui étaient montées dans le compartiment où je venais de m’installer. Elles étaient charmantes. Dix-huit ou vingt ans, et coquettement habillées. De gentilles toques de fourrures les coiffaient. Elles portaient aux bras des patins d’acier qui figuraient le double croissant de ces jeunes Dianes parisiennes. Elles allaient à Versailles pour patiner. Elles parlaient entre elles du plaisir qu’elles se promettaient, des amis qu’elles devaient retrouver. Elles citaient des noms. Leur mère, une vieille dame à cheveux de neige, souriait, tandis que, de temps en temps, sur le tapis du wagon, frémissaient leurs petits pieds impatients. Parfois, les patins qu’elles balançaient tintaient avec un bruit clair, argentin, aigu, avec un bruit de jeunesse et de gaieté. J’aurais voulu les suivre sur la glace argentée, comme elles y glisser dans l’air vif. Et je me disais tout bas : « À laquelle des deux m’attacherais-je ? L’aînée est la plus jolie, mais la plus jeune a bien de la grâce. » Et j’étais hésitant et incertain, quand le train s’arrêta en gare. Les deux voyageuses avaient prestement sauté sur le quai. Trois jeunes gens les attendaient. Il y eut des poignées de mains, des rires rapides et frais. Les patins tintèrent de nouveau et la bande joyeuse disparut.

Que Versailles était beau, ce jour-là, et, pourtant, il n’avait pas sa grande solitude mélancolique ! Le patinage y avait attiré trop de monde. Versailles n’était pas le lieu noblement désert qu’il est habituellement. Trop de promeneurs dans les allées, trop de curieux au bord du Grand Canal. Les bons Versaillais s’étaient réunis en foule pour admirer les ébats des patineurs qui évoluaient en nombre sur la vaste étendue miroitante. Ils n’y faisaient, pourtant, guère bon effet. On aurait dit un essaim de mouches noires, sans ailes. Il aurait fallu là des costumes éclatants et bigarrés. Nos sombres vêtements modernes manquent trop de pittoresque et de couleur. Leur triste uniformité était encore plus sensible dans ce beau décor opulent et calme. Et puis, parmi tous ces patineurs, si quelques-uns montraient de l’élégance et de la virtuosité, beaucoup n’étaient que des apprentis et des lourdauds. Leur inexpérience et leur gaucherie provoquaient l’hilarité des spectateurs, qui s’amusaient de leurs chutes grotesques et de leurs attitudes maladroites. Cette vue me donna quelque mauvaise humeur. En vain je cherchai mes jeunes filles et leurs compagnons. Ils s’étaient sans doute dispersés et s’exerçaient plus loin. Aussi eus-je bientôt assez de ce spectacle sans grand intérêt. Heureusement, il me restait la beauté de l’air et du ciel, et je me dirigeai vers des parages moins fréquentés.

Si le grand parc était trop populeux à mon gré, par contre, celui de Trianon était presque désert. Cette solitude se sentait dès l’abord, et j’en eus l’impression, à peine franchie la porte qui donne accès dans les jardins. Ils étaient, ce jour-là, étonnamment silencieux. Ils environnaient de leur vide le palais muet. L’hiver y avait je ne sais quoi de définitif. Les arbres semblaient nus à jamais, les bassins gelés pour toujours. Pas un promeneur, pas un gardien. J’étais le seul passant qui se fût hasardé jusque-là. Seul, un vieux chien rôdait mélancoliquement. À ma vue, il prit peur et s’enfuit. Trianon était vraiment à moi. Personne n’apparaissait au bout des allées droites. Déjà le soleil déclinait. Le froid devenait plus solide. L’air était comme gelé autour des choses.

Ce fut au moment où la vieille horloge du palais sonnait quatre heures que ma promenade me ramena sur la terrasse qui domine la croix du Grand Canal. Le soleil avait disparu. Le crépuscule venait rapidement. Sur la large étendue d’eau glacée, un dernier patineur s’obstinait. L’heure tardive semblait surexciter son ardeur. Il était, d’ailleurs, fort habile et il patinait avec une remarquable dextérité. À un moment, il se rapprocha assez pour que je reconnusse un des trois jeunes gens qui attendaient à la gare les jolies Parisiennes. Seul, maintenant, il se livrait avec frénésie à son agile passe-temps. Il s’enivrait solitairement de vitesse et de mouvement et profitait éperdument des dernières minutes de clarté. Et, toujours, il allait, vertigineux et sûr, presque indistinct dans le crépuscule, où il n’était plus qu’une ombre errante et passionnée.

Ah ! comme il était significatif et symbolique, cet inconnu ! On eût dit qu’il suivait à la piste une trace perdue et qu’il voulait à tout prix retrouver. Il semblait chercher à découvrir, sur cette glace perfide et polie, le nœud compliqué de quelque problème dont il inscrivait, en arabesques et en volutes, le mot énigmatique. Il l’encerclait de ses courbes souples. Tout à coup, il paraissait avoir trouvé et filait en ligne droite sur un point imaginé. Puis, il s’arrêtait, déçu, et repartait en grands élans désespérés. Soudain, il semblait savoir, mais sa conjecture le ramenait d’où il s’était élancé, et j’entendais, dans le silence, gémir le cri d’argent de ses patins. Et l’heure le pressait. Maintenant encore, il avait à ses talons le divin talisman, mais bientôt, quand la nuit serait tout à fait venue, il ne serait plus qu’un infirme piéton. Eurydice, Eurydice, comment aller vers vous sur l’autre bord de ce Strymon glacé !

Penché à la balustrade, j’assistais à un drame éternel et mystérieux. Cet humble patineur n’était-il pas le symbole de l’âme humaine qui se cherche éperdument dans une autre, ne figurait-il pas à mes yeux le tourment éternel de l’amour ?


6 janvier. — « Est-ce que monsieur déjeune, ce matin, à la maison ? »

Évidemment, Marcellin avait besoin de sa journée. Je n’ai pas eu le courage de le décevoir. Que m’importe ; ici ou là, je souffre de la même inquiétude et de la même mélancolie. Ma promenade d’hier, à Versailles, en fut la preuve, et je n’aurais qu’à en noter d’amères rêveries. Quand on est ainsi, à quoi bon écrire ses pensées, c’est en redoubler l’amertume. Peut-être ai-je vécu trop seul depuis quelques mois ? Aussi, à la demande de Marcellin, l’idée m’est-elle venue d’aller retrouver, au restaurant Foyot, M. Feller, qui y déjeune à peu près tous les jours depuis quarante ans. La compagnie de ce pittoresque vieillard me distrait. J’aime sa conversation malicieuse, abondante en anecdotes caustiques, son sourire sceptique, son accent tudesque. Je l’ai vivement goûté, du jour où Jacques de Bergy m’a présenté à lui. Le père de Jacques de Bergy est un des plus vieux amis de Feller, et c’est Feller qui a dressé le catalogue de sa collection de médailles grecques.

Arrivé chez Foyot, j’ai cherché en vain Feller à sa place accoutumée. Elle était occupée par une jeune femme qui découpait prestement une tranche de jambon. Évidemment, Feller ne devait pas venir aujourd’hui. Le garçon me renseigna. M. Feller était à l’enterrement du baron Dumont, de l’Académie des Inscriptions. L’absence de M. Feller ne m’étonna plus. Je le connaissais assez pour savoir que rien au monde ne lui eût fait manquer cette cérémonie. Le baron Dumont était sa bête noire, et, tout en m’asseyant à une table, je me remémorais quelques-unes des historiettes plutôt piquantes que Feller débitait volontiers sur celui qu’il appelait « le Paron ». Le « Paron », son infatuation, ses colères, ses naïvetés, étaient un sujet sur lequel Feller ne tarissait pas. Je comprenais pourquoi Feller avait rompu ses habitudes.

Elles lui composent une vie singulière et je pensais à la bizarre existence de ce vieillard sans famille, qui ne sort guère de chez lui que pour ses travaux et qui, la plupart du temps, dédaigne de les publier. Malgré cette méprisante négligence, Feller jouit, dans le monde savant, d’une considération universelle et craintive. Sa merveilleuse érudition y fait autorité. De cette autorité, Feller n’a voulu tirer ni honneurs, ni profit. Tout à sa passion exclusive, il a retranché de sa vie toute préoccupation étrangère à ses études. Elles lui procurent des satisfactions spéciales et il semble être insensible à nos joies aussi bien qu’à nos chagrins et à nos soucis. Et cependant, avant d’en arriver à ce détachement absolu, il a dû connaître nos anxiétés et nos tourments. Étrange bonhomme, a-t-il souffert, désiré, regretté, aimé, comme nous ?

Tout en réfléchissant, je regardais la jeune femme assise à la place de M. Feller. Je ne distinguais pas son visage, mais sa tournure élégante me frappa. Elle avait fini de déjeuner et, lentement, elle remettait ses gants. À un mouvement qu’elle fit, je jugeai qu’elle était sur le point de se lever. Puis elle se ravisa et but une gorgée d’eau dans le verre à demi plein posé devant elle. Je la considérai avec plus d’attention. Elle semblait hésiter. Soudain, elle se décida. Toute sa personne disait une résolution nette. De quoi s’agissait-il pour elle ? Vers quelle action importante ou futile se dirigerait-elle en quittant le restaurant ? Que se passait-il dans la vie de cette inconnue dont je n’avais même pas vu distinctement la figure sous l’épaisse voilette qui la dissimulait et sous le grand chapeau qui l’abritait ? À quels événements était-elle mêlée ? Était-elle préoccupée d’ambition, d’intérêt, d’amour ?

Que de fois n’ai-je pas cédé au plaisir d’imaginer des existences et de les mêler à la mienne ! Que de fois j’ai joué au jeu décevant et passionnant des conjectures ! Que de fois je me suis intéressé à des visages entrevus et ai-je tâché d’interpréter leurs destinées secrètes ! Souvent, même, il me semblait que ces rencontres ne devaient pas finir là et que ce n’était, entre moi et ces passantes ou ces passants, qu’un premier contact du hasard.

Et, cependant, jamais encore ces pressentiments ne se sont vérifiés. Jamais une de ces « rencontrées » n’a reparu dans ma vie. Ce qui se produit dans les romans ne m’est jamais arrivé, mais mon goût pour ces suppositions imaginatives n’en a pas diminué. Malgré tout, je reste sensible à ces appels. Et quelle ville plus propice que Paris à ce jeu ! Il n’est pas de jour où l’on ne croise dans la rue quelques-unes de ces figures captivantes. C’est même pour moi un des derniers attraits que m’offre Paris. Je n’aime ni son architecture, ni ses couleurs, mais j’y demeure toujours sensible à la multiplicité passionnante des visages, à ce flot de destinées qui y circule continuellement.

Lorsque j’eus achevé mon repas, je m’aperçus qu’il était près d’une heure et demie. La salle du restaurant était presque vide. Au lieu de demeurer là, à rêvasser, n’eût-il pas mieux valu profiter du beau soleil d’hiver ? J’ai appelé le garçon, réglé ma note et je suis sorti. Le froid vif et clair m’engageait à aller faire un tour au Luxembourg, mais, avant de gagner le jardin, je voulais rôder un instant sous les galeries de l’Odéon. En passant devant l’affiche du théâtre, j’y jetai machinalement les yeux. Le programme de la semaine n’annonçait rien de bien attrayant, mais, en matinée, on donnait aujourd’hui l’Étourdi, de Molière, et les Atrides, de Maxence de Gordes, précédés d’une conférence de Lucien Gernon.

J’ai lu les ouvrages de Gernon et j’ai souvent entendu parler de lui par Feller, qui l’admire tout en ne l’aimant guère. Comment diable Gernon avait-il accepté de devenir conférencier et par quel sortilège l’astucieux Antoine était-il arrivé à le déloger de son trou de hibou pour l’exhiber au public, derrière les chandelles ? Si Feller avait été chez Foyot, il m’aurait expliqué ce mystère. En tout cas, c’était bien là une idée d’Antoine. N’a-t-il pas annoncé que les représentations de Turcaret seraient accompagnées d’une causerie de Meyersen, le financier bien connu ; que Polyeucte serait commenté par l’abbé Géry, récemment condamné en cour de Rome, et que le Cid serait précédé d’une harangue militaire du général Renou ? Telle est sa manière de redonner de l’intérêt aux classiques ! Il a peut-être raison, car moi qui vais rarement au théâtre, je suis entré à l’Odéon.

Je ne sais si c’est à cause du beau temps qu’il faisait dehors, mais la salle était loin d’être pleine. Le public y était même assez clairsemé. Par contre, il m’a paru excellent, ce public, attentif, complaisant, docile. Il y avait là beaucoup de jeunes filles et de jeunes gens, des couples de bons bourgeois, des dames seules, mais respectables, de vieux messieurs. Tout ce monde s’est fort amusé à l’imbroglio moliéresque. Il faut croire que Molière porte en lui-même sa vertu comique, car les comédiens ne faisaient guère valoir le texte. Ils étaient remplis de bonne volonté, mais, pour la plupart, manquaient complètement de talent. Tous, ils ignoraient à un point touchant l’art de réciter les vers. Néanmoins, je ne me suis pas ennuyé à cette parade. On éprouve toujours, du moins pour ma part, un certain plaisir à voir des gens vêtus de costumes bariolés, portant perruque et justaucorps, recevoir des nasardes et supporter des coups de bâton. C’est un spectacle qui nous change agréablement de notre vie moderne, si monotone, si compassée, et les spectateurs semblaient s’en fort divertir ; j’entendais des rires dans la salle, qui n’étaient pas une très bonne préparation aux Atrides de Maxence de Gordes et à la conférence de Gernon.

Je n’avais jamais vu Gernon et je ne le connaissais que par ses photographies. Elles ne donnent pas du tout l’idée de ce qu’il est réellement. Rien de plus drôle que de le voir à sa table de conférencier, entre sa carafe et son verre d’eau. Il y apparaissait vraiment minuscule, avec sa petite figure ratatinée comme une pomme de reinette, ses yeux trop clairs, dans sa face de cuir rose. Il portait un habit, d’une coupe vraiment extraordinaire, et avait au cou une sorte de cache-nez fait d’une bande de satin noir doublée intérieurement d’une maigre fourrure. Le drap de son habit était tellement râpé et aminci qu’on craignait qu’il se déchirât au moindre de ses mouvements.

Gernon n’avait l’air nullement embarrassé de cet accoutrement, ni de ce public nouveau pour lui, car il y a loin de la salle de l’Odéon au réduit de l’École des Études Grecques où Gernon fit longtemps son cours de mythologie hellénique devant de rares auditeurs. Il est vrai que, depuis quelques années, ses leçons sont plus suivies. Aujourd’hui, Gernon connaît cette célébrité tardive que Paris donne parfois sur le retour à ceux qu’il a trop injustement méconnus. Gernon accepte volontiers cette aubaine de gloire inattendue. Cela ne lui a pas fait modifier son existence. Il habite toujours son galetas de la rue Descartes, où il vit, confiné, l’hiver, avec sa fourrure au cou et où il reçoit les interviewers entre son caniche Léo et son perroquet Babylas. Il porte toujours les mêmes vêtements râpés et, en toute saison, son immuable chapeau de paille. Il devait l’avoir laissé au vestiaire avec son macfarlane.

Malgré la bizarrerie de son aspect, le public a fait à Gernon un accueil chaleureux. Il y a répondu en dodelinant sa petite tête ratatinée et grinchue, car on dit qu’il n’est pas bon. Cela s’est vu, du reste, dans sa conférence. Après avoir expliqué brièvement le sujet des Atrides de Maxence de Gordes, il en est vite arrivé à leur auteur. Maxence de Gordes et Gernon se sont beaucoup connus, mais cette longue liaison a dû accumuler bien des rancunes dans le cœur de Gernon, à en juger par le portrait qu’il a tracé de son ami.

Si ce n’est pas une tortue que Gernon a laissé choir sur le crâne eschylien de Maxence de Gordes, c’est une pluie de petits cailloux épigrammatiques. Gernon semblait s’amuser à ce jeu, dont la malice était assez peu comprise du public. La méchanceté de la plupart des traits lui échappait. Néanmoins, il applaudit le conférencier, et le rideau se leva sur l’admirable tragédie.

Dès les premiers vers, de par leur couleur et leur sonorité, on se sent transporté dans l’antique barbarie des vieux âges. Peu à peu, la brutale fresque tragique se déroule sous nos yeux. L’Acropole se remplit de clameurs et l’on entend gronder les lions de marbre qui en gardent l’entrée. Le choc des armes retentit. Des voix astucieuses et rudes échangent des propos subtils et brusques. Tout à coup, le glaive frappe. Un cri parricide tord une bouche furieuse. Une plaie béante laisse couler un sang noir, et, de la mare fumante, naissent les Érinnyes vengeresses, larves funestes de la fatalité, miasmes empestés du Destin !…

Quand je suis sorti du théâtre, il faisait nuit. Les réverbères étaient allumés. Je ne sais pourquoi, j’ai repensé à la jeune femme qui déjeunait chez Foyot. Où était-elle maintenant ? Vers quelle aventure douloureuse ou cruelle, sensuelle ou tendre, était-elle partie, de son pas délibéré ? Quelle expression avait, à cette heure, son visage, à peine entrevu ? Dormirait-elle seule, cette nuit, ou reposerait-elle aux bras d’un amant ? J’avais relevé le col de mon pardessus et j’allumai une cigarette. Comme je descendais les marches du péristyle, je reconnus Gernon qui filait à petits pas, dissimulé sous son macfarlane, avec son cache-nez de fourrure et son éternel chapeau de paille. Il semblait s’échapper de l’Odéon comme un rat furtif, content d’avoir grignoté quelque figure de haute lisse.


9 janvier. — J’attends, demain, à dîner, mon ami Yves de Kérambel. Marcellin, qui connaît sa gourmandise, se fait fort de nous préparer un repas satisfaisant, de le cuire, de le dresser et de le servir à lui tout seul. Je n’ai aucune raison pour douter de ses talents. Depuis trois ans qu’il est à mon service, Marcellin s’est toujours montré à la hauteur des circonstances. C’est un brave garçon ; je n’ai qu’à me louer de lui, et il n’a pas lieu, je crois, d’être mécontent de moi. Il semble considérer, d’être chez moi, comme la fin de ses aventures. Elles furent variées. Il m’en dit parfois quelques mots. Je sais, par exemple, que, dans la place où il était auparavant, il servait à lui seul toute une famille, composée du père, de la mère et d’une fille. Ces gens s’appelaient les Vervigneul. Ils étaient plus qu’à demi ruinés et conservaient une façade au prix de difficultés de toutes sortes. Marcellin avait fini par s’intéresser à leur belle défense et par entrer dans leur jeu. Il était devenu un véritable domestique de comédie. Il entretenait l’appartement, faisait la cuisine, ouvrait la porte, parlementait avec les créanciers, lavait le linge et y raccommodait les plus gros trous. Bien plus, il habillait M. de Vervigneul et aidait Madame à lacer son corset. Quant à Mlle  de Vervigneul, il avait l’honneur de lui enfiler ses bas. C’était, à entendre Marcellin, une étrange petite personne, teinte et fardée, et qui passait au lit une bonne part de sa journée, en hiver, sous les couvertures, et, en été, sur le drap, à moitié nue, à lire des romans. Elle avait des robes élégantes et, souvent, pas de chemise. Marcellin a pour elle la plus vive admiration ; il déclare aussi que M. de Vervigneul était un héros et Mme  de Vervigneul une sainte. Quant à Mademoiselle : « Le plus gentil corps de femme, Monsieur, et, avec cela, l’honnêteté même ! Vous pensez si on lui en faisait, des propositions ? Eh bien ! Monsieur, pas ça, entendez-vous, pas ça ! » Et Marcellin fait craquer son ongle avec une touchante conviction. Il se rappelle avec attendrissement ces braves Vervigneul, si panés, si chics, et les expédients auxquels ils étaient réduits. Après ce service mouvementé, ma maison lui paraît bien un peu trop calme, mais il vieillit, ce qui ne l’empêche pas de conserver la plus comique tête de Scapin raisonnable que l’on puisse voir.


11 janvier. — Je suis allé prendre des nouvelles de M. Feller. Il est souffrant depuis le jour de l’enterrement du baron Dumont. Il a de la bronchite et doit garder la chambre pendant quelque temps. J’ai su cela par un petit mot de lui. Malgré sa toux, il m’a reçu.

Avouerai-je que je ne pénètre jamais dans l’appartement de M. Feller sans une surprise renouvelée ? Il habite un logis qui est si peu en rapport avec celui que nous supposerions à un savant de sa qualité ! Avant d’y être entré, je l’imaginais rempli de livres, orné d’antiquités, pourvu de médailliers, comme il convient à la demeure d’un numismate, ou bien encore muni d’un respectable mobilier d’acajou. J’aurais aussi, volontiers, supposé Feller vivant dans un bric-à-brac à la Hoffmann. Quelle ne fut donc pas ma surprise, à ma première visite rue de Condé, quand Feller m’accueillit dans le plus coquet appartement que pût souhaiter petite-maîtresse ou vieille coquette !

Dans cette grave maison, d’aspect sévère et quelque peu délabré, M. Feller occupe une série de petites pièces d’entresol, basses de plafond, toutes tendues de soies claires et meublées dans un rococo saugrenu et charmant. On croirait qu’il ait fait exprès d’y rassembler tout ce qu’a produit de plus tarabiscoté le style rocaille. Ce ne sont que miroirs aux cadres contournés, appliques baroques, fauteuils aux volutes extravagantes, consoles, vitrines, étagères surchargées de groupes et de personnages en porcelaine de Saxe, de Meissen et de Frankenthal. La plupart de ces objets viennent d’Allemagne. On dirait que Feller a hérité de quelque petite Margravine nabote, car presque tous ces meubles sont de dimensions minuscules. C’est le mobilier du nain Bébé, et ce qui rend cet assemblage encore plus hétéroclite, ce sont la haute taille et la corpulence de Feller. Rien n’y est en rapport avec sa prestance, et il est vraiment comique de voir ce grand et gros homme, sous un plafond trop bas, en des pièces trop exiguës, s’asseoir sur des fauteuils de poupée ou manier de ses fortes mains les magots peinturlurés et les bergères de pâte tendre.

Dans ce décor falot, Feller promène les longues basques de sa redingote, tandis qu’on lui voudrait voir une de ces bonnes robes de chambre flottantes, bordées de fourrure et s’ouvrant sur des culottes courtes, des bas roulés et des souliers à boucles, comme en montrent les amateurs dans les estampes du xviiie siècle. De plus, au lieu des larges bésicles de corne qui lui siéraient si bien, Feller porte de fines lunettes qui, avec leur imperceptible monture d’acier, ont l’air d’instruments de précision.

C’est dans son petit salon rose que m’a reçu aujourd’hui Feller, étendu à demi sur une ottomane qui semblait faite pour quelque sultane d’un Crébillon de Sans-Souci. Vêtu de son immuable redingote, il était, de plus, coiffé d’une calotte de velours noir. Au lieu de ses forts souliers habituels, il était chaussé d’amples pantoufles. C’était la seule concession qu’il eût consentie à la maladie. Encore assez souffrant, il n’avait rien perdu de sa causticité ordinaire. Elle s’est donné carrière, tout d’abord, au sujet du baron Dumont. Feller ne lui pardonnait pas le rhume attrapé à son enterrement. Puis, de Dumont, il en est venu à Gernon. Je lui ai raconté la conférence à laquelle j’avais assisté et l’éreintement que Gernon nous avait offert de son ami Maxence de Gordes. Comme je blâmais ce procédé, Feller s’est mis à rire, en se frottant les mains d’un geste qui lui est familier.

Il paraît que je m’émouvais à tort. Maxence de Gordes eût trouvé la chose toute naturelle et, à l’occasion, en eût fait tout autant. D’ailleurs, de son vivant, il ne se gênait pas pour plaisanter Gernon, son cache-nez, son chapeau de paille, ses manies d’avare. En réalité, Maxence de Gordes et Gernon ne pouvaient pas se souffrir. Gernon était surtout jaloux des succès de Maxence de Gordes, qui fut fort aimé des dames. Gernon lui reprochait d’être un vil débauché et de perdre son temps à des intrigues féminines. Ce n’était pas comme lui, Gernon, qui avait su résister à ses passions et n’avait jamais trompé Mme  Gernon, laquelle pourtant était fort laide !

Au mot femmes, les yeux du vieux Feller ont brillé sous les verres de ses lunettes. Qui sait, après tout, si Feller n’a pas été en son temps amateur du beau sexe ? Ce goût expliquerait son boudoir tendu de soie, son ottomane, l’air de petite maison qu’a son logis. Peut-être le lieu est-il peuplé pour lui d’aimables fantômes ? Ne seraient-ce pas chez Feller les indices d’un passé galant, dont il a conservé des habitudes de propreté méticuleuse ? Feller est très soigneux de sa personne. Il porte toujours du linge extrêmement fin et blanc.

Comme je prenais congé de lui, il a voulu m’accompagner jusqu’à la porte. En traversant un des salons, j’ai remarqué une flûte soigneusement placée dans une vitrine et reposant sur un coussin de soie. Voyant que je regardais l’instrument, Feller s’est arrêté et m’a dit avec son accent inimitable : « Ça, mon jeune ami, c’est un souvenir d’autrefois, c’est ma flûte d’étudiant, car j’ai été très bon flûtiste, et, à l’Université, je n’avais pas mon rival. J’allais exécuter des petits concerts au clair de lune sous les fenêtres de la belle comtesse Janiska. » Et il ajouta : « Car j’étais fort amoureux de la comtesse, jeune homme, fort amoureux ! » Une quinte de toux l’interrompit et, avec un rire, il m’a fermé la porte au nez.


12 janvier. — J’ai fait ce rêve. C’est une salle dans un ancien château. Ce château est situé je ne sais pas où, mais j’ai l’impression qu’il se trouve dans quelque lointaine contrée d’Allemagne. Un grand parc l’entoure, que j’aperçois par la fenêtre auprès de laquelle je suis assis. À travers les vitres, si vieilles qu’elles sont comme dépolies, je distingue des massifs d’arbres, des parterres, des pièces d’eau. De larges pelouses s’étendent où paissent des animaux familiers. Il y a des vaches, des moutons, des chèvres, des cerfs, et, au milieu d’eux, se prélasse un gros éléphant blanc qui porte sur le dos une housse écarlate ; mais tous ces animaux sont immobiles, car ils sont en porcelaine et pareils, en plus grand, à ceux qui ornent les étagères de la pièce où je suis enfermé. Cette pièce ressemble, en dimensions différentes, au salon de M. Feller ; seulement elle est énorme, au point que je n’en vois pas les extrémités et que le plafond est si haut qu’il se perd dans une sorte de brume. Autour de cette pièce, j’ai la sensation qu’il y en a beaucoup d’autres, également immenses. Auprès de mon fauteuil est une table de mosaïque et, sur cette table, est posée une flûte de cristal. Je la regarde. Il me semble qu’elle attend quelqu’un. Je ne me suis pas trompé. Bientôt j’entends le bruit d’une porte qui s’ouvre et, par cette porte, je vois s’avancer M. Feller. Il tient à la main une grosse clé et me fait signe de ne pas parler. Il est maintenant tout près de moi, et le voici qui introduit sa clé dans le dossier de mon fauteuil, où il remonte une mécanique dont le ressort grince aigrement. Aussitôt, la flûte de cristal se soulève et vient se placer entre mes doigts, qui la portent à mes lèvres.

Je n’ai jamais su jouer de la flûte et cependant je joue de celle-là avec une aisance surprenante. Elle ne produit, d’ailleurs, aucun son, mais tout à coup, en regardant par la fenêtre, je découvre que ma mélodie muette a de merveilleux effets. Soudain, des bassins, s’élèvent des jets d’eau. Les animaux en porcelaine se mettent en mouvement. Les moutons se réunissent autour du bélier, les chèvres dansent, les cerfs se promènent noblement, le gros éléphant agite sa trompe. Tout le château, en même temps, semble se réveiller de son sommeil séculaire. J’entends des carrosses entrer dans la cour, des pas gravir les escaliers et parcourir les corridors. Je perçois des sons et des rires. On ferme et on ouvre des portes. On s’interpelle et on m’appelle. Je voudrais me lever de mon fauteuil, jeter là cette flûte diabolique, mais je ne puis faire que les mouvements réglés par la mécanique qui me dirige.

Je ne suis plus qu’un automate, oui, mais un automate conscient de ce qui se passe autour de lui. Je sais très bien que c’est moi que l’on cherche, mais je sais très bien aussi que l’on ne me trouvera pas. Je suis prisonnier d’un absurde enchantement. M. Feller a disparu en emportant la clé. Soudain, le mouvement qui m’anime se ralentit peu à peu. Les notes de ma flûte s’espacent et s’affaiblissent. D’elle-même, elle quitte mes lèvres et va se reposer sur la table de mosaïque. Aussitôt le château redevient silencieux.

Dans le parc, les animaux de porcelaine reprennent leur immobilité. La trompe du gros éléphant retombe. Les jets d’eau des bassins tarissent. Maintenant, je pourrais me lever, m’enfuir, rentrer chez moi, mais je reste là et je sens que j’y resterai toujours ; que, demain, je serai encore à cette même place, sur ce même fauteuil ; que j’éprouverai les mêmes angoisses et qu’éternellement, avec cette même flûte de cristal, je ferai, dans ce château magique, renaître une vie passagère, tandis qu’au dehors, parmi les jets d’eau du parc, le gros éléphant à housse écarlate agitera sa trompe moqueuse.


13 janvier. — J’ai relu ce que j’ai écrit hier soir sur le cahier de parchemin que m’a donné Pompeo Neroli. Quand j’ai pris la résolution de m’en servir pour tenir une sorte de journal, je ne pensais pas que je n’aurais à y noter que de si pauvres événements. Certes, je savais bien que je n’y relaterais pas de grandes aventures, mais je ne croyais pas que mon existence fût dénuée d’intérêt au point qu’un rêve absurde m’ait semblé mériter d’être rapporté minutieusement. Oui, j’espérais mieux du cahier de Neroli, j’espérais qu’il m’aiderait à m’éclairer sur moi-même. Hélas ! il est bien difficile de connaître le fond de ses désirs ; et puis, qu’y gagnerait-on, en somme ?… Mieux vaut peut-être vivre sans savoir exactement ce que l’on souhaite, ce que l’on attend. Il y a pourtant des gens qui le savent et qui n’en souffrent pas. Ainsi pense mon ami Yves de Kérambel, qui a dîné chez moi avant-hier soir.

Deux fois l’an, Yves de Kérambel vient à Paris rendre visite à une de ses parentes, Mme  de Guillidic, dont il est l’unique héritier, et il passe trois ou quatre jours chez elle, après quoi il retourne à Guérande, où il habite, toute l’année, une vieille petite maison adossée au rempart de l’antique petite ville. Yves de Kérambel est, d’ailleurs, un Guérandois résolu. Rien ne lui paraît plus beau que Guérande, et je serais bien surpris qu’il la quittât, même lorsqu’il aura hérité de la tante Guillidic. Il continuera, très probablement, à y mener la même existence qu’aujourd’hui. Les quatre ou cinq mille francs de rente que lui ont laissés ses parents lui suffiront, mais il aura alors le plaisir d’entasser les revenus de son héritage. Ce n’est pas cependant qu’Yves de Kérambel soit un avare. C’est simplement un provincial et, en agissant comme il agira, il ne fera que se conformer aux usages de sa province.

Quand je le mets sur ce sujet, il rit et ne me dément point : « Que veux-tu, me dit-il, c’est vrai, je suis comme ça ! »

Car Yves de Kérambel et moi nous nous tutoyons. C’est une habitude d’enfance. Nous nous sommes quittés à l’âge de douze ans et nous sommes restés une dizaine d’années sans nous revoir. Depuis lors, quand le double voyage annuel d’Yves correspond à ma présence à Paris, nous ne manquons pas de nous réunir une fois pour dîner ensemble. C’est ce qui est arrivé avant-hier, et c’est pour cette cérémonie amicale que je l’ai entendu sonner à ma porte dès avant sept heures. Yves aime à venir ainsi un peu en avance, pour avoir, comme il dit, « le temps de causer ».

À table, en effet, Yves de Kérambel n’est guère loquace. Il est gourmand. Il mange avec sérieux et conscience. On sent que, dans sa vie, le moment du dîner est l’acte le plus important et le plus agréable. Il y fait preuve d’un bel appétit, mais cet appétit ne l’engraisse pas, car Yves est demeuré long et efflanqué, tel que je le revis après nos dix ans de séparation. Depuis, il n’a pas changé, et je le retrouve toujours le même.

Notre conversation, quand nous nous revoyons, commence par ces constatations d’usage. Yves veut bien y répondre en m’assurant que, moi aussi, je me maintiens. Ce préambule épuisé, nous en venons au sujet de la tante Guillidic. Yves est un héritier présomptif fort convenable. Il laisse entendre qu’évidemment il lui serait fort agréable de palper les écus de la brave dame, mais qu’après tout il ne veut pas sa mort. Au contraire, le parfait état de santé où elle est, malgré son grand âge, le flatte plutôt. Il y voit, pour sa propre durée, un précédent heureux et un pronostic favorable qui contrebalancent ce qu’a de fâcheux sur ce point le décès plutôt prématuré de ses parents. Il attend donc, sans trop d’impatience, l’instant de liquider la tante Guillidic. D’ailleurs, la bonne dame lui prépare, par son économie, le sérieux magot qu’il accroîtra, à son tour, par la sienne.

Le cas de la tante Guillidic examiné, nous en venons au chapitre des menus événements personnels de l’année. Là-dessus, je fournis à la conversation une contribution plus abondante que celle qu’y apporte Yves de Kérambel. Bien que je vive assez solitaire, la vie, à Paris, est tout de même plus variée qu’à Guérande, et, cependant, je ne manque pas d’interroger Yves sur l’existence guérandoise. Je le questionne même avec quelque curiosité. Depuis Balzac, Guérande est une ville de roman et je ne puis m’imaginer que des histoires passionnantes ne continuent pas à s’y élaborer ; mais Yves ne satisfait guère mon attente. Est-ce discrétion ou simplement qu’Yves ne soit pas observateur ? Il se montre avare de particularités sur ses concitoyens. La vérité est que, peut-être bien, il ne sait rien d’eux. La vie profonde de la province est singulièrement secrète, et il faut pour la pénétrer une perspicacité qui manque à Yves de Kérambel.

Par exemple, s’il est peu au courant des mœurs des familles guérandoises, il est fort renseigné sur leurs origines, leurs alliances, leurs parentés. Yves de Kérambel est généalogiste. Il possède en cette matière une mémoire étonnante. Il a aussi celle du temps qu’il a fait. Il sait en détail la manière dont se sont comportées les saisons. Il note sur son calendrier l’état quotidien de l’atmosphère.

De Guérande, nous finissons, Yves et moi, par en arriver insensiblement aux souvenirs d’enfance. Ces souvenirs n’ont rien, d’ailleurs, de bien particulier. On me menait parfois, l’après-midi, goûter chez les Kérambel et Yves venait, de temps à autre, jouer avec moi sur la plage du Pouliguen. Nous n’avions pas à être ensemble un plaisir extraordinaire, mais nous acceptions volontiers notre compagnie réciproque, puisque nos parents en disposaient ainsi. De ces réunions, rien de très spécial n’est demeuré dans nos mémoires. Cependant, je me rappelle, non sans agrément, certain jeu de tonneau dont la grenouille vert-de-grisée ouvrait sa gueule bonasse dans un coin du jardin Kérambel et Yves n’a pas oublié non plus une certaine boîte de soldats de plomb qui faisaient son admiration, quand il venait à la maison. Malgré notre bonne volonté, nos communs souvenirs ne nous apportent rien de plus, et cependant ces souvenirs nous permettent de nous tutoyer et de nous octroyer le titre d’amis d’enfance.

Yves veut bien attacher du prix à ce droit, et, moi-même, je m’y prête volontiers. Sans trop savoir au juste pourquoi, j’ai une certaine affection pour Yves. Certes, cette affection n’est pas très vive et je n’en attends pas des procédés extraordinaires, aussi a-t-elle l’avantage de ne m’avoir pas causé de déceptions. Il n’en a pas été toujours de même. J’ai eu d’autres amis qu’Yves de Kérambel. L’un d’eux, même, m’a été particulièrement cher, mais des événements intimes nous ont séparés, je crains bien, pour jamais.

Après tout, Yves de Kérambel, tel qu’il est, ne m’est pas indifférent. La preuve en est que j’ai eu plaisir à le voir apprécier la cuisine de Marcellin. Notre dîner s’est fort bien passé et nous avons, sans trop de peine, atteint le moment du café et des cigares. Ce moment, c’est celui où Yves de Kérambel « parle femmes ».

Yves de Kérambel les prise fort et ne s’en défend guère. D’ailleurs, les amours du brave Yves n’ont rien de sentimental et de romanesque. Je crois qu’il n’a jamais connu de l’amour autre chose que ses satisfactions matérielles et, ces satisfactions, il les prend où il les trouve, c’est-à-dire autour de lui. Yves de Kérambel a eu dans sa vie beaucoup de petites bonnes bretonnes, beaucoup de paludières du Bourg de Batz et du Croisic, car il ne dédaigne pas ce que l’on nomme vulgairement là-bas « les culs salés ». Pourtant, Yves de Kérambel n’est nullement de goûts crapuleux. Je crois plutôt que c’est un timide qui préfère les plaisirs faciles aux intrigues plus relevées, parce que sa timidité s’y trouve à l’aise. Quand il vient à Paris, ces principes prudents le conduisent, chacun des trois soirs qu’il passe dans la capitale, vers une maison hospitalière du quartier Gaillon. Pour rien au monde, Yves de Kérambel ne manquerait à cette visite traditionnelle. Les divertissements qu’il trouve dans ces lieux discrets, quoique publics, lui suffisent, et les Dames du Logis reçoivent immanquablement son triple hommage. Aussi, assez tôt dans la soirée, Yves de Kérambel m’a-t-il demandé la permission de se retirer, sans me cacher où il allait. Il m’a même offert de l’accompagner. J’ai décliné son offre et je l’ai laissé partir sans regret. À chacun son plaisir et grand bien fasse à l’ami Kérambel, s’il lui convient d’employer en offrandes à la Vénus parisienne les cinq louis dont le gratifie, en signe de bienvenue à son arrivée à Paris, la bonne tante Guillidic qui ne se doute guère du chemin que prennent les cinq belles pièces neuves qu’elle tire, à l’intention de son petit-neveu, de son antique boursicot !


15 janvier. — Il fait aujourd’hui un temps affreux, un de ces temps gris et mornes qui attristent Paris et donnent envie de fuir loin de ses grisailles, de s’en aller vers un climat plus doux, vers le soleil, et vers la lumière, car la tristesse du dehors pénètre dans les appartements et l’on ne parvient pas à s’isoler de son influence. Les objets qui nous entourent la subissent comme nous. Elle atteint les tentures, renfrogne les miroirs, ternit les bronzes, décolore les tableaux. Je m’en aperçois en regardant les choses familières qui m’environnent. En vain, je cherche en elles un soutien contre la mélancolie qui m’opprime. En vain, je fais appel aux souvenirs qu’elles représentent et qui les animent d’ordinaire. En effet, la possession de chacune d’elles fut le résultat du désir d’un moment. Il n’en est pas une dont la trouvaille et l’acquisition ne m’aient causé une petite joie. C’est l’avantage de ces ameublements comme le mien, formés patiemment pièce à pièce. Tout s’y rattache directement à ma vie et y fait intimement partie de moi même. Chaque objet me remémore un voyage, une flânerie. Mais, aujourd’hui, j’entends mal le langage de ces témoins familiers. Ils semblent se méfier de moi et sont avares de confidences.

Cependant, je tente de les provoquer aux effusions, mais ils répondent mal à mes avances, et, comme je sens qu’ils me repoussent, je m’éloigne d’eux. Il n’est pas jusqu’à la charmante petite statuette que m’a donnée, l’an dernier, Jacques de Bergy, et qui, d’ordinaire, me tend si gentiment les bras, qui n’ait l’air d’éviter mon regard. Où est-il, maintenant, ce cher Bergy ? Sans doute, sur quelque point du littoral méditerranéen. Sans doute, il a pris logis dans quelque confortable hôtel de la Côte. Sa fenêtre ouvre sur le soleil levant, car il y a sûrement du soleil, là-bas ! L’air doit être vif et léger. La ramure des pins doit y murmurer doucement. À travers leurs troncs rougeâtres, on aperçoit la mer. Elle est d’un bleu dur et massif. Des voiles la parsèment. Bergy les montre du doigt à sa petite amie. Vêtue de couleurs claires, elle porte un grand chapeau fleuri. Elle s’abrite sous une ombrelle de soie peinte. Bergy et elle se promènent en de beaux paysages. Sous la robe qui couvre la jeune femme, Bergy devine son corps, et pense doucement à la prochaine nuit amoureuse…

Sur son socle, je regarde la statuette que m’a donnée Jacques de Bergy. Elle est nue, et je songe qu’elle ressemble peut-être à la maîtresse actuelle du sculpteur. Comme la figurine, elle a peut-être les jambes longues, le ventre doux, les bras élégants, les seins menus et ronds. Et Bergy jouit de ces beautés fugitives. Elles lui paraissent inappréciables. Puis les jours passeront, il en goûtera moins la grâce, il s’en détachera peu à peu ; il finira par les oublier. Et la jolie vivante deviendra à son tour une de ces figurines modelées, où Jacques exprime ses souvenirs de volupté. Car les femmes ne sont pour lui qu’un divertissement instructif. De chacune, il apprend le jeu de quelques lignes, le charme de quelques attitudes. Il leur demande d’être, un moment, sa distraction et son amusement. Il aime à les mêler aux paysages où il se promène et où il les laisse derrière lui. Le passé devient cendre entre ses doigts, mais, de cette cendre, au lieu de l’éparpiller au gré du vent, il sait modeler des figures durables. L’amour n’est pour lui que de l’art sous forme de volupté. Puisse-t-il en être toujours ainsi ! Qui sait si ne viendra pas un jour où toutes les forces de son désir iront vers un sourire indispensable, où il connaîtra l’amour, non plus en ses caprices, mais en sa passion la plus exclusive et la plus impérieuse ? Il en peut être ainsi pour chacun de nous et, selon que les événements nous favorisent ou non, c’est pour nous une occasion de joies infinies où une cause de cruels tourments.


17 janvier. — J’ai passé toute ma journée d’hier à bouquiner. Est-ce à cause de la récente visite d’Yves de Kérambel, mais j’ai feuilleté longtemps la Vraye et parfaicte Science des Armoiries, du sieur Paillot, Bourguignon ?

C’est un livre amusant que ce gros in-folio, avec ses planches de blasons, fort bien gravées, qui font défiler sous les yeux toutes sortes d’emblèmes bizarres, de figures hétéroclites et d’animaux saugrenus. La fantaisie des héraldistes est vraiment inépuisable et le sieur Paillot en consigne toutes les singularités.

Au cours de ce divertissement inoffensif, je suis tombé sur les armoiries d’Antoine Potier, sieur de Sceaux et greffier des ordres du Roi Louis XIII. Or, le sieur Potier porte dans ses armes un serpent ailé à double tête qui ressemble assez à celui que Pompeo Neroli, le relieur siennois, a gravé sur les plats du volume dont il m’a fait présent. Me voici donc, maintenant, grâce aux commentaires du savant Paillot, en mesure de savoir que ce monstre, d’ailleurs d’un aspect fort décoratif, s’appelle un « Amphisbène », ce qui veut dire, étymologiquement, qu’il marche aussi bien en avant qu’en arrière. Notre généalogiste le définit d’après Pline et Aelian. L’Amphisbène est donc, au dire de ces deux autorités, un serpent monstrueux, avec une tête à chaque extrémité du corps, et qui marche aussi bien à reculons qu’en avant. Ajoutons que le dictionnaire de Trévoux nous apprend que l’on rencontre de ces Amphisbènes dans les déserts de la Lybie, et que l’on en trouva des figures représentées dans la tombe du Roi Chilpéric à Tournai, quand on l’ouvrit !

Il paraîtrait également, selon les bons pères de Trévoux et selon le docte Paillot, que l’Amphisbène est le symbole de la trahison et de l’esprit de satire. J’aime mieux n’en rien croire et attribuer à l’emblème qu’a choisi le cher Pompeo Neroli une autre signification. Pourquoi ne le pas considérer comme une simple image de l’incertitude ?


18 janvier. — Je lis dans un journal qu’une barque de pêche du Pouliguen s’est perdue en mer par le mauvais temps qui règne sur la côte.

Comme c’est singulier : de mon enfance passée dans ce coin du pays breton, je n’ai conservé aucune impression d’hiver. Lorsque je revois en pensée la petite ville marine et la contrée environnante, c’est toujours sous leurs aspects de printemps, d’été ou d’automne qu’elles m’apparaissent. Et, pourtant, ce Pouliguen, au nom un peu ridicule, n’est pas un endroit spécialement privilégié. On y subit des jours de froid, des jours de pluie, des jours de vent. Je sais bien que le climat de cette baie est tempéré, mais il n’a cependant rien d’exceptionnel. Les éléments y ont, comme ailleurs, leur violence. La preuve en est la tempête de ces jours-ci et cette barque naufragée.

Pauvre petite barque, comme je me l’imagine bien avec sa coque rebondie et peinturlurée, ses voiles brunes ou bleues, ses cordages et ses filets ! Elle était pareille à toutes celles que je voyais croiser au large, quand nous allions, avec ma mère, nous promener à la pointe de Pen-Château, sur la grande côte du Croisic ou sur les dunes de la Baule. J’aimais à les regarder, proches ou lointaines, réunies ou dispersées, sortant du port ou y rentrant avec la marée. J’aimais à assister au déchargement des poissons. J’étais plein d’admiration pour les matelots et plein d’envie pour les mousses. Comme eux, j’aurais souhaité d’aller sur mer. Tout ce qui se rapportait à la marine me semblait extraordinairement amusant.

Du reste, je pense encore ainsi et je garde, de mon enfance, un vif amour de la mer. Durant nos années de séjour au Pouliguen, mon principal jeu fut celui des bateaux. Mes premières lectures, mes préférées, furent des lectures de voyages maritimes. Je me suis demandé souvent pourquoi je n’ai jamais songé à me faire marin ? À cela, je n’ai trouvé nulle réponse. Il en est sur ce point comme sur bien des événements de ma vie. Ils ont échappé à mon contrôle. Je me suis laissé diriger par des circonstances imperceptibles, par des influences insaisissables qui ont agi sur ma destinée, en sourdine, sans faire de bruit, sans laisser de traces. Ma vie s’est faite ainsi, secrètement, petit à petit, sans que je fusse averti, autrement que par une vague anxiété, de la direction qu’elle prenait. Cependant, cette méconnaissance de moi-même ne vient nullement d’un manque de réflexion. Au contraire, j’ai toujours beaucoup scruté mes sentiments et mes pensées. Malgré cela, je n’ai guère eu d’occasions de choisir mes voies. Peut-être, si elles se sont présentées, n’en ai-je pas eu une conscience assez claire, peut-être aussi les ai-je laissé échapper par une sorte d’indécision qui m’est naturelle.

Cette indécision, j’en sais même l’origine. C’est mon père qui me l’a transmise, mon père que je n’ai guère connu, puisqu’il est mort lorsque j’avais douze ans, mais dont ma mère m’a beaucoup parlé plus tard. Ma mère est douée d’une extrême pénétration psychologique, affinée par la vie solitaire et méditative qu’elle a menée. Elle excelle à analyser les gens et je suis sûr que le portrait moral qu’elle m’a souvent tracé de mon père est parfaitement exact.

Mon père était un indécis à volontés brusques et un entêté. L’entêtement est une conséquence fréquente de l’indécision : il la supprime, et l’indécis s’obstine pour n’avoir plus à se décider. À l’abri de son obstination, il goûte un repos précieux. Il est dispensé ainsi de se résoudre. Mon père, donc, après de longues périodes d’incertitude, prenait des résolutions soudaines et même inconsidérées, qu’une fois prises il maintenait avec une énergie craintive. Quand il avait agi, il en demeurait, pour un temps, comme épuisé. Il subissait une véritable prostration de la volonté et s’ankylosait dans cet état. Le phénomène se produisait non seulement dans les circonstances importantes, mais aussi pour les menus faits de la vie.

Contre ces fâcheuses dispositions, ma mère, qu’il aimait tendrement, ne put pas grand’chose. Si elle eût épousé mon père quand il était jeune, peut-être fût-elle parvenue à le modifier, mais il avait près de quarante ans lorsqu’il se maria. C’était trop tard. Ma mère s’en aperçut à de nombreux indices. Elle en riait en me racontant les circonstances qui firent de moi un Pouliguenois, sinon de naissance, du moins de première enfance.

Mes parents, quand je naquis, habitaient Paris, et j’avais trois ans, lorsque les circonstances en question se produisirent… Ma mère, de descendance nantaise, avait à Nantes un cousin éloigné. Ce cousin, beaucoup plus âgé qu’elle et qui ne lui avait jamais marqué aucun intérêt, mourut en la faisant son héritière. La fortune qu’il lui laissait n’était pas considérable et le principal consistait dans une petite propriété appelée « la Lambarde », située dans la commune d’Escoublac, à quelques kilomètres du Pouliguen. Cet héritage détermina mes parents à faire le voyage de Paris à Nantes. Comme on était au printemps, ils m’emmenèrent avec eux. De Nantes, ils poussèrent jusqu’au Pouliguen, où ils s’installèrent à l’hôtel dans l’intention d’y passer quelques semaines.

Ce fut alors que se fit voir clairement le singulier caractère de mon père. Lui, d’ordinaire si indécis, il se prit d’affection subite pour ce coin de la côte bretonne et pour ce petit domaine de la Lambarde. Un beau jour, mon père déclara à ma mère sa décision de ne plus retourner à Paris. Ma mère ne fit pas d’objection. Elle était heureuse de voir mon père désirer si vivement quelque chose. Il fut donc convenu que l’on habiterait la Lambarde ; seulement, auparavant, il fallait la rendre habitable. Elle était fort délabrée et elle avait besoin de sérieuses réparations. Mon père se faisait fort de les mener rapidement. Ma mère, ravie de ce zèle, de cet intérêt que montrait mon père pour ce projet, s’y prêtait avec plaisir, d’autant plus que la Lambarde pouvait devenir, avec assez peu de frais, une charmante demeure.

C’était, en effet, une de ces gentilhommières comme l’on en trouve beaucoup en pays breton. Elle se composait d’un logis à fenêtres sculptées, flanqué d’une grosse tour ronde. De là, on dominait une vaste étendue de marais salants et de dunes, au delà desquels on apercevait la mer. La Lambarde était entourée d’un beau jardin potager planté d’arbres à fruits et que prolongeait un petit bois de chênes verts. L’aspect du domaine était agreste et vétuste, en ce paysage d’une grâce triste, en même temps paludéen et marin, verdoyant et sablonneux.

Mais ma mère avait compté sans le bizarre caractère de mon père. Quand il se vit obligé de réaliser son projet de mise en état de la Lambarde, il commença à s’attarder en atermoiements et en hésitations de toutes sortes… Néanmoins, il parlait chaque jour de la Lambarde et d’y « mettre les ouvriers ». Puis, peu à peu, il cessa d’aborder ce sujet. Si ma mère l’y ramenait, il prenait un air malheureux ou vexé. Ma mère avait fini par accepter cette situation et tâcha de s’accommoder le mieux possible de la petite maison que nous avions louée au Pouliguen pour attendre l’achèvement des travaux projetés à la Lambarde. De provisoire, cette installation devenait définitive, car mon père semblait se plaire de plus en plus au Pouliguen. Il y avait organisé sa vie. Ma mère y arrangea la sienne sans protestation. J’étais d’une santé assez délicate et le climat de cette côte saline m’était favorable. Je me fortifiais à courir toute la journée dans le sable et à respirer l’air du large. J’atteignis ainsi l’âge de sept ans.

À partir de ce moment, mes souvenirs se précisent et, dans ces souvenirs, la Lambarde tient une place importante. Elle était devenue le but le plus ordinaire de mes promenades. On m’y envoyait très souvent goûter avec ma bonne ; quelquefois aussi ma mère m’y accompagnait.

Il me semble maintenant qu’elle regardait avec un sourire mélancolique et patient les fenêtres, toujours closes, de la maison, son jardin envahi par les mauvaises herbes, l’abandon où le domaine était demeuré, malgré les excellentes intentions de mon père. Quant à moi, naturellement, je n’éprouvais rien de pareil, bien au contraire. Ce jardin à demi inculte m’enchantait. J’y découvrais mille recoins merveilleux. La maison avec son large escalier de pierre, le demi-jour de ses pièces démeublées, ses corridors obscurs, son odeur de solitude et de renfermé excitaient mon imagination enfantine. J’aimais à la parcourir et à m’y cacher. Je prenais la clé chez le gardien, le père Bouvry, et j’associais le jeune Bouvry à mes expéditions lambardesques. Nous remplissions la vieille bicoque du tumulte de nos jeux et de nos rires. Ensuite, nous descendions au jardin, à moins que nous n’allassions dans le bois de chênes verts. Ce qui était défendu, par exemple, c’était de s’aventurer dans les marais salants.

Pendant des années, j’allai ainsi plusieurs fois par semaine à la Lambarde, mais je grandissais et mes curiosités demandaient d’autres aliments. Je commençais à m’ennuyer avec le jeune Bouvry. À cette époque, ma mère, pour m’occuper, me faisait faire de longues excursions dans le pays. Elle avait acheté une petite voiture et un petit cheval qu’elle conduisait elle-même, et nous allions ainsi au Croisic, à la Turballe, à Piriac, à Sainte-Marguerite ou à Saint-Mars. Quelquefois, même, nous poussions jusqu’à Saint-Nazaire. La vue des grands paquebots du port exerçait sur moi une véritable fascination. Que de stations interminables j’ai fait faire à ma pauvre maman sur les quais du bassin ! Mon père ne nous accompagnait guère dans ces promenades. Il était souvent malade et sa santé déclinait. Ma mère ne me faisait point part de ses inquiétudes, mais combien de fois ne fus-je pas frappé de son air anxieux. Avec quelle hâte elle pressait le trot du petit cheval, pour être plus tôt de retour à la maison !

Nous trouvions d’ordinaire mon père au salon, quelque livre sur les genoux ou quelque journal qu’il ne lisait pas. Parfois, quand nous revenions, il prenait les mains de ma mère et les baisait longuement. Parfois, aussi, notre retour semblait le laisser tout à fait indifférent. Il demeurait absorbé dans ses pensées… Ce fut un soir, où nous rentrions assez tard, que je l’entendis pour la dernière fois parler de la Lambarde. Habituellement, il n’aimait pas à prononcer ce nom, mais le père Bouvry était venu lui annoncer, durant notre absence, qu’un grand pan de mur du jardin s’était écroulé. Mon père semblait fort ému de cet accident. Il était devenu de plus en plus nerveux. La moindre chose le troublait. Ma mère essaya de le rassurer. Il fallait tout de suite ordonner les travaux indispensables. Mon père secoua la tête tristement. Dans la nuit, il fut souffrant et l’on dut appeler le médecin.

Quelques jours après, mon père se trouva mieux. Un après-midi, même, il voulut sortir avec nous. Je me souviens que nous devions aller à Guérande. J’étais invité à goûter chez les Kérambel. On m’y laissa. Quand mon père et ma mère revinrent m’y chercher, je remarquai que ma mère avait les yeux rouges. Elle avait pleuré. Dans la voiture, elle demeura silencieuse. Mon père, au contraire, semblait presque joyeux. Comme nous approchions du Pouliguen, il dit à ma mère : « Il ne faut pas, Berthe, te faire du chagrin. Je suis très content que nos affaires soient en règle. Maître Dorzat a été parfait. » Mon père était allé faire son testament… Huit jours après, il mourut presque subitement, emporté par la maladie de cœur dont il souffrait. Je l’ai vu étendu sur son lit de repos, très pâle. Puis ce fut la funèbre cérémonie. J’avais douze ans.

Telles furent les premières années de ma vie, que m’a rappelées soudain l’annonce, lue dans un journal, de cette barque de Pouliguen, perdue en mer. Elles me reviennent assez rarement à la mémoire. Après la mort de mon père, ma mère et moi sommes venus habiter Paris. Ce n’est qu’il y a quatre ans que le hasard d’un voyage en auto m’a ramené sur la côte. Nous voyagions en bonne fortune, Antoine Hurtin et moi. Lui, avec Louise d’Evry, du Vaudeville ; moi, avec Étiennette Sirville. C’est peu après que je me suis brouillé avec Antoine. Mais laissons là ces désagréables souvenirs… En passant, j’aperçus les toits de la Lambarde et son bois de chênes verts. Mon cœur n’a pas battu à cette vue, d’autres sentiments l’agitaient. Notre auto filait à toute vitesse sur la route ensoleillée. Les carrés d’eau des marais salants réverbéraient un ciel clair en leurs miroirs plats. Je n’ai pas fait arrêter la voiture. À quoi bon ! La Lambarde n’eût pas été celle d’autrefois. Ma mère l’a vendue à un riche commerçant de Nantes et je n’aurais plus retrouvé, certainement, ses murs vétustes et son vieux jardin à l’abandon.


20 janvier. — Marcellin pousse la porte et me dit, avec une nuance de respect : « Monsieur, c’est le docteur. » Puis il s’efface devant l’imposante prestance du docteur Tullier.

Je suis au lit, à peine réveillé, car le docteur est matinal. À soixante-cinq ans, il demeure d’une admirable activité. Il a une vaste clientèle, gagne deux cent mille francs par an, dont la plus grande partie passe à des fondations médicales. Généreux et charitable, il estime que sa fortune personnelle, qui est considérable, doit suffire à ses besoins. Ses gains appartiennent aux pauvres et aux déshérités. C’est un bel et gros homme, à barbe grise, grand chasseur et bon vivant. Ma mère l’appela en consultation dans une maladie grave que j’eus vers quinze ans, sur le conseil de Mme  Bruvannes, la tante d’Antoine Hurtin. Depuis lors, il est resté notre médecin et est devenu notre ami. Il s’est assis sur le bord de mon lit et me considère de son œil aigu de connaisseur d’hommes.

— Que me vaut l’honneur de votre visite, cher docteur ?

Telle est ma question. Tullier me toise amicalement :

— Le plaisir de te voir, d’abord, puisque tu ne te montres plus. Car tu n’es pas très assidu aux lundis de madame Tullier, soit dit sans reproches, et ce en quoi tu as tort. Elle te trouve charmant. Ensuite, une lettre de ta mère. Elle me conjure de t’examiner de fond en comble. Elle m’écrit que, depuis quelque temps, tu lui parais mélancolique, que tu dois avoir quelque chagrin. Voyons, mon cher Julien, qu’y a-t-il de vrai là-dedans ?

Je réponds au docteur Tullier que je me porte très suffisamment bien, que je n’ai aucune peine particulière et que ma mère s’alarme à tort. Du reste, que je vais aller la voir sous peu et passer quelques jours avec elle. Mais le ton de ma voix ne convainc pas le docteur :

— Ta ta ta ! Ta mère n’a pas si tort que ça, et tu ne m’as pas l’air très faraud. Je parie que tu fais de la mélancolie, autrement dit, que tu ne prends aucun exercice et que tu passes tes journées à te ronger. As-tu au moins une maîtresse ?

À ma grimace, Tullier s’arrête :

— Allons, ne parlons pas de ça. Les médecins ne sont pas si indiscrets, et je ne suis pas venu pour t’ennuyer… Je sais bien qu’avec les femmes il y a de mauvais moments. Ah ! les coquines ! Mais je n’écrirai rien de tout cela à ta mère. Je vais la rassurer. De ton côté, tu vas me faire le plaisir de te secouer un peu, de laisser là toutes tes rêvasseries et, pour commencer, tu assisteras après-demain à la soirée de madame Tullier. Tu ne t’ennuieras pas. Il y aura des danseuses espagnoles. Ensuite, tu iras faire un tour chez ta mère. Une quinzaine au grand air…

Le docteur Tullier s’était levé :

— Mais je bavarde. J’ai encore plusieurs visites à faire avant d’aller à Tenon.

Il alla jusqu’à la porte, puis se retourna brusquement :

— À propos de visites, j’en fais en ce moment à ton ancien ami, Antoine Hurtin. Vous êtes toujours brouillés, je suppose, mais cela ne me regarde pas… Histoire de femmes, j’en suis sûr. Il les aimait un peu trop, le gaillard, et cela ne lui a pas très bien réussi. Il n’est pas brillant, en ce moment, le gros Antoine, et il commence à se ressentir de la vie qu’il a menée. Oui, trop de petites fêtes, trop de veilles — et trop de lendemains, et aussi trop de sports… Bref, du surmenage, et l’obligation d’enrayer au plus tôt… Je ne lui ai pas caché mon sentiment. Je croyais le voir se rebiffer, mais il a filé doux. Il se sent du plomb dans l’aile, le pauvre diable ! Bah ! nous le tirerons de là. J’ai calmé la pauvre tante Bruvannes…

Tout en parlant, le docteur Tullier observait l’effet sur moi de ses paroles, puis, voyant que je demeurais imperturbable, il me tendit sa large main, haussa les épaules et ouvrit la porte, en me criant :

— Allons, adieu, et, à après-demain soir, sans faute, n’est-ce pas ?

Quand le docteur Tullier a été parti, je suis demeuré assez longtemps à réfléchir. Ce subit rappel d’Antoine Hurtin m’a troublé. Pourquoi Tullier m’a-t-il parlé de lui, comme il l’a fait ? Est-ce de la part d’Antoine une tentative de rapprochement ? Ce ne serait pas la première. Déjà Mme  Bruvannes a essayé par ma mère… Mais Hurtin se trompe bien, s’il croit m’apitoyer par les nouvelles de sa neurasthénie. Au contraire, j’en éprouve une sorte de satisfaction mauvaise. Oui, je ressens une sorte de plaisir à penser qu’il va être privé du genre d’existence qu’il aimait à mener. Ce n’est pas très beau de ma part, mais c’est ainsi !

22 janvier. — Pompeo Neroli habite, rue Princesse, une vieille maison qui ne manque pas de pittoresque. Le rez-de-chaussée de cet antique logis est occupé par un marchand de couleurs, et, dans la cour, séjournent des cuves remplies de teintures diverses, à côté de tonneaux éventrés d’où s’échappent des terres multicolores. Les piliers du vestibule servent au marchand de carte d’échantillons et sont badigeonnés de ses différents produits. La maison a tout à fait l’air du logis d’Arlequin.

C’est au quatrième étage que sont situées les deux petites pièces où Pompeo Neroli a son atelier et son magasin. Elles sont encombrées de volumes débrochés. Des peaux et des papiers s’y accumulent. Neroli, en blouse grise, debout devant sa grande table, semble à l’aise parmi ce désordre.

C’est dans une attitude et un costume analogues que j’ai fait sa connaissance, à Sienne. Seulement, à Sienne, sa boutique était au rez-de-chaussée et donnait sur une étroite rue en escalier, derrière le Dôme. À la devanture étaient placés quelques-uns de ces volumes reliés en parchemin, pareils au cahier que Neroli m’a donné, et sur lequel j’écris. Ces reliures attirèrent mon attention, et, comme il commençait à pleuvoir, j’entrai dans la boutique. Pendant que j’expliquais tant bien que mal ce que je désirais, la pluie avait redoublé. Il me semble encore entendre le bruit qu’elle faisait. Une averse épouvantable s’abattait sur Sienne. La rue s’était soudain changée en un torrent fougueux. Il y avait en face un vieux palais renfrogné et ventru qui ruisselait d’eau. Devant lui, les escaliers formaient cascade. Le relieur ne faisait aucune attention à ce déluge, qui ne paraissait pas le surprendre, et il maniait complaisamment ses parchemins. Sienne est une ville de tanneries ; un de ses quartiers, celui où se trouve la maison de sainte Catherine, est encore rempli de la même puanteur de cuirs et de peaux où la sainte fille du corroyeur pouvait croire respirer jadis les relents de l’Enfer.

Cependant, l’orage avait cessé. Je m’étais entendu avec M. Pompeo Neroli. À mon retour à Paris, je devais lui faire tenir un ballot de livres à relier. Il me reconduisit au seuil de sa boutique. Sienne, ruisselante, s’égouttait de toutes ses toitures, avec un petit bruit singulier. Le soleil faisait luire les dalles carrées, étinceler les gouttelettes d’eau, et parait la sombre ville d’un chatoiement irisé. Au-dessus de la place du Dôme, une nuée noire se reformait dans le ciel…

Une année se passa. Pompeo Neroli m’avait ponctuellement renvoyé les volumes et je ne songeais plus à lui, lorsqu’un jour Marcellin vint me dire qu’un Italien demandait à me parler. Je lui dis de l’introduire et, à ma grande surprise, je vis entrer Pompeo Neroli, relieur siennois, en personne. Il me confia vite qu’il se trouvait dans une situation précaire et venait s’informer si je n’aurais pas quelque travail à lui donner. Tout en causant avec lui, je cherchais à deviner pourquoi, diable, ce garçon était venu à Paris, où il ne connaissait âme qui vive et où il aurait bien de la peine à se tirer d’affaire ? Il ne me cacha pas qu’il avait été obligé de quitter Sienne pour des raisons de famille. Rien de mieux, mais alors pourquoi n’était-il pas allé à Florence, à Milan, à Rome ? On ne s’expatrie pas sans motif grave. Tout d’abord, Neroli me fit quelques réponses évasives et prudentes, puis, soudain, il se décida à parler.

Comme tous les Italiens, Neroli est un conteur excellent. Je me souviens encore de tout le feu et de tout l’art qu’il mit à son récit. Son histoire m’intéressa. Elle ressemblait à une nouvelle de Stendhal ou à un épisode de Casanova. Elle était, d’ailleurs, fort simple.

Il y avait, dans le quartier qu’habitait Neroli, à Sienne, une très jolie fille appelée Antonina. Le père de Nina était quincaillier. Veuf, il n’avait que cette fille qu’il adorait et qu’il avait élevée avec une insigne faiblesse, lui laissant faire toutes ses volontés et lui passant tous ses caprices. Nina était charmante, paresseuse, hautaine, et, dès quinze ans, elle manifesta une coquetterie diabolique. Malgré cela, plusieurs honnêtes Siennois, amis du quincaillier, la demandèrent en mariage. Nina les refusa. Elle n’avait aucune envie de prendre un mari. Ce qui l’amusait, c’était qu’on lui fit la cour. Elle ne se lassait pas d’être adulée. Parmi ces prétendants, Neroli eût été un de ceux que le père de Nina eût accueilli avec le plus de plaisir. Neroli se mit sur les rangs. Mais il vit bientôt qu’il n’avait aucune chance d’être agréé. Il parut donc à Neroli que Nina ne voulait pas se marier et ne se contenterait jamais de l’amour sérieux d’un seul homme.

Or, Neroli avait conçu une vive passion pour Nina. Le refus qu’elle lui fit de l’épouser fut loin de diminuer son désir, mais elle le délivra de tous scrupules, et Neroli se jura que Nina, puisqu’elle ne voulait pas être sa femme, serait au moins sa maîtresse. Aussi se mit-il en devoir de parvenir à ses fins amoureuses. Au bout de quelque temps, Neroli pouvait, sans trop de fatuité, croire que ses affaires étaient en bonne voie. Maintenant que Neroli n’était plus un prétendant à sa main, Nina le traitait avec une bienveillante familiarité. À ce manège, Neroli s’échauffait. La passion très réelle qu’il éprouvait devenait de jour en jour plus violente. Nina s’en apercevait et semblait flattée d’inspirer un sentiment si ardent. Enfin, les choses en vinrent au point que le moment arriva où Neroli voulut passer des paroles aux actes. Il s’attendait bien à quelque résistance, mais l’accueil qu’il reçut dépassa son attente. Nina lui signifia nettement qu’il n’obtiendrait jamais rien d’elle. Tout d’abord, il crut que ce n’était là qu’une façon de dire, mais bientôt il comprit que Nina avait parlé pour de bon. D’autres se fussent résignés, mais ce diable de petit Siennois n’entendait pas perdre ainsi la partie… Il était fou d’amour et de désir. Il lui fallait Nina, de gré ou de force. « Je n’aurais plus dormi une nuit tranquille, me disait-il, et j’aurais toujours vu ses yeux dans la tombe ! »

Un jour que Nina était allée seule voir une parente à San Gemignano, Neroli profita d’un moment d’absence du quincaillier pour s’introduire dans la boutique. Rapidement, il grimpa l’escalier et se cacha dans un cabinet qui attenait à la chambre de Nina. La jeune fille ne rentra qu’assez tard dans la soirée. Neroli attendit que le père de Nina fût endormi et qu’elle-même se fût mise au lit, puis brusquement il pénétra dans la chambre. En le voyant entrer, Nina se mit à rire. Il crut, à cet instant, que son stratagème avait désarmé Nina, mais il s’aperçut bientôt qu’il se trompait étrangement. Aux premières tentatives de Neroli, Nina opposa une résistance énergique. Alors, commença entre eux une lutte violente et silencieuse. Nina eût pu crier, appeler au secours — son père dormait derrière la cloison — mais elle n’en fit rien et ce fut dans l’obscurité que Neroli triompha d’elle, dans une étreinte muette et furieuse, d’où il sortit le visage labouré de coups d’ongles et les mains mordues jusqu’au sang, mais sans que ni l’un ni l’autre eût poussé un seul cri.

Après cette prise de force, Neroli était persuadé d’avoir réduit la rebelle. Elle accepterait le fait accompli. Mais là encore Neroli se trompait. Nina ne fit aucune allusion à Neroli sur ce qui s’était passé entre eux. Seulement, à partir de ce jour, elle se donna ouvertement à qui voulait d’elle, et elle s’arrangeait pour que Neroli fût averti de chacun de ses caprices. Elle espérait ainsi le faire souffrir de jalousie, en prodiguant à d’autres ce qu’elle lui refusait de nouveau, avec un dédain marqué, de sorte que Neroli était la fable du quartier tant il y avait de ridicule à sembler être le seul garçon qui n’eût pas eu la Nina ! Il en résulta pour Neroli des railleries d’où naquirent des querelles. Neroli y reconnut les instigations de la Nina. Il comprit que le coup de couteau était au bout de cette histoire et que le mieux était de céder la place, et ce fut ainsi qu’il se décida à venir tenter la fortune à Paris…

Au fond, Pompeo Neroli n’est pas à plaindre. Il voulait la Nina, il l’a eue…


23 janvier. — « Comme on vous voit rarement, monsieur Delbray. »

C’est la douce voix de Germaine Tullier, devant qui je m’incline, qui m’adresse ces paroles avenantes. Mlle  Tullier est une charmante personne. Elle a vingt-cinq ans. Elle est petite, de joli visage et de taille élégante, avec un air de franchise et de bonté. Le docteur adore cette fille de son frère, qu’il a élevée, car ce frère, Ernest Tullier, l’explorateur, a passé la plus grande partie de son existence au fond de l’Afrique, avant d’y périr dans une embuscade de nègres. Germaine Tullier a donc grandi auprès de son oncle et de sa tante. Mme  Tullier lui a servi de mère, car elle n’a jamais connu la sienne, Ernest Tullier ayant eu cette enfant d’une liaison passagère et sans lien légal. Certes, la mort de son père fut douloureuse à Germaine Tullier, mais ne changea rien aux conditions de son existence. Cet homme singulier, qui demeurait absent des années, sans presque donner de ses nouvelles, et dont, petite fille, elle suivait les itinéraires sur la carte, lui est toujours apparu comme un personnage fantastique et comme une sorte de héros de roman. Au retour de ses voyages, Ernest Tullier prenait Germaine dans ses bras, l’embrassait sur les deux joues et ne pensait plus qu’à déballer ses caisses de collections, ses échantillons, ses insectes, ses trophées de chasse, tous les objets bizarres qu’il rapportait de chez les sauvages, ses amis les sauvages, comme il disait, et qui, malgré ce beau titre, ne se firent pas scrupule de le percer de leurs flèches et de leurs sagaies. Peut-être même le mangèrent-ils, car on ne retrouva jamais le corps de l’explorateur Tullier.

Cette mort a fait de Germaine la véritable fille du docteur et de sa femme. Aussi voudraient-ils bien la marier, mais ils ne s’y décideront jamais. Ils veulent pour elle un mari pourvu de toutes les perfections et, dès qu’un prétendant se présente, il lui faut subir un double et terrible examen de la part des Tullier, que leur amour pour Germaine rend d’une redoutable perspicacité. Le docteur s’occupe du physique, Mme  Tullier du moral, et jamais ils ne s’accordèrent pour trouver réunies, en un seul homme, les qualités qu’ils requièrent des audacieux. Germaine est la première à s’amuser des exigences de son oncle et de sa tante, et elle leur est reconnaissante de la tendresse dont leurs perplexités sont la preuve. Du reste, elle ne tient pas beaucoup à se marier. Elle aime les livres et les fleurs, et elle a un joli petit talent de peintre. Tullier lui a acheté à Boulogne, au Parc des Princes, un vaste terrain où elle a établi une roseraie, et il lui a fait construire, dans son hôtel de l’avenue Henri-Martin, un magnifique atelier. Quand il prend des vacances, c’est pour emmener Germaine visiter les musées de Hollande, d’Allemagne, d’Angleterre ou d’Italie. Entre son oncle, sa tante, ses pinceaux et ses roses, Germaine est parfaitement heureuse. Les amis du docteur Tullier la gâtent à l’envi, et elle est charmante avec eux. Pour ma part, elle veut bien me témoigner un peu d’amitié. Nous causons volontiers livres ou tableaux. Mais, ce soir, c’était grande réception, et je me suis contenté de lui adresser quelques mots.

Quand j’ai eu quitté Germaine Tullier, serré la main du docteur et salué Mme  Tullier, je me suis senti perdu dans cette foule où je ne connaissais presque personne. On rencontre, chez le docteur Tullier, des gens de tous les mondes. Tullier soigne tout Paris et il est de ces médecins qui deviennent l’ami de leurs malades, tant il possède une large compréhension des êtres. Aussi ses salons offrent-ils, aux jours de fête, un aspect assez disparate. Ce soir, cette particularité me frappe.

Dans le grand hall, sur les chaises placées en haie devant le théâtre improvisé où vont danser les gitanes, s’alignent des femmes de toutes les catégories mondaines. Il y en a de très élégantes et qui appartiennent à la société la plus chic, de très distinguées qui font partie certainement des milieux les plus aristocratiques. Voici aussi beaucoup de femmes de médecins, de femmes de professeurs, de femmes d’artistes. Elles se distinguent les unes des autres par leur façon de s’habiller. Toutes s’efforcent de réaliser la mode du moment, mais elles y parviennent chacune par des artifices différents. Les habits noirs des hommes marquent les mêmes différences sociales. On y constate des coupes distinctives. Il y a un habit noir pour chaque profession. Les nœuds des cravates blanches sont aussi des signes auxquels il est difficile de se tromper. Comme de l’embrasure d’une porte je me livre à cet examen, quelqu’un me coudoie en passant. Je me détourne, un peu agacé, et je reconnais Gernon.

Tiens, Tullier connaît donc Gernon ! Le petit homme, après s’être excusé, est demeuré à côté de moi. Je le regarde. Je le vois mieux, ici, que sur le tréteau de l’Odéon. Il a vraiment une curieuse figure, à la fois rusée et naïve. Je ne savais pas qu’il quittât si volontiers sa mansarde de la rue Descartes. Sans doute, depuis qu’il est célèbre, il fréquente le monde pour se rendre compte si sa gloire a pénétré dans les salons. Après tout, cette curiosité est bien naturelle. Il a bien le droit de goûter, même sous cette forme, la notoriété tardive qui lui est échue et dont il semble fier, car il se rengorge et se cambre dans son habit extraordinairement râpé. On sent que, pour un peu, il dirait : « Mais admirez-moi donc, je suis Gernon ! » Il a remarqué que je l’observe et il n’en est nullement gêné. Il semble content de son claque, dont il exhibe complaisamment la forme extravagamment démodée. Sa cravate blanche n’est pas moins inouïe. Elle est grise et on la dirait faite en toiles d’araignées. Soudain, son œil s’anime. Germaine Tullier vient lui présenter un jeune homme maigre avec une énorme pomme d’Adam, sans doute quelque admirateur.

Je les laisse ensemble et je vais faire un tour dans les salons. Décidément, je m’ennuie. J’ai serré quelques mains, des mains de gens à qui l’on n’a rien à dire. J’ai envie de m’en aller, mais je voudrais tout de même assister aux danses des gitanes. Je rentre donc dans le hall où le théâtre est dressé. Justement, dans un angle, j’aperçois quelques chaises inoccupées. Je serais très bien là pour voir les danseuses. En attendant, je regarde les femmes qui remplissent la vaste salle. La plupart sont sans intérêt, mais il y a, çà et là, quelques jolis visages et quelques belles épaules. L’aspect de cette assemblée est, dans son ensemble, riche et gai. La lumière fait chatoyer les étoffes, étinceler les pierreries et les paillons. Le docteur doit être content. Il aime ces soirées d’apparat, bien qu’il s’en défende et prétende qu’il ne les organise que pour amuser Germaine. Du reste, il est maître de maison excellent et place lui-même les arrivantes. Celle qu’il fait asseoir devant moi est fort jolie. Tant mieux.

Elle est plus que jolie, même, cette nouvelle venue. Elle est belle, très élégante, très singulière. Grande, de noble structure et de lignes harmonieuses, elle a en elle quelque chose de vigoureux et de souple. Elle porte une robe extrêmement décolletée, d’où sortent de magnifiques épaules. Lorsqu’elle a tourné la tête, j’ai aperçu son profil net et régulier, avec un nez délicat et charnu, une bouche un peu grasse, de gourmande ou de voluptueuse, un menton d’obstinée. La voici, maintenant qui me regarde, de ses yeux bruns légèrement relevés aux coins. Son regard est audacieux et tranquille, mais il me quitte vite pour s’adresser à un jeune homme, debout à côté d’une plante verte, et à qui ma voisine, d’un signe de son éventail, indique la chaise demeurée vide auprès de la sienne. Derrière moi, deux messieurs murmurent le nom de cette jeune femme : c’est Mme  de Jersainville.

Je l’ai considérée avec plus d’attention. J’ai entendu, plus d’une fois, Jacques de Bergy parler de Mme  de Jersainville. Son mari est parent éloigné des Bergy, et Jacques m’a raconté certaines anecdotes qui courent sur son arrière-cousine. Elles sont plus à l’avantage de son tempérament que de sa vertu. À en croire ces racontars, Mme  de Jersainville serait des plus galantes. Mais que peut-on croire de ce qui se dit sur le compte d’une jeune et jolie femme, surtout si elle est quelque peu libre d’allures et de propos ? Le fait est, pourtant, que, Mme  de Jersainville se laisse parler de fort près par son voisin de chaise, ce qui n’est pas sans m’agacer un peu.

Heureusement qu’un murmure de l’assistance interrompt les causeries. La toile se lève pour les danses. Le décor représente la salle d’un « baile » de Séville ou de Cadix. Soudain, des guitares grincent, des castagnettes claquent. Sur l’estrade, les danseuses sont assises, enveloppées de longs châles aux effilés soyeux. Elles sont quatre, très brunes de peau, presque laides, avec je ne sais quoi de barbare et de simiesque. Ces visages et ces attitudes n’ont rien de bien nouveau pour moi. Un voyage en Espagne, il y a quelques années, me les a rendus familiers. Là-bas, j’ai vu danser des Madrilènes, des Andalouses, des Murciennes. Je les ai vues danser, vêtues comme elles le sont ici ; je les ai vues danser nues, et je sais quelle impression se dégage de ces créatures souples et noires. Je sais ce que leur mimique réveille en nous de vieux instincts de sauvagerie et de lubricité et comment elles font tressaillir, au fond de notre chair, l’antique et violent désir, celui qui nous agenouille ou nous précipite, qui nous met aux mains la fleur ou le couteau.

Mais, vraiment, est-il rien de plus illogique que ces spectacles de rut et de passion dans un salon parisien ? Qu’ont-ils à faire dans la société bourgeoise où nous vivons ? N’a-t-elle pas, en effet, réduit en nous ces instincts primordiaux de conquête et de possession à n’être plus que de confus souvenirs ataviques ? Que d’obstacles n’a-t-elle pas accumulés devant la réalisation de nos désirs ? Combien y a-t-il d’hommes qui osent s’emparer brutalement de la proie amoureuse qu’ils convoitent ? Comme nous sommes, maintenant, énervés et veules ! C’est avec des paroles détournées, avec des ruses timides que nous tentons la vieille aventure d’amour. Nous usons de prévenances, de persuasion. Et, quand une femme désirée se refuse et se dérobe, quels moyens avons-nous de la réduire ? D’elle, nous acceptons tout, ses feintes, ses fuites, ses trahisons. Nous respectons ses défenses, et, qu’elle nous échappe et nous raille, nous nous contentons de gémir et de larmoyer ! De même que la violence, la vengeance a fait son temps. La passion la plus audacieuse s’arrête aux actes. Nous imaginons bien encore ce que nous ferions en telles circonstances, mais nous sommes incapables d’agir conformément à nos imaginations. Bien peu auraient osé ce qu’a osé ce petit Neroli envers Nina la Siennoise. Et, encore, Neroli est un homme du peuple, mais, parmi nous, civilisés, ces procédés populaires n’ont plus cours.

Je songe à cela, tout en regardant les brunes filles d’Espagne mimer la danse ardente et hardie où elles évoquent en allégorie mouvante les âpres feux du désir. Ma belle voisine, elle aussi, y semble prendre un vif intérêt. Elle a posé le coude de son bras replié sur le dossier de la chaise. Elle suit avec attention les figures expressives de la danse. C’est un danseur maintenant, qui occupe l’estrade, un petit homme trapu et frénétique, qui se démène avec une extraordinaire énergie. Il est vêtu d’une courte veste noire et porte un épouvantable pantalon de velours vert scarabée, mais il met dans son rôle une si intense passion que l’on oublie la laideur olivâtre de son visage et le bariolage ridicule de son costume. Quand il a fini et qu’il s’est arrêté net dans une pirouette vertigineuse, avec un choc sec de talons, ma voisine a applaudi. Machinalement, j’ai fait de même. Mme  de Jersainville s’est retournée pour voir la personne qui partageait son enthousiasme. Nos regards se sont croisés de nouveau. J’ai baissé les yeux devant la hardiesse des siens.

Le spectacle terminé, je me dirige vers le buffet. En chemin, la gentille Germaine Tullier me sourit gentiment au passage. À ce moment, Mme  de Jersainville me dépasse et me sourit également. Quelle différence entre ces deux femmes et comme elles ont dû goûter différemment les danses de tout à l’heure ! Quant à Gernon, que je retrouve au buffet, une coupe de champagne à la main, et toujours suivi de son jeune admirateur qui lui passe des assiettes de friandises, il semble tout guilleret et tout émoustillé, et il considère d’un air fripon la belle Mme  de Jersainville, qui remonte, d’un geste négligent, l’épaulette tombée de son corsage très décolleté.


30 janvier. — J’ai reçu une lettre de ma mère. Les nouvelles que lui a données de moi le docteur Tullier l’ont rassurée, et cependant, entre les lignes, je démêle quelque inquiétude. Il me semble aussi y remarquer un peu de tristesse. Peut-être est-elle due à l’extrême monotonie de l’existence que mène ma mère dans cette petite ville de province où elle a voulu vivre ? Les mois d’hiver ne sont pas gais à Clessy-le-Grandval. Et puis, intelligente et fine comme elle est, ma mère, sans qu’elle s’en rende compte, manque de société dans ce trou perdu. Je sais bien qu’elle aime tendrement sa vieille amie, Mme  de Préjary, qu’elle soigne avec le plus tendre dévouement. Je sais bien que Clessy-le-Grandval est sa ville natale et que ma mère retrouve là tous ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, qu’elle a une vie intérieure qui l’occupe, qu’elle a pour se distraire les travaux de broderie où elle excelle, mais, malgré tout, les journées doivent lui paraître quelquefois longues, dans cette morose et solitaire maison qu’elle a toujours connue, et où elle est revenue s’abriter.

Cependant, ce n’est pas dans celle-là qu’elle est née. C’est dans une autre qui appartenait à mon grand-père et qui a été vendue, puis démolie. À la place, on a élevé une horrible et prétentieuse bâtisse, de style moderne, qui appartient à M. Le Bazureur, homme de progrès, et maire de Clessy-le-Grandval. Par contre, la demeure de Mme  de Préjary est restée telle qu’elle était du temps où ma mère y passait la plus grande partie de ses journées, lorsqu’elle était jeune fille, en compagnie de Cécile de Préjary, sa compagne préférée, morte à vingt ans, dont ma mère m’a si souvent parlé et dont elle me montrait, quand j’étais enfant, de si charmantes photographies. Ce sont ces souvenirs du passé qui ont rappelé ma mère à Clessy-le-Grandval. Elle avait reporté sur Mme  de Préjary l’affection qu’elle avait pour Cécile. Aussi, à la mort des parents de ma mère, fut-ce Mme  de Préjary qui la recueillit chez elle, orpheline, jusqu’au moment de son mariage avec mon père. Ensuite, les seules absences que ma mère se permit furent pour aller à Clessy embrasser sa vieille amie. Lorsque, plus tard, elle apprit que Mme  de Préjary était à demi paralysée, elle courut à Clessy pour la soigner. Les médecins, quelques mois après, ayant déclaré que Mme  de Préjary ne se rétablirait jamais, ce fut de Clessy que ma mère m’annonça la résolution qu’elle prenait de quitter Paris, et de se consacrer aux soins que nécessitait l’état de santé de la malade.

À ce projet de ma mère, de se fixer à Clessy-le-Grandval et d’y accomplir, loin de moi, la tâche qu’elle s’était prescrite, j’éprouvai une grande surprise et un vif chagrin. J’avais à ce moment vingt-cinq ans, et nous habitions ensemble, ma mère et moi. Jamais nous ne nous étions quittés. Nous vivions dans l’intimité la plus complète et je lui laissais la haute main sur la direction de notre existence commune. L’idée de prendre par moi-même une décision ne me serait pas venue. Je m’en remettais entièrement à elle. Ses intentions de retraite à Clessy-le-Grandval m’apparurent comme un véritable abandon. Qu’avais-je fait pour mériter ce traitement ?

Or, c’était justement cet état de dépendance où je me tenais vis-à-vis d’elle qui inquiétait ma mère depuis plusieurs années. Ce qui, durant mon extrême jeunesse, lui avait semblé chez moi une heureuse docilité de nature, finissait par lui paraître un grave défaut de caractère. Elle retrouvait dans le mien certaines ressemblances fâcheuses avec celui de mon père. Elle déplorait mon manque d’initiative. Peu à peu, elle sentait se développer en moi cette incertitude, cette indécision qui, portées à un point maladif chez mon père, avaient empoisonné sa vie. En vain ma mère avait cherché à secouer en moi cette apathie, mais sans guère y réussir ; l’habitude en était déjà prise et, après de sincères efforts pour m’en corriger, j’y retombais avec une décourageante facilité. En vain elle me donnait toute liberté d’agir à ma guise, je ne montrais aucun goût d’en profiter.

La maladie de Mme  de Préjary avait apporté une solution soudaine à un état de choses auquel ma mère ne voyait pas de remède. Bien qu’il en coûtât à son cœur, sa raison la décida. Pour elle, mon intérêt passait avant tout. En renonçant au séjour de Paris, en se fixant désormais à Clessy-le-Grandval, en s’éloignant de moi volontairement, elle accomplissait un devoir douloureux, mais dont elle espérait les meilleurs effets. Elle rompait ainsi les liens trop étroits qui unissaient ma volonté à la sienne. Elle m’obligeait à vivre pour moi-même et par moi-même. J’aurais désormais à agir sans pouvoir immédiatement recourir à son conseil. Il me faudrait organiser mon existence, faire face aux petites difficultés quotidiennes. Cet exercice de mon indépendance ne saurait m’être que salutaire. Aux yeux de ma mère, c’était une épreuve indispensable.

Par un souci délicat de ménager mes susceptibilités, ma mère ne me découvrit pas tout d’abord les raisons qui l’avaient amenée au parti qu’elle venait de prendre, ce qui fit que je n’en compris pas l’héroïque sagesse. Je me révoltai à l’idée de cette séparation qui allait nous éloigner l’un de l’autre. La pensée qu’elle ne serait plus auprès de moi, chaque jour et à toute heure, m’était insupportable. J’en vins à l’accuser d’égoïsme, à lui reprocher de m’aimer moins. Mon premier mouvement fut de prendre le train pour Clessy et de la ramener avec moi, coûte que coûte. Mon incertitude habituelle me retint. Au lieu d’agir, j’écrivis. Ma mère me répondit par une longue lettre pleine de tendresse et de bonté. Une correspondance quotidienne s’établit entre nous. Peu à peu, très doucement, très finement, elle me fit deviner les motifs qui avaient dirigé sa conduite. Je sentis l’amour profond qui l’inspirait. Mon irritation fit place à un sentiment de gratitude émue. Je me rendis compte du sacrifice dont j’étais la cause.

Les lettres sont un précieux moyen d’explication : elles permettent d’indiquer bien des nuances qu’il serait difficile d’exprimer de vive voix. Quand on est en présence l’un de l’autre, les paroles, pour ainsi dire, faussent la pensée, tandis qu’à distance elle conserve mieux sa netteté. Ce fut ainsi que ma mère m’amena à partager ses vues. De plus, ses lettres eurent une autre utilité. Elle m’apprirent beaucoup de choses sur moi-même. Un jeune homme connaît assez mal son caractère. Il a besoin qu’on le lui révèle. Ma mère profita de l’occasion qui s’offrait pour m’aider à mieux discerner le mien. Elle le fit avec cette finesse et cette vérité d’observation qui lui sont propres. Elle me traça de moi-même le portrait le plus exact et le plus juste. Elle me convainquit de la nécessité où j’étais de résister à certaines tendances de ma nature.

Une fois mon assentiment acquis au projet que j’avais eu tant de mal à accepter, ma mère me mit au courant de certains avantages que, de plus, elle y trouvait pour moi. En s’établissant à Clessy-le-Grandval, elle me ménageait à Paris une existence plus large que celle que nous y menions à deux. Elle laissait désormais à ma disposition tout le bien dont elle avait hérité de mon père, ne voulant rien en garder pour elle. Elle se contentait, pour subvenir à ses dépenses personnelles, du peu qui lui appartenait en propre et dont le principal consistait dans le petit héritage de son vieux parent nantais. Elle avait ainsi de quoi payer à Mme  de Préjary une modeste pension, qui était pour sa vieille amie une aide pécuniaire appréciable. Les choses ainsi réglées m’assuraient une complète indépendance.

Malgré cela, je n’étais guère heureux de ma situation nouvelle. Pour la première fois, il me fallait m’occuper de certaines questions pratiques. Cela faisait partie de l’apprentissage dont ma mère attendait de si heureux résultats. Il me fallut quitter l’appartement que nous occupions et en choisir un autre plus conforme à mon nouveau genre de vie. C’est à cette époque que je me suis installé rue de la Baume. Ces soins divers accomplis, de quelle lourde tristesse ne me sentis-je pas accablé ! Au bout de quelques mois, je suppliai ma mère de revenir. Je ne pouvais m’habituer à ma solitude ; je n’avais que faire de ma liberté. Ma mère tint bon et me conseilla de voyager.

Je lui obéis. Ce fut la date de mon premier voyage en Italie, et je dois reconnaître que j’en éprouvai un grand bien. Certes, en route, j’eus des heures d’ennui et de découragement, mais l’effet des deux mois que je passai à Milan, à Venise, à Florence, à Rome me fut salutaire. À mon retour, je me sentis assez bien pour ne pas craindre, en allant embrasser ma mère à Clessy, de raviver trop cruellement le chagrin que m’avait causé sa décision. Nous nous revîmes avec joie. Quand je lui eus raconté les péripéties de mon voyage, elle me confia la façon dont elle avait organisé, elle aussi, sa nouvelle existence et les occupations qu’elle s’y était données. La principale était les soins continuels dont elle entourait Mme  de Préjary. Ils lui prenaient une grande partie de sa journée, de telle sorte que ma mère n’avait pas le temps de s’ennuyer à Clessy. D’ailleurs, cette petite ville lui plaisait par son calme et son silence, et la vieille maison délabrée et tranquille de Mme  de Préjary convenait à ses goûts. Ma mère ne regrettait nullement Paris. Elle ne s’était jamais accoutumée complètement à y vivre, ni lorsqu’elle y habitait avec mon père, ni quand elle s’y était fixée pour mon éducation. Au fond, elle avait retrouvé à Clessy, avec satisfaction, des habitudes provinciales auxquelles elle n’avait renoncé que par nécessité.

Du reste, maintenant, je suis un peu de l’avis de ma mère. Depuis que je vais à Clessy-le-Grandval, plusieurs fois chaque année, je me suis mis à aimer ses petites rues, ses places étroites, ses vieilles maisons. J’aime l’antique baraque de Mme  de Préjary, avec sa cour, son poulailler, ses grandes pièces à l’ancienne mode, son mobilier de bric et de broc. Bien des fois, je suis venu y abriter mes pensées mélancoliques. Elle m’a toujours été hospitalière et bienfaisante.


31 janvier. — J’ai rencontré Jacques de Bergy. On lui avait dit ma visite. Comme nous suivions la même direction, nous avons descendu côte à côte les Champs-Élysées. Jacques m’a dit : « Eh bien ! oui, mon cher, quand vous êtes venu, je venais justement de partir pour une petite fugue dans le Midi. Vous savez mes habitudes. J’emmenais avec moi une gentille compagne et, ma foi, nous avons parcouru fort agréablement une partie de la Côte. Nous nous sommes d’abord arrêtés à Toulon. J’aime cette ville de guerre, avec ses gros cuirassés en rade, son beau quai, son vieil hôtel de ville, et j’ai toujours plaisir à saluer les Cariatides de Puget. Musculeuses et gonflées, elles ont l’air d’avoir trop aspiré le vent de la mer et d’en être restées suffoquées. Et puis, il y a, à Toulon, d’antiques petites rues sombres qui m’enchantent, des places à platanes et à fontaines, une entre autres, qui me ravissent. Je ne sais pas comment on l’appelle, mais elle est à un bout de la ville, près du rempart. C’est là que stationnent les diligences qui desservent encore certaines localités des environs. On dirait un tableau de Boilly, retouché par Tartarin ! Rien d’amusant et de pittoresque comme ces guimbardes, à demi disloquées et plus ou moins démodées, avec leurs bâches poudreuses et leurs grosses roues cerclées de boue… Nous sommes restés là quelques jours. Il y a un hôtel convenable, des fleuristes bien fournies et un pâtissier appréciable. J’ai refait aux alentours des promenades que j’aime, celles que j’appelle la tournée des trois caps : le cap Cépet, le cap Sicié, le cap Brun. D’ailleurs, toute la banlieue toulonnaise a un caractère très original, même en ses pires endroits, avec ses masures misérables, ses routes pierreuses, ses mastroquets. Il y a des coins d’une sécheresse aride et piteuse que rehausse, çà et là, la noble silhouette de quelque cyprès aigu. Ces cyprès, dans ces paysages, mon cher, c’est comme un poignard d’Orient à la ceinture d’un chemineau !… »

Nous avons encore parlé de diverses choses : d’Antibes, de Nice que l’on connaît mal, de Monte-Carlo que Bergy déteste autant que moi et où il a perdu quelques rouleaux de louis. Et il a ajouté : « Et maintenant, il va falloir les regagner, mais je me sens heureusement très en veine de travail. Voyez-vous, ces interruptions sont excellentes. Lorsque, pendant quelques semaines, j’ai vécu ainsi dans l’intimité d’une femme, lorsque j’ai manié une chevelure, touché de la chair, vu jouer des lignes, il me semble qu’il me reste aux mains quelque chose de la volupté éprouvée. Je me sens une dextérité particulière. Mes doigts sont plus habiles à modeler la glaise, à faire revivre les mouvements et les formes. Mes figurines y gagnent en naturel et en souplesse. »

Tout en parlant, Jacques de Bergy semblait sculpter dans l’air, au geste de ses doigts fins, des images palpables.


2 février. — Aujourd’hui, en revenant de chez le tailleur, j’ai aperçu, rue de Rivoli, le docteur Tullier, dans son auto. J’étais sur le refuge, en face des guichets du Carrousel, et, je ne sais pourquoi, à la vue de Tullier, j’ai fait un geste d’appel. J’aurais voulu qu’il distinguât ma pantomime et dît à son chauffeur d’arrêter un instant, mais le docteur était occupé à lire une brochure. Quand il eut disparu, je me suis demandé pourquoi j’avais désiré lui parler. Était-ce pour le féliciter de sa fête espagnole ? Non ; je sais bien quelle eût été ma question. J’aurais voulu savoir de lui des nouvelles d’Antoine Hurtin. Ce qu’il m’a dit de sa santé m’est revenu à l’esprit à plusieurs reprises. L’idée qu’il est malade, très malade peut-être, me trouble et me préoccupe.

Certes, j’ai eu à me plaindre d’Antoine. Ses procédés à mon égard furent mauvais et presque déloyaux, mais le temps a passé sur ces souvenirs, et je ne puis oublier qu’Antoine fut mon ami, que nous nous sommes connus presque enfants, que nous fûmes camarades de collège et compagnons de jeunesse, que nous eûmes de l’affection l’un pour l’autre. Et puis, je ne peux m’empêcher de penser à ses qualités de joyeux viveur et de bon vivant. Hurtin malade, ces deux mots ne vont guère ensemble, lui qui donnait si bien l’impression de l’insouciance et de la vie, qui semblait si persuadé que les choses agréables de l’existence étaient faites spécialement pour lui : l’argent, les plaisirs, la table, les femmes ! Cela me produit un singulier effet de penser qu’à présent il s’inquiète et qu’il souffre. D’ailleurs, le docteur Tullier avait l’air ennuyé, l’autre jour, en me parlant de lui, malgré son habitude de ne rien laisser voir de ce qu’il présage. Il est certain qu’Antoine a terriblement abusé de tout. Jamais il n’a su maîtriser ses instincts, dominer ses passions. Jamais il ne songea à ménager ses forces. Aussi a-t-il fait beaucoup de sottises et il est probable qu’il les paye aujourd’hui.

Tout en marchant et en réfléchissant à ces choses, je suis entré dans le jardin des Tuileries. Il faisait un temps gris et assez doux ; néanmoins, les allées étaient presque désertes. Un peu comme le Palais-Royal, leur voisin, les Tuileries sont une promenade en décadence. Elles ne sont plus fréquentées comme autrefois, même en été, à l’époque où les arbres y donnent de l’ombre et où les orangers, dans leurs bonnes caisses vertes, y parfument l’air poussiéreux. Le petit monde d’enfants qui animait les allées, les mamans, les bonnes, les nourrices qui, jadis, dans la belle saison, y occupaient des centaines de chaises, toute cette foule a émigré ailleurs. Maintenant, la population enfantine qui remplissait les Tuileries est remontée vers les Champs-Elysées et s’est portée vers le Bois de Boulogne.

De mon temps, c’est-à-dire quand j’avais douze ou treize ans, il en était tout autrement. Les Tuileries jouissaient encore de toute leur vogue. À leurs portes, tintaient les sonnettes du marchand de coco, portant en hotte, à son dos, sa fontaine ambulante et ses tasses accrochées par l’anse à un baudrier de velours. La vendeuse de madeleines et de sucres d’orge circulait, coiffée d’un petit bonnet blanc. Les bébés faisaient des pâtés dans le sable ; les fillettes sautaient à la corde ou poussaient leurs cerceaux ; les garçons s’amusaient aux billes ou aux barres. Garçons et filles s’unissaient pour jouer aux gendarmes et aux voleurs. Je me souviens de parties admirables où l’on attaquait des diligences, où l’on délivrait des prisonniers, sous l’œil complaisant du gardien et de la loueuse de chaises. Mais à présent, les bandes joyeuses et turbulentes sont dispersées. Les Tuileries actuelles ne sont plus celles d’autrefois. Surtout, elles ont perdu ce qui, à l’époque où j’y fréquentais, faisait pour moi leur principal attrait, la flottille de petits bateaux qui croisait sur leur bassin. L’enfance française n’a plus de marine !

Je me rappelle avec délices la première fois où m’apparut cette flottille des Tuileries. Nous étions, ma mère et moi, arrivés depuis quelques semaines à Paris. Le début de notre séjour avait été occupé par les soins de notre installation. Ma mère, pressée de quitter l’hôtel où nous étions descendus en venant du Pouliguen, avait loué un appartement rue Bonaparte. Cet appartement était au fond d’une cour assez spacieuse, mais triste. Son principal agrément était de nous donner droit à la jouissance d’un bout de jardin. Pendant que ma mère déballait, rangeait, je passais dans ce jardinet la plus grande partie de ma journée. Je ne m’amusais guère et me sentais dépaysé. Je regrettais le Pouliguen, la plage, les barques que, de ma fenêtre, je voyais rentrer au port. Je regrettais aussi la Lambarde avec son vieil escalier, ses vastes greniers, ses chambres obscures, ses corridors et son potager et son bois de chênes verts ! J’avais peine à m’habituer au changement d’existence. Yves de Kérambel lui-même, qui ne m’avait jamais été très indispensable, me manquait. Cependant, comme notre installation commençait à prendre tournure, ma mère, pour me distraire, m’emmenait faire de longues promenades dans Paris. Elle me conduisit aux Champs-Elysées et sur les Boulevards. Mais les Boulevards ne m’intéressaient qu’à demi. Un jour, elle dit : « Nous pourrions aller aux Tuileries. »

C’était un après-midi de printemps. Il faisait beau. Nous traversâmes le pont des Saints-Pères et nous suivîmes le quai. Une fois dans le jardin, je me mis à courir. Tout à coup, je m’arrêtai, plein de joie et d’admiration. Devant moi, le bassin s’arrondissait, entouré de nombreux enfants et couvert de bateaux. De ces bateaux, il y en avait de toutes les espèces, de simples bachots ou d’élégants petits navires. Il y avait des goélettes et des sloops, des barques de pêche et des péniches. Il y avait même un « vapeur » que l’on remontait avec une clef et qui battait l’eau de ses roues à aubes. Un vent léger soufflait et gonflait les voiles minuscules. Les bateaux partaient d’un bord et abordaient à l’autre, les uns heureusement, les autres après s’être fait mouiller par le jet d’eau. Certains demeuraient en panne ou s’accrochaient à la cabane des cygnes, et pour les ramener à la rive, on les harponnait avec des ancres de plomb lancées au bout d’une ficelle et retenues par le gréement.

Ce spectacle m’enchanta. Soudain, Paris ne me paraissait plus une ville sans intérêt. Elle en avait maintenant un pour moi. De toute la journée, ma mère ne put m’arracher à ces lieux enchanteurs. Ce ne fut que lorsque le dernier batelet eut quitté l’eau qu’elle parvint à m’emmener. Toute la soirée je l’employai à remettre en état une vieille barque de pêche que j’avais apportée du Pouliguen. La nuit, je rêvai à la flottille des Tuileries. Le lendemain, il fallut que ma mère me conduisît au bassin. Il en fut de même le jour suivant. Ma mère, résignée et contente de me voir m’amuser, m’accompagnait. Elle s’asseyait, un ouvrage à la main, sur une chaise, et surveillait de loin mes ébats nautiques.

Certes, ma vieille barque de pêche se comportait fort bien, et plusieurs des jeunes armateurs eussent volontiers échangé leurs jouets de bazar contre le mien, qui était d’une meilleure structure ; mais certains possédaient de véritables petits voiliers construits avec beaucoup d’art, gréés avec grand soin et qui atteignaient à de notables vitesses dans les courses que nous organisions. Ces petits bateaux étaient l’œuvre d’un même fabricant et portaient sa marque. Ce fabricant s’appelait Thomas, le père Thomas, comme on disait. Bientôt, je fis sa connaissance, car il venait souvent au bassin pour y essayer ses rapides goëlettes ou ses sloops prompts. Le père Thomas était célèbre aux Tuileries. On le voyait arriver en boitillant et portant entre les bras quelque nouvel échantillon de son savoir-faire. Thomas était un ancien marin. Il était vêtu d’une espèce de vareuse et coiffé d’un chapeau de toile cirée. Cette tenue nous en imposait fort, non moins que la chique de tabac qu’il faisait continuellement passer d’une joue à l’autre.

Mon ambition était naturellement de posséder un bateau du père Thomas. Ma mère ne résista pas longtemps à mon désir, et, un matin, nous nous acheminâmes vers la rue du 29 Juillet, où le bonhomme demeurait. Quel délicieux souvenir j’ai conservé de cette visite ! L’escalier était roide et sombre. Le père Thomas logeait au quatrième étage, où il occupait une grande chambre extraordinairement encombrée. Il y régnait une bizarre odeur de copeau, de colle, de peinture, de vernis et de goudron. Sur des planches s’alignaient des coques de toutes grandeurs, les unes encore blanches, les autres déjà peintes. Quelques-unes portaient déjà leur mâture et leur gréement. Certaines n’étaient encore qu’à l’état de squelettes. Le père Thomas construisait à lui seul cette flottille en chambre. Il en était à la fois l’ingénieur, le charpentier, le calfat et le peintre. Seul, il ajustait les planchettes, tendait les cordages, coupait et cousait les voilures. Ses mains habiles façonnaient ces charmants petits bateaux qu’il faisait d’ailleurs payer fort cher. Malgré cela, le père Thomas avait aux Tuileries une superbe clientèle. Je me rappelle mon émotion quand je lui fis ma commande. Comme j’étais pressé, je choisis une coque déjà peinte et prête à être gréée. Le père Thomas me promit que mon sloop serait fin voilier.

Ce fut un beau jour que celui où je le vis arriver aux Tuileries, aux bras du père Thomas. Le bonhomme n’avait pas manqué à sa promesse. À peine à l’eau, la Lambarde, ainsi s’appelait mon bateau, prit le vent avec aisance et facilité. Quelle joie j’éprouvais à le voir filer rapidement et élégamment, et comme je me précipitais pour aller le recevoir à l’autre bord ! Mais mon plaisir avait encore une autre cause. La possession d’un « bateau Thomas » me tirait du commun et me plaçait au rang des privilégiés. Les possesseurs de ces bateaux formaient, parmi le jeune public du bassin, un clan à part. On s’y traitait d’égal à égal et l’on n’était pas sans considérer avec quelque dédain les camarades moins bien partagés. Or, la Lambarde était un des plus jolis sloops sortis des mains du père Thomas. J’avais le droit d’en être fier, et je le fus bien davantage quand un gros garçon joufflu s’approcha de moi, me fit compliment de mon acquisition, m’engageant à faire partie de son escadre et à en arborer le pavillon bleu à croix rouge.

Ce gros garçon, que je revois encore avec sa face claire, piquetée de taches de rousseur, avec ses cheveux ébouriffés, ses énormes mollets nus et son costume marin à large col, tenait un rôle important dans nos jeux nautiques. Il s’appelait Antoine Hurtin et on le désignait le plus souvent sous le nom de « l’Amiral ». L’Amiral était fort considéré parmi nous. Il possédait plusieurs superbes bateaux qui faisaient l’admiration de notre troupe enfantine et qui lui donnaient sur nous une incontestable autorité. Antoine Hurtin prenait d’ailleurs la situation au sérieux, et il imposait à son état-major une stricte discipline. Cependant, l’Amiral, il faut le reconnaître, n’abusait pas trop de son pouvoir. Quoique violent et impétueux à l’occasion, il était, au fond, bon diable. Et puis il excellait à organiser nos jeux et à leur donner du mouvement et de l’entrain. En l’absence de l’Amiral, le bassin était morne et la journée languissante. Nul ne savait mieux que lui régler une course ou un combat naval.

Nous en livrâmes de terribles et d’acharnés sous son commandement. On se divisait en deux camps, et nous lancions nos bateaux les uns contre les autres. Il fallait voir les beaux abordages, les beaux enchevêtrements de beauprés et de vergues. Quelquefois il y avait des dégâts, d’où naissaient des querelles, dont l’Amiral était l’arbitre. Après ces journées tumultueuses, c’était un spectacle imposant que de voir Antoine Hurtin quitter le bassin, escorté d’un grand valet de pied en livrée, portant les bateaux et les cannes de M. l’Amiral, tandis que la tante d’Antoine, l’excellente Mme  Bruvannes, qui venait, chaque jour, aux Tuileries chercher son neveu, écoutait avec admiration le récit enthousiaste des exploits accomplis durant l’après-midi. Quelquefois, Antoine exigeait que sa tante fût témoin de ses victoires. La bonne dame ne savait pas résister aux désirs de cet enfant gâté et elle honorait de sa présence les régates, joutes et combats où triomphait toujours l’escadre amirale, le pavillon bleu à croix rouge.

Ce fut comme spectatrices de nos ébats navals que Mme  Bruvannes et ma mère firent connaissance. Le deuil de ma mère, sa tristesse, sa solitude intéressèrent Mme  Bruvannes. Les deux femmes causèrent. Mme  Bruvannes, demeurée veuve de bonne heure, avait élevé son neveu Antoine, dont les parents étaient morts tragiquement dans un accident de chemin de fer. La pauvre Mme Bruvannes était restée épouvantée à jamais de ce funeste événement. Elle vivait, au sujet de son neveu, en des transes perpétuelles. Antoine était surveillé étroitement. S’échauffait-il, courait-il, elle le voyait déjà atteint de quelque grave refroidissement ; aussi le valet de pied de confiance qui accompagnait Antoine apportait-il avec lui tout un assortiment de manteaux et de châles. Il avait ordre de ne pas le perdre un instant de vue. La voiture qui amenait Antoine aux Tuileries et qui l’attendait toute la journée pour le ramener chez lui contenait dans ses coffres une pharmacie complète et des vêtements de rechange pour le cas où Antoine fût tombé dans le bassin. Bref, Mme Bruvannes multipliait les précautions de toutes sortes. Certes, ma mère me gâtait fort, mais Mme Bruvannes la dépassait de beaucoup. Mme Bruvannes ne vivait que pour cet enfant à qui devaient revenir un jour la grande fortune de sa tante et le bel hôtel qu’elle habitait quai Malaquais. À ce régime, Antoine Hurtin eût pu devenir insupportable ; il se contentait d’être volontaire et paresseux. La tante Bruvannes était incapable de résister sérieusement à aucune de ses fantaisies.

Ce beau système d’éducation continua, quand Antoine fut envoyé comme demi-pensionnaire au collège Saint-Hippolyte. La même voiture à deux chevaux qui le menait à la grille des Tuileries le conduisait à la porte du collège et venait l’y attendre pour la sortie. La bonne Mme Bruvannes ne cessait, d’ailleurs, d’intervenir dans la vie scolaire de son neveu. On ne voyait qu’elle chez le Directeur, chez le Censeur, chez le Préfet des études. Elle était là pour aplanir toutes les difficultés. C’étaient sans cesse des demandes de congés, de faveurs, de dispenses. Elle venait l’excuser auprès de ses maîtres pour un devoir non fait ou pour une leçon non sue. Elle lui évitait les pensums et les retenues qu’il eût mérités. Elle veillait à ce qu’il occupât en classe telle place à l’abri des courants d’air. On eût certainement envoyé promener toute mère d’élève qui se fût permis de se mêler ainsi de ce qui ne la regardait pas, mais, faut-il le dire, Mme Bruvannes était riche ; elle était généreuse. Elle donnait abondamment aux quêtes ; elle offrait des vitraux à la chapelle et des ornements à la sacristie. À Saint-Hippolyte, on était fier de Mme Bruvannes et de sa fortune.

D’autre part, Antoine, s’il était mauvais élève, n’était pas mauvais garçon. Malgré la situation exceptionnelle qu’il occupait et les passe-droits dont il jouissait, ses camarades l’aimaient beaucoup. Ses maîtres reconnaissaient également ses bonnes qualités, tout en déplorant que son travail et son application ne fussent pas à la hauteur de son heureux naturel. Bourré de répétitions, surveillé à la maison par un précepteur particulier, Antoine n’apprenait rien. En revanche, il était au courant de tout. À quinze ans, il lisait les journaux, fréquentait les champs de courses, allait voir toutes les pièces en vogue, était un fervent du café-concert. Mme  Bruvannes le laissait faire, déclarant que ces divertissements étaient, en somme, innocents.

À Saint-Hippolyte, où nous étions tous assez négligés dans notre tenue, Antoine s’habillait avec recherche et avec chic. L’intérieur de son pupitre, à l’étude, faisait notre admiration. Il renfermait un vaporisateur, des lorgnettes de théâtre et de courses, une collection de cartes de pesage et un paquet de photographies d’actrices. On y trouvait de plus un revolver et une liasse d’obligations de chemins de fer. Personne n’ignorait, à Saint-Hippolyte, ces infractions à la règle, mais le pupitre d’Antoine Hurtin était sacré. Aucun surveillant ne se fût hasardé à y mettre le nez.

Je ne puis jamais penser sans rire à Antoine Hurtin collégien, et pourtant c’est cette éducation absurde qui a fait de lui ce qu’il est. Sans la faiblesse de sa tante et les complaisances de ses maîtres, Antoine ne serait pas devenu le viveur bruyant et inutile dont l’impunité et le manque de direction ont laissé se développer les instincts fâcheux. Quand on voulut réagir, il était trop tard. Ce fut en vain que M. Lechaume, le directeur de Saint-Hippolyte, avertit Mme  Bruvannes que les amusements de courses et de théâtre auxquels se plaisait son neveu étaient moins innocents qu’elle le croyait. Antoine, dès sa rhétorique, avait fait la connaissance d’une petite actrice du Palais-Royal, Mlle  Largé, qui venait l’attendre à la sortie du collège, dans la voiture même de Mme  Bruvannes. Quelque temps après, lors de la procession de la Fête-Dieu, qui se faisait en grande cérémonie dans le jardin et dans les cours du collège, Mlle  Largé s’y montra habillée en homme. Le scandale fut trop fort et Antoine dut être renvoyé.

J’en éprouvai un vif regret. J’aimais beaucoup Antoine Hurtin. Ma mère, avertie par les confidences désolées de Mme  Bruvannes de la conduite de son neveu, ne me le laissait plus fréquenter que le moins possible et ce ne fut que plus tard que nos relations reprirent. Ma mère avait assez confiance dans ma raison et mon bon sens pour ne pas craindre que j’imitasse la conduite du jeune Hurtin. D’ailleurs, je n’en avais guère les moyens. Nos situations de fortune étaient trop différentes pour que je pusse le suivre dans l’existence qu’il menait. Antoine, devenu alors, par la mort d’un vieux parent, le baron Hurtin, passait son temps avec des femmes de théâtre et des cocottes chic. Il chassait et faisait courir. Le baron Hurtin était une des figures de la haute noce parisienne. Il faisait partie d’une « bande » dont il était le boute-en-train. On s’amusait fort, dans la bande Hurtin. Parfois, on montait sur une impériale d’omnibus et l’on jetait des œufs pourris sur les passants. Un jour, à la suite d’un pari, l’un de ces messieurs souffleta en pleine rue un vieillard inoffensif qui se trouva être un ancien ministre de la justice !

Je n’avais aucune envie de prendre part à ces folies stupides. Néanmoins, je voyais Antoine Hurtin de temps à autre. Il était très gentil avec moi et j’avais même sur lui une certaine influence. Mme  Bruvannes, qui n’ignorait pas qu’il en fût ainsi, me priait souvent d’intervenir auprès d’Antoine. Je le faisais de mon mieux, mais je me suis demandé si ce n’avait pas été une des raisons qui ont poussé Antoine à agir avec moi comme il l’a fait. M’en voulait-il de cette influence que j’exerçais sur lui comme d’une supériorité qu’il trouvait inadmissible de la part de quelqu’un sur qui il avait tant d’autres avantages ? Je me suis aperçu plus d’une fois qu’il lui était désagréable que j’eusse des sentiments, des goûts autres que les siens. Il était vexé que je n’adoptasse pas son genre d’existence. Lui, qui détestait la lecture, enrageait de me trouver un livre à la main. Les préoccupations qui lui étaient inaccessibles, chez un autre, l’agaçaient. Sa vanité en souffrait sans qu’il s’en rendît compte. Car, au fond, avec ses airs bon enfant, Antoine est vaniteux. Il était vain de sa fortune, de sa personne, vain de sa force et de sa vigueur. Qu’un pauvre diable comme moi, qui n’étais ni riche, ni herculéen, ni sportsman, ni homme à la mode, eût pu plaire par lui-même à une charmante et élégante jeune femme comme cette petite Étiennette Sirville, cela lui parut inadmissible. Il a trouvé sans doute que j’empiétais sur les prérogatives des grands viveurs de son espèce. N’est-ce pas à eux qu’appartiennent de droit les Louise d’Evry et les Étiennette Sirville ? Alors, il a voulu me donner une leçon. Il m’a enlevé Étiennette méchamment, brutalement, vilainement ; il me l’a enlevée de façon à me gâter le souvenir que j’eusse pu conserver d’elle, même infidèle. Il l’a prise par l’attrait de son argent, me montrant ainsi qu’elle n’était ni moins vile, ni moins vénale que ses pareilles.

Quand je pense à cette vieille histoire, je me reprends à détester Antoine Hurtin. Puis, malgré moi, l’idée qu’il souffre, qu’il est malade, m’attendrit et je songe aux angoisses de la pauvre Mme  Bruvannes. Je la revois accompagnant au bassin des Tuileries un gros garçon joufflu, en costume marin, portant entre ses bras un bateau Thomas et je sens s’évanouir ma rancune. J’aurais dû arrêter le docteur Tullier et lui parler sérieusement…


4 février. — Rue de Montpensier, d’une porte de cette étroite rue silencieuse, j’ai vu aujourd’hui, au crépuscule, sortir une jeune femme. Élégante, souple, furtive, elle s’est arrêtée sous la voûte. Elle portait une épaisse voilette et était enveloppée d’un grand manteau. D’un regard rapide, elle a inspecté le trottoir. S’apercevant que je la regardais en passant, elle a rougi et s’est rejetée brusquement en arrière. J’ai retourné la tête. À ce moment, elle s’est précipitée dans la rue, comme on se jette à l’eau, et elle a filé prestement dans la direction de la place du Théâtre-Français. Certainement, cette jolie personne venait d’un rendez-vous. Avec les mêmes précautions, les mêmes peurs, elle était entrée dans cette même maison. Elle avait monté l’escalier ; elle avait sonné à une porte. Elle avait pénétré dans une chambre. Quelqu’un l’y attendait. Elle avait couru à lui. Des bras l’avaient étreinte. Elle avait retiré sa voilette, ôté son manteau, son chapeau. Et puis, ensuite, elle s’était dévêtue. Son corps avait senti le contact d’un autre corps. Et elle avait désiré que le temps ne s’écoulât point, que tous les bruits s’arrêtassent, que la vie fût suspendue. Et tout cela, parce que des lèvres plaisaient à ses lèvres…


5 février. — J’ai reçu une longue lettre de ma mère. Mme  Bruvannes lui a écrit au sujet de la santé d’Antoine Hurtin. Il est vraiment assez malade. Depuis deux ou trois mois, il dépérissait. Son embonpoint était tombé. Il se sentait fatigué. Aux courses d’automne, il a pris froid. Rien de grave, s’il n’eût été surmené par l’existence qu’il mène depuis quinze ans, par les excès de toutes sortes qu’il a commis. Tout d’abord, il n’a pas voulu se soigner. Il a continué de faire toutes les sottises qui lui sont coutumières. Il était seulement un peu préoccupé. Un jour, Mme  Bruvannes entra dans l’appartement qu’Antoine occupe quai Malaquais, dans une aile de l’hôtel. Antoine n’attendait pas sa tante. Il était assis à sa table et écrivait. Écrire, pour Antoine, est un fait grave. Mme  Bruvannes allait se retirer discrètement, quand Antoine s’aperçut de sa présence. En la voyant, il fut pris d’un véritable accès de désespoir. Il pleurait, il gémissait. Mme  Bruvannes, épouvantée, se précipita vers lui. Antoine était en train de rédiger son testament.

Le soir même, le docteur Tullier fut appelé auprès d’Antoine. Il le palpa, l’ausculta, l’examina de fond en comble. Sa première ordonnance fut de prescrire un repos absolu, un changement complet d’habitudes. À cette condition, Tullier voulait bien épargner à son malade le traitement dans un sanatorium et il lui avait permis de rester à Paris, mais Antoine s’engageait à suivre le régime le plus sévère. Antoine s’y est résigné assez aisément et, déjà, il va un peu mieux, mais l’état de neurasthénie où il est réduit demandera des soins assez longs.

Telles sont les nouvelles que me donne la lettre de ma mère, mais elle contient encore autre chose. Dans sa réclusion, Antoine s’ennuie terriblement. La pauvre Mme  Bruvannes s’efforce en vain de le distraire. Ce n’est pas toujours facile. Antoine ne veut recevoir aucun de ses amis actuels. Par contre, et par un caprice de malade, il désirerait vivement me revoir et se réconcilier avec moi. Ne consentirais-je pas à oublier ses torts et à aller lui rendre visite ? Ma mère me transmet la requête de Mme  Bruvannes et n’y ajoute aucun commentaire. Elle tient toujours à me laisser libre d’agir à ma guise, mais je sens qu’elle compatit vivement aux inquiétudes de Mme  Bruvannes. Néanmoins, je ne ferai pas à Antoine cette visite que souhaite Mme  Bruvannes. Certes, j’ai pardonné à Antoine sa trahison, je désire sincèrement qu’il guérisse, mais de là à reprendre des relations amicales avec lui !


7 février. — Non, décidément, je n’irai pas voir Antoine Hurtin, mais j’irai prendre de ses nouvelles auprès de Mme  Bruvannes.


11 février. — Le portier de l’hôtel du quai Malaquais m’a reconnu : « Comment, c’est vous, monsieur Delbray… Mais oui, madame est chez elle. Elle ne sort plus guère depuis que M. le baron Antoine est malade. » Le vieux Luc, sa casquette à la main, me parle encore tandis que je traverse la cour et que le timbre d’annonce retentit. Dans le vestibule, les deux grands laquais se sont levés. L’un me prend mon pardessus, l’autre me débarrasse de ma canne.

Ah ! ce vestibule, avec ses colonnes et sa haute tapisserie tendue au fond, je l’ai traversé bien souvent pour gagner le petit escalier qui conduit directement à l’appartement d’Antoine ! En suivant le valet de pied qui me précède, je constate que rien n’est changé. Je traverse la grande galerie. Je sais que je vais être introduit dans le salon en rotonde où se tient d’ordinaire Mme  Bruvannes. Voici la porte qui s’ouvre. Mme  Bruvannes est là. Elle est seule. Au bruit de mon pas, elle lève la tête de dessus l’ouvrage auquel elle travaille. Elle pousse une exclamation de surprise. Quant à moi, je me sens quelque peu embarrassé. Que Mme  Bruvannes va-t-elle me dire ? Elle serait en droit de me reprocher mon éloignement, car pourquoi l’avoir, en quelque sorte, rendue responsable des torts d’Antoine envers moi ? D’autant plus que Mme  Bruvannes m’a toujours témoigné beaucoup d’amitié. Quelles seront ses premières paroles ? Je me suis approché d’elle et je lui ai baisé la main. Elle me laisse faire silencieusement et me regarde de ses bons yeux où je lis une tristesse préoccupée et comme un timide reproche, pendant que je lui explique que, devant partir prochainement pour Clessy-le-Grandval, je suis venu afin de pouvoir porter à ma mère des nouvelles du quai Malaquais. À ces mots, la pauvre femme m’a pris les mains. J’ai tout de suite compris l’inutilité de mon subterfuge et que je ne saurais pas résister aux instances de Mme  Bruvannes. J’étais bien décidé à ne pas prononcer le nom d’Antoine, et nous avons parlé de lui pendant deux heures.


12 février. — Cette chambre d’Antoine, aux jours de sortie, après le déjeuner chez Mme  Bruvannes, Antoine, tandis que ma mère et sa tante causaient ensemble, m’y emmenait pour m’initier au mystère des courses plates ou pour me faire admirer ses photographies d’actrices. Je la retrouve telle que, plus tard, elle m’apparaissait, lorsque je venais y convenir avec Antoine de quelque partie de théâtre ou de restaurant. Tout y est à peu près à la même place. Voici, aux murs, les gravures anglaises, sur les tentures de perse claire. Seulement, aujourd’hui, je n’entends plus, dès le seuil, la grosse voix joyeuse d’Antoine. Les rideaux des fenêtres sont à demi tirés. C’est maintenant la chambre d’un malade, avec son silence et sa demi-obscurité.

Mme  Bruvannes m’avait prévenu que je trouverais Antoine très changé. Comment l’avouer, mais cette pensée qu’il n’était plus le même m’était plutôt agréable, si j’ose dire. Il m’aurait été pénible de retrouver l’Antoine du voyage en Bretagne, l’Antoine de l’époque de notre querelle. Mme  Bruvannes n’avait que trop raison. Antoine Hurtin est méconnaissable. Quand je suis entré, il était étendu sur son divan. Son gros corps semble dégonflé. Son geste, sa voix sont d’un autre. Cette impression a achevé de m’adoucir, et c’est sans rancune que j’ai serré sa lourde main molle.


14 février. — Cette transformation d’Antoine est vraiment singulière et n’est pas en proportion avec la gravité de son état qui, en somme, ainsi que le docteur Tullier ne cesse de l’affirmer à Mme  Bruvannes, n’a rien de réellement inquiétant. Antoine est quelque chose de plus qu’un malade, c’est un homme trompé par lui-même. Lui qui, depuis l’âge où il a échappé aux soins excessifs de Mme  Bruvannes, n’avait jamais pris garde à sa santé, lui qui n’avait jamais pensé à ménager ses forces, il éprouve un mélange de surprise, de colère et de honte à voir cette santé lui manquer soudain et ses forces le trahir subitement. Au fond, il souffre d’une déception d’amour-propre. Il se trouve en état de faillite physique. De là, un retour vers les souvenirs de ses années d’enfance, vers l’époque où il était intact pour la vie, et, de là, la véritable haine qu’il manifeste pour tout ce qui lui rappelle les abus qu’il a faits de lui-même. Rien de ce qui l’occupait si exclusivement, hier encore, ne semble plus l’intéresser. C’est en lui une sorte de rétrogradation de tout l’être, et, s’il a désiré ma présence, c’est qu’elle est liée, pour lui, moins à sa vie d’homme qu’à son passé d’adolescent.


16 février. — J’ai longuement causé d’Antoine avec Mme  Bruvannes. Ses observations concordent assez exactement avec les miennes. Nous avons parlé d’abord de la situation médicale d’Antoine. Tullier répond de le guérir de la crise de neurasthénie dont il souffre et dans laquelle le moral est plus atteint que le physique. Mme  Bruvannes s’est aperçue comme moi de la transformation d’Antoine. Elle a constaté l’aversion qu’il manifeste pour les personnes et les choses de son existence d’hier. À ce qui le passionnait le plus, il y a trois mois, il est, à présent, complètement indifférent. Il n’ouvre même plus les lettres qui lui parviennent de ses amis de sport et de fête et n’a voulu recevoir aucun d’eux. Sur ce point, la consigne est inflexible. L’idée de revoir des visages connus lui est insupportable. Il entre dans cet éloignement un sentiment de vanité. Il ne veut pas de témoins à sa déchéance corporelle. Il vit comme un reclus. Au fond, il est honteux d’être malade. Il a l’impression d’avoir été « tombé ».


21 février. — Je vais presque chaque jour chez Antoine Hurtin. Il paraît me voir avec plaisir. Nous causons souvent de nos souvenirs de collège. Lui qui, jadis, abondait en histoires de femmes, il n’en parle jamais maintenant. Il ne raconte plus aucune de ces anecdotes cyniques et crues qui, jadis, le délectaient et qui désolaient Mme  Bruvannes. Pauvre Mme  Bruvannes, elle voudrait bien faire quelque chose pour distraire Antoine, mais elle ne trouve rien. Aussi est-elle pour moi pleine de reconnaissance parce que Antoine semble se plaire en ma compagnie. Excellente Mme  Bruvannes, elle me fait pitié ! Elle erre comme une âme en peine dans son hôtel. Elle a renoncé à son occupation favorite. Elle n’ouvre plus ses vieux auteurs latins et grecs, car elle est savante latiniste, Mme  Bruvannes, et sait fort bien le grec. Elle s’était mise à apprendre ces deux langues dans l’espoir de « suivre les études » d’Antoine. Les « études » d’Antoine n’eussent pas mené loin Mme  Bruvannes, car le baron Hurtin n’est pas un humaniste, mais elle a continué pour elle seule ce qu’elle avait entrepris en vue de son neveu. Pendant des années, Mme  Bruvannes a pris chaque matin sa leçon de grec et de latin, ce qui égayait fort Antoine ; mais Mme  Bruvannes a eu bien raison de s’obstiner. Ce travail lui fut une précieuse distraction. D’ailleurs, Mme  Bruvannes n’a rien d’une pédante. Jamais elle ne fait parade de sa science, qui est réelle. Mme  Bruvannes est la plus simple et la meilleure des femmes, la créature la plus douce et la plus dévouée, malgré son physique impérieux et masculin. Avec l’âge, la légère moustache qui ombrait la lèvre supérieure s’est accentuée. Antoine était sans respect pour cet attribut : « Vois-tu, ma tante, je t’aimerais mieux avec toute ta barbe », disait-il parfois à Mme  Bruvannes, qui était la première à rire de la plaisanterie.


23 février. — J’ai trouvé hier Antoine occupé à regarder des photographies. Elles représentaient un fort beau yacht, appelé le Néréide, et qui appartient au prince de Venasque. Antoine m’a passé ces photographies en me disant : « Ma tante s’est mis en tête de louer ce bateau pour m’emmener, cet été, faire une croisière de deux mois en Méditerranée. Il paraît que l’air marin achèvera de me remettre. C’est une idée de Tullier, naturellement, mais, cet été, je serai crevé depuis longtemps. » En parlant ainsi, il me pose un piège. Mais je demeure imperturbable. Je me suis borné à féliciter notre ancien « amiral » de son prochain commandement à la mer.


24 février. — J’ai reçu une lettre de ma mère, qui me rappelle doucement ma promesse de venir passer une semaine avec elle à Clessy. Elle a raison ; que fais-je à Paris ? J’y mène la vie la plus inutile et la plus vaine. J’ai honte de ce que j’écris chaque soir sur le cahier de Neroli. Il se remplit d’une nomenclature de faits insignifiants. Hélas ! si j’y écrivais mes rêves, quelles mélancolies désespérées ne s’y accumuleraient-elles pas ! Jamais je ne me suis senti le cœur plus vide ; mais, dans ce vide, quel ardent désir d’amour subsiste encore ! Et, cependant, depuis ma rupture avec Juliette, je m’étais bien juré de me résigner à ma solitude.


27 février. — Pauvre Juliette ! qu’ai-je en somme à lui reprocher ! Elle ne m’avait juré ni amour éternel, ni éternelle fidélité. Elle s’est donnée à moi avec simplicité et s’est reprise avec candeur. En devenant ma maîtresse, elle savait bien m’être agréable ; en cessant de l’être, elle ne croyait pas devoir me causer un réel chagrin. En ces deux circonstances, il lui semblait agir selon la vie. Qu’ai-je donc alors à lui reprocher ? Au contraire, ne lui dois-je pas quelques charmants souvenirs ? Le cahier de Neroli a bien le droit d’en retenir quelques-uns, puisque c’est à Sienne que j’ai rencontré Juliette P…

Ce fut à Sienne, en effet, que mon ami Robert Néral me présenta. Juliette voyageait sans son mari, escortée d’une vieille femme de chambre. Dès l’abord, elle me plut. Elle était gaie, naturelle, jolie. Elle devait quitter Sienne, le lendemain, et nous convînmes de nous retrouver à Vérone, où elle allait passer une semaine et peut-être plus. J’avais feint que Vérone fût sur mon itinéraire. En réalité, je me détournais de mes projets primitifs. Mme  P… ne pouvait guère avoir de doute à cet égard, mais elle ne laissa paraître aucune surprise et sembla se féliciter du heureux hasard qui nous permettrait de nous revoir bientôt.

C’est de Vérone que nous sommes allés, Mme  P… et moi, passer une journée à Vicence. Nous voulions y visiter la villa Valmarana. Je me souviens qu’il faisait, ce jour-là, un temps très gris et doucement tiède. La voiture montait la route qui mène à la Madonna del Monte et par laquelle on va à la villa. La vieille Sophie, qui nous servait de chaperon, était assise sur la banquette devant nous. Elle nous considérait avec indulgence, car cela lui semblait une singulière folie que de se déranger pour voir des vieilles pierres et des maisons où nous ne connaissions personne. Sa présence, d’ailleurs, ne nous gênait nullement. Nous n’avions guère, Mme  P… et moi, des allures d’amoureux. Dès notre première rencontre, un ton de camaraderie très libre et très aisé s’était établi entre nous. Robert Néral m’avait prévenu, à Sienne, qu’il n’y avait rien à tenter auprès de Mme  P…, sinon d’obtenir son amitié. Elle voyageait en Italie pour attendre le retour de son mari qui avait été obligé, par son métier, à un assez long séjour en Albanie. Elle aimait beaucoup ce mari, m’avait dit Néral, qui avait ajouté : « Du reste, il est beaucoup plus beau garçon que toi et que moi. » Je me l’étais donc tenu pour dit, et les relations entre Mme  P… et moi étaient celles de deux Français qui se retrouvent à l’étranger, qui ont plaisir à mettre en commun leurs impressions et leurs curiosités, et qui ne sont pas mécontents d’abréger les soirées d’hôtel par un peu de conversation. J’avais donc accepté, en ces conditions, la compagnie de Mme  P… et c’était d’un cœur tranquille que je cheminais à ses côtés vers la villa Valmarana.

Notre promenade, d’ailleurs, risquait fort d’être mouillée. À mesure que nous montions, le ciel s’assombrissait et, quand nous arrivâmes à la Villa, des gouttes commençaient à tomber sur les petits nains de pierre dont les figures grotesques ornent le mur qui clôt le jardin et surmontent les colonnes du portail. Ces nains, comiquement gibbeux ou ridiculement trapus, accoutrés à la mode du dix-huitième siècle, amusèrent fort Mme  P… et ce fut en riant que nous suivîmes le portier. La Villa était inhabitée et le gardien ne fit aucune difficulté pour nous laisser pénétrer dans les appartements. Les charmantes fresques de Tiepolo, si fraîches et si vives, sont la parure de ces salles meublées à la moderne. Après nous être intéressés suffisamment aux aventures de Renaud et d’Armide, nous nous retrouvâmes dans le jardin, et nous allions regagner la voiture, quand le gardien nous ouvrit la porte d’un bâtiment bas qui se trouve non loin de la sortie.

Ce bâtiment est une sorte d’orangerie qui se compose d’une longue galerie, sur laquelle donnent un certain nombre de chambres plus ou moins meublées et qui, toutes, sont décorées de fresques tiepolesques. Au milieu de la galerie, un bâton, dont les extrémités reposaient aux dossiers de deux chaises, supportait, suspendues, de magnifiques grappes de raisins. La vieille Sophie s’extasiait sur cette vendange et était demeurée à la contempler en compagnie du gardien, avec qui elle avait lié conversation. Pendant qu’ils bavardaient, Mme  P… et moi avions continué notre visite à travers les chambres. Elles n’avaient rien de très remarquable et les fresques qui les ornaient n’étaient pour la plupart pas de la main de Tiepolo. Une, cependant, nous retint. Elle représentait un jardin où s’ébattaient des personnages de carnaval. Au milieu d’eux, une dame vénitienne se tenait debout, toute vêtue de satin blanc et les épaules couvertes de la baüta de satin noir. Cette dame, qui portait le masque blanc de Venise, avait je ne sais quoi de charmant et d’énigmatique. Quel visage se cachait derrière ce carton léger ? Nous ne le saurions jamais ! Était-elle belle ou laide, la dame au masque ?

Tout en parlant, nous nous étions accoudés à l’appui de la fenêtre, qui était ouverte. Elle dominait un humide et doux paysage d’automne. Les nuées du ciel, longtemps menaçantes, se déversaient maintenant abondamment. On entendait la pluie ruisseler sur les feuilles molles avec son bruit mélancolique. La vieille Sophie et le gardien continuaient, dans la galerie, un colloque animé. Parfois, il y avait un moment de silence, et une odeur de fruits et de feuillages emplissait l’air tiède et mouillé. Soudain, par un mouvement involontaire, mon coude heurta celui de Mme  P… Nous nous regardâmes. J’eus l’impression subite, claire et émouvante qu’un masque venait de tomber du visage de Juliette. Il m’apparaissait, ce visage, comme celui d’un être nouveau et différent. Je compris, à ce moment, que Juliette n’était pas la Juliette que m’avait décrite mon ami Néral, et, dès lors, je sus que nos lèvres s’uniraient un jour !… Mais la vieille Sophie nous cherchait, et nous repassâmes devant la dame masquée de la fresque. Quand nous sortîmes dans le jardin, il me sembla que les nains et les naines de pierre gambadaient malicieusement sous l’averse qui cinglait leurs dos bossus.


28 février. — En allant voir Antoine aujourd’hui, quel n’est pas mon étonnement de me croiser, dans la cour de l’hôtel du quai Malaquais, avec Gernon, oui, Gernon, en cache-nez de fourrure et en chapeau de paille, que le vieux Luc, le portier, saluait respectueusement comme un habitué de la maison. J’ai eu bientôt l’explication de cette rencontre par Mme  Bruvannes elle-même. Elle voit assez souvent Gernon, qu’elle a connu chez ses vieux amis les Subagny, et pour qui elle avait depuis longtemps la plus vive admiration. M. Subagny est un des promoteurs de l’avatar mondain de Gernon. C’est lui qui l’a déterminé à fréquenter certains salons et à sortir de la retraite dans laquelle il a longtemps vécu. Gernon a suivi les conseils de M. Subagny. Par exemple, M. Subagny n’a pas pu le décider à abandonner son chapeau de paille et sa fourrure. Gernon s’y est refusé obstinément. Peut-être a-t-il raison ? Le monde aime les originaux, et un peu de ridicule rend plus piquant le mérite. Mme  Bruvannes, elle-même, admirerait moins Gernon s’il avait les mains complètement propres.


3 mars. — Je suis, depuis une semaine, chez ma mère, à Clessy-le-Grandval. J’y ai retrouvé, une fois de plus, l’existence que j’y mène à chacun de mes séjours.

À Clessy, je loge toujours dans la même chambre. Elle est assez grande et située au second étage de la maison. Une grosse poutre, dissimulée sous une couche de plâtre, traverse en saillie le plafond. Les murs sont tapissés d’un papier à fleurs sur fond blanc. Ce fond, d’ailleurs, n’est plus très blanc et les fleurs ont quelque peu pâli. Quant au sol, il est carrelé, et le carrelage est d’un rouge éteint dont l’effet n’est nullement désagréable à l’œil. Le lit, placé, à l’ancienne mode, dans une alcôve, est de style Empire, mais d’un Empire de campagne, sans bronzes. Les seuls ornements sont, au sommet des quatre colonnettes d’angle, quatre petites urnes à l’antique, en bois d’acajou. La literie est excellente et douillette. L’édredon, bien gonflé, est rempli de plumes d’une heureuse mollesse. La toile des draps est très fine, très usée et sent bon la lessive. De ces draps-là, on n’en trouve plus qu’en province, chez les vieilles gens. De même que l’on ne voit plus guère qu’en province des pendules comme celle que supporte la cheminée. Elle est d’albâtre en forme de borne, avec un cadran doré. Elle a l’air d’être en sucre, mais, dans sa fadeur douceâtre, son timbre résonne avec une maigre petite voix aigrelette. C’est une vraie pendule de vieille fille.

Ce que j’aime le mieux de cette chambre ce sont ses fenêtres. C’est vers elles que je me tourne, quand je suis fatigué des gravures d’après Poussin et de la pendule en sucre. De ces fenêtres, je domine une petite cour qui ouvre sur le mail. Ce mail est planté de très beaux et de très vieux tilleuls. Au printemps, l’odeur de leur floraison est délicieuse. En été, leur verdure ombrage les vieux bancs de pierre. En automne, leur feuillage est d’une noble couleur d’or. En hiver, les troncs et les branches forment une élégante dentelle végétale. Au delà du mail, on découvre des jardins et, par delà les jardins, des prairies, que bordent la rivière et sa ligne de peupliers. C’est derrière ces peupliers que le soleil se couche, et j’ai assisté, parfois, de cette chambre, à de magnifiques spectacles. Ces soirs-là, ma chambre devient un royal domaine.

Chaque matin, ma mère monte me souhaiter le bonjour et me demander si j’ai bien dormi. Elle est déjà debout depuis longtemps, lorsque je m’éveille, et elle revient de quelque messe matinale. Elle a dit, avant de monter, que l’on m’apporte mon premier déjeuner. C’est l’heure où nous causons le mieux et le plus intimement. Nous parlons du passé et du présent, quelquefois de l’avenir. C’est à ces heures que j’ai parfois envie de demander à ma mère si elle ne regrette pas l’existence qu’elle a choisie. C’est à ces heures que j’ai été tenté souvent de lui dire que son sacrifice avait été inutile, que je suis toujours le même, avec les mêmes désirs, les mêmes incertitudes, les mêmes mélancolies. Pauvre mère, qui rêvait ma transformation ! Elle voulait peut-être que je fusse prêt aux plus ardentes destinées. Elle attendait de moi l’aveu de quelque grand événement ; mais, hélas ! je restais muet. Personne encore n’a pris sa place dans mon cœur et dans ma vie.

Quand nous avons ainsi causé quelque temps, ma mère me laisse pour descendre auprès de Mme  de Préjary. Les soins dont elle entoure sa vieille amie l’occupent jusqu’au moment du déjeuner. En attendant que le repas soit servi, je me tiens d’ordinaire dans la petite bibliothèque qui se trouve au rez-de-chaussée de la maison. En été, cette pièce est délicieusement fraîche ; en hiver, on y allume, en mon honneur, un grand feu de bois. Je m’y chauffe en lisant ou en écrivant. La bibliothèque de Mme  de Préjary n’est pas très bien fournie, mais le meuble qui contient les volumes, le plus souvent dépareillés, qui la composent, est charmant. C’est une large armoire de style Louis  XVI, peinte en gris et couronnée de corbeilles de fruits sculptés. Derrière le grillage des panneaux, s’alignent quelques bons vieux livres reliés en veau écaille. Il y a là une collection de pièces de théâtre. Comment ces antiques brochures sont-elles venues là, je ne sais trop, mais c’est à elles que je dois d’avoir fait connaissance avec le répertoire du xviiie siècle. Quand je suis las de Dancourt et de Dorat, je feuillette quelque relation de voyage ou quelque autre ouvrage démodé. Ainsi, aujourd’hui, j’ai consulté un traité d’hydraulique dû à la plume de M. de Bélidor, mais je sens que je n’aborderai jamais les œuvres complètes du cardinal de la Luzerne qui m’offrent généreusement leurs cinq tomes brochés en papier jaspé.

Nous déjeunons, en tête à tête, ma mère et moi, dans la grande salle à manger aux murs marbrés, comme les couvertures de la Luzerne. Mme  de Préjary ne paraît pas à table et on la sert dans sa chambre. Quand je ne suis pas à Clessy, ma mère déjeune avec elle. On n’ouvre la salle que pour moi. Même en hiver, elle conserve une odeur de fruits. Ma mère a auprès d’elle une petite table-servante sur laquelle sont posées les assiettes. La cuisine est excellente. La vieille Justine, parfois, apporte elle-même le plat qu’elle a particulièrement soigné et attend avec une feinte modestie les compliments que l’on ne manque pas de lui adresser. Ensuite je retourne dans la bibliothèque fumer mon cigare, tandis que ma mère va aider Mme  de Préjary à s’installer au salon.

C’est là que, mon cigare fumé, je monte saluer Mme  de Préjary. J’aime beaucoup ce salon. Il a deux fenêtres qui donnent sur la place du Marché et par lesquelles on aperçoit le gros clocher carré de l’église Saint-Étienne. Le papier de tenture est blanc à dessins dorés. Au mur, deux portraits se font face. L’un est une fort belle toile dans la manière de Largillière et représente un magistrat à grande perruque, le mortier à la main. Il est enfermé dans un horrible cadre acheté chez le miroitier. L’autre est l’œuvre d’un barbouilleur quelconque et montre l’effigie d’un militaire, en perruque aussi et en cuirasse, mais il est entouré d’un admirable cadre précieusement sculpté. À part une bonne console ancienne, le mobilier n’a rien de remarquable. Les nombreux fauteuils sont recouverts de velours d’Utrecht jaune.

Mme  de Préjary occupe un de ces fauteuils, placé en toute saison au coin de la cheminée. À l’accoudoir repose la canne dont elle se sert pour marcher. Auprès d’elle, une petite table à ouvrage pour son tricot. Mme  de Préjary, tout âgée et malade qu’elle soit, est encore charmante. Elle a une figure avenante et ridée. Elle a l’air gai et bon. On ne croirait pas que cette femme souffre depuis de longues années d’un chagrin qui la ronge. Mme  de Préjary pleure encore, comme au premier jour, la mort de la fille qu’elle a perdue, cette Cécile dont je connais de si attendrissants portraits. La chambre de Mme  de Préjary, où, hors ma mère, personne ne pénètre, est pleine des souvenirs de cette enfant. Ses jouets, ses robes, ses petits bijoux de jeune fille sont précieusement conservés.

Mme  de Préjary entretient avidement sa douleur, mais, de cette douleur, elle ne laisse rien paraître. Ma mère en est la seule confidente et l’unique témoin. Une fois dans son salon, assise sur son fauteuil d’Utrecht, Mme  de Préjary est une aimable vieille dame. Elle rit et plaisante volontiers. Elle semble encore s’intéresser à la vie des autres. Elle a, d’ailleurs, beaucoup d’esprit. Je m’attarderais avec plaisir auprès d’elle, mais Mme  de Préjary craint toujours d’ennuyer et de contraindre, et c’est elle-même qui m’engage toujours à aller prendre l’air et à tâcher de me distraire un peu. Elle ne veut pas surtout que je me croie obligé de subir les visites qu’elle reçoit chaque jour, l’après-midi.

Aussi, lorsque le temps est supportable, sortons-nous, ma mère et moi, à cette heure-là. Il n’y a guère, à Clessy-le-Grandval, que deux promenades à faire et il faut choisir l’une ou l’autre. Ma mère ni moi n’avons de préférence pour l’une des deux, et nous nous décidons indifféremment pour la « Grande Côte » ou pour le Canal. La « Grande Côte » est une belle route qui sort de Clessy par une magnifique allée de platanes et qui aboutit à une montée assez rude d’où l’on découvre le panorama de la ville que reproduisent le plus volontiers les cartes postales. Quant au Canal, il ressemble à tous les canaux. Il est bordé d’arbres et traversé par des ponts de pierre en dos d’âne. L’une de ses rives est fréquentée par les voitures, l’autre est un simple chemin de halage. La marche est assez agréable, le long de cette eau miroitante et plate. Parfois, un gros chaland, tiré à la corde par des hommes courbés ou par un vieux cheval, y avance doucement. Sa panse ventrue frôle l’herbe du bord. Quand il passe, il laisse derrière lui une odeur de cuisine et de goudron. Telles sont nos promenades journalières, à ma mère et à moi. Parfois nous nous asseyons quelques instants sur un talus de la route ou sur le parapet d’un pont. Nous restons ainsi sans parler. Le plaisir d’être ensemble nous suffit. Puis, après nous être reposés, nous reprenons le chemin de Clessy, et ma mère se retire dans sa chambre jusqu’au dîner.

Quelquefois, avant le dîner, je ressors faire un tour dans Clessy. J’aime cette heure des petites villes de province. Les rares réverbères sont allumés. Les passants se hâtent dans les rues presque désertes. On entend le bruit des volets que l’on clôt. Les vitrines des quelques magasins sont éclairées. Le bocal rouge et le bocal vert du pharmacien resplendissent. À cette heure, j’aime à rôder dans les petites rues de Clessy. J’imagine ma vie à jamais fixée là…

Il n’y a pas de lampe dans la salle à manger, chez Mme  de Préjary. On pose, à chaque bout de la table, deux antiques candélabres d’argent. Chacun porte trois bougies, mais on n’en allume jamais que deux. Ma mère a fait un peu de toilette en mon honneur. La vieille Justine, même si elle a confectionné un plat extraordinairement réussi, ne paraîtrait pour rien au monde, le soir, dans la salle à manger. Le dîner, pour elle, est un moment important. Elle le dirige de loin et demeure auprès de ses fourneaux. Ma mère n’a plus à côté d’elle la petite table pour les assiettes. Le service est fait par Eugénie, la femme de chambre. À la lumière, la salle à manger est d’une mélancolie autre que le matin.

Après le repas, nous allons dans la bibliothèque. Ma mère me regarde fumer. Ma mère n’a jamais pu s’accoutumer à ma cigarette ou à mon cigare. Elle est toujours sur le point de me dire : « Jette donc cela », comme si j’étais encore un collégien. Et elle considère les volutes de ma fumée avec une telle désapprobation que je me mets à rire. Elle comprend et rit aussi. À neuf heures, ma mère va dire bonsoir à Mme  de Préjary et s’enquérir si elle n’a besoin de rien, puis elle ne reparaît plus. Quant à moi, j’ai le choix de rester à lire dans la bibliothèque ou d’aller achever ma soirée au cercle, car il y a un cercle à Clessy, où se réunissent « ces messieurs ». On y boit des bocks en faisant quelque partie de whist ou d’écarté, et en racontant les potins du jour. Comme je ne trouve pas ces réunions très divertissantes, je préfère regagner ma chambre et me mettre au lit.

Telle est ma vie à Clessy et telle je l’ai menée depuis une semaine que je suis là. Quelquefois, j’éprouve à cette existence un peu de désœuvrement. Cette fois, il n’en est pas ainsi. Le temps ne compte plus pour moi. Les heures s’envolent, rapides et légères. Ma mère me parle ; je cause avec Mme  de Préjary, je me promène le long du canal ou sur la grand’route, je lis ou je fume dans la bibliothèque, sans m’apercevoir du moment où je suis de la journée.

Tous ces actes coutumiers, je les accomplis dans une sorte d’inconscience. Tout ce que je sais, c’est que quelque chose est changé en moi, c’est qu’une pensée nouvelle a détruit toutes mes autres pensées, c’est qu’un seul songe a remplacé tous mes songes. Il me semble que je suis entré dans une existence inattendue, que ma vie date seulement de quelques jours, du jour où je l’ai vue et où, dès le premier regard, je l’ai aimée.

Car j’aime !

Comme c’est singulier que les plus grands et les plus graves événements de la vie — et en est-il un plus considérable et plus prodigieux que d’aimer ? — se produisent avec tant de simplicité ! On leur rêverait quelque mystérieuse préparation. Ils devraient être précédés d’éclairs précurseurs, de signes préalables. D’étonnantes appréhensions devraient avertir de leur approche. Pourquoi pas une apparition d’étoile dans le ciel, pourquoi pas quelque mouvement de la terre et des eaux ? À défaut de ces manifestations, au moins quelque pressentiment fort et secret qui donne à tout une couleur particulière ! Mais non, avant cette rencontre, qui aura été l’heure décisive de ma vie, rien ne pouvait m’en faire deviner la venue. Qu’éprouvais-je, auparavant ? Depuis quelques mois, un sentiment de mélancolie et d’inquiétude, une certaine impression d’anxiété et d’attente. Et l’existence continuait monotone et régulière et j’en notais par désœuvrement les petites circonstances sans intérêt sur le cahier de Pompeo Neroli. Rien d’anormal ne se passait en moi et autour de moi, et cependant, quelque chose d’extraordinaire allait s’accomplir.

Oui, comment se faisait-il que, le jour où mon destin m’allait être révélé, je fusse le même que la veille ? Je m’étais levé, comme je me lève, chaque matin ; je portais le même vêtement ; j’avais les mêmes pensées et, pourtant, j’étais sur le point d’être favorisé d’une merveilleuse félicité. Je touchais à cet instant de toute vie où lui est offerte la chance unique de réaliser son plus profond désir. Nous attendons tous cette minute où la face de l’Amour se tourne vers nous. Et c’est dans une parfaite inconscience de ce qui allait arriver que je suis sorti de chez moi. J’ai pris une rue après une autre, j’ai flâné, en pensant à n’importe quoi. C’est ainsi que je me suis dirigé vers le quai Malaquais pour aller dire adieu à Antoine Hurtin. Et toutes les choses étaient dans leur ordre accoutumé. L’eau coulait comme d’habitude entre les berges. Les vieux murs sculptés du Louvre se dressaient. Luc, le portier de Mme  Bruvannes, avait sa casquette ordinaire. La cour de l’hôtel présentait son aspect accoutumé. Le timbre annonça ma venue. Comme j’étais en avance, j’ai demandé d’abord à voir Mme  Bruvannes.

En pénétrant dans le salon, je n’ai rien ressenti de particulier. Sur le canapé, à côté de Mme  Bruvannes, une jeune femme était assise, avec qui Mme  Bruvannes causait avec animation. Évidemment, ma présence les dérangeait un peu. Mme  Bruvannes m’a tendu la main et m’a nommé à l’inconnue. Mme  de Lérins m’a salué aimablement. Son aspect ne m’a causé aucune émotion. Je prenais peu de part à la conversation et je cherchais une occasion de me retirer et de monter chez Antoine. Néanmoins, j’ai compris vaguement que Mme  Bruvannes n’avait pas vu cette personne depuis plusieurs années, qu’elle venait de faire un assez long séjour en Amérique et qu’elle revenait en France pour s’y fixer. Elle comptait s’installer à Paris, y louer un appartement et le meubler. Elle aimait les bibelots et les objets anciens. À ce moment, Mme  Bruvannes m’interpella. Très au courant de ces choses, je ne refuserais pas de guider sa jeune amie et de l’éclairer de mon expérience. Je m’étais levé et, tout en répondant à Mme  Bruvannes que j’étais à la disposition de Mme  de Lérins, je m’inclinai devant elle. En la regardant, je n’éprouvai aucun trouble.

Ce ne fut qu’en montant l’escalier qui conduit dans l’appartement d’Antoine que j’eus l’impression qu’il venait de survenir dans ma vie quelque chose d’extraordinaire. Brusquement, un visage me réapparut. Je tressaillis. Oui, c’était bien ses beaux yeux hardis, sa bouche un peu épaisse et mollement souriante, son nez délicat et fin ; oui, c’était bien le visage de Mme  de Lérins, mais comme soudain transfiguré. Il était le même, et cependant différent. Il prenait à mes yeux un sens nouveau. Je m’étais arrêté de monter et je me retins à la rampe. Un violent battement de cœur m’avait saisi. C’était donc ce visage que j’allais aimer !

Depuis que je suis à Clessy, ma certitude s’est confirmée. À chaque minute, je suis plus sûr de mon amour. Pas un instant l’image de Laure de Lérins n’est absente de ma pensée. Toutes les indécisions de mon cœur ont pris fin, tous ses désirs ont maintenant un but, et j’éprouve en même temps une grande terreur et une grande joie. Laure de Lérins, Laure de Lérins, m’aimerez-vous jamais ? Votre ardent et beau visage se penchera-t-il sur le mien ? Réaliserai-je en vous le souhait de mes longues années d’attente et de solitude, ou demeurerez-vous un fantôme insaisissable et décevant, douloureux et lointain, qui ira rejoindre ceux qui peuplent déjà mes rêves ? Est-ce le bonheur ou la peine qui vient à moi avec vous ? Qu’aurai-je à écrire, chaque soir, sur le livre de Neroli ? Quelle page va tourner pour moi la Destinée, pareille à cet énigmatique monstre bicéphale, à cet Amphisbène symbolique dont la marche inverse et double est à la fois une menace et une promesse et qui, sur le souple parchemin, présente son signe augural aux conjectures de mon âme anxieuse et de mon cœur superstitieux ?

DEUXIÈME PARTIE



À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).


Les Guérets par Amboise (Indre-et-Loire).

1 octobre 19..


Mon cher Jérôme,

Vous êtes un singulier personnage de vous étonner que je vous donne de mes nouvelles. Pourquoi ne supposez-vous donc pas que je suis contente, en retour, d’avoir des vôtres ? Ce qui s’est passé entre nous pourrait-il donc nous empêcher de conserver l’un pour l’autre une mutuelle et sincère affection ? Est-ce une raison, parce que je ne porte plus votre nom, pour ne plus éprouver du plaisir à l’écrire sur l’enveloppe d’une lettre ? Si vous pensiez autrement, ce serait me prêter des sentiments que je n’ai pas, ce serait bien mal me connaître, et je ne ferai pas cette injure, mon cher Jérôme, à votre remarquable intelligence.

Oui, il me semble très naturel que des relations, au moins épistolaires, continuent entre nous. Elles sont pour moi un agrément dont je ne me résoudrai pas facilement à me priver, et je vous assure que ce n’est pas sans amitié que je considère l’adresse de ma lettre. La pensée que ce papier ira, par le paquebot et le railway, vous atteindre au pays lointain où vous êtes resté me cause même, chaque fois qu’elle me vient à l’esprit, une petite émotion à laquelle se mêle une certaine mélancolie. Je ne jette point ma missive à la boîte sans, avec elle, retraverser quelque peu l’Atlantique. Je l’accompagne à travers les campagnes américaines. Je la vois parcourir les vastes solitudes de votre continent, franchir les Montagnes Rocheuses et leurs plateaux de neige, passer la Sierra où croissent les grands pins, où fusent les geysers, et redescendre vers cette belle Californie, dont j’ai conservé un souvenir si lumineux et si fleuri. La voici maintenant, ma lettre, qui arrive à Berkeley. Elle s’embarque sur le ferry-boat. Au delà de la baie, elle est à San Francisco, puis elle en repart par la gare de Town’s End pour votre charmant Burlingame. C’est là qu’elle va vous rejoindre, mon cher Jérôme, et je crois un peu m’y retrouver avec elle.

J’ai beaucoup aimé notre cottage de Burlingame. Je vous assure qu’il reste dans ma mémoire comme un lieu charmant. Parmi toutes les maisons qui se cachent dans la verdure, il en est, certes, de plus luxueuses que la vôtre, mais je n’en connais pas de plus plaisante, de mieux aménagée et de plus aimablement confortable. Votre vieux goût français y corrige à merveille ce que les modes américaines ont de trop positif. Aussi votre demeure est-elle à la fois élégante et bien agencée. Et puis, à mon sens, elle est la mieux située de tout Burlingame. L’emplacement en a été admirablement choisi et fait grand honneur à votre discernement. De chez vous on a, en même temps, vue sur la Baie et sur le Pacifique. Les arbres qui entourent l’habitation sont magnifiques. J’aime aussi beaucoup la grande prairie à barrières blanches, où s’ébattent vos poneys, et le grand ravin qui longe la route avant d’arriver à la longue allée d’eucalyptus par où l’on parvient au cottage. J’allais souvent m’y promener à votre rencontre, à l’heure où vous reveniez de San Francisco. En un mot, mon cher Jérôme, j’aime votre Burlingame, et j’ai de l’affection pour vous. J’espère que vous ne vous opposerez à aucune de ces deux conclusions et à aucun de ces deux sentiments.

Celui que je porte à votre maison me pousse, maintenant, à vous donner un conseil. Au cas où vous compteriez vous y installer avec Miss Hardington, ne cherchez pas, je vous en conjure, à agrandir et à embellir le cottage. Laissez-le tel qu’il est. Ne jouez pas au milliardaire, bien que vous alliez devenir un de ces personnages, ce qui me fait plaisir pour vous, et qui, aussi, me fait un peu peur, car je désire sincèrement que vous soyez heureux. Ce souhait me ramène au second des deux sentiments que j’exprimais tout à l’heure : mon affection pour vous.

Je ne doute pas, mon cher Jérôme, que Miss Hardington ne soit une femme parfaite et ne fasse votre bonheur. Vous avez, du reste, tous les atouts au jeu. Alicia vous adore et vous approuvera en tout ce que vous voudrez, ce qui vous sera assez agréable, car, entre nous, vous êtes quelque peu égoïste. Ne le prenez pas en mauvaise part. C’est une simple remarque que j’en fais, et non pas un blâme que j’en porte. Vous êtes ainsi, et chacun de nous est ce qu’il peut. Tel que vous êtes, vous m’êtes très cher. Et, cependant, vous en avez paru douter dans la lettre que vous m’écrivîtes après mon départ.

Eh bien ! vous aviez tort. Laissez-moi plutôt croire que ce que vous en disiez était l’effet d’une feinte modestie. Vous savez très bien ce que vous valez et vous me connaissez assez pour être sûr que je rends justice à vos mérites. Vous étiez donc mal venu à suspecter mes sentiments. Vous avez toujours été très bon pour moi et je vous en garde une vive reconnaissance. Mais, puisque vous vous montrez si pointilleux, voulez-vous que nous récapitulions ensemble ce que je vous dois ? Cela vous rassurera sur la vérité de mes assertions.

Je n’ai, en effet, eu jamais qu’à me louer de vous, mon cher Jérôme. Quand je vous ai connu, j’étais au couvent. J’ajouterai que j’y étais à un âge où il commence à devenir ridicule d’y être : à dix-neuf ans sonnés. La plupart de mes compagnes avaient déjà pris leur volée. Elles étaient rentrées dans leurs familles pour faire leurs débuts dans le monde. Plusieurs étaient mariées. Ma meilleure amie, Madeleine de Guergis, de chez qui je vous écris, avait déjà convolé en justes et en injustes noces, car dès la première année de son mariage avec M. de Jersainville, elle se vantait d’avoir eu deux amants.

Donc, pendant que mes camarades étaient déjà parties pour la vie, moi, je demeurais derrière les grilles. On m’y gardait un peu par complaisance, à cause de ma vieille parente, la mère Véronique. Ma situation d’orpheline inspirait une certaine pitié à la communauté. D’ailleurs, ma mère avait été élevée, jadis, chez ces Dames de Sainte-Dorothée, en souvenir de quoi j’y étais traitée en pensionnaire privilégiée. Cependant, à moins de prendre le voile, ce dont je n’avais nulle envie, je ne pouvais m’éterniser là. Mon avenir me préoccupait.

Il n’était pas couleur de rose, mon avenir ! Ma mère, en mourant, m’avait laissée presque sans fortune. Ma pauvre maman n’a jamais été très bon comptable, et l’héritage de mon père avait fondu entre ses jolies mains paresseuses. Une fois hors du couvent, que deviendrais-je ? Je ne possédais, naturellement, aucun métier, j’avais de « l’instruction », et c’était tout. J’étais capable d’enseigner le piano, de donner des leçons de dessin et, à la rigueur, de me placer à l’étranger comme institutrice ou comme demoiselle de compagnie. Il me restait aussi la ressource de me faire cocotte. N’étais-je pas fille d’un officier supérieur ? Mais je ne me sentais aucun goût pour aucune de ces solutions. Malgré ma légèreté de jeune fille, cette question d’avenir n’était pas sans me tourmenter. J’y songeais parfois avec anxiété, la nuit, dans mon petit lit de pensionnaire, en regardant la veilleuse faire, au plafond, des ronds de lumière qui auraient bien dû être des pièces de cent sous. Pour gentille qu’elle fût, j’étais fort embarrassée de ma personne.

Il y avait bien la ressource de recourir aux amies de ma mère. Il se trouvait dans leur nombre quelques braves dames qui ne m’eussent refusé ni un conseil, ni même une recommandation. Elles venaient assez volontiers me visiter au parloir, m’apporter des gâteaux et des bonbons, s’attendrir un moment sur ma situation d’orpheline pauvre. Mais laquelle eût voulu faire pour moi davantage, laquelle m’eût aidée véritablement et efficacement à me débrouiller ? Laquelle eût consenti à se charger de moi ? Aucune n’aurait eu ce courage et cette charité, pas même l’excellente Mme  Bruvannes. Et puis, assumer une pareille responsabilité ! Pensez donc, une grande demoiselle comme moi, quel fardeau et quel embarras !

Cependant, Mme  Bruvannes se fût peut-être risquée, mais Mme  Bruvannes avait son neveu, Antoine Hurtin, et l’idée que je chercherais peut-être à me faire épouser paralysait ses meilleures intentions à mon égard. Quoique née avec de grandes qualités et un rien de folie, Mme Bruvannes est une bourgeoise, et que son neveu contractât un mariage sans fortune lui eût paru une véritable calamité. Comme si cela n’eût pas mieux valu, pour ce gros garçon, que de passer ses nuits au tripot, que de s’abrutir de sports et de courir les filles ! Mais voilà, Mme Bruvannes est une bourgeoise. La fête lui en impose et elle a un certain respect pour les fêtards. Tandis que la pensée que son argent irait à une jeune fille sans le sou bouleversait tous ses principes.

En effet, le mariage était pour moi la seule issue, et ces dames de Sainte-Dorothée le savaient bien. L’établissement de leurs pensionnaires est le couronnement de l’œuvre d’éducation qu’elles entreprennent. Aussi sont-elles de grandes marieuses devant l’Éternel. Elles excellent à caser et à conjoindre leurs ouailles. À ce jeu de petit bonheur, elles sont véritablement émérites, mais encore, pour y réussir, leur faut-il un appoint qui me manquait. Si, sans être riche, j’avais eu une dot raisonnable, nul doute qu’elles n’eussent tiré pour moi le parti le plus avantageux. Elles possèdent de nombreuses relations, l’esprit de combinaison et d’intrigue. Elles méditent longuement et patiemment leurs projets ; elles emploient pour les mener à bien les pieuses armes du cloître. Mais que voulez-vous qu’elles fassent, quand elles n’ont pour mise au jeu qu’une jolie figure et une taille bien prise ? Tout cela n’est guère négociable. Ces sortes de mariages, fondés sur les seuls appâts de la nature, c’est le diable qui les fait. Nos bonnes mères ne s’en mêlent point. Ah ! donnez-leur plutôt quelque petit laideron, même maigrement doté ! Elles parviendront bien, malgré tout, à l’assortir. Moi, je ne présentais pas les conditions requises. J’étais inutilisable. Je m’en rendais compte. C’est alors, mon cher Jérôme, que vous êtes intervenu.

Je me souviendrai toujours de la première fois où je vous aperçus au parloir. J’y avais été appelée par la vieille comtesse de Felletin, et j’avais dû subir le contact trop affectueux de son menton barbu. Vous, vous étiez venu à Sainte-Dorothée pour y voir la fille de votre ami M. Hinland, de San-Francisco, qui se perfectionnait parmi nous dans la connaissance du français. Vous deviez rapporter à son père des nouvelles de notre petite condisciple. Cette mission n’avait rien de dangereux, et cependant elle vous valut une étrange aventure. Vous ne vous attendiez pas, en venant sans méfiance à Sainte-Dorothée, à en ramener avec vous, en Amérique, une grande fille comme moi. C’est le diable qui vous a joué ce diable de tour !

Oui, vous, un garçon sérieux, très sérieux même, puisque vous n’aviez pas craint de vous expatrier pour chercher fortune dans le nouveau monde, vous y avez ramené une petite Française, sans sou ni maille. Et c’était d’autant plus curieux que vous aviez juré de ne jamais vous marier ! Vous aimiez votre liberté, votre vie de travail. Après de dures années de déceptions et de tâtonnements, vous étiez arrivé à acquérir une belle indépendance pécuniaire. Ah ! vous n’étiez pas ce que l’on appelle riche en Amérique, mais vous étiez ce que nous nommons en France un « bon parti ». Enfin, vous aviez atteint le moment où vous pensiez jouir de votre liberté et de votre fortune. Après dix ans d’absence, vous reveniez à Paris pour goûter les plaisirs de la situation que vous vous étiez laborieusement acquise et que vous comptiez bien mener haut et loin. L’instant vous semblait propice pour reprendre pied à Paris, y renouer vos relations, fréquenter les petits théâtres, vous divertir avec des dames du demi-monde et en rapporter là-bas d’agréables souvenirs. Eh bien, non, mon pauvre Jérôme, le sort en avait disposé autrement ! Huit jours après votre arrivée, à peine vos malles défaites, vos premières cartes posées chez vos amis d’autrefois, le hasard a voulu que vous vinssiez au parloir de Sainte-Dorothée et que vous y trouvassiez, en même temps que la vieille Mme de Felletin, une petite gueuse de pensionnaire qui attira votre attention. Et le pire de l’aventure, pour un électricien comme vous, fut que vous reçûtes le coup de foudre !

Car ce fut le coup de foudre, Jérôme. « Souvenez-vous-en », comme dit la chanson. Dix minutes après m’avoir vue, vous vous faisiez reconnaître par Mme de Felletin, et vous m’étiez présenté. Je vous rendis gravement votre salut et, bien que l’uniforme du couvent ne m’avantageât pas précisément, votre sort était décidé. La semaine suivante, Mme  de Felletin, ahurie, stupéfaite, les poils de son menton dressés d’étonnement, accourait de votre part pour me demander ma main, ma main sans rien dedans. Quelle folie ! Mais c’était aussi la faute de Paris. Vous vous croyiez américanisé et vous étiez demeuré très Français, c’est-à-dire capable de l’acte le plus fou et le plus inconsidéré, d’un acte désintéressé, ce qui est le comble de l’absurdité ! Oui, mon cher, l’air de Paris, l’air de France vous avait monté au cerveau. Vous me preniez « sans dot », comme dans les comédies. Vous vous montriez l’un des derniers tenants du mariage chevaleresque. De ce beau mouvement, je vous serai toujours reconnaissante.

Cependant il importe de ne pas se duper. Certes, votre acte était socialement généreux et fou. Sentimentalement il était quelque peu autre. Votre chevalerie avait ses mobiles et elle contenait, à votre insu, une certaine part d’égoïsme. Vous y trouviez des compensations qui en modifiaient la valeur morale. La vérité, il faut bien le dire, était que, physiquement, je vous plaisais beaucoup. Vous ressentiez pour moi un goût sensuel des plus violents et des plus impérieux. Vous aviez l’air de vous conduire en gentilhomme, mais, au fond, vous agissiez comme un trappeur qui s’adjuge, coûte que coûte, une proie désirée. Je ne saurais vous en blâmer, car ces sortes d’enlèvements légaux sont toujours flatteurs pour une femme ; mais je constate le fait, puisque, comme je vous le disais tout à l’heure, nous récapitulons.

Donc, je ne vous reproche rien, mon cher Jérôme. Je tiens seulement à bien définir la nature du lien qui s’est établi entre nous. N’est-ce pas sa nature même, d’ailleurs, qui fait qu’il ait pu se dénouer plus tard sans douleur et sans violence ? Les amours comme les nôtres sont dans des conditions à ne pas durer éternellement, et leur satisfaction même est la cause de leur fragilité. Or, vous pouvez reconnaître que je ne vous ai pas marchandé les privautés auxquelles vous aviez droit. Mais le temps a passé et vous avez constaté que vous y attachiez peu à peu moins de prix. Souvent une union résiste à une dépréciation de cette espèce. Des similitudes de caractères y créent une nouvelle entente qui se substitue insensiblement à la première. Ce ne fut pas notre cas, et nous aurions pu être fort malheureux, si je ne m’étais aperçue à temps du malentendu qui s’introduisait entre nous.

Car c’est moi qui m’en suis rendu compte la première. Certes, je n’avais pas cessé d’être pour vous une femme « possible », mais je n’étais plus « l’indispensable ». J’étais un pis-aller que l’habitude vous rendait tolérable, mais je ne tenais pas dans votre vie la place que vous y eussiez faite volontiers à une personne plus apte que moi à y prendre une part active et efficace. Peut-être eussiez-vous toujours ignoré cette situation si je n’avais eu le courage de vous en avertir. Je fus aidé à cette détermination par l’arrivée de Miss Hardington. Dès que Miss Hardington se fut s’installée à Burlingame et que je commençai à la connaître un peu, j’ai tout de suite compris l’avertissement que me donnait sa présence. Alors, j’ai fait des comparaisons et j’ai réfléchi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir ce dont je me doutais déjà. La femme qui vous aurait convenu, mon cher Jérôme, ce n’était pas moi, c’était Miss Hardington. Une Miss Hardington eût été capable de s’intéresser à vos affaires, de vous y conseiller, de vous y seconder. De plus, son énorme fortune vous aurait fourni le moyen de développer toutes vos facultés. Quel appoint admirable, quel merveilleux levier à votre effort intelligent ! Une vérité indiscutable me frappait. C’était par une union avec Miss Hardington que s’ouvrait la véritable voie de votre destinée. Je me serais crue coupable de vous faire manquer cette magnifique occasion. Dès lors, mon parti était pris. J’étais résolue à vous procurer cette chance unique. J’y ai réussi. Votre mariage avec Miss Hardington est maintenant, je l’espère, une chose accomplie.

Si je suis certaine que vous m’en êtes à présent reconnaissant, je dois reconnaître, mon cher Jérôme, que vous ne vous êtes pas laissé convaincre sans résistance. Cette attitude a contribué, du reste, à l’estime et à l’amitié que j’ai gardées pour vous. Mes premières ouvertures furent fort mal accueillies. À l’idée de notre séparation, de notre divorce, vous vous êtes fort gentiment, fort galamment, fort sincèrement révolté. Ce mouvement fut même si sincère que vous en avez repris pour moi l’ancien attrait physique dont vous vous étiez quelque peu déshabitué. Je me prêtai de bonne grâce à cette suprême expérience et nous connûmes une seconde lune de miel qui n’eut rien pour moi de désagréable. De son côté, Miss Alicia s’opposait généreusement à ce qu’elle croyait être de ma part un affreux sacrifice. Tout cela fit que j’eus quelque peine à vous amener l’un et l’autre à une juste appréciation de la situation et à vous faire accepter enfin le bonheur mutuel que je vous offrais. Vous mettiez l’un et l’autre une sorte de point d’honneur à ne pas vouloir convenir de la vérité de mes assertions. Enfin je suis parvenue à vous faire entendre raison. Je vous ai rendu ainsi à tous deux un réel service. C’est ainsi qu’il faut se conduire entre gens pratiques, et nous nous sommes prouvé qu’aucun de nous ne manquait de cette qualité.

Car c’est au nom de ce sens pratique même que j’ai pu accepter de vous la récompense de mes bons offices. Je sais bien qu’en agissant ainsi j’ai renoncé à vous laisser de moi le souvenir d’une héroïne de roman. Mais que voulez-vous, mon cher Jérôme, je suis une femme qui aime la vie et qui désire la vivre le plus agréablement possible ! Aussi, ai-je accepté, sans façon, de pouvoir, grâce à vous, mener dorénavant à peu près celle qui me plaira. En somme, je suis une indépendante et je n’ai pas refusé que vous m’assurassiez une agréable indépendance. D’ailleurs, vous ne m’auriez jamais laissé vous quitter sans pourvoir à ce que je pusse mener loin de vous une existence honorable. Il eût peut-être été plus beau, certes, que je m’en allasse de chez vous comme j’y étais venue, mais y a-t-il lieu de s’étonner que cinq années d’Amérique m’aient un peu américanisée ?

De ces cinq années, je garde, et j’aime à vous le répéter, mon cher Jérôme, un fort bon souvenir. Nous ne nous y sommes diminués, ni l’un ni l’autre, à nos yeux réciproques. Nous ne nous sommes pas séparés comme des gens vulgaires qui, cessant de se plaire, travaillent à se trouver des raisons à se mépriser. Loin de là. Nous avons simplement procédé à une rectification de nos destinées. C’est une opération loyale et sage que nous avons accomplie en pleine liberté d’esprit et en parfaite entente. Cela laisse place entre nous à l’affection et à l’estime. C’est pour cela, comme je vous le disais au commencement de ma trop longue lettre, que j’ai grand plaisir à vous écrire et à penser à vous. C’est pour cela que je me souviens très amicalement de votre Burlingame, de ses prairies, de ses arbres, de sa belle vue.

Entre nous, même, je préfère votre cottage californien à cette propriété tourangelle des Guérets, dans laquelle je suis venue passer quelques semaines chez mon amie Madeleine de Jersainville, avant de regagner Paris, où je vais tâcher de m’installer convenablement un petit coin gentil. J’espère que vous viendrez m’y voir avec Miss Hardington, quand elle sera devenue la seconde Mme  Cartier, et que vous honorerez d’une visite notre vieille Europe. Vous y trouverez une amie fidèle, mon cher Jérôme, en votre amie dévouée,

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, 56, rue Lord-Byron.

Paris, le 20 novembre.

Mon cher Jérôme,

Me voici à Paris, et je vous avoue que je suis bien aise d’y être. Je n’avais fait qu’y passer quelques jours, au débarqué du paquebot, et ces quelques jours, j’avais dû les passer en compagnie de ces excellents Duckworth qui avaient été charmants pour moi pendant la traversée de New York au Havre. Ce sont les meilleures gens du monde, mais ils sont mortellement ennuyeux. Cependant, j’aurais mauvaise grâce à en dire du mal, car ils se sont montrés pour moi aux petits soins. Mme Duckworth m’a comblée de pastilles contre le mal de mer ; M. Duckworth a veillé à ma sécurité et à ma santé. Il traînait ma chaise longue au meilleur endroit, et m’apportait mon plaid dès que le temps fraîchissait. En un mot, il a été parfait. Il m’a bien demandé deux ou trois fois de consentir à être quelque peu sa maîtresse, ajoutant qu’une maîtresse française aussi jolie que moi lui rendrait tout à fait inoubliable son séjour à Paris, mais, voyant que ses propositions ne me tentaient guère et ne me causaient point un enthousiasme excessif, il n’a pas insisté outre mesure et a rabattu plus modestement ses vues sur une jeune dame wurtembergeoise qui était au nombre des passagères et qui n’a pas beaucoup résisté aux avances du brave Duckworth, car il m’est arrivé plusieurs fois, pendant la traversée, de les apercevoir tendrement penchés sur la lisse.

Il m’a même semblé que Duckworth était parvenu à ses fins avant d’aborder au Havre. En y débarquant, l’aimable Allemande portait au doigt une fort belle bague qui paraissait bien provenir des libéralités reconnaissantes de notre ami.

Ce succès l’avait mis en gaieté et, pendant la semaine où nous habitâmes ensemble le Palace Hôtel, nous fîmes une forte fête. Chaque soir, on allait souper après le théâtre. Malheureusement, Duckworth est un soupeur plus bruyant que brillant. Vous connaissez ses habitudes de table et vous pensez que j’eus bientôt assez de ces divertissements nocturnes ; aussi, le temps raisonnable donné au couple Duckworth, éprouvai-je le besoin d’un peu de repos. L’occasion se présenta. J’avais télégraphié mon arrivée à mon amie Madeleine de Guergis, devenue, comme vous savez, comtesse de Jersainville. Madeleine n’était pas à Paris et devait séjourner jusqu’à la fin de décembre dans sa propriété des Guérets. Il va sans dire qu’elle m’invitait à aller la rejoindre pour y demeurer avec elle, le temps qu’il me plairait d’y rester. Son mari joignait à l’invitation un mot des plus aimables. Ma décision fut vite prise. Si je n’étais pas autrement pressée de lier plus ample connaissance avec M. de Jersainville, que je n’avais fait qu’entrevoir, lors du mariage de mon amie, j’avais hâte de revoir Madeleine de Guergis. De plus, l’automne de Touraine me tentait assez. Il est fort beau, très doux, très lent, et, vous savez, mon cher Jérôme, que j’aime les arbres jaunissants, les belles feuilles mortes dans les sentiers, l’odeur d’éther que répandent les bois à leur déclin. J’acceptai donc l’offre des Jersainville et je partis pour les Guérets, laissant les braves Duckworth épuiser seuls les joies de Paris.

Je ne vous ferai pas une description détaillée des Guérets. Je sais pourtant que vous la liriez avec plaisir, car le sens des affaires n’a pas atrophié en vous celui de la nature. Vous êtes grand amateur de futaies, de jardins et de châteaux. Vous possédez l’entente de la décoration et de la bâtisse et vous l’avez prouvé en faisant de Burlingame un endroit charmant. Néanmoins, je vous dirai simplement que les Guérets sont une agréable maison de campagne, mais qui n’a rien de somptueux et de particulier. Vous voilà donc un peu déçu, car vous vous attendiez probablement à ce qu’en Touraine, pays d’architectures historiques, je vous parlasse de cheminées sculptées, de fenêtres à meneaux et d’escaliers à double vis, le tout écussonné de salamandres et de fleurs de lys. Eh bien ! mon cher, il n’en sera rien, et pour la bonne raison que les Guérets ne furent construits ni par François Ier, ni par Catherine de Médicis. Ils ont une origine plus humble, qu’ils doivent à un sieur Gombault, médecin du duc de Choiseul, lequel accompagna son protecteur en exil à Chanteloup et fit bâtir, auprès du château maintenant détruit, une bonne et belle maison de style Louis XV, entourée d’un charmant jardin et située à deux portées de seringue de la forêt d’Amboise.

C’est dans cette maison que les Jersainville se sont accommodés : M. de Jersainville l’a eue en héritage d’une de ses tantes. La vieille dame avait empli les Guérets d’un épouvantable mobilier Louis-Philippe, mais n’avait pas touché aux boiseries qui garnissaient la plupart des pièces. Les Jersainville les ont remises en état et ont fait disparaître les fatras de la bonne tante pour les remplacer par de gentils meubles anciens sans grande valeur, mais plaisants à la vue. Ils ont fait aussi installer aux Guérets des salles de bain confortables et des cabinets de toilette ingénieux. Quant aux cuisines, elles sont admirables. Le sieur Gombault, qui était sans doute gourmand, les avait voulues vastes et commodes. Les Jersainville se sont pourvus d’une excellente cuisinière. Ils passent aux Guérets quatre ou cinq mois, chaque année. Je les comprends et je les approuve, car celui que j’y ai passé m’a paru court et charmant.

D’ailleurs, j’aurais été bien ingrate si je ne m’étais pas plu dans ce logis. L’accueil que j’y ai reçu fut délicieux et cordial. Vous savez que j’aime beaucoup mon amie Madeleine, et je crois, sans me flatter, qu’elle me rend quelque chose de mon affection. Aussi éprouvâmes-nous grand plaisir à nous retrouver ensemble après cette longue séparation. Nous avions tant de choses à nous dire ! Ce fut par des compliments, que nous commençâmes. Madeleine voulut bien m’assurer que ces cinq années n’avaient pas trop nui à ma figure, et je pus, sans mentir, lui rétorquer la même gentillesse. Madeleine, en effet, me parut très en beauté. Toujours les mêmes beaux yeux, la même belle bouche, ce même menton hardi, cette même tournure élégante qu’elle avait à dix-huit ans. Une seule différence, cependant. Je l’avais laissée châtaine et je la retrouvais du plus riche roux doré. Cette couleur de cheveux lui seyait, du reste, à merveille. Elle n’avait fait, en se blondissant ainsi, que réparer une inattention de la nature. Sur ce point, M. de Jersainville était du même avis que moi. Cette communauté d’opinion commença notre bonne entente et je m’en félicitai, car Jersainville est un charmant garçon, et j’aurais été désolée qu’il me considérât comme une intruse.

Mon arrivée n’avait pas été sans lui causer quelque appréhension, car Jersainville n’a qu’un défaut : il aime ses aises et déteste se gêner. Aussi l’annonce de ma venue l’avait-elle quelque peu inquiété. Pensez donc, une Américaine, n’est-ce point une personne sportive, agitée, douée d’une activité incessante et de toutes les curiosités ? Ne faudrait-il pas la promener à travers le pays, lui organiser des parties et des déplacements, l’occuper, la distraire et la divertir ? Or, Jersainville a en horreur ce genre d’existence et cette sorte de personnes. Quelle satisfaction ne fut donc pas la sienne, lorsqu’il découvrit que je n’étais rien de ce qu’il craignait que je fusse ; qu’au contraire il aurait affaire à quelqu’un de tranquille ! Son soulagement fut infini, quand il apprit que je venais aux Guérets pour me reposer et non pour courir les routes en touriste ; en un mot, qu’il ne serait obligé à rien envers moi. Lorsqu’il fut bien sûr que j’étais une visiteuse inoffensive à ses manies, il me trouva tout à coup adorable. Eh quoi ! j’aimais à rester tard au lit, à rôder de longues heures dans le jardin, à faire des promenades solitaires dans la forêt, à demeurer assise dans un fauteuil et à bavarder interminablement avec Madeleine. Je ne demandais à voir ni Chenonceaux, ni Chambord, ni Azay, ni Ussé. Un pareil désintéressement de ma part dépassait toutes ses espérances. Il me l’avoua naïvement. Comprenant que je ne menaçais pas sa sécurité, il eut pour moi toutes les prévenances dont il est capable.

Je dois dire, cependant, que ce n’est pas énorme. Jersainville est l’être le plus distrait, le plus braque, le plus dans la lune que j’aie rencontré. Il est ainsi par nature. Il y a des moments où il est vraiment absent de tout ce qui l’environne. J’ajouterai que cette distraction naturelle est encore augmentée chez lui par une circonstance aggravante : Jersainville a été, avant qu’il donnât sa démission pour se marier, attaché pendant trois ans à la légation de Chine à Pékin. Pendant ces trois ans de Chine, il a pris l’habitude de fumer l’opium, ce qui n’a pas peu contribué à faire de lui le distrait qu’il est à un point si remarquable. Sa sympathie à mon égard s’est renforcée de l’indulgence qu’il a rencontrée chez moi pour un goût que je n’ai pas le courage de blâmer. On est bien libre de chercher le moyen qui vous plaît le mieux pour embellir la vie. Madeleine a le sien, que je vous dirai plus tard ; Jersainville a trouvé celui-là, et tout est pour le mieux.

Cette indulgence pour mon opiomane tourangeau et pour ses pareils m’est venue, mon cher Jérôme, de nos courses à travers la China-Town de San Francisco. Lorsque vous m’eûtes emmenée là-bas, ce fut une des premières curiosités du pays que vous me montrâtes. Vous souvenez-vous de nos promenades à travers les rues populeuses du quartier chinois, de nos stations dans les bizarres boutiques où l’on débite d’étranges produits, où l’on peut acheter des nids d’hirondelles séchés et des petits poissons tout recroquevillés de saumure ; de nos visites chez les marchands de laques et de soieries, chez les vendeurs de thé. Et le Joss-House, où l’on brûle, devant des idoles saugrenues et dorées, des bâtonnets d’encens et des découpures de papier… Et nos soirées au théâtre ? Quelle impression singulière j’éprouvais devant ces spectacles, pour moi incompréhensibles. On jouait là des pièces interminables, pleines de batailles et de supplices, dont l’action mystérieuse se déroulait en colloques, en vociférations, en mimiques, le tout accompagné d’une barbare musique de tam-tams et de gongs, qui redoublait de violence et d’éclat aux moments pathétiques. Et, ce qui était plus étonnant encore que le spectacle, c’était l’assistance : ces centaines de faces jaunes, prodigieusement attentives aux simagrées comiques et tragiques, qu’ils contemplaient de leurs minces yeux bridés.

Ce fut au sortir d’une de ces séances théâtrales que, justement, Duckworth nous conduisit dans une fumerie d’opium. Je revois encore la salle basse et silencieuse où nous pénétrâmes, les nattes étalées, la lueur rougeâtre des petites lampes. Il me semble entendre encore le grésillement de la boulette cuisant au bout de l’aiguille, respirer l’odeur indéfinissable du lieu. Et quelle parfaite indifférence accueillit notre venue ! Pas un des fumeurs ne prêta la moindre attention à notre groupe d’intrus, pas plus que le noir chat maigre qui rôdait de lit en lit et semblait savourer béatement la fumée des pipes.

Je ne voudrais pas que vous supposiez que M. de Jersainville soit pareil à ces Chinois abrutis que nous visitâmes un soir. Jersainville n’est pas un monomane qui s’abandonne à son vice. C’est un amateur intelligent qui satisfait son goût avec prudence et mesure. C’est un passionné qui cultive sa passion avec ordre et méthode, qui veut la faire durer et en tirer tout le plaisir possible sans se laisser complètement dominer par elle. Aussi met-il, quand il le faut, des points d’arrêt à son intoxication. Il la suspend et la limite. Il sait la réduire et la gouverner. Il est encore capable d’une tempérance relative. Il ne fume pas avec frénésie, mais avec calme, conscience et raisonnement.

Néanmoins, comme tout fumeur d’opium, même raisonnable, il a le goût du prosélytisme. La première conversion qu’il songea naturellement à opérer fut celle de Madeleine, mais Madeleine est réfractaire à la « drogue » et pleine d’un sain mépris pour ces pratiques. Elle n’a nul besoin et nulle envie d’oublier la vie, qu’elle juge bonne. Elle trouve inutile d’obscurcir de fumée la flamme capricieuse et claire de ses yeux. Les rêves ne lui disent rien. La réalité lui suffit. Sur ce point, nous sommes du même avis, Madeleine et moi. Aussi vous pensez bien que, pas plus qu’elle, je ne me suis laissé convaincre par les arguments de Jersainville. Pour le moment, du moins, toute cette « piperie » ne me tente guère. Peut-être, plus tard, n’en sera-t-il pas ainsi. Quand je serai revenue de bien des choses, quand j’aurai vécu davantage, peut-être serai-je heureuse de trouver ce refuge contre l’ennui, contre la solitude, contre la vieillesse ? Maintenant, grâce au ciel, je n’en suis pas là. Et c’est ce que j’ai déclaré à Jersainville, le jour où, tout à fait en confiance avec moi, il m’a fait visiter sa fumerie et m’a proposé galamment l’usage de sa plus belle pipe chinoise.

Elle est charmante, d’ailleurs, cette fumerie, et Jersainville est vraiment un homme de goût. Il a installé son attirail de pipes et de petites lampes dans une des plus amusantes pièces de la maison. Cette pièce servait de cabinet au médecin Gombault. D’aimables boiseries encadrent des panneaux peints sur lesquels sont représentés, au milieu d’arabesques, des singes apothicaires. Le bon Gombault semble montrer, par cette facétie murale, qu’il ne faisait pas grand état de son art, ni grand cas de ses confrères. Le fait est que l’on voit, sur ces panneaux, toute une ménagerie de singes affublés de robes, de bonnets carrés, de perruques et de bésicles, jouant avec les attributs de la profession qu’ils parodient assez irrévérencieusement. Les uns manient des lancettes et des bassines, d’autres des cornues et des tabliers. Beaucoup, comme bien vous pensez, sont munis de l’instrument cher à Molière et que Pravaz a perfectionné pour des usages plus délicats.

C’est parmi ces gambades simiesques et doctorales que M. de Jersainville a établi sa fumerie, et il l’a arrangée d’une façon qui aurait plu certainement à l’âme falote et goguenarde du sieur Gombault. Le médecin du duc de Choiseul eût retrouvé là un des goûts les plus chers à son temps. Le dix-huitième siècle, — je ne vous l’apprends pas, mon cher Jérôme, — a eu la passion des turqueries et des chinoiseries. Tout un art charmant et léger est né de ces imitations orientales. Décoration, tableaux, dessins, gravures, étoffes, l’époque a créé tout un mobilier baroque sous l’influence des Mille et Une Nuits, de M. Galland, des Lettres Persanes, de M. de Montesquieu, et des Contes, de M. de Voltaire. Ce fut une véritable invasion de magots à longues nattes et de pachas à trois queues. Ils prirent possession des étagères, occupèrent les vitrines, s’installèrent dans les cadres, se montrèrent dans la laque des commodes et des paravents. Et c’est de ces gentils objets, où la chinoiserie se mêle au rococo, que Jersainville a orné son boudoir à opium, car c’est plutôt un boudoir qu’une fumerie véritable, cette pièce étroite et longue avec ses panneaux de singeries et ses dessus de portes qui représentent des bonshommes du Céleste-Empire de Mme  de Pompadour et des personnages du Royaume de Zadig. Jersainville y a placé deux étonnantes commodes, l’une en laque noire et or, l’autre en laque rouge, presque rose, et une ottomane digne d’une sultane d’opéra. C’est là qu’il se livre aux plaisirs du bambou, dans cet Orient de Trianon où l’odeur barbare, sournoise et compliquée de l’opium a encore je ne sais quoi de plus singulier et de plus étrange, à deux pas de la pagode de Chanteloup, que l’on peut apercevoir de la fenêtre, dressant au ciel ses étages dont l’inclinaison inquiétante menace ruine, et qui met, dans ce calme paysage tourangeau, une note comique d’exotisme bien français !

C’est donc dans ce boudoir que l’excellent Jersainville passe le meilleur de son temps, soit à lire, soit à rêver, soit à fumer. Par contre, Madeleine y paraît assez rarement, ce qui, d’ailleurs, semble parfaitement égal à son mari. Ce n’est pas que Madeleine et lui soient mal ensemble. Loin de là. Ils entretiennent de fort amicales relations ; mais, au fond, il se soucie extrêmement peu de sa femme. Je crois qu’en épousant la belle Madeleine de Guergis, M. de Jersainville a surtout cédé à l’attrait de la dot imposante qu’elle lui apportait. Jersainville, au moment de son mariage, était à peu près ruiné, ce qui l’a conduit à ne pas trop s’inquiéter des fâcheuses histoires de la mère Guergis. Disons cependant à sa décharge que la bonne dame, après une vie plutôt agitée, avait eu la délicatesse de mourir fort convenablement. La maman Guergis avait eu le cœur fort tendre et avait entretenu nombre de liaisons quelque peu scandaleuses. Elle s’était même fait enlever deux fois, la première par un ténor du théâtre de Lyon, la seconde par un commis du Bon Marché. Tout cela faisait que, même Mme  de Guergis morte, la fille n’était pas très facile à marier. C’est ainsi qu’en jugeaient les bonnes mères de Sainte-Dorothée. Aussi, furent-elles heureuses que Jersainville, garçon de bonne famille, acceptât, sans trop l’approfondir, le passé un peu tumultueux de feu sa belle-mère. Jersainville s’était donc fait agréer. Quant aux dispositions héréditaires où pouvait se trouver Madeleine, il s’en préoccupait médiocrement.

Et cependant il y aurait peut-être eu lieu d’y faire quelque attention. Madeleine aurait mérité de n’être pas trop abandonnée à elle-même — et aux autres. Mais, que voulez-vous ? Jersainville n’avait ni l’âge ni le caractère d’un Mentor, pas plus qu’il n’a, d’ailleurs, ceux d’un tyran ou d’un policier. Peut-être en eût-il été autrement s’il avait été véritablement amoureux de Madeleine ; or, Jersainville n’est réellement amoureux que de son repos et de sa tranquillité ; le reste lui importe assez peu et il s’est vite désintéressé des faits et gestes de Madeleine. Sur ce point, son indifférence est totale, et cette indifférence est à la fois un bien et un mal. C’est un mal parce que Madeleine aurait eu besoin d’être dirigée et maintenue. C’est un bien parce que tout essai de direction aurait eu grandes chances de ne pas réussir et qu’il en fût résulté entre Madeleine et son mari des chocs désagréables. Donc le parti qu’ils ont pris est-il, en somme, le plus raisonnable qu’ils aient pu prendre. Madeleine ne se mêle jamais des affaires de M. de Jersainville, qui lui laisse en retour une entière liberté.

Je ne vous cacherai pas plus longtemps, mon cher Jérôme, que, de cette liberté, mon amie Madeleine use et même abuse. Comment vais-je vous dire cela, et n’allez-vous pas me trouver bien indiscrète ! Cependant, il me semble l’être moins que je ne risque de vous le paraître. Madeleine s’explique sur ce sujet avec un manque si gentil de retenue et d’hypocrisie, avec une franchise et un cynisme si naïfs que ce n’est vraiment pas un secret que je trahis ! Madeleine trompe éperdument son mari et elle l’a trompé presque au lendemain de son mariage, mais sachez aussi qu’elle le trompe sans méchanceté, sans remords, sans préméditation, sans malice, sans aucune des intentions qu’y mettent d’ordinaire la plupart des femmes. Elle y apporte un naturel parfait et elle parle de ces choses avec une simplicité désarmante. Aussi les promptes confidences qu’elle m’a faites m’ont vite mise au courant de la façon dont Madeleine entend l’existence conjugale. Du reste, ces confidences ne m’ont pas surprise outre mesure et je les attendais un peu. Dès le couvent, Madeleine de Guergis portait aux choses de l’amour un intérêt que l’on peut qualifier d’atavique et que le mariage n’a fait qu’augmenter. Depuis le sien, Madeleine a donc eu beaucoup d’aventures, si l’on peut qualifier ainsi des décisions amoureuses aussi promptes et aussi simples que celles qu’elle prend avec un tranquille sans-gêne et une déplorable facilité.

Madeleine de Jersainville est, en effet, une créature purement instinctive, et vous ne parviendriez pas à lui faire admettre qu’il y ait quelque mal à accorder ses faveurs à qui lui plaît. En cela, elle est de l’avis d’un certain nombre de femmes, et peut-être même de la plupart, avec cette différence que ce qu’elles pensent en secret, Madeleine l’avoue tout haut avec une parfaite candeur, la même qu’elle apporte à la pratique de sa persuasion. Rencontre-t-elle un garçon à sa convenance, elle n’éprouve aucune hésitation et aucun embarras à agréer ses hommages et à lui faire part des sentiments qu’il lui inspire. Ajoutez qu’avec Madeleine on ne demeure pas longtemps sur le terrain des sentiments et qu’elle a vite fait de leur donner une suite rapide. Madeleine est belle et elle n’est pas fâchée de le faire constater avec le moins de réserve possible. Elle aime laisser dans les yeux de ceux qui l’admirent de vives images de sa beauté. Madeleine est ainsi et il faut — sans jeu de mots — la prendre comme elle est. Vous ne la convaincriez, par aucune raison du monde, des inconvénients qu’il peut y avoir à se passer ainsi ses caprices. Vous auriez beau dire, elle ne comprendrait pas et vous regarderait d’un air étonné. Pour elle, ce qui est pour d’autres femmes un acte décisif et quelque peu tragique, est vraiment un acte sans importance qu’on peut renouveler aussi souvent que bon vous semble, avec autant de gens que cela vous plaît. À toutes vos objections, Madeleine vous répondra par un sourire distrait et distingué. Elle vous écoutera avec l’air obstiné et condescendant d’une personne qui se sait dans le vrai, à qui vous contez des balivernes, et à qui vous débitez des absurdités.

Ah ! c’est une curieuse fille que Madeleine de Jersainville et je n’ai jamais rencontré un être dépourvu plus qu’elle de toute morale et de tout préjugé. Elle n’est que nature et instinct, et le sien la porte à faire l’amour avec une singulière fréquence. Sa pudeur est des plus limitées. Elle vous raconte des choses énormes en trempant ses tartines dans son thé. Elle se promène à travers la maison plus qu’à moitié nue et sans se soucier des rencontres. Avec cela, la personne la plus douce, la plus gentille, la plus affectueuse qui se puisse voir ! Elle est délicate et serviable. Elle est instruite, lettrée, et elle écrit fort joliment. J’ajoute qu’aux Guérets elle a une conduite exemplaire et irréprochable. C’est sa saison de repos, sa « saison de marmotte », comme elle dit. Ce n’est qu’une fois rentrée dans la vie mondaine, revenue à Paris, qu’elle est reprise de cette sorte de démon qui est en elle et qui fait qu’elle mérite vraiment le nom de « possédée ». Je le regrette un peu, car, une fois installée moi-même à Paris, je serai obligée d’espacer nos relations. Madeleine est une compagnie bien compromettante et, sans être bégueule, je ne tiens tout de même pas à être classée parmi les divorcées galantes. Madeleine, encore, a son mari ; mais, moi, je n’ai pas même un amant pour me faire respecter !

Je serai navrée donc d’être forcée à voir moins souvent ces bons Jersainville et peut-être d’avoir l’air d’une ingrate, car j’ai passé chez eux d’agréables semaines. Madeleine a été charmante avec moi et m’a montré la plus gentille amitié. Aussi ne voudrais-je pour rien au monde la peiner. Mais elle sera si occupée !… Enfin, je serai prudente. Je ne voudrais pas participer par trop à la mauvaise réputation que doit avoir Madeleine. C’est si bête de se compromettre inutilement ! Je veux mener une existence régulière. C’est pourquoi je veux quitter le plus tôt possible l’hôtel Manfred et louer un appartement. Je ne sais pas encore où j’habiterai. Je vais me mettre à chercher. Cela me fera une occasion de faire connaissance avec Paris. Elle me plaît, cette ville, et il me semble que je serai heureuse d’y être heureuse. Ne prenez pas cela en mauvaise part, mon bon Jérôme, vous avez fait de votre mieux pour m’y assurer une vie agréable. À moi de faire le reste.

Votre amie,

Laure de Lérins.

À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 26 décembre.

Mon cher Jérôme,

Vous allez vous moquer de moi en recevant cette lettre. Oui, je suis toujours à l’hôtel Manfred. J’y occupe une chambre où j’ai à peine la place de me retourner, à cause des malles qui l’encombrent, car je n’ai pas encore retenu l’appartement dont je vous parlais. Ne croyez pas, pourtant, que mon séjour prolongé dans ce Family Hôtel ait quelque raison sentimentale, pour ne pas dire plus. Ne supposez pas que je suive l’exemple de mon amie Madeleine et que je sois éprise de quelque Adonis de table d’hôte. Non, mon cher Jérôme, rien de tout cela ne m’est arrivé et, si mon cœur a battu, ce n’est pas pour quelque beau cavalier. C’est Paris qui est le coupable. Il a bien des charmes, et ce sont eux qui m’ont occupée jusqu’à présent.

Oui, mon cher ami, depuis plus d’un mois que je suis ici, je suis en coquetterie avec Paris, et j’avoue que je suis ravie de ce flirt. Ne vous en étonnez pas trop. Sans nous connaître, Paris et moi étions déjà de vieux amis. Bien souvent, quand vous étiez à votre office de Market Street et que je demeurais seule à Burlingame, je sortais de la bibliothèque le plan de ce Paris qui était pour moi une ville à demi fabuleuse. Je l’étalais sous mes yeux et je le regardais longtemps. Du doigt, je suivais ses rues principales, ses avenues, ses boulevards. Je m’arrêtais aux places. Je cherchais ses monuments les plus fameux, parmi lesquels je comprenais, naturellement, les grands magasins. Que de promenades j’ai faites dans ce Paris lointain et pour moi presque chimérique, dont je ne connaissais guère que l’enclos du couvent de Sainte-Dorothée ! Y pouvoir errer librement, sans guide, sans contrainte, à ma guise et au gré de mon caprice, m’arrêtant où je voudrais, cela me paraissait une véritable perspective de Paradis !

Eh bien ! ce rêve, je le réalise depuis plus d’un mois, et cette réalité est un enchantement. Vous allez me trouver bien ridicule, Jérôme, mais vous, Paris, vous le connaissez ; il vous est familier ; vous y avez passé votre jeunesse ; vous y avez vécu, et, quand vous vous êtes fixé en Amérique pour vos affaires, d’abord provisoirement, ensuite d’une façon définitive, vous en avez emporté des images variées. Paris a satisfait vos curiosités. Mais, moi, pensez donc que Paris était resté pour moi un rêve de pensionnaire, un domaine inaccessible que je n’avais aperçu qu’à travers une grille. Quand nous nous sommes mariés, j’espérais que Paris s’éclairerait pour moi des rayons de notre lune de miel. Mais, au lieu de cela, vous m’avez jetée dans un paquebot et emportée là-bas comme objet conquis ! Et des années ont passé, et lorsque je songeais à Paris, je me disais : « Ô Paris, quand je te verrai, je serai sans doute une vieille dame. Il aurait été pourtant amusant de fouler tes trottoirs d’un pas encore alerte, de rôder dans tes rues avec une jeune allure de promeneuse, de refléter dans tes vitrines un joli visage, d’être encore à l’âge d’être regardée, suivie. »

Car, voyez-vous, mon cher Jérôme, en Amérique, ce sont toujours ces plaisirs de la rue qui nous manqueront, à nous Françaises, même Françaises honnêtes ; ce seront ces regards croisés, ces petits hommages d’admiration recueillis au passage, durant les flâneries. Être une jeune et jolie femme, dans la rue, à Paris, il y a à cela un agrément particulier que l’on ne rencontre nulle part ailleurs. Se promener par un beau jour froid d’hiver, le long des magasins élégants de la rue de la Paix et des Boulevards, à l’heure où le gaz s’allume, où l’électricité brille aux devantures, au milieu d’une foule sympathique, est une impression délicieuse qu’il faut avoir éprouvée. Certes, en Amérique, il y a bien des rues et des avenues, des boutiques et des magasins ; il y a des passants, mais il n’y a pas de flâneurs !

Oh ! la flânerie, mon cher Jérôme, quelle merveilleuse invention ! Je viens de passer un grand mois à ne guère faire autre chose que flâner. Eh bien ! je ne me suis jamais autant amusée. Oui, chaque matin, pendant un mois, je me suis habillée pour Paris. C’était pour Paris que je me poudrais le nez, que je me faisais les ongles, que je me parfumais. Chaque matin, pour lui, je mettais mes plus beaux souliers, ma robe la mieux seyante, mon chapeau le plus coquet. De quel pas alerte je descendais l’escalier ! C’était vers Paris que je courais. Brusquement, je me trouvais face à face avec lui. Son odeur m’emplissait les narines, son bruit m’emplissait les oreilles, son aspect me sautait aux yeux et, joyeuse, rapide, enivrée, je partais en reconnaissance à travers la vaste ville.

Vous pensez bien qu’à ces promenades quotidiennes je n’ai mis nul ordre et nulle méthode. Je n’ai pas visité Paris à la manière de nos Américaines. Elles le divisent en tranches, ainsi qu’un gâteau, et avalent gloutonnement chacune de ces tranches. Elles absorbent ainsi, chaque jour, un certain nombre d’églises, de musées, de monuments et autres curiosités. Vous ne me voyez pas, je suppose, me comportant de cette façon. Non, ce que je voulais, c’était me familiariser avec les lieux où j’allais vivre désormais, et le meilleur moyen m’a paru de m’en remettre au hasard, ou plutôt de me confier aux caprices du gentil Dieu de la flânerie.

Et j’ai eu bien raison d’agir ainsi. Il n’y a pas de meilleur guide dans Paris que Paris lui-même. Que de surprises il nous ménage ! Que de choses admirables il nous montre et que j’aime déjà passionnément ! Ses quais merveilleux, ses fastueux Champs-Elysées, son Luxembourg, sa place Vendôme ; et Montmartre ! J’y suis montée par un beau matin frais et clair. Ce fut une de mes premières promenades. De là, Paris entier m’est apparu, vague, mystérieux, énorme, précis. C’était donc cela, ce Paris où j’allais enfin vivre, qui allait m’offrir librement toutes ses joies, grandes et petites. Ah ! Jérôme, pensez donc, contempler à son gré le sourire de la Joconde ou le chic des mannequins de la rue de la Paix !

Si beau et si séduisant que m’ait paru Montmartre, ce n’est pas là cependant que j’habiterai. Je ne suis ni une bohême, ni une artiste, je suis une petite dame très convenable à qui il faut un logis paisible et commode. Aussi est-ce peut-être dans les bons vieux quartiers de la rive gauche que je le chercherai. Pour le moment, je n’ai rien décidé encore. Je suis encore tout entière au genre de vie que je vous décris. Il a bien des charmes, mais bientôt je me « rangerai » et je me conduirai comme une personne pleine de dignité et soucieuse de considération. De tout ce que je vous raconte, j’aurai grand soin de ne rien dire aux quelques vieilles dames que je connais ici et auxquelles il faudra que je fasse accepter ma nouvelle situation. C’est pourquoi, dans quelque temps, je saurai me résoudre à cesser mon vagabondage et à consacrer quelques heures de ma journée aux visites nécessaires. Jusqu’à présent, je le confesse, je n’ai pas eu le courage de m’astreindre à ces formalités. J’étais trop amoureuse de Paris pour m’occuper de régulariser mon union avec lui. Pourtant, j’ai fait un premier pas dans ce sens, car avant-hier je suis allée voir ma respectable tante de Brégin, à Sainte-Dorothée.

Je n’ai pas, du reste, accompli cet exploit sans quelques précautions préalables. J’ai pris, tout d’abord, celle de faire précéder ma venue par une lettre fort respectueuse, suffisamment détaillée, des plus modestes, et, je crois, assez bien tournée. J’y exposais à ma tante, dans un langage sans détour et sans forfanterie, l’important événement qui avait eu lieu dans mon existence. J’en retraçais les circonstances avec naturel, mais aussi avec une certaine réserve et avec toutes les bienséances possibles. En finissant, je laissais entendre discrètement que j’attendrais, pour me présenter au parloir, que l’on me manifestât le désir de m’y voir paraître. Je tenais avant tout à ne pas m’y rendre comme une intruse ni comme une coupable.

Ce qui l’est peut-être, c’est de rire encore, comme je le fais, en pensant au désarroi que ma lettre a dû jeter parmi les excellentes mères de Sainte-Dorothée. De quels commentaires, de quelles discussions a-t-elle dû être l’objet ? Pensez donc, mon pauvre ami, pour ces braves dames, je suis, en somme, une brebis galeuse, une malheureuse dévoyée, une âme perdue. Quoi ! une ancienne élève du couvent de Sainte-Dorothée être maintenant une divorcée ! N’est-ce point affreux ? Quel scandale ! Que de fois, à cette honte de famille, ma pauvre bonne tante n’a-t-elle pas dû lever les yeux au ciel par-dessus ses lunettes ! N’était-ce pas elle qui, en me faisant recevoir pensionnaire à Sainte-Dorothée, avait infligé ce déshonneur à la communauté ? Ah ! les beaux conciliabules que tout cela avait dû produire sur la conduite à tenir avec moi ! Aussi je ne vous cacherai pas que la réponse à ma lettre se fit quelque peu attendre. Elle vint cependant. Elle était un modèle de prudence et d’ambiguïté. Le point principal, naturellement, n’y était pas traité. Néanmoins, après des préambules infinis et nombre de considérations générales, j’y étais invitée à venir voir ma tante au parloir.

Pour m’y rendre, je fis une toilette qui était un chef-d’œuvre de bon goût. Cela tenait le milieu entre la veuve et la jeune fille, avec un rien de la dame d’un certain âge. J’avais loué, pour l’occasion, au lieu d’un humble fiacre, un bon coupé à un cheval. À l’heure dite, ce véhicule confortable et modeste s’arrêtait devant la porte du couvent de Sainte-Dorothée. Je pris grand soin de mettre la semelle au marchepied avec une sage lenteur, sous l’œil observateur de la sœur tourière, qui me considérait curieusement et à laquelle j’adressai le petit bonjour d’usage. Puis je traversai posément la grande cour dallée. À la porterie, je fis mon billet. De là, on me conduisit au grand parloir. Il était vide et je vous avoue que je préférais qu’il en fût ainsi, car je n’ai pas revu sans quelque émotion les boiseries grises et les fauteuils de reps vert qui ornent cette vaste pièce. À ces souvenirs du passé, se joignit, mon cher Jérôme, une rapide pensée à votre adresse. C’était là que vous m’aviez fait l’honneur de me remarquer ! Mais je n’eus pas le loisir de m’attendrir longtemps. À un bruit lointain sur le parquet ciré, je reconnus le pas traînant de ma tante de Brégin, en religion mère Sainte-Véronique. Je me levai et j’allai au-devant d’elle. Le moment était délicat ; il ne fallait mettre dans cette avance ni trop d’empressement, ni trop de lenteur. La mère Véronique est attentive aux plus petites choses et, comme elle est d’esprit subtil et médiocre, elle en tire des déductions infinies.

Malgré cette prévenance, l’accueil, comme je m’y attendais, fut plutôt froid. Ah ! je n’en accusai pas ma pauvre tante. Elle avait reçu certainement des instructions à cet égard et elle était trop bonne religieuse pour faire autrement que de s’y conformer. Sa réserve commandée était parfaitement explicable. J’étais, en somme, je vous le répète, le déshonneur du couvent. Mon cas était sans excuse. Songez donc, une petite fille qui, grâce à la parfaite éducation reçue à Sainte-Dorothée, qui, grâce au renom mondial de cette pieuse maison, avait eu la chance remarquable d’être épousée sans dot et qui, au bout de cinq ans de mariage, vous revenait d’Amérique divorcée, et divorcée, ce qui pis est, sans torts graves de l’époux ! Cette nuance, et plusieurs autres, ma tante me les faisait sentir dès l’abord, par la façon même dont elle semblait se tenir à distance de moi. Ne doit-on pas montrer une juste sévérité envers une personne qui non seulement a compromis sa situation mondaine, mais encore sans doute sa situation matérielle, car, enfin, qu’allais-je devenir maintenant ?

Sur ce dernier point, je pus rassurer aisément la mère Véronique et ce fut par ce sujet que notre conversation commença. Ma tante parut fort satisfaite des assurances que je lui donnai. Elle poussa un soupir de soulagement comme si je lui enlevais un grand poids de dessus la poitrine. Après quoi, elle croisa les mains sur son petit ventre rond et me considéra avec une certaine bienveillance. Évidemment, j’étais toujours une divorcée, en dehors maintenant du giron de l’Église, mais je n’étais pas une divorcée pauvre. Il y a là, même pour les âmes pieuses, une petite différence et ma tante n’y était pas insensible. Malgré tout ce qu’il y avait à dire, je m’apercevais bien que je ne produisais pas sur elle une trop mauvaise impression. Ma tenue et mon habillement prouvaient que je n’avais pas entièrement perdu mes qualités si françaises de décence et de tact. Ma tante s’attendait à me voir vêtue d’une de ces toilettes tapageuses, comme en arborent trop souvent les mamans des petites élèves américaines à leurs visites transatlantiques au parloir de Sainte-Dorothée. Au lieu de cela, j’étais vêtue avec goût et simplicité. Quel dommage que je fusse divorcée ! Sûrement, la mère Véronique pensait qu’il était bien regrettable qu’un veuvage opportun ne m’eût évité la sottise que j’avais commise. Hélas ! mon cher Jérôme, la mère Véronique vous eût sacrifié bien volontiers aux intérêts de la religion et de la morale !

Ces préliminaires échangés entre ma tante et moi, je vis bien vite où elle en voulait venir. Un second point la préoccupait. Avais-je ou non l’intention de me remarier ? Ma tante tenait beaucoup à être fixée à ce sujet. Certes, le divorce est toujours une grave atteinte aux lois divines, mais cependant il y a divorce et divorce, et une séparation, même voilée sous le prétexte de convenance mutuelle et de consentement réciproque, peut cacher certaines excuses. Les hommes sont si fourbes, si brutaux ! Les bonnes Mères, bien que les connaissant assez mal par elles-mêmes, n’ont pas pour eux grande estime. Les pauvres femmes ont parfois bien à souffrir et le mariage n’est pas toujours un paradis ! Il y a donc des cas où les torts d’une divorcée s’atténuent singulièrement et où on les lui peut presque pardonner. Seul, demeure inexcusable le cas de remariage. Là, le scandale s’ajoute au scandale. Une divorcée qui se remarie risque de perpétuer son péché, de lui donner une postérité.

De nouveau, je pus rassurer la mère Véronique et la rassurer avec sincérité. Elle parut tout d’abord fort contente de ma déclaration, puis peu à peu elle se rembrunit. Pour la première fois, depuis le commencement de notre conversation, elle examinait avec soin ma figure. Elle me considérait même avec une insistance presque gênante. Que découvrait-elle, tout à coup, sur mon visage ? Portais-je donc au front le signe des réprouvées ? À la grimace de la bonne dame, je pouvais croire à tout le moins que j’avais terriblement enlaidi depuis le temps où les papas d’élèves me lorgnaient au parloir. Mais non, ce n’était pas cela ; au contraire, ma pauvre tante regrettait du fond de son cœur que le Seigneur m’eût conservé quelques dons assez agréables. Qu’avais-je à faire maintenant de ces vains attraits qui, d’ailleurs, ne m’avaient pas été d’une grande utilité, puisqu’ils n’avaient pas réussi à faire que mon mari passât par-dessus mes imperfections morales et consentît à tous mes caprices, afin de se conserver l’usage exclusif de ma beauté ? À présent, surtout, à quoi allait bien pouvoir servir que j’eusse de beaux yeux, une bouche fraîche, une chevelure abondante ? Ces avantages devenaient pour moi autant de dangers. Tout cela se lisait dans les regards méfiants de la mère Véronique. Je vous jure qu’elle eût été ravie que je fusse borgne, boiteuse ou chauve. Elle m’eût certes préférée cul-de-jatte à me voir comme je suis, car n’était-il point extrêmement probable que mes faibles appas me vaudraient les compliments intéressés des hommes et leurs propositions déshonnêtes ? Et rien ne prouvait que je ne me laissasse pas prendre à leurs pièges. Le cœur des femmes est sensible à ces éloges masculins et la vanité qu’elles en tirent d’elles-mêmes leur peut conseiller bien des sottises. La tante Véronique, en son for intérieur, me faisait l’honneur de me croire capable des plus marquées.

En réalité, ma brave tante craignait pour ma vertu et redoutait visiblement que je ne la susse pas conserver intacte. Quoi donc, alors, j’aurais des amants ! Des amants ! Elle pinçait les lèvres à cette pensée déshonorante, cependant elle n’osa pas me faire part de ses suppositions. À ce sujet encore, je fus sur le point de la rassurer, mais vraiment je lui avais déjà donné assez d’assurances pour une première visite et je ne résistai pas au plaisir de laisser travailler un peu sa faible tête sur cette matière et même de la taquiner méchamment, en amenant dans la conversation le nom de Madeleine de Jersainville. J’avouai que je venais de passer justement six semaines chez elle, dans sa propriété des Guérets.

À ce nom et à cette nouvelle, ma tante fit la figure la plus comiquement dépitée qui se puisse voir. Quoi, à peine débarquée d’Amérique, me trouvant dans une situation qui m’imposait les ménagements les plus délicats, je fréquentais intimement une Madeleine de Jersainville ! La mère Véronique était positivement à la torture. La charité lui interdisait de me révéler les folies amoureuses de Madeleine ; la charité aussi lui commandait de me mettre en garde contre de si pernicieuses relations. Que devait-elle faire ? La solution de ce problème n’avait pas été prévue dans les instructions que la mère Véronique avait dû recevoir en haut lieu. Cependant, comme je craignais que ma tante ne prît l’initiative de m’avertir du danger et, comme je ne voulais pas risquer d’écouter sur Madeleine des propos embarrassants, j’alléguai l’heure et demandai la permission de me retirer. Ma tante fut toute heureuse de la diversion qui lui donnait le temps d’en référer à qui de droit. Quand nous nous quittâmes, elle me tapota affectueusement la joue en me disant : « Allons, ma petite Laure, je suis contente de t’avoir revue. Reviens quelquefois écouter les conseils de ta vieille tante… » Et elle ajouta : « Cela vaudrait mieux que de trop voir Madeleine de Jersainville. On dit qu’elle est un peu coquette… »

Madeleine, un peu coquette ! Ne trouvez-vous pas délicieux, mon cher Jérôme, l’euphémisme. Enfin, comme vous voyez, ma visite s’est fort bien passée, si bien même que, quelques jours après, j’ai reçu une lettre de ma tante, me mandant que la mère supérieure espérait que, malgré les difficultés de ma position, les bonnes relations ne cesseraient pas entre le couvent et moi. Elle ne doutait pas non plus que, l’occasion se présentant, je ne consentisse à m’associer à certaines œuvres patronnées par la communauté. Ces aimables paroles sont un indice que la lettre de quête n’est pas loin ! Heureusement, mon cher Jérôme, votre libéralité m’a mise à même de satisfaire largement à ces menues obligations. Elle m’a permis aussi de m’offrir un petit bijou que j’avais vu, rue de la Paix, lors de l’une de mes premières promenades et auquel j’avais souvent pensé depuis. C’est un cœur, formé de pierres sans valeur, mais délicieusement montées. Quand je l’ai suspendu à mon cou, il m’a semblé que Paris lui-même me l’offrait en signe de bienvenue. Ne vous offusquez pas de ces galanteries de la grande ville. Tant que je n’écouterai que celles-là, la mère Véronique peut dormir sur ses deux oreilles. À propos, à quand votre « remariage » ? On dirait que vous me regrettez.

Votre amie,

Laure de Lérins.

À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, 12 janvier.

Mon cher Jérôme.

Je suis très heureuse de la bonne nouvelle que m’apporte votre câblogramme.

Vous voici donc enfin marié et l’aimable Miss Hardington doit être au comble de ses vœux. Songez donc, la voilà la femme de l’homme le plus élégant et le plus distingué de San Francisco, car je peux bien vous le dire, maintenant que vous n’êtes plus du tout mon mari et que vous êtes celui d’une autre.

Jusqu’alors, en effet, bien que nous fussions légalement divorcés, il existait encore entre nous une espèce de lien qui me retenait de vous parler entièrement à cœur ouvert. Cela donnait à mes lettres quelque chose de factice et d’emprunté, que, je le sens, elles n’auront plus. À présent, il ne reste vraiment plus rien de notre passé commun qu’une franche et loyale camaraderie. Je pense que votre nouvelle femme ne s’en offensera pas. Elle est très intelligente et elle comprend le plaisir que je puis avoir à vous écrire. J’espère qu’elle considérera avoir en moi une amie sûre et dévouée. Je lui en ai déjà donné des preuves, j’y ajoute celle de me mettre à sa disposition pour le cas où elle voudrait me charger de quelque commission de couturière ou de modiste. Nous sommes à peu près de la même taille et je pourrai très bien lui servir de mannequin. Transmettez-lui ma proposition.

Quant à vous, mon cher Jérôme, je ne refuse pas non plus de vous envoyer d’ici les dernières créations du chapelier à la mode et du tailleur en renom. Mais cela n’a pas d’importance pour vous. Votre nouvelle femme vous adore et, fussiez-vous vêtu de défroques innommables et de guenilles sordides, elle ne vous en adorerait pas moins. Je suis ravie de la savoir en ces dispositions, car il est bien agréable pour un homme d’être éperdument aimé. Cela le dispense même d’être aimable, ce qui ne sera jamais votre cas. Cependant, comme je souhaite de tout cœur que le sentiment qu’Alicia a pour vous soit durable, laissez-moi vous présenter certaines petites réflexions que j’ai faites et qui sont presque des conseils.

Vous avez de grandes qualités en amour, mon cher Jérôme, et je me plais à le reconnaître. Je mets à part, naturellement, celles sur lesquelles il serait de mauvais goût d’insister, mais qui ont bien, tout de même, leur prix. Outre donc ces qualités trop intimes pour en parler, vous en avez d’autres. Vous êtes franc, loyal, empressé. Je pourrais grossir la liste, mais je m’arrête. Par contre, vous avez un défaut que je veux vous signaler, car il pourrait être un danger pour votre bonheur conjugal. Vous n’êtes pas attentif, Jérôme.

Or, l’attention est une des choses dont les femmes sont le plus reconnaissantes et à laquelle elles sont le plus sensibles. Je ne veux pas parler, bien entendu, de cette attention qui est une des formes de la politesse et qui est désignée plus exactement par cette expression : des attentions. « Avoir des attentions » pour une femme, c’est charmant, c’est gentil et ce n’est pas inutile. C’est témoigner d’une galanterie naturelle qui a sa valeur et son mérite. Les femmes en savent gré aux hommes. Mais ces « attentions », qu’elles acceptent avec plaisir, n’ont qu’un lointain rapport avec « l’attention » qu’elles exigent, même inconsciemment, de quiconque a part dans leur vie.

Oui, Jérôme, il ne suffit pas, avec une femme, avec sa femme, d’être « attentionné », il faut être « attentif ». Par là, j’entends qu’il faut s’astreindre, jour à jour, heure à heure, à la comprendre, chercher à se rendre compte de ses variations de caractère et de tempérament. Il faut l’observer minutieusement et lui donner l’impression qu’elle vit dans une atmosphère vigilante. Cette impression d’être comprise, entourée, soutenue, d’être environnée de soins intelligents, est de celles auxquelles les femmes sont très sensibles. Cela leur donne un précieux réconfort de bien-être et de sécurité. Cela les aide à se sentir en communication avec qui les aime. C’est ainsi que se créent entre les amants, les époux, mille petits liens délicats, indissolubles, qui fortifient leur union, la protègent comme d’un filet aux mailles serrées.

C’est cette vigilance qui vous a manqué avec moi, mon cher Jérôme, cette clairvoyance attentive et observatrice. Cela vous a manqué et j’en ai souffert, sans vous le dire. Toutes les femmes à ma place en eussent souffert également, et ne voyez pas là une exigence particulière à ma nature. C’est ainsi pourtant que nos deux existences, malgré toutes les apparences d’une union heureuse, se sont isolées réciproquement, se sont dissociées peu à peu. Sans nous en rendre compte exactement, nous en sommes venus assez vite à nous désintéresser l’un de l’autre, j’entends au point de vue sentimental et passionnel. Nous restions liés par des liens apparents, mais sans solidité réelle. Ces liens ont dû céder à notre effort vital. Au fond, nous désirions autant l’un que l’autre retrouver notre liberté. J’ai eu l’air de vous devancer dans cette reprise de nos existences, mais le désir en était en nous simultané. Nous croyions nous toucher par nos racines et nous avions simplement mêlé nos branches. Un moment est venu où, d’un commun accord, nous nous sommes dégagés. Le phénomène était inévitable et nous n’avons pu l’éviter. La crise, heureusement, n’eut rien de tragique. Nous l’avons tous deux fort bien supportée.

Je ne veux pas dire du tout que nous ne nous soyons pas aimés. Quant à moi, vous savez le sentiment que j’ai éprouvé pour vous. On peut le considérer comme de l’amour, si l’on ne trouve pas indigne de ce nom un mélange de sympathie, d’estime, d’amitié et de quelque chose de plus encore. Je sais bien que tout cela ne compose pas l’amour, tel que le définissent les romanciers, mais c’est ainsi que le ressentent bien des honnêtes gens et qui se contentent de ce pis aller. Pour vous, je ne doute pas que vous ne m’ayez aimée à votre façon. Vous m’avez honorée d’un goût violent, assez violent même pour faire taire, momentanément au moins, vos autres intérêts. J’y pensais, l’autre jour, dans ce parloir de Sainte-Dorothée où j’étais allée rendre visite à ma tante de Brégin. En attendant qu’elle parût, je me représentais votre entrée, dans ce même parloir, il y a cinq ans. Vous y veniez pour accomplir une corvée. Tout à coup, par hasard, vous avez regardé vers le coin de la salle où je me trouvais. Il y avait là une petite pensionnaire qui portait le vilain costume de la maison ; mais sous cette robe mal taillée, vous aviez deviné un corps bien fait ; dans cette pensionnaire, vous aviez découvert une jeune fille ; dans cette jeune fille, une femme et, soudain, vous sentîtes un brusque désir d’être regardé par ces yeux, touché par ces mains, appelé par cette bouche. Puis la possession de cet être, encore tout à l’heure inconnu, vous parut subitement indispensable et, du coup, vous étiez décidé à tout pour satisfaire votre désir.

Oui, mon cher Jérôme, vous si raisonnable, si sérieux, vous avez eu votre moment de folie amoureuse. Vous étiez devenu pareil à un de ces chercheurs d’or de Californie qui, aux temps héroïques de Bret-Harte, se disputaient, du pistolet et du couteau, la pépite merveilleuse, objet de leur convoitise. Vous étiez semblable à ces trappeurs qui enlèvent la fille du chef au galop de leur mustang. Heureusement que la petite personne en question n’exigeait pas de si grands efforts. Elle était disponible et ne demandait pas mieux que de vous suivre. D’ailleurs, elle comprenait fort bien ce que vous éprouviez pour elle. Cette furie toute californienne la flattait. Et puis, les nécessités de ma situation matérielle me disposaient à me faire agréer votre proposition. Cependant, cette dernière considération n’eût pas suffi à me décider. Vous me plaisiez, Jérôme, et je me laissai persuader !

Ce fut ainsi que vous emportâtes au bout du monde la petite pensionnaire de Sainte-Dorothée, au grand ébahissement des bonnes mères. Le plus curieux de notre aventure, c’est qu’après avoir satisfait votre désir de moi, vous continuâtes à m’aimer ou plutôt à aimer en moi le souvenir de la violente émotion sensuelle que je vous avais procurée. Vous fûtes heureux et, comme je ne semblais pas malheureuse, tout vous parut pour le mieux dans le meilleur des nouveaux mondes. Je vous devins une habitude agréable que vous trouviez chaque soir au logis, au retour de vos affaires. Sans vous inspirer le vif attrait de nos premiers mois de mariage, je continuais à vous être d’un divertissement appréciable, mais l’idée ne vous vint pas de vous occuper de moi, au sens profond du terme. Ah ! vous eûtes pour moi des attentions délicates, mais vous ne me témoignâtes pas cette attention vigilante dont je vous parlais tout à l’heure ! Jamais vous ne montrâtes aucune curiosité des changements qui pouvaient se produire en moi. Et, cependant, je changeais à votre insu, parce que tout change et que c’est la vie. Et c’est pourquoi, peu à peu, mon bon Jérôme, voyant que vous ne vouliez pas de moi, je me suis reprise. Vous en étiez resté à la Laure de Lérins, remarquée par vous au parloir du couvent. Vous ne vous aperceviez pas qu’une autre personne s’était formée en elle. Celle-là semblait ne vous concerner point et vous demeurait étrangère. Vous ne vous êtes jamais avisé de sa présence, inquiété de ses aspirations, de ses rêves, de ses besoins. Dans la comédie de notre vie, vous n’avez pas joué le rôle de « l’Indifférent », vous avez joué celui de « l’Inattentif ».

Telle fut notre histoire sentimentale, mon cher Jérôme. Si je vous l’expose ainsi, ce n’est nullement pour m’en plaindre. Ce qui a été devait être. C’est égal, vous n’avez guère deviné mes goûts d’indépendance et de liberté ! Mais passons. N’allez pas croire surtout que mes explications ont pour but de revendiquer contre vous quelque supériorité au nom de ma clairvoyance. Nullement ; ce que je vous en dis n’a d’autre motif que de vous avertir d’un danger possible. Votre Alicia est une charmante compagne, mais prenez garde de ne pas renouveler avec elle la faute que vous avez commise envers moi. Elle aussi changera ; son caractère se modifiera. Les femmes sont les moins invariables de tous les êtres. Observez Alicia avec soin. Ne la laissez pas se transformer à votre insu, sinon, elle vous échappera. Soyez attentif, Jérôme. C’est la recommandation que vous adresse mon amitié… Ne voyez là aucun regret, mais une simple remarque d’intérêt pour la durée de votre bonheur.

Je ne terminerai pas cette lettre sans vous répéter ce que je vous ai déjà écrit. Je suis heureuse de ma nouvelle existence. La vie à Paris, comme je la mène, est délicieuse et je la recommanderais à quiconque a le goût de l’indépendance et de la solitude. Nulle part, mieux qu’à Paris, on ne peut satisfaire cette disposition d’esprit et cependant je vais, de moi-même, y porter atteinte. Ne riez pas de ces contradictions, elles sont bien féminines. Oui, je m’apprête à quitter mon cher petit hôtel Manfred, où je me suis acoquinée depuis mon retour des Guérets et dont je commence à devenir une des doyennes, non d’âge, Dieu merci, mais de séjour. Dès demain, je vais donc me mettre sérieusement en quête d’un appartement et me résigner à rentrer dans la vie civilisée, car, jusqu’à présent, j’ai vécu à Paris comme une véritable sauvagesse. C’est pourquoi, afin de me préparer à reprendre rang dans la société, je vais entreprendre courageusement la tournée de visites aux quelques vieilles amies de ma mère qui me restent et dont quelques-unes se sont vaguement intéressées à moi. C’est une formalité ennuyeuse, mais vraiment indispensable, car ce sont les vieilles dames qui disposent de notre réputation. Heureusement que l’ennui de ces visites sera quelque peu compensé par les spectacles comiques qu’elles m’offriront sûrement. Je vous écrirai l’accueil que j’aurai reçu de ces Parques. Cela vous amusera, ainsi qu’Alicia. Je la vois d’ici, haussant ses belles épaules et vous répétant avec son air sage et positif : « Ces Françaises sont folles ! »

Elle aura raison dans les trois quarts et demi des cas, mais pas du tout en ce qui me concerne. Mes projets sont, au contraire, fort raisonnables. Comptant vivre à Paris, je prétends y fréquenter la meilleure société. Pour cela, je dois mener une existence très régulière et qui ne prête à aucune insinuation malveillante. Je sais que ma situation est un peu délicate, mais on peut bien, que diable, n’avoir pas de mari et n’être pas pour cela une gourgandine ! L’inverse est, d’ailleurs, également possible. Ainsi cette chère Madeleine de Jersainville ! Je ne l’ai pas encore revue. En quittant les Guérets, elle est allée faire un tour à Monte-Carlo. D’ailleurs, je vous l’ai dit, je compte ne la voir qu’avec ménagement et ne me pas trop montrer en public en sa trop galante compagnie. À bientôt, mon cher Jérôme. Mes amitiés à Alicia. Je suis affectueusement votre amie.

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 28 février.

Mon cher Jérôme,

Depuis que je vous ai écrit, j’ai fait de grandes choses, dont la principale fut d’arrêter un appartement.

Je vous dirai, tout d’abord, qu’il n’est situé dans aucun des endroits de Paris que j’aime le mieux. Je n’habiterai donc ni dans une de ces belles demeures de la place Vendôme, dont j’admire tant la noble ordonnance Louis quatorzienne, ni dans un de ces vieux hôtels du temps de Louis XIII qui bordent la place des Vosges. Les hautes façades de pierre, pas plus que les pittoresques pavillons de brique n’abriteront votre servante. Je n’aurai pas, non plus, logis dans ces sympathiques maisons qui entourent le jardin du Palais-Royal et qui le dominent de leurs balcons à vases sculptés. Il ne faut pas davantage que vous m’imaginiez dans quelque digne et morose immeuble du quai Malaquais, pas plus que dans quelque vaste et élégante bâtisse de l’avenue du Bois. Ce n’est ni aux alentours du Luxembourg, ni au cœur du faubourg Saint-Germain que Laure de Lérins fixera ses pénates. Des raisons diverses en sont la cause, dont la principale est que de pareilles locations eussent trop fortement entamé les ressources de mon budget. Cette constatation faite, j’ai donc dû me rabattre sur des emplacements plus modestes.

Comme j’hésitais entre la rive droite et la rive gauche, j’ai eu un moment l’intention de départager mon incertitude en élisant domicile dans l’île Saint-Louis. J’avoue que la charmante singularité de ce vieux quartier me tentait passablement. Je m’y promène souvent et c’est un de mes « rêvoirs » favoris. Je l’aime beaucoup. Il forme dans Paris comme une petite province insulaire qui a son charme original et particulier. Je ne puis pas m’imaginer que l’île Saint-Louis dépende de l’administration municipale. Non, je ne puis me résoudre à ne pas considérer l’île Saint-Louis comme un État indépendant, jouissant de privilèges et d’autonomie. Elle est pour moi une sorte de Val-d’Andorre, une espèce de République de Saint-Marin, une manière de Principauté de Monaco. Elle doit être pourvue d’un statut indépendant. On y doit vivre avec des mœurs et coutumes strictement locales. On ne m’enlèvera jamais la persuasion que l’île Saint-Louis a un gouverneur, et que ce gouverneur habite l’hôtel Lauzun, un évêque, et que cet évêque a pour évêché l’hôtel Lambert, un grand juge, et que ce magistrat réside à l’hôtel de Bretonvilliers. Tous ces gens doivent porter des costumes spéciaux et des signes appropriés, procéder à des cérémonies mystérieuses, à des galas secrets. La nuit, des cortèges, des processions fantastiques parcourent certainement les rues silencieuses de l’île ; puis, au matin, tout rentre dans l’ordre accoutumé, et l’île désenchantée reprend son aspect ordinaire, demi-bourgeois, demi-populaire, avec ses hôtels démodés, ses vieilles maisons, ses boutiques. Ah ! certainement, Jérôme, si j’avais habité cette île Saint-Louis, j’y eusse découvert de curieuses choses, et la Femme sans Tête, qui est au coin de la rue Le Regratier, fût venue me faire d’étranges confidences ? Mais je ne suis pas à Paris pour y rêver, j’y suis pour y vivre, et les fantômes ne sont pas une société ! C’est pourquoi, malgré ce que ce quartier a de tentant, malgré ses belles vues de Seine, malgré la dignité mélancolique de ses antiques maisons, j’ai renoncé à devenir une insulaire. Je ne serai pas la Robinsonne de l’île Saint-Louis. Je n’en connaîtrai pas les secrets, je n’en explorerai pas le mystère !

Le quartier donc que j’ai choisi est infiniment moins romanesque, mais il convient beaucoup mieux au genre d’existence que je compte adopter. Il n’est ni élégant, ni populaire, ni désert, ni bruyant. La rue où j’habiterai porte un nom convenable, facile à retenir et à prononcer. Ce dernier point me préoccupait beaucoup. Avec la manie actuelle de donner aux rues des noms de plus ou moins grands hommes, on est exposé à passer sa vie sous le patronage d’un monsieur désigné par un ensemble de syllabes qui ne vous plaît pas et qui, même, peut parfaitement vous horripiler. Or, ce vocable signalétique vous êtes obligé de le prononcer dix fois par jour, de le faire répéter par vos amis, de le confier à de vos fournisseurs, de l’inscrire en tête de votre papier à lettres. Pendant toute la journée, vous dépendez ainsi d’un bonhomme que vous ne connaissez pas, pour qui vous n’avez aucune admiration, aucune sympathie, et qui vous impose l’usage d’une sonorité désagréable, odieuse ou ridicule.

C’est un rien, me direz-vous. Oui, mais c’est un rien qui a tout de même son importance, et ce sont ces petites choses qui contribuent à l’agrément ou au désagrément de la vie. Elles ont leur part infime, mais réelle, dans notre bonheur. Donc, je n’aurais jamais voulu m’affubler d’une rue dont le nom m’aurait par trop déplu. Par contre, il doit être délicieux d’être en quelque sorte l’hôte d’un peintre ou d’un écrivain aimé. Aussi, si je me vois très bien rue Marivaux, rue Alfred-de-Vigny, rue Eugène-Delacroix ou rue Watteau, je ne puis pas m’imaginer rue Hippolyte-Flachat ou boulevard Raspail.

Le mieux n’est-il pas de se choisir une rue dont le nom qui la désignerait n’attirerait pas l’attention, n’évoquerait aucun souvenir précis et aurait pris l’air de ne plus appartenir à personne, avec quelque chose d’irréel et d’imaginaire ? Et ce fut en cette considération, et aussi pour quelques autres motifs, que je me suis décidée à louer rue Gaston-de-Saint-Paul.

Rue Gaston-de-Saint-Paul ! Ne trouvez-vous pas que c’est d’un vague tout à fait satisfaisant ? Gaston de Saint-Paul, on dirait une signature de valseur retrouvée sur un vieux carnet de bal. Gaston de Saint-Paul ! Gaston est gentiment familier, Saint-Paul est élégamment aristocratique. Maintenant, qu’était au juste ce Gaston de Saint-Paul ? Je vous le dirai une autre fois, quand je me serai renseignée à son sujet. Dieu veuille que je n’aie point sur ce chef de fâcheuse surprise, car je serais très capable d’en moins aimer mon joli appartement. Il est commode et bien distribué. La maison, confortable, n’est pas de ces bâtisses tout à fait neuves où tout semble être en carton. Sans être ancienne, on sent qu’elle a déjà fait ses preuves. Autre avantage, l’appartement était inoccupé. Pour moi, c’était une condition essentielle, car connaître les gens qui nous ont précédés et auxquels nous succédons, quelle horreur ! Avoir dans les yeux le souvenir de leurs visages, quel dégoût ! Savoir quels étaient leurs meubles, où ils étaient placés ! Il y a dans ces superpositions, dans ces mélanges, dans ces promiscuités, je ne sais quoi d’écœurant. Cela m’eût enlevé tout plaisir à m’installer. Tandis qu’entrer dans un appartement vide ce n’est pas du tout la même chose. On sait bien que ce sont des êtres humains que l’on y remplace, mais c’est tout. La bête est sortie de la coquille. Il suffit de nettoyer, de gratter, de lessiver et de repeindre, et l’on peut presque se croire le premier occupant. Sans cela, mes nuits eussent été hantées par des spectres de contribuables et par des fantômes de locataires.

L’autre sujet de quelque importance dont j’avais aussi à vous entretenir, mon cher Jérôme, ce sont les visites que j’ai faites aux amies de ma mère. Si, lorsque vous m’avez épousée, il y a cinq ans, vous ne m’aviez pas emportée en Amérique avec un empressement qui ne semblait pas présager l’état où nous en sommes aujourd’hui, je vous eusse présenté alors à ces respectables dames et je n’aurais pas à vous les décrire et à vous envoyer leurs portraits par la poste. Mais vous m’avez entraînée si rapidement et si jalousement de l’autel au paquebot que j’ai dû avertir par lettre ces honnêtes douairières du cours de mes destinées. Je sais bien que ces destinées ne les préoccupaient pas extrêmement. Elles avaient, d’ailleurs, quelque peu perdu de vue ma mère, qui, à la mort de papa, s’était retirée à Nice. J’avais alors sept ans. Quand nous revînmes à Paris, j’en avais quatorze. L’hiver suivant, maman mourait, et ma grand’tante de Brégin me fit entrer à Sainte-Dorothée. Ce fut durant l’année qui précéda ces événements que je fis la connaissance des quelques amies que ma mère voyait alors, parmi lesquelles Mme  Bruvannes et Mme  de Felletin. Elles furent les deux seules qui s’intéressèrent quelque peu à mon sort. Pour les autres, j’étais la « petite de Lérins », rien de plus. Se souvenaient-elles seulement de moi ? Dans le doute, et voulant, pour les raisons que je vous ai dites, rentrer en relations avec elles, je crus bon de leur rafraîchir un peu la mémoire. Aussi rédigeai-je à leur intention une sorte de lettre-circulaire où je leur rappelais qui j’étais et où je leur demandais la faveur de me présenter chez elles. Pour plus de prudence et pour éviter tout malentendu, je leur expliquais brièvement ma situation.

Je vous avoue, mon cher Jérôme, que toutes les réponses à ma circulaire furent favorables, sauf une. La personne qui me l’adressa, et dont je vous tairai le nom, me laissait entendre, en termes assez rechignés, qu’elle n’avait aucune envie de me voir. Elle faisait une allusion discrète, mais ferme, à mon divorce. Il est vrai que cette personne passe pour avoir tellement tourmenté son premier mari que l’infortuné a pris le parti de se tirer une balle dans la tête, ce qui a permis à sa veuve d’épouser son amant. Bien que cette mégère doucereuse lui fît la vie dure, ce dernier, décidé à ne point attenter à ses jours, se contente de se procurer, de temps à autre, quelque répit en administrant à sa moitié de magistrales corrections à la cravache. Je tiens ces renseignements de ma pauvre maman. Elle ne cachait pas l’amusement qu’elle prenait à la pensée que cette Mme  B… si hautaine, si pimbèche, avec son faux toupet et son râtelier, passât périodiquement ainsi par les verges conjugales !

Sauf cette avanie, que j’ai supportée d’un cœur léger, toutes mes autres missives ont donc reçu bon accueil, et j’ai commencé immédiatement ma tournée. Je ne vous raconterai pas toutes mes visites, car certaines, pour utiles qu’elles fussent, manquèrent par trop d’intérêt, mais je veux vous en rapporter quelques-unes dont le récit vous amusera peut-être. Je vous emmène donc chez la duchesse de Pornic-Lurvoix, à l’accueil de qui j’attachais quelque importance. Mes parents ont eu avec elle des relations suivies, car mon père avait été officier d’ordonnance du général duc de Pornic-Lurvoix. Après la mort de mon père, le duc et la duchesse avaient coutume de marquer à ma mère une certaine considération. Aussi tenais-je fort à renouer avec eux. La duchesse venait justement de rentrer à Paris, de son château de Lurvoix, dans l’Eure, et de se réinstaller dans son hôtel de la rue de Beaune. De sa grosse écriture de curé de campagne, la duchesse m’avait mandé qu’elle me recevrait, le jour qu’il me plairait, sur les deux heures.

Je fus exacte au rendez-vous.

L’hôtel a vraiment grand air, avec son portail sommé de deux sphinx et sa cour circulaire coupée en croix par un dallage de pierre grise. Le bâtiment, dans le style de Gabriel, est d’un aspect noble, mais il ne le faut voir qu’à distance. Dès le vestibule, qui est vaste et de belle proportion, la déception commence. La duchesse de Pornic-Lurvoix, qui a été douée par le ciel de toutes les vertus, a été affligée d’un goût atroce par lequel elle est arrivée à gâter, autant qu’elle l’a pu, cette belle demeure et, le plus singulier, c’est qu’en accomplissant ce meurtre elle a cru s’acquitter d’un devoir de famille. En effet, toute duchesse de Pornic qu’elle soit, elle est encore plus fière, s’il se peut, d’être née Le Rebufard de la Verlade et d’être la fille du comte Le Rebufard, ministre de l’Intérieur du roi des Français, Louis-Philippe. Aussi est-ce à ce sentiment qu’elle a obéi en encombrant l’hôtel de la rue de Beaune de l’abominable mobilier, à elle légué par ce vieux fripon de Le Rebufard. Je ne vous en décrirai pas les abominations. Elles déshonorent les salons qu’ornent, avec une affreuse et lamentable profusion, plusieurs portraits en pied de ce célèbre et vilain personnage. On l’y voit en tous les costumes de ses charges, avec sa figure revêche et chafouine, sa mine sèche et niaise. Quant aux effigies des Pornic-Lurvoix, on les tient sûrement en petite estime. J’ai pu m’en apercevoir en traversant la cour de l’hôtel. La porte de la remise était ouverte et un cocher, à dégaîne de sacristain, nettoyait, on eût dit avec de l’eau bénite, le vernis écaillé d’un antique trois-quarts. Au passage, je jetai un coup d’œil vers cette remise. Quelle ne fut pas ma surprise ! Sur le mur du fond, accroché là, sans cadre et tout à cru, se carrait un magnifique portrait équestre du maréchal de Lurvoix, le vainqueur du prince Eugène et de Marlborough. Le vieux maréchal, avec sa perruque, sa cuirasse, son manteau, son cordon bleu et ses grosses bottes à entonnoir, dirigeait, de son bâton fleurdelysé, une bataille symbolisée par la grenade qui éclatait entre les jambes de son cheval. Il avait une autre figure tout de même, le Lurvoix de la remise, que le Le Rebufard du salon !

Le plus comique, c’est que la duchesse ne traite pas beaucoup mieux son mari que ses ancêtres militaires. Le pauvre général de Lurvoix a eu la vie dure avec son épouse, aussi prit-il le parti de devenir doucement gâteux. Cela commença qu’il était encore en activité, si l’on peut dire, et mon père lui facilitait adroitement sa besogne. Malgré tout, il dut se faire mettre en retraite. Il était en piteux état la dernière fois que je le vis. Ma mère était déjà bien malade à ce moment. Elle m’avait amenée avec elle en visite chez la duchesse, qui, voyant que je m’ennuyais, m’avait envoyée goûter à la salle à manger. Le général était occupé à accomplir la même cérémonie en compagnie de son domestique. Il était assis, la serviette nouée au cou, comme un enfant. Le domestique lui faisait boire son chocolat à la cuiller, en tirant parfois la ficelle d’un beau pantin costumé en zouave, ce qui amusait fort M. le duc, qui témoignait de son contentement en battant des mains et en salissant sa serviette.

Quant à la duchesse, elle est imperturbable et je l’ai retrouvée toujours la même, malgré ses soixante-dix ans bien sonnés. C’est une petite femme, presque nabote, avec une grosse tête et d’énormes mains. Son corps chétif est dissimulé dans une sorte de houppelande. Elle porte un tour de cheveux gris et deux longues papillotes. Je l’ai trouvée assise sur une chaise basse, ses fortes mains croisées sur son ventre rond, ce ventre qui fut le malheur de sa vie, car il n’a pu donner à la maison de Pornic-Lurvoix l’héritier qui eût perpétué en même temps l’intéressante race des Le Rebufard. Et c’est ce que lui semblait reprocher amèrement le portrait en pied du ministre, sous le regard irrité de qui la duchesse et moi entamâmes conversation.

Je ne vous rapporterai pas, par le menu, mon cher Jérôme, le détail de cet entretien historique. Je vous en résume seulement les points importants. Le principal était pour moi de savoir l’opinion de la duchesse sur ma position de divorcée. Me recevrait-elle en quelque sorte incognito ou me compterait-elle parmi ses relations avouées ? Au fond, j’aurais dû, d’avance, savoir à quoi m’en tenir… Qu’est-ce, aux yeux d’une duchesse de Pornic-Lurvoix, qu’un mariage avec un sieur Cartier, domicilié en Amérique ? Quelle importance cela pouvait-il bien avoir que je vécusse ou non avec ce monsieur ? Quant à mon divorce, il avait eu au moins l’avantage de me faire cesser d’être Mme  Jérôme Cartier et de me faire redevenir Laure de Lérins. Ce dernier point était l’essentiel. J’avais enfin retrouvé un nom convenable, agréable à porter. J’étais dorénavant une personne que l’on pouvait sans inconvénients nommer dans un salon aristocratique. Cela valait tout de même mieux que d’être restée Mme  Jérôme Cartier. En somme, la reprise de possession de mon nom d’autrefois m’assurait la bienveillante protection de la duchesse. Elle me laissa entendre que, si j’étais docile et complaisante, je pourrais très bien être utilisable dans quelque ouvroir sérieux et admise à participer à quelques ventes de charité bien composées. Certes, elle ne me voyait pas encore dame patronnesse ou chef de comptoir, mais je ferais une bien gentille auxiliaire !

Ce fut sur ces assurances que je quittai la duchesse. En somme, l’entrevue a donné un résultat fort appréciable. J’ai pour ainsi dire repris existence aux yeux de la duchesse. Ah ! je suis encore très peu de chose, un embryon, une poussière, mais je suis, ce qui est beaucoup et que ne pouvait pas être, mon cher Jérôme, Mme  Cartier ! Aussi, ne manquai-je pas, en prenant congé de la duchesse, de lui marquer ma reconnaissance. Elle parut aise du procédé et m’en sut gré au point qu’elle m’entretint encore un bon quart d’heure de coliques sèches qu’elle avait eues la nuit d’avant. Décidément, je faisais des progrès dans sa familiarité et je crus qu’elle ne me laisserait pas partir sans me présenter à tous les Le Rebufard qui grimaçaient sur les murs du salon. L’honneur eût été grand, mais j’eusse préféré faire ma révérence au bon maréchal de Lurvoix, si gaillard au fond de sa remise. Hélas ! je ne le vis plus en sortant. La porte était fermée… Au même moment, le trois-quarts attelé d’un antique cheval s’ébranlait. Affalé sur des coussins, j’entrevis le duc qui partait pour sa promenade quotidienne… Il me parut bien affaibli, le pauvre vieux, et je crains, sans jeu de mots, qu’il n’aille pas loin !

Si telle est, mon cher Jérôme, la première cariatide de ma future situation mondaine, la seconde ne mérite pas moins que je vous trace son portrait. Il s’agit de Mme  Grinderel, la femme de Grinderel, l’éminent administrateur des Banques Réunies. Si la duchesse de Pornic a son hôtel sis rue de Beaune, celui de Mme  Grinderel est situé rue de Monceau. Je ne sais plus où ma mère avait connu les Grinderel, mais je me souviens très bien d’être allée une ou deux fois chez eux et que Mme  Grinderel vint un jour me voir au couvent. Cela suffisait pour que je la misse sur ma liste.

Mme  Grinderel, du reste, m’a reçue fort aimablement, et je vous dirai que ma visite ne me fut nullement désagréable, non que j’aie pris grand plaisir à causer avec Mme  Grinderel, mais parce qu’en lui parlant j’avais sous les yeux les quatre admirables tableaux de Chardin qui ornent le grand hall de l’hôtel. Ce sont quatre natures mortes représentant, l’une, un pain et un citron ; l’autre, un chaudron avec des fruits ; la troisième, du gibier, et la quatrième, du poisson. Ces quatre Chardin, chez Mme  Grinderel, ont l’air de tableaux de famille, car Mme  Grinderel est de la race des grandes bourgeoises. Ils ont comme une importance d’emblème. Mme  Grinderel, en effet, semble plus faite pour aller au marché que dans le monde. Quelle belle poissarde, quelle belle boulangère elle eût été ! Elle est de haute taille, vigoureuse et trapue, carrée et équarrie. Elle a de beaux gros traits, de beaux gros yeux. Elle a le corps bâti à chaux et à sable. C’est, je vous le répète, le type parfait de la bourgeoise. On la croirait, à la voir, uniquement préoccupée de soucis de ménage et de soins matériels. Eh bien ! l’on se tromperait singulièrement ! Sous cette enveloppe vigoureuse, sous cette allure ménagère, Mme  Grinderel cache une âme falote et romanesque et une incapacité absolue de diriger sa maison.

Avec son aspect martial, Mme  Grinderel est une rêveuse et une étourdie. Son inaptitude aux choses de la vie courante est extraordinaire. Elle n’y entend exactement rien. Elle le sait, et il lui en est venu une sorte de timidité particulière. Discuter avec des fournisseurs, commander à des domestiques constitue pour elle un véritable supplice. Donner des ordres lui apparaît un acte presque surhumain. Aussi est-ce Grinderel qui s’occupe de tout chez lui, qui ordonne les repas, règle la dépense, fait les achats. Il va même jusqu’à surveiller les toilettes de sa femme, et on l’a vu plus d’une fois, au sortir de quelque grave conseil d’administration où se sont débattus d’énormes intérêts financiers, faire arrêter son coupé à la porte de la couturière à la mode ou de la modiste en vogue.

À cette intervention conjugale, Mme  Grinderel gagne d’être une des femmes les plus singulièrement habillées et coiffées de Paris, mais, par contre, l’hôtel Grinderel est admirablement tenu. M. Grinderel a la tradition des grands traitants et des somptueux fermiers généraux d’autrefois. Ce petit homme gringalet, qui n’a que le souffle et qui, avec ses lunettes à double verre et à branches d’or, semble à moitié mort et à demi aveugle, est un connaisseur d’art des plus distingués. Ce manieur d’argent est aussi un manieur de bibelots. La collection de M. Grinderel est une des plus considérables et des mieux choisies de Paris. Il est bien défendu, naturellement, à Mme  Grinderel, de toucher à quoi que ce soit. Mme  Grinderel est distraite et elle a la main malheureuse. Aussi, ne s’occupant ni de sa maison, ni de sa toilette, la bonne Mme  Grinderel a-t-elle, comme on dit, « beaucoup de temps à elle ». Ce temps, elle l’emploie à lire des romans-feuilletons.

Ces feuilletons lui ont, d’ailleurs, quelque peu tourné la cervelle. Pour Mme  Grinderel, la vie est pleine d’embûches et de périls. Aussi ne quitte-t-elle guère Paris et, par Paris, elle entend les quartiers riches de la capitale et, en particulier, celui de la plaine Monceau. Autre part, il n’y a pour personne aucune sécurité. Le danger de vivre forme le principal thème de la conversation de Mme  Grinderel. On dit qu’elle fait monter auprès de son cocher un agent de la Sûreté déguisé en valet de pied. Quant à des voyages, Mme  Grinderel a renoncé de tout temps à en entreprendre aucun au delà de la banlieue. Passer les fortifications lui paraît déjà un exploit extraordinaire, digne de casse-cou et de cerveaux brûlés.

Ce sentiment a fort contribué à inspirer à Mme  Grinderel un véritable respect à mon égard. Pensez donc, une personne qui est allée en Amérique, et qui, ce qui est plus curieux encore, en est revenue ! Cela ne tient-il pas du miracle ? C’est cet étonnement que j’ai pu lire sur le visage de la bonne Mme  Grinderel, quand je suis allée lui rendre mes devoirs. Elle me considérait avec une surprise émue. Quoi, si jeune encore, j’avais traversé l’Atlantique, parcouru tout un continent et, de cette formidable équipée, j’étais revenue saine et sauve, avec mes deux yeux, mes deux oreilles et mes quatre membres ! À quels dangers prodigieux n’avais-je donc pas échappé. Quoi d’étonnant aussi que, dans un pareil pays, j’eusse perdu mon mari ! Un divorce est une bien mince aventure pour quelqu’un qui a dû en courir tant d’autres. Je dois m’estimer d’en être quitte à si bon marché !

La bonne et vague Mme  Grinderel ne pouvait supposer un instant que j’eusse vécu là-bas, pendant cinq ans, dans un élégant et confortable cottage, situé aux environs d’une grande ville, et que l’endroit appelé Burlingame fût une espèce de Saint-James californien. Elle ne pouvait pas comprendre que je n’eusse pas été scalpée par les Peaux-Rouges et que je n’eusse pas passé mon temps à faire le coup de révolver avec les cow-boys, que je n’eusse pas manié le tomahawck et le lasso, logé dans un wigwam et mangé du pemmican à tous mes repas, comme dans les romans de Gustave Aymard, de Mayne-Reid et de Gabriel Ferry, dont elle fait ses délices. Cela dépassait son entendement et elle pensait que je lui cachais les péripéties de mon existence dans la savane et la pampa pour ménager sa sensibilité. Aussi m’a-t-elle fort poussée aux confidences. J’aurais pu aisément lui faire accroire, mon bon Jérôme, que vous êtes tatoué des pieds à la tête, que vous portez un anneau dans le nez et des plumes sur la tête. Elle mettait ma réserve sur le compte de ma modestie. Mais je n’en étais pas au bout de mes peines ! Si j’avais échappé à de lointains dangers, il me restait à éviter ceux de Paris. Une jeune femme seule y est exposée à bien des entreprises et à bien des périls. Et la bonne Mme  Grinderel mettait à ma disposition le peu d’expérience qu’elle avait pour me guider dans ce dédale.

Je n’eus garde de refuser des offres si obligeantes. Mme  Grinderel, qui n’est, pour l’esprit, ni une Mme  Geoffroy ni une Mme  du Deffant, dispose cependant d’un salon influent. Quoiqu’elle n’ait pas de grandes aptitudes à ce rôle, elle n’en est pas moins la femme de Grinderel, et la puissance de Grinderel est un centre d’attraction suffisant pour que les réceptions de son épouse soient fort courues. Il est donc bon d’avoir un pied sur ce terrain, et je l’aurai. Ce sera un peu dur au début, car il faudra commencer par subir les conseils de Mme  Grinderel, mais je m’y ferai et je compte bien profiter des avantages mondains de la maison.

Ceux que je compte tirer de Mme  de Glockenstein sont également appréciables. Mme  de Glockenstein s’était liée avec ma mère durant un séjour à Nice. M. de Glockenstein est Allemand et Mme  de Glockenstein est Belge. À eux deux, ils sont fort riches et on peut lui trouver encore une sorte de beauté. C’est une femme d’une cinquantaine d’années, avec une figure régulière et agréable, l’air gai et paisible. Elle a cette particularité que la réflexion lui fait faire une grimace assez comique. À ces moments, elle pince les lèvres d’une certaine façon. Ajoutez-lui un maquillage, hardi et naïf à la fois, et des cheveux teints en or. Le soir, elle pose une large mouche à la naissance de sa gorge, qu’elle a abondante. Mme  de Glockenstein occupe un bel appartement au rond-point des Champs-Elysées. Elle l’a choisi afin de pouvoir, de sa fenêtre, assister à toutes les entrées de souverains.

Mme  de Glockenstein tient, en effet, un salon politique, un vrai et non une de ces parlottes où l’on discute à vide des événements qui sont dans les gazettes et où l’on règle à Cracovie les destinées de l’Europe. Le salon de Mme  de Glockenstein n’a rien de terne, ni d’ennuyeux. Il est rempli de jolies femmes et l’on y cause littérature, théâtre, galanterie. Seulement, parfois, entre deux portes ou au fumoir, s’y rencontrent des gens qui pourraient difficilement se voir ailleurs et qui ne tiennent pas à être vus ensemble. Mme de Glockenstein est un terrain neutre, comme qui dirait une maison de rendez-vous diplomatiques.

Ma qualité d’assez jolie femme ne m’a donc pas desservie auprès de Mme de Glockenstein. Il lui faut des comparses avenantes pour les comédies internationales qui s’ébauchent sous son couvert. Aussi ai-je vu tout de suite que je plaisais à Mme de Glockenstein et qu’elle m’appréciait à ma juste valeur. Elle a jugé que je pourrais faire chez elle figure avantageuse ; elle m’a comblée d’avances et de politesses et m’a invitée à dîner pour le lendemain. Je me suis excusée en alléguant que j’étais encore à l’hôtel, que mes malles n’étaient pas défaites et que je ne commencerais ma vie mondaine qu’au printemps prochain. Néanmoins, j’avais tenu à lui venir rendre les devoirs que l’on doit à une personne de son importance. Elle m’a fort approuvée sur tous les points et nous nous sommes quittées les meilleures amies du monde, non sans qu’elle m’ait posé toutefois certaines interrogations quelque peu indiscrètes au sujet de mon divorce. J’y ai compris que Mme de Glockenstein ne s’occupe pas uniquement de questions politiques ; les questions amoureuses l’intéressent aussi et elle les aborde sous leur forme la plus physique. Elle voulait absolument savoir si notre séparation avait pour cause que nous fussions mécontents l’un de l’autre à un certain point de vue. Ces choses semblent avoir un grand prix pour Mme de Glockenstein. Elle ne m’a rien caché sur sa manière de faire l’amour, sur le plaisir qu’elle y prend. Je l’ai laissée parler, là-dessus, longuement et éloquemment, et c’est ainsi que je me suis tirée de ses indiscrétions, quoique j’eusse pu lui opposer des faits tout à votre honneur, mais je n’ai guère le goût des confidences, même des confidences rétrospectives. D’ailleurs, je vous le répète, je compte n’entretenir avec les personnes que je vous ai énumérées que des relations d’utilité et de simple politesse.

Ne concluez pas, cependant, de là, mon cher Jérôme, que j’aie l’intention de vivre à Paris dans une complète solitude de cœur. Je sais bien qu’à cette solitude je suis quelque peu accoutumée et que cette accoutumance me vient de vous. Durant les années que nous avons passées ensemble, j’ai perdu l’habitude de m’épancher. Vous étiez un homme occupé et, de vos occupations, je n’étais pas tout à fait, convenez-en, la principale. J’ai donc pris l’habitude de vivre beaucoup seule. Vous vous souvenez de mes longues heures de retraite dans la bibliothèque de Burlingame. Ce régime, en somme, ne me déplaisait pas trop. Néanmoins, il n’y a pas de raisons pour que je le continue indéfiniment. Maintenant que j’habite Paris, je n’ai pas renoncé à m’y faire des amis.

Vous me direz que j’ai Madeleine de Jersainville comme première mise de jeu. Certes, comme je vous l’ai déjà écrit, j’aime beaucoup Madeleine. C’est une bonne fille. Il y a en elle bien des choses qui me plaisent : sa gentillesse, sa simplicité, sa franchise ; mais il y a aussi certaines poussées de sa nature qui m’épouvantent un peu et que sa franchise même rend plus redoutables encore. Madeleine a en moi une confiance gênante et je regrette, à vous dire vrai, qu’elle m’ait mise, avec tant de naïveté, au courant de ses déportements. J’en éprouve auprès d’elle un certain malaise que je ne ressentirais pas autrement. Que j’eusse appris que Madeleine eût des amants, cela ne m’eût été nullement désagréable. D’abord, j’aurais pu le croire ou ne le pas croire, à mon gré. J’aurais pu accuser la malignité publique de mensonge ou, au moins, d’exagération, tandis qu’après ce que Madeleine de Jersainville m’a raconté aucun doute ne m’est permis. Il m’est impossible d’ignorer que mon amie a une conduite déplorable et une facilité de mœurs tout à fait répréhensible. Je ne l’en aime pas moins, mais j’ai quelque embarras à l’aimer.

Aussi serais-je heureuse de lier intimité avec une personne moins voyante que ma pauvre Madeleine. Oui, je serais heureuse d’avoir une amie, mais je ne peux compter, pour m’en procurer une, que sur la bienveillance du hasard. Quelquefois, des circonstances de famille et d’éducation se chargent de nous fournir une compagne de cœur et d’esprit à notre convenance. Ces amitiés-là sont précieuses et ont chance de durer toute la vie. Or, cette chance-là, je ne l’ai pas eue. C’est donc au hasard seul que je m’en dois remettre. C’est à lui de m’offrir cette chose rare et charmante, une amie — ou un ami.

L’amitié, pour moi, en effet, peut aussi bien exister entre un homme et une femme qu’entre deux femmes ou deux hommes. Les rapports de goût, les échanges d’esprit qui constituent l’amitié n’exigent nullement une identité de sexes. Il me semble que je pourrais très bien éprouver de l’amitié pour un homme sans qu’il s’y mêlât rien de trouble ni d’équivoque. J’en tenterais volontiers l’expérience. J’aurais grand désir de sortir de cette solitude de cœur où j’ai vécu jusqu’à présent, mais je ne souhaite nullement d’en sortir par l’amour. Peut-être ne penserai-je pas toujours ainsi et connaîtrai-je l’heure où renaîtra en moi le désir d’aimer. J’ajoute, même, que je la verrai venir sans appréhension. Si le cas se présente, je vous en avertirai, mon cher Jérôme, ce sera un moyen pour moi de m’éclairer sur mes sentiments. Vous me servirez de pierre de touche.

En attendant, je vous dirai que, parmi les visites que je comptais faire, j’ai réservé pour la fin celle que je me réjouissais de rendre à l’excellente Mme  Bruvannes. C’est la seule dont je prévoyais un vrai plaisir et je me demande pourquoi je l’ai tant retardée. Il faut vraiment que j’aie été folle de Paris, comme je le fus, pour ne pas être allée, dès mon arrivée, voir cette bonne Mme  Bruvannes. D’autant plus que cet atermoiement était presque de l’ingratitude. Mme  Bruvannes m’a toujours témoigné un réel intérêt. Elle aimait sincèrement ma mère. Cependant, durant ma vie américaine, je l’avais bien un peu négligée. Heureusement que Mme  Bruvannes n’est pas femme à se formaliser. Aussitôt que je lui eus annoncé ma venue, elle m’a répondu de la façon la plus affectueuse et la plus empressée. Elle y a d’autant plus de mérite qu’elle a, en ce moment, de graves soucis au sujet de son neveu, Antoine Hurtin. À ces mots de souci je suis sûre que vous vous imaginez toute autre chose que ce qui est. Vous supposez naturellement qu’il s’agit de soucis d’argent. Quelle sottise a bien pu faire ce gros garçon jovial et fêtard, qui passe son temps avec des jockeys et des filles et qui occupe ses nuits à poursuivre dans les cercles et tripots une veine qui, sans doute, ne lui est pas toujours fidèle ? Vous imaginez la tante Bruvannes obligée de rapiécer quelque culotte importante ou de désintéresser quelque créancier exigeant ? Eh bien ! vous n’y êtes pas. Si Antoine Hurtin a joué, c’est avec sa santé. Il est tombé assez gravement malade d’une crise de neurasthénie aiguë qui l’a forcé à interrompre brusquement son existence. Cette crise a transformé le vigoureux garçon qu’était Antoine Hurtin en un personnage mélancolique, très frappé de son mal, persuadé qu’il ne pourra jamais reprendre sa vie d’autrefois. Avec cela, fort difficile à soigner. Cette situation désole Mme  Bruvannes, mais cela ne l’a pas empêchée de me recevoir avec sa bonté ordinaire. Quant à notre divorce, il l’étonne tout autant que l’avait étonnée notre mariage. De même qu’elle n’en revenait pas que vous m’épousassiez sans dot, elle ne peut comprendre que vous ayez consenti à vous séparer d’une aussi gentille personne que moi. Il est vrai qu’elle ne connaît pas Miss Alicia Hardington et qu’elle ne sait pas que je suis avantageusement remplacée.

Malgré ses tracas, Mme  Bruvannes s’est mise à ma disposition pour tout ce qui pourrait faciliter mon installation à Paris et m’a fait ses offres de service les plus aimables en les entremêlant de lamentations sur la santé de son neveu. Ah ! s’il n’avait pas mené cette vie absurde, s’il s’était marié tranquillement ! J’ai tâché de la remonter et de la raisonner de mon mieux. Je lui ai dit que ces états d’épuisement nerveux étaient assez fréquents chez nos businessmen américains et qu’une bonne saison de plein air en Suisse ou un fortifiant voyage en mer aurait raison aisément de cette dépression physique.

Nous en étions là, quand quelqu’un est entré dans le salon. Ce nouveau venu était un ami d’Antoine Hurtin, le seul, par caprice, qu’il consente à voir en ce moment et qui s’appelle M. Julien Delbray. Il est, d’ailleurs, fort bien et d’aspect agréable. Il paraît que c’est un garçon très gentil et très intelligent qui s’y connaît fort bien en bibelots et en meubles. Mme  Bruvannes, en me présentant M. Delbray, m’a dit qu’il pourrait m’être très utile dans mes projets d’installation, et elle m’a assurée de sa complaisance. M. Delbray m’en a assurée aussi fort poliment, mais d’un air quelque peu distrait, ce qui fait que je doute un peu, sinon de sa compétence, du moins de son sens pratique. J’ajoute que si M. Delbray s’y connaît en bibelots, il s’y reconnaît moins en visages. J’ai eu, en effet, l’honneur, un matin du mois dernier que je déjeunais au restaurant Foyot, d’être assise à une table assez proche de la sienne, mais il ne semble pas m’y avoir remarquée, tandis que, moi, je me souvenais parfaitement de lui. Du reste, ma vanité n’est nullement offensée de ce manque de mémoire et je n’en consulterai pas moins volontiers M. Delbray sur mes futurs achats. Je suivrai même avec plaisir ses conseils, s’ils sont conformes à mon goût. Je vous serre la main, mon cher Jérôme, et demeure votre affectionnée

Laure de Lérins.


M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 16 avril.

Mon cher Jérôme,

C’est encore de mon éternel hôtel Manfred que je vous écris, et non de mon appartement de la rue Gaston-de-Saint-Paul. Vous vous imaginez peut-être que j’y suis installée. Il n’en est rien, et rien n’y est encore terminé. Et le plus singulier est que ce retard peut être imputé, devinez à qui ? À M. Julien Delbray en personne. Oui, mon cher, c’est ainsi.

Je vois d’ici votre tête, car bien que je ne sois plus votre femme et que vous ne soyez plus responsable de mes faits et gestes, vous seriez encore très capable, j’en suis certaine, d’être quelque peu jaloux de moi. J’espère même que vous l’êtes et je trouverais humiliant que vous ne le fussiez pas. Ce serait la preuve que vous n’auriez pas conservé de moi le genre de souvenir que je prétends tout de même vous avoir laissé. Ma vanité féminine s’en offenserait. Rassurez-vous, cependant, je ne souhaite pas que votre jalousie vous tourmente et vous cause le moindre chagrin. Je veux seulement qu’elle vous donne à mon sujet une pointe d’inquiétude et de mauvaise humeur. Je veux qu’elle ravive en vous mon souvenir. C’est un hommage que je réclame de vous et non un châtiment que je prétends vous imposer. Aussi ne serais-je pas fâchée que vous prissiez quelque ombrage de ce Julien Delbray.

N’allez pas cependant supposer que M. Julien Delbray ait conquis subitement une place importante dans ma vie et que mon cœur soit le moins du monde intéressé en cette affaire. Non, M. Delbray me semble simplement en train de devenir ce compagnon amical souhaité, dont l’absence constituait une lacune dans mon existence. Rien de plus, du moins pour le moment. Tout ce que je puis vous dire, c’est que M. Delbray me semble présenter quelques-unes des qualités requises d’un très agréable ami et d’un très gentil camarade. J’ajoute qu’il y a toutes les chances du monde pour que nous en restions là, de part et d’autre. De cela, j’ai des indices que je veux bien vous communiquer.

Revenons-en donc à ce déjeuner du mois de janvier auquel je faisais allusion à la fin de ma dernière lettre. C’était un de ces matins où, comme je vous l’ai déjà écrit, j’étais véritablement ivre de ma liberté parisienne. Ce déjeuner, en garçon, seule au restaurant, m’apparaissait comme un délicieux exploit. Ainsi animée, j’étais vraiment très jolie, ce matin-là. Sans doute, M. Delbray — qui était pour moi à ce moment le monsieur de la troisième table — s’en aperçut, car il sembla vraiment prendre un certain plaisir à m’examiner. Or, les regards attentifs de ce monsieur ne m’étaient nullement importuns. Je me disais : « Voilà quelqu’un qui me trouve vraisemblablement très bien et sur qui je produis un effet saisissant. Il se souviendra tendrement de moi. »

Or, deux mois après, je rencontre chez Mme  Bruvannes mon admirateur de chez Foyot. On nous présente… et je suis forcée de constater que je n’avais pas produit sur lui une impression ineffaçable. M. Delbray avait complètement perdu la mémoire de mon visage. Convenez, Jérôme, que ce n’est pas ainsi que commencent les grandes amours. Ce serait contraire à toutes les traditions sentimentales !

Vous pouvez cependant, je le sais bien, m’objecter que la situation peut s’interpréter, quant à moi, différemment. En effet, c’est moi qui reconnais en M. Delbray le convive de chez Foyot. C’est donc que j’ai été particulièrement frappée des grâces distinctives de ce personnage. À cela, je vous ferai une réponse bien simple, tirée de l’état d’esprit où je me trouvais alors. J’étais, en ce moment, dans ce que l’on peut appeler une crise d’observation très particulière. Récemment arrivée à Paris, pleine de curiosité pour tout ce que j’y voyais, j’avais l’œil singulièrement en éveil. À observer, chaque jour, des choses nouvelles, la mémoire s’aiguise et s’assouplit. M. Julien Delbray a simplement profité de cette faculté momentanée et n’en doit déduire aucune considération avantageuse. Que je me sois souvenue de lui ne prouve pas qu’il ait quoi que ce soit de remarquable. Il ne s’ensuit pas davantage que je sois en disposition de m’intéresser spécialement à lui. S’il en était ainsi, je vous le dirais tout uniment, car je me sens avec vous en veine de franchise.

Plaisanterie à part, je crois que M. Delbray et moi nous sommes bien, l’un envers l’autre, en simple accord de sympathie, et encore celle qu’éprouva pour moi, à l’abord, M. Delbray fut-elle quelque peu négligente. En effet, le surlendemain de notre rencontre chez Mme  Bruvannes, étant retournée quai Malaquais, j’appris que M. Delbray partait en voyage. Il allait passer une quinzaine de jours, en province, auprès de sa mère. Je vous prie de croire que cette nouvelle ne m’a nullement affectée et ne m’a causé aucune déception. Que pouvait bien m’importer l’absence de M. Delbray ? M’empêcherait-elle de visiter mes chers marchands de bric-à-brac ?

Seulement quelquefois, dans ces visites j’éprouve des difficultés. Certes, il est amusant d’acheter des vieux meubles, mais encore faut-il qu’ils ne soient pas trop neufs. Il est vrai qu’avec la foi cela revient à peu près au même. D’autre part, il est ennuyeux d’être trompée, et il faut, pour l’être le moins possible, une habitude de l’œil que je n’ai pas encore acquise. Aussi, lorsqu’au bout de la quinzaine je reçus à mon hôtel une lettre, d’ailleurs fort bien tournée, de M. Delbray, s’offrant de mettre à mon service ses faibles lumières, je ne m’avisai pas de faire la renchérie et de décliner les bons offices d’un guide aimable et informé.

Car, je vous l’affirme, mon cher Jérôme, en acceptant les propositions de M. Delbray, je pensais uniquement à ce qu’elles pouvaient avoir d’avantageux pour moi et j’agissais en parfaite égoïste. Mon acquiescement ne m’engageait à rien. Mme  Bruvannes m’avait fait un vif éloge de M. Delbray. Elle m’avait vanté sa parfaite éducation et sa distinction d’esprit. J’avais chance de trouver en lui un agréable compagnon de courses à travers Paris. Peut-être était-ce un peu rapide de l’agréer ainsi sans façon, mais, après tout, n’étais-je pas libre de mes actions ? Ne suis-je pas une petite divorcée qui ne doit de comptes à personne et qui a bien le droit de passer son temps comme elle le juge à propos ? Quant à ce que M. Delbray pourrait penser de ma facilité à accepter ses offres, n’avais-je point pour répondante l’excellente Mme Bruvannes ? Restait à excuser mon sans-gêne. Ma qualité de demi-Américaine y suffisait amplement. Aussi, tous mes scrupules levés, répondis-je à M. Delbray en l’invitant à déjeuner à l’hôtel Manfred.

Tels furent, mon cher Jérôme, les débuts de relations qui, tout innocentes qu’elles soient, ne m’en sont pas moins des plus agréables et des plus profitables, car je devrai à M. Delbray des heures charmantes et utiles. Il est, en effet, charmant, et très habile acheteur. Je lui devrai donc quelques meubles à peu près authentiques. Je lui devrai aussi de connaître un Paris que, sans lui, j’aurais probablement ignoré. Il y a des Paris extrêmement divers dont je ne vous ferai pas l’énumération, et je ne vous enverrai pas un petit « essai » sur la capitale. Néanmoins, vous conviendrez bien qu’il y a, en gros, deux Paris : celui des étrangers et celui des Parisiens. Je connaissais à peu près le premier, mais c’est M. Delbray qui s’est chargé de m’apprendre le second.

Et c’est vraiment un Paris nouveau que m’a révélé M. Delbray. Ne croyez pas, du moins, que ces découvertes aient nécessité de grandes difficultés. Non, M. Delbray ne m’a pas organisé une tournée des grands-ducs ou des petites-duchesses. Il ne m’a menée dans aucun endroit dangereux ou suspect. Nous n’avons fréquenté ni les chiffonniers, ni les apaches, et nous n’avons pas eu besoin, dans nos promenades, d’être escortés d’un détective. Nous n’avons pas été forcés de nous grimer. Aucun déguisement ne nous fut nécessaire. Nous n’avons porté ni lunettes bleues, ni fausses barbes. Nos expéditions se sont faites en plein jour, sans requérir aucune préparation particulière. Nous nous sommes bornés, M. Delbray et moi, « à sortir ensemble » et à goûter de concert le charme de Paris, dont M. Delbray connaît admirablement tous les aspects pittoresques.

Nul mieux que lui, en effet, n’en sait mieux les vieilles rues, les anciens logis, toutes les curiosités artistiques et historiques. Mais il n’est pas seulement un cicerone accompli, il est également au fait des « spécialités ». Il est le vivant dictionnaire des petites adresses. Il vous dira où se vendent, en toutes choses, les meilleurs produits, où l’on trouve les « calissons » d’Aix les plus frais et où l’on achète la plus fine toile de Frise. Quant aux magasins de bric-à-brac, il les connaît sur le bout du doigt. Depuis que je suis ses conseils et qu’il veut bien me diriger dans mes recherches, j’ai déjà acquis, pour mon appartement de la rue Gaston-de-Saint-Paul, de fort jolies choses que je n’eusse pas dénichées sans lui et qu’il m’a fait obtenir à fort bon compte. Il m’en a fait, par contre, délaisser certaines autres que l’on voulait me vendre trop cher et qui étaient d’authenticité douteuse. Enfin, pour tout vous avouer, il m’est devenu indispensable, et le résultat est que nous déjeunons ensemble presque tous les jours.

Nous déjeunons en camarades, en pique-nique, et nous payons chacun notre part. J’ai mis cette condition à nos agapes. De cette façon, nous sommes beaucoup plus à l’aise. C’est d’ordinaire à déjeuner que nous dressons nos plans pour la journée. Chaque fois, j’attends avec une anxiété amusée ce qu’il va me proposer. La chose décidée, nous partons, soit à pied, soit en voiture. Un jour, par exemple, comme je désirais acheter quelques-unes de ces verreries antiques aux parois irisées et qui semblent saupoudrées d’une poussière d’ailes de libellules, il m’a conduite dans une singulière petite boutique où j’ai trouvé exactement ce que je souhaitais. C’est rue Séguier qu’habite le vendeur de ces petites choses fragiles et mystérieuses. La rue Séguier, extraordinairement étroite, rend la boutique extraordinairement sombre. En vertu d’obscures similitudes, sans doute, le marchand est à la fois minéralogiste et empailleur. C’est un vrai commerce de sorcier que le sien. Je suis sûre que, le soir, ses oiseaux se changent en minerais et que ses minerais se transforment en oiseaux. Dans une vitrine, il a quelques-unes de ces fioles irisées qui semblent participer des uns et des autres. Il y a de la sorcellerie, certainement, dans tout cela, et puis, pourquoi cet homme vend-il ces verreries enchantées à un prix dérisoire ? M. Delbray est le génie de l’occasion. Jérôme, je suis tombée, je vous le dis, sur quelqu’un d’indispensable !

L’autre jour, comme je venais d’acheter dans la boîte de bouquiniste du quai un assez bel exemplaire dérelié des Sonnets de Pétrarque, M. Delbray m’a promis de me conduire chez un relieur pour faire réparer le volume. Ce relieur est un drôle de petit Italien de Sienne qui s’est fixé à Paris et qui habite rue Princesse. M. Delbray m’a raconté que ce Neroli — c’est le nom du Siennois — avait dû quitter son pays à la suite d’une histoire d’amour à la Stendhal. Il doit y avoir là dedans du stylet et du poison. M. Pompeo Neroli, en effet, n’a pas l’air commode, et, quand il manie son poinçon, il semble se ressouvenir du poignard national.

Tout cela rend M. Neroli infiniment sympathique. À ce propos, remarquez comme la qualité d’Italien nous rend indulgents à ces sortes de pratiques. Que M. Neroli soit Français et soit né, par exemple, à Epernay, l’idée qu’il aurait donné un coup de couteau à quelque Champenois comme lui nous serait plutôt désagréable. Mais M. Neroli est Italien, M. Neroli est Siennois, et son aventure prend tout de suite je ne sais quoi de romantique qui plaît à l’imagination.

Je pense que vous commencez à comprendre, mon cher Jérôme, les plaisirs et les avantages que je trouve à la société presque quotidienne de M. Delbray. Grâce à lui, me voici débarrassée de cette solitude qui aurait fini par me peser un peu. J’ai rencontré en lui un charmant et facile compagnon, d’une conversation plaisante, variée et sans pédanterie. De plus, sa compétence remarquable m’est précieuse. Rien n’est donc plus naturel que je me plaise à fréquenter M. Delbray. Mais ce qui est plus singulier, peut-être, est que M. Delbray se soit prêté si volontiers au genre de relation que j’entretiens avec lui. Quel avantage en peut-il bien retirer ?

Cette question, je me la suis posée plus d’une fois à moi-même. J’y ai réfléchi assez longuement et voici les conclusions auxquelles je suis arrivée.

Il est évident qu’il existe, tout d’abord, dans la complaisance si empressée que me témoigne M. Delbray, le désir d’être agréable à Mme  Bruvannes. Il m’a rencontrée chez elle. Elle m’a recommandée à lui. Et M. Delbray tient à faire honneur à cette recommandation. Mais cette explication ne suffit pas. À celle-là, j’en ai ajouté une autre qui la complète et qui m’est venue maintenant que je connais mieux mon compagnon. Julien Delbray est un charmant garçon, très intelligent, très bien doué, avec toutes sortes de curiosités intellectuelles mais qu’une fâcheuse indécision d’esprit empêche de se déterminer dans la vie pour un but précis. Cette indécision, sur l’origine de laquelle je ne suis pas fixée, l’a détourné de toute carrière et de tout métier. Julien Delbray est un oisif. L’imagination, qu’il a vive et qui lui fait envisager toutes les possibilités, le dégoûte, par avance, des réalisations en lui montrant successivement les inconvénients de chacune de celles qu’il pourrait tenter. De telle façon qu’à trente-quatre ans Julien Delbray se trouve en face de la vie dans une situation d’attente qui n’est pas sans lui causer quelque tristesse. Je vous le répète, Julien Delbray est un oisif, et un oisif imaginatif. C’est à cette oisiveté que j’ai dû en partie la complaisance qu’il m’a montrée. Je lui suis une occupation.

Néanmoins, vous m’objecterez que le fait de cette oisiveté n’explique pas complètement l’assiduité de M. Delbray auprès de moi. Un garçon de son âge peut tout de même trouver d’autres divertissements que de jouer au cicerone et au guide dans Paris. Et puis, il est inadmissible que M. Delbray n’ait pas une maîtresse.

Eh bien ! justement, je suis persuadée, mon cher Jérôme, que M. Delbray n’a pas de maîtresse, du moins en ce moment ; aussi ai-je pensé que ses actuelles vacances de cœur avaient quelque peu contribué à le rapprocher de moi. Certes, M. Delbray est trop intelligent pour ne pas s’être aperçu, dès le début de nos relations, que je ne suis nullement une personne en quête d’aventures sentimentales ou autres. Lui non plus, d’ailleurs, n’a pas du tout l’air d’un coureur de bonnes fortunes ; cependant, il est bien probable que, si cette bonne fortune se présentait, il ne la dédaignerait pas. Et c’est là, il me semble, le point qui va nous aider à reconstituer l’enchaînement de motifs qui ont, inconsciemment peut-être, amené M. Delbray à me rendre des soins dont je lui sais, d’ailleurs, beaucoup de gré. Notons-y donc, tout d’abord, le désir de faire plaisir à Mme Bruvannes ; ensuite, admettons que M. Delbray a pris goût peu à peu à la distraction que j’offrais à son oisiveté et qui ne contrariait nullement ses habitudes de flânerie ; puis, à mesure qu’il m’a mieux connue, convenons qu’il a conçu un certain goût pour ma personne, sans que ce goût dépassât une sympathie assez tendre. Dans tout cela, donc, l’amour proprement dit n’entre pour rien. Cependant, M. Delbray est assez joli garçon et, par conséquent, doit être quelque peu fat. Et il a dû penser : « Eh bien ! promenons gentiment cette petite dame. Cela fait plaisir à Mme Bruvannes et cela ne m’ennuie pas, car, en somme, elle me plaît assez. Si, par hasard, je lui plaisais aussi, cela pourrait devenir une aventure fort agréable. Que les choses, du reste, tournent autrement, je n’en aurai aucun dépit et aucun chagrin. J’en demeurerai là volontiers. Elle semble avoir des qualités d’amie, ce qui est assez rare. Enfin, elle aime ma conversation et ma compagnie, ce qui me flatte. » Et c’est ainsi, j’en jurerais, que M. Delbray est devenu mon accompagnateur assidu, et c’est pourquoi aussi j’ai tenu à vous le présenter un peu longuement.

Donc, mon cher Jérôme, si l’on vous rapporte jusque dans votre lointain San-Francisco que votre ex-femme fait l’amour avec un Français jeune encore, de taille moyenne et distinguée, et si l’on vous avertit qu’on la rencontre avec lui dans les endroits les plus divers de Paris, vous saurez à quoi vous en tenir exactement sur la vérité de ces racontars. J’avoue que si la duchesse de Pornic, Mme  Grinderel ou Mme  de Glockenstein m’apercevaient en compagnie de M. Delbray, elles seraient peut-être moins confiantes que vous. Mais la duchesse ne sort guère que pour aller à l’église, Mme Grinderel est la myopie même et Mme de Glockenstein me pardonnerait aisément. Ce qu’elle ne me pardonnerait pas, au contraire, ce serait de penser qu’il n’y a rien entre M. Delbray et moi. Quant à Madeleine de Jersainville, ma conduite lui paraîtrait le comble de la loufoquerie. Ne pas être la maîtresse d’un homme avec qui l’on sort trois ou quatre fois par semaine, qui est relativement jeune, qui ne vous déplaît en aucune façon, cela lui semblerait un défi au bon sens et la dernière des aberrations. Je l’ai, d’ailleurs, assez peu vue, ces temps-ci, mon amie Madeleine. Elle a sûrement une passion en tête. Ah ! si seulement elle pouvait avoir une liaison durable, que Dieu donc serait à louer ! Cela la garderait de ces changements continuels où elle se déconsidère par trop. Votre amie :

Laure de Lérins.


M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 2 mai.

Mon cher Jérôme,

J’ai enfin quitté mon absurde hôtel Manfred et dit adieu à la rue Lord-Byron, et me voici installée chez moi. Par le mot installation, n’imaginez rien qui ressemble au si parfait confortable de votre cottage de Burlingame. Je n’ai pas du tout vos facultés d’organisation et je suis incapable de ces ingénieuses petites inventions de détails auxquelles vous excellez et qui procurent tant de commodités à la vie. Aussi, suis-je sûre que vous trouveriez mon logis quelque peu bohémien et rudimentaire. Tel qu’il est cependant, et si incomplet qu’en soit encore l’arrangement, je ne souffrirais pas volontiers vos critiques, car j’avoue qu’il me plaît extrêmement dans son désordre et son improvisation. Certes, l’aménagement pratique n’en est peut-être pas tout à fait au point, mais la décoration en est agréable et j’y ai réuni quelques charmantes vieilleries que je dois, pour la plupart, aux indications de M. Delbray. C’est lui qui m’a fait acheter les deux portes de bois sculpté qui sont celles de ma chambre, le délicieux petit lustre Louis XVI, du goût le plus pur, qui se balance si joliment au plafond de mon boudoir, l’étonnante commode en laque qui fait presque autant mon orgueil que l’élégante chaise longue de laquelle je vous écris.

Une chaise longue, c’est bien, depuis que je suis à Paris, la première fois que je m’étends sur un de ces meubles et que je m’accorde quelque paresse ! Depuis cinq mois, en effet, je mène une vie vraiment vagabonde. Aujourd’hui, pour la première fois, je me repose et je goûte le plaisir de rester chez moi. Il est vrai qu’il n’y a que quelques jours que je possède un chez moi. Jusqu’à présent, j’ai vraiment vécu dans la rue, dans ces chères rues de Paris, si diverses, si animées, si sympathiques, dans ces rues qui semblent être les rues de dix villes différentes. Mais, aujourd’hui, je me sens casanière. J’ai passé une robe de chambre ; j’ai fait placer ma chaise longue près de la fenêtre. Par la vitre j’aperçois un frais coin de ciel d’été et les grands arbres du quai Debilly. La Seine coule à quelques pas de moi. Des voitures roulent ; des passants passent. Je les regarde sans avoir envie de me mêler à eux. Aujourd’hui, je me réjouis de n’avoir rien à faire, ni course pressée, ni visites, ni promenade, ni rendez-vous. Je suis contente à la pensée de rester toute la journée en tête à tête avec moi-même. Il me semble que Paris m’intéresse moins que mes songeries.

C’est qu’aujourd’hui, mon cher Jérôme, j’ai à réfléchir sur un sujet sérieux. C’est pourquoi j’ai pris le parti de vous écrire. Mes idées me paraissent plus claires, quand je m’efforce de vous les exprimer sur le papier. Il s’y met un certain ordre qu’elles n’ont pas autrement, et qui ne m’est pas inutile pour parvenir à me débrouiller, car je ne suis pas ce que l’on appelle une nature méditative. Dès que je réfléchis, je me laisse aller aux caprices de mon imagination, tandis que, la plume à la main, je raisonne mieux les sujets qui me préoccupent. Dans ces intentions, j’ai fait placer près de moi une petite table à écrire. J’ai, à tout hasard, condamné ma porte. Je ne veux voir personne aujourd’hui. Je ne veux considérer devant moi que l’image de moi-même.

Ces préparatifs, qui ne manquent pas de solennité, vous montrent qu’il s’agit presque de quelque chose de grave. En effet, mon ami, j’ai certaines inquiétudes que je veux vous confier. Depuis quatre jours, par une suite de circonstances sans intérêt en elles-mêmes, il se trouve que je n’ai pas vu M. Julien Delbray, et, de ne pas le voir, je m’aperçois qu’il me manque. Or, mon cher Jérôme, c’est cela qui m’inquiète et qui me pousse à tâcher d’y voir clair en moi-même.

Vous savez, n’est-ce pas, la très amicale camaraderie qui existe entre M. Delbray et moi et quel parfait compagnon de promenade et de flânerie j’ai rencontré en lui. À cette camaraderie, vous savez combien je tiens ! J’aurais trop de peine à en retrouver une pareille. Aussi jugez comme je serais désolée de voir le sentiment de sympathie que j’ai pour M. Delbray se modifier en quoi que ce soit. Nos rapports sont établis sur un pied excellent et je ne voudrais pour rien au monde y rien changer. J’ai beaucoup d’amitié pour M. Delbray, et c’est de l’amitié, et rien d’autre que je souhaite à son égard. Je serais navrée qu’il s’y mêlât quelque chose de plus et, ce qui me trouble, c’est que je ne suis pas tout à fait sûre qu’il en soit ainsi !

Je me suis promis, mon cher Jérôme, d’être franche avec vous. Voici donc ce qui m’ennuie surtout, dans le débat que je vous expose. Si, lors de ma première rencontre avec M. Delbray, j’avais éprouvé pour lui quelque sentiment indicateur, je m’y serais parfaitement résignée. Si j’avais senti, péremptoirement et indubitablement, que M. Delbray dût être mon amant, j’aurais admis de bonne grâce cette éventualité. On ne résiste pas à l’inévitable et je ne suis pas partisan des défenses inutiles ni des vains reculs contre la destinée. Au contraire, je crois que lorsque le Destin nous fait signe, nous devons obéir docilement à son injonction.

Cette situation violente et définitive ne me répugnerait nullement. Je n’ai jamais pris la résolution de ne pas aimer, si l’occasion s’en présentait. Je suis jeune et je n’ai aucune raison de condamner mon cœur à l’inaction. Pour une femme libre comme je le suis, prendre un amant me semblerait un acte tout naturel ; mais, s’il s’agit d’amant, je veux que ce personnage fatal se présente à moi dans toute sa prestance despotique. Ce n’est qu’ainsi que l’amour est acceptable, et j’exige qu’il vienne à moi avec une violence irrésistible. C’est bien, je crois, du reste, l’avis de toutes les femmes. En ces conditions, l’amour emporte tous nos scrupules, détruit tous nos raisonnements. Bien plus, même, il nous empêche de prévoir les contraintes qu’il nous imposera, le mal qu’il pourra nous faire. Grâce à cette sorte d’aveuglement où il nous met, l’amant est un être masqué, voilé, mystérieux, nocturne, comme dans le vieux mythe de Psyché. Il n’est plus l’amant, il est l’amour même. Il a quelque chose d’impersonnel.

Mais que cet amant, avant de le devenir, ait été tout d’abord un monsieur de notre connaissance, voilà qui me semble vraiment inadmissible ! Il y a là quelque chose, à mon sens, d’un peu ridicule. Eh quoi ! notre amant serait aussi un homme dont nous connaîtrions les défauts et les habitudes, que nous serions en état de juger tel qu’il est et pour qui l’amour ne serait plus qu’un déguisement ? Sous le costume sensuel ou sentimental qu’il adopterait, il demeurerait le monsieur Un Tel sur qui nous avons eu nos opinions, qui aurait été plus ou moins notre ami ! Ah ! la fâcheuse confusion ! De cet ami ne resterait-il pas dans l’amant des traces malencontreuses ? N’y aurait-il pas là de quoi tout gâter ? Tenez, je ne puis imaginer un amant digne de ce nom que comme une sorte de triomphateur imprévu. Jamais je ne me résignerai à considérer comme tel un ami qui a réussi à jouer un rôle pour lequel il n’était pas fait. Celui-là n’est qu’un usurpateur sournois !

Telles sont mes idées sur ce grand sujet, mon cher Jérôme. Vous voyez par là que M. Delbray ne remplit pas du tout les conditions que j’exigerais à l’occasion et, cependant, je vous le répète, je ne suis pas sans inquiétudes sur moi-même. Les femmes sont si pleines de contradictions ! Cependant, rassurez-vous, je n’en suis pas encore à me demander s’il y a des chances ou non pour que je devienne un jour ou l’autre la maîtresse de M. Delbray. Il ne s’est encore rien produit qui me permette de me poser une pareille question, ni de mon côté, ni du sien. Il est bien probable, comme je vous le disais dans une de mes lettres, que, si je m’offrais à M. Delbray, il ne refuserait pas l’aubaine. Je n’ai, en effet, rien de particulièrement dégoûtant, mais je ne puis supposer que M. Delbray se préoccupe beaucoup de cette possibilité. Il n’a jamais cessé de se montrer avec moi respectueusement amical. Jamais il ne m’a « fait la cour ». Dans l’amitié qu’il me témoigne, je ne serais pas éloignée de croire qu’il entre une certaine reconnaissance de ce que je le distrais quelque peu de sa mélancolie ordinaire… Éprouve-t-il de moi un véritable désir, cela ne me paraît pas probable, bien qu’il y ait de ma part de la modestie à en convenir. Non ! M. Delbray n’est pour rien que d’involontaire dans l’inquiétude que je vous confie et qu’il me cause sans le savoir.

Il faut maintenant, mon cher Jérôme, que je vous dise en quelle occasion est née cette inquiétude au sujet des sentiments que m’inspire peut-être M. Delbray. M. Delbray, l’autre jour, me proposa de me mener visiter l’atelier d’un de ses amis, le sculpteur Jacques de Bergy. M. de Bergy a beaucoup de talent et l’idée de cette escapade m’amusait fort. Aussi l’acceptai-je avec plaisir. M. de Bergy habite aux Ternes un grand atelier ; lorsque j’y pénétrai, en compagnie de M. Delbray, je fus tout de suite ravie. Les figurines que modèle M. de Bergy sont vraiment délicieuses. Il est le roi d’un véritable peuple de poupées d’argile, mais de poupées animées de toutes les grâces de la vie. Toutes les attitudes, toutes les lignes du corps des femmes sont représentées par elles avec l’art le plus délicat et le plus vrai. M. de Bergy est un artiste exquis, en même temps qu’un gentleman d’excellentes manières. Quand nous entrâmes, il était étendu sur son divan et occupé à fumer un gros cigare. M. Delbray prétend que c’est là une des façons dont travaille M. de Bergy et que, dans les volutes de la fumée, il voit se dessiner les formes qu’il réalisera plus tard. Quoi qu’il en soit, M. de Bergy interrompit fort aimablement sa laborieuse fumerie pour nous faire les honneurs de ses figurines. J’allais donc et je venais à travers l’atelier, quand, me retournant pour complimenter M. de Bergy d’une des statuettes qui me plaisait particulièrement, je m’aperçus qu’il crayonnait quelque chose sur une page de son carnet. Sûrement, sous les plis de ma robe, l’œil exercé de M. de Bergy avait deviné l’attitude de mon corps et il en notait rapidement le dessin. À cette pensée, je rougis et je ressentis une impression de gêne subite. Quoi, à travers mes vêtements, je venais d’apparaître comme nue aux yeux de M. de Bergy !

Ma gêne s’était changée en une sorte de colère. M. de Bergy feignit de ne s’apercevoir de rien et remit tranquillement le carnet dans sa poche. J’étais irritée de l’indiscrétion artistique de M. de Bergy et je le lui marquai en abrégeant ma visite. Quelques minutes après, M. Delbray et moi, nous prîmes congé. Nous marchions côte à côte dans l’avenue. Je pensais au petit incident de tout à l’heure : « Tout de même, me disais-je, c’est un peu agaçant d’avoir posé malgré soi, pour ce monsieur de Bergy ; si, au moins, c’était pour M. Delbray ! » Je regardai M. Delbray. L’idée qu’il aurait pu me voir « sans voiles » ne m’était nullement désagréable. Ce fut une impression brève et indistincte, mais que signifiait-elle ? M. Delbray ne m’était donc pas indifférent ?

Tout en marchant, je le considérai avec une attention inusitée. Il me semblait presque ne l’avoir jamais vu, tant j’étais déjà habituée à lui. Soudain, il m’apparaissait avec une nouveauté singulière. Quoi, c’était donc ainsi qu’il était ! Je vais profiter de l’occasion pour vous le décrire.

M. Julien Delbray n’est plus un jeune homme, puisqu’il a trente-quatre ans, mais cela ne l’empêche pas d’avoir ce qu’on appelle un « physique » agréable, sans qu’il soit un Adonis ou un Antinoüs. Sa figure n’est point laide et elle est ce que l’on nomme sympathique. Elle se compose d’un ensemble de traits qui n’ont rien de particulièrement remarquable par eux mêmes, mais qui produisent à eux tous une impression favorable. M. Delbray, par sa figure, n’attire pas l’attention, mais que l’attention, pour une raison ou pour une autre, s’y soit fixée, elle a de quoi s’y satisfaire, si elle n’est pas trop difficile. D’ailleurs, M. Delbray a de beaux yeux, ce qui est, pour un homme, l’essentiel. L’aspect de sa personne est distingué. J’ajouterai que M. Delbray a d’excellentes manières. Il sait entrer, sortir, saluer, se tenir. Il donne, dans tout ce qu’il fait, l’idée de quelqu’un de très bien élevé. Sa bonne éducation s’est greffée à une nature fine et délicate. M. Delbray cause bien. Il est instruit, affable, serviable et gentil.

Voilà, certes, mon cher Jérôme, des qualités. On les rencontre rarement réunies, et leur présence en M. Delbray justifierait le cas que j’ai tout de suite fait de lui et l’amicale confiance qu’il m’a inspirée dès que je l’ai connu. Rien n’est donc plus naturel que je me sois attachée à lui et que j’aie recherché sa société. La solitude où je vivais a favorisé l’intimité qui s’est rapidement établie entre nous. Cependant, ce que j’éprouve, pour M. Delbray, de sympathie et de reconnaissance n’explique pas le genre de pensée que je viens de me découvrir à son égard. Il est bien évident que, dans la scène qui s’est passée chez M. de Bergy, s’est produit ce que nous nommerons, si vous le voulez bien, un « fait nouveau ». Reste à savoir si ce que j’ai éprouvé est dû à ma propre initiative ou si je n’ai fait que subir, à mon insu, le contre-coup d’un sentiment inopiné que M. Delbray aurait conçu pour moi.

Or, j’ai beau y songer, rien dans la conduite de M. Delbray ne peut me laisser croire qu’il ressente pour moi autre chose que de l’amitié. C’est donc alors de mon côté que vient le changement, et cela me rend bien plus difficile la recherche que je tente. Il est infiniment plus aisé de s’apercevoir que l’on est aimé que de convenir que l’on aime. Et, d’ailleurs, je me demande maintenant si j’ai grand intérêt à élucider ce second point. Tout à l’heure, cela me paraissait indispensable ; à présent, cela me semble beaucoup moins utile. Peut-être y a-t-il dans mon revirement une certaine lâcheté ? Peut-être, sans que je me l’avoue, m’est-il plus agréable de demeurer dans l’expectative ? Nous autres femmes, n’éprouvons-nous pas, à sentir l’amour rôder autour de nous, un certain plaisir ? Quoi que j’en aie dit tout à l’heure, nous souhaitons moins que je ne le prétendais sa brusque et violente révélation, surtout si c’est en nous qu’elle se produit. Pourquoi donc me priver d’une distraction, en somme inoffensive ? Si j’ai un sentiment un peu trop tendre pour mon ami Julien Delbray, à quoi bon me le formuler ? Si je le constate, d’ailleurs, est-il bien sûr que j’aie le courage de me l’interdire ? Un pareil sentiment colore et nuance gentiment la vie. Qu’il devienne trop importun, on peut toujours trouver le moyen de le satisfaire. Et ce moyen est si simple, mon cher Jérôme ! Il consiste à enlever sa robe, à laisser tomber sa chemise et à passer quelques heures au lit avec l’ami qui nous a plu. Ce n’est pas une telle affaire et il ne faut pas la considérer pour plus qu’elle n’est. Et puis, après tout, il est peu probable que j’en arrive à ces extrémités, d’autant plus que les circonstances vont bientôt se charger de nous séparer, M. Delbray et moi. Il est question, en effet, que M. Delbray parte, au commencement de juin, pour une assez longue croisière en Méditerranée avec Mme  Bruvannes et Antoine Hurtin. Les médecins recommandent vivement l’air marin pour la santé de M. Hurtin. Ils disent que la solitude dans le mouvement, la monotonie de la vie maritime achèveront sûrement de le guérir. M. Hurtin a consenti à essayer de ce remède plutôt coûteux, car Mme  Bruvannes a loué pour promener son neveu un fort beau yacht. M. Delbray a accepté d’être du voyage. Dans un mois donc, M. Delbray s’en ira tout naturellement et avec lui disparaîtra le léger trouble qu’il m’a causé. À son retour, ce sera l’été, je ne serai probablement plus à Paris, car j’ai l’intention d’aller passer quelques semaines chez Mme de Glockenstein, en son château d’Heiligenstein. Ensuite, j’irai faire un petit séjour aux Guérets, chez les Jersainville. À l’automne, je reverrai M. Delbray avec plaisir et je ne vous écrirai plus à son sujet de lettre comme celle-ci, qui me semble un peu ridicule.

Ne trouvez-vous pas, mon cher Jérôme, que mes projets sont la sagesse même ? Elle m’est venue en vous écrivant. Quand je vous disais qu’il n’est rien de meilleur pour y voir clair en soi-même que de fixer ses rêveries sur le papier ! S’il m’en vient de nouvelles, je vous les enverrai, puisque vous avez bien voulu me dire que cette correspondance ne vous ennuyait pas. Quant à moi, elle m’amuse infiniment. Je la trouve assez piquante. N’est-ce pas vraiment comique qu’après avoir été mariés pendant cinq ans sans nous être beaucoup occupés l’un de l’autre, notre divorce ait créé entre nous une intimité à distance, pour le moins inattendue ? Mais pourquoi s’étonner, la vie n’est-elle pas un tissu de contradictions ? Prenons-en gaiement notre part et notre parti.

Affectueusement à vous :

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 12 mai.

Mon cher Jérôme,

C’est encore moi et, ma foi, j’ai quelque honte à vous déranger si souvent par mes pattes de mouche ; aussi, ai-je bonne envie de ne pas vous parler de moi dans ma lettre. Que penseriez-vous d’une épître purement descriptive où je tâcherais de vous montrer que j’ai du style et de l’esprit ? Que diriez-vous si je vous envoyais quelque gentil morceau de ma façon ? Que penseriez-vous, par exemple, d’un petit tableau du mois de mai à Paris ? Attention ! Je commence.

Je savais bien que les premiers jours de l’été parisien sont délicieux et que c’est une saison exquise que celle-là sur les bords de la Seine. Je m’en étais aperçue, même lorsque j’étais enfermée au couvent de Sainte-Dorothée. Malgré l’étroite clôture où nous tenaient ces bonnes dames, l’été pénétrait néanmoins jusqu’à nous. Il nous faisait signe par un rayon de soleil plus doré à travers les fenêtres de l’étude ; il nous indiquait sa présence en agitant, au souffle de quelque douce brise nocturne, la veilleuse du dortoir. Mais c’était surtout au jardin que nous sentions son charme troublant.

Ah ! mon cher Jérôme, que l’été y était donc charmant dans ce vaste jardin, entouré de hauts murs vigilants ! Comme il s’y montrait frais et tranquille ! Quelles belles fleurs il y faisait naître ! Quels beaux feuillages il y faisait reverdir chaque année ! Que les nobles vieux arbres de notre enclos se paraient donc pompeusement et délicieusement de leurs feuilles nouvelles ! Ce cher jardin rendait supportable la captivité où nous vivions. Je l’ai beaucoup aimé, ce jardin du couvent de Sainte-Dorothée. Je l’ai aimé au printemps et en été. Je l’ai aimé aussi en automne. Il est, d’ailleurs, rarement grand et mystérieux pour un jardin de ville, car il comprend une importante partie de l’ancien parc des princes de Tréville, dont l’hôtel, qui sert encore de principal bâtiment aux religieuses, contient le beau parloir où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer et d’attirer votre attention. Il est beau aussi, ce parloir, avec ses antiques boiseries, et c’est là que j’ai pris sûrement le goût des bibelots et des décors d’autrefois. Mais le jardin est bien plus admirable encore avec sa longue pelouse centrale, ses deux épaisses charmilles, ses deux allées majestueuses, au bout desquelles se trouvait ce que l’on appelait le labyrinthe. Au delà du labyrinthe, il y avait le grand bassin. Au milieu, l’on voyait un groupe de l’Amour et de Psyché. De Psyché, les bonnes mères avaient fait une fort jolie Sainte Vierge et, de l’Amour, un Jésus adolescent, plein de grâce et de coquetterie. Par cette habile transformation, les convenances étaient sauvegardées, mais nous nous demandions pourquoi la mère et le fils se trouvaient ainsi au centre d’un bassin. Toutes les autres statues du parc avaient été modifiées par les bonnes mères, selon les mêmes principes. De Mars guerrier, on avait fait un saint Georges ; de Jupiter, on avait tiré un saint Joseph, et ainsi de suite ! Pour plus de sûreté, au socle de chacune de ces statues déguisées, un écriteau indiquait sa nouvelle attribution. Ah ! que c’était donc naïf et gentil ! Du reste, en agissant ainsi, les braves religieuses de Sainte-Dorothée n’étaient-elles pas dans la tradition de la primitive Église ? Elle aussi transformait en images saintes les dieux du paganisme.

Ces changements étaient les seuls que ces dames eussent fait subir au jardin. Elles lui avaient conservé ses eaux, ses arbres, ses fleurs, et elles permettaient au bel été de l’embellir à sa guise. C’est là, mon cher Jérôme, que j’ai goûté son charme parisien, ce charme que je retrouve maintenant répandu sur la ville entière et qui lui donne je ne sais quel air de fête et de réjouissance. Ah ! ce Paris de mai, comme je pourrais bien vous en parler longuement et vous y promener en ma compagnie ! Je pourrais vous mener sur ses quais, sur ses boulevards, dans ses avenues ; vous dire comment, cette année, il s’habille, comment il s’amuse, ce qu’on y fait, ce qu’on y voit. Voulez-vous savoir la coupe des robes, la forme des chapeaux, quels bijoux l’on porte, de quelles étoffes l’on se vêt, quel est le couturier à la mode, quel est le pâtissier en vogue, quels sont les divertissements les plus recherchés ? Voulez-vous que je vous raconte les Salons, le Concours hippique, l’Exposition des Chiens ou celle des Indépendants ? Et les théâtres, ne vous en dirai-je rien ? On joue une comédie de Donnay et une autre de Capus et l’on ne sait vraiment pas laquelle est la plus parisienne des deux. Trois dames ont paru aux courses avec des tuniques transparentes et plusieurs hommes y ont arboré de magnifiques costumes romantiques. Voulez-vous savoir les maisons où l’on danse et celles où l’on flirte ? Je pourrai vous renseigner là-dessus, non par moi-même, mais par mon amie Madeleine de Jersainville, qui ne manque ni une soirée, ni un bal, ni un rendez-vous, car, malgré ses occupations, elle trouve encore, vous pensez bien, le temps d’aimer.

Cette Madeleine, je l’ai vue assez souvent, ces semaines-ci ! Jamais elle n’a été plus jolie et la vie qu’elle mène lui va à ravir. Ah ! en voilà une qui est douée pour le plaisir, pour tous les plaisirs ! Elle n’est guère compliquée, cette chère Madeleine, et elle ne se tracasse pas inutilement. Elle accepte l’existence comme elle est et va où son instinct la conduit, avec une droiture extraordinaire dans la frivolité et une merveilleuse franchise dans l’impudeur. Elle est vraiment naïve et spontanée. Rien ne l’entrave, rien ne l’arrête. Quant à Jersainville, il n’est guère gênant pour le moment. Il est dans une maison de santé, à Neuilly, où il fait une petite cure de privation d’opium. De temps à autre, il se livre à cet exercice salutaire. Ne pensez pas, cependant, que Jersainville souhaite de guérir. S’il se désintoxique momentanément, c’est pour se préparer à ce qu’il appelle « les grandes fumeries d’automne ». Il se ménage pour l’époque où il sera aux Guérets. Là, il retrouvera avec un nouveau plaisir son cabinet peint de singes médecins, de chinoiseries et de turqueries, ses magots et ses pachas, son ottomane et ses pipes, ses chères pipes. Et alors il fumera, il fumera éperdument, tandis que Madeleine, tranquille et souriante, boira du lait, se lèvera tard, se couchera tôt, sans plus penser à faire l’amour que si elle ne l’eût jamais fait !…

Mais j’ai beau divaguer et déraisonner, mon cher Jérôme, ces façons ne vous tromperont pas. Vous sentez bien que ces détours cachent une certaine envie de vous parler de moi, et mes petits subterfuges sont vains. Cependant, ce que j’ai à vous dire n’est guère à mon honneur. La personne qui terminait sa dernière lettre de manière à vous donner une assez bonne idée de sa sagesse ne s’est guère maintenue dans ces belles dispositions. Que voulez-vous, mon cher Jérôme, les femmes ne sont que contradictions ? Les femmes sont curieuses. Il y en a qui sont curieuses d’autrui ; d’autres qui sont curieuses d’elles-mêmes, et je suis de ces dernières. Ce genre de curiosité est assez fort en moi, vous avez pu vous en apercevoir. N’est-ce pas en y cédant que je suis parvenue, l’an dernier, à démêler l’équivoque de notre situation sentimentale, le quiproquo conjugal dans lequel nous vivions ? De cette mise au net, il est résulté notre divorce, divorce que je puis qualifier d’heureux parce qu’il m’a rendu une liberté que je souhaitais et vous a procuré, en vous permettant d’épouser Miss Hardington, l’existence qui vous convenait vraiment. Cette curiosité donc, vous l’avouerez, a du bon, mais elle peut avoir aussi ses inconvénients. Quoi qu’il en soit, c’est elle qui m’a conduite à la détermination que j’ai prise et à laquelle m’a obligée finalement mon incertitude persistante concernant la nature des sentiments que j’éprouvais envers M. Delbray.

Me voici donc revenue, mon cher Jérôme, à un point dont je croyais bien pouvoir vous tenir quitte. En effet, après vous avoir écrit, et persuadée d’avoir pris un sage parti, je dois vous confesser que je n’ai pas trouvé l’allègement auquel je m’attendais. Chaque fois que je voyais M. Delbray, le même problème sentimental me tourmentait plus anxieusement. Chaque fois, je me posais cette question agaçante : « M. Delbray m’est-il aussi indifférent que je le crois ? » Peu à peu, ce doute perpétuel me devenait insupportable. Le plus grave, c’est que j’en serais arrivée ainsi à prendre en grippe ce charmant compagnon. C’était un résultat inadmissible et une situation insoutenable, si bien qu’un beau jour je me suis résolue à en sortir et à tenter une expérience décisive.

Cette expérience, c’est mon amie Madeleine de Jersainville qui m’en a fourni le moyen et c’est le hasard qui m’en a donné l’idée. Voici donc comment les choses se sont passées.

Il vous paraîtra peut-être singulier, dans les termes où je suis avec Madeleine, et étant données mes relations presque quotidiennes avec M. Delbray, que Mme  de Jersainville et M. Delbray ne se connussent pas. Il en était pourtant ainsi et la pensée ne m’était jamais venue de les mettre en rapport. Cette constatation, quand je la fis, ne laissa pas, je vous l’avoue, de me suggérer certaines réflexions. Pourquoi, en somme, avais-je évité que Madeleine et M. Delbray se rencontrassent ? En y songeant, il y avait dans cette conduite une intention indéniable de ma part. Je n’avais eu aucune envie de mettre en présence Madeleine et M. Delbray. Ne devais-je pas reconnaître là, pour être franche avec moi-même, quelque chose de prémédité ? N’était-ce point un indice dont je pouvais tirer quelque éclaircissement au sujet de la question qui me préoccupait ? N’y avait-il pas là trace d’un peu de jalousie préventive ? M’aurait-il été très agréable que M. Delbray fît trop attention à Mme  de Jersainville ou que Mme  de Jersainville fît trop attention à lui ?

Je pensais donc à cela, l’autre jour, en regardant Madeleine de Jersainville. Elle était assise sur un tabouret bas, aux pieds de ma chaise longue. Elle me racontait, en riant, une de ses récentes folies. À ce moment, on sonna à la porte. La femme de chambre introduisit Julien Delbray. Je ne l’attendais pas, ce jour-là, et je n’avais pas donné d’ordres à son sujet, mais sa présence en cet instant me contraria un peu. Néanmoins, je lui fis bon visage et je le nommai à Mme de Jersainville. M. Delbray venait m’annoncer que le départ du yacht de Mme Bruvannes était fixé au 2 ou 3 juin.

Antoine Hurtin se décidait enfin à embarquer sur les mers sa neurasthénie, selon l’ordonnance du docteur Tullier. À ce nom, Madeleine, qui paraissait s’être désintéressée de notre conversation, demanda à M. Delbray s’il avait revu les Tullier depuis une certaine soirée de danses espagnoles où ils s’étaient trouvés placés non loin l’un de l’autre, sans savoir qui ils étaient. M. Delbray se souvenait fort bien du voisinage et je constatai même qu’il en avait mieux gardé la mémoire que de notre rencontre, à nous, au restaurant Foyot, et j’en ressentis un peu de mauvaise humeur qui se dissipa pourtant, lorsque M. Delbray m’eut dit qu’un de ses amis de Bretagne, M. de Kérambel, avait acheté à une vente, aux environs de Guérande, une fort belle console Louis XVI, dont il voulait maintenant se défaire. M. de Kérambel, sachant le goût de son ami Delbray pour les vieilleries, lui avait envoyé la console. M. Delbray était venu me proposer de passer chez lui pour voir si le meuble me conviendrait.

M. Delbray attendait ma réponse et je vous avoue, mon cher Jérôme, que j’étais quelque peu étonnée. Jamais M. Delbray ne m’avait demandé de venir chez lui. Il m’était arrivé plus d’une fois, au cours de nos promenades, de le déposer à sa porte. Jamais il ne m’avait offert de monter. Il me parlait souvent de bibelots qui ornaient son appartement et jamais il n’avait témoigné le désir de m’en faire les honneurs.

Comment se faisait-il que M. Delbray se départît de sa réserve habituelle en présence de Mme de Jersainville et sous un prétexte aussi futile ? Rien ne pressait que je visse aujourd’hui même cette console, et M. Delbray avait insisté assez vivement pour que je ne différasse pas ma visite. Oui, pourquoi choisissait-il un jour où Mme de Jersainville était chez moi, d’autant plus qu’il était obligé, par le fait même, de proposer à Madeleine qu’elle se joignît à nous ? Tout cela me passa par l’esprit assez vivement, en même temps qu’y revenait juste à point le souvenir d’un rendez-vous pris, pour le même jour, avec une petite lingère qui habite rue Guénégaud et que m’avait indiquée Mme de Glockenstein.

À peine l’excuse de la lingère alléguée, j’entendis le rire de Madeleine de Jersainville :

— Mais, ma pauvre Laure, tu es folle avec ta lingère ; elle peut bien attendre ; d’ailleurs, j’ai mon auto en bas, je te mène chez monsieur Delbray et, de là, je te conduirai rue Guénégaud.

M. Delbray acquiesçait de la tête et ce fut avec un empressement marqué qu’il demanda à Mme  de Jersainville qu’elle voulût bien lui faire l’honneur de passer aussi quelques instants dans son modeste logis.

L’appartement qu’habite Julien Delbray est situé au deuxième étage d’une maison qui n’en compte que trois. L’escalier est convenable, rien de plus. Le domestique qui vint nous ouvrir a bonne allure bourgeoise, mais en voyant son maître en compagnie de deux dames, il parut fort flatté. Aussi m’adressa-t-il, en s’inclinant, une grimace sympathique. Madeleine de Jersainville surtout sembla lui produire une vive impression. La mâtine s’était mise en frais de beauté, ce jour-là, tandis que j’avais assez mauvaise mine et que j’étais mal coiffée. J’avais mis mon chapeau à la hâte pour sortir. Je m’en aperçus à la grande glace qui ornait l’antichambre de M. Delbray. C’est une glace peinte à l’italienne de fleurs et d’oiseaux. Du reste, tout l’appartement de M. Delbray est arrangé avec un goût très personnel.

La console en question était placée dans une sorte de fumoir-bibliothèque qui semble être la pièce principale du logis de M. Delbray. Elle est garnie de larges divans, recouverts de tapis d’Orient et surchargés de coussins d’étoffes anciennes. Quant à la console de M. de Kérambel, c’était un fort beau meuble, en excellent état. Pendant que nous discutions, M. Delbray et moi, le prix qu’il conviendrait d’en offrir, Madeleine allait et venait à travers la pièce. Je la considérais du coin de l’œil, tout en causant. Ma belle amie semblait nerveuse et agitée. Elle examinait des bibelots qu’elle ne regardait sûrement pas, elle tirait, des rayons de la bibliothèque, des livres qui ne l’intéressaient nullement. Comme on dit vulgairement, elle avait quelque chose. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Tout à coup, elle se laissa tomber sur un des divans. Elle appuya sa tête sur les coussins, tandis que son petit pied battait nerveusement le tapis.

Il n’y avait, dans cette attitude et dans ce geste, rien de singulier, n’est-ce pas ? Eh bien, mon cher Jérôme, je fus néanmoins frappée de l’impression de volupté lascive qui se dégageait de toute la personne de Madeleine. Cette lascivité émanait de son visage silencieux et de son corps immobile. Elle était si forte que j’en étais comme gênée et confuse. Soudain, j’eus l’intuition que j’assistais à un de ces brusques élans de désir qui avaient déjà poussé Madeleine de Jersainville dans tant de bras.

Oui, j’avais l’intuition subite que l’objet de ce désir était Julien Delbray. Et, lui, il n’était pas insensible à l’impudeur naïve de cette belle créature, étendue là, sur ce divan, aussi dévêtue dans sa robe, aussi amoureuse dans sa pose que si elle eût été couchée dans un lit ! Non, il n’y était pas insensible et je m’en apercevais à quelque chose de saccadé et de rauque dans sa voix, à quelque chose de sournois dans son regard. Oui, j’étais le témoin de la brusque entente sensuelle qui venait de s’établir entre ces deux êtres, et peut-être témoin importun.

C’est à ce moment, mon cher Jérôme, que me vint à l’idée de tenter l’épreuve à laquelle je faisais allusion au commencement de ma lettre. Mon parti fut vite pris. Sous un prétexte quelconque, j’allais laisser seuls, ensemble, M. Delbray et Madeleine. Si je ressentais de la jalousie à penser que M. Delbray se trouvât en tête-à-tête avec Madeleine, avec cette facile et voluptueuse Madeleine dont les soudaines intentions m’étaient clairement apparues, si cette pensée m’était pénible et me faisait souffrir, je serais sûre alors que le sentiment que j’éprouve pour M. Delbray n’est pas de la simple amitié ; au contraire, que je ne ressentisse rien de pareil, que je fusse heureuse de songer qu’un ami profitait ainsi d’une agréable occasion, je serais pleinement rassurée sur les doutes de mon cœur. De toute façon, l’expérience serait décisive.

Cependant, je m’étais approchée du divan où Madeleine était toujours étendue et je lui demandai sournoisement si elle n’était pas un peu fatiguée. Avant même qu’elle m’eût répondu, je lui avais offert d’aller seule chez la lingère de la rue Guénégaud. Quant à elle, elle pourrait attendre ici que je lui renvoyasse l’automobile. Cela lui éviterait une course un peu longue et elle rentrerait directement chez elle, où j’aurais bien pu, certes, la déposer ; mais, étant pressée, ce détour me faisait risquer de ne plus trouver Mme  Rosine à son magasin. M. Delbray serait ravi de la garder chez lui quelques instants de plus. À mesure que je parlais, la figure de Madeleine s’éclairait de satisfaction. Si elle avait osé, je crois bien qu’elle m’eût sauté au cou. Évidemment, je réalisais son vœu secret. Quant à M. Delbray, pendant notre petite conversation, il était demeuré parfaitement impénétrable. Je dis adieu à Madeleine. Elle s’excusa de ne pas m’accompagner, mais le grand soleil de la journée lui avait donné un peu de migraine. M. Delbray me reconduisit jusqu’à la porte. Nos dernières paroles furent au sujet de la console. Il télégraphierait à M. de Kérambel le prix que j’offrais du meuble.

Une fois dehors, et au dernier palier de l’escalier, je m’arrêtai et poussai un « ouf » de soulagement. J’allais donc enfin avoir le cœur net de mes sentiments pour M. Delbray. Je connaissais assez Madeleine pour ne guère conserver de doutes sur ce qui allait se passer, en mon absence, entre elle et M. Delbray. Mme de Jersainville avait conçu pour M. Delbray une de ces fantaisies subites et violentes qui sont sa spécialité.

J’avais plus d’une fois entendu raconter par Madeleine comment lui étaient arrivées des aventures du genre de celle que j’avais favorisée par mon départ. Ma gentille amie avait trop le goût de ces passades pour que je pusse douter de l’issue du colloque où je l’avais laissée avec M. Delbray. Maintenant, la question se posait de savoir comment je supporterais la situation que j’avais créée. Mes impressions allaient m’éclairer sur mes sentiments, et ces impressions, je me tenais prête à les analyser dans leurs moindres nuances, à les passer au crible le plus ténu, à les étudier parcelle par parcelle. Et vous savez, mon cher Jérôme, que je suis assez bonne « psychologue », assez attentive observatrice, surtout quand je suis le propre objet de mon observation. Voici donc exactement ce que j’ai noté.

Quand j’eus descendu l’escalier de M. Delbray, je m’arrêtai sur le trottoir. Il faisait vraiment une fin de journée magnifique, une journée de ces étés parisiens dont je vous vantais justement la douceur et l’éclat. La rue était tranquille et répandait une odeur de poussière mouillée. Un arroseur y faisait pleuvoir un long et souple jet d’eau irisée. Une douce fraîcheur s’exhalait du trottoir humide. J’avais envie de marcher, mais la voiture de Madeleine de Jersainville était là. J’y montai sagement et je donnai au chauffeur l’adresse de la rue Guénégaud. L’auto démarra ; je m’adossai aux coussins et me calai commodément. Tout d’abord, je constatai que la voiture était excellente, les ressorts doux, les pneus gonflés juste à point. L’intérieur de cette voiture était tout imprégné de ces parfums violents et musqués dont Madeleine aime à faire usage. Aux crochets d’argent, un petit sac était suspendu. Je l’ouvris ; il contenait quelques billets de banque, un carnet, un crayon, diverses babioles, une boîte à poudre, deux bâtons de rouge pour les lèvres. En face de moi la petite pendule encaissée dans le panneau marquait cinq heures trois minutes. À ce moment me revint à la mémoire un quatrain que j’avais lu, l’autre jour, dans un vieux petit almanach que m’avait donné M. Delbray. En voici la teneur :

Et ma pendule et ma Julie
Ont des destins bien différents :
L’une fait compter les instants
Qu’auprès de l’autre l’on oublie.

Ces mauvais vers, je les répétai plusieurs fois machinalement. Ce ne fut qu’en traversant la place de la Concorde que j’en fis l’application. À ce moment, depuis mon départ de la rue de la Baume, je repensais pour la première fois à la situation dans laquelle j’avais laissé Madeleine et M. Delbray, et je vous avoue qu’en cet instant cette situation me parut plutôt comique. Quelle tête pouvait bien faire M. Delbray devant le cynisme si gentil et si désarmant de Madeleine, car Madeleine n’avait pas dû dissimuler longtemps à M. Delbray ce qu’elle attendait de lui ? Madeleine de Jersainville n’est pas une femme qui cache ses sentiments. Elle devait justement être en train de lui en faire part avec la tranquille impudeur qui la caractérise. Du reste, il se pouvait fort bien que M. Delbray lui eût épargné la peine d’un aveu. M. Delbray n’est ni un jouvenceau, ni un béjaune, mais, tout de même, il n’était peut-être pas habitué au genre de franchise amoureuse d’une Madeleine de Jersainville ! Et, deux ou trois fois, en riant, je répétai le quatrain.

Oui, de plus en plus, ce que j’appelais « l’affaire de la rue de la Baume » me paraissait comique. Le pauvre Delbray devait être quelque peu interloqué d’une bonne fortune aussi imprévue. Bah ! sa surprise passée, il m’en serait reconnaissant. Madeleine lui plaisait beaucoup. J’avais pu m’en apercevoir, et les femmes hardies comme Madeleine sont parfaites pour des indécis comme Delbray. Madeleine ne le gênerait sûrement pas par son attachement et sa fidélité. Leurs amours ne dureraient pas longtemps. Bientôt Madeleine s’en irait vers d’autres aventures et Delbray me reviendrait un peu penaud et déconfit, car tous les hommes sont vaniteux et en veulent aux femmes qu’ils n’ont pas pu fixer. Et cependant ne lui aurai-je pas procuré là une petite récompense pour sa gentillesse envers moi ? C’est ainsi, je n’en doutais pas, que M. Delbray prendrait cette affaire. Autrement, j’aurais été désolée de lui causer le moindre ennui, car je me sentais vraiment pour lui en ce moment beaucoup d’amitié, et je lui voulais d’autant plus de bien que je m’apercevais que cette amitié n’était vraiment que de l’amitié. L’expérience que j’avais instituée réussissait à mon avantage. Je commençais à être tout à fait rassurée.

En somme, mon cher Jérôme, je passai une fin de journée excellente. J’éprouvais un sentiment de liberté et d’indépendance tout à fait agréable. Ce même sentiment, j’en avais joui, pour ainsi dire physiquement et socialement, à mon arrivée à Paris. Maintenant, c’était ma liberté sentimentale qui me paraissait assurée. J’étais délivrée du doute importun qui m’avait troublée. Je goûtais un calme délicieux, et je me laissai aller plus mollement aux coussins de la voiture. La corne d’avertissement résonnait comme un instrument de victoire. L’auto, à présent, suivait les quais de la Seine. Le fleuve coulait avec une heureuse lenteur. Tout me semblait harmonieux et parfait, et ce fut avec la souplesse délibérée de mes meilleurs jours que je grimpai les deux étages de Mme  Rosine, lingère, rue Guénégaud.

Mme  Rosine est une jolie personne, un peu fanée. Elle a les doigts longs et délicats et ce me fut un vrai plaisir que de la voir manier les fins linons et les dentelles légères. J’avais enlevé mon chapeau et mon corsage et j’essayais de gentils cache-corset dont Mme  Rosine me vantait les avantages, les qualités et les agréments. Je l’écoutais avec distraction en examinant dans une glace l’agréable image qu’y faisaient la ligne élégamment tombante de mes épaules et l’aimable rondeur de ma gorge. Certes, je n’aurais pas eu à offrir à M. Delbray la même opulence de formes que mon amie Madeleine ; néanmoins le don de ma personne n’eût pas été non plus à dédaigner. Mais le destin en avait disposé autrement et M. Delbray ne serait jamais à même de faire la comparaison à laquelle je me livrais, tandis que Mme  Rosine achevait d’ajuster la fine lingerie qu’elle était en train de m’essayer.

Quand je sortis de chez Mme  Rosine, la grosse horloge de l’Institut marquait six heures un quart. Je continuais à être d’excellente humeur. Comme je traversais la chaussée, un bicycliste, en me frôlant, me salua au passage d’une de ces plaisanteries parisiennes un peu risquées dont nous ne voulons retenir que l’hommage indirect qu’elles contiennent à l’égard de nos charmes. Je lançai donc au galant bicycliste mon regard le plus indulgent et j’allai m’accouder au parapet du quai, dans l’espace laissé entre deux boîtes à bouquins. Sans doute, à présent, Madeleine s’apprêtait à quitter la rue de la Baume. Peut-être même en était-elle déjà partie, et M. Delbray, demeuré seul, songeait probablement à la curieuse aventure qui venait de lui arriver. Il avait dû avoir des maîtresses, mais il devait tout de même être un peu ahuri de la promptitude de son succès auprès de Madeleine de Jersainville. Sans doute, même, au lieu de lui en être reconnaissant, il en concevait pour elle quelque mépris. Le soir où il avait remarqué Mme  de Jersainville, aux danses espagnoles du docteur Tullier, il ne supposait guère que cette belle dame viendrait un jour s’étendre sans façon sur son divan. Vraiment, cela m’aurait amusée de savoir quelle impression ma facile amie avait laissée d’elle à M. Delbray. Je fus sur le point de sauter dans une voiture et de me faire conduire rue de la Baume.

J’avais quitté le parapet, et je marchais en flânant, quand je m’aperçus que je me trouvais juste en face de l’hôtel de Mme  Bruvannes. Elle est presque toujours chez elle après cinq heures et l’idée me vint d’entrer lui faire une petite visite. On m’introduisit dans le salon en rotonde où se tient ordinairement Mme Bruvannes. Elle s’y trouvait occupée à lire dans un vieux bouquin à tranches rouges. Sans doute quelqu’un des auteurs grecs ou latins qu’elle se distrait à étudier. Lorsque j’entrai, elle laissa là son livre et leva vers moi sa longue figure jaune. Avec son air viril et studieux, Mme Bruvannes serait vraiment très bien, habillée en prêtre ou en juge ! Je lui demandai, tout d’abord, des nouvelles de son neveu. Antoine Hurtin allait un peu mieux. Il était moins sombre et moins morose. La perspective de son prochain départ en yacht ne semblait pas lui déplaire. À ce propos, Mme Bruvannes était contente de me voir, et, si je n’étais pas venue, elle allait m’écrire, car elle voulait me demander de me joindre aux passagers de cette croisière. Oh ! ce ne serait pas un voyage bien gai. Elle aurait à son bord M. et Mme Subagny, ses vieux amis, qui avaient décidé M. Gernon, le célèbre helléniste, à les accompagner, et M. Delbray. C’était tout. Antoine était si sauvage ! Une grande cabine demeurait inoccupée, et Mme Bruvannes la mettait à ma disposition. On vivrait très librement et chacun pour soi.

La proposition de Mme Bruvannes me surprit. Quelle raison avait bien pu la déterminer à m’adresser cette invitation subite ? Comment Antoine Hurtin, qui me connaissait à peine et dont M. Delbray m’avait plusieurs fois décrit la misogynie maladive, consentait-il à m’avoir en sa compagnie ? Je me permis d’en faire la remarque à Mme Bruvannes. L’excellente femme se récria : « Comment pouvez-vous supposer que mon neveu ne soit pas charmé que vous acceptiez d’être des nôtres ? C’est lui, au contraire, qui a insisté pour que je vous invitasse. Je vous assure qu’Antoine est fort bien disposé à votre égard. » Puis elle ajouta avec bonté : « Du reste, il est probable que Julien Delbray, en qui il a grande confiance, lui aura fait votre éloge. Il parle de vous avec tant d’amitié ! Il dit toujours que vous n’êtes pas une femme comme les autres. Quant à moi, j’ai déclaré aussi que je vous trouve charmante. Allons, ma chère petite, acceptez nos offres, vous ferez un voyage intéressant. »

Je remerciai de mon mieux Mme  Bruvannes et je lui demandai quelques jours de réflexion avant de lui donner une réponse définitive. Ce qui me demeurait le plus présent de ma conversation avec Mme  Bruvannes, c’était que M. Delbray parlait souvent de moi avec Antoine Hurtin, et en termes élogieux. Cette idée me causait un certain plaisir. Il m’était agréable de savoir que M. Delbray me jugeait favorablement. Cette sympathie avouée me procurait une certaine satisfaction. Et cependant, il était bien probable que M. Delbray ne songeait guère à moi en ce moment. Une image rapide me traversa l’esprit et me fit tressaillir. Je voyais M. Delbray aux bras de Madeleine de Jersainville. Ce n’était pas une pensée vague, c’était, je vous le répète, une image réelle, précise, vivante. Je voyais Madeleine étendue sur le divan, à demi dévêtue, la tête appuyée sur les coussins. M. Delbray était penché sur elle. Ils se donnaient des baisers !

C’était évidemment l’instant décisif de l’épreuve. La minute était grave. Cette image allait déterminer en moi la révélation exacte de mes sentiments. Pourrais-je, sans jalousie, sans amertume, sans haine supporter ce spectacle qui n’avait plus pour moi rien d’imaginaire ? Pour plus de sûreté, je précisai encore la vision. Le couple amoureux existait devant mes yeux avec une croissante intensité. Je ne perdais aucune expression de leurs deux visages. Froidement, j’attendais la secousse révélatrice. Mes lèvres tremblaient d’angoisse. Le monde entier pouvait être changé pour moi. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, toutes les choses qui m’entouraient étaient à leur place. Rien ne s’était transformé. Madeleine et son amant avaient disparu de ma pensée. L’image s’était dissoute, vaporisée. Le poison n’avait pas opéré. Mes veines étaient pures d’amour.

Je suis rentrée chez moi, à pied, d’excellente humeur, rassurée, tranquillisée, calmée. Je m’étais alarmée en vain. J’étais sûre maintenant de ne pas aimer M. Delbray, tout en ayant pour lui beaucoup d’amitié et une véritable affection. Tout n’est-il pas ainsi pour le mieux, aussi bien pour moi que pour M. Delbray ? Le voici également éclairé sur lui-même, au cas où il eût eu besoin de l’être. A-t-il eu, à mon égard, quelques velléités d’amour, elles n’ont certainement pas résisté aux avances de Madeleine.

Nous voici donc délivrés, l’un et l’autre, d’un doute qui eût pu compromettre nos bonnes relations et nous entraîner dans une fausse voie. Aussi je ne saurais trop me féliciter d’avoir agi comme je l’ai fait. Le seul que l’on puisse plaindre est le pauvre Jersainville, mais, vraiment, qu’il soit trompé une fois de plus ou de moins cela n’a aucune espèce d’importance. Qu’est-ce que cela peut bien lui faire ? N’a-t-il pas sa petite lampe à opium, son aiguille enchantée, sa noire boulette grésillante ? Néanmoins, il se peut très bien que je n’aille pas, l’automne prochain, aux Guérets. Il me semble que je n’aurais pas un très grand plaisir à revoir Madeleine. C’est bizarre, n’est-ce pas, mais, quand on est femme, on n’en est pas à une contradiction près.

Telle fut, mon cher Jérôme, ma journée d’épreuve. Je la finis avec vous, en vous écrivant et me disant bien affectueusement votre amie.

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 22 mai.

Mon cher Jérôme,

J’aurais dû vous adresser déjà la suite de ma dernière lettre, mais j’ai été très occupée, ces jours-ci, par des courses indispensables, celles qui précèdent toujours un départ. Je vais quitter Paris pour deux mois et ce voyage a nécessité des préparatifs que je viens seulement d’achever. C’est vous dire que j’ai accepté l’invitation de Mme  Bruvannes. Le 2 juin, je dois être à Marseille, où le yacht attend les invités qu’il doit promener sur la Méditerranée. Ces invités sont ceux que je vous nommais dans ma dernière lettre. Antoine Hurtin voulait y joindre un médecin, mais le docteur Tullier s’y est opposé formellement.

C’est donc à bord de l’Amphisbène que je vais m’embarquer : tel est, en effet, le nom du yacht qu’a loué Mme  Bruvannes. M. Hurtin, par un caprice que je ne comprends pas bien, a voulu absolument que le bateau fût débaptisé. Julien Delbray a donc été chargé d’être le parrain de l’ex-Néréide, devenue maintenant l’Amphisbène. C’est M. Delbray qui a proposé cette nouvelle appellation. Il paraît qu’un « amphisbène » était une sorte de serpent fabuleux, pourvu d’une tête à chacune de ses extrémités et qui s’avance également en avant et à reculons. Cette dernière particularité présente avec la marche d’un navire à vapeur une certaine analogie, qui justifie assez bien le nom trouvé par M. Delbray. Il n’en fallut pas plus pour que la proposition de M. Delbray fût jugée excellente. Sur l’Amphisbène, nous visiterons la Corse, la Sicile, l’Archipel. Mais, avant de partir, il faut que je vous mette au courant de ma situation d’esprit.

Donc, après l’épreuve à laquelle je m’étais résolue et dont je vous ai décrit les circonstances et le résultat, j’étais sûre, ainsi que je vous le disais, de ne pas aimer M. Delbray. Oui, aimer, car, malgré que j’hésitasse à employer ce grand mot, certains indices me laissaient à penser que c’était peut-être bien de l’amour que j’eusse pour lui. Notez, en somme, que je n’eusse nullement considéré cela comme une catastrophe ou comme un malheur. Je ne me suis pas, après tout, interdit d’aimer et, bien que M. Delbray ne répondît pas exactement à mon idéal, il ne me paraissait en aucune façon un choix déshonorant. Il n’est plus très jeune, mais il est de figure agréable, d’aspect et de caractère sympathiques. Ce qui m’agaçait surtout dans mon cas, c’était qu’il pût arriver que j’eusse pris de l’amour pour lui sans que je fusse capable de lui en pouvoir inspirer. Certes, il s’était montré à mon égard charmant et empressé, mais je ne trouvais rien dans ses manières d’être qui dépassât les bornes d’une respectueuse politesse. Gracieux, attentif, complaisant, il n’avait marqué par aucun signe qu’il fût, tant soit peu, amoureux de moi. Or, ma vanité de femme ne pouvait admettre que je me fusse éprise de lui, à mon insu et de moi-même, sans qu’il eût rien fait pour justifier cette faveur. Cette idée, au fond, m’exaspérait. S’il avait fallu en passer par là, je m’y serais sans doute résignée, comme bien d’autres, mais je crois que je l’en eusse détesté. Or, je ne souhaitais nullement détester M. Delbray, pas plus que je ne désirais l’aimer. Néanmoins, à tout prix, je voulais être éclairée. Ce fut pourquoi je tentai l’expérience que je vous ai rapportée.

En vous la contant, mon cher Jérôme, je croyais sincèrement ne vous en avoir rien caché, et il en eût, certes, été ainsi si je n’en eusse appris, dès le surlendemain, certains détails que j’ignorais au moment où je vous écrivis. Permettez-moi donc à présent de compléter mon récit.

Vous m’aviez laissée, si vous vous en souvenez, pleinement rassurée sur mon compte et pleinement édifiée sur le sort de M. Delbray et de Madeleine de Jersainville. Je n’avais pas de doute qu’une entente rapide et agréable se fût faite entre eux. La pensée qu’ils étaient heureux à leur façon me satisfaisait extrêmement. Leur bonheur, probablement, serait court, mais réel. Cette idée m’amusa durant toute la journée du lendemain. Aussi, fus-je assez étonnée de recevoir, au moment où je me mettais à table pour dîner, un petit mot de M. Delbray. Il me transmettait la réponse télégraphique de M. de Kérambel, au sujet de la console à laquelle je ne pensais déjà plus, et il ajoutait qu’il partait le soir même pour aller passer quelques jours à Clessy-le-Grandval : Clessy-le-Grandval est une petite ville où habite la mère de M. Delbray. En y réfléchissant, ce voyage à Clessy était fort naturel. Il voulait dire adieu à sa mère avant de s’embarquer sur l’Amphisbène. Cependant, sa lettre avait quelque chose de contraint. Aussi, me demandai-je si cette lettre ne contenait pas un petit mensonge. L’annonce de ce déplacement n’était-elle point un prétexte pour ne pas venir me voir de quelque temps et pour s’assurer ainsi, avant le départ pour Marseille, une complète liberté ? La belle Madeleine de Jersainville n’était probablement pas étrangère à ce subterfuge qui me fit rire. Certes, je m’y prêterais bien volontiers. Cela me dispenserait d’aller prendre des nouvelles de la migraine de Madeleine. J’étais d’ailleurs fort rassurée sur son compte.

Mme  Bruvannes m’attendait, le lendemain, à déjeuner. Je devais rencontrer chez elle M. et Mme  Subagny, nos futurs compagnons de voyage. Après le déjeuner, je fis quelques commissions et je rentrai chez moi. La femme de chambre qui m’ouvrit la porte m’avertit que Mme  de Jersainville était au salon. Vraiment, Madeleine était trop bonne ! C’était une visite de digestion.

Eh bien ! mon cher Jérôme, je me trompais. Oui, j’ai à vous apprendre la chose la plus étrange, la plus singulière, la plus inattendue et, pour vous la dire, il me faudrait tous les adjectifs de Mme  de Sévigné. Naturellement, je vous en fais grâce. Sachez donc simplement que Madeleine de Jersainville n’a pas été la maîtresse de M. Delbray, non, comme bien vous pensez, parce qu’elle s’y est refusée, mais parce que M. Delbray a décliné des avances pourtant fort flatteuses. En effet, lorsque je les eus laissés seuls, Madeleine ne tarda pas à aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Elle m’a elle-même raconté la scène, et il n’y avait pas, pour M. Delbray, moyen de se méprendre sur les intentions, à son égard, de sa jolie visiteuse. Il s’y méprit si peu qu’ayant doucement dénoué les bras qu’elle lui avait passés autour du cou et s’étant assis auprès d’elle sur le divan, il lui tint à peu près ce langage : « Madame, vous êtes belle, vous êtes charmante et vous me semblez bonne, c’est pourquoi je vais vous parler avec une entière franchise. Vous excuserez le ridicule qu’il y a pour un homme d’agir comme je le fais. Certes, le don que vous me paraissez prête à m’accorder de vous-même est un présent inestimable et délicieux. En toute autre occasion, je vous en serais infiniment reconnaissant, mais, en ce moment, je suis incapable d’en goûter la rare faveur. Un grand amour occupe mon âme et me rend insensible à tout ce qui n’est pas lui. J’aime une autre femme. Je sais qu’elle ne m’aime pas et sans doute qu’elle ne m’aimera jamais, mais elle me rend tout autre amour impossible, même celui qui ne serait que du caprice et du plaisir. » Telles furent les paroles que prononça M. Delbray. Madeleine, je dois vous l’avouer, leur donna plus de pittoresque et moins de gravité en me les rapportant et les fit suivre de commentaires familiers que je ne vous répéterai pas. Je ne vous reproduirai pas non plus les rires dont elle accompagna son récit et le ton dont elle le conclut en ajoutant : « Tu sais, ton M. Delbray, je le retiens, c’est un drôle de type ! » Il y avait, d’ailleurs, peut-être un peu de dépit dans sa gaieté. Que voulez-vous, c’est bien naturel, Madeleine n’est pas habituée à de pareils discours et à de semblables procédés !

Et maintenant, mon cher Jérôme, j’ai aussi une confidence à vous faire. Croiriez-vous que si cette personne à qui faisait allusion M. Delbray était une certaine Laure de Lérins, je n’en serais nullement fâchée ? Bien plus, cela me ferait plaisir. La pensée que M. Delbray m’aimerait me serait même plutôt agréable. J’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet. Certes, je ne suis pas amoureuse de M. Delbray, mais j’ai pour lui de l’estime, de l’affection et de l’amitié. Aussi, ne serais-je nullement offensée s’il parvenait à changer en moi ce sentiment en quelque chose de plus tendre et de plus intime. Que voulez-vous, je lui suis reconnaissante de la preuve d’amour qu’il vient de me donner. Bien peu d’hommes en seraient capables. Combien consentiraient à s’exposer au genre de ridicule qu’il a affronté en laissant sortir de chez lui, comme elle y était entrée, une Madeleine de Jersainville ? Combien d’hommes sacrifieraient un plaisir immédiat à des délicatesses de sentiment ? Eh bien ! M. Delbray a fait cela, et cela me dispose en sa faveur.

Néanmoins, je serai exigeante. Je veux bien être aimée, mais je veux l’être d’une certaine façon. Si M. Delbray remplit les conditions requises, je ne demande pas mieux que d’être un jour à lui. Mais M. Delbray saura-t-il me convaincre ? Saura-t-il exprimer ce qu’il ressent pour moi ? Ce qui m’effraie un peu à ce point de vue, c’est l’extrême réserve dont il a témoigné jusqu’à présent. Sans cette folle de Madeleine, j’ignorerais encore sa passion ! Cependant, je veux bien lui donner des chances. Saura-t-il en profiter ? Toute femme a besoin d’être conquise. Nous n’appartenons jamais qu’à ceux qui s’imposent à nous. M. Delbray est-il de ceux-là ?

Pendant deux mois, nous allons vivre côte à côte. C’est une belle occasion que je lui offre de me persuader de son amour, de m’en révéler la qualité. Qu’en résultera-t-il ? Je l’ignore. Je suis comme « l’amphisbène », dont notre yacht porte le nom. Irai-je en avant ou en arrière ? Nous verrons bien, et je vous l’écrirai au retour, mon cher Jérôme, car, pour le moment, j’ai assez abusé de votre patience et de votre attention. Si vous m’en aviez témoigné autant, lorsque nous étions mariés, je ne vous aurais jamais quitté et je serais encore avec vous à Burlingame au lieu de courir la mer sur le beau yacht de six cents tonneaux, filant onze nœuds à l’heure, qui emmènera, en compagnie d’un vieux ménage, d’une respectable dame latiniste, d’un savant en rupture de bibliothèque et d’un gros garçon neurasthénique, le couple « d’amphisbènes » que nous formons, M. Delbray et moi.

Adieu, mon cher Jérôme.

Votre vagabonde amie :

Laure de Lérins.

TROISIÈME PARTIE



3 juin, en mer, au large de Marseille. — J’ai apporté sur le pont le gros cahier blanc de Néroli. Je l’ai posé sur une petite table, au-dessous d’une lampe électrique, et je me suis installé dans un vaste fauteuil d’osier.

Il fait une nuit admirable, toute vivante d’étoiles, une nuit profonde et douce. La mer est calme, unie. L’Amphisbène file mollement. J’entends le bruit régulier, monotone, joyeux que fait l’eau le long du bordage. Du pont arrière, où je suis assis, j’ai devant moi toute l’étendue du yacht, coupée par les deux mâts et la cheminée. Je sens dans sa masse la vibration sourde de l’hélice. La côte a disparu…

Tout le monde est endormi. M. et Mme  Subagny ont été assez éprouvés par ces premières heures de voyage. Gernon n’a pas fait non plus très bonne figure. Antoine, furieux, maintenant, d’être parti, est demeuré dans sa cabine. Mme Bruvannes s’est enfermée dans la sienne. Mme  de Lérins a fait de même. Me voici seul. La nuit est belle, tiède, silencieuse. Le quartier-maître vient de piquer le quart. La sonnerie a vibré, aiguë, dans l’air marin. Une légère humidité nocturne rafraîchit mes mains fiévreuses.

La sortie de Marseille a été un peu dure, comme il arrive souvent. À quatre heures, l’Amphisbène a appareillé. On a largué les amarres. La sirène a gémi longuement ; avec lenteur et précaution, le yacht s’est dégagé des navires qui l’entouraient, puis il a dépassé le Fort Saint-Jean et nous avons pris la mer. Une houle lumineuse nous accueillit. L’eau était d’un bleu sombre et magnifique, fatigante aux yeux. Nous avons navigué entre des îles, le long d’une côte rocheuse et découpée que le soleil couchant a peinte de couleurs magnifiques.

Je suis monté sur la passerelle. Ensuite, le crépuscule est venu. À table, personne n’a paru, sauf Gernon, qui s’est risqué jusqu’à la salle à manger. Le mal de mer, dont il avait souffert, entre l’île Pomèque et l’île Ratonneau, l’avait mis en appétit. Il mange d’une façon effroyable, comme quelqu’un à qui son dîner ne coûte rien. Je crois que cette perspective de passer deux mois sans bourse délier l’a déterminé pour beaucoup à accepter l’invitation de Mme  Bruvannes. Cependant, après ce dîner plantureux, il a paru de nouveau inquiet et il n’a pas tardé à s’éclipser. La mer est pourtant, à présent, parfaitement calme, si calme que j’écris facilement. Si mes lignes sont irrégulières, c’est que ma main tremble de crainte et d’allégresse…

Comme mon cœur bat ! Je pense à elle. Toute cette belle nuit marine est pleine de sa présence. Sa présence ! Comme ce mot me semble étonnant et précieux ! Tous les jours, pendant deux mois, tous les jours, à toutes les heures, elle sera là. Elle est là. Jusqu’au dernier moment, j’ai cru qu’elle inventerait quelque prétexte pour se dispenser de ce voyage. Ce matin, en allant l’attendre à la gare de Marseille, j’étais encore persuadé qu’elle ne serait pas dans le train. Ah ! quel soulagement j’ai éprouvé quand je l’ai vue descendre du wagon avec cette charmante souplesse de corps qui s’accorde si bien au rythme puissant et délicat de la mer ! Elle paraissait toute joyeuse et elle m’a tendu gaiement la main. C’était la première fois que je la revoyais depuis mon départ pour Clessy, depuis cette absurde histoire de Mme de Jersainville. Qu’avait bien pu lui raconter cette folle ? Ah pourquoi Laure m’avait-elle mis dans cette situation ? Pourquoi ? Je ne le saurai sans doute jamais. Peut-être a-t-elle regretté d’avoir agi comme elle l’a fait, car, durant le trajet de la gare au port, elle m’a parlé presque tendrement.

Et puis, qu’importe ! L’essentiel n’est-il pas qu’elle soit venue ? C’est cette pensée qui, ce soir, me remplit de joie et d’émotion. Oui, Laure de Lérins est là. Elle occupe une des trois grandes cabines du yacht, non loin de celle de Mme Bruvannes. Et il en sera ainsi demain. Ah ! que de demains en ces deux mois où nous allons vivre côte à côte ! Pourtant, un jour viendra où ce beau rêve sera fini. Oui, mais alors il y aura le souvenir, l’admirable souvenir qui conserve, qui éternise, qui recompose inlassablement ce que le temps a détruit.

Pourquoi ne lui ai-je pas encore avoué mon amour ? Quelle singulière hypocrisie que de lui laisser croire que je ne ressens pour elle que de l’amitié ? Hélas ! oserai-je jamais lui dire le timide secret de mon cœur ? Que ne l’a-t-elle deviné ? Mais pourquoi me suis-je tu obstinément ? Pourquoi ? Je le sais bien un peu. Une des raisons de mon silence n’est-elle pas ce goût d’indépendance et de liberté qu’elle manifestait avec tant de vivacité ? Il me semblait qu’elle eût pris une déclaration d’amour pour une sorte d’attentat à cette liberté, à cette indépendance. J’attendais, pour parler, qu’elle se montrât moins ombrageuse et moins peureusement farouche. Ah ! Laure, Laure de Lérins, puissé-je, par quelque nuit comme celle-ci, au rythme d’une mer calme et douce, à la faveur des molles ténèbres, sous un ciel de lointaines étoiles, prendre et retenir dans ma main votre petite main nerveuse et parfumée et me faire écouter de vous… !

Avant de descendre dans ma cabine, je suis monté un instant sur la passerelle. M. Bertin, le second du bord, y faisait son quart. Il m’a fourni quelques explications sur la route que nous suivons. De temps en temps, le timonnier donnait un tour de roue et se penchait pour examiner la boussole enfermée dans l’habitacle et éclairée par une lampe électrique.


5 juin. — Nous sommes ancrés dans la baie de Bonifacio, devant le petit quai que domine la ville en échelons et sa grosse citadelle jaune. Le port ne contient, avec le yacht, que quelques barques et quelques voiliers. La baie, dont l’entrée droite s’élargit pour former une sorte de lac aux eaux parfaitement calmes, est entourée de hautes murailles de rochers à pic, creusés d’anfractuosités bizarres, de grottes humides et sombres. Après déjeuner, je propose de descendre à terre, mais Mme  Bruvannes y semble peu disposée. Pour Antoine, c’est l’heure de la sieste. Mme  Subagny est mal remise de son début de navigation et elle déclare qu’elle ne laissera sous aucun prétexte M. Subagny ajouter les fatigues d’une promenade à celles d’une nuit agitée. M. Gernon déclare que Bonifacio ne lui semble avoir rien de bien intéressant. Seule Mme  de Lérins accepte ma proposition. Je pense qu’il en sera souvent ainsi et je m’en réjouis. Comme il fait assez chaud, elle est allée mettre une robe légère et je l’attends en causant avec M. Gernon.

M. Gernon s’est composé un étrange costume qu’il a dû acheter chez le fripier. Il porte une espèce de vareuse gros bleu, d’un drap si râpé qu’à certaine place il a l’air verni. À cette vareuse il a joint un pantalon de toile blanche légèrement effrangé. Il a remplacé son canotier de paille habituel par un casque colonial. Ce casque est côtelé comme un melon et son couvre-nuque descend si bas qu’à certains mouvements il rencontre le col de la vareuse, ce qui le fait se soulever et en rabaisse la visière sur le nez du pauvre M. Gernon, qui doit alors rétablir l’équilibre instable de sa coiffure. Malgré cet inconvénient M. Gernon est très fier de son équipement. Il s’avoue aussi fort content de l’expédition marine qu’il a entreprise et qu’il appelle son « périple ». Il est très flatté de voyager en si élégante compagnie, aussi a-t-il l’intention de se conformer aux usages de la meilleure société. C’est pourquoi, ce matin, il est venu me trouver dans ma cabine pour me demander à quoi peuvent bien servir certains ustensiles de toilette dont il ignorait l’utilisation possible. Je l’ai renseigné de mon mieux et je lui ai montré comment on fait fonctionner la baignoire. Il a paru s’intéresser vivement à cette expérience et il a fort admiré l’ingéniosité des appareils. Néanmoins, il a laissé s’écouler l’eau sans témoigner aucun désir de prendre un bain. Là-dessus, il m’a confié qu’il aurait certes bien pu s’adresser au valet de chambre, mais qu’il avait préféré recourir à mes lumières. Il est décidé à réclamer le moins souvent possible les services du personnel, car il les faudrait reconnaître, à la fin du voyage, par des étrennes dont l’obligation commence déjà à le préoccuper. Le brave Gernon est terriblement avare. C’est d’autant plus inexcusable qu’il n’est nullement besogneux, m’a assuré M. Feller, qui connaît bien notre original.

Mme  de Lérins n’a pas été longue à se préparer et bientôt je la vois reparaître au haut de l’escalier, fraîche et pimpante. Elle porte une robe de toile bise et elle est coiffée d’un grand chapeau autour duquel s’enroule une souple gaze flottante. Le canot nous attend au bas de l’échelle. En cadence les rames frappent l’eau et, quelques minutes après, nous abordons au quai, où nous sommes accueillis par une bande de gamins qui gambadent et gesticulent autour de nous. Par le bronze du teint, par le feu des yeux, ils sont déjà Italiens, ces gamins de Bonifacio, mais, à l’encontre de leurs congénères de Gênes ou de Naples, il ne nous demandent pas l’aumône. Ces jeunes Corses, plus ou moins dépenaillés, sont fiers et discrets. Ils se contentent de nous suivre un moment, puis ils se dispersent et nous laissent continuer notre route.

Bonifacio est une bizarre petite ville. Ses étroites rues en pentes rudes sont pavées d’un cailloutis dur qui râpe les semelles. Les maisons qui bordent la rue sont en pierre, massives, trapues. Quelques-unes s’ornent de portes sculptées. L’aspect est mi-provençal, mi-italien et tant soit peu rébarbatif. Les gens nous regardent passer avec indifférence, tandis que nous montons vers la citadelle, dont la lourde masse jaune se carre sur le ciel bleu.

Nous y voici parvenus, à cette citadelle. À son pied, s’étend une esplanade d’où l’on a une vaste vue de mer. Dans le lointain, se profile la côte de Sardaigne. Tout l’air est rempli d’un soleil éclatant. La pierre d’un petit parapet est toute tiède et Mme  de Lérins la caresse de sa main dégantée, tandis que nous restons là presque sans parler. Parfois une légère brise agite le voile de Mme  de Lérins. Parfois une hirondelle passe auprès de nous en poussant son cri aigu. Mme de Lérins la suit des yeux et retombe dans sa rêverie. Elle semble heureuse et calme. À quoi songe-t-elle ? Quelles pensées naissent sous ce front gracieux ?

Sur l’esplanade, non loin de nous, il y a trois ou quatre arbres au feuillage maigre qui donnent un peu d’ombre. Un groupe de garçons et de fillettes s’y est réfugié. Soudain Mme  de Lérins me les désigne du bout de son ombrelle.

— Regardez donc, Delbray, sont-ils amusants, ces bambins !

Je regarde. La scène en effet est comique. Trois des petites filles se sont affublées de grands voiles de mousseline blanche dont elles s’enveloppent la tête et qui les couvrent presque entièrement. Elles tiennent à la main chacune un bouquet de fleurs et s’avancent en minaudant et en faisant des saluts cérémonieux. Les garçons leur répondent par des salamalechs pleins de gravité et de prétention. Ils tiennent aussi des fleurs à la main. Puis, filles et garçons, ayant fini leurs simagrées, se prennent par le bras et se mettent à défiler d’un air pompeux et officiel, en tournant autour des arbres. À quoi jouent-ils ? À la réception de M. le Préfet ou au mariage ? Je crois bien que c’est au mariage. Le cortège est précédé par un gros bonhomme de sept à huit ans, qui, la culotte trouée, imite admirablement le bruit du tambour. Un autre mioche manie un bâton deux fois haut comme lui. Celui-là représente évidemment le personnage du suisse. Il est si drôle que Mme  de Lérins se met à rire, puis, tout à coup, son rire s’interrompt, et elle demeure silencieuse, tandis que le petit cortège continue à tourner au bruit du tambour, autour des arbres à feuillage maigre, sur l’esplanade ensoleillée que domine la grosse citadelle jaune.

Ah ! Laure de Lérins, que ne vous ai-je connue à l’âge de ces fillettes et que n’ai-je eu alors l’âge de ces garçons ? Nous aurions vécu dans quelque vieille petite ville, désertée et provinciale. J’aurais partagé vos jeux. Nous aurions, nous aussi, peut-être joué aux fiancés avec des fleurs dans les mains et le temps aurait passé et ce souvenir serait devenu une réalité… Nos deux vies se seraient jointes naturellement, simplement, fortement, au lieu de se rencontrer, comme elles l’ont fait, à l’âge où la vie a rendu les cœurs incertains, où trop de choses se sont mêlées à l’existence, où l’amour est devenu un jeu difficile, plein de subtilités et de hasards, d’angoisses, de désirs et de craintes…

Nous avons regagné le yacht, à travers les étroites rues en pente de Bonifacio, le long des maisons assombries. Sur le port, le canot nous attendait, mais, avant de retourner à bord, Mme  de Lérins a voulu faire une promenade dans la baie. Nous avons passé sous l’étrave de l’Amphisbène et nous avons longé la haute muraille de rochers. L’eau était d’un calme profond, d’un bleu presque noir. Le canot y laissait un long sillage. Parfois, nous aurions presque pu toucher les parois rocheuses. Il s’en exhalait une singulière odeur d’herbes marines, un étrange parfum salin. Nous sommes allés ainsi jusqu’à l’entrée du goulet. De là, l’Amphisbène à l’ancre faisait fort bon effet, avec sa coque blanche, sa cheminée, ses mâts, son air d’élégance et de force, avec sa flamme rouge sur laquelle se détache l’emblême fabuleux du serpent bicéphale dont il porte le nom, ce nom, désespoir de la bonne Mme Subagny, qui n’arrive pas à le retenir facilement et lui fait subir les transformations les plus cocasses.


6 juin. — Notre prochaine escale sera Naples, où nous nous arrêterons quelques jours.


7 juin, en mer. — Nous serons en vue de Naples demain matin. L’Amphisbène file ses onze nœuds avec régularité. J’ai eu une conversation avec Antoine Hurtin. C’était après le déjeuner. Il était étendu sur une chaise longue. Auprès de lui s’écroulait une pile de romans. Depuis qu’il est malade, il s’est mis à lire, lui qui n’ouvrait jamais un livre. Maintenant, il dévore trois ou quatre volumes par jour. Ce sont, la plupart du temps, des récits de voyages. Il y trouve une compensation à l’inactivité de sa vie, car la croisière qu’il accomplit doit être exclusivement une cure de grand air et de repos. D’ailleurs, je le trouve déjà mieux, bien qu’il prétende qu’il n’a jamais été plus bas et qu’il ne guérira jamais. Je le laisse dire, et je suis persuadé pour ma part que nous le ramènerons à Marseille en parfaite santé. Aujourd’hui, il est, moralement, dans un de ses mauvais jours. À ces moments, je tâche de le remonter en lui persuadant que rien n’est perdu, qu’il traverse une crise dont il se tirera certainement avec de la patience et de la volonté, que c’est l’avis du docteur Tullier et de tous les médecins qu’il a consultés. D’ordinaire, ces discours le mettent en colère ; il se lamente, peste contre sa mauvaise chance et maudit une fois de plus la stupide existence qu’il a menée.

Je m’étais assis à côté de lui et j’écoutais distraitement ses doléances en regardant Mme  de Lérins qui faisait les cent pas sur le pont. Il s’aperçut de mon inattention et me dit en grognant :

— Tout de même, mon cher, tu devrais m’écouter un peu mieux. Ah ! je sais bien que je suis devenu le pire des raseurs avec ma santé ! D’ailleurs, je n’ai pas le droit de t’en vouloir. Tu as été gentil de consentir à nous accompagner dans cet assommant voyage… Mais ne proteste donc pas, c’est inutile. On s’assomme et on s’assommera sur ce bateau. C’est inévitable. Tu sais comment je comprends la navigation, moi ! À la manière de Morland, le banquier américain. Tous les ans, il emmène quelques amis sur son yacht. On le charge de caisses de champagne et de porto et on y joue au poker du matin au soir… L’année dernière ils sont allés aux îles du Cap-Vert et, de toute la croisière, personne n’a mis une fois le pied sur le pont. Au bout d’un mois, ils se sont retrouvés à Marseille comme ils en étaient partis, c’est-à-dire autour de la table de jeu. Morland perdait quatre cent mille francs et il ne restait plus une bouteille dans la cale. Voilà un voyage ! Mais ici, pouah ! C’est pourquoi tu es vraiment un chic type de t’être joint à ce convoi ; mais avoue que, moi aussi, j’ai fait quelque chose pour toi et que je mérite bien en retour que tu écoutes avec un peu de complaisance le récit de mes digestions et autres confidences du même intérêt, que diable !

Je ne comprenais pas du tout ce que voulait dire Antoine. En voyant ma mine interloquée, il me frappa sur le bras :

— Allons, mon vieux, ne fais donc pas l’imbécile ; tu sais bien ce que je veux dire. Tu ne vas pas me forcer à te faire remarquer les attentions délicates que j’ai eues pour toi. Eh bien, oui, quand tu as eu accepté l’invitation de ma tante, j’ai été pris de remords, à la pensée que tu allais passer deux mois en la sombre compagnie d’un gâteux de mon espèce, avec pour toute distraction la société quotidienne du vieux couple Subagny et de ce toqué de père Gernon. Alors, je me suis dit : « Qu’est-ce que ce malheureux Delbray va devenir sur cette galère ? » Moi, n’est-ce pas, j’ai mes occupations, je respire, je me tâte le pouls, j’examine ma langue, je suis mon régime, je tâche de refaire de moi quelque chose de plus présentable que la loque que je suis devenu. Ma tante, elle, elle m’a ! Les Subagny, eux, n’ont besoin de personne. Tu verras quel drôle de vieux ménage ils font, ces deux-là ! Quant à Gernon, il goûte les ineffables délices de la nourriture et du passage gratuits et il savoure le prestige qu’il tirera de sa croisière, dans les milieux académiques. Mais toi, mon pauvre Julien, qu’est-ce que tu aurais fait sur ces planches pendant soixante jours ? Tu y serais mort d’ennui ou tu nous aurais lâchés à la troisième escale. Et alors moi ! Que veux-tu, tu es la seule tête humaine qui ne me dégoûte pas en ce moment. Bien vrai, c’est comme ça ! Peut-être parce que nous avons des souvenirs communs, des souvenirs gentils qui datent d’avant que je fasse la fête stupide qui m’a crevé. Tu es le seul homme à qui je n’aie pas envie d’allonger mon pied au derrière, ce que je ferais volontiers à ce crétin de Gernon. Tu m’es nécessaire et je ne voulais pas que tu me lâches.

Comme je haussais les épaules, il continua :

— Tu dis non, mais je sais bien ce qui en aurait été. Tu n’aurais pas supporté cette vie-là pendant quinze jours. Je sais bien que tu sais, toi, employer ton temps ; que tu es un garçon intelligent, une espèce d’artiste manqué, en somme ; que tu as dans la tête un tas d’idées ; que tu as de l’imagination ; que tu es un rêveur, comme on dit ; que ça t’amuse de regarder la couleur de la mer, de compter les étoiles. Je sais que tu t’intéresses à des tas de fariboles, aux paysages, aux villes qu’on verra, à toutes sortes de foutaises. Mais, sans te faire injure, vois-tu, tu ne nous en aurais pas moins plaqués. Alors, c’est en pensant à tout cela que je me suis dit : « Il faut absolument que je trouve quelque chose pour le retenir à bord. » C’était difficile. Heureusement je me suis rappelé que tu me parlais souvent de Mme de Lérins. Tu me racontais que tu la promenais dans Paris, que vous étiez d’excellents camarades. Alors j’ai eu une idée lumineuse et j’ai insinué à ma tante qu’elle devrait bien inviter aussi Mme de Lérins. Elle était libre comme l’air, fraîchement divorcée. Cela l’amuserait de voir du pays, cette enfant ! Et quelle agréable compagnie elle sera pour Julien ! Elle l’aidera à passer le temps. Je ne dois pas te cacher que la bonne tante a d’abord un peu regimbé. Elle est très à cheval sur les convenances, la tante Bruvannes ! Mais j’ai tenu bon. Je lui ai prouvé que, si un yacht est un endroit admirable pour se faire la cour, c’est un lieu détestable pour aller plus loin. Ces considérations morales ont rassuré la tante Bruvannes et probablement aussi Mme de Lérins, car, comme tu vois, elle a accepté l’invitation. Il en résulte que te voici pour deux mois pourvu d’une aimable compagne de voyage. Hein ! que dis-tu de la manœuvre… ?

Le stewart nous a interrompus. Il apportait à Antoine, sur un plateau, un tonique mélange de madère et de jaune d’œufs. Quand il eut bu la mixture, Antoine reprit, en faisant claquer sa langue :

— Et maintenant, espèce de cachottier, tu ne vas pas me dire que tu n’es pas amoureux de Mme de Lérins. Tu sais, j’ai l’œil pour ces choses-là. Tu aurais beau t’en défendre, je n’en croirais pas un mot. Tout abruti et tout gâteux que je paraisse, on ne me met pas dedans, sous ce rapport. Tu aimes Mme de Lérins, mon vieux ; la preuve, c’est que, depuis trois mois, tu la trimballes, tu es aux petits soins pour elle. Évidemment, tu es complaisant de ta nature, mais, tout de même, tu as dépassé un peu les devoirs de la politesse et de la complaisance. On n’accepte pas de servir, quatre fois par semaine, de cornac à une petite personne que l’on ne connaissait pas la veille, sans quelques arrière-pensées. Sans cela, tu aurais été un simple nigaud, parce que, vois-tu, promener une femme, rien n’est plus embêtant. Ces dames ne sont jamais prêtes, elles sont toujours fatiguées et pleines de caprices saugrenus. Elles nous rendent responsables de tout ce qui arrive de désagréable. Pleut-il, vente-t-il, c’est notre faute. C’est nous qui avons tort s’il fait trop chaud et qui sommes coupables s’il fait trop froid. Et puis, une femme, ça n’a aucune suite dans les idées. Soudain, elles ne veulent plus à aucun prix de ce qu’elles désiraient éperdument auparavant.

« Par contre, il leur prend tout à coup des envies inattendues que nous devons satisfaire sur-le-champ sous peine de passer auprès d’elles pour des malotrus… Oh ! quelle engeance ! Aussi je ne me rappelle pas une partie amusante qui n’ait été gâtée par quelque caprice de femme, par quelque pique stupide ou quelque sotte querelle. Tu me diras, certes, que mon expérience est sujette à caution, que je ne fréquentais pas des personnes très distinguées, ni du meilleur monde. C’est vrai, mais, vois-tu, au fond, c’est toutes les mêmes ; seulement, avec des donzelles, on a au moins la ressource de s’engueuler. Cette ressource-là, elle m’aurait manqué avec les femmes du monde, alors, je n’ai pas travaillé dans cette partie. Cependant, je ne suis pas sans en avoir pratiqué quelques-unes, mais ce qui m’en a dégoûté, ce sont leurs simagrées, leurs préambules, leurs marchandages. En amour, j’étais expéditif. À quoi bon tant de palabres ? Une femme n’est intéressante qu’au lit. Il faut toujours, n’est-ce pas, en arriver là ? Elles le savent bien, d’ailleurs, si bien même que, si l’on prend avec elles trop de ménagements, elles finissent par s’en offenser. Elles y voient un manque d’empressement qu’elles ne nous pardonnent pas. Et elles sont rancunières, les mâtines ! Alors, au dernier moment, quand vous avez bien tout préparé de longue main, lorsque vous vous êtes bien mis en frais de délicatesses, que vous croyez les avoir amenées doucement au point voulu, alors elles vous filent entre les doigts, vous tirent une révérence et vous éclatent de rire au nez. Et rien ne leur fait plus de plaisir que de nous jouer ce genre de tour. Elles adorent se payer notre tête. En amour, vois-tu, il y a un moment, et, ce moment, il ne faut pas trop le retarder, où l’on doit brusquer les choses, mettre de côté les beaux sentiments et les petites délicatesses, où les scrupules sont inutiles et dangereux.

Il se tut un instant, puis il continua :

— Eh ! je sens bien que tu n’es pas de mon avis et que tu m’as toujours considéré comme un assez grossier personnage. Il y a du vrai, d’ailleurs, dans ta façon de m’apprécier. Oui, je sais bien, je suis un b… et toi, tu es un amoureux. Allons, sois franc. Je suis sûr que tu n’as jamais pris une femme de force. Tu as toujours attendu qu’elles se donnent. Tu leur as laissé toujours le temps de se déterminer à être à toi.

« Ah ! je vois d’ici ta méthode, mon bon. Tu as de la persuasion et de la sentimentalité, et tu m’objecteras qu’au surplus ta méthode n’est pas mauvaise, qu’elle ne t’a pas mal réussi et que tu as eu, par ce procédé, autant de maîtresses qu’un autre. C’est peut-être vrai, mais c’est une question d’attrait personnel. Tes succès te viennent de ce que tu es un garçon distingué, sympathique, qui a de la conversation, qui sait être tendre, galant, gentil. Oui, tu as de l’esprit et du cœur ; alors tu gagnes à être connu. Le goût qu’une femme peut avoir pour toi, s’il est, au début, un peu indécis, peut se fortifier à mesure qu’elle se rendra mieux compte de tes qualités. Du reste, ça ne doit pas être désagréable du tout, ce genre de succès. Cela doit même être amusant de voir que peu à peu l’on gagne du terrain, que l’on est mieux apprécié. Sans compter que ça doit être excitant de voir ainsi mûrir le fruit, de le toucher, de le palper, de constater qu’il est à point, qu’il va tomber. Tout cela est très bien, évidemment, mais avoue qu’il faut des aptitudes qui m’ont plutôt manqué. Est-ce que j’avais le physique de l’emploi ? Est-ce que les gens de mon espèce peuvent manœuvrer ainsi ? Qu’est-ce que j’aurais gagné à me faire connaître ? Je te le demande un peu. Imagines-tu le gros Antoine Hurtin faisant le séducteur, déployant ses grâces ? On se serait moqué de moi. Alors j’ai pris l’autre parti, et il m’a si bien réussi que tu peux admirer où il m’a conduit.

Antoine Hurtin s’est arrêté en soupirant. Là-bas, au bout du yacht, Mme  de Lérins grimpait alertement sur la passerelle. Sa silhouette se détachait élégamment sur le ciel bleu. Je me suis levé. Je craignais qu’Antoine me parlât de nouveau de mon amour pour Mme  de Lérins. Je crois qu’il comprit ma pensée, car il se borna à ajouter avec un peu d’embarras :

— Écoute, Julien, il faut que je te dise une chose qui me tracasse depuis quelque temps. Il y a quatre ans, je n’ai pas été gentil pour toi, dans une certaine circonstance. J’ai eu tort, et j’espère que tu ne m’en veux plus. Alors, j’ai voulu, j’ai tâché… Enfin je serai heureux si j’ai pu contribuer en quelque chose à effacer définitivement ce vilain souvenir. Mais vas donc retrouver Mme  de Lérins, tu vois bien qu’elle te fait signe de la rejoindre sur la passerelle. Je t’ai assez rasé pour aujourd’hui, mon pauvre vieux !

Drôle de corps, que ce gros Antoine ! Ainsi, il a voulu m’offrir une « compensation » en faisant inviter, par sa tante, Mme de Lérins sur l’Amphisbène. De la part de tout autre, il y aurait peut-être là quelque chose d’offensant et d’un peu indélicat, mais, avec Antoine, il ne faut pas y regarder de trop près.


En mer. Le même jour. — La petite Sirville et Juliette de la villa Valmarana, et toutes les autres que j’ai cru aimer, comme leurs vaines petites ombres se sont dissoutes à l’air du large ! Elles habitaient un coin de ma mémoire. Parfois elles en sortaient un instant et chacune m’apportait entre ses mains une cendre de souvenirs encore chaude. À présent, quand elles reviennent à ma pensée, je les reconnais à peine. Leurs lointains visages effacés ne parviennent plus à sourire ou à pleurer, tant ils sont vagues et indistincts. Leurs noms, lorsque je les prononce, n’éveillent plus d’échos dans mon cœur. Leurs formes ne sont plus qu’une vapeur incertaine. Elles sont mortes à jamais et, cependant, chacune d’elles représentait un moment de ma vie, de ma vraie vie, de celle où j’ai cru aimer. Et voici que, maintenant, elles ne sont plus rien. C’est sur un autre visage, sur une autre forme que je concentre désormais mon désir de vivre et d’aimer. Un autre être occupe toutes mes pensées.

Oui, sur ce bateau, tout, hors elle, m’apparaît comme inexistant et chimérique. Compagnons de voyage, matelots d’équipage, tous ne sont pour moi que de vagues fantômes. C’est en vain que je cherche à m’intéresser à eux. J’écoute patiemment ce que me dit la bonne Mme  Bruvannes, j’écoute ce que me dit Gernon, j’assiste au respectable flirt conjugal que M. et Mme  Subagny continuent, avec une inlassable persévérance, depuis quarante ans de mariage. Quelle importance tout cela peut-il bien avoir ? Tout à l’heure, je prêtais l’oreille aux discours d’Antoine Hurtin. La seule chose qui m’en demeure maintenant c’est qu’il a prononcé le nom de Laure de Lérins. Le reste n’est qu’un pauvre bruit évanoui. Il me semble parfois vivre au milieu d’automates. Quand je me penche sur la chambre des machines, quand je vois les pistons de la bielle s’agiter, quand je vois tourner l’arbre de couche, je m’imagine que ce mécanisme puissant et compliqué n’est pas seulement destiné à faire avancer l’Amphisbène. Je lui invente malgré moi des répercussions plus singulières. N’est-ce pas lui qui fait se mouvoir les gens du bord, qui les fait aller et venir, parler, manger ? Que l’hélice cesse son action et le geste commencé s’arrêtera, les paroles à moitié dites s’interrompront. Tous les fantoches qui m’entourent demeureront figés dans l’attitude qu’ils auront à ce moment-là.

Oui, l’Amphisbène me fait l’effet de quelque navire enchanté, dirigé par quelque magicien mystérieux et complaisant. C’est lui qui nous a prêté ce navire, à Laure de Lérins et à moi. Nous seuls y sommes de véritables vivants, les autres ne sont qu’illusion. Le magicien ne les a créés que pour rendre plus complète notre solitude. Et où nous conduit-il, ce maître de nos destinées ? Que m’importe que les lieux vers lesquels nous allons s’appellent Naples, Palerme ou Syracuse ! Ce que je souhaite, c’est que certains yeux aimés sourient à la beauté de la mer, à la grâce des paysages, au pittoresque des villes. Et surtout que quelque soir une oreille bienveillante écoute mes paroles, qu’une main consentante se pose dans la mienne. Ah ! de ce bonheur, favorise-moi, magicien tout-puissant, et toi, navire au nom fabuleux, mythologique Amphisbène, obéis aux ordres de l’amour !


8 juin. En mer. — Je suis monté sur le pont… J’étais en proie à une singulière exaltation. Le grand air m’a calmé. Il ne fait pas encore jour, mais ce n’est déjà plus tout à fait la nuit. L’obscurité qui nous entoure est d’une trame plus légère, comme amincie, moins consistante, plus lâche. Sur la passerelle, je trouve le second, M. Bertin, qui est de quart. C’est un jeune homme à barbe blonde et de manières agréables. J’ai déjà causé plusieurs fois avec lui et je le préfère au commandant, M. Lamondon, assez peu communicatif. M. Bertin est accoudé sur la planchette où la carte est étalée, piquée par quatre punaises, à la lueur de la petite lampe électrique, il me montre la route que nous avons faite et le point où nous devons être en ce moment. Nous approchons. Bientôt M. Bertin me désigne du doigt, à notre gauche, un feu lointain, qui est celui de l’île d’Ischia. M. Bertin se frotte les mains. À ce moment, je m’aperçois que je distingue la terre. Peu à peu, autour de nous, une vague blancheur s’est répandue. Le yacht tout entier est comme sorti de l’ombre. La mer est d’une étrange pâleur laiteuse. L’air s’est éclairci, purifié des ténèbres. C’est la fine pointe de l’aube, sa fraîcheur, son frisson, sa tristesse.

Mme  de Lérins m’a fait promettre d’aller la réveiller, dès qu’il ferait jour. Elle veut voir l’arrivée à Naples. J’ai quitté la passerelle et je suis revenu sur le pont. La porte du salon est restée ouverte. Machinalement je suis entré et me suis assis sur le divan. Il n’a rien de maritime, ce salon ; on s’y croirait dans quelque appartement parisien. Il est confortable et élégant. Seulement les tables y sont machinées en vue du roulis et il sent une singulière odeur, celle qui, sur mer, imprègne tous les objets. Pour la première fois depuis mon départ, je songe à Paris, à mon logis de la rue de la Baume, à la vieille maison de Clessy-le-Grandval, à ma mère dont j’aurai une lettre sans doute à Naples, à ma mère qui me pardonnerait mon oubli si elle savait que je suis en présence de la grande aventure de ma vie, de l’enjeu décisif de ma destinée.

Il fait maintenant presque clair et il faut que j’aille prévenir Mme de Lérins. Je me dirige vers l’escalier des cabines. Au bas, dans le couloir tout est éteint et il règne une obscurité presque complète. J’ai poussé le bouton électrique et les brillantes ampoules se sont allumées. La lumière luit sur les parois laquées de blanc auxquelles sont suspendues des aquarelles reproduisant des poissons, des algues, des madrépores. C’est un couloir d’hôtel luxueux. La cabine de Mme de Lérins est au bout. En passant devant celles de Mme  Bruvannes et de Mme Subagny, j’évite de faire du bruit. Ce que je fais est bien innocent et cependant je me sens furtif et gêné. Mon cœur bat. Me voici devant la porte de Mme de Lérins. Sans doute, elle est encore endormie. Comment la réveiller ? Vais-je frapper doucement ou frapper un coup délibéré. Je me sens pris d’une timidité singulière. Enfin, je me décide, je gratte légèrement ; je heurte plus fort. Rien. Probablement Mme de Lérins est profondément endormie. Le mieux serait peut-être de remonter sur le pont. Mais soudain je suis envahi d’un grand, d’un impérieux désir de la voir. Il me semble qu’il y a un temps infini que je suis loin d’elle. Je frappe un coup vigoureux. Une voix claire, joyeuse, me crie : « Mais entrez, entrez donc, monsieur Delbray, je ne suis pas encore tout à fait prête. » En même temps Mme de Lérins a ouvert la porte et je me trouve en face d’elle. Elle est vêtue d’une longue robe flottante et enveloppée d’un ample manteau de laine légère. L’électricité est allumée. La cabine a un air de fête. Du seuil, je la contemple, ébloui, troublé à la vue du lit où elle a dormi, du lit défait qui laisse traîner sur le tapis son drap débordé. Mme de Lérins s’est approchée de la glace. Elle ajuste sur ses cheveux une élégante casquette marine. Tout en y piquant une longue épingle, elle me dit : « C’est gentil à vous d’être venu m’avertir. J’étais déjà réveillée, mais je vous attendais… J’ai vu peu à peu blanchir le hublot. Cela ressemblait à une espèce de lune bizarre et triste. C’était vraiment l’œil de la mer qui me regardait. Jamais je n’aurais osé me lever devant ce regard. Alors, j’ai allumé. Sommes-nous encore loin de Naples ? Tenez, me voilà prête, je n’ai plus qu’à me chausser.» Elle s’était assise au bord de son lit. De son pied nu, elle a lancé au bout de la cabine sa petite mule verte qui semblait avoir marché sur la mer.

Nous sommes montés sur le pont. L’aurore, à présent, avait envahi tout le ciel et toute la mer. J’en suivais la lumière grandissante sur le visage de Mme  de Lérins. La cité napolitaine se présumait vaporeusement sur l’horizon. Bientôt Naples allait apparaître dans la radieuse clarté matinale. Mme  de Lérins s’était allongée dans un large fauteuil d’osier. Je ne voyais qu’elle. Elle avait écarté son manteau. Sous sa robe, je suivais la ligne souple de son corps. Parfois elle me faisait remarquer une nuance du ciel ou de la mer, les grandes barques que nous croisions et dont les antennes inclinaient mollement leurs voiles pourprées ou couleur d’ocre. De temps à autre, Mme  de Lérins balançait son pied chaussé d’un soulier de toile blanche, son pied que je revoyais, vif et nu, lançant au loin sa petite mule verte, comme une offrande ironique à la lune marine du hublot.


15 juin. Sorrente. — Nous avons passé toute une semaine à Naples, puis, comme il faisait très chaud dans le port et qu’une forte odeur de soufre empestait l’air, nous sommes venus chercher ici un peu de fraîcheur.

L’Amphisbène est ancré devant la plage qui porte le nom comique de Cocumella. De là, nous partirons demain ou après-demain, pour continuer notre voyage. Notre prochaine escale, un peu longue, sera Palerme. Aujourd’hui, je vais passer la journée à revivre notre semaine napolitaine. À Naples, donc, nous avons mené une vie de promenades et d’excursions. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon y ont pris part assez souvent. Quant à Antoine, il n’est descendu à terre qu’une fois. Il se plaint et se lamente toujours. Cependant je trouve que son état s’améliore. Dans cette seule promenade qu’il a faite, il m’a demandé de l’accompagner. Il était à peu près cinq heures du soir. Sur le quai, nous avons pris une de ces voitures cahotantes que décore le titre pompeux de « carozella » et dont le cheval porte au frontail une plume de faisan. Dans cet équipage nous avons fait un tour à travers la ville, conduits par un grand escogriffe qui faisait claquer furieusement son fouet. Naples à cette heure est chaude et poussiéreuse, sans compter que son dur pavé de lave est plutôt éprouvant. Malgré cela, Antoine a très bien supporté cette épreuve. Au retour, comme nous descendions la via Toledo, il a fait arrêter la voiture pour faire quelques pas à pied. Tout en flânant, nous sommes arrivés devant un de ces magasins d’écaille et de corail comme il n’en manque pas ici. Elles sont amusantes, ces boutiques. Toutes les nuances de l’écaille, de la plus brune à la plus blonde, y sont représentées et on y trouve toutes les diversités du corail, du rouge le plus vif au rose le plus tendre. J’ai demandé à Antoine la permission de faire là quelques menus achats. J’ai acheté une liseuse pour ma mère et quelques petites babioles pour Mme Subagny et pour Mme de Lérins. Une assez belle fille nous montrait les objets à choisir. Antoine la regardait d’un air sournois et attentif. Quand nous sommes partis, il s’est brusquement retourné pour la voir encore. J’ai surpris dans son œil le regard brutal et convoiteur de l’Antoine d’autrefois. Allons, allons, le gaillard va mieux et je crois qu’il commence à reprendre goût à la vie !


Nous sommes montés, un matin, Mme  de Lérins et moi, à la Chartreuse de San-Martino. Pendant que notre voiture gravissait les pentes roides qui mènent à la Certosa, Mme  de Lérins semblait triste et absente. Nous avons fait presque tout le trajet sans parler, et nous nous sommes promenés silencieusement dans le vaste cloître ensoleillé… Mme de Lérins s’est arrêtée devant les deux têtes de mort, couronnées de laurier, qui ornent la balustrade du préau. Le petit musée, installé dans la Chartreuse, n’est pas arrivé à la distraire de sa mélancolie, malgré les cocasses souvenirs de la vieille vie napolitaine, malgré les portraits de comédiens et de pitres, les tableaux de scènes populaires, malgré l’étonnant carrosse où Victor-Emmanuel et Garibaldi firent à Naples leur entrée triomphale, malgré la délicieuse crèche aux cent figurines costumées et peinturlurées. Au moment où nous allions nous en aller, le gardien nous a fait signe de le suivre. Il s’est dirigé vers une fenêtre, qu’il a ouverte. Elle donnait sur un petit balcon.

Mme  de Lérins a poussé une exclamation de surprise joyeuse. Ce balcon était en suspens sur le vide ; accroché à la muraille à pic du vieux couvent, il dominait tout Naples, avec ses clochers, ses toits, ses maisons, ses places, ses rues, son port, Naples ensoleillée, mouvante, vivante, Naples dont le murmure profond et turbulent parvenait jusqu’à nous dans une rumeur sourde et lointaine. Au sortir de ce cloître aux têtes de mort laurées et de ce musée de figures peintes, de vieilleries, de poupées, cette vaste ville matinale, active, colorée était comme un appel à la vie. Mme  de Lérins s’était rejetée en arrière, comme prise de vertige, et les yeux fermés. Et j’ai été sur le point, à cette minute, de la saisir entre mes bras, de porter mes lèvres sur ses yeux clos, de mêler ma voix à cette rumeur humaine qui montait jusqu’à nous, et de lui dire enfin mon amour, mon tourment, mon espoir. Mais le gardien s’est rapproché et elle a brusquement quitté le balcon, tandis que je remettais à l’homme le pourboire qu’il attendait.


Pourquoi ne veut-elle pas m’écouter ? Pourquoi semble-t-elle ne pas vouloir entendre l’aveu de mon amour ? Hélas ! je tremble de trop comprendre les raisons de cette attitude. Il y a un sujet qu’elle ne veut pas me laisser aborder. Et il en est ainsi, hélas ! parce qu’elle est bonne, parce qu’il lui en coûte peut-être d’avoir à me désespérer, de me dire que jamais elle ne m’aimera, que jamais elle ne sera à moi. Mais alors, pourquoi est-elle venue sur ce bateau, pourquoi a-t-elle accepté de prendre part à cette croisière qui devait nous mettre côte à côte pendant de longues journées ? Pourquoi aussi, parfois, a-t-elle l’air de m’attirer vers elle par un geste, par un regard ? Et cependant, elle n’est ni cruelle, ni coquette. Je l’ai toujours trouvée franche et loyale. Si je lui déplaisais, elle ne m’aurait pas permis, depuis quatre mois, d’être le compagnon assidu de ses promenades. Parfois, depuis le commencement de ce voyage, il me semble qu’elle me considère avec une nuance particulière d’attention et d’intérêt. On dirait qu’elle m’observe, qu’elle m’étudie. Elle cherche à connaître mes goûts, mes idées sur la vie, ce qu’elle ne faisait jamais auparavant, où nous nous en tenions à un ton de camaraderie un peu superficielle. Qui sait, d’ailleurs, si elle s’est même aperçue de mon amour, de mon silencieux amour ?


J’ai reçu une lettre de Yves de Kérambel, qui m’annonce la mort de la tante Guillidic. La pauvre dame est trépassée le lendemain de mon départ pour Marseille. Il hérite d’une trentaine de mille livres de rente et d’un beau domaine en Algérie, dont l’étrange douairière avait caché soigneusement l’existence à son neveu. Le monde est vraiment plein de gens bizarres. Ma mère m’a écrit aussi une longue et tendre lettre. De son étroite vie provinciale, elle est heureuse de me savoir en ces beaux pays. Il en est un bien plus beau, ma mère, celui de l’amour et du bonheur, mais dans celui-là y entrerai-je jamais ? Suis-je de ceux qui parviendront à en forcer les portes d’or ?


Durant notre semaine napolitaine, nous sommes allés naturellement visiter Pompéi. J’ai été quelque peu déçu. Certes, Pompéi est un lieu unique en son extraordinaire conservation détruite, si l’on peut dire, mais Pompéi, il faut bien le reconnaître, est d’un pittoresque médiocre, avec ses rues régulières, que bordent des maisons pareilles. Certaines de ces maisons sont pourtant intéressantes et elles aident à évoquer les vies lointaines qui les habitèrent. Certaines sont encore ornées de fresques demeurées vivantes sous leur enduit préservé. L’une d’elles, celle des Vettii, garde encore un aspect presque intact, avec ses chambres peintes qui ouvrent sur une cour intérieure, plantée de fleurs gracieuses. Mais ce que j’ai le mieux aimé de tout Pompéi, c’est une fontaine. Elle est située à un petit carrefour. Elle se compose d’une simple cuve de marbre où l’eau se déverse par la bouche d’un masque sculpté. Je l’aime, cette fontaine, parce que j’ai vu Mme de Lérins se pencher sur elle et, d’un geste charmant, caresser le mufle usé de l’antique mascaron. Nous étions seuls à ce moment. Mme Bruvannes et Gernon s’étaient écartés de nous. Les Subagny étaient restés en arrière pour écouter les explications du gardien. Nous étions seuls. Le vieux masque semblait sourire sous la caresse de cette main légère.

J’ai profité de l’absence de nos compagnons pour emmener Mme  de Lérins du côté de la voie des tombeaux. Elle est à un des bouts de la ville et se perd dans les champs. Les monuments funéraires qui la bordent n’ont rien de bien remarquable, mais ils ont cette mélancolie qui manque tant aux ruines de Pompéi, ruines trop précises, trop sèches, trop didactiques. Aussi, de Pompéi, n’ai-je aimé vraiment que son humble fontaine et ses mausolées à demi détruits. Au soubassement de l’un d’eux, nous nous sommes assis, Mme de Lérins et moi. Avec sa robe aux lignes simples, avec son large chapeau de paille, garni d’épis de blé, elle était assez semblable aux petites Romaines des fresques. Comme elles, elle portait l’ombrelle ronde. Elle était assise à la même place où avaient dû s’asseoir plus d’une petite Pompéienne de jadis, qui maintenant ne sont plus qu’une pincée de cendre au creux d’un moule de lave ! Et je regardais avec tristesse la promeneuse d’aujourd’hui. N’est-elle dans ma vie qu’une image passagère que l’oubli recouvrira un jour ? La destinée ne nous a-t-elle réunis un instant que pour nous séparer à jamais ? Nous quitterons-nous comme deux étrangers dont les pas n’ont fait que se croiser une minute ? Nous serons-nous rencontrés à la fontaine du carrefour, à la fontaine que décore un masque ironique et fruste, à la fontaine dont la cuve vide ne reflète pas les visages, à la fontaine où l’on ne boit pas ? À cette pensée, mon cœur s’est serré d’angoisse. Et cependant, même s’il en devait être ainsi, aurai-je le droit de me plaindre ? Quoi qu’il arrive, n’aurais-je pas, au moins un instant, connu la figure de l’amour et du bonheur ?

Pendant que je songe ainsi, un lourd silence pèse sur la ville déserte. Seul le cri strident des cigales déchire l’air immobile. Ce sont comme mille petites limes de bruit qui travaillent invisiblement à disjoindre et à effriter les vieilles pierres. Soudain, l’innombrable concert semble se taire et nous entendons les voix proches de Mme  Bruvannes et des Subagny que domine le fausset de Gernon. Ils ne nous ont pas aperçus et s’éloignent dans une autre direction. Mme  de Lérins a souri. Puis nous nous sommes levés pour continuer nous aussi notre promenade.

Tout en rôdant à travers les voies pompéiennes, Mme  de Lérins et moi, nous avons parlé assez longuement de Gernon. Comme à moi, il lui apparaît ainsi qu’un étrange personnage. Ce savant est vraiment un être falot ! Depuis qu’il voyage sur le yacht de Mme  Bruvannes, ce vieux fou s’est avisé de dépouiller sa personnalité d’homme de science pour en revêtir une d’homme du monde. Au lieu de demeurer l’érudit qu’il est et qui serait, après tout, une compagnie supportable, car il a du mérite dans sa spécialité, il affecte de faire le gentil, le coquet et le galant. Oui, Gernon fait le joli cœur avec les dames. Ah ! si Feller voyait cela, quelle joie ce spectacle lui causerait et quel regard il aurait sous ses lunettes ! Et il faut voir comment Gernon s’acquitte de ce rôle. Les Subagny eux-mêmes, qui le connaissent de longue date, en sont stupéfaits. On leur a changé leur Gernon. Antoine moins patient et que Gernon agace, le rembarre assez rudement. La bonne Mme  Bruvannes, qui avait une sincère admiration pour les livres de Gernon, est un peu déconcertée de ses manières. Elle qui s’attendait, de la part du bonhomme, à des conversations instructives et sérieuses ! Elle qui se réjouissait de visiter les lieux fameux de l’antiquité en compagnie d’un homme compétent et informé ! De quelles galanteries saugrenues a-t-il su assaisonner cette promenade à Pompéi, où nous avons eu la chance, Mme  de Lérins et moi, de pouvoir nous isoler. Il est vrai qu’au retour il nous a fallu subir les madrigaux qu’il prodiguait et qu’il accompagnait de son rire aigu et satisfait.


Nous sommes retournés plusieurs fois au Musée, Mme  de Lérins et moi. Nous aimions errer parmi ce peuple de statues, mais toujours, invinciblement, nous revenions à la salle des bronzes. Par leur matière souterraine et brillante, ils nous charmaient, en même temps qu’ils nous fascinaient par le rythme de leur mouvement. La dernière fois où nous vînmes admirer la nocturne beauté de ces héros de métal, nous avions encore les yeux enivrés de leurs formes sombres, quand, en traversant une des galeries, nous fûmes attirés par la clarté d’une fenêtre ouverte. Elle donnait sur une cour violemment ensoleillée, fermée par un haut mur. Il y avait dans cette cour des débris de sculptures, des fragments de statues, et, au pied du mur, une rangée de grandes jarres en terre cuite, rouge et jaune. Bombées, pansues, on eût dit d’énormes fruits ou des œufs monstrueux. Et ce vieux mur, ces jarres d’argile gonflées au soleil me donnaient tout à coup, au sortir de ce réel et pur monde grec dont nous venions de quitter les nobles et solides fantômes de bronze, une brusque impression d’Orient et de Mille et une Nuits.


Durant cette semaine de Naples, nous avons retrouvé, Mme  de Lérins et moi, nos allures de camaraderie. Et cependant, cette sorte d’hypocrisie d’amitié me devient intolérable. Chaque jour, je me jure que c’est le dernier où j’accepte l’équivoque où nous vivons. Chaque jour, pourtant, je remets au lendemain l’aveu qui me brûle les lèvres, cet aveu dont j’ai imaginé cent fois la scène, dont je me suis répété cent fois les paroles, mais que j’hésite à prononcer, parce que je suis lâche, parce qu’un mot d’elle peut anéantir mes rêves. Pourtant, cette Naples voluptueuse et ardente devrait m’encourager, cette Naples où le soir, autour du yacht, l’amour vient chanter ses chansons au balancement des barques pleines de voix et de musiques.


L’autre soir, après le dîner, nous étions assis sous la tente, Mme  de Lérins, Antoine et moi. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon, fatigués d’une promenade au cap Misène, étaient allés se coucher. Antoine avait allumé un cigare. C’était le premier qu’il fumait depuis sa maladie et cet exploit le mettait de fort bonne humeur. Tout à coup, en lâchant une bouffée de fumée, Antoine m’a dit :

— Ma foi, tu avais raison, c’est un gentil garçon que notre second, Bertin. Je suis allé causer avec lui, cet après-midi. Mais quel drôle de type ! J’ai voulu lui faire raconter ses plaisirs napolitains. Ça doit aimer les femmes, ces marins ! Mais, bast ! celui-là ne me semble pas un coureur. Cependant il va presque tous les soirs à terre. Alors, je pensais qu’il prenait bien quelques petites distractions. Pas du tout. Ce brave Bertin se borne à se promener sentimentalement sur la Chiaia. Et comme je le taquinais sur sa continence, voici mon gaillard qui rougit jusqu’aux oreilles et qui finit par m’avouer qu’il est amoureux d’une petite cousine avec qui il est fiancé et que, depuis lors, il n’a pas regardé une femme. Comprends-tu cela, Julien ? Aimer une femme et s’amuser avec une autre, mais cela n’a jamais eu aucune importance. Faut-il que les hommes soient jobards pour se créer ainsi des complications inutiles ?

Avant que j’eusse pu répondre à Antoine, la voix de Mme  de Lérins s’éleva :

— Eh bien ! permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, cher monsieur Hurtin. Ces complications, comme vous les appelez, ne sont pas inutiles et M. Bertin n’a pas tort de respecter son amour. Cela prouve qu’il y a plus d’hommes délicats que vous ne pensez. Ainsi, moi, je connais des gens très capables de renoncer à un caprice qui s’offre à eux parce qu’ils ont pour quelqu’un d’autre un sentiment qui leur tient au cœur. Vous trouvez cela comique et ridicule, pas moi ! Je trouve cela gentil, très gentil, et si pareille chose se produisait à mon sujet j’en serais extrêmement touchée.

À cette déclaration de Mme  de Lérins, Antoine s’est mis à rire, d’un air goguenard et incrédule. Quant à moi, j’ai ri aussi pour cacher mon trouble. Mme de Lérins voulait-elle faire allusion à l’histoire de Mme  de Jersainville ? Mme de Jersainville lui a-t-elle raconté comment s’est terminée sa visite chez moi ? Ces pensées m’ont agité pendant toute la nuit.


Sorrente, 17 juin. — C’est notre dernière journée de Sorrente. L’Amphisbène doit lever l’ancre demain dans la matinée. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon sont allés faire une promenade en voiture et Mme  de Lérins s’est jointe à eux… Moi, je suis resté à bord. J’étais fatigué, nerveux. Au lieu de demeurer sur le pont, je suis descendu dans ma cabine. J’ai fermé les rideaux des hublots et je me suis étendu sur mon lit. Comme il faisait très chaud, j’ai fait marcher le ventilateur.

Cette sorte de petite hélice aérienne m’amuse. Elle est placée à un angle de ma cabine où elle bourdonne avec une activité inutile. Elle tourne éperdument. Elle ne procure même pas une réelle fraîcheur. Elle ne produit qu’une brise superficielle, factice. Elle est mobile et immuable. Le spectacle de sa vitesse m’intéresse et m’abrutit, me plonge dans une vague torpeur, m’hypnotise dans une pensée toujours la même. Il me semble que cette aile vibrante s’agite dans ma propre cervelle et je reste là, inerte, anéanti, stupide.

Il y a, en amour, de ces moments de prostration où le ressort de l’âme se relâche, se détend, où l’on voudrait ne plus songer à rien, où l’on accepterait les distractions les plus saugrenues. Instants de veulerie, de paresse, de lassitude, de découragement, où le but à atteindre vous paraît trop difficile, trop incertain. On voudrait trouver des prétextes de renoncement. On se dit que l’on a eu tort d’espérer. On voudrait se terrer dans quelque coin, perdre conscience de soi-même, devenir une chose insensible. Oh ! être cette aile de métal qui s’étourdit de sa vibration ou cette antique jarre d’argile qui, dans la cour du musée, se craquelait lourdement au soleil....

Ce ne sont pas seulement de tels souhaits qu’ils nous suggèrent, ces moments de cruelle dépression sentimentale. Ils nous donnent des conseils plus perfides et plus dangereux. Et si, une fois le but atteint, une fois notre vœu réalisé, nous nous apercevions que ce n’était pas là où nous devait conduire notre véritable destinée ! Si nous découvrions alors, tout à coup, que nous avons fait fausse route, que nous n’avons suivi que le plus décevant des mirages, que nous avons laissé la proie pour l’ombre !

Et soudain, vivement, inopinément, j’ai repensé à Madeleine de Jersainville. Pourquoi donc ai-je refusé ce qu’elle m’offrait, ce don naïf et spontané qu’elle me faisait d’elle-même ? Qui a raison d’Antoine ou de Mme  de Lérins ? Et puis, cette Madeleine de Jersainville, qui sait si je ne l’eusse pas aimée ? Quelquefois, le plaisir mène à l’amour. Certains caprices se changent en passion durable. Et voici que je me sens pris, pour cette femme à peine entrevue, d’un étrange désir rétrospectif. Mais bientôt j’ai compris que ce désir, ce n’est pas elle qui me l’inspire. Elle n’est qu’une image superposée, un léger fantôme voluptueux qui bientôt se dissipe et s’évanouit et à travers lequel apparaît Mme  de Lérins. Ah ! Laure ! Laure ! j’ai beau souhaiter l’oubli, j’ai beau créer des objections contre mon amour, me laisser aller aux insinuations de ma lâcheté, vous chercher des rivales passagères, c’est vous que j’aime de toute mon âme anxieuse, de tout mon cœur incertain.

Il était près de six heures quand je suis remonté sur le pont. Le soleil était moins ardent et l’air semblait s’être allégé. Comme Antoine était plongé dans un livre, je suis allé causer avec M. Bertin. Pourquoi le canot qui devait ramener à bord Mme  Bruvannes et Mme  de Lérins, les Subagny et Gernon tardait-il ainsi ? Je commençais à m’inquiéter, quand je l’aperçus, ayant quitté la terre et se dirigeant vers l’Amphisbène. Comme il accostait à l’échelle, Mme  de Lérins en riant m’a lancé, d’en bas, une grosse boule dorée que j’ai rattrapée au vol. C’était un énorme citron qu’elle avait cueilli durant sa promenade. Et je le considérais entre mes mains, fermé, mystérieux, odorant, comme une promesse de bonheur. Ô beau fruit d’or des Hespérides, si ton écorce trompeuse ne cachait qu’une cendre amère !


18 juin. En mer. — En quittant Sorrente, nous ne nous sommes pas arrêtés, comme nous le devions, à l’Île de Capri. Antoine, sans prendre l’avis de Mme Subagny ni de Mme  de Lérins, a donné l’ordre au commandant de faire route directement sur Palerme. La pauvre Mme  Bruvannes n’a rien osé dire, et il nous a fallu subir cette lubie inexplicable. D’ailleurs, Antoine, qui, depuis une semaine, semblait véritablement mieux, est, depuis deux jours, redevenu fort sombre et de fort méchante humeur. Il a l’air de nous en vouloir à tous. Alors, il nous a privés de Capri.

Pour ma part, j’avoue que cette privation m’est assez indifférente. Que m’importent quelques paysages de plus ou de moins ! Toutes mes pensées ne sont-elles pas prises par un seul songe ? Tous les aspects de la mer et de la terre ne valent pas pour moi ceux d’un visage. Antoine peut bien régler à sa guise les escales, ce n’est pas moi qui protesterai. Mme  de Lérins seule m’occupe.

Tout à l’heure, je la regardais. Elle était accoudée sur la lisse. Je contemplais la ligne souple de son dos, sa nuque fraîche sous l’ombre d’un grand chapeau, ses beaux bras nus hors des manches courtes et j’éprouvais, à la voir ainsi, une langueur inexprimable. Elle est restée longtemps immobile. À quoi réfléchissait-elle ainsi, pensive ? Deux matelots ont passé derrière elle, pieds nus, en leur costume de toile, et l’un d’eux s’est retourné pour lui lancer un regard naïvement admiratif. D’ailleurs, cette admiration, je la lis dans les yeux de tous les hommes de l’équipage, je la retrouve chez le gentil M. Bertin comme chez le grincheux M. Lamondon. On doit parler de Mme  de Lérins au carré des officiers, comme au poste des matelots. À cette idée, j’éprouve comme une espèce de gêne irritée. Et cependant cette attention universelle s’explique. Mme  de Lérins est la seule femme du bord. L’excellente Mme  Bruvannes est d’un physique et d’un âge canoniques. Mme  Subagny est dans le même cas. Il est donc naturel que l’image de Mme  de Lérins hante la pensée de tous ces hommes. Il est inévitable qu’ils commentent entre eux sa grâce et sa beauté. Inévitable, certes, oui, mais il n’est pas moins vrai que, presque sans m’en rendre compte, je suis jaloux de ces inconnus. C’est peut-être ridicule, mais c’est ainsi.

Et Antoine, ne suis-je pas aussi, par minutes, jaloux de lui ? Parfois ma vieille rancune se réveille sourdement ; je me souviens de ses procédés de jadis, de sa perfidie. Alors, je me demande si je ne suis pas dupe de quelque manigance de sa part. Pourquoi m’a-t-il raconté que c’était lui qui avait fait inviter sur le yacht Mme  de Lérins ? Pourquoi m’a-t-il présenté cette invitation comme une sorte de réparation de sa conduite passée ? Qui sait s’il n’est pas amoureux de Mme  de Lérins et si ses confidences ne sont pas un moyen de détourner mes soupçons ? Qui sait, aussi, si ce n’est pas à cause d’Antoine que Mme  de Lérins a accepté d’entreprendre ce voyage ?

Certes, en ce moment, Antoine est malade, mais il n’en est que plus influençable. Or, Mme  de Lérins est divorcée et rien ne prouve qu’elle n’ait pas le désir de refaire sa vie, qu’elle ne songe pas à se remarier un jour et à se remarier richement ? Antoine est un beau parti. Mme  Bruvannes est fort riche, et elle approuverait sûrement qu’Antoine se décidât à se ranger et à adopter une existence régulière que nécessite son état de santé. Et lui ne proclame-t-il pas bien haut le dégoût que lui inspire la vie qu’il a menée jusqu’à présent ? Et cependant, à certains moments aussi, toutes ces méfiances me semblent superflues. La veille encore de notre départ de Sorrente, il m’a tenu des propos qui m’ont paru alors significatifs et qui ne laissent guère lui supposer les projets que je lui prête.

J’étais allé le matin dans sa cabine pour prendre de ses nouvelles, car la veille, au soir, il s’était plaint d’être très fatigué. Je l’ai trouvé encore couché, avec sa figure des mauvais jours. Il m’a longuement reparlé de sa maladie et des changements qu’elle avait produits en lui. Aussi, s’il guérissait, il comptait vivre le moins possible à Paris. Il demanderait à sa tante Bruvannes de lui acheter une propriété en Touraine ou en Normandie. Là, il mènerait une existence strictement hygiénique. Je lui ai objecté que cette existence de cénobite, pour laquelle il n’était guère fait, lui deviendrait vite à charge et qu’il ferait bien mieux de vivre raisonnablement à Paris. À ces mots, il s’est presque mis en colère. « Décidément, je ne comprenais donc rien à son état. Je ne voyais donc pas qu’il était un homme fini, rasé, que, même s’il se rétablissait à peu près, il demeurerait une espèce d’infirme, tenu à toutes sortes de précautions. Certainement non, il ne resterait pas à Paris, sans pouvoir y plus rien faire de ce qu’il avait aimé. Paris, sans sports, sans théâtres, sans soupers, sans femmes, ah non ! par exemple ! Maintenant, tout cela lui était bien égal, mais en serait-il toujours ainsi ? Oui, pour le moment les femmes lui faisaient horreur. L’idée de toucher une peau, de tenir un corps entre ses bras lui était insupportable. »

Je l’ai écouté avec un certain plaisir. Il semblait sincère en parlant ainsi.


19 juin. En mer. — Nous avons longé la côte d’assez près. Elle est mollement et pittoresquement montagneuse et tombe presque à pic dans la mer. Çà et là, on aperçoit quelque petit port blotti à l’abri du rocher ou quelque village perché sur son flanc. Devant Amalfi, nous nous sommes arrêtés quelques heures, le temps de descendre à terre et de visiter l’antique cathédrale. À partir de Salerne, la côte s’abaisse et s’aplatit. La montagne s’éloigne du rivage et laisse à découvert des espaces marécageux. Ce matin, nous étions devant Pestum. Antoine, un peu rasséréné, a, de lui-même, proposé à Mme  de Lérins d’aller visiter les temples. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon manifestèrent l’intention de se joindre à nous, Gernon d’ailleurs sans enthousiasme. Les monuments de l’antiquité ne semblent nullement l’intéresser. Gernon est un homme de bibliothèque, un érudit en chambre.

Le canot de l’Amphisbène nous a déposés sur une grève grise et plate. Devant nous, à quelque distance, s’élèvent les Temples. Ils se détachent sur un fond de montagnes bleuâtres. Un petit chemin nous y conduit entre deux haies. Le lieu a un aspect insalubre et mélancolique. Le sol est humide ; l’air est lourd et fiévreux. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon s’avancent lentement. M. et Mme Subagny marchent, abrités par le même parasol. Mme  de Lérins et moi prenons les devants. Le soleil darde ; on respire une odeur de vase sèche et d’herbes chaudes. Des papillons voltigent, des mouches bourdonnent. C’est le seul bruit de cette solitude avec, derrière nous, le sourd déferlement de la vague sur le rivage désert et malsain. À mesure que nous approchons, les temples grandissent et dressent plus haut leurs colonnes de marbre jaune. Un sentiment de majesté, de vieillesse et de désolation émane de leurs ruines énormes qui conservent encore cependant une harmonie souveraine, un aspect monumental et victorieux. Parmi les dalles disjointes, à la base des colonnes, poussent de grandes acanthes qui recourbent la volute architecturale de leurs feuilles.

Devant cette morne magnificence, devant cette haute vision du passé, Mme de Lérins et moi nous nous sommes regardés silencieusement, tandis qu’au ciel lourd tourbillonne un vol de corneilles criardes que notre venue a dérangées. En vérité, je suis moins ému que je n’eusse cru le devoir être. Depuis trop de jours, je vis en présence de trop de beauté pour que les plus beaux spectacles m’en puissent distraire. Que les paysages étendent leurs lignes, que les villes m’offrent leurs aspects, que le ciel et la mer combinent leurs plus éclatantes couleurs, que ces temples dressent devant moi leurs colonnes et leurs frontons, ma pensée ne leur appartiendra pas tout entière. J’échappe à leurs prestiges, je résiste à leur attrait. Ô Pestum, refleurirais-tu tes mille roses elles ne vaudraient pas le contour de telle bouche, de telle bouche silencieuse et énigmatique !

Ô Laure, il n’est pas de pays qui vaille la grâce de ton visage ; il n’est pas d’architecture à qui n’équivaille la structure de ton corps charmant ; il n’est pas de couleur plus harmonieuse que la couleur de tes yeux. En vain, on déploierait à mes regards toutes les terres et toutes les mers, mes regards s’en détourneraient dédaigneusement à l’appel de ta voix. Ô Laure de Lérins, le bruit de ton pas, le frôlement de ta robe dans les herbes sont pour moi comme le murmure et le frisson des pas et des ailes de l’amour ! Mais, hélas ! l’amour, viendra-t-il jamais vers moi ou n’en conserverai-je dans ma mémoire qu’une trace fuyante et qu’un insaisissable écho ?


20 juin. Palerme. — L’Amphisbène est ancré dans la rade de Palerme. Ce matin, nous avons assisté à un véritable coup de théâtre. À l’heure du déjeuner, nous étions réunis dans la salle à manger. Seul, Gernon se faisait attendre. Antoine commençait à s’impatienter, car il avait faim, ce qui, malgré ses doléances, est un excellent présage. Mme  Bruvannes allait envoyer le stewart s’enquérir de ce que devenait M. Gernon, quand nous le vîmes apparaître sous les aspects d’un personnage extraordinaire dont la venue fut accueillie par une exclamation unanime. Certes, c’était bien M. Gernon que nous avions devant les yeux, mais un M. Gernon subitement transformé, comme si une fée des contes l’eût malicieusement touché du bout de sa baguette. M. Gernon ne portait plus son antique vareuse bleu-marine, ni ses pantalons de toile blanche. Il était vêtu d’un superbe complet vert dont la veste était ornée de brandebourgs de couleur pistache, et d’une culotte qui bouffait sur des bas de cycliste également verts et mouchetés de jaune. Au lieu de son redoutable casque colonial, il arborait un feutre émeraude de la plus pure forme tyrolienne, relevé d’une coquette plume de paon. À son cou était nouée une cravate jaune serin, du meilleur goût germano-napolitain.

Sous cet accoutrement M. Gernon avait un petit air modeste et satisfait et il recevait nos compliments avec une souriante majesté. Voyant le bon effet qu’il produisait, ce succès lui délia la langue et il nous apprit qu’il avait profité de son séjour à Naples pour renouveler un peu sa garde-robe. C’était là qu’il avait jeté son dévolu sur cette étonnante défroque, sans doute laissée par quelque touriste allemand. Ah ! M. Gernon s’entendait aux surprises. Tandis que nous le félicitions, avec une ironie dont il ne s’apercevait pas, sur sa nouvelle élégance, M. Gernon coulait de tendres regards vers la pauvre Mme  Bruvannes, qui faisait de son mieux pour dissimuler son embarras. Il était visible, d’après les mines de Gernon, que c’était à l’intention de Mme  Bruvannes qu’il s’était ainsi mis en frais. Après déjeuner, lorsque Gernon se fut retiré dans sa cabine pour y desserrer le nœud de sa belle cravate jaune qui l’étranglait, Antoine a taquiné sa tante sur l’amour qu’elle a inspiré à Gernon, car il prétend que Gernon est fort épris. Mme Bruvannes s’est défendue de son mieux, mais je me demande si, au fond, elle n’est pas flattée des hommages de ce vieux fou.


22 juin. — Mme  Bruvannes, qui est la bonté même, a proposé à Gernon et aux Subagny d’aller avec elle prendre le thé à la villa Igiea, pendant que Mme  de Lérins et moi nous visiterions les monuments et les curiosités de Palerme où nous ne resterons pas longtemps, car Antoine prétend que le séjour dans les ports l’ennuie et le fatigue. Ce qu’il aime, c’est la navigation en mer, les longues journées entre le ciel et l’eau, le doux balancement, la sourde trépidation du navire en marche. Il ne veut pas descendre à terre et nos promenades l’agacent, surtout quand Mme  de Lérins et moi ne les faisons pas en compagnie de Mme Bruvannes, des Subagny et de Gernon. Et cette mauvaise humeur indéniable d’Antoine envers tout ce qui me rapproche de Mme  de Lérins me rend mes soupçons à son égard. Quant à elle, elle montre pour Antoine assez peu de sympathie. Elle est avec lui polie et réservée, rien de plus.


23 juin. — Quelles singulières gens que ces Subagny ! Toute la vie de M. Jules Subagny a été dominée par un fait, et ce fait c’est que M. Subagny a ce que l’on appelle une « tête de médaille ». M. Subagny, en effet, a le visage fort régulier, le nez droit, les yeux grands, la bouche bien dessinée. M. Subagny ressemble assez à un éphore grec ou à un proconsul romain. Il a été fort beau et l’est encore. Cette beauté classique lui a valu, à vingt-deux ans, la bonne fortune d’être demandé en mariage par Mlle  Lebléru, la fille du grand entrepreneur de maçonnerie. Le jeune Subagny était pauvre et employé dans les bureaux de la ville de Paris. Mlle Lebléru n’était pas laide et elle était fort riche ; aussi, M. Subagny accepta-t-il l’aubaine qui s’offrait à lui. À partir de ce moment, M. Subagny n’eut plus d’autre occupation que celle de se laisser admirer. Mlle Lebléru, en l’épousant, réalisait son rêve de beauté masculine, mais ce rêve, elle entendait bien le rendre aussi durable que possible. Aussi M. Subagny fut-il astreint à un régime incessant et sévère, à des soins minutieux et quotidiens sous la surveillance impitoyable de l’attentive et amoureuse Mme Subagny.

Si Mme  Subagny faisait assez bon marché de sa figure et de sa taille à elle, elle imposait à son mari les pratiques d’hygiène et d’esthétique les plus minutieuses. Tout, dans la vie de M. Subagny, était subordonné à une seule obligation, celle d’être et de rester beau. Cette beauté physique de M. Subagny, Mme  Subagny l’épie d’heure en heure et, depuis quarante ans avec un inlassable intérêt depuis quarante ans, M. Subagny se soumet, docilement, aux exigences de sa situation. Il en a pris son parti et même il y a pris goût. Il accomplit strictement les prescriptions qui lui sont imposées. Il surveille sa nourriture, exerce ses muscles, soigne sa peau et ses cheveux d’après les recettes qu’il a recueillies auprès des spécialistes. Il les a tous consultés et de l’ensemble de leurs ordonnances, il s’est fait un code qu’il observe sans faiblesse et sans défaillances. D’ailleurs, Mme  Subagny est là pour le rappeler à l’ordre et pour le maintenir dans le respect des préceptes grâce auxquels M. Subagny peut toujours offrir à l’admiration conjugale sa magnifique « tête de médaille ».

Cette admiration a encore eu pour M. Subagny un autre effet. Le temps qu’il ne passe pas à sa conservation physique, il l’emploie le plus communément à faire reproduire, par tous les moyens connus, son effigie. Mme  Subagny le guide également dans cette occupation. M. Subagny est le meilleur client des peintres, des sculpteurs, des graveurs et des photographes contemporains. Le nombre de bustes, de portraits, de plaquettes, de clichés que l’on a exécutés d’après lui est invraisemblable. M. Subagny a été plus peint, modelé, reproduit qu’un président de la République ou qu’un acteur en vogue. Son iconographie est considérable et Mme  Subagny en est fière. Quant à M. Subagny il se prête avec plaisir à ces hommages rendus à sa personne. Il en a tellement l’habitude qu’instinctivement, même dans les circonstances les plus usuelles de la vie, « il prend la pose ». Le plus curieux c’est qu’en somme il n’a aucune vanité et qu’il est, au demeurant, le meilleur homme du monde. En soignant sa beauté il s’acquitte d’une fonction. Il s’en acquitte en conscience et sans fatuité. Que voulez-vous, physique oblige ! Il supporte patiemment les plaisanteries de l’insupportable Gernon. Ils ont été camarades de collège. Gernon en profite pour déclarer à Mme  Subagny que, dans ce temps-là, M. Subagny ne ressemblait pas du tout à un antique, tandis que lui, Gernon, attirait l’attention des mamans au parloir par l’exquise fraîcheur de son teint.


25 juin. En mer. — Enfin ! je lui ai parlé ! Elle sait maintenant mon amour ! Ce fut hier. Après nous être promenés, l’après midi, dans Palerme avec nos compagnons de voyage, nous les avons quittés, Mme  de Lérins et moi, pour monter jusqu’à Monreale. Pendant qu’ils retournaient au yacht nous avons pris une voiture pour faire cette course hors de la ville. On traverse d’abord un long faubourg populeux, sans grand caractère, où des polissons en guenilles nous saluent de leurs cris et de leurs gambades ; puis bientôt la route commence à s’élever en lacets. De belles verdures, de frais jardins la bordent, des villas pittoresques et baroques. Çà et là, le long du chemin, des fontaines coulent en des bassins d’un curieux style rococo. L’air est doux et tiède, un air un peu las, un peu langoureux, un air de fin de belle journée, tout chargé d’un parfum d’orangers en fleurs. Je regarde Mme  de Lérins assise à mon côté. Une brise légère agite faiblement le voile de gaze qui entoure son chapeau de grosse paille bise. Elle est très gaie aujourd’hui. Elle plaisante et rit, s’amuse de la cour comique que fait Gernon à Mme  Bruvannes. C’est ainsi que nous atteignons Monreale. La route débouche sur la principale place de la petite ville, et soudain l’on se trouve en face de la cathédrale.

Ses lourdes portes de bronze étaient ouvertes et nous avons pénétré dans l’immense vaisseau. Des mosaïques en couvrent les parois, et sa concavité forme une espèce de grotte merveilleuse, à la fois étincelante et sombre, toute luisante de vieux ors, hantée de personnages hiératiques. De temps en temps, Mme  de Lérins en désigne un au bout de son ombrelle. La vaste nef est à peu près déserte. Parfois on y distingue l’écho d’un pas, d’une voix, puis le solitaire silence retombe. Mme  de Lérins marche devant moi. Tout à coup je la vois se diriger vers une petite porte pratiquée dans l’épaisseur du mur ; elle la pousse de son doigt ganté avec une exclamation de surprise…

Il n’est pas grand, ce cloître où nous venons de pénétrer, mais il est exquis de proportions et d’un pittoresque barbare et délicieux avec ses colonnes sarrasines, incrustées de parcelles de mosaïques. Dans le carré que forment les galeries, des fleurs croissent en un désordre charmant. Quelques piliers sont élégamment enguirlandés. À un angle du préau, au milieu d’une vasque de marbre, s’élève, isolée, inutile, paradoxale, une colonne torse. Elle ne soutient rien. Pourquoi est-elle là ? Dans la vasque tarie figure-t-elle le jet de l’eau absente ? Elle a je ne sais quoi d’énigmatique que nous serions restés longtemps à contempler si nous ne nous étions aperçus que le cloître donnait sur une terrasse, une étroite terrasse d’où l’on découvre une vue admirable sur la Conque d’Or, sur Palerme, sur la mer.

Ah ! qu’elle était belle, cette heure, cette heure de paix, déjà presque crépusculaire, de lumière affaiblie et de parfums lointains ! Mais j’étais insensible à son charme, indifférent à ses attraits. Que me faisaient ces jardins étagés, cette plaine harmonieuse et odorante, cette ville, et cette mer limpide et bleue que bornait l’horizon ! Une seule pensée m’occupait tout entier : un être était auprès de moi en qui se concentraient tous mes désirs, vers qui allaient toutes mes aspirations et tous mes rêves. Et cet être, qui était là, à mes côtés, visible, tangible, peut-être ne serait-il jamais à moi ! Jamais je n’entendrais sa voix prononcer mon nom que comme celui d’un étranger. Jamais ma bouche ne toucherait ses lèvres, jamais mes mains n’étreindraient son corps. Elle ne me laisserait d’elle qu’une image fugitive parmi tant d’images qui déjà se sont enfuies ! Et les jours passeraient, comme avait passé cette journée.

Une pesante tristesse m’accablait. Je m’étais accoudé au parapet de la terrasse, en proie à une indicible mélancolie, et je sentais des larmes me monter aux yeux. J’entendais derrière moi le pas souple de Mme  de Lérins qui s’approchait. Je n’osais me retourner, quand je sentis une main se poser sur mon épaule. Je tressaillis et je levai la tête. Elle parut surprise du trouble de mon visage. Alors, je sentis soudain que le moment était venu de parler. J’avais pris la main de Mme  de Lérins et tout bas, comme un reproche, comme une prière, je répétais ce nom : Laure, Laure !

Elle n’avait pas retiré sa main et, doucement, elle m’attirait vers un banc qui se trouvait derrière nous. Quand nous fûmes assis, elle fit glisser ses doigts d’entre les miens pour arranger le voile de son chapeau. Déjà toute ma hardiesse momentanée était tombée et je demeurais silencieux, le cœur battant, la gorge serrée. Ce fut elle qui parla la première :

— Allons, remettez-vous, mon pauvre Delbray, je sais bien que vous m’aimez, mais ce n’est pas une raison pour être triste. Écoutez-moi plutôt au lieu de faire cette tête de victime. Je suis bien aise que nous abordions ce sujet, d’autant plus que je n’ai rien d’affreux à vous dire.

Elle s’était inclinée pour cueillir un petit œillet poussé dans le sable de l’allée. Le poids qui l’oppressait abandonna ma poitrine. Le paysage qui avait presque disparu renaissait à mes yeux. De nouveau j’eus l’impression de la douceur de l’air, de la présence des choses. De nouveau, je perçus l’odeur des fleurs. Mme  de Lérins reprit :

— Oui, mon ami, je sais que vous m’aimez. Je crois même que vous avez commencé à m’aimer du jour où vous m’avez rencontrée chez Mme  Bruvannes. Dès que je vous ai connu, j’ai constaté que je ne vous étais pas indifférente. Je vous avoue que, pendant assez longtemps, j’ai supposé que je vous inspirais seulement de la sympathie et de l’amitié. Or, c’était justement ce même sentiment que j’éprouvais pour vous.

Elle s’arrêta un instant de parler et lança par-dessus le parapet l’œillet qu’elle tenait à la main. Elle continua :

— Je m’aperçois, maintenant, et je m’en rends compte déjà depuis quelque temps, que votre amitié était de l’amour… Oh ! ne vous alarmez pas, cette idée ne m’est nullement désagréable ! Au contraire, et je voudrais pouvoir vous répondre quelque chose que vous attendez de moi sans doute. Oui, je voudrais pouvoir vous dire : « Mon cher Delbray, vous m’aimez, et bien, moi, je vous aime aussi ! » Malheureusement, cela, mon ami, je ne vous le dirai pas.

Elle s’exprimait avec netteté et fermeté. Son petit visage énergique et délicat se crispa légèrement. Elle fixa sur le mien un franc et clair regard :

— Non, Julien, quand je vous vois, je n’éprouve pas pour vous ce grand sentiment que l’on nomme l’amour. De cela, j’en suis tout à fait sûre. J’ai longuement réfléchi ; je me suis bien examinée. J’ai trop le goût de la franchise et de l’amitié pour vous mentir, pour vous donner de fausses assurances. Non, je n’éprouve pas d’amour pour vous, au sens romanesque du mot. C’est ainsi, je n’y puis rien, et il faut en prendre votre parti…

Je souffrais cruellement. De nouveau, je sentis ma poitrine pesante, ma gorge serrée, mes yeux humides. Ma détresse était infinie et s’accordait avec la mélancolie des lieux. Cette étroite et longue terrasse, avec son parapet de vieille pierre, avec son parfum de fleurs tristes, m’apparaissait comme le tombeau de mon amour et de mon espoir, et je murmurai, la tête basse :

— Ah ! Laure, Laure ! !…

Elle me répondit par un rire. J’aurais dû souffrir davantage, mais il me semblait que ce rire n’avait rien d’offensant ni d’hostile :

— Ne vous désolez donc pas ainsi, mon pauvre Delbray. Laissez-moi finir. Ah ! Voilà bien les hommes ! Quand ils aiment et qu’ils nous ont fait l’honneur de nous le dire, ils ne peuvent pas supporter que l’on ne leur tombe pas tout de suite dans les bras. Attendez donc un peu avant de vous lamenter. Si je ne vous aime pas, au sens où vous l’entendez, rien ne prouve que je ne change pas d’avis un jour.

Elle réprima d’un geste le cri de joie qui allait m’échapper et reprit gravement :

— L’amour, mon ami, est un sentiment singulier et ses façons sont diverses. Tantôt il naît, avec toutes ses forces, tantôt il ne les acquiert que lentement. Pourquoi, Julien, la sympathie que j’ai pour vous ne deviendrait-elle pas de l’amour véritable ? Ne comprenez-vous pas que c’est en cette pensée que j’ai accepté l’invitation de Mme  Bruvannes, que j’ai souhaité de vivre auprès de vous dans une intimité quotidienne ? N’est-ce pas parce que mon amitié pour vous m’a paru susceptible de devenir un sentiment plus vif que j’ai voulu vous donner des chances d’opérer en moi cette transformation ? À vous, Julien, de me gagner peu à peu à votre cause. Ne suis-je pas déjà disposée en votre faveur par l’amour que vous m’avouez ? Oui, je sais que vous m’aimez, mais je veux savoir aussi comment vous m’aimez, et si je pourrai réaliser, moi, votre désir. Nous avons tous deux quelque chose à apprendre de nous-mêmes. Tentons sagement l’expérience. Si elle est favorable, si elle se détermine en ce que vous souhaitez, je me donnerai à vous joyeusement et sans me marchander. Je ne vous importunerai pas de conditions et de délais. Je ne vous proposerai pas le traquenard du mariage et je serai votre maîtresse autant que vous voudrez… Mais nous ne nous connaissons pas. Julien, apprenons à nous connaître.

Elle s’arrêta un instant, puis me tendit la main en se levant du banc :

— Tout cela, j’aurais pu le faire sans vous en prévenir : j’aurais pu vous étudier en secret et vous observer en silence, mais j’aime les situations franches. Et puis, je vous voyais malheureux. Et maintenant partons ; il sera tard quand nous arriverons au yacht.

J’ai longuement baisé la main de Laure. Durant tout le trajet, je l’ai tenue entre les miennes…

Ce soir, la mer est calme. Palerme décroît derrière nous dans la nuit qu’elle illumine de ses feux scintillants. Je pense au long faubourg, à la montée de Monreale, à sa cathédrale, à son cloître étroit bordé de colonnes sarrasines, à sa terrasse fleurie et crépusculaire. L’Amphisbène a levé l’ancre après le dîner. De l’avant du yacht, je regardais la manœuvre. La longue chaîne s’enroulait au cabestan à vapeur et rentrait peu à peu dans les écubiers. L’ancre est apparue, énorme, ruisselante, couverte d’algues suspendues. J’ai vu en elle un symbole d’espérance. Maintenant le navire file rapidement sur les flots sombres aux ondulations insensibles. Je suis revenu au salon où tout le monde est réuni. Mme Bruvannes et Gernon jouent aux échecs. M. Subagny, sous le regard admiratif de sa femme, prend la pose. Antoine fume son cigare. Laure est étendue sur une chaise longue. À quoi pense-t-elle ? Songe-t-elle, elle aussi, au petit cloître sarrasin et à la terrasse assombrie ? Qu’attend-elle de moi maintenant ? Que vais-je lui dire ? Mes pauvres paroles seront impuissantes à lui exprimer mon amour. Il me faudrait une éloquence que je n’ai pas. Comment lui faire comprendre la profondeur du sentiment que j’éprouve pour elle ? Comment lui traduire les songes qu’elle me suggère, la convaincre de la place qu’elle occupe dans ma vie ? Ah ! heureux ceux qui savent donner une forme à leurs pensées, qui ont à leur disposition la musique des couleurs et l’harmonie des lignes. Comme j’envie les doigts agiles d’un Jacques de Bergy ! Mais moi, hélas ! je ne suis ni peintre, ni sculpteur, ni poète, ni musicien, je n’ai même pas à ma disposition l’humble flûte dont jouait le vieux Feller, sous les fenêtres de sa comtesse polonaise….


2 juillet. En mer. — Voici juste un mois que nous avons quitté Marseille et nous sommes en route pour Malte. Depuis la journée de Monreale, je vis dans une sorte de fièvre, dans un rêve inquiet et ravi. La même vie a continué à bord. Les mêmes petits faits s’y sont reproduits régulièrement. Antoine a toujours les mêmes sautes de santé et d’humeur. Tantôt il semble presque bien, tantôt il retombe dans son hypocondrie. Alors il déblatère contre son existence passée, il peste contre ses folies, s’irrite contre les conséquences déplorables qu’elles ont eues pour lui. Il affiche son mépris des femmes, son dégoût pour tout ce qui le passionnait jadis. D’autres fois, il est tout à l’espoir de sa guérison. Il est gai, il plaisante ; il taquine la pauvre Mme  Bruvannes sur la cour que lui fait Gernon. Il menace Mme  Subagny de détourner M. Subagny de ses devoirs conjugaux, à la première escale. Il est presque galant avec Mme  de Lérins.

Autour de nous les heures passent dans leur ordre accoutumé. Rien de plus monotone que la vie marine. Tout s’y accomplit avec la même ponctualité depuis, le matin, le lavage du pont à grande eau, jusqu’au coup de sifflet qui, au coucher du soleil, donne le signal d’amener les couleurs. Chaque soir ainsi je vois s’abaisser le pavillon et descendre le long du mât la flamme triangulaire où, sur un fond rouge, se contourne un Amphisbène d’or. Puis la nuit vient. Les quarts se succèdent. Les feux de position sont allumés. Je descends dans ma cabine, à moins que je ne préfère m’étendre sur le pont. Partout, toujours, une seule pensée m’occupe.

Ah ! cette pensée, comme elle me tourmente en sa parfaite simplicité ! Elle se résume en quelques mots : me faire aimer de Laure. Ces mots prononcés me mettent en présence du problème le plus difficile, le plus inextricable. Me faire aimer ! Mais quels moyens employer pour y réussir ? Alors, ma pensée vagabonde, s’agite, se disperse en mille solutions, se perd en hypothèses et finit toujours par revenir sur elle-même. Se faire aimer ! Ah ! tous ceux qui ont aimé me comprendront, partageront mes angoisses, angoisses douloureuses et délicieuses à la fois. Que de projets insensés j’ai faits ainsi, quels événements impossibles j’ai souhaités ! Jamais je n’ai plus vivement regretté d’être ce que je suis. Jamais je n’ai eu plus honte de moi-même. Jamais je n’ai appelé plus avidement à mon aide les Dieux et les Génies. Jamais je n’ai désiré plus avidement le coup de baguette transformateur. Oui, pourquoi suis-je moi ? Pourquoi ne suis-je pas un autre, plus beau, plus jeune, plus séduisant ?

L’autre jour, nous avions quitté la rade de Syracuse et l’Amphisbène avait mis le cap sur Porto-Empédocle, d’où nous devions aller à Girgenti. Comme nous sortions du détroit de Messine, une forte houle s’est déclarée qui nous a pris par le travers. Le yacht s’est mis à rouler sensiblement. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon, qui n’ont pas le pied très marin, se sont réfugiés dans leur cabine. J’apercevais Antoine monté sur la passerelle pour causer avec le commandant. Mme  de Lérins et moi, nous étions restés sous la tente. Parfois, le vent faisait claquer un pan de la toile. Nous recevions au visage un souffle ardent et chaud. Le voile de Laure s’agitait. Une mèche de sa coiffure s’échevelait, qu’elle rajustait avec impatience. Puis, elle sortit de son sac à main un petit miroir, qu’elle laissa tomber sur ses genoux, d’où il glissa sur le pont. Je me suis baissé pour le ramasser et, en le lui rendant, j’y ai aperçu mon image.

Oh ! ma pauvre image, comme je l’ai détestée à ce moment ! Je n’ai cependant jamais été fat et je ne pensais guère auparavant que, pour un homme, plus ou moins de beauté pût avoir une importance quelconque. Ce visage, qui est le mien, je n’ai jamais songé, jusqu’à présent, à m’en réjouir ou à m’en plaindre. Il me paraissait suffisant et sans intérêt. Je l’ai laissé commencer à vieillir sans me préoccuper de lui. Mais maintenant quel amer regret je ressens à le considérer ! Ah ! pouvoir rajeunir, être séduisant, être beau ! Et cependant, tandis que j’éprouve ce sentiment, j’en constate le ridicule et l’enfantillage. Malgré cela, je ne puis m’empêcher de penser ainsi. Être beau ou être puissant, et pourtant, ni la beauté, ni la puissance ne font que l’on soit aimé. L’amour tient à des lois mystérieuses, à des attractions illogiques et inexplicables. Aurais-je le profil d’Antinoüs, la puissance de Napoléon, la richesse de Crésus, rien de tout cela ne me donnerait la certitude que je souhaite. Non, des pauvres, des infirmes, des humbles ont été passionnément aimés. Il y a des êtres que tout semblait éloigner de l’amour et que l’amour a magnifiquement favorisés.

Et toujours, j’en reviens à ce problème : comment me faire aimer de Laure ? Comment convertir en amour ce sentiment d’estime et d’amitié qu’elle a pour moi ? Comment opérer la transmutation magique ? Par quelle merveilleuse alchimie extraire le diamant du charbon ? Je suis comme quelqu’un qui se trouverait en présence d’un miracle à accomplir, et, pour le produire, ce miracle, je n’ai que mon amour. C’est lui qui doit convaincre Laure, ou, au moins, incliner vers moi sa pitié.

Sa pitié ! Hélas ! n’est-ce point peut-être là tout mon espoir ! Quand elle aura compris mon amour peut-être s’en laissera-t-elle toucher ? Qui sait même si elle ne la poussera pas, cette pitié, au point de me laisser croire qu’elle m’aime ?


En mer. Même date. — La nuit dernière, j’ai fait ce rêve. C’était dans des années… J’étais très vieux, très vieux, infiniment vieux. De cette vieillesse, je me rendais compte, je ne sais comment. J’habitais, dans une ville dont je ne sais pas le nom, une vieille, une très vieille maison. Tout cela, dans mon esprit était lointain, vague, indécis, mais cette ville devait être au bord de la mer. Oui, cette ville était au bord de la mer. On y respirait une odeur de sel et d’iode, et, dans cette odeur, dans cette iode, dans ce sel, mon corps était conservé, macéré, durci, comme le corps d’une antique momie. L’atmosphère que l’on respirait dans cette ville était opaque et trouble. Parfois, on entendait la mer déferler, puis il y avait de grands silences. Parfois aussi on entendait la sirène lointaine et rauque de quelque bateau invisible.

Je vivais là solitaire et reclus. Jamais je ne sortais de ma chambre, et cette chambre était très vieille, très délabrée. La tenture était déchirée et, à certains endroits, pendait en lambeaux le long du mur. Cette chambre était bizarrement meublée de meubles disparates. Elle contenait des objets hétéroclites et singuliers dont j’ignorais la provenance. Sur une table sans tapis et dont le bois était extraordinairement vermoulu étaient placés des modèles de bateaux. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes. L’un d’eux représentait le bateau avec lequel je jouais lorsque j’étais enfant, sur le bassin des Tuileries. Auprès de celui-là s’en trouvait un autre, plus grand. Sur une pancarte placée à l’arrière était écrit : l’Amphisbène. La coque de ce jouet, peinte en vert et en blanc, était toute craquelée, toute couverte de mousses et d’algues, toute incrustée de coquillages, comme une épave longtemps sous-marine. Je passais de longues heures à regarder ce navire minuscule. Parfois je le prenais sur mes genoux et le berçais d’une houle imaginaire. Je l’enveloppais du pan de la longue robe de chambre à fleurs dont j’étais vêtu, et dont les amples plis flottaient autour de mon corps maigre et voûté.

C’est dans cet accoutrement que je rôdais à travers les chambres toujours désertes de cette maison retirée. Souvent j’allais jusqu’au haut de l’escalier. Là, je me penchais sur la rampe et je prêtais l’oreille. J’attendais quelqu’un. Soudain la sonnette retentissait, une sonnette lointaine et fêlée. Un pas résonnait dans le corridor et je voyais apparaître le vieux Feller. Il était encore beaucoup plus vieux et plus courbé que moi, mais, en dépit des années, il avait conservé sa figure rose et ses yeux bleus. Comme moi il était accoutré d’une robe de chambre à fleurs et portait une flûte sous le bras. Feller s’asseyait auprès de moi, sur un canapé dont les ressorts usés gémissaient, puis il tirait de sa poche une médaille d’argent et la posait avec soin sur un guéridon placé devant nous. Je me penchais pour la regarder. Sa face présentait l’effigie d’une très jolie femme coiffée à la mode du second Empire. Alors Feller portait sa flûte à ses lèvres et se mettait à jouer un air sautillant et saccadé. Et cet air je le reconnaissais. C’était celui qui plaisait jadis à cette comtesse polonaise dont Feller était amoureux. Moi, je l’écoutais avec un vif sentiment de honte et d’infériorité. Hélas ! je n’avais pas dans ma poche de belles médailles, je n’avais pas de flûte, je ne savais aucun air, et cependant, comme Feller, j’avais été jeune et amoureux. Mais lui, il avait été aimé, tandis que moi… Et de longues larmes coulaient sur mes joues… À ce moment, je me suis réveillé ; l’aube blanchissait ma cabine. Les matelots lavaient le pont du yacht à grande eau et l’eau ruisselait en cascade devant la vitre de mon hublot…


5 juillet. La Valette. Île de Malte. — Nous sommes à Malte. Antoine a été repris subitement de ses goûts sportifs, ce qui est un grand signe de l’amélioration de son état, et il va, l’après-midi, voir les officiers de la garnison anglaise jouer au polo. À peine étions-nous arrivés que l’un d’eux, M. Lewis Burton, s’est présenté sur l’Amphisbène.

Antoine avait connu ce M. Burton à Deauville, il y a deux ans. C’est un grand garçon sec, anguleux, distingué. Il a emmené Antoine à son club, qui est installé fort confortablement dans une des anciennes « auberges » des chevaliers. Cette « auberge » est un grand palais construit à l’italienne et qui ne manque pas d’allure. M. Burton nous en a fait fort aimablement les honneurs. Pour remercier messieurs les officiers de leurs politesses, il y a eu, ce soir, un dîner à bord de l’Amphisbène. M. Burton et quelques-uns de ses camarades étaient les hôtes de Mme  Bruvannes. Pendant le dîner, Antoine a été fort gai. Mme  Bruvannes était enchantée. Les Subagny ont représenté fort dignement la haute industrie française. Gernon a été convenable et a mangé prodigieusement. Il commence à engraisser et à prendre un petit ventre rondelet. Les jeunes officiers anglais considéraient avec une certaine sympathie ce personnage à la Dickens. Quant à Laure, elle était délicieuse. Elle portait une robe de soirée, décolletée. C’est la première fois que je vois ses épaules nues. Après dîner, Antoine lui a fait de vifs compliments sur sa toilette. Elle a ri et s’est retournée vers moi d’un air tendre.


6 juillet. — Gernon s’est enfermé dans sa cabine pour préparer un article de revue. Les Subagny sont allés avec Antoine au Polo. Mme  Bruvannes est restée à lire. Mme  de Lérins et moi, nous sommes partis pour faire une promenade dans l’île.

On trouve à La Valette d’amusantes petites voitures couvertes d’un toit de toile, avec des rideaux que l’on ouvre ou ferme à volonté, et dont les chevaux vifs et nerveux grimpent allègrement la pente roide qui conduit du port à la ville. Elle est curieuse, cette ville, avec ses grandes « auberges », ses boutiques, à la fois très italiennes et très anglaises. Les Maltaises y portent encore la bizarre coiffure nommée « faldetta » qui leur enveloppe la tête comme d’une conque d’étoffe. Ce fut à travers ces rues que nous gagnâmes l’antique poterne par où l’on sort de La Valette.

Cette poterne s’ouvre dans les murailles qui, de ce côté, dominent un profond ravin. Aussitôt nous voici en pleine campagne. Le paysage est d’une assez sèche aridité. Au loin, la mer étincelle sous le soleil. Nous avons laissé le cocher libre de diriger notre promenade. Il nous a annoncé, en mauvais anglais, qu’il nous menait à San Antonio.

Nous sûmes bientôt que San Antonio est un des villages de l’Île. Il n’a guère d’autre intérêt que de contenir un assez beau jardin. Ce jardin est planté dans un pli de terrain qui l’abrite des vents du large. D’étroits canaux en entretiennent la fraîcheur, et les fleurs y poussent en abondance. Le dimanche, on fait là de la musique, et les habitants de La Valette s’y rendent en parties pour écouter le concert et pour se promener dans les allées. Aujourd’hui, le jardin est à peu près désert. Laure et moi y avons erré assez longtemps. Il me semble maintenant que je puis mieux lui dire ce que je ressens pour elle. Certes je suis incapable de lui peindre mon amour dans toute sa vérité, mais peut-être au moins en entrevoit-elle la profondeur ? Elle m’écoute avec attention et bienveillance, avec sérieux. Elle m’écoute lui raconter ma vie et lui dire quelle place elle y a prise, comment elle en est devenue la pensée constante, comment tout a disparu devant elle, comment tout en moi l’attendait.

On a décidé, ce soir, qu’en quittant Malte l’Amphisbène se dirigerait vers l’Île de Crète et que l’on visiterait ensuite quelques-unes des Cyclades. Antoine a fort galamment demandé à Mme  de Lérins si cet itinéraire lui convenait. Laure a acquiescé au projet.


En mer. 10 juillet. — La mer s’est calmée et je puis de nouveau reprendre le gros cahier de Neroli.

Nous avions quitté Malte par un très beau temps et nous étions déjà à plus de mi-chemin de Candie, quand nous avons été assaillis par un coup de vent d’une extrême violence. Cela s’est déclaré subitement. Vers neuf heures du soir, la mer est devenue brusquement très mauvaise et l’Amphisbène a commencé à subir un fort roulis. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon n’y ont pas résisté longtemps et ont regagné en toute hâte leurs cabines. Antoine n’a pas tardé à les suivre et Mme  de Lérins s’est retirée également avec un peu de migraine. Comme il ventait d’une façon assez désagréable, je suis descendu aussi me coucher. J’étais dans mon lit, tâchant de m’endormir, quand je m’aperçus que le roulis augmentait considérablement. À ce moment, on est venu fermer les obturateurs des hublots. Décidément, la nuit s’annonçait mal. De lourds paquets d’eau déferlaient, le vent ronflait avec fureur ; je tâchai en vain de m’endormir. Bientôt le vacarme redoubla. C’était une véritable tempête qui se déchaînait. Les meubles entrèrent en danse. Deux chaises se mirent à valser au milieu de ma cabine. Un des tiroirs de ma commode, que j’avais oublié de fermer, dégringola sur le tapis, éparpillant les mouchoirs et les chaussettes. L’Amphisbène devenait une sorte de maison hantée, pleine de gémissements bizarres et de bruits étranges.

J’ai voulu voir comment Antoine supportait ce branle-bas, et je me suis dirigé, non sans peine, vers la cabine qu’il occupe. Il était couché dans son lit, un livre à la main, mais il faisait assez piteuse mine. Il semblait anxieux sur la durée de l’épreuve que nous subissions. Avouerai-je que je ne fus pas fâché de son inquiétude. Depuis le soir du dîner à Malte, j’étais un peu agacé des prévenances nouvelles qu’il manifestait pour Laure. Ces prévenances réveillaient mes vieilles préventions. Je n’aimais pas à retrouver en lui l’Antoine avantageux de jadis. Je préférais l’Antoine abattu et gémissant avec lequel je m’étais réconcilié. Aussi le regard angoissé qu’il me jeta en me demandant si je croyais que le mauvais temps durerait ainsi toute la nuit, me redonna-t-il de l’amitié pour lui. Je le rassurai. La Méditerranée est une mer capricieuse. Elle s’irrite aisément et se calme de même. Nous n’avions connu jusqu’alors que ses sourires, il était juste que nous lui pardonnassions ses incartades. En disant cela, je fais tous mes efforts pour conserver mon équilibre.

En sortant de la cabine d’Antoine, je pénétrai dans celle de Gernon. Le pauvre Gernon était très abattu. Accroché à un porte-manteau son mirifique complet vert faisait de grands gestes et se balançait comme un épouvantail, sous le chapeau tyrolien qui projetait des ombres bizarres et mouvantes. Gernon m’interrogea avec anxiété. Les circonstances nouvelles de son périple avaient calmé son enthousiasme maritime. Recroquevillé dans son lit, il semblait s’être ratatiné et avoir perdu le commencement d’embonpoint que lui avait valu la table de Mme  Bruvannes. En réalité, il était terrorisé. Son fausset exaspéré décelait le trouble de son âme. On allait sûrement couler. Il entendait des craquements sinistres. La coque une fois disjointe, on irait au fond de l’eau. Comment avait-il eu l’idée de prendre part à ce maudit voyage ? Et le pauvre Gernon se lamentait d’une voix aigre qu’entrecoupait le choc régulier des lames contre les flancs du yacht. La terreur le rendait presque éloquent. Il se comparait à Ulysse, et la catastrophe qui nous menaçait lui rappelait les naufrages antiques. Il se voyait déjà cramponné à quelque épave, ballotté par les flots et jeté sur une plage inhospitalière. Au moins avait-on des ceintures de sauvetage et des bouées de secours ? Saurait-on seulement construire un radeau ?

Sans prévoir ces extrémités, il était évident, néanmoins, que la mer devenait de plus en plus mauvaise. Les oscillations du roulis se faisaient plus brusques et plus profondes. Dans le tapis, des dépressions subites se creusaient sous mes pas, alternant avec des soulèvements inattendus. Je parvins ainsi jusqu’à la cabine de Mme  Bruvannes. Comme la sienne, celles des Subagny étaient closes. Au bout du couloir, je m’aperçus avec surprise que la cabine de Mme  de Lérins était ouverte. La porte, qu’elle avait oublié de fixer au crochet, battait violemment. Peut-être Laure était-elle incapable de se lever pour fermer cette porte ? Je m’approchai discrètement. L’électricité brillait. J’appelai Mme  de Lérins. Aucune voix ne me répondit. J’avançai la tête. Le lit était vide. Laure était-elle donc montée sur le pont ? Quelle imprudente !

Avec peine je retraversai le couloir, en me tenant à la main-courante, et je grimpai l’escalier. Une des deux portes qui donnent sur le pont était solidement verrouillée. Je poussai l’autre de toute ma force. La pesée du vent m’offrait une réelle résistance. À peine dehors, un souffle violent, mêlé d’embruns, me heurta et m’aspergea le visage. Le yacht roulait sur une mer démontée qui s’agitait en sombres masses blanchies d’écumes. Le ciel était sans un nuage, d’un azur noir, lointainement étoilé. C’était vraiment un spectacle magnifique que cette fureur de la mer par une nuit pure. Peut-être Mme  de Lérins s’était-elle réfugiée au salon ? Je me dirigeai de ce côté. Le salon était obscur et vide. Laure n’était pas non plus sur le pont arrière. On avait enlevé les toiles de la tente. Une grosse lanterne japonaise oubliée, et que le vent avait mise en lambeaux, se démenait comme un oiseau captif au bout d’un fil.

Sur la passerelle, le timonnier, les deux mains à la roue du gouvernail, surveillait la boussole dans l’habitacle. Auprès de lui, le commandant, M. Lamondon, examinait la mer d’un œil attentif. M. Lamondon n’avait vu personne. Je commençais à être inquiet, quand une pensée me traversa l’esprit. Mme  de Lérins était probablement chez Mme  Bruvannes. Cette supposition me soulagea. Comme j’étais étourdi de vent et de roulis, et comme j’allais entrer pour me reposer un peu dans la chambre des cartes, dont l’abri vitré se trouvait là, je fus accueilli par un gai éclat de rire. Mme  de Lérins était étendue sur le divan et fumait paisiblement une cigarette :

— Eh bien ! mon cher, vous ne me faites pas de compliments. Avouez pourtant que j’ai le pied marin ! Quelle bourrasque ! Alors, comme je m’ennuyais dans ma cabine sans pouvoir dormir, je suis venue m’installer ici. Allons, asseyez-vous près de moi, mais ne me regardez pas, car le vent m’a plutôt décoiffée !

Elle me faisait place sur le divan, en remontant ses petits pieds, nus dans leurs mules de cuir vert. Ses beaux cheveux, aux nattes desserrées et ébouriffées, croulaient lourdement sur sa nuque. Sa robe, mouillée par un embrun, collait à l’un de ses genoux. Elle exhalait une odeur tout à la fois marine et voluptueuse. C’était le parfum de la Sirène ! Je m’étais assis auprès d’elle et je lui pris la main :

— Mais vous êtes trempée, Laure !

Elle se mit à rire :

— Ça, c’est vrai J’ai reçu un fameux paquet d’eau en arrivant sur le pont et j’ai été arrosée d’une belle façon. J’ai même reçu là ma première gifle, mais la mer ne me fait pas peur. J’ai déjà traversé deux fois l’Atlantique, en allant en Amérique et en en revenant. J’ai vu mieux, à la hauteur de Terre-Neuve. Ici, ce n’est qu’un petit coup de vent de rien du tout. Et puis sentez comme il fait tiède et doux. J’ai trop chaud.

Elle écarta l’écharpe dont elle était enveloppée. Elle portait une robe en étoffe légère et presque transparente et qui laissait deviner la forme de son corps. La mule verte se recourbait gracieusement à son pied nu. Au dehors, le vent soufflait avec brutalité, la mer se gonflait de lames furieuses. Cette violence des éléments contrastait singulièrement avec la fragile et délicate beauté de Laure. Ah ! que j’eusse voulu la prendre dans mes bras, la serrer sur mon cœur ! Et brusquement je tendis les mains vers elle en m’écriant :

— Oh ! Laure, Laure, comme vous êtes belle et comme je vous aime !

Si jamais dans ma vie je fus éloquent, si jamais j’ai pu exprimer tout l’amour que contient un cœur d’homme, ce fut cette nuit-là, dans cette étroite logette balancée par la houle ! Parfois, le tumulte du vent était si fort qu’il dominait mes paroles. Alors, Laure s’inclinait doucement vers moi pour m’entendre. À ces moments, elle soulevait sa tête du coussin de cuir sur lequel sa nuque reposait. Elle se penchait en avant. Elle semblait m’écouter avec plaisir. J’étais enivré de ma propre passion. Je lui en disais les racines profondes et l’épanouissement soudain. Je lui disais l’admiration que sa présence m’avait immédiatement inspirée. Je lui avouais enfin tous les pauvres secrets de mon âme et de ma vie.

Ah ! quel soulagement j’éprouvais, après tant de semaines d’hésitation et de silence, à lui parler librement et ardemment ! Certes, c’eût été pour moi un immense bonheur si le mot que, sur la terrasse de Monreale, elle ne m’avait pas fait prévoir comme impossible, était sorti de ses lèvres. Oui, c’eût été pour moi une indicible joie de la saisir dans mes bras et de poser ma bouche sur sa bouche. Mais l’amour doit savoir être humble et patient. À travers mes espérances, c’est à elle de comprendre mes désirs.

Laure m’écoutait d’un visage attentif et souriant. Pendant ce temps la tempête redoublait. L’Amphisbène, soulevé par de hautes et rudes vagues, retombait lourdement. Je m’étais tu et j’avais repris la main de Laure entre les miennes. La main de Mme  de Lérins était glacée. Par la porte, une fraîcheur subite pénétrait dans la chambre des cartes. L’aube, sans doute, était proche. Laure frissonna légèrement et ramena sur ses épaules l’écharpe dénouée. D’elle-même, elle porta sa main à mes lèvres et se leva du divan :

— Je crois, mon ami, qu’il serait plus sage de regagner nos cabines. Mais, avant de descendre, allons voir ce que dit le commandant.

Elle s’appuyait à la paroi de la chambre pour résister au roulis et elle me précéda sur la passerelle. J’avais jeté sur elle un plaid oublié sur le divan et je l’en enveloppai. Une fois dehors, mes oreilles s’emplirent des bourdonnements du vent. Sa poussée nous fit chanceler. Instinctivement, Laure s’était appuyée sur moi. Ce contact me fit frémir. Enhardi par l’ombre, je passai mon bras autour de la taille de Mme  de Lérins afin de la mieux soutenir. Elle me laissa faire sans se dérober. Était-elle indifférente à cette timide étreinte ? Y consentait-elle ? Je ne la desserrai que lorsque nous fûmes arrivés auprès du commandant. Le second, M. Bertin, l’avait rejoint. Nous les interrogeâmes. Le vent ne faiblissait pas et la houle éprouvait assez péniblement le bateau, qui avançait difficilement. Nous avions fait peu de chemin durant la nuit et la Crète était encore loin. Quant à la bourrasque, rien n’en annonçait la fin. Nous en étions là de nos propos, quand une ombre titubante parut sur la passerelle. C’était Antoine Hurtin.

Dans la lueur incertaine de l’aube commençante, il était verdâtre et avait une figure décomposée. Le mal de mer ne l’avait pas épargné. D’une voix furieuse il interpellait le commandant :

— Dites donc, commandant, est-ce que cela va durer longtemps, cette danse-là ? Vous savez, moi, j’en ai assez. Est-ce que l’on ne pourrait pas s’abriter quelque part et laisser passer cette chienne de bourrasque ?

Le commandant Lamondon exposa la situation. À la vitesse avec laquelle marchait l’Amphisbène, il faudrait bien une dizaine d’heures avant d’atteindre le port de Candie, car malheureusement l’état de la mer ne faisait pas mine de s’améliorer. Antoine frappait du pied rageusement tout en se cramponnant à l’épaule du second Bertin.

— Il faut tout de même trouver un moyen de sortir de là. Nous ne pouvons pas continuer à être secoués ainsi. Nous faisons un voyage d’agrément, que diable !

Le commandant se grattait la tête :

— Il y aurait bien un moyen, monsieur le Baron, ce serait de changer de route et de filer vent arrière. Le bateau roulerait moins. Seulement, seulement, il y a un petit inconvénient, c’est qu’alors nous tournerons le dos à la Crète. Tenez, voyez vous-même, monsieur le Baron…

Le commandant avait allumé l’ampoule électrique qui éclairait la carte déployée sous le verre du pupitre. Antoine poussa une exclamation :

— La Crète, mais nous nous en foutons, monsieur Lamondon. L’essentiel est d’en finir, le plus tôt possible, avec cette balançoire. Ah ! moi, j’en ai assez, et vous aussi, n’est-ce pas, madame de Lérins ?

Un coup de vent furieux arracha presque le plaid où s’enveloppait Mme  de Lérins et plaqua sur son corps la robe légère qu’elle portait. En même temps un énorme paquet d’eau coiffa l’avant de l’Amphisbène et nous aspergea de ses écumes. Je soutins Mme  de Lérins. En nous voyant ainsi, Antoine eut un regard narquois et intéressé. Je devinai sa pensée. La familiarité du geste nécessité par la situation lui paraissait un indice que j’avais su profiter du désordre de cette nuit. Je pénétrais ses suppositions. J’en sentis une vive irritation, une sourde colère. L’œil ironique d’Antoine m’exaspérait. Mme  de Lérins avait rattrapé le plaid et s’en enveloppait de nouveau. Il faisait clair maintenant sur la passerelle.

— Allons, je vous laisse. Il fait presque jour et je dois avoir une singulière tête. Je n’ai pas envie d’être vue en détail, même par un misogyne comme M. Hurtin.

Avant que j’eusse pu lui offrir de l’accompagner, Laure avait gagné l’escalier et dégringolait les marches en riant. Je me penchai sur la rampe. Elle se retourna, m’adressa un signe d’adieu. Un instant après, elle avait disparu. Sur la passerelle, Antoine verdissait et pâlissait. Le commandant s’est approché de lui :

— Alors, monsieur le Baron, c’est bien décidé…

Antoine acquiesça d’un signe. Le commandant donna un ordre au timonnier. La roue tourna sous sa main. L’Amphisbène fuyait au vent.

J’ai ramené Antoine dans sa cabine et je suis allé m’étendre sur mon lit.

La mer est tout à fait calme maintenant. La houle est devenue presque insensible. La bourrasque a donc duré environ trente-six heures. Aujourd’hui, la matinée a été pure et claire. On a ouvert les obturateurs des hublots. Parfois encore, une vague rend glauques leurs ronds de cristal lumineux et y dessine en écume comme une fuyante chevelure de Sirène. On a remis de l’ordre dans ma cabine. Les chaises sont redevenues de braves chaises tranquilles. Mes chaussettes et mes mouchoirs ont réintégré le tiroir, lequel est rentré dans la commode. Après le tohu-bohu que nous avons subi, on éprouve une agréable impression de paix et de repos. Quand j’eus terminé ma toilette, je suis monté sur le pont. Sur notre gauche à l’extrémité de l’horizon se dessine une ligne bleuâtre. C’est la côte d’Afrique que nous commençons à distinguer. Tel est le résultat du changement de route de l’Amphisbène et de sa fuite devant la tempête. Ainsi l’a voulu le caprice d’Antoine. À ce moment j’aperçois Gernon qui vient à moi, en me faisant les grands bras. Qu’a-t-il donc à s’agiter ainsi ?

J’ai bientôt l’explication de ses gestes. Le pauvre Gernon vient d’éprouver une grave déception. Ayant demandé à M. Bertin quand on arriverait en Crète, le second vient de lui apprendre la modification apportée par Antoine à notre itinéraire et que, dans quelques heures, au lieu d’aborder à Candie, nous entrerions dans le lac de Tunis. Antoine a négligé de prévenir Gernon et Gernon est furieux. Pas de Crète, et alors que va devenir l’article sur les fouilles de Cnossos et les ruines du Palais de Minos qu’une grande revue a commandé à Gernon ?

Or, il s’agit d’une somme importante, et les récriminations de Gernon prennent une forme aiguë. Son fausset atteint son extrême diapason. « Ah ! ils sont vraiment étonnants, ces gens riches ! Quel sans-gêne, quelle indifférence aux intérêts d’autrui ! Ils se croient tout permis ! Est-ce qu’ils s’imaginent que l’on n’a rien de mieux à faire que de les amuser ? Est-ce qu’ils supposent que l’on vit de leurs bonnes grâces ? Leur égoïsme est vraiment sans borne. Que les autres s’arrangent comme ils peuvent ! Pour eux, rien n’est trop bien et trop coûteux. Ainsi ce gros Antoine Hurtin, avec sa neurasthénie de fêtard dont quelques bonnes douches auraient eu raison, il lui a fallu fréter un yacht pour trimballer ses grimaces de faux malade. Et si encore il était poli et attentionné ! Mais non ! Tout pour lui, rien pour les autres ! »

Et le pauvre Gernon ne dérage pas. Oui, un joli Monsieur que ce M. Hurtin, qui s’est perdu la santé à faire la noce, qui a passé sa vie à jouer aux cartes, à souper, à chasser, à courir les actrices, et tout cela aux dépens de sa tante, car il lui en a coûté de l’argent à la digne Mme  Bruvannes ! Cela, il le sait par ses amis Subagny. D’ailleurs il finira bien par la ruiner, sa tante, le gaillard ! Il n’y a pas de fortunes qui résisteraient. Certes, Mme  Bruvannes est riche, mais, enfin, on n’a pas pour rien, n’est-ce pas, pendant deux mois, un yacht comme l’Amphisbène ? Et Gernon, avec un curieux mélange de respect et de blâme, m’énumère le revient d’une croisière comme la nôtre, ce que l’Amphisbène représente en location, en charbon, en nourriture, en frais de toutes sortes. Son âme d’avare souffre de cet argent dépensé autour de lui et dont cependant il profite dans une certaine mesure. Mais cet argent est celui de Mme  Bruvannes, et je me demande si Gernon ne se serait pas, pour tout de bon, imaginé que Mme  Bruvannes ne dédaignerait par ses avances. En ce cas, Gernon voit dans les dépenses d’Antoine un attentat à ses futurs intérêts personnels. Puis il revient sur la déception que lui cause et sur le tort que lui fait notre changement de route de l’autre nuit. Renoncer à la Crète pour un petit coup de vent ! Quel capon ! Quelle poule mouillée, que ce M. Hurtin ! Et Gernon, sa petite figure rose et ridée rafraîchie par le mal de mer, a oublié la triste mine qu’il faisait dans sa cabine, la crainte qu’il témoignait à chaque oscillation du roulis, sa peur comique de faire naufrage. Revêtu de nouveau de son complet vert, coiffé de son chapeau tyrolien, il pérore avec mépris contre le gros Antoine, tandis qu’à l’horizon grandit peu à peu dans l’air limpide la côte de l’Afrique rapprochée et inattendue.


Tunis, 13 juillet. — Rien de moins oriental, à l’abord, que Tunis. Le vaste lac aux eaux plates qui l’isole de la mer manque de pittoresque. Vue du port, Tunis n’a guère l’aspect d’une ville des Mille et une Nuits. Devant nous, s’allonge un quai grisâtre et poudreux. Çà et là, quelques arbres desséchés, des docks, des baraquements. Où donc est Tunis la Blanche ?

Elle existe cependant, cette Tunis arabe, mais elle se cache derrière la ville franque, derrière la ville à larges boulevards, à hôtels et à tramways. Elle existe, mais il faut, pour y pénétrer, avoir franchi sa haute porte à créneaux. Derrière cette porte, commence une contrée nouvelle. Des rues étroites et anguleuses longent des maisons blanches, se glissent sous des passages voûtés, aboutissent à des carrefours, se faussent à des impasses. Des silhouettes drapées et voilées y circulent énigmatiques et silencieuses. Sur des places ensoleillées, se tiennent des marchés de légumes et de fruits… Des petits ânes frappent le pavé pointu de leurs sabots secs. Des rumeurs de tambours et de flûtes sortent des cafés clos. C’est la Tunis des burnous et des voiles, la Tunis orientale et secrète, celle qui résiste encore à l’invasion européenne, celle qui se résume dans le labyrinthe de ses bazars, dans le dédale de ses souks.

Ce souk de Tunis, d’ailleurs, n’est déjà plus purement oriental. La camelotte française, italienne et allemande s’y étale outrageusement. Malgré cela, il montre encore d’amusantes boutiques. On y trouve des tapis vivement et pittoresquement colorés, des étoffes aux curieuses bigarrures, des gazes légères, tramées d’argent ou des babouches de cuir ouvragé, des sparteries et des parfums. Certes, tout cela, transporté dans un magasin de Paris, ne nous tenterait guère, mais, dans l’ombre poussiéreuse et fraîche des longues galeries voûtées, toutes ces choses prennent une vie et un charme qu’elles n’auraient pas chez nous. Un peu du vieil Orient qu’elles évoquent et continuent est encore en elles et autour d’elles. Elles font songer à des caravanes et à des palais, à des minarets, à des coupoles, à des salles de faïence, à des danses, à des jardins où, dans les vasques des fontaines, flottent des roses cueillies et des têtes coupées. Elles ont je ne sais quoi de secret et d’attirant, de singulier et de lointain. Un antique mystère les habite.

C’est sans doute ce sentiment qu’a éprouvé Laure de Lérins, car, dans les promenades que nous avons faites aux souks, elle a acheté de nombreux objets. Elle ne résiste guère à la grâce sultanesque de telle écharpe, à l’élégance de certaines gandouras. Elle est la première à sourire de ces acquisitions. Ce soir, elle les a fait étaler toutes sur le pont. Elle semblait les considérer avec quelque mélancolie.

— Pourquoi êtes-vous triste, Laure ? lui dis-je.

Elle tourna la tête vers moi. Elle tenait entre ses mains une longue et souple écharpe de gaze, tramée de fils d’argent. Tout à l’heure, dans l’étroite boutique du souk où le marchand nous la montrait, elle nous avait paru subtile et singulière, cette gaze, qu’on eût dite tissée au clair de lune sur quelque terrasse de Bagdad. Ici, dans la lumière crue des lampes électriques, elle apparaissait infiniment moins séduisante. D’un geste découragé, Laure la laissa retomber. Elle s’aplatit, s’affaissa comme une chose morte.

Laure soupira :

— Ah, je ne suis pas triste, mon pauvre Delbray, mais tout de même… Enfin ! que voulez-vous ! Voici bien les tours que nous joue notre imagination. On croit avoir retrouvé le zaïmph de Salammbo, et l’on ne tient dans ses mains qu’un vulgaire tissu… Mais vous devez savoir cela mieux que personne, incorrigible rêveur !

Elle me considérait d’un air affectueux, tendre et mélancolique, puis elle a pris sur la table, posée auprès de ses gants, une mince et fine fiole remplie d’essence de roses et l’a respirée longuement en silence. Le parfum en vint jusqu’à moi. Au loin, le lac de Tunis miroitait sous le ciel étoilé. Il s’exhalait de ses eaux lourdes une senteur bitumeuse qui se mêlait à l’odeur des roses proches. On eût dit l’haleine de l’Amour et de la Mort.


Tunis, 16 juillet. — Cette odeur de bitume du lac de Tunis est si forte que nous nous sommes décidés à aller passer deux jours à Kairouan. Antoine même a consenti à nous accompagner. Quoi qu’il en dise, et malgré ses jérémiades, sa santé se rétablit à vue d’œil. Il mange, boit et dort excellemment. Ce mois de vie maritime l’a transformé. Ce n’est plus le malade, ni le convalescent d’il y a quelques semaines. Antoine commence à reprendre goût à l’existence. Il a rallumé ses gros cigares et il a retrouvé cette confiance en lui qu’il avait perdue. De nouveau il fait rougir la bonne Mme  Bruvannes par ses propos. Néanmoins, il est toujours pour l’avenir en de sages dispositions et il jure qu’il ne recommencera plus à mener le genre de vie dont il a failli payer cher les excès et les folies. Malgré ses protestations, je crains bien un peu pour ses belles résolutions le retour à Paris. La pauvre Mme  Bruvannes n’en a peut-être pas fini avec ses soucis de tante Poule, et ce ne sera pas trop de toute l’influence du docteur Tullier pour maintenir au régime cet incorrigible client. Aussi Mme Bruvannes le considère-t-elle parfois avec un amusant mélange d’admiration et de terreur. Son admiration va aux forces revenues d’Antoine ; sa terreur redoute l’usage qu’il en pourra bien faire. Quoi qu’il en soit, il est redevenu fort gai, si gai, même, que Mme  de Lérins a dû accueillir froidement les plaisanteries par trop risquées auxquelles il se livrait à son intention. Il se l’est tenu pour dit et ne semble pas lui en vouloir. Pendant tout le trajet de Tunis à Kairouan, il a été plein de prévenances pour elle.

Un peu pénible, d’ailleurs, ce trajet, car, dans le wagon, il faisait une chaleur extrême, et le parcours n’a rien de particulièrement pittoresque. Nous étions aussi quelque peu inquiets de la nuit que nous passerions dans la Ville Sainte. Heureusement que Kairouan possède un hôtel supportable. Il est situé non loin de la gare, en dehors des murs de la ville arabe. C’est une grande maison à la française, avec des persiennes vertes, en face d’un maigre jardinet au milieu duquel se tarit à demi un petit bassin de square. À l’intérieur, nous avons trouvé de vastes chambres sommairement meublées et où nous avons dormi tant bien que mal après un excellent dîner. Le matin, tout le monde était debout de bonne heure, mais, malgré cette précaution, la chaleur était déjà forte, quand nous pénétrâmes dans Kairouan par sa porte crénelée. Pas un souffle n’agitait l’air embrasé. C’était accablant et magnifique.

Cette porte guerrière s’ouvre sur la rue principale de Kairouan, la seule où il y ait quelques boutiques à l’européenne. Sauf cette rue, Kairouan est un lacis inextricable de ruelles brûlantes et poussiéreuses resserrées entre des maisons blanches, qui s’entrecroisent, se rejoignent. Parfois, par une échappée, apparaît un bout des hautes murailles sarrasines qui entourent la ville et protègent sa mosquée antique et vénérée.

Nous y sommes arrivés, après avoir erré dans les souks et suivi de nombreuses petites rues désertes. Une vaste cour, dallée de marbre blanc, la précède, que domine un minaret carré, dressé haut dans le ciel d’un bleu dur. En face de ce minaret, la mosquée s’étend, casquée de ses coupoles. Une longue galerie couverte la précède, dont le plafond de bois sculpté laisse pendre de grandes lanternes. Sur cette galerie s’ouvrent les portes du sanctuaire. Elles sont très vieilles et d’un bois très précieux.

La mosquée de Kairouan est la mosquée des Colonnes. Elles jaillissent du pavage en une multitude harmonieuse. Elles forment des allées, des enfilades. Elles sont faites des marbres les plus divers. Il y en a de marbre vert, il y en a de marbre rose, il y en a de marbre rouge. Elles sont des provenances les plus différentes : grecques, byzantines ou romaines. Elles ont soutenu des frontons de temples, des porches de palais, des voûtes d’églises. Quelques-unes ont été plantées à l’envers et leurs chapiteaux leur servent de bases. Il y en a même deux qui sont si rapprochées l’une de l’autre que, lorsque l’on peut s’insinuer entre leurs fûts, c’est une marque, dit-on, que l’on entrera au paradis. Elles sont le mystère et la beauté de cette mosquée obscure et silencieuse, fraîche en son ombre vénérable, où l’on entend pour seul bruit le claquement de nos babouches qui clapotent à nos pieds comme si nous marchions dans de l’eau. À chaque pas l’on s’attend à ce que rejaillisse le pavage miroitant…

À déjeuner, Gernon s’est montré extrêmement fier d’avoir pu passer entre les colonnes de l’épreuve et il adressait des clins d’yeux à Mme  Bruvannes, qui feignait de ne pas comprendre. Quant à moi, je n’ai pas essayé de savoir si j’entrerais jamais au paradis. Ô cœur troublé, tu redoutes les présages !

Au coucher du soleil, nous sommes retournés à la mosquée et nous sommes montés au minaret pour admirer la vue de la ville. À nos pieds, Kairouan s’étendait dans le cercle guerrier de ses murailles. Elle étalait le blanc dallage de ses toits à terrasses, traversé par les rainures des rues et boursouflé de dômes courbes. En dehors des murs, jusqu’à l’horizon, ondulait une terre cendreuse et dépouillée. Çà et là, quelques groupes de figuiers épineux. Là-bas, un campement de Bédouins dressait ses tentes noires. Il se dégageait de ce spectacle une indéfinissable impression de solitude et de barbarie. Aussi quel réconfort que le sourire d’un visage aimé, que le son d’une voix amie ! Tandis que nos compagnons redescendaient l’escalier du minaret, nous sommes restés, Laure et moi, un moment, seuls sur la plateforme. Alors, je me suis imaginé, eux partis, que nous ne les retrouverions jamais. Ils s’en allaient pour toujours, nous laissant dans cette ville étrangère. Tout à l’heure, lorsque le soleil serait couché, nous descendrions à notre tour. À travers le dédale des rues, nous gagnerions quelque maison mystérieuse et blanche. Mais, tout à coup, d’en bas, j’ai entendu la voix d’Antoine qui nous appelait.


17 juillet. En mer. — Nous avons quitté Tunis et nous longeons la côte d’Afrique pour gagner Alger. De là, il a été convenu que l’on visiterait quelques ports d’Espagne et que l’on terminerait la croisière par les îles Baléares. Après la forte chaleur de Tunis et la fournaise de Kairouan, le souffle du large nous vivifie agréablement. La grande tente blanche de l’Amphisbène nous abrite du soleil. Nous y avons repris nos places accoutumées. Gernon a oublié sa colère crétoise et il continue à adresser à Mme  Bruvannes ses galanteries ordinaires. Antoine a sorti ses fusils de leurs étuis et il s’amuse à abattre des mouettes et des oiseaux de mer.

Les Subagny trouvent le temps un peu long, bien que M. Subagny, pour se distraire, ait occupé son séjour de Tunis à se faire photographier en chef arabe par divers opérateurs ; mais il lui tarde de retrouver son masseur et ses soins hygiéniques habituels. Quant à Laure, elle reste volontiers silencieuse. Je me sens repris auprès d’elle d’une nouvelle timidité et de mes anciennes angoisses. Mon sort se décide peut-être, en ce moment, dans ses pensées.

Même date. — Pourquoi lui redirais-je encore mon amour ? Elle le sait. Elle le sent autour d’elle inquiet, attentif. Elle sait que la moindre de ses paroles a mille échos dans mon cœur. Qu’ajouterais-je donc à mes aveux ? Tout de moi n’est-il pas un aveu continuel, une muette et vivante supplication ? Parfois je cherche à définir le singulier pouvoir qu’elle a sur moi. Comment ce grand, ce profond amour a-t-il pris naissance ? Aucun événement romanesque ne l’a favorisé, aucune de ces rencontres qui frappent l’imagination. Pourquoi, dès que je l’ai vue, ai-je senti qu’elle était celle que je devais aimer, pour qui ma vie était faite ? Cette certitude, rien ne l’a préparée.

J’ai cherché plus d’une fois, cependant, à raisonner mon amour. Ma passion a tâché de se faire pointilleuse et malveillante. J’ai essayé de dépouiller Laure du prestige qui la revêt à mes yeux. Je lui ai prêté des calculs et des intentions. J’ai mêlé à mon amour de la jalousie. J’ai tenté de penser d’elle des choses défavorables. J’ai chicané sa grâce et sa beauté. J’ai voulu lui trouver des défauts. Tout à coup, il suffit d’un mot, d’un geste, d’un regard pour que tout cela s’évanouisse, disparaisse. Il se fait en moi comme un rayonnement, comme une lumière au centre de laquelle elle se dresse, victorieuse.

19 juillet. Alger. — Nous sommes mouillés dans la rade, assez loin du quai. De la place où nous sommes, la ville se développe devant nous en amphithéâtre, et c’est très beau ! Alger, pourtant, ressemble à nos villes de France. Mais elle a, vue ainsi de la mer, je ne sais quoi de théâtral et de triomphant. Marseille, même, n’a pas cet aspect étagé et pompeux. J’aime cet air de ville de conquête qu’Alger a ! N’est-elle point, en effet, une ville guerrière ? Peu à peu, elle a dévoré l’antique cité barbaresque dont il ne reste que quelques vestiges de jour en jour diminués, sur le port la vieille mosquée de la Pêcherie, et là-haut, les blanches maisons de la Kasbah. Cette Kasbah, dont nous apercevons d’ici la tache orientale, elle est la partie d’Alger qui nous attire, Mme  de Lérins et moi. Nous y avons retrouvé les rues étroites de Tunis et de Kairouan, pleines d’angles mystérieux, de passages secrets, mais auxquelles s’ajoutent ici les surprises de leurs pentes roides, de leurs escaliers inattendus. Nous y avons marché à l’ombre des murs blanchis à la chaux ; nous y avons rôdé, frôlés par la laine d’un burnous ou effleurés par la gaze d’un voile ; nous nous y sommes promenés en tenant à la main des chapelets de fleurs de jasmins liées par un fil. Il faisait beau et chaud. Les fleurs odorantes se balançaient à nos doigts. Une minute, nos chaînes de fleurs se sont emmêlées et nous nous sommes trouvés liés par des pétales, liés par des parfums. Ah ! ce doux nœud, je l’eusse voulu inextricable, plus compliqué que le labyrinthe des petites rues arabes, et j’ai repensé à ces enfants de Bonifacio, que nous avions vus, au début de notre voyage, qui jouaient à l’amour sur l’esplanade de la vieille citadelle corse. Puissent-ils avoir été un présage auquel s’ajoute celui de nos mains enchaînées !


Alger, 20 juillet. — Comme je flânais sous les arcades de la rue Bab-Azoum, je me suis heurté à un monsieur qui rôdait, le nez en l’air, et en qui j’ai reconnu avec stupeur mon ami Yves de Kérambel, oui, Yves de Kérambel en personne. Après les exclamations d’usage nous sommes allés nous asseoir dans un café de la Place du Gouvernement. Je ne sais si c’est le voyage qui l’a transformé ou l’héritage de la bonne tante Guillidic, mais je n’avais jamais vu Yves si bavard et si expansif. Tout d’abord, il m’a fallu écouter le récit circonstancié des derniers moments de Mme  de Guillidic, puis la recherche, de meuble en meuble, du testament de la défunte, et la trouvaille du précieux papier par lequel Yves devenait l’unique héritier de trente mille livres de rente en obligations de chemins de fer et en actions de la banque de France, et le possesseur d’un domaine considérable situé dans les environs d’Alger. Je savais tout cela en gros par la lettre qu’Yves m’avait écrite et que j’avais reçue à Naples, mais il éprouvait un si naïf plaisir à m’exposer ce qui était le grand événement de sa vie que je n’avais pas le courage de l’interrompre.

Ce qui surprenait le plus Yves de Kérambel en toute cette affaire était ce domaine algérien. Comment sa tante en était-elle devenue propriétaire ? Comment cette vieille dame sédentaire et qui semblait tout ignorer des affaires avait-elle acquis cette vaste propriété, et comment, de loin, sans connaissances agricoles et commerciales, l’avait-elle administrée avec une rare habileté ? Car Yves, après avoir pris le bateau pour venir se rendre compte par lui-même de l’état de ses nouveaux biens, avait trouvé l’exploitation en parfaite prospérité. La bonne tante de Guillidic, avec son petit bonnet et ses papillotes grises, avait été un administrateur colonial de premier ordre.

De tout cela, Yves de Kérambel exultait. D’ailleurs, il était transformé. Je ne reconnaissais plus en lui le petit hobereau guérandois minutieux et étriqué, coiffé d’un chapeau d’huissier et vêtu d’une redingote de notaire. La fortune l’avait tout à coup épanoui. Maintenant il parlait haut et gesticulait. Il avait pris subitement de l’aplomb et de l’autorité. Depuis une quinzaine de jours qu’il était à Alger, il avait adopté une tenue vraiment coloniale. Tout de blanc habillé, il savait déjà quelques mots d’arabe et ne jurait plus que par Mahomet. Qu’aurait-on dit à Guérande, si on l’avait vu ainsi ?

Je lui en fis amicalement la remarque. Il se mit à rire. Guérande ! Il jurait bien de n’y jamais retourner ! Maintenant qu’il était riche que ferait-il dans cette bicoque où il avait passé les plus belles années de son existence à vivre comme un rat ? Ah, par exemple, il en avait assez de la province ! C’en était bien fini des promenades à petits pas sous les arbres du mail et des parties d’écarté avec le receveur de l’enregistrement. C’en était fini aussi de la grise Bretagne, de ses brumes et de ses pluies. À présent qu’il avait goûté du soleil d’Afrique, il ne voulait plus entendre parler de la pâle lumière d’Occident ! Ah Guérande et les Guérandois ne le reverraient guère ! Il avait l’intention de louer un pied-à-terre à Paris et de s’installer définitivement en Algérie, tantôt dans la propriété de la tante Guillidic, tantôt à Alger même.

J’écoutais avec étonnement les discours enthousiastes d’Yves de Kérambel. Ils me suggéraient de rapides réflexions. Il est donc vrai qu’il y a un moment où, grâce à certaines circonstances fortuites, la vie s’épanouit en nous, où, tout à coup, nous nous découvrons autres que nous croyions être, où quelque événement imprévu nous révèle soudain à nous-mêmes. Un être inconnu s’éveille en nous avec des désirs nouveaux. D’ordinaire, c’est l’amour qui produit en nous cette transformation. Quelquefois, c’est l’argent qui joue ce même rôle pour certains. C’est le cas d’Yves de Kérambel. Quelques pièces d’or et le voilà presque un autre homme. Mais de quel droit sourirais-je de mon Guérandois ? Ma situation ressemble à la sienne. J’ai rencontré Laure de Lérins, et mon cœur a battu plus vite, mon sang a coulé plus ardent dans mes veines, ma vie a trouvé son but. Cependant nous avions quitté le café et Yves de Kérambel m’a reconduit sur le port. Comme nous arrivions en vue de la rade il m’a dit :

— Hein, mon vieux, est-ce beau tout cela ? Ce soleil, cette lumière, et dire que sans la bonne tante Guillidic, je n’aurais sans doute jamais connu ce pays ! Et quel pays, car, tu sais, il y a ici des femmes épatantes, et de toutes les couleurs : des Espagnoles, des Maltaises, des négresses, des bédouines, je ne te dis que ça ! Elles valent le voyage. Tiens, si tu veux, je te ferai faire la connaissance d’une petite Kabyle que m’a procurée le chaouch de l’hôtel, un nommé Hassan. Tu verras si je mens. Non, cela ne te dit rien ? Eh bien ! tu ne me refuseras pas de venir avec moi passer une journée dans le domaine de la tante Guillidic. C’est convenu, n’est-ce pas ! Ah ? c’est ça ton bateau, il est rudement bien ! Bigre !…

Nous étions sur le quai. Yves de Kérambel désignait du geste l’Amphisbène ancré dans la rade et dont l’élégante silhouette se détachait sur la pureté bleue du ciel.


Alger, 2 juillet. — Yves de Kérambel a dîné, ce soir, à bord de l’Amphisbène. Pourquoi ai-je accepté de faire avec lui cette excursion au domaine de la tante Guillidic ? Cette visite ne m’amuse guère et j’ai presque été sur le point de me dédire de ma promesse, mais le pauvre Kérambel en aurait été navré. Il tient à me montrer les marques de sa nouvelle prospérité. Et puis, Antoine se serait moqué de moi. Depuis quelques jours, il me traite avec un mélange quelque peu agaçant d’ironie et de commisération. Je sens, lorsque j’accompagne Mme  de Lérins et que je lui rends quelques menus services, qu’Antoine me plaint de mon « esclavage ». Quand Yves de Kérambel a parlé devant lui de la courte absence que nous devions faire ensemble, Antoine a pris un air d’incrédulité exaspérante. Il ne me voyait pas m’éloignant, même pour quelques heures, de Mme  de Lérins. Cette attitude a été pour beaucoup dans mon acceptation définitive. L’homme le plus amoureux ne se dépouille jamais entièrement de tout respect humain. Aussi ai-je sottement voulu prouver à Antoine que je pouvais « me passer », quand il le fallait, de Mme  de Lérins, et j’ai consenti à la proposition d’Yves. Quant à Antoine, invité à prendre part à notre expédition, il a préféré rester sur le yacht.


22 juillet. Alger. — Yves de Kérambel avait parlé hier à Antoine des curieux faiseurs de tours que le chaouch Hassan l’avait mené voir. Antoine les a fait venir, ce soir, à bord, après dîner. Une fois descendus de la barque qui les amenait, ils se sont groupés sur le pont. Ils étaient cinq, d’âges différents et ils appartiennent, nous a-t-on dit, à une confrérie de pieuses gens qui, en dehors de leurs talents spéciaux, exercent des métiers honorables. Bien que faisant partie d’une association religieuse, ils ne dédaignent pas de tirer profit de leurs cérémonies. Ils avaient apporté avec eux les accessoires nécessaires et ils se sont accroupis autour d’un brasero dans lequel l’un d’eux a jeté des grains d’encens, tandis qu’un autre frappait sur une sorte de tambour. Ensuite, ils ont commencé à faire des incantations bizarres, en psalmodiant une espèce de chant rauque et nasillard. Quand ces litanies et ces fumigations eurent duré un certain temps, ils ont ouvert une boîte de carton qui contenait des scorpions, et l’un des gaillards a offert sa lèvre inférieure aux pinces de la bête venimeuse. L’homme, d’ailleurs, ne semblait ressentir aucune douleur, pas plus que son camarade qui se larda les bras de longues aiguilles, à la grande joie de l’équipage rassemblé sur le pont et faisant cercle autour de nous pour jouir de ce beau spectacle.

Cependant, nos dévots préparaient une expérience plus sérieuse. Le sujet était un grand diable brun et barbu. Lorsqu’il eut enlevé sa chéchia, son crâne, rasé de près, apparut et, dans ce crâne, l’un de ses compagnons se mit à enfoncer à coups de marteau un gros et long clou. Cette fois, le jeu n’était pas seulement répugnant, il était horrible. L’homme au marteau frappait vigoureusement. Des filets de sang commençaient à couler sur le visage et dans la barbe du patient, qui paraissait insensible. Autour de lui, ses compagnons se trémoussaient aux sons redoublés du tambour. Lorsque le clou fut bien enfoncé, on a appelé un des matelots pour l’arracher, ce à quoi il ne parvint qu’avec effort. Une fois délivré, l’encloué, tout sanglant, est allé s’asseoir sur ses talons, tandis que les matelots en riant se passaient le clou de mains en mains…

La séance était terminée. Alors, ces énergumènes ont remballé leurs scorpions, leur brasero, leur tambourin, et la barque qui les avait amenés à bord les a emmenés sur l’eau noire et silencieuse, vers Alger illuminée au fond de la rade et d’où nous venaient, à travers l’air chaud, de molles senteurs de jasmin…


Alger. 23 juillet. Minuit. — La nuit était obscure, malgré les lointaines lumières du quai et les étoiles du ciel admirable… Nous étions seuls sur le pont, Laure et moi ; elle, étendue sur sa chaise longue ; moi, assis auprès d’elle. J’ai pris la main de Laure dans la mienne. Elle ne l’a pas retirée. Alors une fois encore, je lui ai parlé de mon amour. Je lui ai dit :

— Laure, je vous aime. Les jours passent ; le temps fuit. Je vous aime. Que m’importent les heures et les jours ! Je me sens vivre en quelque chose de grand et d’immuable. Je vous vois ; vous êtes là. Chacun de mes regards me révèle de vous plus de perfection et plus de beauté. Chacun de mes regards ajoute une image à toutes celles que je conserve de vous dans ma mémoire. Mon amour s’augmente de vos gestes, de vos attitudes, de vos paroles, de votre silence même. Et cependant ce silence n’est-il pas une grave menace à mes espoirs de bonheur ? J’attends de vous un mot que vous n’avez pas dit, que vous ne direz peut-être jamais. Mais ai-je le droit de me plaindre, puisque j’ai encore celui d’espérer ? N’est-ce pas déjà une admirable faveur que vous consentiez à vivre pour mes yeux ? Laure, je vous aime en votre perfection et votre beauté.

Je ne sais si mes paroles l’ont touchée, mais il m’a semblé que sa main serrait la mienne. Elle m’a répondu d’une voix qui tremblait un peu :

— Vous vous trompez, Julien ; je ne suis pas parfaite. Craignez, mon ami, de me mettre trop haut dans vos pensées. Je ne suis qu’une femme comme tant d’autres, comme les autres, comme toutes les autres ; j’ai mes petitesses, mes frivolités, mes caprices. Comme toutes je suis faible, cruelle et inexplicable. Mais si, mais si… Une femme quelconque, je vous dis. Votre imagination seule m’a parée de mérites que je n’ai pas. Il faut être raisonnable, Julien. Il faut prendre la vie et les êtres comme ils sont…

Elle a soupiré et elle a retiré doucement sa main ; puis elle s’est levée et elle est allée s’accouder sur la lisse. Là-bas, les lumières d’Alger s’éteignaient. Seuls les réverbères du quai allongaient dans l’eau noire leurs reflets. Un grand silence pesait sur toute la rade. Les navires à l’ancre ou à l’amarre formaient des masses sombres. Non loin de nous, un grand paquebot de la Compagnie Transatlantique : l’Isly, sommeillait lourdement.

Du quai lointain, une chanson arrivait jusqu’à nous, faible et rauque. Laure s’est retournée vers moi :

— Allons, il faut rentrer, il est tard. À quelle heure devez-vous retrouver à la gare M. de Kérambel, demain ?

J’avais rendez-vous pour sept heures du matin. Nous serions à Ben-Tahel pour déjeuner, nous y coucherions et je serais de retour, le surlendemain, dans l’après-midi.

Laure m’écoutait distraitement. Elle semblait préoccupée. Je la regardai. Nos regards se croisèrent et je fus frappé de la tristesse de ses yeux. Lorsqu’elle eut disparu dans l’escalier des cabines, j’ai été sur le point de courir après elle. Si ce voyage à Ben-Tahel lui déplaît pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit ? J’y aurais renoncé avec joie. Mais, hélas ! qu’est-ce que cela peut bien lui faire, que je m’éloigne d’elle pour quelques heures ? Et cependant, ce soir, j’ai senti, dans l’accent de ses paroles, une tendresse inusitée. Ah ! si mes espoirs n’étaient pas vains !


Alger. 25 juillet. — Il faut du calme. Ce qui est ne saurait plus ne pas avoir été. Au premier moment, ma douleur a été si vive, ma déception si cruelle que j’ai été comme fou… Laure, ah, Laure, pourquoi m’avez-vous laissé espérer… ? Mais maintenant, je veux raisonner mon chagrin. C’est pourquoi, sur cette page blanche du gros cahier de Neroli, les yeux pleins de larmes, la gorge serrée, le cœur meurtri, la main tremblante, j’écris.

J’ai retrouvé Yves de Kérambel, à la gare, à l’heure dite. Nous sommes montés dans un wagon où nous étions seuls. Le train s’est mis en marche. Yves me parlait de Ben-Tahel et d’agrandissements qu’il se propose de faire à la maison d’habitation. Je ne l’écoutais guère. Ma pensée était ailleurs. Une seule image occupait mes yeux. D’ailleurs, de tout ce voyage, je ne me rappelle rien. Je ne sais plus comment s’est passée la journée. De temps en temps, je tirais ma montre, et je regardais l’heure. Il me semblait que les aiguilles n’avançaient pas. Enfin, le soir vint, et la nuit ; je dormis profondément. Le matin, je fus debout dès l’aube. Ma valise fermée, j’ai attendu avec impatience le moment du départ.

Pendant la route, j’ai fumé d’innombrables cigarettes, tandis que Yves me vantait les charmes des mouquaires algériennes, et les agréments de sa petite maîtresse kabyle.

De retour à Alger, j’ai remis Yves à son hôtel, et je me suis fait conduire au port. Pendant que j’attendais une barque pour me mener à bord de l’Amphisbène, je regardais la rade sillonnée d’embarcations. Un gros remorqueur vomissait au ciel une épaisse fumée, par sa cheminée trapue. Je remarquai que le paquebot l’Isly n’était plus là. Et que m’importaient l’Isly et ce remorqueur et tous les autres navires ! Rien n’existait pour moi que l’Amphisbène, que j’apercevais à son ancrage. Il m’apparaissait comme quelque chose de mystérieux et d’admirable. De la barque où j’avais pris place, il me semblait démesuré et lointain. Les deux rameurs qui me conduisaient avaient beau s’évertuer, j’avais l’impression que nous n’approchions pas et que nous n’arriverions jamais. Une fois de plus, je tirai ma montre. Il était deux heures de l’après-midi. Enfin, la barque accosta à l’escalier. Karderel, le matelot, agrippa le bordage avec sa gaffe et m’aida à débarquer.

Sous la tente d’arrivée, il n’y avait personne, ni Mme  Bruvannes, ni les Subagny, ni Gernon, ni Antoine. La chaise longue où s’étendait d’ordinaire Mme de Lérins était vide. Sans doute tout le monde était en promenade. Je me dirigeai vers l’escalier des cabines et, en chemin, je croisai le second, M. Bertin. Il s’enquit si j’avais fait bon voyage. J’allais lui demander où était Mme  Bruvannes, lorsque j’aperçus Gernon, qui venait vers nous. M. Bertin s’éloigna. Comme Gernon s’approchait, j’eus nettement l’impression qu’il était « arrivé quelque chose ». La petite figure ratatinée de Gernon avait une expression goguenarde et mystérieuse. Il m’avait tendu ses doigts secs et durs et me considérait d’un air si narquois que je lui dis avec embarras :

— Bonjour, cher monsieur Gernon. Eh bien ! rien de nouveau ici ?…

Gernon grimaça un sourire :

— Rien de nouveau ! mais si, mais si…

Il minaudait et jouissait de mon impatience. Je l’aurais volontiers pris au collet et secoué dans son complet vert. Il reprit :

— Mais si, monsieur Delbray, il y a du nouveau et j’ai même à vous annoncer une nouvelle qui vous chagrinera, comme elle nous a chagrinés tous.

Il s’arrêta. Mon cœur battit violemment. Je savais qu’il s’agissait de Mme  de Lérins. Était-elle malade ? Quelque accident ? Gernon continua :

— Oui, l’Amphisbène n’est plus désormais qu’un vulgaire rafiot, un vague ponton. Il a perdu son plus bel ornement ; il est privé de sa plus gracieuse passagère.

Malgré le ton badin de Gernon, je sentis que je pâlissais. Une angoisse inexprimable m’étreignit. Je m’écriai brutalement :

— Mais parlez donc, Gernon ! Mme  de Lérins…

Il ricana :

— Calmez-vous, calmez-vous, mon cher Delbray. Rien de grave, je vous assure. Une simple contrariété. La charmante Mme  de Lérins n’est plus avec nous. Elle est partie…

— Partie !…

— Mais oui, partie… aujourd’hui même, à une heure.

— Partie pour où ?

— Mais pour la France, pour Marseille, pour Paris. Elle s’est embarquée sur le paquebot qui était là, vous savez, l’Isly

Du doigt Gernon désignait, sur la rade, une place d’eau, vide sous le soleil :

— Elle a prétendu avoir reçu une dépêche qui la rappelait. Vous savez, la vieille tante, la religieuse, dont elle racontait des histoires si comiques. Eh bien ! il paraît que la bonne femme est très malade. Le fait est que Mme  de Lérins a envoyé retenir une cabine sur le paquebot et qu’elle nous a bel et bien faussé compagnie.

Gernon ajouta sournoisement :

— C’est dommage, une si gentille petite dame et dont nous étions tous un peu amoureux, aussi bien vous, Delbray, que ce brave Subagny, que moi-même et qu’Antoine Hurtin. Il est désolé, M. Hurtin…

Au nom d’Antoine, et au clignement d’œil de Gernon, une lumière soudaine s’était faite dans mon esprit. Antoine ! quelque chose me disait subitement qu’il n’était pas étranger à la brusque décision de Laure, que c’était à cause de lui que Mme  de Lérins était partie. Tout à coup certaines attitudes d’Antoine m’apparaissaient sous un jour nouveau. Ah ! le misérable ! Avais-je été assez stupide de me laisser abuser par ses protestations et par ses simagrées ! Déjà, j’avais eu de vagues soupçons de ses manigances, mais maintenant la vérité m’apparaissait. Ce n’était pas pour moi qu’il avait fait inviter Laure sur le yacht : c’était pour lui. Et j’avais été une seconde fois dupe de sa perfidie ! Après la petite Sirville, Mme  de Lérins ! Oui, avec moi, il avait joué au misogyne et au désabusé. Oui, il avait fait inviter à bord Mme  de Lérins pour avoir sous la main un agréable « en cas » de voyage ! Sans doute, il avait trouvé sa précieuse santé assez rétablie pour essayer de goûter à ce morceau de choix ! Et je connaissais assez ses théories de hussard, son mépris des femmes, son dédain de l’amitié, pour être sûr qu’il n’avait pas hésité à organiser contre Laure quelque guet-apens, à user envers elle de ruse, de surprise ou de violence. Mon absence lui avait certainement paru favorable à la réalisation de ses projets. Sans doute, Laure avait résisté à ces entreprises, mais, offensée de l’indigne procédé, elle n’avait pas voulu demeurer plus longtemps en compagnie de ce goujat. Alors elle avait quitté le yacht et profité du premier paquebot en partance ! Mais pourquoi n’avait-elle pas attendu mon retour ? Pourquoi ?

Brusquement j’avais laissé là Gernon et je dégringolais l’escalier des cabines. La porte de celle d’Antoine était entr’ouverte. Je la poussai rudement et j’entrai.

Antoine était étendu sur sa couchette. Comme il faisait extrêmement chaud, il avait enlevé une partie de ses vêtements et reposait à demi nu, en fumant une cigarette. À la vue de ce gros corps blanc de jouisseur, ma colère redoubla. Je me précipitai vers Antoine et je le secouai rudement par le bras. Les mots s’étranglaient dans ma gorge :

— Pourquoi Laure est-elle partie ? Que lui as-tu fait ? Mais réponds, réponds donc.

La rancune que j’avais éprouvée, jadis contre Antoine, à propos d’Étiennette Sirville se mêlait à mon grief actuel. Antoine s’était dégagé de mon étreinte et s’était dressé sur son séant. Il avait lancé à travers la cabine sa cigarette allumée qui retomba sur le tapis. Machinalement, je l’éteignis en posant mon pied dessus.

— Ah ! ça, es-tu fou ? Qu’est-ce qui te prend ? Mme  de Lérins.... Mais est-ce que je sais pourquoi elle est partie ? Est-ce que tu m’avais chargé de la garder ? Il ne fallait pas aller courir les routes avec cet imbécile de Kérambel. Eh bien oui, Mme  de Lérins est partie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait envie de nous plaquer, parce qu’elle avait joui suffisamment de notre compagnie. Il fallait s’y attendre, mon cher, et tu ne devrais pas en être si étonné, sapristi ! D’ailleurs, ce n’est pas une raison pour faire tout ce train. Est-ce que c’est de ma faute si la belle Laure est décampée ! Je suis sûr que tu as rencontré cette vieille fripouille de Gernon, à qui j’ai lavé la tête hier à propos de ses façons ridicules avec ma tante. Alors, pour se venger, il a dû inventer quelque rosserie et te conter que Mme  de Lérins avait quitté l’Amphisbène à cause de moi. Eh bien je te préviens que tu fais fausse piste. À cause de moi, Mme  de Lérins, allons donc, mais c’est à cause de toi, de toi seul qu’elle est partie !

Antoine avait sauté à bas de la couchette et il arpentait la cabine en gesticulant. Il était à demi enveloppé d’un peignoir. De grosses gouttes de sueur brillaient sur sa poitrine nue. Il s’arrêta devant moi et me toisa avec dédain :

— Oui, à cause de toi, je le répète. Tu ne comprends donc pas que c’est à toi seul qu’il faut t’en prendre de cette fuite ? Oui, à toi seul. On n’a pas idée d’un pareil jobard. Mais elle n’est pas de bois, Mme  de Lérins ! Elle en avait assez de sa croisière platonique. J’ai été vingt fois sur le point de t’avertir, de te crier casse-cou. Mais tu ne m’aurais pas cru. Est-ce qu’un homme intelligent et raffiné comme monsieur Julien Delbray croit à ce que lui dit un gros coureur de filles comme Antoine Hurtin ? Et puis, je m’étais promis de rester neutre en cette affaire. J’avais fait assez pour toi en te mettant à même d’avoir ta chance. Deux mois de tête à tête, N. de D… ! c’est un joli cadeau, tu m’avoueras.

Il s’essuya le front dans sa manche et continua :

— Comment, voilà une femme jeune, gentille, libre, qui a du goût pour toi — elle l’a prouvé en acceptant l’absurde voyage qu’elle vient de faire ! — Voilà une petite femme qui t’aime et qui, en somme, n’aurait pas demandé mieux que d’être ta maîtresse. Pendant deux mois, tu passes tes journées avec elle ; pendant deux mois, elle couche à vingt pas de toi, et, au bout de ces deux mois, tu n’en es encore avec elle qu’aux préliminaires ! Pas une fois, tu ne tentes sérieusement d’en venir à bout. Non : des discours, des soupirs, des protestations, des grands sentiments, des mélancolies et patati et patata ! Elle en a eu assez, cette petite. Les femmes n’aiment pas les indécis, les timides. Elle te le montre, tant pis pour toi. Mais il fallait, le troisième soir, aller la retrouver dans sa cabine. Elle aurait geint, elle se serait défendue. Elle aurait pleuré ou elle aurait ri, mais elle aurait été à toi, imbécile ! Au lieu de cela tu l’accables de serments de collégien ! Ah, mon vieux Julien, quelle gaffe ! quelle gaffe ! Et il n’y a pas à y revenir, tu sais. L’occasion est manquée, la partie est perdue. Faites vos prix, Messieurs, la noire passe.

Quelque chose me disait qu’Antoine avait peut-être raison, mais son langage m’offensait profondément. Je m’élançai vers lui :

— Tais-toi, mais tais-toi donc.

Il haussa les épaules et reprit :

— Tu as beau te rebiffer, c’est ainsi et, au fond, tu ne pourrais pas me dire le contraire. Je sais bien que tu as la ressource de me traiter de cynique. Cynique, peut-être et, ma foi, je ne m’en défends pas. Je m’en vante, au contraire. Je préfère être un cynique et avoir la femme qui me plaît que d’être un délicat et rater une femme que j’aime. Ah ! si j’avais été à ta place, cela ne se serait pas passé ainsi. Il aurait bien fallu, bon gré mal gré…

Une image cruelle traversa ma pensée. Je vis Laure et Antoine enlacés. Je cachai ma figure entre les mains. Antoine me frappa sur l’épaule. Je levai mes yeux. Antoine me regardait tristement :

— Que veux-tu, mon pauvre vieux, c’est comme ça, mais, encore une fois, je te donne ma parole d’honneur, je ne suis pour rien dans ce qui arrive. Et j’y ai eu du mérite, soit dit sans me vanter. Elle me plaisait diablement, cette petite Mme  de Lérins. Eh bien, oui, malgré toutes mes bonnes résolutions, je suis incorrigible. Ah ! elle me plaisait bien cette petite Mme  Laure, et cependant je ne lui ai pas dit un mot, tu entends, mais pas un mot. Pourtant j’enrageais de te voir si gourde avec elle. Aussi ton arrivée, tes reproches, tes soupçons m’ont fichu en colère. Allons, pardonne-moi de t’avoir parlé un peu rudement. Tu ne m’en veux pas au moins, dis ?

Je fis signe que non. J’étais atterré. La tête me tournait. Dans la cabine d’Antoine, il faisait une chaleur suffocante. Comme je traversais le couloir en chancelant, j’entendis Mme  Bruvannes qui m’appelait. Elle avait ouvert sa porte et me tendait une enveloppe :

— C’est vous, Julien. Je vous ai cherché chez vous. Vous n’étiez pas non plus au salon. M. Gernon m’a dit que vous veniez de rentrer. Il vous a appris, n’est-ce pas, le départ de notre gentille amie. Oui, une dépêche de France. Elle a dû prendre le paquebot de midi. Voici une lettre qu’elle m’a chargé de vous remettre.

J’ai pris la lettre que me présentait Mme  Bruvannes. Ma main tremblait. J’ai balbutié un vague remerciement et je suis monté sur le pont. Je me suis réfugié dans le salon. Il était à demi obscur, à cause des stores fermés. Chacun affalé dans un fauteuil, M. et Mme  Subagny y faisaient leur sieste habituelle. M. Subagny dormait, la tête inclinée sur sa poitrine. Mme  Subagny, la nuque appuyée au dossier, ronflait bruyamment. J’ai décacheté l’enveloppe. Voici ce que j’ai lu. Je le recopie pour me le mieux graver dans la mémoire. N’est-ce point là l’arrêt de ma destinée ?

Mon cher ami,

Quand on vous remettra cette lettre, je serai déjà loin. Ne m’en veuillez pas trop de vous avoir quitté ainsi un peu brusquement et d’être partie, plus qu’à l’anglaise, « à l’américaine ». Mais à quoi bon continuer une expérience inutile ? Je vous ai promis d’être franche avec vous ; je tiens ma promesse. Je ne vous aime pas, Julien. J’ai cru que je pourrais vous aimer, j’ai cru même, un moment, que je vous aimais, mais je m’aperçois maintenant que je me suis trompée. J’ai été très près de l’amour ; l’amour n’a pas voulu de moi. Il me reste l’amitié, mais je sens que la mienne ne vous suffirait pas et je ne puis vous offrir davantage. J’ai été pourtant sur le point, Julien, de faire quelque chose de plus pour vous. L’autre soir, le dernier soir, lorsque vous me parliez de votre amour et que vous aviez pris ma main, j’ai été sur le point de vous laisser prendre mon corps. Si vos lèvres avaient cherché les miennes, je ne vous les aurais pas refusées. La nuit était sombre, l’heure solitaire. Souvenez-vous, Julien. Oui, il me semblait loyal de vous donner ce dédommagement. J’aurais voulu compenser ainsi votre renonciation à mon amie Madeleine de Jersainville. Que voulez-vous je suis ainsi, j’ai le sentiment de la justice ! C’est peut-être un signe que je ne suis pas faite pour l’amour. Ne regrettons rien, mon ami. Il ne faut rien regretter. D’ailleurs, tout ceci n’était-il pas écrit sur le drapeau de notre yacht ? Regardez son amphisbène, brodé en or sur le fond rouge. Avec ses têtes opposées ne signifiait-il pas que nos deux destinées ne se joindraient jamais complètement ? Quant à ma tante la religieuse, elle est réellement malade. Sa dépêche m’a servi de prétexte vis-à-vis de moi-même, mais je ne l’ai pas inventée ; je ne sais pas mentir, Julien.

Laure de Lérins.

Lorsque j’ai eu achevé cette lecture, j’ai senti un grand froid me pénétrer tout entier. Quelque chose venait de mourir en moi. J’ai compris que je n’aurais plus jamais ni désir, ni volonté, que je n’essaierais plus jamais de vaincre mon indécision naturelle, que c’en était fini à jamais, que je n’étais plus que l’ombre d’un homme. J’entrais désormais définitivement dans la catégorie des inutiles, des gens vagues, misérables et ridicules, dont la vie n’a pas trouvé son aboutissement. Je n’avais ni colère, ni regrets, mais j’éprouvais une profonde lassitude. J’ai voulu me lever, je n’ai pas pu. Sur leurs fauteuils, M. et Mme Subagny continuaient leur longue sieste. La tête de M. Subagny dodelinait sur sa poitrine. Mme  Subagny ne ronflait plus et reposait d’un sommeil profond. Il faisait chaud. Comme eux, j’aurais voulu m’endormir pour ne plus me réveiller.


27 juillet. En mer. — Je vais, je viens, je mange, je me promène sur le pont. J’entends parler autour de moi. Je réponds, même, quand on me parle. Hier même, Gernon m’a fait lire en manuscrit son article sur les fouilles de Cnossos. Depuis l’algarade d’Antoine, il a renoncé à faire la cour à Mme  Bruvannes. Nous avons longuement parlé de Feller. Feller, comme je l’avais oublié ; il existe donc ! Feller, numismate, rue de Condé. Il y a donc une rue de Condé, un quartier de l’Odéon, une ville que l’on nomme Paris ! Soudain, j’ai repensé à mon appartement de la rue de la Baume, à mon ami Jacques de Bergy. Je l’ai revu dans son atelier, entouré de ses fines statuettes. De ces statuettes, une se détachait et se mettait subitement à grandir. Elle était voilée, mais, sous le voile qui la couvrait, je reconnaissais sa forme. Tout à coup la draperie s’écartait et j’apercevais Laure. Elle était nue. Je la parcourais tout entière du regard. Je voyais ses jambes longues et souples, son ventre harmonieux, son buste jeune, ses seins, et j’étais saisi, à cette vue, d’un violent, d’un douloureux désir sensuel. Oui, ce que je regrettais avec fureur de Laure, ce n’était plus son amour, c’était son corps et tous les secrets de ce corps. J’aurais voulu toucher sa peau, respirer son odeur. Que m’eût importé qu’elle m’aimât ou non ! Le long, le timide, le grand amour que j’avais éprouvé pour elle s’était dissipé. Ce qui m’en restait était un désir violent, brutal, passionné, animal, un désir qui m’eût jeté sur elle, les mains avides et les lèvres goulues.

Mais bientôt, je suis retombé dans ma prostration. Alors, je me suis senti une peine affreuse, indistincte, profonde, une peine dont il me semblait avoir oublié la cause. J’aurais eu besoin d’être plaint, consolé. Une figure m’est apparue dans ma détresse, le doux et gentil visage de Germaine Tullier. J’ai revu la soirée des danses espagnoles ; j’ai revu Madeleine de Jersainville applaudissant les sombres ballerines.

J’ai pensé à vous, ma mère. C’est vers vous que j’irai me réfugier, quand l’Amphisbène m’aura ramené en France. Mais quelle peine je vous causerai ! Je sentirai votre doux regard interroger avec anxiété ma tristesse taciturne et je ne vous dirai rien de mes tourments muets. À quoi bon troubler cette paix stoïque ? Vous qui vous êtes sacrifiée à ma liberté, vous qui avez à demi renoncé à moi pour que j’appartinsse mieux à la vie et à l’amour, à quoi bon que vous sachiez que votre sacrifice, que votre renoncement ont été inutiles ? Pourquoi vous avouer que j’ai manqué la grande aventure de ma destinée ? Et pourtant, j’ai bien cru, un moment, qu’elle allait s’accomplir, ce soir où, dans ma chambre de votre vieille maison de Clessy, j’ai senti que j’aimais Laure de Lérins.


29 juillet. En mer. — Nous avons passé une journée à Oran. À présent, l’Amphisbène fait route vers Malaga. Dans une semaine ce sera fini. D’Oran, j’ai écrit à ma mère pour lui annoncer ma visite à Clessy. J’ai été sur le point d’écrire aussi à Mme  de Lérins, mais que lui aurais-je dit ?


En mer, même date. — L’Amphisbène file rapidement sur une mer calme. Après le déjeuner, je suis descendu dans ma cabine. J’ai besoin de solitude, de silence. Du couloir, en passant, j’ai jeté un coup d’œil dans la cabine qu’occupait Laure. La porte était ouverte. La femme de chambre de Mme  Bruvannes était en train de fermer les armoires, de mettre en ordre les objets. Mes yeux se sont remplis de larmes.


Même date. — Nous serons ce soir à Malaga. Déjà quatre jours ! Le souvenir m’est revenu de ma dernière journée et de ma dernière soirée d’Alger. J’ai erré à travers la ville, comme une âme en peine. Ah ! je comprends maintenant le vrai sens de cette expression ! Je n’aurais pu supporter la compagnie d’Antoine, pas plus que celle de Mme  Bruvannes, des Subagny ou de Gernon. Comme il faisait une chaleur accablante, personne heureusement ne m’a proposé de descendre à terre avec moi. Alger brûlait littéralement, ce jour-là. Le dôme de la mosquée de la Pêcherie semblait fondre dans l’air ardent. J’ai pris une voiture et je me suis fait conduire au Jardin d’Essai. Il était désert. J’ai marché sur une terre dure et craquelée et je me suis promené longtemps dans une allée d’arbres étranges, des baobabs, je crois. Longtemps, je suis resté arrêté devant un plan de Bougainvilléas, à considérer stupidement leur floraison empourprée. Ensuite, je suis rentré en ville. À un certain moment, j’ai congédié la voiture. Chez un marchand arabe, j’ai fait une longue station. Le marchand était un vieillard à barbe blanche. Il m’a montré des tapis sans intérêt, des étoffes, des bourses de cuir. J’ai fini, je ne sais pourquoi, par acheter un petit flacon de verre rempli d’essence de roses. Puis, je suis monté à la Kasbah ; j’ai grimpé et descendu des escaliers, parcouru des rues étroites. J’ai frôlé des hommes en burnous et des femmes voilées. L’air était plein d’une odeur de pierre chaude, de suint, de fritures, à laquelle se mêlaient de vagues senteurs de jasmin. Il m’a semblé reconnaître dans un passant un des énergumènes qui étaient venus à bord du yacht, celui qui frappait sur un tambour, tandis que ses compagnons mangeaient des scorpions et se faisaient enfoncer dans le crâne, à coups de marteau, un long clou. Ah ! ce clou, il me semblait en sentir la pointe dans ma tête lourde ! Une atroce migraine me serrait les tempes.

Après avoir acheté chez un pharmacien un cachet d’aspirine, je me suis retrouvé attablé dans un restaurant, au fond d’une salle presque vide. J’avais devant moi une bouteille de champagne frappé et une assiette pleine. J’ai vidé cette bouteille, puis une autre. Ma migraine avait disparu. J’éprouvais, même, une sorte de bien être. La seule chose qui m’incommodât était que je ruisselasse de sueur, à cause de l’extrême chaleur. Sauf cette impression pénible, je ne souffrais pas. Une fois dehors, j’ai marché au hasard. Bientôt, je me suis retrouvé rue Bab-Azoum. La nuit était venue, la foule circulait le long des boutiques éclairées. Je marchais sans penser à rien et j’aurais continué cette promenade indéfiniment si une voix ne m’eût interpellé en même temps qu’une main se posait sur mon épaule. Je reconnus Yves de Kérambel.

Il était venu, dans l’après-midi, à bord de l’Amphisbène, pour me dire adieu et faire une visite à Mme  Bruvannes. Mme  Bruvannes lui avait dit que j’étais à terre. Quelle chance de me rencontrer ! Tout en parlant, Yves m’entraînait vers un café. Nous nous assîmes. On nous apporta des consommations. Je remarquai alors qu’Yves était suivi par un personnage bizarre, coiffé d’une chéchia, vêtu d’un complet crasseux, le col orné d’une éclatante cravate, Yves me présenta son étrange acolyte. C’était le chaouch Hassan, un gaillard précieux dont il m’avait déjà parlé et qui lui avait découvert sa petite Kabyle. Décidément je ne pouvais quitter Alger sans avoir vu cette gentille sauvagesse. Il fallait au moins que j’eusse un aperçu des femmes du pays, que diable ! Pendant qu’Yves parlait, Hassan, en signe d’assentiment, secouait sa chéchia et riait de ses dents blanches dans son visage basané.

Pourquoi ai-je suivi Yves de Kérambel et Hassan ? Je ne sais trop. Je crois que je préférais tout à me retrouver dans ma cabine solitaire sur l’Amphisbène. Et puis Yves de Kérambel m’avait pris par le bras et m’entraînait. Il parlait haut et fort et gesticulait. Je n’écoutais guère ce qu’il disait, mais je le suivais docilement. Nous avions traversé la place du Gouvernement, longé la mosquée de la Pêcherie et nous nous sommes engagés dans un lacis de ruelles étroites. Ce quartier du vieil Alger était presque désert à cette heure. Parfois, à travers un rideau de toile grossière, on apercevait les lumières d’un cabaret, de quelque bouge à matelots. La proximité du port imprégnait l’air de senteurs marines. Yves se mit à chanter le refrain d’une chanson bretonne. Je l’avais entendue jadis, répétée par les pêcheurs du Croisic et du Pouliguen… Je l’avais chantée moi-même, lorsque je courais sur les dunes de la côte ou que je marchais bien en équilibre dans les petits sentiers qui séparent les carrés d’eau rose ou grise des marais salants ; je l’avais fredonnée dans le vieux jardin abandonné de notre propriété de la Lambarde, dans son bois de chênes verts ; j’en avais fait retentir le vaste escalier, les longs couloirs et les chambres solitaires de l’antique maison aux volets clos. Un soir, je l’avais dite à Mme  de Lérins, dans le canot qui, du quai de Naples, nous ramenait vers l’Amphisbène. Kardorel, le matelot, qui est natif de Piriac, avait souri en me l’entendant murmurer. Laure en avait aimé la gaîté mélancolique. Ah ! comme tout cela était loin, comme tout était loin, ce soir.

Hassan s’était arrêté devant une porte et heurtait le vantail à grands coups de talon. C’était une porte garnie de gros clous et de lourdes ferrures. La maison se trouvait au fond d’une impasse sordide. Nous attendions, les pieds dans un ruisseau. Au bout d’un certain temps, la porte s’entrebâilla et laissa filtrer un rai de lumière. Hassan prononça quelques mots en arabe et la porte s’ouvrit tout à fait. Une vieille femme s’effaça contre le mur pour nous laisser passer. Hassan lui avait pris des mains la lampe de cuivre qu’elle tenait et nous précédait pour nous éclairer. Nous montâmes ainsi, à la file, les marches d’un mauvais escalier. Au haut de l’escalier, une draperie écartée, nous pénétrâmes dans une salle assez spacieuse. Des divans recouverts de tapis et garnis de coussins en faisaient le tour. Je m’y laissai tomber, accablé de lassitude. La vieille femme parlementait de nouveau en arabe avec Hassan. Au plafond se balançait une lanterne.

Cependant la vieille avait disparu. Hassan, avec un empressement de valet de comédie, empilait des coussins derrière mon dos et derrière celui d’Yves. Quand il eut fini de nous installer confortablement, il alla s’accroupir dans un coin, ramassa une sorte de tambourin qui gisait là et se mit à en tirer une rumeur barbare, basse, sourde et rauque qu’il accompagnait d’un chant guttural si abrutissant que j’en fermais les yeux de fatigue. Je n’avais pas la force de parler et je serais resté indéfiniment ainsi à écouter cette lourde mélodie, quand la vieille reparut avec un plateau supportant quatre petites tasses de café, en même temps que sa maîtresse faisait son entrée.

Elle était jolie et bizarre, cette petite Kabyle ! Elle était vêtue d’une chemisette en gaze pailletée, à travers laquelle on distinguait sa peau obscure et lisse, et que recouvrait une courte veste brodée. Un large pantalon de mousseline bouffait autour de ses chevilles. Elle s’approcha du divan en faisant claquer à ses talons ses babouches de cuir jaune, puis, sans façon, elle s’assit entre Yves et moi. Je voyais ainsi de tout près son visage sombre et fardé, ses yeux éclatants, son nez aux narines larges, son sourire humide et charnu où luisait la blancheur des dents. Contre le mien, je sentais son corps souple et chaud. Elle riait, en balançant les grandes boucles qui pendaient à ses oreilles et en faisant tinter les bracelets qui cerclaient ses poignets, tandis qu’Yves, la main passée sous la chemisette de gaze, palpait sournoisement la gorge de la petite drôlesse et qu’Hassan faisait gronder de plus belle son tambourin.

Yves semblait fort excité et je compris qu’il était temps de me retirer. Au moment où j’allais me lever du divan, je sentis un bras nu m’entourer le cou. Brusquement, la fille m’attirait à elle. Je n’étais nullement en humeur de plaisanter et je la repoussai non sans brusquerie, mais elle s’amusait au jeu et j’avais peine à éviter les grosses et belles lèvres rouges qui cherchaient vigoureusement les miennes. La petite moricaude était plus forte que moi. Elle était alerte comme une jeune bête. Son rire rauque retentissait dans la pièce sonore où le tambourin de Hassan s’était tu. Yves, ravi, excitait l’enfant à la lutte. Peu à peu je m’énervais à fuir ridiculement l’approche de cet ardent petit visage cynique et fardé et l’étreinte de ce vif corps souple dont émanait une chaude odeur de chair, d’épices, d’encens et de roses. À chaque effort pour m’en défaire, je le respirais tout entier. Un mauvais vertige me saisissait, et je ne sais trop comment tout cela eût fini si Hassan n’eût jugé bon d’intervenir. Un dialogue guttural s’établit entre lui et la Kabyle.

Cependant, je m’étais levé du divan et je prenais congé d’Yves de Kérambel. Hassan allait descendre avec moi et me remettre dans le bon chemin. Yves m’a souhaité bon voyage et, en me serrant la main, il m’a dit, en me montrant la Kabyle qui, pelotonnée boudeusement au milieu des coussins, me faisait des grimaces de mépris dans un petit miroir de poche : « Elle est gentille, hein ! cette petite mouquaire ! Mais tu as eu bien tort de te gêner, si ça t’avait fait plaisir, mon vieux… Tu sais, je ne suis pas jaloux. » En quittant Hassan, je l’ai chargé de remettre quelques pièces d’or à la Kabyle Aïssa.

Et je repense à ses bras bruns, à son corps souple, à son visage cynique et fardé, et j’y repense peut-être avec regret. Ah ! que ne suis-je comme Yves de Kérambel ! Laure, l’amour est cruel et décevant et pourtant je ne puis me repentir de vous avoir aimée, de vous avoir aimée comme je vous aimais, d’avoir voulu ne vous devoir qu’à vous-même, de vous avoir préférée aux faciles baisers de Madeleine de Jersainville, de n’avoir pu chercher l’oubli, même passager, de ma tristesse, dans les bras vulgaires d’une fille d’Afrique. Aussi, je veux que votre nom soit le dernier mot que j’écrirai sur le gros cahier de Néroli, Laure de Lérins, Laure…


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
(San Francisco. États-Unis).

25 juillet. En mer. — À bord du paquebot : l’Isly.

Mon cher Jérôme,

C’est en mer que je vous écris, et cette mer est comme je l’aime, c’est-à-dire parfaitement calme. Notre croisière, d’ailleurs, a été excellente à ce point de vue et on n’aurait pu souhaiter un plus beau temps que celui qui nous a favorisés depuis notre départ de Marseille. Nous avons cependant essuyé une espèce de tempête qui nous a surpris comme nous allions de l’île de Malte à l’île de Crète et qui nous a obligés à changer de route. L’Amphisbène qui nous portait a donc bien mérité son nom de serpent fabuleux, lequel marche aussi bien à reculons qu’en avant. Notre yacht a donc quelque raison de s’appeler ainsi, puisque, parti pour nous conduire à Candie, il nous a menés à Tunis. Ce petit événement nautique, dû au caprice des flots et à la volonté de M. Antoine Hurtin qui en a décidé ainsi, a eu pour conséquence une modification de l’itinéraire de notre voyage. Nous devions visiter les îles de l’Archipel et nous avons tout bonnement, au lieu de cela, longé les côtes de Tunisie et d’Algérie. Quoi qu’il en ait été, ces deux mois de navigation m’ont fait beaucoup de bien et vous me trouveriez, si vous pouviez la voir, une mine excellente. J’ai passé mon temps des plus acceptablement. Nous avons fort mal vu de très belles choses, comme il arrive le plus souvent en ces sortes d’excursions. Il en fut ainsi de la nôtre ; malgré cela, j’en garde un souvenir fort agréable.

Ce n’est pas que la compagnie, à ne vous rien celer, n’eût pu l’être davantage, mais elle était supportable, et même mieux. D’ailleurs, en eût-il été différemment, je n’irais pas, maintenant que je les ai quittés, dénigrer mes compagnons de route. Je trouve ces dépréciations de mauvais goût, d’autant plus que je n’ai eu qu’à me louer des attentions de toutes sortes que m’a prodiguées la digne Mme  Bruvannes. Elle a eu pour moi mille prévenances dont je lui suis extrêmement reconnaissante. Elle m’avait fait donner la plus belle des cabines du bord et je n’ai eu, en toute occasion, qu’à me louer d’elle et de ses procédés. Ce n’est pas sa faute si son caractère loyal et son aspect viril imposent plus d’estime que de tendresse. Mme  Bruvannes mérite d’inspirer de l’amitié. De plus, elle est très intelligente et très instruite, mais sans aucun pédantisme. Elle a, plutôt que d’être portée à faire parade de ce qu’elle sait, honte à le savoir. Son cher latin et son cher grec lui paraissent un double péché contre l’ignorance ordinairement propre aux femmes.

Par contre, son neveu Antoine Hurtin est d’un manque de culture absolu. Il n’en discute pas moins de toutes choses avec une magnifique assurance. Du reste, à quoi lui servirait de savoir quoi que ce fût ? Le genre de vie qu’il a adopté l’en dispense. Le brave Antoine n’a guère eu d’autre occupation que de faire la noce. Cela ne lui a pas extrêmement bien réussi, et il a dû s’assagir. Il s’est embarqué assez malade, mais la croisière a eu de fort bons effets sur sa santé. Il en revient à peu près guéri de sa neurasthénie. Quant à M. Gernon, c’est, à tout prendre, un assez plaisant bonhomme. Il s’est révélé, entre le ciel et l’eau, grand diseur de madrigaux. Il faisait à Mme  Bruvannes une cour de comique de vaudeville qui nous a assez divertis. J’étais en très bon termes avec ce vieux pantin, de même qu’avec M. et Mme  Subagny, vraies figures de cabinet de cire. En somme, tout ce monde m’était assez indifférent et vous n’ignorez pas, mon cher Jérôme, que, pour moi, l’intérêt principal de ce voyage était concentré en la personne de M. Julien Delbray.

C’est de lui que j’ai maintenant à vous entretenir et je vais tâcher de le faire avec la plus entière franchise. Vous savez que j’avais accepté de me joindre à cette croisière parce que j’y voyais une occasion favorable d’étudier les sentiments de M. Delbray à mon égard et de me rendre compte définitivement des miens à son endroit. En m’embarquant, j’étais, je vous l’ai dit, sans grands doutes sur les premiers, mais je conservais quelque incertitude sur les seconds. Julien Delbray m’aimait, mais, moi aimais-je Julien Delbray ? J’avais deux mois pour éclaircir ce petit problème. Je n’ai pas eu besoin d’autant.

Je vous dirai donc, mon cher Jérôme, qu’en assez peu de temps les indices déjà sérieux que j’avais de l’amour de M. Delbray se changèrent en certitude. M. Delbray n’était pas seulement très amoureux de moi, il m’aimait, au grand sens du mot ; il m’aimait passionnément, profondément. Ses moindres paroles, ses regards, ses silences même en faisaient foi. J’étais aimée.

Il est délicieux d’être aimée, Jérôme, et c’est un spectacle bien agréable pour une femme que celui de l’amour qu’elle inspire, surtout, peut-être, quand cet amour est plein de respects, de timidités, de tendresse, de secret, de transes et de joies cachées. Toutes, nous désirons être témoins et parties en ce jeu délicat et attrayant. Nous nous prêtons volontiers à toutes ses péripéties de cœur et je me préparais à jouir de toutes ses subtilités. Mais bientôt, je commençai à être inquiète et troublée. Oui, M. Delbray dépassait mon attente. Certes, je n’ignorais pas que Julien m’aimait, mais je découvrais soudain quelle violence, quelle intensité ce sentiment atteignait en lui. Vous en jugerez, quand vous saurez que j’ai été réellement son premier grand amour. Jusqu’alors M. Delbray avait été libertin ou sentimental, amoureux même, mais il n’avait jamais aimé. J’assistais en lui à la nouveauté de la passion. Et c’est une singulière chose, voyez-vous, qu’un homme passionné Comme cela donne à ses plus simples paroles une valeur particulière, un accent spécial !

M. Delbray m’aimait éperdument. C’était pour moi un fait certain. Mais moi, l’aimais-je également ? À quoi une femme peut-elle distinguer qu’elle aime véritablement ? Cette question me préoccupait extrêmement. Après y avoir sérieusement réfléchi, il me semble bien que le premier, le plus vrai signe d’amour est l’hésitation que l’on éprouve à s’avouer à soi-même cet amour. Et je me trouvais justement dans cet état. À cette preuve s’en ajoutaient d’autres. À quoi bon vous les exposer en détail ? Ce serait trop long et je ressens à vous en faire part une sorte de pudeur intime que vous ne sauriez blâmer. Enfin, pour vous résumer la situation, après un mûr examen de mes sentiments, j’acquis assez vite la conviction que j’aimais M. Delbray.

Cette constatation faite, vous supposez, mon cher Jérôme, que je n’ai plus maintenant à vous rapporter que des choses extrêmement simples. La logique, en effet, le voudrait ainsi. Quand un homme et une femme s’aiment, qu’ils sont libres tous les deux, qu’aucune considération mondaine ou morale ne les sépare, ou ne les entrave, il en résulte d’ordinaire un fait bien connu et sur lequel vous n’avez pas besoin de grands éclaircissements. Je vous vois me prier de ne vous en point donner et vous sauterez assez volontiers cette partie de ma lettre. Cette petite mauvaise humeur serait, d’ailleurs, très masculine. Les hommes éprouvent souvent, même les plus libres d’esprit et de cœur, certaines obscures et mystérieuses jalousies. Cela rentre dans votre inexplicable, car un homme est aussi énigmatique qu’une femme, bien que différemment. Mais, rassurez-vous, mon bon ami, il ne nous est rien arrivé, à M. Delbray et à moi, de ce que vous supposez probablement, et vous n’aurez à lire, sous ma plume, le récit d’aucune scène passionnée ou voluptueuse. Je n’ai pas du tout à vous annoncer, comme vous pourriez vous y attendre, que M. Delbray est mon amant et que je suis sa maîtresse, et que nous allons nous retirer en quelque endroit écarté pour y filer le parfait amour.

Et cependant, Jérôme, plus je m’examine, plus je réfléchis au sentiment que j’éprouve, plus je suis certaine d’aimer M. Delbray. Je crois bien même que je l’aimerai toujours. Oui, je l’aime et voici, pourtant, ce que j’ai fait.

Hier matin, M. Delbray est parti, avec un de ses amis, pour une courte absence. Il s’agissait d’aller visiter une propriété que cet ami possède à quelques heures de chemin de fer d’Alger.

M. Delbray devait être de retour dans l’après-midi. Or, à peine eut-il quitté le yacht que je prétextai auprès de mes hôtes d’une dépêche qui me rappelait subitement en France. Cette dépêche, d’ailleurs, n’était pas feinte. La supérieure du couvent de Sainte-Dorothée me télégraphiait que ma tante la religieuse s’affaiblissait sensiblement.

Comment la bonne supérieure savait-elle où se trouvait l’Amphisbène, n’est-ce pas là un bel exemple des perspicacités monastiques ? J’aurais certes pu ajourner mon départ et attendre que l’Amphisbène, dont la croisière touchait à sa fin, me ramenât à Marseille, mais soudain ma résolution était prise. L’Isly, de la Compagnie Transatlantique, levait l’ancre, le lendemain, à midi. J’envoyai retenir une cabine. Sans retard, je me mis à faire mes malles et mes paquets, et, à l’heure dite, j’étais à bord de l’Isly, d’où je vous écris. Vous pensez quelle aura été, à son retour, la surprise de mon pauvre ami Delbray, qui ne pouvait vraiment s’attendre à rien de tel !

N’allez pas croire, pour rien au monde, mon cher Jérôme, qu’il s’agisse là d’un caprice de femme ou d’un manège de coquette qui veut se faire regretter. Non, le sentiment que j’éprouve pour Julien n’admet pas de pareilles fantaisies et de pareilles manœuvres. La résolution que j’ai prise est une résolution grave et qui, pour soudaine qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins réfléchie. Cependant rien, dans mes paroles ni dans mes façons, ne pouvait faire prévoir à M. Delbray un événement semblable. Décamper ainsi, à l’improviste, constitue à son égard un procédé affreux et dont il a dû ressentir vivement l’offense. Il a dû y avoir là pour lui quelque chose de douloureusement inexplicable. Notez, de plus, que les dernières heures que nous passâmes ensemble furent particulièrement tendres. Nous étions restés seuls sur le pont. La nuit était belle, chaude, parfumée. Il me parlait éloquemment de son amour. J’étais émue en l’écoutant, et d’autant plus que j’étais déjà décidée à saisir la première occasion de lui montrer qu’il devait perdre tout espoir que sa flamme fût jamais « couronnée », comme on dit dans les livres. Néanmoins, je me rends compte que j’ai soufflé un peu rudement sur ses illusions. Enfin, pour achever de les détruire, j’ai confié à Mme Bruvannes le soin de lui remettre une petite lettre de ma main, qu’il doit relire en ce moment et sur laquelle je compte pour fixer les sentiments que je souhaite qu’il conserve de moi.

Oui, mon cher Jérôme, mon plus cher désir est que M. Delbray garde de moi un aussi mauvais souvenir que possible et que ma conduite lui laisse au cœur une saine rancune. Je consens volontiers à ce qu’il me reproche amèrement mes contradictions et ce qu’il pourrait presque appeler mes perfidies. Puisse-t-il oublier rapidement la décevante aventure que j’aurai été dans sa vie ! Ah ! surtout qu’il ne souffre pas de m’avoir perdue, et qu’il ne sache jamais que je l’ai aimé, que je l’aime !

Car j’aime Julien, je l’aime profondément et passionnément, et c’est parce que je l’aime que je l’ai quitté. C’est par amour que je ne serai jamais à lui.

Je sens, mon cher Jérôme, qu’à cet aveu vous me jugez tout à fait folle. Eh bien, non, il n’en est rien. Tout au contraire, je suis terriblement raisonnable. En agissant comme je le fais, j’agis selon la sagesse la plus rigoureuse. Oui, j’aime Julien et Julien m’aime, mais c’est justement son amour qui m’effraie, ou plus exactement le caractère de son amour. Que voulez-vous, il m’a bien fallu en arriver à cette constatation : M. Delbray doit être rangé dans la catégorie des hommes d’imagination. Or rien n’est plus dangereux que cette sorte d’amants pour une femme qui aime. Julien Delbray est un imaginatif. L’amour qu’il a pour moi est un amour aveugle, un amour nourri de toutes les illusions d’un cœur ardent et romantique. Il s’est fait de moi une idée qui n’a guère de rapport avec ce que je suis réellement. Il m’a douée de toutes les perfections, il m’a attribué tous les mérites. Je suis devenue l’idole de son esprit, aussi n’ai-je pas voulu déchoir à ses yeux. J’ai mieux aimé briser l’image que Julien s’est faite de moi que de lui en laisser discerner peu à peu les fissures et les défauts.

Me comprenez-vous, maintenant, mon cher Jérôme ? Ces belles illusions que j’ai inspirées à Julien, je n’ai pu me résoudre à la pensée qu’elles se dissiperaient peu à peu au contact quotidien de ma réalité. Je ne veux pas risquer d’assister, jour par jour, à la lamentable métamorphose qui ne manquerait pas de se produire tôt ou tard, lorsque Julien reconnaîtrait son erreur. Je ne pourrais pas supporter ce trop cruel supplice. C’est pour cela que je lui ai laissé croire que je ne l’aimais pas. C’est pourquoi j’ai fui sans tourner la tête. Ah ! si nos regards s’étaient dit adieu, il aurait bien vu dans les miens ce qu’il doit ignorer à jamais !

Mais encore une fois, ne pensez pas que j’aie agi à la légère, que j’aie cédé à une simple défiance de moi-même, à un de ces mouvements de crainte qui nous font reculer devant le bonheur. La résolution que j’ai prise, je l’ai mûrement délibérée. J’ai compris très tôt ce qui se passait entre Julien et moi, l’équivoque périlleuse dans laquelle nous nous engagions. Le hasard m’en a donné un avertissement saisissant. Laissez-moi vous raconter cet épisode de notre voyage. Il a été pour moi une révélation.

C’était sur les côtes de Sicile. L’Amphisbène avait jeté l’ancre devant Porto-Empedocle. De là, nous devions gagner Girgenti, qui fut l’antique Agrigente, et visiter ses temples fameux. À cet effet, nous fîmes marché avec un loueur de voitures et avec un guide. Durant la journée, tout alla bien, mais, pendant que nous admirions les nobles ruines de l’acropole agrigentine, les deux gaillards qui nous menaient, et pour qui notre venue était déjà une rare aubaine, avaient sans doute, en bons Siciliens, employé leur temps à prévoir et à imaginer notre probable générosité, à en anticiper les bienfaits proches et à lui supposer une étendue qui n’avait pour limite que leur fantaisie.

Je ne sais jusqu’où ils allèrent dans cette voie. Ce qui est certain, c’est qu’au moment où nous réglâmes leur compte, en y ajoutant pourtant un surplus fort honorable, leur déception fut immense. Je les revois encore, ces pauvres diables, sur le petit môle où nous nous rembarquions, considérer, avec un navrement touchant et comique à la fois, dans le creux de leurs mains, la dérisoire pièce d’or où s’était réduite misérablement leur chimérique espérance. Et ce fut au milieu de leurs gesticulations furieuses et dépitées que nous quittâmes honteusement la terre de Sicile, où montait, ce soir-là, au-dessus des oliviers d’argent et des fauves collines, une ronde lune sulfureuse qui devait sembler aux pauvres hères qui nous accompagnaient de loin de leurs malédictions injustifiées la merveilleuse et illusoire monnaie dont nous les avions, hélas ! bien involontairement frustrés !

Hélas ! ce pauvre guide sicilien, n’est-ce pas l’image de ce que sont les hommes d’imagination ? Son aventure n’est-elle pas exactement la leur ? Comme lui, ils se désespèrent et se lamentent devant le rapetissement de leur rêve réalisé. Comme lui, ils ont cru à de merveilleuses aubaines et ils restent stupéfaits devant la médiocrité de l’obole. Le déboire misérable de ce Sicilien chimérique n’était-ce pas un instructif exemple de ce qui attendait Julien ? Un jour je l’eusse vu considérer, au creux de sa main convulsive, l’effigie diminuée et avilie de son amour. C’est cette pensée que je n’ai pu supporter. Avouez, mon cher Jérôme qu’il valait mieux faire ce que j’ai fait. Dites-moi que j’ai eu raison.

N’allez pas en conclure, cependant, qu’en renonçant à Julien j’aie renoncé à l’amour. Pensez-vous, maintenant que j’ai connu la douceur d’être aimée, que j’aille me contenter de l’amitié de la bonne Mme  Bruvannes ou des excellents Subagny et passer le reste de mon existence en compagnie de la Duchesse de Lurvoix, de Mme  Grinderel ou de Mme  de Glockenstein ? Non, mon ami, je suis décidée à vivre et non à végéter, sans quoi il eût été bien inutile de vous quitter et d’abandonner notre cher Burlingame. Si je souffre de la résolution que j’ai prise, j’ai bien l’intention de ne pas demeurer inconsolable. J’aurai des amants, Jérôme ; cela est tout à fait probable. Ils ne vaudront pas sûrement celui qu’eût été M. Delbray, mais, au moins, ce qu’ils aimeront en moi, ce ne sera pas l’image de leurs illusions, ce sera la vraie femme que je suis, avec ses petitesses, ses imperfections, ses défauts, celle que Julien aurait bien fini, tout de même, par découvrir en moi et qu’aurait risqué de lui rendre intolérable la déconvenue de son idéal. Pauvre Julien, quel dommage qu’il n’ait pas su me voir telle que j’étais !

Que fait-il à cette heure ? Sans doute il s’est réfugié dans sa cabine et relit ma lettre. Il se lamente de n’avoir pas su se faire aimer de moi. Il s’accuse de maladresses qu’il n’a pas commises ; il me reproche ma conduite. Peut-être pleure-t-il tout simplement. Il me semble le voir. Il est assis devant le petit bureau où, durant le voyage, il aimait à écrire ses impressions sur un gros livre relié en parchemin. Peut-être me compare-t-il au serpent à deux têtes qui est gravé sur les plats du volume, à ce mystérieux Amphisbène dont le yacht de Mme Bruvannes porte le nom, et qui, avec sa double marche en avant et en arrière, est bien l’emblème des contradictions humaines et des incertitudes qu’il y a dans les sentiments des femmes et en toutes les choses de la vie et de l’amour ?

Telles sont les raisons pour lesquelles, mon cher Jérôme, je vous écris à bord de l’Isly, brave paquebot de la Compagnie Transatlantique qui me débarquera demain sur le quai de Marseille. Votre sage ou folle amie :

Laure de Lérins.

ÉPILOGUE



Ce n’est pas mon amant, Julien Delbray, qui écrit ceci sur le gros cahier que lui a donné le relieur Siennois, Pompeo Neroli, c’est moi, Laure de Lérins, sa maîtresse.

Le sympathique valet de chambre Marcellin vient d’entrer, apportant le thé. Il a posé élégamment le plateau sur une petite table auprès du divan et il a mis deux bonnes bûches dans le feu. Avant de se retirer, il m’a adressé un coup d’œil bienveillant, puis il est sorti sur la pointe des pieds. Les deux bûches bien sèches se sont allumées en jolies flammes. La théière fait un gentil ronron. La lumière des lampes est douce et voilée. Il fait tiède et bon autour de moi. Je suis bien. J’ai enlevé mon chapeau et mon complet tailleur que j’ai remplacé par une robe de chambre ample et aisée. J’ai ôté mes bottines et j’ai glissé mes pieds dans de petites mules recourbées en cuir vert, pareilles à celles que je portais sur l’Amphisbène, et me voici prête à attendre que Julien veuille bien me faire l’honneur de rentrer. Il a été obligé à deux visites indispensables, l’une chez Jacques de Bergy, l’autre chez M. Feller. En revenant, il doit prendre des nouvelles d’Antoine Hurtin, qui est de nouveau assez malade. Peut-être tentera-t-il de dire un mot, en passant, au docteur Tullier, dont c’est le jour de consultation.

C’est aussi une espèce de consultation que Julien doit donner à Jacques de Bergy et à M. Feller. Pour la première fois de sa vie, Jacques de Bergy est vraiment amoureux, mais, cette fois, il ne s’agit plus d’une « indépendante ». La chose est infiniment plus sérieuse et ne finira pas par une fugue de six semaines vers la Côte d’Azur. Non, Bergy ne pense plus guère à appliquer ses théories sur l’amour. Il aime, et il aime une jeune fille, et cette jeune fille est Mlle  Germaine Tullier, la charmante nièce du docteur. Bergy en est fort épris et le voilà devenu, du coup, timide comme un collégien. Le docteur l’épouvante, et c’est Julien qui s’est chargé de faire les ouvertures d’usage. Quant à M. Feller, son cas est plus curieux encore. Lui aussi veut épouser, mais son choix s’est porté sur une petite modiste du quartier de l’Odéon, qui habite une chambre dans la maison de la rue de Condé. M. Feller a fait sa connaissance dans l’escalier. Il pourrait être son grand-père, mais il n’en a pas moins offert à Mlle  Lucile Lupin, — c’est le nom de l’héroïne de ce roman comique, — de devenir, pour de bon, Mme  Feller. La raison qu’il donne de l’insigne folie qu’il veut commettre est que Mlle  Lucile Lupin, quoique née rue des Quatre-Vents, ressemble traits pour traits à une dame polonaise, une certaine comtesse Janeska, de qui Feller fut fort amoureux en sa lointaine jeunesse.

J’avoue que la toquade de ce vieux fou de Feller m’est plutôt sympathique. Qui n’a pas, dans son existence, fait quelque folie, et moi-même n’ai-je pas été sur le point de commettre la plus irréparable ? N’étais-je pas folle, quand j’ai quitté l’Amphisbène et que j’ai écrit à mon pauvre Julien la méchante lettre que nous avons déchirée, l’autre jour ? Cependant, en accomplissant ce dangereux coup de tête, je croyais agir avec la plus irréprochable sagesse. Bien plus, j’étais fière de la décision que j’avais prise et je n’étais pas loin de me considérer comme une héroïne. J’éprouvais une sorte d’allégresse stupide, à la pensée que je venais de sacrifier mon bonheur à l’amour.

Ce fut dans ce sentiment que, de Marseille, où m’avait débarquée l’Isly, je revins à Paris. Ce fut dans la même persuasion que j’allai passer le mois d’août au château de Mme  de Glockenstein et qu’en septembre je m’arrêtai à Meudon, chez les Grinderel. Vers la fin de mon séjour chez eux, je reçus une lettre de Madeleine de Jersainville, qui me rappelait ma promesse de lui rendre visite aux Guérets. J’y retrouvai avec plaisir ma belle amie. Elle était toujours la même et me paraissait décidément une créature inférieure. Quelle singulière idée elle se faisait donc de l’amour ! Quoi, elle n’y voyait rien d’autre que le plaisir d’aller se dévêtir chez un monsieur plus ou moins quelconque !

Ces réflexions m’occupaient, et la vie, aux Guérêts, passait monotone et douce. Pas une fois, Madeleine ne me parla de Julien. Elle avait sans doute complètement oublié son échec de la rue de la Baume. De mon côté, je m’abstins de prononcer le nom de M. Delbray. Pourtant il m’arrivait parfois de penser à lui. Souvent, quand je me promenais seule dans la forêt d’Amboise et que mon pied foulait les premières feuilles mortes, il me semblait entendre un pas derrière le mien. Un jour que j’étais montée à la pagode de Chanteloup, et que, d’étage en étage, j’étais arrivée au haut de ce bizarre bibelot, j’éprouvai une sourde tentation d’enjamber la mince balustrade et de me laisser tomber en bas. Ce soir-là, je demandai à Jersainville de m’accorder l’hospitalité de son boudoir à opium. Étendue sur l’ottomane, en regardant vaguement les gentils chinois et les bons turcs qui, en compagnie des singes-médecins, décorent la pièce, j’aspirai longuement dans le boudoir consolateur la fumée d’oubli.

De retour à Paris, il me fallut bien aller voir Mme  Bruvannes, sous peine d’ingratitude. Mme  Bruvannes me témoigna grand plaisir de ma visite. J’appris d’elle que Julien avait passé la fin de l’été et l’automne à Clessy-le-Grandval, chez sa mère. Mme  Delbray avait écrit récemment à Mme  Bruvannes que son fils ne tarderait pas à la quitter. Quelques jours après, les Jersainville annoncèrent leur arrivée.

Je revois encore Madeleine — il y a juste quinze jours aujourd’hui — entrant dans mon petit salon. C’était une après-midi de soleil, mais comme il commençait à faire froid, elle était vêtue d’un grand manteau de loutre. Elle s’est assise auprès du feu et elle a tendu ses fines semelles à la flamme. Nous avons causé de choses et d’autres, puis tout à coup elle m’a dit en riant :

— Tu sais, ton monsieur Delbray, eh bien, il s’est joliment apprivoisé !

Je fis un involontaire mouvement de surprise. Elle continua :

— Mais, oui, ma chère, je l’ai rencontré au Bois, ce matin. Nous nous sommes promenés ensemble et il a été fort gentil avec moi, si gentil que nous avons rendez-vous pour demain cinq heures.

Elle baissa ses beaux yeux et soupira :

— Que veux-tu, il me plaît, décidément, ce garçon, et puis, je ne suis pas rancunière…

Lorsque Madeleine a été partie, je suis restée longtemps à regarder le feu.

Les bûches brûlantes mêlaient leurs flammes serpentines qui s’enlaçaient, s’étreignaient, se séparaient, reculaient pour se reprendre. Alors, j’ai songé à l’amphisbène qui était brodé sur le pavillon du yacht, j’ai songé à Julien, j’ai songé à moi-même et longtemps, la tête entre mes mains, j’ai pleuré.

Le lendemain, à quatre heures, j’ai fait arrêter mon fiacre, devant l’Église Saint-Philippe du Roule. J’ai gagné la rue de la Baume. J’ai passé devant le concierge, sans qu’il m’interrogeât. J’avais une voilette épaisse. Dans l’escalier, je l’ai enlevée. Mon cœur battait si fort que je pouvais à peine monter les marches. Devant la porte, je me suis adossée à la muraille pour essayer de respirer. Puis j’ai approché mon doigt du bouton de la sonnette. J’ai entendu des pas. La porte s’est entr’ouverte. C’était Julien. En me voyant, il est devenu très pâle. Déjà ma bouche était sur la sienne. Puis j’ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, j’étais étendue sur le divan. Julien était agenouillé près de moi.

La pendule a tinté cinq heures. À peine avait-elle fini de sonner que le timbre de la porte a retenti. Julien a fait un mouvement de contrariété. Je lui ai dit à l’oreille :

— Elle est exacte.

Il m’a regardé avec surprise. Alors j’ai ri.

Le timbre a retenti plusieurs fois, puis le silence s’est rétabli. Nous avons entendu dans la rue, en bas, le ronflement d’une auto.

Je l’aime....