L’Amphisbène/Troisième partie

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Société du Mercure de France (p. 239-366).

TROISIÈME PARTIE



3 juin, en mer, au large de Marseille. — J’ai apporté sur le pont le gros cahier blanc de Néroli. Je l’ai posé sur une petite table, au-dessous d’une lampe électrique, et je me suis installé dans un vaste fauteuil d’osier.

Il fait une nuit admirable, toute vivante d’étoiles, une nuit profonde et douce. La mer est calme, unie. L’Amphisbène file mollement. J’entends le bruit régulier, monotone, joyeux que fait l’eau le long du bordage. Du pont arrière, où je suis assis, j’ai devant moi toute l’étendue du yacht, coupée par les deux mâts et la cheminée. Je sens dans sa masse la vibration sourde de l’hélice. La côte a disparu…

Tout le monde est endormi. M. et Mme  Subagny ont été assez éprouvés par ces premières heures de voyage. Gernon n’a pas fait non plus très bonne figure. Antoine, furieux, maintenant, d’être parti, est demeuré dans sa cabine. Mme Bruvannes s’est enfermée dans la sienne. Mme  de Lérins a fait de même. Me voici seul. La nuit est belle, tiède, silencieuse. Le quartier-maître vient de piquer le quart. La sonnerie a vibré, aiguë, dans l’air marin. Une légère humidité nocturne rafraîchit mes mains fiévreuses.

La sortie de Marseille a été un peu dure, comme il arrive souvent. À quatre heures, l’Amphisbène a appareillé. On a largué les amarres. La sirène a gémi longuement ; avec lenteur et précaution, le yacht s’est dégagé des navires qui l’entouraient, puis il a dépassé le Fort Saint-Jean et nous avons pris la mer. Une houle lumineuse nous accueillit. L’eau était d’un bleu sombre et magnifique, fatigante aux yeux. Nous avons navigué entre des îles, le long d’une côte rocheuse et découpée que le soleil couchant a peinte de couleurs magnifiques.

Je suis monté sur la passerelle. Ensuite, le crépuscule est venu. À table, personne n’a paru, sauf Gernon, qui s’est risqué jusqu’à la salle à manger. Le mal de mer, dont il avait souffert, entre l’île Pomèque et l’île Ratonneau, l’avait mis en appétit. Il mange d’une façon effroyable, comme quelqu’un à qui son dîner ne coûte rien. Je crois que cette perspective de passer deux mois sans bourse délier l’a déterminé pour beaucoup à accepter l’invitation de Mme  Bruvannes. Cependant, après ce dîner plantureux, il a paru de nouveau inquiet et il n’a pas tardé à s’éclipser. La mer est pourtant, à présent, parfaitement calme, si calme que j’écris facilement. Si mes lignes sont irrégulières, c’est que ma main tremble de crainte et d’allégresse…

Comme mon cœur bat ! Je pense à elle. Toute cette belle nuit marine est pleine de sa présence. Sa présence ! Comme ce mot me semble étonnant et précieux ! Tous les jours, pendant deux mois, tous les jours, à toutes les heures, elle sera là. Elle est là. Jusqu’au dernier moment, j’ai cru qu’elle inventerait quelque prétexte pour se dispenser de ce voyage. Ce matin, en allant l’attendre à la gare de Marseille, j’étais encore persuadé qu’elle ne serait pas dans le train. Ah ! quel soulagement j’ai éprouvé quand je l’ai vue descendre du wagon avec cette charmante souplesse de corps qui s’accorde si bien au rythme puissant et délicat de la mer ! Elle paraissait toute joyeuse et elle m’a tendu gaiement la main. C’était la première fois que je la revoyais depuis mon départ pour Clessy, depuis cette absurde histoire de Mme de Jersainville. Qu’avait bien pu lui raconter cette folle ? Ah pourquoi Laure m’avait-elle mis dans cette situation ? Pourquoi ? Je ne le saurai sans doute jamais. Peut-être a-t-elle regretté d’avoir agi comme elle l’a fait, car, durant le trajet de la gare au port, elle m’a parlé presque tendrement.

Et puis, qu’importe ! L’essentiel n’est-il pas qu’elle soit venue ? C’est cette pensée qui, ce soir, me remplit de joie et d’émotion. Oui, Laure de Lérins est là. Elle occupe une des trois grandes cabines du yacht, non loin de celle de Mme Bruvannes. Et il en sera ainsi demain. Ah ! que de demains en ces deux mois où nous allons vivre côte à côte ! Pourtant, un jour viendra où ce beau rêve sera fini. Oui, mais alors il y aura le souvenir, l’admirable souvenir qui conserve, qui éternise, qui recompose inlassablement ce que le temps a détruit.

Pourquoi ne lui ai-je pas encore avoué mon amour ? Quelle singulière hypocrisie que de lui laisser croire que je ne ressens pour elle que de l’amitié ? Hélas ! oserai-je jamais lui dire le timide secret de mon cœur ? Que ne l’a-t-elle deviné ? Mais pourquoi me suis-je tu obstinément ? Pourquoi ? Je le sais bien un peu. Une des raisons de mon silence n’est-elle pas ce goût d’indépendance et de liberté qu’elle manifestait avec tant de vivacité ? Il me semblait qu’elle eût pris une déclaration d’amour pour une sorte d’attentat à cette liberté, à cette indépendance. J’attendais, pour parler, qu’elle se montrât moins ombrageuse et moins peureusement farouche. Ah ! Laure, Laure de Lérins, puissé-je, par quelque nuit comme celle-ci, au rythme d’une mer calme et douce, à la faveur des molles ténèbres, sous un ciel de lointaines étoiles, prendre et retenir dans ma main votre petite main nerveuse et parfumée et me faire écouter de vous… !

Avant de descendre dans ma cabine, je suis monté un instant sur la passerelle. M. Bertin, le second du bord, y faisait son quart. Il m’a fourni quelques explications sur la route que nous suivons. De temps en temps, le timonnier donnait un tour de roue et se penchait pour examiner la boussole enfermée dans l’habitacle et éclairée par une lampe électrique.


5 juin. — Nous sommes ancrés dans la baie de Bonifacio, devant le petit quai que domine la ville en échelons et sa grosse citadelle jaune. Le port ne contient, avec le yacht, que quelques barques et quelques voiliers. La baie, dont l’entrée droite s’élargit pour former une sorte de lac aux eaux parfaitement calmes, est entourée de hautes murailles de rochers à pic, creusés d’anfractuosités bizarres, de grottes humides et sombres. Après déjeuner, je propose de descendre à terre, mais Mme  Bruvannes y semble peu disposée. Pour Antoine, c’est l’heure de la sieste. Mme  Subagny est mal remise de son début de navigation et elle déclare qu’elle ne laissera sous aucun prétexte M. Subagny ajouter les fatigues d’une promenade à celles d’une nuit agitée. M. Gernon déclare que Bonifacio ne lui semble avoir rien de bien intéressant. Seule Mme  de Lérins accepte ma proposition. Je pense qu’il en sera souvent ainsi et je m’en réjouis. Comme il fait assez chaud, elle est allée mettre une robe légère et je l’attends en causant avec M. Gernon.

M. Gernon s’est composé un étrange costume qu’il a dû acheter chez le fripier. Il porte une espèce de vareuse gros bleu, d’un drap si râpé qu’à certaine place il a l’air verni. À cette vareuse il a joint un pantalon de toile blanche légèrement effrangé. Il a remplacé son canotier de paille habituel par un casque colonial. Ce casque est côtelé comme un melon et son couvre-nuque descend si bas qu’à certains mouvements il rencontre le col de la vareuse, ce qui le fait se soulever et en rabaisse la visière sur le nez du pauvre M. Gernon, qui doit alors rétablir l’équilibre instable de sa coiffure. Malgré cet inconvénient M. Gernon est très fier de son équipement. Il s’avoue aussi fort content de l’expédition marine qu’il a entreprise et qu’il appelle son « périple ». Il est très flatté de voyager en si élégante compagnie, aussi a-t-il l’intention de se conformer aux usages de la meilleure société. C’est pourquoi, ce matin, il est venu me trouver dans ma cabine pour me demander à quoi peuvent bien servir certains ustensiles de toilette dont il ignorait l’utilisation possible. Je l’ai renseigné de mon mieux et je lui ai montré comment on fait fonctionner la baignoire. Il a paru s’intéresser vivement à cette expérience et il a fort admiré l’ingéniosité des appareils. Néanmoins, il a laissé s’écouler l’eau sans témoigner aucun désir de prendre un bain. Là-dessus, il m’a confié qu’il aurait certes bien pu s’adresser au valet de chambre, mais qu’il avait préféré recourir à mes lumières. Il est décidé à réclamer le moins souvent possible les services du personnel, car il les faudrait reconnaître, à la fin du voyage, par des étrennes dont l’obligation commence déjà à le préoccuper. Le brave Gernon est terriblement avare. C’est d’autant plus inexcusable qu’il n’est nullement besogneux, m’a assuré M. Feller, qui connaît bien notre original.

Mme  de Lérins n’a pas été longue à se préparer et bientôt je la vois reparaître au haut de l’escalier, fraîche et pimpante. Elle porte une robe de toile bise et elle est coiffée d’un grand chapeau autour duquel s’enroule une souple gaze flottante. Le canot nous attend au bas de l’échelle. En cadence les rames frappent l’eau et, quelques minutes après, nous abordons au quai, où nous sommes accueillis par une bande de gamins qui gambadent et gesticulent autour de nous. Par le bronze du teint, par le feu des yeux, ils sont déjà Italiens, ces gamins de Bonifacio, mais, à l’encontre de leurs congénères de Gênes ou de Naples, il ne nous demandent pas l’aumône. Ces jeunes Corses, plus ou moins dépenaillés, sont fiers et discrets. Ils se contentent de nous suivre un moment, puis ils se dispersent et nous laissent continuer notre route.

Bonifacio est une bizarre petite ville. Ses étroites rues en pentes rudes sont pavées d’un cailloutis dur qui râpe les semelles. Les maisons qui bordent la rue sont en pierre, massives, trapues. Quelques-unes s’ornent de portes sculptées. L’aspect est mi-provençal, mi-italien et tant soit peu rébarbatif. Les gens nous regardent passer avec indifférence, tandis que nous montons vers la citadelle, dont la lourde masse jaune se carre sur le ciel bleu.

Nous y voici parvenus, à cette citadelle. À son pied, s’étend une esplanade d’où l’on a une vaste vue de mer. Dans le lointain, se profile la côte de Sardaigne. Tout l’air est rempli d’un soleil éclatant. La pierre d’un petit parapet est toute tiède et Mme  de Lérins la caresse de sa main dégantée, tandis que nous restons là presque sans parler. Parfois une légère brise agite le voile de Mme  de Lérins. Parfois une hirondelle passe auprès de nous en poussant son cri aigu. Mme de Lérins la suit des yeux et retombe dans sa rêverie. Elle semble heureuse et calme. À quoi songe-t-elle ? Quelles pensées naissent sous ce front gracieux ?

Sur l’esplanade, non loin de nous, il y a trois ou quatre arbres au feuillage maigre qui donnent un peu d’ombre. Un groupe de garçons et de fillettes s’y est réfugié. Soudain Mme  de Lérins me les désigne du bout de son ombrelle.

— Regardez donc, Delbray, sont-ils amusants, ces bambins !

Je regarde. La scène en effet est comique. Trois des petites filles se sont affublées de grands voiles de mousseline blanche dont elles s’enveloppent la tête et qui les couvrent presque entièrement. Elles tiennent à la main chacune un bouquet de fleurs et s’avancent en minaudant et en faisant des saluts cérémonieux. Les garçons leur répondent par des salamalechs pleins de gravité et de prétention. Ils tiennent aussi des fleurs à la main. Puis, filles et garçons, ayant fini leurs simagrées, se prennent par le bras et se mettent à défiler d’un air pompeux et officiel, en tournant autour des arbres. À quoi jouent-ils ? À la réception de M. le Préfet ou au mariage ? Je crois bien que c’est au mariage. Le cortège est précédé par un gros bonhomme de sept à huit ans, qui, la culotte trouée, imite admirablement le bruit du tambour. Un autre mioche manie un bâton deux fois haut comme lui. Celui-là représente évidemment le personnage du suisse. Il est si drôle que Mme  de Lérins se met à rire, puis, tout à coup, son rire s’interrompt, et elle demeure silencieuse, tandis que le petit cortège continue à tourner au bruit du tambour, autour des arbres à feuillage maigre, sur l’esplanade ensoleillée que domine la grosse citadelle jaune.

Ah ! Laure de Lérins, que ne vous ai-je connue à l’âge de ces fillettes et que n’ai-je eu alors l’âge de ces garçons ? Nous aurions vécu dans quelque vieille petite ville, désertée et provinciale. J’aurais partagé vos jeux. Nous aurions, nous aussi, peut-être joué aux fiancés avec des fleurs dans les mains et le temps aurait passé et ce souvenir serait devenu une réalité… Nos deux vies se seraient jointes naturellement, simplement, fortement, au lieu de se rencontrer, comme elles l’ont fait, à l’âge où la vie a rendu les cœurs incertains, où trop de choses se sont mêlées à l’existence, où l’amour est devenu un jeu difficile, plein de subtilités et de hasards, d’angoisses, de désirs et de craintes…

Nous avons regagné le yacht, à travers les étroites rues en pente de Bonifacio, le long des maisons assombries. Sur le port, le canot nous attendait, mais, avant de retourner à bord, Mme  de Lérins a voulu faire une promenade dans la baie. Nous avons passé sous l’étrave de l’Amphisbène et nous avons longé la haute muraille de rochers. L’eau était d’un calme profond, d’un bleu presque noir. Le canot y laissait un long sillage. Parfois, nous aurions presque pu toucher les parois rocheuses. Il s’en exhalait une singulière odeur d’herbes marines, un étrange parfum salin. Nous sommes allés ainsi jusqu’à l’entrée du goulet. De là, l’Amphisbène à l’ancre faisait fort bon effet, avec sa coque blanche, sa cheminée, ses mâts, son air d’élégance et de force, avec sa flamme rouge sur laquelle se détache l’emblême fabuleux du serpent bicéphale dont il porte le nom, ce nom, désespoir de la bonne Mme Subagny, qui n’arrive pas à le retenir facilement et lui fait subir les transformations les plus cocasses.


6 juin. — Notre prochaine escale sera Naples, où nous nous arrêterons quelques jours.


7 juin, en mer. — Nous serons en vue de Naples demain matin. L’Amphisbène file ses onze nœuds avec régularité. J’ai eu une conversation avec Antoine Hurtin. C’était après le déjeuner. Il était étendu sur une chaise longue. Auprès de lui s’écroulait une pile de romans. Depuis qu’il est malade, il s’est mis à lire, lui qui n’ouvrait jamais un livre. Maintenant, il dévore trois ou quatre volumes par jour. Ce sont, la plupart du temps, des récits de voyages. Il y trouve une compensation à l’inactivité de sa vie, car la croisière qu’il accomplit doit être exclusivement une cure de grand air et de repos. D’ailleurs, je le trouve déjà mieux, bien qu’il prétende qu’il n’a jamais été plus bas et qu’il ne guérira jamais. Je le laisse dire, et je suis persuadé pour ma part que nous le ramènerons à Marseille en parfaite santé. Aujourd’hui, il est, moralement, dans un de ses mauvais jours. À ces moments, je tâche de le remonter en lui persuadant que rien n’est perdu, qu’il traverse une crise dont il se tirera certainement avec de la patience et de la volonté, que c’est l’avis du docteur Tullier et de tous les médecins qu’il a consultés. D’ordinaire, ces discours le mettent en colère ; il se lamente, peste contre sa mauvaise chance et maudit une fois de plus la stupide existence qu’il a menée.

Je m’étais assis à côté de lui et j’écoutais distraitement ses doléances en regardant Mme  de Lérins qui faisait les cent pas sur le pont. Il s’aperçut de mon inattention et me dit en grognant :

— Tout de même, mon cher, tu devrais m’écouter un peu mieux. Ah ! je sais bien que je suis devenu le pire des raseurs avec ma santé ! D’ailleurs, je n’ai pas le droit de t’en vouloir. Tu as été gentil de consentir à nous accompagner dans cet assommant voyage… Mais ne proteste donc pas, c’est inutile. On s’assomme et on s’assommera sur ce bateau. C’est inévitable. Tu sais comment je comprends la navigation, moi ! À la manière de Morland, le banquier américain. Tous les ans, il emmène quelques amis sur son yacht. On le charge de caisses de champagne et de porto et on y joue au poker du matin au soir… L’année dernière ils sont allés aux îles du Cap-Vert et, de toute la croisière, personne n’a mis une fois le pied sur le pont. Au bout d’un mois, ils se sont retrouvés à Marseille comme ils en étaient partis, c’est-à-dire autour de la table de jeu. Morland perdait quatre cent mille francs et il ne restait plus une bouteille dans la cale. Voilà un voyage ! Mais ici, pouah ! C’est pourquoi tu es vraiment un chic type de t’être joint à ce convoi ; mais avoue que, moi aussi, j’ai fait quelque chose pour toi et que je mérite bien en retour que tu écoutes avec un peu de complaisance le récit de mes digestions et autres confidences du même intérêt, que diable !

Je ne comprenais pas du tout ce que voulait dire Antoine. En voyant ma mine interloquée, il me frappa sur le bras :

— Allons, mon vieux, ne fais donc pas l’imbécile ; tu sais bien ce que je veux dire. Tu ne vas pas me forcer à te faire remarquer les attentions délicates que j’ai eues pour toi. Eh bien, oui, quand tu as eu accepté l’invitation de ma tante, j’ai été pris de remords, à la pensée que tu allais passer deux mois en la sombre compagnie d’un gâteux de mon espèce, avec pour toute distraction la société quotidienne du vieux couple Subagny et de ce toqué de père Gernon. Alors, je me suis dit : « Qu’est-ce que ce malheureux Delbray va devenir sur cette galère ? » Moi, n’est-ce pas, j’ai mes occupations, je respire, je me tâte le pouls, j’examine ma langue, je suis mon régime, je tâche de refaire de moi quelque chose de plus présentable que la loque que je suis devenu. Ma tante, elle, elle m’a ! Les Subagny, eux, n’ont besoin de personne. Tu verras quel drôle de vieux ménage ils font, ces deux-là ! Quant à Gernon, il goûte les ineffables délices de la nourriture et du passage gratuits et il savoure le prestige qu’il tirera de sa croisière, dans les milieux académiques. Mais toi, mon pauvre Julien, qu’est-ce que tu aurais fait sur ces planches pendant soixante jours ? Tu y serais mort d’ennui ou tu nous aurais lâchés à la troisième escale. Et alors moi ! Que veux-tu, tu es la seule tête humaine qui ne me dégoûte pas en ce moment. Bien vrai, c’est comme ça ! Peut-être parce que nous avons des souvenirs communs, des souvenirs gentils qui datent d’avant que je fasse la fête stupide qui m’a crevé. Tu es le seul homme à qui je n’aie pas envie d’allonger mon pied au derrière, ce que je ferais volontiers à ce crétin de Gernon. Tu m’es nécessaire et je ne voulais pas que tu me lâches.

Comme je haussais les épaules, il continua :

— Tu dis non, mais je sais bien ce qui en aurait été. Tu n’aurais pas supporté cette vie-là pendant quinze jours. Je sais bien que tu sais, toi, employer ton temps ; que tu es un garçon intelligent, une espèce d’artiste manqué, en somme ; que tu as dans la tête un tas d’idées ; que tu as de l’imagination ; que tu es un rêveur, comme on dit ; que ça t’amuse de regarder la couleur de la mer, de compter les étoiles. Je sais que tu t’intéresses à des tas de fariboles, aux paysages, aux villes qu’on verra, à toutes sortes de foutaises. Mais, sans te faire injure, vois-tu, tu ne nous en aurais pas moins plaqués. Alors, c’est en pensant à tout cela que je me suis dit : « Il faut absolument que je trouve quelque chose pour le retenir à bord. » C’était difficile. Heureusement je me suis rappelé que tu me parlais souvent de Mme de Lérins. Tu me racontais que tu la promenais dans Paris, que vous étiez d’excellents camarades. Alors j’ai eu une idée lumineuse et j’ai insinué à ma tante qu’elle devrait bien inviter aussi Mme de Lérins. Elle était libre comme l’air, fraîchement divorcée. Cela l’amuserait de voir du pays, cette enfant ! Et quelle agréable compagnie elle sera pour Julien ! Elle l’aidera à passer le temps. Je ne dois pas te cacher que la bonne tante a d’abord un peu regimbé. Elle est très à cheval sur les convenances, la tante Bruvannes ! Mais j’ai tenu bon. Je lui ai prouvé que, si un yacht est un endroit admirable pour se faire la cour, c’est un lieu détestable pour aller plus loin. Ces considérations morales ont rassuré la tante Bruvannes et probablement aussi Mme de Lérins, car, comme tu vois, elle a accepté l’invitation. Il en résulte que te voici pour deux mois pourvu d’une aimable compagne de voyage. Hein ! que dis-tu de la manœuvre… ?

Le stewart nous a interrompus. Il apportait à Antoine, sur un plateau, un tonique mélange de madère et de jaune d’œufs. Quand il eut bu la mixture, Antoine reprit, en faisant claquer sa langue :

— Et maintenant, espèce de cachottier, tu ne vas pas me dire que tu n’es pas amoureux de Mme de Lérins. Tu sais, j’ai l’œil pour ces choses-là. Tu aurais beau t’en défendre, je n’en croirais pas un mot. Tout abruti et tout gâteux que je paraisse, on ne me met pas dedans, sous ce rapport. Tu aimes Mme de Lérins, mon vieux ; la preuve, c’est que, depuis trois mois, tu la trimballes, tu es aux petits soins pour elle. Évidemment, tu es complaisant de ta nature, mais, tout de même, tu as dépassé un peu les devoirs de la politesse et de la complaisance. On n’accepte pas de servir, quatre fois par semaine, de cornac à une petite personne que l’on ne connaissait pas la veille, sans quelques arrière-pensées. Sans cela, tu aurais été un simple nigaud, parce que, vois-tu, promener une femme, rien n’est plus embêtant. Ces dames ne sont jamais prêtes, elles sont toujours fatiguées et pleines de caprices saugrenus. Elles nous rendent responsables de tout ce qui arrive de désagréable. Pleut-il, vente-t-il, c’est notre faute. C’est nous qui avons tort s’il fait trop chaud et qui sommes coupables s’il fait trop froid. Et puis, une femme, ça n’a aucune suite dans les idées. Soudain, elles ne veulent plus à aucun prix de ce qu’elles désiraient éperdument auparavant.

« Par contre, il leur prend tout à coup des envies inattendues que nous devons satisfaire sur-le-champ sous peine de passer auprès d’elles pour des malotrus… Oh ! quelle engeance ! Aussi je ne me rappelle pas une partie amusante qui n’ait été gâtée par quelque caprice de femme, par quelque pique stupide ou quelque sotte querelle. Tu me diras, certes, que mon expérience est sujette à caution, que je ne fréquentais pas des personnes très distinguées, ni du meilleur monde. C’est vrai, mais, vois-tu, au fond, c’est toutes les mêmes ; seulement, avec des donzelles, on a au moins la ressource de s’engueuler. Cette ressource-là, elle m’aurait manqué avec les femmes du monde, alors, je n’ai pas travaillé dans cette partie. Cependant, je ne suis pas sans en avoir pratiqué quelques-unes, mais ce qui m’en a dégoûté, ce sont leurs simagrées, leurs préambules, leurs marchandages. En amour, j’étais expéditif. À quoi bon tant de palabres ? Une femme n’est intéressante qu’au lit. Il faut toujours, n’est-ce pas, en arriver là ? Elles le savent bien, d’ailleurs, si bien même que, si l’on prend avec elles trop de ménagements, elles finissent par s’en offenser. Elles y voient un manque d’empressement qu’elles ne nous pardonnent pas. Et elles sont rancunières, les mâtines ! Alors, au dernier moment, quand vous avez bien tout préparé de longue main, lorsque vous vous êtes bien mis en frais de délicatesses, que vous croyez les avoir amenées doucement au point voulu, alors elles vous filent entre les doigts, vous tirent une révérence et vous éclatent de rire au nez. Et rien ne leur fait plus de plaisir que de nous jouer ce genre de tour. Elles adorent se payer notre tête. En amour, vois-tu, il y a un moment, et, ce moment, il ne faut pas trop le retarder, où l’on doit brusquer les choses, mettre de côté les beaux sentiments et les petites délicatesses, où les scrupules sont inutiles et dangereux.

Il se tut un instant, puis il continua :

— Eh ! je sens bien que tu n’es pas de mon avis et que tu m’as toujours considéré comme un assez grossier personnage. Il y a du vrai, d’ailleurs, dans ta façon de m’apprécier. Oui, je sais bien, je suis un b… et toi, tu es un amoureux. Allons, sois franc. Je suis sûr que tu n’as jamais pris une femme de force. Tu as toujours attendu qu’elles se donnent. Tu leur as laissé toujours le temps de se déterminer à être à toi.

« Ah ! je vois d’ici ta méthode, mon bon. Tu as de la persuasion et de la sentimentalité, et tu m’objecteras qu’au surplus ta méthode n’est pas mauvaise, qu’elle ne t’a pas mal réussi et que tu as eu, par ce procédé, autant de maîtresses qu’un autre. C’est peut-être vrai, mais c’est une question d’attrait personnel. Tes succès te viennent de ce que tu es un garçon distingué, sympathique, qui a de la conversation, qui sait être tendre, galant, gentil. Oui, tu as de l’esprit et du cœur ; alors tu gagnes à être connu. Le goût qu’une femme peut avoir pour toi, s’il est, au début, un peu indécis, peut se fortifier à mesure qu’elle se rendra mieux compte de tes qualités. Du reste, ça ne doit pas être désagréable du tout, ce genre de succès. Cela doit même être amusant de voir que peu à peu l’on gagne du terrain, que l’on est mieux apprécié. Sans compter que ça doit être excitant de voir ainsi mûrir le fruit, de le toucher, de le palper, de constater qu’il est à point, qu’il va tomber. Tout cela est très bien, évidemment, mais avoue qu’il faut des aptitudes qui m’ont plutôt manqué. Est-ce que j’avais le physique de l’emploi ? Est-ce que les gens de mon espèce peuvent manœuvrer ainsi ? Qu’est-ce que j’aurais gagné à me faire connaître ? Je te le demande un peu. Imagines-tu le gros Antoine Hurtin faisant le séducteur, déployant ses grâces ? On se serait moqué de moi. Alors j’ai pris l’autre parti, et il m’a si bien réussi que tu peux admirer où il m’a conduit.

Antoine Hurtin s’est arrêté en soupirant. Là-bas, au bout du yacht, Mme  de Lérins grimpait alertement sur la passerelle. Sa silhouette se détachait élégamment sur le ciel bleu. Je me suis levé. Je craignais qu’Antoine me parlât de nouveau de mon amour pour Mme  de Lérins. Je crois qu’il comprit ma pensée, car il se borna à ajouter avec un peu d’embarras :

— Écoute, Julien, il faut que je te dise une chose qui me tracasse depuis quelque temps. Il y a quatre ans, je n’ai pas été gentil pour toi, dans une certaine circonstance. J’ai eu tort, et j’espère que tu ne m’en veux plus. Alors, j’ai voulu, j’ai tâché… Enfin je serai heureux si j’ai pu contribuer en quelque chose à effacer définitivement ce vilain souvenir. Mais vas donc retrouver Mme  de Lérins, tu vois bien qu’elle te fait signe de la rejoindre sur la passerelle. Je t’ai assez rasé pour aujourd’hui, mon pauvre vieux !

Drôle de corps, que ce gros Antoine ! Ainsi, il a voulu m’offrir une « compensation » en faisant inviter, par sa tante, Mme de Lérins sur l’Amphisbène. De la part de tout autre, il y aurait peut-être là quelque chose d’offensant et d’un peu indélicat, mais, avec Antoine, il ne faut pas y regarder de trop près.


En mer. Le même jour. — La petite Sirville et Juliette de la villa Valmarana, et toutes les autres que j’ai cru aimer, comme leurs vaines petites ombres se sont dissoutes à l’air du large ! Elles habitaient un coin de ma mémoire. Parfois elles en sortaient un instant et chacune m’apportait entre ses mains une cendre de souvenirs encore chaude. À présent, quand elles reviennent à ma pensée, je les reconnais à peine. Leurs lointains visages effacés ne parviennent plus à sourire ou à pleurer, tant ils sont vagues et indistincts. Leurs noms, lorsque je les prononce, n’éveillent plus d’échos dans mon cœur. Leurs formes ne sont plus qu’une vapeur incertaine. Elles sont mortes à jamais et, cependant, chacune d’elles représentait un moment de ma vie, de ma vraie vie, de celle où j’ai cru aimer. Et voici que, maintenant, elles ne sont plus rien. C’est sur un autre visage, sur une autre forme que je concentre désormais mon désir de vivre et d’aimer. Un autre être occupe toutes mes pensées.

Oui, sur ce bateau, tout, hors elle, m’apparaît comme inexistant et chimérique. Compagnons de voyage, matelots d’équipage, tous ne sont pour moi que de vagues fantômes. C’est en vain que je cherche à m’intéresser à eux. J’écoute patiemment ce que me dit la bonne Mme  Bruvannes, j’écoute ce que me dit Gernon, j’assiste au respectable flirt conjugal que M. et Mme  Subagny continuent, avec une inlassable persévérance, depuis quarante ans de mariage. Quelle importance tout cela peut-il bien avoir ? Tout à l’heure, je prêtais l’oreille aux discours d’Antoine Hurtin. La seule chose qui m’en demeure maintenant c’est qu’il a prononcé le nom de Laure de Lérins. Le reste n’est qu’un pauvre bruit évanoui. Il me semble parfois vivre au milieu d’automates. Quand je me penche sur la chambre des machines, quand je vois les pistons de la bielle s’agiter, quand je vois tourner l’arbre de couche, je m’imagine que ce mécanisme puissant et compliqué n’est pas seulement destiné à faire avancer l’Amphisbène. Je lui invente malgré moi des répercussions plus singulières. N’est-ce pas lui qui fait se mouvoir les gens du bord, qui les fait aller et venir, parler, manger ? Que l’hélice cesse son action et le geste commencé s’arrêtera, les paroles à moitié dites s’interrompront. Tous les fantoches qui m’entourent demeureront figés dans l’attitude qu’ils auront à ce moment-là.

Oui, l’Amphisbène me fait l’effet de quelque navire enchanté, dirigé par quelque magicien mystérieux et complaisant. C’est lui qui nous a prêté ce navire, à Laure de Lérins et à moi. Nous seuls y sommes de véritables vivants, les autres ne sont qu’illusion. Le magicien ne les a créés que pour rendre plus complète notre solitude. Et où nous conduit-il, ce maître de nos destinées ? Que m’importe que les lieux vers lesquels nous allons s’appellent Naples, Palerme ou Syracuse ! Ce que je souhaite, c’est que certains yeux aimés sourient à la beauté de la mer, à la grâce des paysages, au pittoresque des villes. Et surtout que quelque soir une oreille bienveillante écoute mes paroles, qu’une main consentante se pose dans la mienne. Ah ! de ce bonheur, favorise-moi, magicien tout-puissant, et toi, navire au nom fabuleux, mythologique Amphisbène, obéis aux ordres de l’amour !


8 juin. En mer. — Je suis monté sur le pont… J’étais en proie à une singulière exaltation. Le grand air m’a calmé. Il ne fait pas encore jour, mais ce n’est déjà plus tout à fait la nuit. L’obscurité qui nous entoure est d’une trame plus légère, comme amincie, moins consistante, plus lâche. Sur la passerelle, je trouve le second, M. Bertin, qui est de quart. C’est un jeune homme à barbe blonde et de manières agréables. J’ai déjà causé plusieurs fois avec lui et je le préfère au commandant, M. Lamondon, assez peu communicatif. M. Bertin est accoudé sur la planchette où la carte est étalée, piquée par quatre punaises, à la lueur de la petite lampe électrique, il me montre la route que nous avons faite et le point où nous devons être en ce moment. Nous approchons. Bientôt M. Bertin me désigne du doigt, à notre gauche, un feu lointain, qui est celui de l’île d’Ischia. M. Bertin se frotte les mains. À ce moment, je m’aperçois que je distingue la terre. Peu à peu, autour de nous, une vague blancheur s’est répandue. Le yacht tout entier est comme sorti de l’ombre. La mer est d’une étrange pâleur laiteuse. L’air s’est éclairci, purifié des ténèbres. C’est la fine pointe de l’aube, sa fraîcheur, son frisson, sa tristesse.

Mme  de Lérins m’a fait promettre d’aller la réveiller, dès qu’il ferait jour. Elle veut voir l’arrivée à Naples. J’ai quitté la passerelle et je suis revenu sur le pont. La porte du salon est restée ouverte. Machinalement je suis entré et me suis assis sur le divan. Il n’a rien de maritime, ce salon ; on s’y croirait dans quelque appartement parisien. Il est confortable et élégant. Seulement les tables y sont machinées en vue du roulis et il sent une singulière odeur, celle qui, sur mer, imprègne tous les objets. Pour la première fois depuis mon départ, je songe à Paris, à mon logis de la rue de la Baume, à la vieille maison de Clessy-le-Grandval, à ma mère dont j’aurai une lettre sans doute à Naples, à ma mère qui me pardonnerait mon oubli si elle savait que je suis en présence de la grande aventure de ma vie, de l’enjeu décisif de ma destinée.

Il fait maintenant presque clair et il faut que j’aille prévenir Mme de Lérins. Je me dirige vers l’escalier des cabines. Au bas, dans le couloir tout est éteint et il règne une obscurité presque complète. J’ai poussé le bouton électrique et les brillantes ampoules se sont allumées. La lumière luit sur les parois laquées de blanc auxquelles sont suspendues des aquarelles reproduisant des poissons, des algues, des madrépores. C’est un couloir d’hôtel luxueux. La cabine de Mme de Lérins est au bout. En passant devant celles de Mme  Bruvannes et de Mme Subagny, j’évite de faire du bruit. Ce que je fais est bien innocent et cependant je me sens furtif et gêné. Mon cœur bat. Me voici devant la porte de Mme de Lérins. Sans doute, elle est encore endormie. Comment la réveiller ? Vais-je frapper doucement ou frapper un coup délibéré. Je me sens pris d’une timidité singulière. Enfin, je me décide, je gratte légèrement ; je heurte plus fort. Rien. Probablement Mme de Lérins est profondément endormie. Le mieux serait peut-être de remonter sur le pont. Mais soudain je suis envahi d’un grand, d’un impérieux désir de la voir. Il me semble qu’il y a un temps infini que je suis loin d’elle. Je frappe un coup vigoureux. Une voix claire, joyeuse, me crie : « Mais entrez, entrez donc, monsieur Delbray, je ne suis pas encore tout à fait prête. » En même temps Mme de Lérins a ouvert la porte et je me trouve en face d’elle. Elle est vêtue d’une longue robe flottante et enveloppée d’un ample manteau de laine légère. L’électricité est allumée. La cabine a un air de fête. Du seuil, je la contemple, ébloui, troublé à la vue du lit où elle a dormi, du lit défait qui laisse traîner sur le tapis son drap débordé. Mme de Lérins s’est approchée de la glace. Elle ajuste sur ses cheveux une élégante casquette marine. Tout en y piquant une longue épingle, elle me dit : « C’est gentil à vous d’être venu m’avertir. J’étais déjà réveillée, mais je vous attendais… J’ai vu peu à peu blanchir le hublot. Cela ressemblait à une espèce de lune bizarre et triste. C’était vraiment l’œil de la mer qui me regardait. Jamais je n’aurais osé me lever devant ce regard. Alors, j’ai allumé. Sommes-nous encore loin de Naples ? Tenez, me voilà prête, je n’ai plus qu’à me chausser.» Elle s’était assise au bord de son lit. De son pied nu, elle a lancé au bout de la cabine sa petite mule verte qui semblait avoir marché sur la mer.

Nous sommes montés sur le pont. L’aurore, à présent, avait envahi tout le ciel et toute la mer. J’en suivais la lumière grandissante sur le visage de Mme  de Lérins. La cité napolitaine se présumait vaporeusement sur l’horizon. Bientôt Naples allait apparaître dans la radieuse clarté matinale. Mme  de Lérins s’était allongée dans un large fauteuil d’osier. Je ne voyais qu’elle. Elle avait écarté son manteau. Sous sa robe, je suivais la ligne souple de son corps. Parfois elle me faisait remarquer une nuance du ciel ou de la mer, les grandes barques que nous croisions et dont les antennes inclinaient mollement leurs voiles pourprées ou couleur d’ocre. De temps à autre, Mme  de Lérins balançait son pied chaussé d’un soulier de toile blanche, son pied que je revoyais, vif et nu, lançant au loin sa petite mule verte, comme une offrande ironique à la lune marine du hublot.


15 juin. Sorrente. — Nous avons passé toute une semaine à Naples, puis, comme il faisait très chaud dans le port et qu’une forte odeur de soufre empestait l’air, nous sommes venus chercher ici un peu de fraîcheur.

L’Amphisbène est ancré devant la plage qui porte le nom comique de Cocumella. De là, nous partirons demain ou après-demain, pour continuer notre voyage. Notre prochaine escale, un peu longue, sera Palerme. Aujourd’hui, je vais passer la journée à revivre notre semaine napolitaine. À Naples, donc, nous avons mené une vie de promenades et d’excursions. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon y ont pris part assez souvent. Quant à Antoine, il n’est descendu à terre qu’une fois. Il se plaint et se lamente toujours. Cependant je trouve que son état s’améliore. Dans cette seule promenade qu’il a faite, il m’a demandé de l’accompagner. Il était à peu près cinq heures du soir. Sur le quai, nous avons pris une de ces voitures cahotantes que décore le titre pompeux de « carozella » et dont le cheval porte au frontail une plume de faisan. Dans cet équipage nous avons fait un tour à travers la ville, conduits par un grand escogriffe qui faisait claquer furieusement son fouet. Naples à cette heure est chaude et poussiéreuse, sans compter que son dur pavé de lave est plutôt éprouvant. Malgré cela, Antoine a très bien supporté cette épreuve. Au retour, comme nous descendions la via Toledo, il a fait arrêter la voiture pour faire quelques pas à pied. Tout en flânant, nous sommes arrivés devant un de ces magasins d’écaille et de corail comme il n’en manque pas ici. Elles sont amusantes, ces boutiques. Toutes les nuances de l’écaille, de la plus brune à la plus blonde, y sont représentées et on y trouve toutes les diversités du corail, du rouge le plus vif au rose le plus tendre. J’ai demandé à Antoine la permission de faire là quelques menus achats. J’ai acheté une liseuse pour ma mère et quelques petites babioles pour Mme Subagny et pour Mme de Lérins. Une assez belle fille nous montrait les objets à choisir. Antoine la regardait d’un air sournois et attentif. Quand nous sommes partis, il s’est brusquement retourné pour la voir encore. J’ai surpris dans son œil le regard brutal et convoiteur de l’Antoine d’autrefois. Allons, allons, le gaillard va mieux et je crois qu’il commence à reprendre goût à la vie !


Nous sommes montés, un matin, Mme  de Lérins et moi, à la Chartreuse de San-Martino. Pendant que notre voiture gravissait les pentes roides qui mènent à la Certosa, Mme  de Lérins semblait triste et absente. Nous avons fait presque tout le trajet sans parler, et nous nous sommes promenés silencieusement dans le vaste cloître ensoleillé… Mme de Lérins s’est arrêtée devant les deux têtes de mort, couronnées de laurier, qui ornent la balustrade du préau. Le petit musée, installé dans la Chartreuse, n’est pas arrivé à la distraire de sa mélancolie, malgré les cocasses souvenirs de la vieille vie napolitaine, malgré les portraits de comédiens et de pitres, les tableaux de scènes populaires, malgré l’étonnant carrosse où Victor-Emmanuel et Garibaldi firent à Naples leur entrée triomphale, malgré la délicieuse crèche aux cent figurines costumées et peinturlurées. Au moment où nous allions nous en aller, le gardien nous a fait signe de le suivre. Il s’est dirigé vers une fenêtre, qu’il a ouverte. Elle donnait sur un petit balcon.

Mme  de Lérins a poussé une exclamation de surprise joyeuse. Ce balcon était en suspens sur le vide ; accroché à la muraille à pic du vieux couvent, il dominait tout Naples, avec ses clochers, ses toits, ses maisons, ses places, ses rues, son port, Naples ensoleillée, mouvante, vivante, Naples dont le murmure profond et turbulent parvenait jusqu’à nous dans une rumeur sourde et lointaine. Au sortir de ce cloître aux têtes de mort laurées et de ce musée de figures peintes, de vieilleries, de poupées, cette vaste ville matinale, active, colorée était comme un appel à la vie. Mme  de Lérins s’était rejetée en arrière, comme prise de vertige, et les yeux fermés. Et j’ai été sur le point, à cette minute, de la saisir entre mes bras, de porter mes lèvres sur ses yeux clos, de mêler ma voix à cette rumeur humaine qui montait jusqu’à nous, et de lui dire enfin mon amour, mon tourment, mon espoir. Mais le gardien s’est rapproché et elle a brusquement quitté le balcon, tandis que je remettais à l’homme le pourboire qu’il attendait.


Pourquoi ne veut-elle pas m’écouter ? Pourquoi semble-t-elle ne pas vouloir entendre l’aveu de mon amour ? Hélas ! je tremble de trop comprendre les raisons de cette attitude. Il y a un sujet qu’elle ne veut pas me laisser aborder. Et il en est ainsi, hélas ! parce qu’elle est bonne, parce qu’il lui en coûte peut-être d’avoir à me désespérer, de me dire que jamais elle ne m’aimera, que jamais elle ne sera à moi. Mais alors, pourquoi est-elle venue sur ce bateau, pourquoi a-t-elle accepté de prendre part à cette croisière qui devait nous mettre côte à côte pendant de longues journées ? Pourquoi aussi, parfois, a-t-elle l’air de m’attirer vers elle par un geste, par un regard ? Et cependant, elle n’est ni cruelle, ni coquette. Je l’ai toujours trouvée franche et loyale. Si je lui déplaisais, elle ne m’aurait pas permis, depuis quatre mois, d’être le compagnon assidu de ses promenades. Parfois, depuis le commencement de ce voyage, il me semble qu’elle me considère avec une nuance particulière d’attention et d’intérêt. On dirait qu’elle m’observe, qu’elle m’étudie. Elle cherche à connaître mes goûts, mes idées sur la vie, ce qu’elle ne faisait jamais auparavant, où nous nous en tenions à un ton de camaraderie un peu superficielle. Qui sait, d’ailleurs, si elle s’est même aperçue de mon amour, de mon silencieux amour ?


J’ai reçu une lettre de Yves de Kérambel, qui m’annonce la mort de la tante Guillidic. La pauvre dame est trépassée le lendemain de mon départ pour Marseille. Il hérite d’une trentaine de mille livres de rente et d’un beau domaine en Algérie, dont l’étrange douairière avait caché soigneusement l’existence à son neveu. Le monde est vraiment plein de gens bizarres. Ma mère m’a écrit aussi une longue et tendre lettre. De son étroite vie provinciale, elle est heureuse de me savoir en ces beaux pays. Il en est un bien plus beau, ma mère, celui de l’amour et du bonheur, mais dans celui-là y entrerai-je jamais ? Suis-je de ceux qui parviendront à en forcer les portes d’or ?


Durant notre semaine napolitaine, nous sommes allés naturellement visiter Pompéi. J’ai été quelque peu déçu. Certes, Pompéi est un lieu unique en son extraordinaire conservation détruite, si l’on peut dire, mais Pompéi, il faut bien le reconnaître, est d’un pittoresque médiocre, avec ses rues régulières, que bordent des maisons pareilles. Certaines de ces maisons sont pourtant intéressantes et elles aident à évoquer les vies lointaines qui les habitèrent. Certaines sont encore ornées de fresques demeurées vivantes sous leur enduit préservé. L’une d’elles, celle des Vettii, garde encore un aspect presque intact, avec ses chambres peintes qui ouvrent sur une cour intérieure, plantée de fleurs gracieuses. Mais ce que j’ai le mieux aimé de tout Pompéi, c’est une fontaine. Elle est située à un petit carrefour. Elle se compose d’une simple cuve de marbre où l’eau se déverse par la bouche d’un masque sculpté. Je l’aime, cette fontaine, parce que j’ai vu Mme de Lérins se pencher sur elle et, d’un geste charmant, caresser le mufle usé de l’antique mascaron. Nous étions seuls à ce moment. Mme Bruvannes et Gernon s’étaient écartés de nous. Les Subagny étaient restés en arrière pour écouter les explications du gardien. Nous étions seuls. Le vieux masque semblait sourire sous la caresse de cette main légère.

J’ai profité de l’absence de nos compagnons pour emmener Mme  de Lérins du côté de la voie des tombeaux. Elle est à un des bouts de la ville et se perd dans les champs. Les monuments funéraires qui la bordent n’ont rien de bien remarquable, mais ils ont cette mélancolie qui manque tant aux ruines de Pompéi, ruines trop précises, trop sèches, trop didactiques. Aussi, de Pompéi, n’ai-je aimé vraiment que son humble fontaine et ses mausolées à demi détruits. Au soubassement de l’un d’eux, nous nous sommes assis, Mme de Lérins et moi. Avec sa robe aux lignes simples, avec son large chapeau de paille, garni d’épis de blé, elle était assez semblable aux petites Romaines des fresques. Comme elles, elle portait l’ombrelle ronde. Elle était assise à la même place où avaient dû s’asseoir plus d’une petite Pompéienne de jadis, qui maintenant ne sont plus qu’une pincée de cendre au creux d’un moule de lave ! Et je regardais avec tristesse la promeneuse d’aujourd’hui. N’est-elle dans ma vie qu’une image passagère que l’oubli recouvrira un jour ? La destinée ne nous a-t-elle réunis un instant que pour nous séparer à jamais ? Nous quitterons-nous comme deux étrangers dont les pas n’ont fait que se croiser une minute ? Nous serons-nous rencontrés à la fontaine du carrefour, à la fontaine que décore un masque ironique et fruste, à la fontaine dont la cuve vide ne reflète pas les visages, à la fontaine où l’on ne boit pas ? À cette pensée, mon cœur s’est serré d’angoisse. Et cependant, même s’il en devait être ainsi, aurai-je le droit de me plaindre ? Quoi qu’il arrive, n’aurais-je pas, au moins un instant, connu la figure de l’amour et du bonheur ?

Pendant que je songe ainsi, un lourd silence pèse sur la ville déserte. Seul le cri strident des cigales déchire l’air immobile. Ce sont comme mille petites limes de bruit qui travaillent invisiblement à disjoindre et à effriter les vieilles pierres. Soudain, l’innombrable concert semble se taire et nous entendons les voix proches de Mme  Bruvannes et des Subagny que domine le fausset de Gernon. Ils ne nous ont pas aperçus et s’éloignent dans une autre direction. Mme  de Lérins a souri. Puis nous nous sommes levés pour continuer nous aussi notre promenade.

Tout en rôdant à travers les voies pompéiennes, Mme  de Lérins et moi, nous avons parlé assez longuement de Gernon. Comme à moi, il lui apparaît ainsi qu’un étrange personnage. Ce savant est vraiment un être falot ! Depuis qu’il voyage sur le yacht de Mme  Bruvannes, ce vieux fou s’est avisé de dépouiller sa personnalité d’homme de science pour en revêtir une d’homme du monde. Au lieu de demeurer l’érudit qu’il est et qui serait, après tout, une compagnie supportable, car il a du mérite dans sa spécialité, il affecte de faire le gentil, le coquet et le galant. Oui, Gernon fait le joli cœur avec les dames. Ah ! si Feller voyait cela, quelle joie ce spectacle lui causerait et quel regard il aurait sous ses lunettes ! Et il faut voir comment Gernon s’acquitte de ce rôle. Les Subagny eux-mêmes, qui le connaissent de longue date, en sont stupéfaits. On leur a changé leur Gernon. Antoine moins patient et que Gernon agace, le rembarre assez rudement. La bonne Mme  Bruvannes, qui avait une sincère admiration pour les livres de Gernon, est un peu déconcertée de ses manières. Elle qui s’attendait, de la part du bonhomme, à des conversations instructives et sérieuses ! Elle qui se réjouissait de visiter les lieux fameux de l’antiquité en compagnie d’un homme compétent et informé ! De quelles galanteries saugrenues a-t-il su assaisonner cette promenade à Pompéi, où nous avons eu la chance, Mme  de Lérins et moi, de pouvoir nous isoler. Il est vrai qu’au retour il nous a fallu subir les madrigaux qu’il prodiguait et qu’il accompagnait de son rire aigu et satisfait.


Nous sommes retournés plusieurs fois au Musée, Mme  de Lérins et moi. Nous aimions errer parmi ce peuple de statues, mais toujours, invinciblement, nous revenions à la salle des bronzes. Par leur matière souterraine et brillante, ils nous charmaient, en même temps qu’ils nous fascinaient par le rythme de leur mouvement. La dernière fois où nous vînmes admirer la nocturne beauté de ces héros de métal, nous avions encore les yeux enivrés de leurs formes sombres, quand, en traversant une des galeries, nous fûmes attirés par la clarté d’une fenêtre ouverte. Elle donnait sur une cour violemment ensoleillée, fermée par un haut mur. Il y avait dans cette cour des débris de sculptures, des fragments de statues, et, au pied du mur, une rangée de grandes jarres en terre cuite, rouge et jaune. Bombées, pansues, on eût dit d’énormes fruits ou des œufs monstrueux. Et ce vieux mur, ces jarres d’argile gonflées au soleil me donnaient tout à coup, au sortir de ce réel et pur monde grec dont nous venions de quitter les nobles et solides fantômes de bronze, une brusque impression d’Orient et de Mille et une Nuits.


Durant cette semaine de Naples, nous avons retrouvé, Mme  de Lérins et moi, nos allures de camaraderie. Et cependant, cette sorte d’hypocrisie d’amitié me devient intolérable. Chaque jour, je me jure que c’est le dernier où j’accepte l’équivoque où nous vivons. Chaque jour, pourtant, je remets au lendemain l’aveu qui me brûle les lèvres, cet aveu dont j’ai imaginé cent fois la scène, dont je me suis répété cent fois les paroles, mais que j’hésite à prononcer, parce que je suis lâche, parce qu’un mot d’elle peut anéantir mes rêves. Pourtant, cette Naples voluptueuse et ardente devrait m’encourager, cette Naples où le soir, autour du yacht, l’amour vient chanter ses chansons au balancement des barques pleines de voix et de musiques.


L’autre soir, après le dîner, nous étions assis sous la tente, Mme  de Lérins, Antoine et moi. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon, fatigués d’une promenade au cap Misène, étaient allés se coucher. Antoine avait allumé un cigare. C’était le premier qu’il fumait depuis sa maladie et cet exploit le mettait de fort bonne humeur. Tout à coup, en lâchant une bouffée de fumée, Antoine m’a dit :

— Ma foi, tu avais raison, c’est un gentil garçon que notre second, Bertin. Je suis allé causer avec lui, cet après-midi. Mais quel drôle de type ! J’ai voulu lui faire raconter ses plaisirs napolitains. Ça doit aimer les femmes, ces marins ! Mais, bast ! celui-là ne me semble pas un coureur. Cependant il va presque tous les soirs à terre. Alors, je pensais qu’il prenait bien quelques petites distractions. Pas du tout. Ce brave Bertin se borne à se promener sentimentalement sur la Chiaia. Et comme je le taquinais sur sa continence, voici mon gaillard qui rougit jusqu’aux oreilles et qui finit par m’avouer qu’il est amoureux d’une petite cousine avec qui il est fiancé et que, depuis lors, il n’a pas regardé une femme. Comprends-tu cela, Julien ? Aimer une femme et s’amuser avec une autre, mais cela n’a jamais eu aucune importance. Faut-il que les hommes soient jobards pour se créer ainsi des complications inutiles ?

Avant que j’eusse pu répondre à Antoine, la voix de Mme  de Lérins s’éleva :

— Eh bien ! permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, cher monsieur Hurtin. Ces complications, comme vous les appelez, ne sont pas inutiles et M. Bertin n’a pas tort de respecter son amour. Cela prouve qu’il y a plus d’hommes délicats que vous ne pensez. Ainsi, moi, je connais des gens très capables de renoncer à un caprice qui s’offre à eux parce qu’ils ont pour quelqu’un d’autre un sentiment qui leur tient au cœur. Vous trouvez cela comique et ridicule, pas moi ! Je trouve cela gentil, très gentil, et si pareille chose se produisait à mon sujet j’en serais extrêmement touchée.

À cette déclaration de Mme  de Lérins, Antoine s’est mis à rire, d’un air goguenard et incrédule. Quant à moi, j’ai ri aussi pour cacher mon trouble. Mme de Lérins voulait-elle faire allusion à l’histoire de Mme  de Jersainville ? Mme de Jersainville lui a-t-elle raconté comment s’est terminée sa visite chez moi ? Ces pensées m’ont agité pendant toute la nuit.


Sorrente, 17 juin. — C’est notre dernière journée de Sorrente. L’Amphisbène doit lever l’ancre demain dans la matinée. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon sont allés faire une promenade en voiture et Mme  de Lérins s’est jointe à eux… Moi, je suis resté à bord. J’étais fatigué, nerveux. Au lieu de demeurer sur le pont, je suis descendu dans ma cabine. J’ai fermé les rideaux des hublots et je me suis étendu sur mon lit. Comme il faisait très chaud, j’ai fait marcher le ventilateur.

Cette sorte de petite hélice aérienne m’amuse. Elle est placée à un angle de ma cabine où elle bourdonne avec une activité inutile. Elle tourne éperdument. Elle ne procure même pas une réelle fraîcheur. Elle ne produit qu’une brise superficielle, factice. Elle est mobile et immuable. Le spectacle de sa vitesse m’intéresse et m’abrutit, me plonge dans une vague torpeur, m’hypnotise dans une pensée toujours la même. Il me semble que cette aile vibrante s’agite dans ma propre cervelle et je reste là, inerte, anéanti, stupide.

Il y a, en amour, de ces moments de prostration où le ressort de l’âme se relâche, se détend, où l’on voudrait ne plus songer à rien, où l’on accepterait les distractions les plus saugrenues. Instants de veulerie, de paresse, de lassitude, de découragement, où le but à atteindre vous paraît trop difficile, trop incertain. On voudrait trouver des prétextes de renoncement. On se dit que l’on a eu tort d’espérer. On voudrait se terrer dans quelque coin, perdre conscience de soi-même, devenir une chose insensible. Oh ! être cette aile de métal qui s’étourdit de sa vibration ou cette antique jarre d’argile qui, dans la cour du musée, se craquelait lourdement au soleil....

Ce ne sont pas seulement de tels souhaits qu’ils nous suggèrent, ces moments de cruelle dépression sentimentale. Ils nous donnent des conseils plus perfides et plus dangereux. Et si, une fois le but atteint, une fois notre vœu réalisé, nous nous apercevions que ce n’était pas là où nous devait conduire notre véritable destinée ! Si nous découvrions alors, tout à coup, que nous avons fait fausse route, que nous n’avons suivi que le plus décevant des mirages, que nous avons laissé la proie pour l’ombre !

Et soudain, vivement, inopinément, j’ai repensé à Madeleine de Jersainville. Pourquoi donc ai-je refusé ce qu’elle m’offrait, ce don naïf et spontané qu’elle me faisait d’elle-même ? Qui a raison d’Antoine ou de Mme  de Lérins ? Et puis, cette Madeleine de Jersainville, qui sait si je ne l’eusse pas aimée ? Quelquefois, le plaisir mène à l’amour. Certains caprices se changent en passion durable. Et voici que je me sens pris, pour cette femme à peine entrevue, d’un étrange désir rétrospectif. Mais bientôt j’ai compris que ce désir, ce n’est pas elle qui me l’inspire. Elle n’est qu’une image superposée, un léger fantôme voluptueux qui bientôt se dissipe et s’évanouit et à travers lequel apparaît Mme  de Lérins. Ah ! Laure ! Laure ! j’ai beau souhaiter l’oubli, j’ai beau créer des objections contre mon amour, me laisser aller aux insinuations de ma lâcheté, vous chercher des rivales passagères, c’est vous que j’aime de toute mon âme anxieuse, de tout mon cœur incertain.

Il était près de six heures quand je suis remonté sur le pont. Le soleil était moins ardent et l’air semblait s’être allégé. Comme Antoine était plongé dans un livre, je suis allé causer avec M. Bertin. Pourquoi le canot qui devait ramener à bord Mme  Bruvannes et Mme  de Lérins, les Subagny et Gernon tardait-il ainsi ? Je commençais à m’inquiéter, quand je l’aperçus, ayant quitté la terre et se dirigeant vers l’Amphisbène. Comme il accostait à l’échelle, Mme  de Lérins en riant m’a lancé, d’en bas, une grosse boule dorée que j’ai rattrapée au vol. C’était un énorme citron qu’elle avait cueilli durant sa promenade. Et je le considérais entre mes mains, fermé, mystérieux, odorant, comme une promesse de bonheur. Ô beau fruit d’or des Hespérides, si ton écorce trompeuse ne cachait qu’une cendre amère !


18 juin. En mer. — En quittant Sorrente, nous ne nous sommes pas arrêtés, comme nous le devions, à l’Île de Capri. Antoine, sans prendre l’avis de Mme Subagny ni de Mme  de Lérins, a donné l’ordre au commandant de faire route directement sur Palerme. La pauvre Mme  Bruvannes n’a rien osé dire, et il nous a fallu subir cette lubie inexplicable. D’ailleurs, Antoine, qui, depuis une semaine, semblait véritablement mieux, est, depuis deux jours, redevenu fort sombre et de fort méchante humeur. Il a l’air de nous en vouloir à tous. Alors, il nous a privés de Capri.

Pour ma part, j’avoue que cette privation m’est assez indifférente. Que m’importent quelques paysages de plus ou de moins ! Toutes mes pensées ne sont-elles pas prises par un seul songe ? Tous les aspects de la mer et de la terre ne valent pas pour moi ceux d’un visage. Antoine peut bien régler à sa guise les escales, ce n’est pas moi qui protesterai. Mme  de Lérins seule m’occupe.

Tout à l’heure, je la regardais. Elle était accoudée sur la lisse. Je contemplais la ligne souple de son dos, sa nuque fraîche sous l’ombre d’un grand chapeau, ses beaux bras nus hors des manches courtes et j’éprouvais, à la voir ainsi, une langueur inexprimable. Elle est restée longtemps immobile. À quoi réfléchissait-elle ainsi, pensive ? Deux matelots ont passé derrière elle, pieds nus, en leur costume de toile, et l’un d’eux s’est retourné pour lui lancer un regard naïvement admiratif. D’ailleurs, cette admiration, je la lis dans les yeux de tous les hommes de l’équipage, je la retrouve chez le gentil M. Bertin comme chez le grincheux M. Lamondon. On doit parler de Mme  de Lérins au carré des officiers, comme au poste des matelots. À cette idée, j’éprouve comme une espèce de gêne irritée. Et cependant cette attention universelle s’explique. Mme  de Lérins est la seule femme du bord. L’excellente Mme  Bruvannes est d’un physique et d’un âge canoniques. Mme  Subagny est dans le même cas. Il est donc naturel que l’image de Mme  de Lérins hante la pensée de tous ces hommes. Il est inévitable qu’ils commentent entre eux sa grâce et sa beauté. Inévitable, certes, oui, mais il n’est pas moins vrai que, presque sans m’en rendre compte, je suis jaloux de ces inconnus. C’est peut-être ridicule, mais c’est ainsi.

Et Antoine, ne suis-je pas aussi, par minutes, jaloux de lui ? Parfois ma vieille rancune se réveille sourdement ; je me souviens de ses procédés de jadis, de sa perfidie. Alors, je me demande si je ne suis pas dupe de quelque manigance de sa part. Pourquoi m’a-t-il raconté que c’était lui qui avait fait inviter sur le yacht Mme  de Lérins ? Pourquoi m’a-t-il présenté cette invitation comme une sorte de réparation de sa conduite passée ? Qui sait s’il n’est pas amoureux de Mme  de Lérins et si ses confidences ne sont pas un moyen de détourner mes soupçons ? Qui sait, aussi, si ce n’est pas à cause d’Antoine que Mme  de Lérins a accepté d’entreprendre ce voyage ?

Certes, en ce moment, Antoine est malade, mais il n’en est que plus influençable. Or, Mme  de Lérins est divorcée et rien ne prouve qu’elle n’ait pas le désir de refaire sa vie, qu’elle ne songe pas à se remarier un jour et à se remarier richement ? Antoine est un beau parti. Mme  Bruvannes est fort riche, et elle approuverait sûrement qu’Antoine se décidât à se ranger et à adopter une existence régulière que nécessite son état de santé. Et lui ne proclame-t-il pas bien haut le dégoût que lui inspire la vie qu’il a menée jusqu’à présent ? Et cependant, à certains moments aussi, toutes ces méfiances me semblent superflues. La veille encore de notre départ de Sorrente, il m’a tenu des propos qui m’ont paru alors significatifs et qui ne laissent guère lui supposer les projets que je lui prête.

J’étais allé le matin dans sa cabine pour prendre de ses nouvelles, car la veille, au soir, il s’était plaint d’être très fatigué. Je l’ai trouvé encore couché, avec sa figure des mauvais jours. Il m’a longuement reparlé de sa maladie et des changements qu’elle avait produits en lui. Aussi, s’il guérissait, il comptait vivre le moins possible à Paris. Il demanderait à sa tante Bruvannes de lui acheter une propriété en Touraine ou en Normandie. Là, il mènerait une existence strictement hygiénique. Je lui ai objecté que cette existence de cénobite, pour laquelle il n’était guère fait, lui deviendrait vite à charge et qu’il ferait bien mieux de vivre raisonnablement à Paris. À ces mots, il s’est presque mis en colère. « Décidément, je ne comprenais donc rien à son état. Je ne voyais donc pas qu’il était un homme fini, rasé, que, même s’il se rétablissait à peu près, il demeurerait une espèce d’infirme, tenu à toutes sortes de précautions. Certainement non, il ne resterait pas à Paris, sans pouvoir y plus rien faire de ce qu’il avait aimé. Paris, sans sports, sans théâtres, sans soupers, sans femmes, ah non ! par exemple ! Maintenant, tout cela lui était bien égal, mais en serait-il toujours ainsi ? Oui, pour le moment les femmes lui faisaient horreur. L’idée de toucher une peau, de tenir un corps entre ses bras lui était insupportable. »

Je l’ai écouté avec un certain plaisir. Il semblait sincère en parlant ainsi.


19 juin. En mer. — Nous avons longé la côte d’assez près. Elle est mollement et pittoresquement montagneuse et tombe presque à pic dans la mer. Çà et là, on aperçoit quelque petit port blotti à l’abri du rocher ou quelque village perché sur son flanc. Devant Amalfi, nous nous sommes arrêtés quelques heures, le temps de descendre à terre et de visiter l’antique cathédrale. À partir de Salerne, la côte s’abaisse et s’aplatit. La montagne s’éloigne du rivage et laisse à découvert des espaces marécageux. Ce matin, nous étions devant Pestum. Antoine, un peu rasséréné, a, de lui-même, proposé à Mme  de Lérins d’aller visiter les temples. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon manifestèrent l’intention de se joindre à nous, Gernon d’ailleurs sans enthousiasme. Les monuments de l’antiquité ne semblent nullement l’intéresser. Gernon est un homme de bibliothèque, un érudit en chambre.

Le canot de l’Amphisbène nous a déposés sur une grève grise et plate. Devant nous, à quelque distance, s’élèvent les Temples. Ils se détachent sur un fond de montagnes bleuâtres. Un petit chemin nous y conduit entre deux haies. Le lieu a un aspect insalubre et mélancolique. Le sol est humide ; l’air est lourd et fiévreux. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon s’avancent lentement. M. et Mme Subagny marchent, abrités par le même parasol. Mme  de Lérins et moi prenons les devants. Le soleil darde ; on respire une odeur de vase sèche et d’herbes chaudes. Des papillons voltigent, des mouches bourdonnent. C’est le seul bruit de cette solitude avec, derrière nous, le sourd déferlement de la vague sur le rivage désert et malsain. À mesure que nous approchons, les temples grandissent et dressent plus haut leurs colonnes de marbre jaune. Un sentiment de majesté, de vieillesse et de désolation émane de leurs ruines énormes qui conservent encore cependant une harmonie souveraine, un aspect monumental et victorieux. Parmi les dalles disjointes, à la base des colonnes, poussent de grandes acanthes qui recourbent la volute architecturale de leurs feuilles.

Devant cette morne magnificence, devant cette haute vision du passé, Mme de Lérins et moi nous nous sommes regardés silencieusement, tandis qu’au ciel lourd tourbillonne un vol de corneilles criardes que notre venue a dérangées. En vérité, je suis moins ému que je n’eusse cru le devoir être. Depuis trop de jours, je vis en présence de trop de beauté pour que les plus beaux spectacles m’en puissent distraire. Que les paysages étendent leurs lignes, que les villes m’offrent leurs aspects, que le ciel et la mer combinent leurs plus éclatantes couleurs, que ces temples dressent devant moi leurs colonnes et leurs frontons, ma pensée ne leur appartiendra pas tout entière. J’échappe à leurs prestiges, je résiste à leur attrait. Ô Pestum, refleurirais-tu tes mille roses elles ne vaudraient pas le contour de telle bouche, de telle bouche silencieuse et énigmatique !

Ô Laure, il n’est pas de pays qui vaille la grâce de ton visage ; il n’est pas d’architecture à qui n’équivaille la structure de ton corps charmant ; il n’est pas de couleur plus harmonieuse que la couleur de tes yeux. En vain, on déploierait à mes regards toutes les terres et toutes les mers, mes regards s’en détourneraient dédaigneusement à l’appel de ta voix. Ô Laure de Lérins, le bruit de ton pas, le frôlement de ta robe dans les herbes sont pour moi comme le murmure et le frisson des pas et des ailes de l’amour ! Mais, hélas ! l’amour, viendra-t-il jamais vers moi ou n’en conserverai-je dans ma mémoire qu’une trace fuyante et qu’un insaisissable écho ?


20 juin. Palerme. — L’Amphisbène est ancré dans la rade de Palerme. Ce matin, nous avons assisté à un véritable coup de théâtre. À l’heure du déjeuner, nous étions réunis dans la salle à manger. Seul, Gernon se faisait attendre. Antoine commençait à s’impatienter, car il avait faim, ce qui, malgré ses doléances, est un excellent présage. Mme  Bruvannes allait envoyer le stewart s’enquérir de ce que devenait M. Gernon, quand nous le vîmes apparaître sous les aspects d’un personnage extraordinaire dont la venue fut accueillie par une exclamation unanime. Certes, c’était bien M. Gernon que nous avions devant les yeux, mais un M. Gernon subitement transformé, comme si une fée des contes l’eût malicieusement touché du bout de sa baguette. M. Gernon ne portait plus son antique vareuse bleu-marine, ni ses pantalons de toile blanche. Il était vêtu d’un superbe complet vert dont la veste était ornée de brandebourgs de couleur pistache, et d’une culotte qui bouffait sur des bas de cycliste également verts et mouchetés de jaune. Au lieu de son redoutable casque colonial, il arborait un feutre émeraude de la plus pure forme tyrolienne, relevé d’une coquette plume de paon. À son cou était nouée une cravate jaune serin, du meilleur goût germano-napolitain.

Sous cet accoutrement M. Gernon avait un petit air modeste et satisfait et il recevait nos compliments avec une souriante majesté. Voyant le bon effet qu’il produisait, ce succès lui délia la langue et il nous apprit qu’il avait profité de son séjour à Naples pour renouveler un peu sa garde-robe. C’était là qu’il avait jeté son dévolu sur cette étonnante défroque, sans doute laissée par quelque touriste allemand. Ah ! M. Gernon s’entendait aux surprises. Tandis que nous le félicitions, avec une ironie dont il ne s’apercevait pas, sur sa nouvelle élégance, M. Gernon coulait de tendres regards vers la pauvre Mme  Bruvannes, qui faisait de son mieux pour dissimuler son embarras. Il était visible, d’après les mines de Gernon, que c’était à l’intention de Mme  Bruvannes qu’il s’était ainsi mis en frais. Après déjeuner, lorsque Gernon se fut retiré dans sa cabine pour y desserrer le nœud de sa belle cravate jaune qui l’étranglait, Antoine a taquiné sa tante sur l’amour qu’elle a inspiré à Gernon, car il prétend que Gernon est fort épris. Mme Bruvannes s’est défendue de son mieux, mais je me demande si, au fond, elle n’est pas flattée des hommages de ce vieux fou.


22 juin. — Mme  Bruvannes, qui est la bonté même, a proposé à Gernon et aux Subagny d’aller avec elle prendre le thé à la villa Igiea, pendant que Mme  de Lérins et moi nous visiterions les monuments et les curiosités de Palerme où nous ne resterons pas longtemps, car Antoine prétend que le séjour dans les ports l’ennuie et le fatigue. Ce qu’il aime, c’est la navigation en mer, les longues journées entre le ciel et l’eau, le doux balancement, la sourde trépidation du navire en marche. Il ne veut pas descendre à terre et nos promenades l’agacent, surtout quand Mme  de Lérins et moi ne les faisons pas en compagnie de Mme Bruvannes, des Subagny et de Gernon. Et cette mauvaise humeur indéniable d’Antoine envers tout ce qui me rapproche de Mme  de Lérins me rend mes soupçons à son égard. Quant à elle, elle montre pour Antoine assez peu de sympathie. Elle est avec lui polie et réservée, rien de plus.


23 juin. — Quelles singulières gens que ces Subagny ! Toute la vie de M. Jules Subagny a été dominée par un fait, et ce fait c’est que M. Subagny a ce que l’on appelle une « tête de médaille ». M. Subagny, en effet, a le visage fort régulier, le nez droit, les yeux grands, la bouche bien dessinée. M. Subagny ressemble assez à un éphore grec ou à un proconsul romain. Il a été fort beau et l’est encore. Cette beauté classique lui a valu, à vingt-deux ans, la bonne fortune d’être demandé en mariage par Mlle  Lebléru, la fille du grand entrepreneur de maçonnerie. Le jeune Subagny était pauvre et employé dans les bureaux de la ville de Paris. Mlle Lebléru n’était pas laide et elle était fort riche ; aussi, M. Subagny accepta-t-il l’aubaine qui s’offrait à lui. À partir de ce moment, M. Subagny n’eut plus d’autre occupation que celle de se laisser admirer. Mlle Lebléru, en l’épousant, réalisait son rêve de beauté masculine, mais ce rêve, elle entendait bien le rendre aussi durable que possible. Aussi M. Subagny fut-il astreint à un régime incessant et sévère, à des soins minutieux et quotidiens sous la surveillance impitoyable de l’attentive et amoureuse Mme Subagny.

Si Mme  Subagny faisait assez bon marché de sa figure et de sa taille à elle, elle imposait à son mari les pratiques d’hygiène et d’esthétique les plus minutieuses. Tout, dans la vie de M. Subagny, était subordonné à une seule obligation, celle d’être et de rester beau. Cette beauté physique de M. Subagny, Mme  Subagny l’épie d’heure en heure et, depuis quarante ans avec un inlassable intérêt depuis quarante ans, M. Subagny se soumet, docilement, aux exigences de sa situation. Il en a pris son parti et même il y a pris goût. Il accomplit strictement les prescriptions qui lui sont imposées. Il surveille sa nourriture, exerce ses muscles, soigne sa peau et ses cheveux d’après les recettes qu’il a recueillies auprès des spécialistes. Il les a tous consultés et de l’ensemble de leurs ordonnances, il s’est fait un code qu’il observe sans faiblesse et sans défaillances. D’ailleurs, Mme  Subagny est là pour le rappeler à l’ordre et pour le maintenir dans le respect des préceptes grâce auxquels M. Subagny peut toujours offrir à l’admiration conjugale sa magnifique « tête de médaille ».

Cette admiration a encore eu pour M. Subagny un autre effet. Le temps qu’il ne passe pas à sa conservation physique, il l’emploie le plus communément à faire reproduire, par tous les moyens connus, son effigie. Mme  Subagny le guide également dans cette occupation. M. Subagny est le meilleur client des peintres, des sculpteurs, des graveurs et des photographes contemporains. Le nombre de bustes, de portraits, de plaquettes, de clichés que l’on a exécutés d’après lui est invraisemblable. M. Subagny a été plus peint, modelé, reproduit qu’un président de la République ou qu’un acteur en vogue. Son iconographie est considérable et Mme  Subagny en est fière. Quant à M. Subagny il se prête avec plaisir à ces hommages rendus à sa personne. Il en a tellement l’habitude qu’instinctivement, même dans les circonstances les plus usuelles de la vie, « il prend la pose ». Le plus curieux c’est qu’en somme il n’a aucune vanité et qu’il est, au demeurant, le meilleur homme du monde. En soignant sa beauté il s’acquitte d’une fonction. Il s’en acquitte en conscience et sans fatuité. Que voulez-vous, physique oblige ! Il supporte patiemment les plaisanteries de l’insupportable Gernon. Ils ont été camarades de collège. Gernon en profite pour déclarer à Mme  Subagny que, dans ce temps-là, M. Subagny ne ressemblait pas du tout à un antique, tandis que lui, Gernon, attirait l’attention des mamans au parloir par l’exquise fraîcheur de son teint.


25 juin. En mer. — Enfin ! je lui ai parlé ! Elle sait maintenant mon amour ! Ce fut hier. Après nous être promenés, l’après midi, dans Palerme avec nos compagnons de voyage, nous les avons quittés, Mme  de Lérins et moi, pour monter jusqu’à Monreale. Pendant qu’ils retournaient au yacht nous avons pris une voiture pour faire cette course hors de la ville. On traverse d’abord un long faubourg populeux, sans grand caractère, où des polissons en guenilles nous saluent de leurs cris et de leurs gambades ; puis bientôt la route commence à s’élever en lacets. De belles verdures, de frais jardins la bordent, des villas pittoresques et baroques. Çà et là, le long du chemin, des fontaines coulent en des bassins d’un curieux style rococo. L’air est doux et tiède, un air un peu las, un peu langoureux, un air de fin de belle journée, tout chargé d’un parfum d’orangers en fleurs. Je regarde Mme  de Lérins assise à mon côté. Une brise légère agite faiblement le voile de gaze qui entoure son chapeau de grosse paille bise. Elle est très gaie aujourd’hui. Elle plaisante et rit, s’amuse de la cour comique que fait Gernon à Mme  Bruvannes. C’est ainsi que nous atteignons Monreale. La route débouche sur la principale place de la petite ville, et soudain l’on se trouve en face de la cathédrale.

Ses lourdes portes de bronze étaient ouvertes et nous avons pénétré dans l’immense vaisseau. Des mosaïques en couvrent les parois, et sa concavité forme une espèce de grotte merveilleuse, à la fois étincelante et sombre, toute luisante de vieux ors, hantée de personnages hiératiques. De temps en temps, Mme  de Lérins en désigne un au bout de son ombrelle. La vaste nef est à peu près déserte. Parfois on y distingue l’écho d’un pas, d’une voix, puis le solitaire silence retombe. Mme  de Lérins marche devant moi. Tout à coup je la vois se diriger vers une petite porte pratiquée dans l’épaisseur du mur ; elle la pousse de son doigt ganté avec une exclamation de surprise…

Il n’est pas grand, ce cloître où nous venons de pénétrer, mais il est exquis de proportions et d’un pittoresque barbare et délicieux avec ses colonnes sarrasines, incrustées de parcelles de mosaïques. Dans le carré que forment les galeries, des fleurs croissent en un désordre charmant. Quelques piliers sont élégamment enguirlandés. À un angle du préau, au milieu d’une vasque de marbre, s’élève, isolée, inutile, paradoxale, une colonne torse. Elle ne soutient rien. Pourquoi est-elle là ? Dans la vasque tarie figure-t-elle le jet de l’eau absente ? Elle a je ne sais quoi d’énigmatique que nous serions restés longtemps à contempler si nous ne nous étions aperçus que le cloître donnait sur une terrasse, une étroite terrasse d’où l’on découvre une vue admirable sur la Conque d’Or, sur Palerme, sur la mer.

Ah ! qu’elle était belle, cette heure, cette heure de paix, déjà presque crépusculaire, de lumière affaiblie et de parfums lointains ! Mais j’étais insensible à son charme, indifférent à ses attraits. Que me faisaient ces jardins étagés, cette plaine harmonieuse et odorante, cette ville, et cette mer limpide et bleue que bornait l’horizon ! Une seule pensée m’occupait tout entier : un être était auprès de moi en qui se concentraient tous mes désirs, vers qui allaient toutes mes aspirations et tous mes rêves. Et cet être, qui était là, à mes côtés, visible, tangible, peut-être ne serait-il jamais à moi ! Jamais je n’entendrais sa voix prononcer mon nom que comme celui d’un étranger. Jamais ma bouche ne toucherait ses lèvres, jamais mes mains n’étreindraient son corps. Elle ne me laisserait d’elle qu’une image fugitive parmi tant d’images qui déjà se sont enfuies ! Et les jours passeraient, comme avait passé cette journée.

Une pesante tristesse m’accablait. Je m’étais accoudé au parapet de la terrasse, en proie à une indicible mélancolie, et je sentais des larmes me monter aux yeux. J’entendais derrière moi le pas souple de Mme  de Lérins qui s’approchait. Je n’osais me retourner, quand je sentis une main se poser sur mon épaule. Je tressaillis et je levai la tête. Elle parut surprise du trouble de mon visage. Alors, je sentis soudain que le moment était venu de parler. J’avais pris la main de Mme  de Lérins et tout bas, comme un reproche, comme une prière, je répétais ce nom : Laure, Laure !

Elle n’avait pas retiré sa main et, doucement, elle m’attirait vers un banc qui se trouvait derrière nous. Quand nous fûmes assis, elle fit glisser ses doigts d’entre les miens pour arranger le voile de son chapeau. Déjà toute ma hardiesse momentanée était tombée et je demeurais silencieux, le cœur battant, la gorge serrée. Ce fut elle qui parla la première :

— Allons, remettez-vous, mon pauvre Delbray, je sais bien que vous m’aimez, mais ce n’est pas une raison pour être triste. Écoutez-moi plutôt au lieu de faire cette tête de victime. Je suis bien aise que nous abordions ce sujet, d’autant plus que je n’ai rien d’affreux à vous dire.

Elle s’était inclinée pour cueillir un petit œillet poussé dans le sable de l’allée. Le poids qui l’oppressait abandonna ma poitrine. Le paysage qui avait presque disparu renaissait à mes yeux. De nouveau j’eus l’impression de la douceur de l’air, de la présence des choses. De nouveau, je perçus l’odeur des fleurs. Mme  de Lérins reprit :

— Oui, mon ami, je sais que vous m’aimez. Je crois même que vous avez commencé à m’aimer du jour où vous m’avez rencontrée chez Mme  Bruvannes. Dès que je vous ai connu, j’ai constaté que je ne vous étais pas indifférente. Je vous avoue que, pendant assez longtemps, j’ai supposé que je vous inspirais seulement de la sympathie et de l’amitié. Or, c’était justement ce même sentiment que j’éprouvais pour vous.

Elle s’arrêta un instant de parler et lança par-dessus le parapet l’œillet qu’elle tenait à la main. Elle continua :

— Je m’aperçois, maintenant, et je m’en rends compte déjà depuis quelque temps, que votre amitié était de l’amour… Oh ! ne vous alarmez pas, cette idée ne m’est nullement désagréable ! Au contraire, et je voudrais pouvoir vous répondre quelque chose que vous attendez de moi sans doute. Oui, je voudrais pouvoir vous dire : « Mon cher Delbray, vous m’aimez, et bien, moi, je vous aime aussi ! » Malheureusement, cela, mon ami, je ne vous le dirai pas.

Elle s’exprimait avec netteté et fermeté. Son petit visage énergique et délicat se crispa légèrement. Elle fixa sur le mien un franc et clair regard :

— Non, Julien, quand je vous vois, je n’éprouve pas pour vous ce grand sentiment que l’on nomme l’amour. De cela, j’en suis tout à fait sûre. J’ai longuement réfléchi ; je me suis bien examinée. J’ai trop le goût de la franchise et de l’amitié pour vous mentir, pour vous donner de fausses assurances. Non, je n’éprouve pas d’amour pour vous, au sens romanesque du mot. C’est ainsi, je n’y puis rien, et il faut en prendre votre parti…

Je souffrais cruellement. De nouveau, je sentis ma poitrine pesante, ma gorge serrée, mes yeux humides. Ma détresse était infinie et s’accordait avec la mélancolie des lieux. Cette étroite et longue terrasse, avec son parapet de vieille pierre, avec son parfum de fleurs tristes, m’apparaissait comme le tombeau de mon amour et de mon espoir, et je murmurai, la tête basse :

— Ah ! Laure, Laure ! !…

Elle me répondit par un rire. J’aurais dû souffrir davantage, mais il me semblait que ce rire n’avait rien d’offensant ni d’hostile :

— Ne vous désolez donc pas ainsi, mon pauvre Delbray. Laissez-moi finir. Ah ! Voilà bien les hommes ! Quand ils aiment et qu’ils nous ont fait l’honneur de nous le dire, ils ne peuvent pas supporter que l’on ne leur tombe pas tout de suite dans les bras. Attendez donc un peu avant de vous lamenter. Si je ne vous aime pas, au sens où vous l’entendez, rien ne prouve que je ne change pas d’avis un jour.

Elle réprima d’un geste le cri de joie qui allait m’échapper et reprit gravement :

— L’amour, mon ami, est un sentiment singulier et ses façons sont diverses. Tantôt il naît, avec toutes ses forces, tantôt il ne les acquiert que lentement. Pourquoi, Julien, la sympathie que j’ai pour vous ne deviendrait-elle pas de l’amour véritable ? Ne comprenez-vous pas que c’est en cette pensée que j’ai accepté l’invitation de Mme  Bruvannes, que j’ai souhaité de vivre auprès de vous dans une intimité quotidienne ? N’est-ce pas parce que mon amitié pour vous m’a paru susceptible de devenir un sentiment plus vif que j’ai voulu vous donner des chances d’opérer en moi cette transformation ? À vous, Julien, de me gagner peu à peu à votre cause. Ne suis-je pas déjà disposée en votre faveur par l’amour que vous m’avouez ? Oui, je sais que vous m’aimez, mais je veux savoir aussi comment vous m’aimez, et si je pourrai réaliser, moi, votre désir. Nous avons tous deux quelque chose à apprendre de nous-mêmes. Tentons sagement l’expérience. Si elle est favorable, si elle se détermine en ce que vous souhaitez, je me donnerai à vous joyeusement et sans me marchander. Je ne vous importunerai pas de conditions et de délais. Je ne vous proposerai pas le traquenard du mariage et je serai votre maîtresse autant que vous voudrez… Mais nous ne nous connaissons pas. Julien, apprenons à nous connaître.

Elle s’arrêta un instant, puis me tendit la main en se levant du banc :

— Tout cela, j’aurais pu le faire sans vous en prévenir : j’aurais pu vous étudier en secret et vous observer en silence, mais j’aime les situations franches. Et puis, je vous voyais malheureux. Et maintenant partons ; il sera tard quand nous arriverons au yacht.

J’ai longuement baisé la main de Laure. Durant tout le trajet, je l’ai tenue entre les miennes…

Ce soir, la mer est calme. Palerme décroît derrière nous dans la nuit qu’elle illumine de ses feux scintillants. Je pense au long faubourg, à la montée de Monreale, à sa cathédrale, à son cloître étroit bordé de colonnes sarrasines, à sa terrasse fleurie et crépusculaire. L’Amphisbène a levé l’ancre après le dîner. De l’avant du yacht, je regardais la manœuvre. La longue chaîne s’enroulait au cabestan à vapeur et rentrait peu à peu dans les écubiers. L’ancre est apparue, énorme, ruisselante, couverte d’algues suspendues. J’ai vu en elle un symbole d’espérance. Maintenant le navire file rapidement sur les flots sombres aux ondulations insensibles. Je suis revenu au salon où tout le monde est réuni. Mme Bruvannes et Gernon jouent aux échecs. M. Subagny, sous le regard admiratif de sa femme, prend la pose. Antoine fume son cigare. Laure est étendue sur une chaise longue. À quoi pense-t-elle ? Songe-t-elle, elle aussi, au petit cloître sarrasin et à la terrasse assombrie ? Qu’attend-elle de moi maintenant ? Que vais-je lui dire ? Mes pauvres paroles seront impuissantes à lui exprimer mon amour. Il me faudrait une éloquence que je n’ai pas. Comment lui faire comprendre la profondeur du sentiment que j’éprouve pour elle ? Comment lui traduire les songes qu’elle me suggère, la convaincre de la place qu’elle occupe dans ma vie ? Ah ! heureux ceux qui savent donner une forme à leurs pensées, qui ont à leur disposition la musique des couleurs et l’harmonie des lignes. Comme j’envie les doigts agiles d’un Jacques de Bergy ! Mais moi, hélas ! je ne suis ni peintre, ni sculpteur, ni poète, ni musicien, je n’ai même pas à ma disposition l’humble flûte dont jouait le vieux Feller, sous les fenêtres de sa comtesse polonaise….


2 juillet. En mer. — Voici juste un mois que nous avons quitté Marseille et nous sommes en route pour Malte. Depuis la journée de Monreale, je vis dans une sorte de fièvre, dans un rêve inquiet et ravi. La même vie a continué à bord. Les mêmes petits faits s’y sont reproduits régulièrement. Antoine a toujours les mêmes sautes de santé et d’humeur. Tantôt il semble presque bien, tantôt il retombe dans son hypocondrie. Alors il déblatère contre son existence passée, il peste contre ses folies, s’irrite contre les conséquences déplorables qu’elles ont eues pour lui. Il affiche son mépris des femmes, son dégoût pour tout ce qui le passionnait jadis. D’autres fois, il est tout à l’espoir de sa guérison. Il est gai, il plaisante ; il taquine la pauvre Mme  Bruvannes sur la cour que lui fait Gernon. Il menace Mme  Subagny de détourner M. Subagny de ses devoirs conjugaux, à la première escale. Il est presque galant avec Mme  de Lérins.

Autour de nous les heures passent dans leur ordre accoutumé. Rien de plus monotone que la vie marine. Tout s’y accomplit avec la même ponctualité depuis, le matin, le lavage du pont à grande eau, jusqu’au coup de sifflet qui, au coucher du soleil, donne le signal d’amener les couleurs. Chaque soir ainsi je vois s’abaisser le pavillon et descendre le long du mât la flamme triangulaire où, sur un fond rouge, se contourne un Amphisbène d’or. Puis la nuit vient. Les quarts se succèdent. Les feux de position sont allumés. Je descends dans ma cabine, à moins que je ne préfère m’étendre sur le pont. Partout, toujours, une seule pensée m’occupe.

Ah ! cette pensée, comme elle me tourmente en sa parfaite simplicité ! Elle se résume en quelques mots : me faire aimer de Laure. Ces mots prononcés me mettent en présence du problème le plus difficile, le plus inextricable. Me faire aimer ! Mais quels moyens employer pour y réussir ? Alors, ma pensée vagabonde, s’agite, se disperse en mille solutions, se perd en hypothèses et finit toujours par revenir sur elle-même. Se faire aimer ! Ah ! tous ceux qui ont aimé me comprendront, partageront mes angoisses, angoisses douloureuses et délicieuses à la fois. Que de projets insensés j’ai faits ainsi, quels événements impossibles j’ai souhaités ! Jamais je n’ai plus vivement regretté d’être ce que je suis. Jamais je n’ai eu plus honte de moi-même. Jamais je n’ai appelé plus avidement à mon aide les Dieux et les Génies. Jamais je n’ai désiré plus avidement le coup de baguette transformateur. Oui, pourquoi suis-je moi ? Pourquoi ne suis-je pas un autre, plus beau, plus jeune, plus séduisant ?

L’autre jour, nous avions quitté la rade de Syracuse et l’Amphisbène avait mis le cap sur Porto-Empédocle, d’où nous devions aller à Girgenti. Comme nous sortions du détroit de Messine, une forte houle s’est déclarée qui nous a pris par le travers. Le yacht s’est mis à rouler sensiblement. Mme  Bruvannes, les Subagny, Gernon, qui n’ont pas le pied très marin, se sont réfugiés dans leur cabine. J’apercevais Antoine monté sur la passerelle pour causer avec le commandant. Mme  de Lérins et moi, nous étions restés sous la tente. Parfois, le vent faisait claquer un pan de la toile. Nous recevions au visage un souffle ardent et chaud. Le voile de Laure s’agitait. Une mèche de sa coiffure s’échevelait, qu’elle rajustait avec impatience. Puis, elle sortit de son sac à main un petit miroir, qu’elle laissa tomber sur ses genoux, d’où il glissa sur le pont. Je me suis baissé pour le ramasser et, en le lui rendant, j’y ai aperçu mon image.

Oh ! ma pauvre image, comme je l’ai détestée à ce moment ! Je n’ai cependant jamais été fat et je ne pensais guère auparavant que, pour un homme, plus ou moins de beauté pût avoir une importance quelconque. Ce visage, qui est le mien, je n’ai jamais songé, jusqu’à présent, à m’en réjouir ou à m’en plaindre. Il me paraissait suffisant et sans intérêt. Je l’ai laissé commencer à vieillir sans me préoccuper de lui. Mais maintenant quel amer regret je ressens à le considérer ! Ah ! pouvoir rajeunir, être séduisant, être beau ! Et cependant, tandis que j’éprouve ce sentiment, j’en constate le ridicule et l’enfantillage. Malgré cela, je ne puis m’empêcher de penser ainsi. Être beau ou être puissant, et pourtant, ni la beauté, ni la puissance ne font que l’on soit aimé. L’amour tient à des lois mystérieuses, à des attractions illogiques et inexplicables. Aurais-je le profil d’Antinoüs, la puissance de Napoléon, la richesse de Crésus, rien de tout cela ne me donnerait la certitude que je souhaite. Non, des pauvres, des infirmes, des humbles ont été passionnément aimés. Il y a des êtres que tout semblait éloigner de l’amour et que l’amour a magnifiquement favorisés.

Et toujours, j’en reviens à ce problème : comment me faire aimer de Laure ? Comment convertir en amour ce sentiment d’estime et d’amitié qu’elle a pour moi ? Comment opérer la transmutation magique ? Par quelle merveilleuse alchimie extraire le diamant du charbon ? Je suis comme quelqu’un qui se trouverait en présence d’un miracle à accomplir, et, pour le produire, ce miracle, je n’ai que mon amour. C’est lui qui doit convaincre Laure, ou, au moins, incliner vers moi sa pitié.

Sa pitié ! Hélas ! n’est-ce point peut-être là tout mon espoir ! Quand elle aura compris mon amour peut-être s’en laissera-t-elle toucher ? Qui sait même si elle ne la poussera pas, cette pitié, au point de me laisser croire qu’elle m’aime ?


En mer. Même date. — La nuit dernière, j’ai fait ce rêve. C’était dans des années… J’étais très vieux, très vieux, infiniment vieux. De cette vieillesse, je me rendais compte, je ne sais comment. J’habitais, dans une ville dont je ne sais pas le nom, une vieille, une très vieille maison. Tout cela, dans mon esprit était lointain, vague, indécis, mais cette ville devait être au bord de la mer. Oui, cette ville était au bord de la mer. On y respirait une odeur de sel et d’iode, et, dans cette odeur, dans cette iode, dans ce sel, mon corps était conservé, macéré, durci, comme le corps d’une antique momie. L’atmosphère que l’on respirait dans cette ville était opaque et trouble. Parfois, on entendait la mer déferler, puis il y avait de grands silences. Parfois aussi on entendait la sirène lointaine et rauque de quelque bateau invisible.

Je vivais là solitaire et reclus. Jamais je ne sortais de ma chambre, et cette chambre était très vieille, très délabrée. La tenture était déchirée et, à certains endroits, pendait en lambeaux le long du mur. Cette chambre était bizarrement meublée de meubles disparates. Elle contenait des objets hétéroclites et singuliers dont j’ignorais la provenance. Sur une table sans tapis et dont le bois était extraordinairement vermoulu étaient placés des modèles de bateaux. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes. L’un d’eux représentait le bateau avec lequel je jouais lorsque j’étais enfant, sur le bassin des Tuileries. Auprès de celui-là s’en trouvait un autre, plus grand. Sur une pancarte placée à l’arrière était écrit : l’Amphisbène. La coque de ce jouet, peinte en vert et en blanc, était toute craquelée, toute couverte de mousses et d’algues, toute incrustée de coquillages, comme une épave longtemps sous-marine. Je passais de longues heures à regarder ce navire minuscule. Parfois je le prenais sur mes genoux et le berçais d’une houle imaginaire. Je l’enveloppais du pan de la longue robe de chambre à fleurs dont j’étais vêtu, et dont les amples plis flottaient autour de mon corps maigre et voûté.

C’est dans cet accoutrement que je rôdais à travers les chambres toujours désertes de cette maison retirée. Souvent j’allais jusqu’au haut de l’escalier. Là, je me penchais sur la rampe et je prêtais l’oreille. J’attendais quelqu’un. Soudain la sonnette retentissait, une sonnette lointaine et fêlée. Un pas résonnait dans le corridor et je voyais apparaître le vieux Feller. Il était encore beaucoup plus vieux et plus courbé que moi, mais, en dépit des années, il avait conservé sa figure rose et ses yeux bleus. Comme moi il était accoutré d’une robe de chambre à fleurs et portait une flûte sous le bras. Feller s’asseyait auprès de moi, sur un canapé dont les ressorts usés gémissaient, puis il tirait de sa poche une médaille d’argent et la posait avec soin sur un guéridon placé devant nous. Je me penchais pour la regarder. Sa face présentait l’effigie d’une très jolie femme coiffée à la mode du second Empire. Alors Feller portait sa flûte à ses lèvres et se mettait à jouer un air sautillant et saccadé. Et cet air je le reconnaissais. C’était celui qui plaisait jadis à cette comtesse polonaise dont Feller était amoureux. Moi, je l’écoutais avec un vif sentiment de honte et d’infériorité. Hélas ! je n’avais pas dans ma poche de belles médailles, je n’avais pas de flûte, je ne savais aucun air, et cependant, comme Feller, j’avais été jeune et amoureux. Mais lui, il avait été aimé, tandis que moi… Et de longues larmes coulaient sur mes joues… À ce moment, je me suis réveillé ; l’aube blanchissait ma cabine. Les matelots lavaient le pont du yacht à grande eau et l’eau ruisselait en cascade devant la vitre de mon hublot…


5 juillet. La Valette. Île de Malte. — Nous sommes à Malte. Antoine a été repris subitement de ses goûts sportifs, ce qui est un grand signe de l’amélioration de son état, et il va, l’après-midi, voir les officiers de la garnison anglaise jouer au polo. À peine étions-nous arrivés que l’un d’eux, M. Lewis Burton, s’est présenté sur l’Amphisbène.

Antoine avait connu ce M. Burton à Deauville, il y a deux ans. C’est un grand garçon sec, anguleux, distingué. Il a emmené Antoine à son club, qui est installé fort confortablement dans une des anciennes « auberges » des chevaliers. Cette « auberge » est un grand palais construit à l’italienne et qui ne manque pas d’allure. M. Burton nous en a fait fort aimablement les honneurs. Pour remercier messieurs les officiers de leurs politesses, il y a eu, ce soir, un dîner à bord de l’Amphisbène. M. Burton et quelques-uns de ses camarades étaient les hôtes de Mme  Bruvannes. Pendant le dîner, Antoine a été fort gai. Mme  Bruvannes était enchantée. Les Subagny ont représenté fort dignement la haute industrie française. Gernon a été convenable et a mangé prodigieusement. Il commence à engraisser et à prendre un petit ventre rondelet. Les jeunes officiers anglais considéraient avec une certaine sympathie ce personnage à la Dickens. Quant à Laure, elle était délicieuse. Elle portait une robe de soirée, décolletée. C’est la première fois que je vois ses épaules nues. Après dîner, Antoine lui a fait de vifs compliments sur sa toilette. Elle a ri et s’est retournée vers moi d’un air tendre.


6 juillet. — Gernon s’est enfermé dans sa cabine pour préparer un article de revue. Les Subagny sont allés avec Antoine au Polo. Mme  Bruvannes est restée à lire. Mme  de Lérins et moi, nous sommes partis pour faire une promenade dans l’île.

On trouve à La Valette d’amusantes petites voitures couvertes d’un toit de toile, avec des rideaux que l’on ouvre ou ferme à volonté, et dont les chevaux vifs et nerveux grimpent allègrement la pente roide qui conduit du port à la ville. Elle est curieuse, cette ville, avec ses grandes « auberges », ses boutiques, à la fois très italiennes et très anglaises. Les Maltaises y portent encore la bizarre coiffure nommée « faldetta » qui leur enveloppe la tête comme d’une conque d’étoffe. Ce fut à travers ces rues que nous gagnâmes l’antique poterne par où l’on sort de La Valette.

Cette poterne s’ouvre dans les murailles qui, de ce côté, dominent un profond ravin. Aussitôt nous voici en pleine campagne. Le paysage est d’une assez sèche aridité. Au loin, la mer étincelle sous le soleil. Nous avons laissé le cocher libre de diriger notre promenade. Il nous a annoncé, en mauvais anglais, qu’il nous menait à San Antonio.

Nous sûmes bientôt que San Antonio est un des villages de l’Île. Il n’a guère d’autre intérêt que de contenir un assez beau jardin. Ce jardin est planté dans un pli de terrain qui l’abrite des vents du large. D’étroits canaux en entretiennent la fraîcheur, et les fleurs y poussent en abondance. Le dimanche, on fait là de la musique, et les habitants de La Valette s’y rendent en parties pour écouter le concert et pour se promener dans les allées. Aujourd’hui, le jardin est à peu près désert. Laure et moi y avons erré assez longtemps. Il me semble maintenant que je puis mieux lui dire ce que je ressens pour elle. Certes je suis incapable de lui peindre mon amour dans toute sa vérité, mais peut-être au moins en entrevoit-elle la profondeur ? Elle m’écoute avec attention et bienveillance, avec sérieux. Elle m’écoute lui raconter ma vie et lui dire quelle place elle y a prise, comment elle en est devenue la pensée constante, comment tout a disparu devant elle, comment tout en moi l’attendait.

On a décidé, ce soir, qu’en quittant Malte l’Amphisbène se dirigerait vers l’Île de Crète et que l’on visiterait ensuite quelques-unes des Cyclades. Antoine a fort galamment demandé à Mme  de Lérins si cet itinéraire lui convenait. Laure a acquiescé au projet.


En mer. 10 juillet. — La mer s’est calmée et je puis de nouveau reprendre le gros cahier de Neroli.

Nous avions quitté Malte par un très beau temps et nous étions déjà à plus de mi-chemin de Candie, quand nous avons été assaillis par un coup de vent d’une extrême violence. Cela s’est déclaré subitement. Vers neuf heures du soir, la mer est devenue brusquement très mauvaise et l’Amphisbène a commencé à subir un fort roulis. Mme  Bruvannes, les Subagny et Gernon n’y ont pas résisté longtemps et ont regagné en toute hâte leurs cabines. Antoine n’a pas tardé à les suivre et Mme  de Lérins s’est retirée également avec un peu de migraine. Comme il ventait d’une façon assez désagréable, je suis descendu aussi me coucher. J’étais dans mon lit, tâchant de m’endormir, quand je m’aperçus que le roulis augmentait considérablement. À ce moment, on est venu fermer les obturateurs des hublots. Décidément, la nuit s’annonçait mal. De lourds paquets d’eau déferlaient, le vent ronflait avec fureur ; je tâchai en vain de m’endormir. Bientôt le vacarme redoubla. C’était une véritable tempête qui se déchaînait. Les meubles entrèrent en danse. Deux chaises se mirent à valser au milieu de ma cabine. Un des tiroirs de ma commode, que j’avais oublié de fermer, dégringola sur le tapis, éparpillant les mouchoirs et les chaussettes. L’Amphisbène devenait une sorte de maison hantée, pleine de gémissements bizarres et de bruits étranges.

J’ai voulu voir comment Antoine supportait ce branle-bas, et je me suis dirigé, non sans peine, vers la cabine qu’il occupe. Il était couché dans son lit, un livre à la main, mais il faisait assez piteuse mine. Il semblait anxieux sur la durée de l’épreuve que nous subissions. Avouerai-je que je ne fus pas fâché de son inquiétude. Depuis le soir du dîner à Malte, j’étais un peu agacé des prévenances nouvelles qu’il manifestait pour Laure. Ces prévenances réveillaient mes vieilles préventions. Je n’aimais pas à retrouver en lui l’Antoine avantageux de jadis. Je préférais l’Antoine abattu et gémissant avec lequel je m’étais réconcilié. Aussi le regard angoissé qu’il me jeta en me demandant si je croyais que le mauvais temps durerait ainsi toute la nuit, me redonna-t-il de l’amitié pour lui. Je le rassurai. La Méditerranée est une mer capricieuse. Elle s’irrite aisément et se calme de même. Nous n’avions connu jusqu’alors que ses sourires, il était juste que nous lui pardonnassions ses incartades. En disant cela, je fais tous mes efforts pour conserver mon équilibre.

En sortant de la cabine d’Antoine, je pénétrai dans celle de Gernon. Le pauvre Gernon était très abattu. Accroché à un porte-manteau son mirifique complet vert faisait de grands gestes et se balançait comme un épouvantail, sous le chapeau tyrolien qui projetait des ombres bizarres et mouvantes. Gernon m’interrogea avec anxiété. Les circonstances nouvelles de son périple avaient calmé son enthousiasme maritime. Recroquevillé dans son lit, il semblait s’être ratatiné et avoir perdu le commencement d’embonpoint que lui avait valu la table de Mme  Bruvannes. En réalité, il était terrorisé. Son fausset exaspéré décelait le trouble de son âme. On allait sûrement couler. Il entendait des craquements sinistres. La coque une fois disjointe, on irait au fond de l’eau. Comment avait-il eu l’idée de prendre part à ce maudit voyage ? Et le pauvre Gernon se lamentait d’une voix aigre qu’entrecoupait le choc régulier des lames contre les flancs du yacht. La terreur le rendait presque éloquent. Il se comparait à Ulysse, et la catastrophe qui nous menaçait lui rappelait les naufrages antiques. Il se voyait déjà cramponné à quelque épave, ballotté par les flots et jeté sur une plage inhospitalière. Au moins avait-on des ceintures de sauvetage et des bouées de secours ? Saurait-on seulement construire un radeau ?

Sans prévoir ces extrémités, il était évident, néanmoins, que la mer devenait de plus en plus mauvaise. Les oscillations du roulis se faisaient plus brusques et plus profondes. Dans le tapis, des dépressions subites se creusaient sous mes pas, alternant avec des soulèvements inattendus. Je parvins ainsi jusqu’à la cabine de Mme  Bruvannes. Comme la sienne, celles des Subagny étaient closes. Au bout du couloir, je m’aperçus avec surprise que la cabine de Mme  de Lérins était ouverte. La porte, qu’elle avait oublié de fixer au crochet, battait violemment. Peut-être Laure était-elle incapable de se lever pour fermer cette porte ? Je m’approchai discrètement. L’électricité brillait. J’appelai Mme  de Lérins. Aucune voix ne me répondit. J’avançai la tête. Le lit était vide. Laure était-elle donc montée sur le pont ? Quelle imprudente !

Avec peine je retraversai le couloir, en me tenant à la main-courante, et je grimpai l’escalier. Une des deux portes qui donnent sur le pont était solidement verrouillée. Je poussai l’autre de toute ma force. La pesée du vent m’offrait une réelle résistance. À peine dehors, un souffle violent, mêlé d’embruns, me heurta et m’aspergea le visage. Le yacht roulait sur une mer démontée qui s’agitait en sombres masses blanchies d’écumes. Le ciel était sans un nuage, d’un azur noir, lointainement étoilé. C’était vraiment un spectacle magnifique que cette fureur de la mer par une nuit pure. Peut-être Mme  de Lérins s’était-elle réfugiée au salon ? Je me dirigeai de ce côté. Le salon était obscur et vide. Laure n’était pas non plus sur le pont arrière. On avait enlevé les toiles de la tente. Une grosse lanterne japonaise oubliée, et que le vent avait mise en lambeaux, se démenait comme un oiseau captif au bout d’un fil.

Sur la passerelle, le timonnier, les deux mains à la roue du gouvernail, surveillait la boussole dans l’habitacle. Auprès de lui, le commandant, M. Lamondon, examinait la mer d’un œil attentif. M. Lamondon n’avait vu personne. Je commençais à être inquiet, quand une pensée me traversa l’esprit. Mme  de Lérins était probablement chez Mme  Bruvannes. Cette supposition me soulagea. Comme j’étais étourdi de vent et de roulis, et comme j’allais entrer pour me reposer un peu dans la chambre des cartes, dont l’abri vitré se trouvait là, je fus accueilli par un gai éclat de rire. Mme  de Lérins était étendue sur le divan et fumait paisiblement une cigarette :

— Eh bien ! mon cher, vous ne me faites pas de compliments. Avouez pourtant que j’ai le pied marin ! Quelle bourrasque ! Alors, comme je m’ennuyais dans ma cabine sans pouvoir dormir, je suis venue m’installer ici. Allons, asseyez-vous près de moi, mais ne me regardez pas, car le vent m’a plutôt décoiffée !

Elle me faisait place sur le divan, en remontant ses petits pieds, nus dans leurs mules de cuir vert. Ses beaux cheveux, aux nattes desserrées et ébouriffées, croulaient lourdement sur sa nuque. Sa robe, mouillée par un embrun, collait à l’un de ses genoux. Elle exhalait une odeur tout à la fois marine et voluptueuse. C’était le parfum de la Sirène ! Je m’étais assis auprès d’elle et je lui pris la main :

— Mais vous êtes trempée, Laure !

Elle se mit à rire :

— Ça, c’est vrai J’ai reçu un fameux paquet d’eau en arrivant sur le pont et j’ai été arrosée d’une belle façon. J’ai même reçu là ma première gifle, mais la mer ne me fait pas peur. J’ai déjà traversé deux fois l’Atlantique, en allant en Amérique et en en revenant. J’ai vu mieux, à la hauteur de Terre-Neuve. Ici, ce n’est qu’un petit coup de vent de rien du tout. Et puis sentez comme il fait tiède et doux. J’ai trop chaud.

Elle écarta l’écharpe dont elle était enveloppée. Elle portait une robe en étoffe légère et presque transparente et qui laissait deviner la forme de son corps. La mule verte se recourbait gracieusement à son pied nu. Au dehors, le vent soufflait avec brutalité, la mer se gonflait de lames furieuses. Cette violence des éléments contrastait singulièrement avec la fragile et délicate beauté de Laure. Ah ! que j’eusse voulu la prendre dans mes bras, la serrer sur mon cœur ! Et brusquement je tendis les mains vers elle en m’écriant :

— Oh ! Laure, Laure, comme vous êtes belle et comme je vous aime !

Si jamais dans ma vie je fus éloquent, si jamais j’ai pu exprimer tout l’amour que contient un cœur d’homme, ce fut cette nuit-là, dans cette étroite logette balancée par la houle ! Parfois, le tumulte du vent était si fort qu’il dominait mes paroles. Alors, Laure s’inclinait doucement vers moi pour m’entendre. À ces moments, elle soulevait sa tête du coussin de cuir sur lequel sa nuque reposait. Elle se penchait en avant. Elle semblait m’écouter avec plaisir. J’étais enivré de ma propre passion. Je lui en disais les racines profondes et l’épanouissement soudain. Je lui disais l’admiration que sa présence m’avait immédiatement inspirée. Je lui avouais enfin tous les pauvres secrets de mon âme et de ma vie.

Ah ! quel soulagement j’éprouvais, après tant de semaines d’hésitation et de silence, à lui parler librement et ardemment ! Certes, c’eût été pour moi un immense bonheur si le mot que, sur la terrasse de Monreale, elle ne m’avait pas fait prévoir comme impossible, était sorti de ses lèvres. Oui, c’eût été pour moi une indicible joie de la saisir dans mes bras et de poser ma bouche sur sa bouche. Mais l’amour doit savoir être humble et patient. À travers mes espérances, c’est à elle de comprendre mes désirs.

Laure m’écoutait d’un visage attentif et souriant. Pendant ce temps la tempête redoublait. L’Amphisbène, soulevé par de hautes et rudes vagues, retombait lourdement. Je m’étais tu et j’avais repris la main de Laure entre les miennes. La main de Mme  de Lérins était glacée. Par la porte, une fraîcheur subite pénétrait dans la chambre des cartes. L’aube, sans doute, était proche. Laure frissonna légèrement et ramena sur ses épaules l’écharpe dénouée. D’elle-même, elle porta sa main à mes lèvres et se leva du divan :

— Je crois, mon ami, qu’il serait plus sage de regagner nos cabines. Mais, avant de descendre, allons voir ce que dit le commandant.

Elle s’appuyait à la paroi de la chambre pour résister au roulis et elle me précéda sur la passerelle. J’avais jeté sur elle un plaid oublié sur le divan et je l’en enveloppai. Une fois dehors, mes oreilles s’emplirent des bourdonnements du vent. Sa poussée nous fit chanceler. Instinctivement, Laure s’était appuyée sur moi. Ce contact me fit frémir. Enhardi par l’ombre, je passai mon bras autour de la taille de Mme  de Lérins afin de la mieux soutenir. Elle me laissa faire sans se dérober. Était-elle indifférente à cette timide étreinte ? Y consentait-elle ? Je ne la desserrai que lorsque nous fûmes arrivés auprès du commandant. Le second, M. Bertin, l’avait rejoint. Nous les interrogeâmes. Le vent ne faiblissait pas et la houle éprouvait assez péniblement le bateau, qui avançait difficilement. Nous avions fait peu de chemin durant la nuit et la Crète était encore loin. Quant à la bourrasque, rien n’en annonçait la fin. Nous en étions là de nos propos, quand une ombre titubante parut sur la passerelle. C’était Antoine Hurtin.

Dans la lueur incertaine de l’aube commençante, il était verdâtre et avait une figure décomposée. Le mal de mer ne l’avait pas épargné. D’une voix furieuse il interpellait le commandant :

— Dites donc, commandant, est-ce que cela va durer longtemps, cette danse-là ? Vous savez, moi, j’en ai assez. Est-ce que l’on ne pourrait pas s’abriter quelque part et laisser passer cette chienne de bourrasque ?

Le commandant Lamondon exposa la situation. À la vitesse avec laquelle marchait l’Amphisbène, il faudrait bien une dizaine d’heures avant d’atteindre le port de Candie, car malheureusement l’état de la mer ne faisait pas mine de s’améliorer. Antoine frappait du pied rageusement tout en se cramponnant à l’épaule du second Bertin.

— Il faut tout de même trouver un moyen de sortir de là. Nous ne pouvons pas continuer à être secoués ainsi. Nous faisons un voyage d’agrément, que diable !

Le commandant se grattait la tête :

— Il y aurait bien un moyen, monsieur le Baron, ce serait de changer de route et de filer vent arrière. Le bateau roulerait moins. Seulement, seulement, il y a un petit inconvénient, c’est qu’alors nous tournerons le dos à la Crète. Tenez, voyez vous-même, monsieur le Baron…

Le commandant avait allumé l’ampoule électrique qui éclairait la carte déployée sous le verre du pupitre. Antoine poussa une exclamation :

— La Crète, mais nous nous en foutons, monsieur Lamondon. L’essentiel est d’en finir, le plus tôt possible, avec cette balançoire. Ah ! moi, j’en ai assez, et vous aussi, n’est-ce pas, madame de Lérins ?

Un coup de vent furieux arracha presque le plaid où s’enveloppait Mme  de Lérins et plaqua sur son corps la robe légère qu’elle portait. En même temps un énorme paquet d’eau coiffa l’avant de l’Amphisbène et nous aspergea de ses écumes. Je soutins Mme  de Lérins. En nous voyant ainsi, Antoine eut un regard narquois et intéressé. Je devinai sa pensée. La familiarité du geste nécessité par la situation lui paraissait un indice que j’avais su profiter du désordre de cette nuit. Je pénétrais ses suppositions. J’en sentis une vive irritation, une sourde colère. L’œil ironique d’Antoine m’exaspérait. Mme  de Lérins avait rattrapé le plaid et s’en enveloppait de nouveau. Il faisait clair maintenant sur la passerelle.

— Allons, je vous laisse. Il fait presque jour et je dois avoir une singulière tête. Je n’ai pas envie d’être vue en détail, même par un misogyne comme M. Hurtin.

Avant que j’eusse pu lui offrir de l’accompagner, Laure avait gagné l’escalier et dégringolait les marches en riant. Je me penchai sur la rampe. Elle se retourna, m’adressa un signe d’adieu. Un instant après, elle avait disparu. Sur la passerelle, Antoine verdissait et pâlissait. Le commandant s’est approché de lui :

— Alors, monsieur le Baron, c’est bien décidé…

Antoine acquiesça d’un signe. Le commandant donna un ordre au timonnier. La roue tourna sous sa main. L’Amphisbène fuyait au vent.

J’ai ramené Antoine dans sa cabine et je suis allé m’étendre sur mon lit.

La mer est tout à fait calme maintenant. La houle est devenue presque insensible. La bourrasque a donc duré environ trente-six heures. Aujourd’hui, la matinée a été pure et claire. On a ouvert les obturateurs des hublots. Parfois encore, une vague rend glauques leurs ronds de cristal lumineux et y dessine en écume comme une fuyante chevelure de Sirène. On a remis de l’ordre dans ma cabine. Les chaises sont redevenues de braves chaises tranquilles. Mes chaussettes et mes mouchoirs ont réintégré le tiroir, lequel est rentré dans la commode. Après le tohu-bohu que nous avons subi, on éprouve une agréable impression de paix et de repos. Quand j’eus terminé ma toilette, je suis monté sur le pont. Sur notre gauche à l’extrémité de l’horizon se dessine une ligne bleuâtre. C’est la côte d’Afrique que nous commençons à distinguer. Tel est le résultat du changement de route de l’Amphisbène et de sa fuite devant la tempête. Ainsi l’a voulu le caprice d’Antoine. À ce moment j’aperçois Gernon qui vient à moi, en me faisant les grands bras. Qu’a-t-il donc à s’agiter ainsi ?

J’ai bientôt l’explication de ses gestes. Le pauvre Gernon vient d’éprouver une grave déception. Ayant demandé à M. Bertin quand on arriverait en Crète, le second vient de lui apprendre la modification apportée par Antoine à notre itinéraire et que, dans quelques heures, au lieu d’aborder à Candie, nous entrerions dans le lac de Tunis. Antoine a négligé de prévenir Gernon et Gernon est furieux. Pas de Crète, et alors que va devenir l’article sur les fouilles de Cnossos et les ruines du Palais de Minos qu’une grande revue a commandé à Gernon ?

Or, il s’agit d’une somme importante, et les récriminations de Gernon prennent une forme aiguë. Son fausset atteint son extrême diapason. « Ah ! ils sont vraiment étonnants, ces gens riches ! Quel sans-gêne, quelle indifférence aux intérêts d’autrui ! Ils se croient tout permis ! Est-ce qu’ils s’imaginent que l’on n’a rien de mieux à faire que de les amuser ? Est-ce qu’ils supposent que l’on vit de leurs bonnes grâces ? Leur égoïsme est vraiment sans borne. Que les autres s’arrangent comme ils peuvent ! Pour eux, rien n’est trop bien et trop coûteux. Ainsi ce gros Antoine Hurtin, avec sa neurasthénie de fêtard dont quelques bonnes douches auraient eu raison, il lui a fallu fréter un yacht pour trimballer ses grimaces de faux malade. Et si encore il était poli et attentionné ! Mais non ! Tout pour lui, rien pour les autres ! »

Et le pauvre Gernon ne dérage pas. Oui, un joli Monsieur que ce M. Hurtin, qui s’est perdu la santé à faire la noce, qui a passé sa vie à jouer aux cartes, à souper, à chasser, à courir les actrices, et tout cela aux dépens de sa tante, car il lui en a coûté de l’argent à la digne Mme  Bruvannes ! Cela, il le sait par ses amis Subagny. D’ailleurs il finira bien par la ruiner, sa tante, le gaillard ! Il n’y a pas de fortunes qui résisteraient. Certes, Mme  Bruvannes est riche, mais, enfin, on n’a pas pour rien, n’est-ce pas, pendant deux mois, un yacht comme l’Amphisbène ? Et Gernon, avec un curieux mélange de respect et de blâme, m’énumère le revient d’une croisière comme la nôtre, ce que l’Amphisbène représente en location, en charbon, en nourriture, en frais de toutes sortes. Son âme d’avare souffre de cet argent dépensé autour de lui et dont cependant il profite dans une certaine mesure. Mais cet argent est celui de Mme  Bruvannes, et je me demande si Gernon ne se serait pas, pour tout de bon, imaginé que Mme  Bruvannes ne dédaignerait par ses avances. En ce cas, Gernon voit dans les dépenses d’Antoine un attentat à ses futurs intérêts personnels. Puis il revient sur la déception que lui cause et sur le tort que lui fait notre changement de route de l’autre nuit. Renoncer à la Crète pour un petit coup de vent ! Quel capon ! Quelle poule mouillée, que ce M. Hurtin ! Et Gernon, sa petite figure rose et ridée rafraîchie par le mal de mer, a oublié la triste mine qu’il faisait dans sa cabine, la crainte qu’il témoignait à chaque oscillation du roulis, sa peur comique de faire naufrage. Revêtu de nouveau de son complet vert, coiffé de son chapeau tyrolien, il pérore avec mépris contre le gros Antoine, tandis qu’à l’horizon grandit peu à peu dans l’air limpide la côte de l’Afrique rapprochée et inattendue.


Tunis, 13 juillet. — Rien de moins oriental, à l’abord, que Tunis. Le vaste lac aux eaux plates qui l’isole de la mer manque de pittoresque. Vue du port, Tunis n’a guère l’aspect d’une ville des Mille et une Nuits. Devant nous, s’allonge un quai grisâtre et poudreux. Çà et là, quelques arbres desséchés, des docks, des baraquements. Où donc est Tunis la Blanche ?

Elle existe cependant, cette Tunis arabe, mais elle se cache derrière la ville franque, derrière la ville à larges boulevards, à hôtels et à tramways. Elle existe, mais il faut, pour y pénétrer, avoir franchi sa haute porte à créneaux. Derrière cette porte, commence une contrée nouvelle. Des rues étroites et anguleuses longent des maisons blanches, se glissent sous des passages voûtés, aboutissent à des carrefours, se faussent à des impasses. Des silhouettes drapées et voilées y circulent énigmatiques et silencieuses. Sur des places ensoleillées, se tiennent des marchés de légumes et de fruits… Des petits ânes frappent le pavé pointu de leurs sabots secs. Des rumeurs de tambours et de flûtes sortent des cafés clos. C’est la Tunis des burnous et des voiles, la Tunis orientale et secrète, celle qui résiste encore à l’invasion européenne, celle qui se résume dans le labyrinthe de ses bazars, dans le dédale de ses souks.

Ce souk de Tunis, d’ailleurs, n’est déjà plus purement oriental. La camelotte française, italienne et allemande s’y étale outrageusement. Malgré cela, il montre encore d’amusantes boutiques. On y trouve des tapis vivement et pittoresquement colorés, des étoffes aux curieuses bigarrures, des gazes légères, tramées d’argent ou des babouches de cuir ouvragé, des sparteries et des parfums. Certes, tout cela, transporté dans un magasin de Paris, ne nous tenterait guère, mais, dans l’ombre poussiéreuse et fraîche des longues galeries voûtées, toutes ces choses prennent une vie et un charme qu’elles n’auraient pas chez nous. Un peu du vieil Orient qu’elles évoquent et continuent est encore en elles et autour d’elles. Elles font songer à des caravanes et à des palais, à des minarets, à des coupoles, à des salles de faïence, à des danses, à des jardins où, dans les vasques des fontaines, flottent des roses cueillies et des têtes coupées. Elles ont je ne sais quoi de secret et d’attirant, de singulier et de lointain. Un antique mystère les habite.

C’est sans doute ce sentiment qu’a éprouvé Laure de Lérins, car, dans les promenades que nous avons faites aux souks, elle a acheté de nombreux objets. Elle ne résiste guère à la grâce sultanesque de telle écharpe, à l’élégance de certaines gandouras. Elle est la première à sourire de ces acquisitions. Ce soir, elle les a fait étaler toutes sur le pont. Elle semblait les considérer avec quelque mélancolie.

— Pourquoi êtes-vous triste, Laure ? lui dis-je.

Elle tourna la tête vers moi. Elle tenait entre ses mains une longue et souple écharpe de gaze, tramée de fils d’argent. Tout à l’heure, dans l’étroite boutique du souk où le marchand nous la montrait, elle nous avait paru subtile et singulière, cette gaze, qu’on eût dite tissée au clair de lune sur quelque terrasse de Bagdad. Ici, dans la lumière crue des lampes électriques, elle apparaissait infiniment moins séduisante. D’un geste découragé, Laure la laissa retomber. Elle s’aplatit, s’affaissa comme une chose morte.

Laure soupira :

— Ah, je ne suis pas triste, mon pauvre Delbray, mais tout de même… Enfin ! que voulez-vous ! Voici bien les tours que nous joue notre imagination. On croit avoir retrouvé le zaïmph de Salammbo, et l’on ne tient dans ses mains qu’un vulgaire tissu… Mais vous devez savoir cela mieux que personne, incorrigible rêveur !

Elle me considérait d’un air affectueux, tendre et mélancolique, puis elle a pris sur la table, posée auprès de ses gants, une mince et fine fiole remplie d’essence de roses et l’a respirée longuement en silence. Le parfum en vint jusqu’à moi. Au loin, le lac de Tunis miroitait sous le ciel étoilé. Il s’exhalait de ses eaux lourdes une senteur bitumeuse qui se mêlait à l’odeur des roses proches. On eût dit l’haleine de l’Amour et de la Mort.


Tunis, 16 juillet. — Cette odeur de bitume du lac de Tunis est si forte que nous nous sommes décidés à aller passer deux jours à Kairouan. Antoine même a consenti à nous accompagner. Quoi qu’il en dise, et malgré ses jérémiades, sa santé se rétablit à vue d’œil. Il mange, boit et dort excellemment. Ce mois de vie maritime l’a transformé. Ce n’est plus le malade, ni le convalescent d’il y a quelques semaines. Antoine commence à reprendre goût à l’existence. Il a rallumé ses gros cigares et il a retrouvé cette confiance en lui qu’il avait perdue. De nouveau il fait rougir la bonne Mme  Bruvannes par ses propos. Néanmoins, il est toujours pour l’avenir en de sages dispositions et il jure qu’il ne recommencera plus à mener le genre de vie dont il a failli payer cher les excès et les folies. Malgré ses protestations, je crains bien un peu pour ses belles résolutions le retour à Paris. La pauvre Mme  Bruvannes n’en a peut-être pas fini avec ses soucis de tante Poule, et ce ne sera pas trop de toute l’influence du docteur Tullier pour maintenir au régime cet incorrigible client. Aussi Mme Bruvannes le considère-t-elle parfois avec un amusant mélange d’admiration et de terreur. Son admiration va aux forces revenues d’Antoine ; sa terreur redoute l’usage qu’il en pourra bien faire. Quoi qu’il en soit, il est redevenu fort gai, si gai, même, que Mme  de Lérins a dû accueillir froidement les plaisanteries par trop risquées auxquelles il se livrait à son intention. Il se l’est tenu pour dit et ne semble pas lui en vouloir. Pendant tout le trajet de Tunis à Kairouan, il a été plein de prévenances pour elle.

Un peu pénible, d’ailleurs, ce trajet, car, dans le wagon, il faisait une chaleur extrême, et le parcours n’a rien de particulièrement pittoresque. Nous étions aussi quelque peu inquiets de la nuit que nous passerions dans la Ville Sainte. Heureusement que Kairouan possède un hôtel supportable. Il est situé non loin de la gare, en dehors des murs de la ville arabe. C’est une grande maison à la française, avec des persiennes vertes, en face d’un maigre jardinet au milieu duquel se tarit à demi un petit bassin de square. À l’intérieur, nous avons trouvé de vastes chambres sommairement meublées et où nous avons dormi tant bien que mal après un excellent dîner. Le matin, tout le monde était debout de bonne heure, mais, malgré cette précaution, la chaleur était déjà forte, quand nous pénétrâmes dans Kairouan par sa porte crénelée. Pas un souffle n’agitait l’air embrasé. C’était accablant et magnifique.

Cette porte guerrière s’ouvre sur la rue principale de Kairouan, la seule où il y ait quelques boutiques à l’européenne. Sauf cette rue, Kairouan est un lacis inextricable de ruelles brûlantes et poussiéreuses resserrées entre des maisons blanches, qui s’entrecroisent, se rejoignent. Parfois, par une échappée, apparaît un bout des hautes murailles sarrasines qui entourent la ville et protègent sa mosquée antique et vénérée.

Nous y sommes arrivés, après avoir erré dans les souks et suivi de nombreuses petites rues désertes. Une vaste cour, dallée de marbre blanc, la précède, que domine un minaret carré, dressé haut dans le ciel d’un bleu dur. En face de ce minaret, la mosquée s’étend, casquée de ses coupoles. Une longue galerie couverte la précède, dont le plafond de bois sculpté laisse pendre de grandes lanternes. Sur cette galerie s’ouvrent les portes du sanctuaire. Elles sont très vieilles et d’un bois très précieux.

La mosquée de Kairouan est la mosquée des Colonnes. Elles jaillissent du pavage en une multitude harmonieuse. Elles forment des allées, des enfilades. Elles sont faites des marbres les plus divers. Il y en a de marbre vert, il y en a de marbre rose, il y en a de marbre rouge. Elles sont des provenances les plus différentes : grecques, byzantines ou romaines. Elles ont soutenu des frontons de temples, des porches de palais, des voûtes d’églises. Quelques-unes ont été plantées à l’envers et leurs chapiteaux leur servent de bases. Il y en a même deux qui sont si rapprochées l’une de l’autre que, lorsque l’on peut s’insinuer entre leurs fûts, c’est une marque, dit-on, que l’on entrera au paradis. Elles sont le mystère et la beauté de cette mosquée obscure et silencieuse, fraîche en son ombre vénérable, où l’on entend pour seul bruit le claquement de nos babouches qui clapotent à nos pieds comme si nous marchions dans de l’eau. À chaque pas l’on s’attend à ce que rejaillisse le pavage miroitant…

À déjeuner, Gernon s’est montré extrêmement fier d’avoir pu passer entre les colonnes de l’épreuve et il adressait des clins d’yeux à Mme  Bruvannes, qui feignait de ne pas comprendre. Quant à moi, je n’ai pas essayé de savoir si j’entrerais jamais au paradis. Ô cœur troublé, tu redoutes les présages !

Au coucher du soleil, nous sommes retournés à la mosquée et nous sommes montés au minaret pour admirer la vue de la ville. À nos pieds, Kairouan s’étendait dans le cercle guerrier de ses murailles. Elle étalait le blanc dallage de ses toits à terrasses, traversé par les rainures des rues et boursouflé de dômes courbes. En dehors des murs, jusqu’à l’horizon, ondulait une terre cendreuse et dépouillée. Çà et là, quelques groupes de figuiers épineux. Là-bas, un campement de Bédouins dressait ses tentes noires. Il se dégageait de ce spectacle une indéfinissable impression de solitude et de barbarie. Aussi quel réconfort que le sourire d’un visage aimé, que le son d’une voix amie ! Tandis que nos compagnons redescendaient l’escalier du minaret, nous sommes restés, Laure et moi, un moment, seuls sur la plateforme. Alors, je me suis imaginé, eux partis, que nous ne les retrouverions jamais. Ils s’en allaient pour toujours, nous laissant dans cette ville étrangère. Tout à l’heure, lorsque le soleil serait couché, nous descendrions à notre tour. À travers le dédale des rues, nous gagnerions quelque maison mystérieuse et blanche. Mais, tout à coup, d’en bas, j’ai entendu la voix d’Antoine qui nous appelait.


17 juillet. En mer. — Nous avons quitté Tunis et nous longeons la côte d’Afrique pour gagner Alger. De là, il a été convenu que l’on visiterait quelques ports d’Espagne et que l’on terminerait la croisière par les îles Baléares. Après la forte chaleur de Tunis et la fournaise de Kairouan, le souffle du large nous vivifie agréablement. La grande tente blanche de l’Amphisbène nous abrite du soleil. Nous y avons repris nos places accoutumées. Gernon a oublié sa colère crétoise et il continue à adresser à Mme  Bruvannes ses galanteries ordinaires. Antoine a sorti ses fusils de leurs étuis et il s’amuse à abattre des mouettes et des oiseaux de mer.

Les Subagny trouvent le temps un peu long, bien que M. Subagny, pour se distraire, ait occupé son séjour de Tunis à se faire photographier en chef arabe par divers opérateurs ; mais il lui tarde de retrouver son masseur et ses soins hygiéniques habituels. Quant à Laure, elle reste volontiers silencieuse. Je me sens repris auprès d’elle d’une nouvelle timidité et de mes anciennes angoisses. Mon sort se décide peut-être, en ce moment, dans ses pensées.

Même date. — Pourquoi lui redirais-je encore mon amour ? Elle le sait. Elle le sent autour d’elle inquiet, attentif. Elle sait que la moindre de ses paroles a mille échos dans mon cœur. Qu’ajouterais-je donc à mes aveux ? Tout de moi n’est-il pas un aveu continuel, une muette et vivante supplication ? Parfois je cherche à définir le singulier pouvoir qu’elle a sur moi. Comment ce grand, ce profond amour a-t-il pris naissance ? Aucun événement romanesque ne l’a favorisé, aucune de ces rencontres qui frappent l’imagination. Pourquoi, dès que je l’ai vue, ai-je senti qu’elle était celle que je devais aimer, pour qui ma vie était faite ? Cette certitude, rien ne l’a préparée.

J’ai cherché plus d’une fois, cependant, à raisonner mon amour. Ma passion a tâché de se faire pointilleuse et malveillante. J’ai essayé de dépouiller Laure du prestige qui la revêt à mes yeux. Je lui ai prêté des calculs et des intentions. J’ai mêlé à mon amour de la jalousie. J’ai tenté de penser d’elle des choses défavorables. J’ai chicané sa grâce et sa beauté. J’ai voulu lui trouver des défauts. Tout à coup, il suffit d’un mot, d’un geste, d’un regard pour que tout cela s’évanouisse, disparaisse. Il se fait en moi comme un rayonnement, comme une lumière au centre de laquelle elle se dresse, victorieuse.

19 juillet. Alger. — Nous sommes mouillés dans la rade, assez loin du quai. De la place où nous sommes, la ville se développe devant nous en amphithéâtre, et c’est très beau ! Alger, pourtant, ressemble à nos villes de France. Mais elle a, vue ainsi de la mer, je ne sais quoi de théâtral et de triomphant. Marseille, même, n’a pas cet aspect étagé et pompeux. J’aime cet air de ville de conquête qu’Alger a ! N’est-elle point, en effet, une ville guerrière ? Peu à peu, elle a dévoré l’antique cité barbaresque dont il ne reste que quelques vestiges de jour en jour diminués, sur le port la vieille mosquée de la Pêcherie, et là-haut, les blanches maisons de la Kasbah. Cette Kasbah, dont nous apercevons d’ici la tache orientale, elle est la partie d’Alger qui nous attire, Mme  de Lérins et moi. Nous y avons retrouvé les rues étroites de Tunis et de Kairouan, pleines d’angles mystérieux, de passages secrets, mais auxquelles s’ajoutent ici les surprises de leurs pentes roides, de leurs escaliers inattendus. Nous y avons marché à l’ombre des murs blanchis à la chaux ; nous y avons rôdé, frôlés par la laine d’un burnous ou effleurés par la gaze d’un voile ; nous nous y sommes promenés en tenant à la main des chapelets de fleurs de jasmins liées par un fil. Il faisait beau et chaud. Les fleurs odorantes se balançaient à nos doigts. Une minute, nos chaînes de fleurs se sont emmêlées et nous nous sommes trouvés liés par des pétales, liés par des parfums. Ah ! ce doux nœud, je l’eusse voulu inextricable, plus compliqué que le labyrinthe des petites rues arabes, et j’ai repensé à ces enfants de Bonifacio, que nous avions vus, au début de notre voyage, qui jouaient à l’amour sur l’esplanade de la vieille citadelle corse. Puissent-ils avoir été un présage auquel s’ajoute celui de nos mains enchaînées !


Alger, 20 juillet. — Comme je flânais sous les arcades de la rue Bab-Azoum, je me suis heurté à un monsieur qui rôdait, le nez en l’air, et en qui j’ai reconnu avec stupeur mon ami Yves de Kérambel, oui, Yves de Kérambel en personne. Après les exclamations d’usage nous sommes allés nous asseoir dans un café de la Place du Gouvernement. Je ne sais si c’est le voyage qui l’a transformé ou l’héritage de la bonne tante Guillidic, mais je n’avais jamais vu Yves si bavard et si expansif. Tout d’abord, il m’a fallu écouter le récit circonstancié des derniers moments de Mme  de Guillidic, puis la recherche, de meuble en meuble, du testament de la défunte, et la trouvaille du précieux papier par lequel Yves devenait l’unique héritier de trente mille livres de rente en obligations de chemins de fer et en actions de la banque de France, et le possesseur d’un domaine considérable situé dans les environs d’Alger. Je savais tout cela en gros par la lettre qu’Yves m’avait écrite et que j’avais reçue à Naples, mais il éprouvait un si naïf plaisir à m’exposer ce qui était le grand événement de sa vie que je n’avais pas le courage de l’interrompre.

Ce qui surprenait le plus Yves de Kérambel en toute cette affaire était ce domaine algérien. Comment sa tante en était-elle devenue propriétaire ? Comment cette vieille dame sédentaire et qui semblait tout ignorer des affaires avait-elle acquis cette vaste propriété, et comment, de loin, sans connaissances agricoles et commerciales, l’avait-elle administrée avec une rare habileté ? Car Yves, après avoir pris le bateau pour venir se rendre compte par lui-même de l’état de ses nouveaux biens, avait trouvé l’exploitation en parfaite prospérité. La bonne tante de Guillidic, avec son petit bonnet et ses papillotes grises, avait été un administrateur colonial de premier ordre.

De tout cela, Yves de Kérambel exultait. D’ailleurs, il était transformé. Je ne reconnaissais plus en lui le petit hobereau guérandois minutieux et étriqué, coiffé d’un chapeau d’huissier et vêtu d’une redingote de notaire. La fortune l’avait tout à coup épanoui. Maintenant il parlait haut et gesticulait. Il avait pris subitement de l’aplomb et de l’autorité. Depuis une quinzaine de jours qu’il était à Alger, il avait adopté une tenue vraiment coloniale. Tout de blanc habillé, il savait déjà quelques mots d’arabe et ne jurait plus que par Mahomet. Qu’aurait-on dit à Guérande, si on l’avait vu ainsi ?

Je lui en fis amicalement la remarque. Il se mit à rire. Guérande ! Il jurait bien de n’y jamais retourner ! Maintenant qu’il était riche que ferait-il dans cette bicoque où il avait passé les plus belles années de son existence à vivre comme un rat ? Ah, par exemple, il en avait assez de la province ! C’en était bien fini des promenades à petits pas sous les arbres du mail et des parties d’écarté avec le receveur de l’enregistrement. C’en était fini aussi de la grise Bretagne, de ses brumes et de ses pluies. À présent qu’il avait goûté du soleil d’Afrique, il ne voulait plus entendre parler de la pâle lumière d’Occident ! Ah Guérande et les Guérandois ne le reverraient guère ! Il avait l’intention de louer un pied-à-terre à Paris et de s’installer définitivement en Algérie, tantôt dans la propriété de la tante Guillidic, tantôt à Alger même.

J’écoutais avec étonnement les discours enthousiastes d’Yves de Kérambel. Ils me suggéraient de rapides réflexions. Il est donc vrai qu’il y a un moment où, grâce à certaines circonstances fortuites, la vie s’épanouit en nous, où, tout à coup, nous nous découvrons autres que nous croyions être, où quelque événement imprévu nous révèle soudain à nous-mêmes. Un être inconnu s’éveille en nous avec des désirs nouveaux. D’ordinaire, c’est l’amour qui produit en nous cette transformation. Quelquefois, c’est l’argent qui joue ce même rôle pour certains. C’est le cas d’Yves de Kérambel. Quelques pièces d’or et le voilà presque un autre homme. Mais de quel droit sourirais-je de mon Guérandois ? Ma situation ressemble à la sienne. J’ai rencontré Laure de Lérins, et mon cœur a battu plus vite, mon sang a coulé plus ardent dans mes veines, ma vie a trouvé son but. Cependant nous avions quitté le café et Yves de Kérambel m’a reconduit sur le port. Comme nous arrivions en vue de la rade il m’a dit :

— Hein, mon vieux, est-ce beau tout cela ? Ce soleil, cette lumière, et dire que sans la bonne tante Guillidic, je n’aurais sans doute jamais connu ce pays ! Et quel pays, car, tu sais, il y a ici des femmes épatantes, et de toutes les couleurs : des Espagnoles, des Maltaises, des négresses, des bédouines, je ne te dis que ça ! Elles valent le voyage. Tiens, si tu veux, je te ferai faire la connaissance d’une petite Kabyle que m’a procurée le chaouch de l’hôtel, un nommé Hassan. Tu verras si je mens. Non, cela ne te dit rien ? Eh bien ! tu ne me refuseras pas de venir avec moi passer une journée dans le domaine de la tante Guillidic. C’est convenu, n’est-ce pas ! Ah ? c’est ça ton bateau, il est rudement bien ! Bigre !…

Nous étions sur le quai. Yves de Kérambel désignait du geste l’Amphisbène ancré dans la rade et dont l’élégante silhouette se détachait sur la pureté bleue du ciel.


Alger, 2 juillet. — Yves de Kérambel a dîné, ce soir, à bord de l’Amphisbène. Pourquoi ai-je accepté de faire avec lui cette excursion au domaine de la tante Guillidic ? Cette visite ne m’amuse guère et j’ai presque été sur le point de me dédire de ma promesse, mais le pauvre Kérambel en aurait été navré. Il tient à me montrer les marques de sa nouvelle prospérité. Et puis, Antoine se serait moqué de moi. Depuis quelques jours, il me traite avec un mélange quelque peu agaçant d’ironie et de commisération. Je sens, lorsque j’accompagne Mme  de Lérins et que je lui rends quelques menus services, qu’Antoine me plaint de mon « esclavage ». Quand Yves de Kérambel a parlé devant lui de la courte absence que nous devions faire ensemble, Antoine a pris un air d’incrédulité exaspérante. Il ne me voyait pas m’éloignant, même pour quelques heures, de Mme  de Lérins. Cette attitude a été pour beaucoup dans mon acceptation définitive. L’homme le plus amoureux ne se dépouille jamais entièrement de tout respect humain. Aussi ai-je sottement voulu prouver à Antoine que je pouvais « me passer », quand il le fallait, de Mme  de Lérins, et j’ai consenti à la proposition d’Yves. Quant à Antoine, invité à prendre part à notre expédition, il a préféré rester sur le yacht.


22 juillet. Alger. — Yves de Kérambel avait parlé hier à Antoine des curieux faiseurs de tours que le chaouch Hassan l’avait mené voir. Antoine les a fait venir, ce soir, à bord, après dîner. Une fois descendus de la barque qui les amenait, ils se sont groupés sur le pont. Ils étaient cinq, d’âges différents et ils appartiennent, nous a-t-on dit, à une confrérie de pieuses gens qui, en dehors de leurs talents spéciaux, exercent des métiers honorables. Bien que faisant partie d’une association religieuse, ils ne dédaignent pas de tirer profit de leurs cérémonies. Ils avaient apporté avec eux les accessoires nécessaires et ils se sont accroupis autour d’un brasero dans lequel l’un d’eux a jeté des grains d’encens, tandis qu’un autre frappait sur une sorte de tambour. Ensuite, ils ont commencé à faire des incantations bizarres, en psalmodiant une espèce de chant rauque et nasillard. Quand ces litanies et ces fumigations eurent duré un certain temps, ils ont ouvert une boîte de carton qui contenait des scorpions, et l’un des gaillards a offert sa lèvre inférieure aux pinces de la bête venimeuse. L’homme, d’ailleurs, ne semblait ressentir aucune douleur, pas plus que son camarade qui se larda les bras de longues aiguilles, à la grande joie de l’équipage rassemblé sur le pont et faisant cercle autour de nous pour jouir de ce beau spectacle.

Cependant, nos dévots préparaient une expérience plus sérieuse. Le sujet était un grand diable brun et barbu. Lorsqu’il eut enlevé sa chéchia, son crâne, rasé de près, apparut et, dans ce crâne, l’un de ses compagnons se mit à enfoncer à coups de marteau un gros et long clou. Cette fois, le jeu n’était pas seulement répugnant, il était horrible. L’homme au marteau frappait vigoureusement. Des filets de sang commençaient à couler sur le visage et dans la barbe du patient, qui paraissait insensible. Autour de lui, ses compagnons se trémoussaient aux sons redoublés du tambour. Lorsque le clou fut bien enfoncé, on a appelé un des matelots pour l’arracher, ce à quoi il ne parvint qu’avec effort. Une fois délivré, l’encloué, tout sanglant, est allé s’asseoir sur ses talons, tandis que les matelots en riant se passaient le clou de mains en mains…

La séance était terminée. Alors, ces énergumènes ont remballé leurs scorpions, leur brasero, leur tambourin, et la barque qui les avait amenés à bord les a emmenés sur l’eau noire et silencieuse, vers Alger illuminée au fond de la rade et d’où nous venaient, à travers l’air chaud, de molles senteurs de jasmin…


Alger. 23 juillet. Minuit. — La nuit était obscure, malgré les lointaines lumières du quai et les étoiles du ciel admirable… Nous étions seuls sur le pont, Laure et moi ; elle, étendue sur sa chaise longue ; moi, assis auprès d’elle. J’ai pris la main de Laure dans la mienne. Elle ne l’a pas retirée. Alors une fois encore, je lui ai parlé de mon amour. Je lui ai dit :

— Laure, je vous aime. Les jours passent ; le temps fuit. Je vous aime. Que m’importent les heures et les jours ! Je me sens vivre en quelque chose de grand et d’immuable. Je vous vois ; vous êtes là. Chacun de mes regards me révèle de vous plus de perfection et plus de beauté. Chacun de mes regards ajoute une image à toutes celles que je conserve de vous dans ma mémoire. Mon amour s’augmente de vos gestes, de vos attitudes, de vos paroles, de votre silence même. Et cependant ce silence n’est-il pas une grave menace à mes espoirs de bonheur ? J’attends de vous un mot que vous n’avez pas dit, que vous ne direz peut-être jamais. Mais ai-je le droit de me plaindre, puisque j’ai encore celui d’espérer ? N’est-ce pas déjà une admirable faveur que vous consentiez à vivre pour mes yeux ? Laure, je vous aime en votre perfection et votre beauté.

Je ne sais si mes paroles l’ont touchée, mais il m’a semblé que sa main serrait la mienne. Elle m’a répondu d’une voix qui tremblait un peu :

— Vous vous trompez, Julien ; je ne suis pas parfaite. Craignez, mon ami, de me mettre trop haut dans vos pensées. Je ne suis qu’une femme comme tant d’autres, comme les autres, comme toutes les autres ; j’ai mes petitesses, mes frivolités, mes caprices. Comme toutes je suis faible, cruelle et inexplicable. Mais si, mais si… Une femme quelconque, je vous dis. Votre imagination seule m’a parée de mérites que je n’ai pas. Il faut être raisonnable, Julien. Il faut prendre la vie et les êtres comme ils sont…

Elle a soupiré et elle a retiré doucement sa main ; puis elle s’est levée et elle est allée s’accouder sur la lisse. Là-bas, les lumières d’Alger s’éteignaient. Seuls les réverbères du quai allongaient dans l’eau noire leurs reflets. Un grand silence pesait sur toute la rade. Les navires à l’ancre ou à l’amarre formaient des masses sombres. Non loin de nous, un grand paquebot de la Compagnie Transatlantique : l’Isly, sommeillait lourdement.

Du quai lointain, une chanson arrivait jusqu’à nous, faible et rauque. Laure s’est retournée vers moi :

— Allons, il faut rentrer, il est tard. À quelle heure devez-vous retrouver à la gare M. de Kérambel, demain ?

J’avais rendez-vous pour sept heures du matin. Nous serions à Ben-Tahel pour déjeuner, nous y coucherions et je serais de retour, le surlendemain, dans l’après-midi.

Laure m’écoutait distraitement. Elle semblait préoccupée. Je la regardai. Nos regards se croisèrent et je fus frappé de la tristesse de ses yeux. Lorsqu’elle eut disparu dans l’escalier des cabines, j’ai été sur le point de courir après elle. Si ce voyage à Ben-Tahel lui déplaît pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit ? J’y aurais renoncé avec joie. Mais, hélas ! qu’est-ce que cela peut bien lui faire, que je m’éloigne d’elle pour quelques heures ? Et cependant, ce soir, j’ai senti, dans l’accent de ses paroles, une tendresse inusitée. Ah ! si mes espoirs n’étaient pas vains !


Alger. 25 juillet. — Il faut du calme. Ce qui est ne saurait plus ne pas avoir été. Au premier moment, ma douleur a été si vive, ma déception si cruelle que j’ai été comme fou… Laure, ah, Laure, pourquoi m’avez-vous laissé espérer… ? Mais maintenant, je veux raisonner mon chagrin. C’est pourquoi, sur cette page blanche du gros cahier de Neroli, les yeux pleins de larmes, la gorge serrée, le cœur meurtri, la main tremblante, j’écris.

J’ai retrouvé Yves de Kérambel, à la gare, à l’heure dite. Nous sommes montés dans un wagon où nous étions seuls. Le train s’est mis en marche. Yves me parlait de Ben-Tahel et d’agrandissements qu’il se propose de faire à la maison d’habitation. Je ne l’écoutais guère. Ma pensée était ailleurs. Une seule image occupait mes yeux. D’ailleurs, de tout ce voyage, je ne me rappelle rien. Je ne sais plus comment s’est passée la journée. De temps en temps, je tirais ma montre, et je regardais l’heure. Il me semblait que les aiguilles n’avançaient pas. Enfin, le soir vint, et la nuit ; je dormis profondément. Le matin, je fus debout dès l’aube. Ma valise fermée, j’ai attendu avec impatience le moment du départ.

Pendant la route, j’ai fumé d’innombrables cigarettes, tandis que Yves me vantait les charmes des mouquaires algériennes, et les agréments de sa petite maîtresse kabyle.

De retour à Alger, j’ai remis Yves à son hôtel, et je me suis fait conduire au port. Pendant que j’attendais une barque pour me mener à bord de l’Amphisbène, je regardais la rade sillonnée d’embarcations. Un gros remorqueur vomissait au ciel une épaisse fumée, par sa cheminée trapue. Je remarquai que le paquebot l’Isly n’était plus là. Et que m’importaient l’Isly et ce remorqueur et tous les autres navires ! Rien n’existait pour moi que l’Amphisbène, que j’apercevais à son ancrage. Il m’apparaissait comme quelque chose de mystérieux et d’admirable. De la barque où j’avais pris place, il me semblait démesuré et lointain. Les deux rameurs qui me conduisaient avaient beau s’évertuer, j’avais l’impression que nous n’approchions pas et que nous n’arriverions jamais. Une fois de plus, je tirai ma montre. Il était deux heures de l’après-midi. Enfin, la barque accosta à l’escalier. Karderel, le matelot, agrippa le bordage avec sa gaffe et m’aida à débarquer.

Sous la tente d’arrivée, il n’y avait personne, ni Mme  Bruvannes, ni les Subagny, ni Gernon, ni Antoine. La chaise longue où s’étendait d’ordinaire Mme de Lérins était vide. Sans doute tout le monde était en promenade. Je me dirigeai vers l’escalier des cabines et, en chemin, je croisai le second, M. Bertin. Il s’enquit si j’avais fait bon voyage. J’allais lui demander où était Mme  Bruvannes, lorsque j’aperçus Gernon, qui venait vers nous. M. Bertin s’éloigna. Comme Gernon s’approchait, j’eus nettement l’impression qu’il était « arrivé quelque chose ». La petite figure ratatinée de Gernon avait une expression goguenarde et mystérieuse. Il m’avait tendu ses doigts secs et durs et me considérait d’un air si narquois que je lui dis avec embarras :

— Bonjour, cher monsieur Gernon. Eh bien ! rien de nouveau ici ?…

Gernon grimaça un sourire :

— Rien de nouveau ! mais si, mais si…

Il minaudait et jouissait de mon impatience. Je l’aurais volontiers pris au collet et secoué dans son complet vert. Il reprit :

— Mais si, monsieur Delbray, il y a du nouveau et j’ai même à vous annoncer une nouvelle qui vous chagrinera, comme elle nous a chagrinés tous.

Il s’arrêta. Mon cœur battit violemment. Je savais qu’il s’agissait de Mme  de Lérins. Était-elle malade ? Quelque accident ? Gernon continua :

— Oui, l’Amphisbène n’est plus désormais qu’un vulgaire rafiot, un vague ponton. Il a perdu son plus bel ornement ; il est privé de sa plus gracieuse passagère.

Malgré le ton badin de Gernon, je sentis que je pâlissais. Une angoisse inexprimable m’étreignit. Je m’écriai brutalement :

— Mais parlez donc, Gernon ! Mme  de Lérins…

Il ricana :

— Calmez-vous, calmez-vous, mon cher Delbray. Rien de grave, je vous assure. Une simple contrariété. La charmante Mme  de Lérins n’est plus avec nous. Elle est partie…

— Partie !…

— Mais oui, partie… aujourd’hui même, à une heure.

— Partie pour où ?

— Mais pour la France, pour Marseille, pour Paris. Elle s’est embarquée sur le paquebot qui était là, vous savez, l’Isly

Du doigt Gernon désignait, sur la rade, une place d’eau, vide sous le soleil :

— Elle a prétendu avoir reçu une dépêche qui la rappelait. Vous savez, la vieille tante, la religieuse, dont elle racontait des histoires si comiques. Eh bien ! il paraît que la bonne femme est très malade. Le fait est que Mme  de Lérins a envoyé retenir une cabine sur le paquebot et qu’elle nous a bel et bien faussé compagnie.

Gernon ajouta sournoisement :

— C’est dommage, une si gentille petite dame et dont nous étions tous un peu amoureux, aussi bien vous, Delbray, que ce brave Subagny, que moi-même et qu’Antoine Hurtin. Il est désolé, M. Hurtin…

Au nom d’Antoine, et au clignement d’œil de Gernon, une lumière soudaine s’était faite dans mon esprit. Antoine ! quelque chose me disait subitement qu’il n’était pas étranger à la brusque décision de Laure, que c’était à cause de lui que Mme  de Lérins était partie. Tout à coup certaines attitudes d’Antoine m’apparaissaient sous un jour nouveau. Ah ! le misérable ! Avais-je été assez stupide de me laisser abuser par ses protestations et par ses simagrées ! Déjà, j’avais eu de vagues soupçons de ses manigances, mais maintenant la vérité m’apparaissait. Ce n’était pas pour moi qu’il avait fait inviter Laure sur le yacht : c’était pour lui. Et j’avais été une seconde fois dupe de sa perfidie ! Après la petite Sirville, Mme  de Lérins ! Oui, avec moi, il avait joué au misogyne et au désabusé. Oui, il avait fait inviter à bord Mme  de Lérins pour avoir sous la main un agréable « en cas » de voyage ! Sans doute, il avait trouvé sa précieuse santé assez rétablie pour essayer de goûter à ce morceau de choix ! Et je connaissais assez ses théories de hussard, son mépris des femmes, son dédain de l’amitié, pour être sûr qu’il n’avait pas hésité à organiser contre Laure quelque guet-apens, à user envers elle de ruse, de surprise ou de violence. Mon absence lui avait certainement paru favorable à la réalisation de ses projets. Sans doute, Laure avait résisté à ces entreprises, mais, offensée de l’indigne procédé, elle n’avait pas voulu demeurer plus longtemps en compagnie de ce goujat. Alors elle avait quitté le yacht et profité du premier paquebot en partance ! Mais pourquoi n’avait-elle pas attendu mon retour ? Pourquoi ?

Brusquement j’avais laissé là Gernon et je dégringolais l’escalier des cabines. La porte de celle d’Antoine était entr’ouverte. Je la poussai rudement et j’entrai.

Antoine était étendu sur sa couchette. Comme il faisait extrêmement chaud, il avait enlevé une partie de ses vêtements et reposait à demi nu, en fumant une cigarette. À la vue de ce gros corps blanc de jouisseur, ma colère redoubla. Je me précipitai vers Antoine et je le secouai rudement par le bras. Les mots s’étranglaient dans ma gorge :

— Pourquoi Laure est-elle partie ? Que lui as-tu fait ? Mais réponds, réponds donc.

La rancune que j’avais éprouvée, jadis contre Antoine, à propos d’Étiennette Sirville se mêlait à mon grief actuel. Antoine s’était dégagé de mon étreinte et s’était dressé sur son séant. Il avait lancé à travers la cabine sa cigarette allumée qui retomba sur le tapis. Machinalement, je l’éteignis en posant mon pied dessus.

— Ah ! ça, es-tu fou ? Qu’est-ce qui te prend ? Mme  de Lérins.... Mais est-ce que je sais pourquoi elle est partie ? Est-ce que tu m’avais chargé de la garder ? Il ne fallait pas aller courir les routes avec cet imbécile de Kérambel. Eh bien oui, Mme  de Lérins est partie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait envie de nous plaquer, parce qu’elle avait joui suffisamment de notre compagnie. Il fallait s’y attendre, mon cher, et tu ne devrais pas en être si étonné, sapristi ! D’ailleurs, ce n’est pas une raison pour faire tout ce train. Est-ce que c’est de ma faute si la belle Laure est décampée ! Je suis sûr que tu as rencontré cette vieille fripouille de Gernon, à qui j’ai lavé la tête hier à propos de ses façons ridicules avec ma tante. Alors, pour se venger, il a dû inventer quelque rosserie et te conter que Mme  de Lérins avait quitté l’Amphisbène à cause de moi. Eh bien je te préviens que tu fais fausse piste. À cause de moi, Mme  de Lérins, allons donc, mais c’est à cause de toi, de toi seul qu’elle est partie !

Antoine avait sauté à bas de la couchette et il arpentait la cabine en gesticulant. Il était à demi enveloppé d’un peignoir. De grosses gouttes de sueur brillaient sur sa poitrine nue. Il s’arrêta devant moi et me toisa avec dédain :

— Oui, à cause de toi, je le répète. Tu ne comprends donc pas que c’est à toi seul qu’il faut t’en prendre de cette fuite ? Oui, à toi seul. On n’a pas idée d’un pareil jobard. Mais elle n’est pas de bois, Mme  de Lérins ! Elle en avait assez de sa croisière platonique. J’ai été vingt fois sur le point de t’avertir, de te crier casse-cou. Mais tu ne m’aurais pas cru. Est-ce qu’un homme intelligent et raffiné comme monsieur Julien Delbray croit à ce que lui dit un gros coureur de filles comme Antoine Hurtin ? Et puis, je m’étais promis de rester neutre en cette affaire. J’avais fait assez pour toi en te mettant à même d’avoir ta chance. Deux mois de tête à tête, N. de D… ! c’est un joli cadeau, tu m’avoueras.

Il s’essuya le front dans sa manche et continua :

— Comment, voilà une femme jeune, gentille, libre, qui a du goût pour toi — elle l’a prouvé en acceptant l’absurde voyage qu’elle vient de faire ! — Voilà une petite femme qui t’aime et qui, en somme, n’aurait pas demandé mieux que d’être ta maîtresse. Pendant deux mois, tu passes tes journées avec elle ; pendant deux mois, elle couche à vingt pas de toi, et, au bout de ces deux mois, tu n’en es encore avec elle qu’aux préliminaires ! Pas une fois, tu ne tentes sérieusement d’en venir à bout. Non : des discours, des soupirs, des protestations, des grands sentiments, des mélancolies et patati et patata ! Elle en a eu assez, cette petite. Les femmes n’aiment pas les indécis, les timides. Elle te le montre, tant pis pour toi. Mais il fallait, le troisième soir, aller la retrouver dans sa cabine. Elle aurait geint, elle se serait défendue. Elle aurait pleuré ou elle aurait ri, mais elle aurait été à toi, imbécile ! Au lieu de cela tu l’accables de serments de collégien ! Ah, mon vieux Julien, quelle gaffe ! quelle gaffe ! Et il n’y a pas à y revenir, tu sais. L’occasion est manquée, la partie est perdue. Faites vos prix, Messieurs, la noire passe.

Quelque chose me disait qu’Antoine avait peut-être raison, mais son langage m’offensait profondément. Je m’élançai vers lui :

— Tais-toi, mais tais-toi donc.

Il haussa les épaules et reprit :

— Tu as beau te rebiffer, c’est ainsi et, au fond, tu ne pourrais pas me dire le contraire. Je sais bien que tu as la ressource de me traiter de cynique. Cynique, peut-être et, ma foi, je ne m’en défends pas. Je m’en vante, au contraire. Je préfère être un cynique et avoir la femme qui me plaît que d’être un délicat et rater une femme que j’aime. Ah ! si j’avais été à ta place, cela ne se serait pas passé ainsi. Il aurait bien fallu, bon gré mal gré…

Une image cruelle traversa ma pensée. Je vis Laure et Antoine enlacés. Je cachai ma figure entre les mains. Antoine me frappa sur l’épaule. Je levai mes yeux. Antoine me regardait tristement :

— Que veux-tu, mon pauvre vieux, c’est comme ça, mais, encore une fois, je te donne ma parole d’honneur, je ne suis pour rien dans ce qui arrive. Et j’y ai eu du mérite, soit dit sans me vanter. Elle me plaisait diablement, cette petite Mme  de Lérins. Eh bien, oui, malgré toutes mes bonnes résolutions, je suis incorrigible. Ah ! elle me plaisait bien cette petite Mme  Laure, et cependant je ne lui ai pas dit un mot, tu entends, mais pas un mot. Pourtant j’enrageais de te voir si gourde avec elle. Aussi ton arrivée, tes reproches, tes soupçons m’ont fichu en colère. Allons, pardonne-moi de t’avoir parlé un peu rudement. Tu ne m’en veux pas au moins, dis ?

Je fis signe que non. J’étais atterré. La tête me tournait. Dans la cabine d’Antoine, il faisait une chaleur suffocante. Comme je traversais le couloir en chancelant, j’entendis Mme  Bruvannes qui m’appelait. Elle avait ouvert sa porte et me tendait une enveloppe :

— C’est vous, Julien. Je vous ai cherché chez vous. Vous n’étiez pas non plus au salon. M. Gernon m’a dit que vous veniez de rentrer. Il vous a appris, n’est-ce pas, le départ de notre gentille amie. Oui, une dépêche de France. Elle a dû prendre le paquebot de midi. Voici une lettre qu’elle m’a chargé de vous remettre.

J’ai pris la lettre que me présentait Mme  Bruvannes. Ma main tremblait. J’ai balbutié un vague remerciement et je suis monté sur le pont. Je me suis réfugié dans le salon. Il était à demi obscur, à cause des stores fermés. Chacun affalé dans un fauteuil, M. et Mme  Subagny y faisaient leur sieste habituelle. M. Subagny dormait, la tête inclinée sur sa poitrine. Mme  Subagny, la nuque appuyée au dossier, ronflait bruyamment. J’ai décacheté l’enveloppe. Voici ce que j’ai lu. Je le recopie pour me le mieux graver dans la mémoire. N’est-ce point là l’arrêt de ma destinée ?

Mon cher ami,

Quand on vous remettra cette lettre, je serai déjà loin. Ne m’en veuillez pas trop de vous avoir quitté ainsi un peu brusquement et d’être partie, plus qu’à l’anglaise, « à l’américaine ». Mais à quoi bon continuer une expérience inutile ? Je vous ai promis d’être franche avec vous ; je tiens ma promesse. Je ne vous aime pas, Julien. J’ai cru que je pourrais vous aimer, j’ai cru même, un moment, que je vous aimais, mais je m’aperçois maintenant que je me suis trompée. J’ai été très près de l’amour ; l’amour n’a pas voulu de moi. Il me reste l’amitié, mais je sens que la mienne ne vous suffirait pas et je ne puis vous offrir davantage. J’ai été pourtant sur le point, Julien, de faire quelque chose de plus pour vous. L’autre soir, le dernier soir, lorsque vous me parliez de votre amour et que vous aviez pris ma main, j’ai été sur le point de vous laisser prendre mon corps. Si vos lèvres avaient cherché les miennes, je ne vous les aurais pas refusées. La nuit était sombre, l’heure solitaire. Souvenez-vous, Julien. Oui, il me semblait loyal de vous donner ce dédommagement. J’aurais voulu compenser ainsi votre renonciation à mon amie Madeleine de Jersainville. Que voulez-vous je suis ainsi, j’ai le sentiment de la justice ! C’est peut-être un signe que je ne suis pas faite pour l’amour. Ne regrettons rien, mon ami. Il ne faut rien regretter. D’ailleurs, tout ceci n’était-il pas écrit sur le drapeau de notre yacht ? Regardez son amphisbène, brodé en or sur le fond rouge. Avec ses têtes opposées ne signifiait-il pas que nos deux destinées ne se joindraient jamais complètement ? Quant à ma tante la religieuse, elle est réellement malade. Sa dépêche m’a servi de prétexte vis-à-vis de moi-même, mais je ne l’ai pas inventée ; je ne sais pas mentir, Julien.

Laure de Lérins.

Lorsque j’ai eu achevé cette lecture, j’ai senti un grand froid me pénétrer tout entier. Quelque chose venait de mourir en moi. J’ai compris que je n’aurais plus jamais ni désir, ni volonté, que je n’essaierais plus jamais de vaincre mon indécision naturelle, que c’en était fini à jamais, que je n’étais plus que l’ombre d’un homme. J’entrais désormais définitivement dans la catégorie des inutiles, des gens vagues, misérables et ridicules, dont la vie n’a pas trouvé son aboutissement. Je n’avais ni colère, ni regrets, mais j’éprouvais une profonde lassitude. J’ai voulu me lever, je n’ai pas pu. Sur leurs fauteuils, M. et Mme Subagny continuaient leur longue sieste. La tête de M. Subagny dodelinait sur sa poitrine. Mme  Subagny ne ronflait plus et reposait d’un sommeil profond. Il faisait chaud. Comme eux, j’aurais voulu m’endormir pour ne plus me réveiller.


27 juillet. En mer. — Je vais, je viens, je mange, je me promène sur le pont. J’entends parler autour de moi. Je réponds, même, quand on me parle. Hier même, Gernon m’a fait lire en manuscrit son article sur les fouilles de Cnossos. Depuis l’algarade d’Antoine, il a renoncé à faire la cour à Mme  Bruvannes. Nous avons longuement parlé de Feller. Feller, comme je l’avais oublié ; il existe donc ! Feller, numismate, rue de Condé. Il y a donc une rue de Condé, un quartier de l’Odéon, une ville que l’on nomme Paris ! Soudain, j’ai repensé à mon appartement de la rue de la Baume, à mon ami Jacques de Bergy. Je l’ai revu dans son atelier, entouré de ses fines statuettes. De ces statuettes, une se détachait et se mettait subitement à grandir. Elle était voilée, mais, sous le voile qui la couvrait, je reconnaissais sa forme. Tout à coup la draperie s’écartait et j’apercevais Laure. Elle était nue. Je la parcourais tout entière du regard. Je voyais ses jambes longues et souples, son ventre harmonieux, son buste jeune, ses seins, et j’étais saisi, à cette vue, d’un violent, d’un douloureux désir sensuel. Oui, ce que je regrettais avec fureur de Laure, ce n’était plus son amour, c’était son corps et tous les secrets de ce corps. J’aurais voulu toucher sa peau, respirer son odeur. Que m’eût importé qu’elle m’aimât ou non ! Le long, le timide, le grand amour que j’avais éprouvé pour elle s’était dissipé. Ce qui m’en restait était un désir violent, brutal, passionné, animal, un désir qui m’eût jeté sur elle, les mains avides et les lèvres goulues.

Mais bientôt, je suis retombé dans ma prostration. Alors, je me suis senti une peine affreuse, indistincte, profonde, une peine dont il me semblait avoir oublié la cause. J’aurais eu besoin d’être plaint, consolé. Une figure m’est apparue dans ma détresse, le doux et gentil visage de Germaine Tullier. J’ai revu la soirée des danses espagnoles ; j’ai revu Madeleine de Jersainville applaudissant les sombres ballerines.

J’ai pensé à vous, ma mère. C’est vers vous que j’irai me réfugier, quand l’Amphisbène m’aura ramené en France. Mais quelle peine je vous causerai ! Je sentirai votre doux regard interroger avec anxiété ma tristesse taciturne et je ne vous dirai rien de mes tourments muets. À quoi bon troubler cette paix stoïque ? Vous qui vous êtes sacrifiée à ma liberté, vous qui avez à demi renoncé à moi pour que j’appartinsse mieux à la vie et à l’amour, à quoi bon que vous sachiez que votre sacrifice, que votre renoncement ont été inutiles ? Pourquoi vous avouer que j’ai manqué la grande aventure de ma destinée ? Et pourtant, j’ai bien cru, un moment, qu’elle allait s’accomplir, ce soir où, dans ma chambre de votre vieille maison de Clessy, j’ai senti que j’aimais Laure de Lérins.


29 juillet. En mer. — Nous avons passé une journée à Oran. À présent, l’Amphisbène fait route vers Malaga. Dans une semaine ce sera fini. D’Oran, j’ai écrit à ma mère pour lui annoncer ma visite à Clessy. J’ai été sur le point d’écrire aussi à Mme  de Lérins, mais que lui aurais-je dit ?


En mer, même date. — L’Amphisbène file rapidement sur une mer calme. Après le déjeuner, je suis descendu dans ma cabine. J’ai besoin de solitude, de silence. Du couloir, en passant, j’ai jeté un coup d’œil dans la cabine qu’occupait Laure. La porte était ouverte. La femme de chambre de Mme  Bruvannes était en train de fermer les armoires, de mettre en ordre les objets. Mes yeux se sont remplis de larmes.


Même date. — Nous serons ce soir à Malaga. Déjà quatre jours ! Le souvenir m’est revenu de ma dernière journée et de ma dernière soirée d’Alger. J’ai erré à travers la ville, comme une âme en peine. Ah ! je comprends maintenant le vrai sens de cette expression ! Je n’aurais pu supporter la compagnie d’Antoine, pas plus que celle de Mme  Bruvannes, des Subagny ou de Gernon. Comme il faisait une chaleur accablante, personne heureusement ne m’a proposé de descendre à terre avec moi. Alger brûlait littéralement, ce jour-là. Le dôme de la mosquée de la Pêcherie semblait fondre dans l’air ardent. J’ai pris une voiture et je me suis fait conduire au Jardin d’Essai. Il était désert. J’ai marché sur une terre dure et craquelée et je me suis promené longtemps dans une allée d’arbres étranges, des baobabs, je crois. Longtemps, je suis resté arrêté devant un plan de Bougainvilléas, à considérer stupidement leur floraison empourprée. Ensuite, je suis rentré en ville. À un certain moment, j’ai congédié la voiture. Chez un marchand arabe, j’ai fait une longue station. Le marchand était un vieillard à barbe blanche. Il m’a montré des tapis sans intérêt, des étoffes, des bourses de cuir. J’ai fini, je ne sais pourquoi, par acheter un petit flacon de verre rempli d’essence de roses. Puis, je suis monté à la Kasbah ; j’ai grimpé et descendu des escaliers, parcouru des rues étroites. J’ai frôlé des hommes en burnous et des femmes voilées. L’air était plein d’une odeur de pierre chaude, de suint, de fritures, à laquelle se mêlaient de vagues senteurs de jasmin. Il m’a semblé reconnaître dans un passant un des énergumènes qui étaient venus à bord du yacht, celui qui frappait sur un tambour, tandis que ses compagnons mangeaient des scorpions et se faisaient enfoncer dans le crâne, à coups de marteau, un long clou. Ah ! ce clou, il me semblait en sentir la pointe dans ma tête lourde ! Une atroce migraine me serrait les tempes.

Après avoir acheté chez un pharmacien un cachet d’aspirine, je me suis retrouvé attablé dans un restaurant, au fond d’une salle presque vide. J’avais devant moi une bouteille de champagne frappé et une assiette pleine. J’ai vidé cette bouteille, puis une autre. Ma migraine avait disparu. J’éprouvais, même, une sorte de bien être. La seule chose qui m’incommodât était que je ruisselasse de sueur, à cause de l’extrême chaleur. Sauf cette impression pénible, je ne souffrais pas. Une fois dehors, j’ai marché au hasard. Bientôt, je me suis retrouvé rue Bab-Azoum. La nuit était venue, la foule circulait le long des boutiques éclairées. Je marchais sans penser à rien et j’aurais continué cette promenade indéfiniment si une voix ne m’eût interpellé en même temps qu’une main se posait sur mon épaule. Je reconnus Yves de Kérambel.

Il était venu, dans l’après-midi, à bord de l’Amphisbène, pour me dire adieu et faire une visite à Mme  Bruvannes. Mme  Bruvannes lui avait dit que j’étais à terre. Quelle chance de me rencontrer ! Tout en parlant, Yves m’entraînait vers un café. Nous nous assîmes. On nous apporta des consommations. Je remarquai alors qu’Yves était suivi par un personnage bizarre, coiffé d’une chéchia, vêtu d’un complet crasseux, le col orné d’une éclatante cravate, Yves me présenta son étrange acolyte. C’était le chaouch Hassan, un gaillard précieux dont il m’avait déjà parlé et qui lui avait découvert sa petite Kabyle. Décidément je ne pouvais quitter Alger sans avoir vu cette gentille sauvagesse. Il fallait au moins que j’eusse un aperçu des femmes du pays, que diable ! Pendant qu’Yves parlait, Hassan, en signe d’assentiment, secouait sa chéchia et riait de ses dents blanches dans son visage basané.

Pourquoi ai-je suivi Yves de Kérambel et Hassan ? Je ne sais trop. Je crois que je préférais tout à me retrouver dans ma cabine solitaire sur l’Amphisbène. Et puis Yves de Kérambel m’avait pris par le bras et m’entraînait. Il parlait haut et fort et gesticulait. Je n’écoutais guère ce qu’il disait, mais je le suivais docilement. Nous avions traversé la place du Gouvernement, longé la mosquée de la Pêcherie et nous nous sommes engagés dans un lacis de ruelles étroites. Ce quartier du vieil Alger était presque désert à cette heure. Parfois, à travers un rideau de toile grossière, on apercevait les lumières d’un cabaret, de quelque bouge à matelots. La proximité du port imprégnait l’air de senteurs marines. Yves se mit à chanter le refrain d’une chanson bretonne. Je l’avais entendue jadis, répétée par les pêcheurs du Croisic et du Pouliguen… Je l’avais chantée moi-même, lorsque je courais sur les dunes de la côte ou que je marchais bien en équilibre dans les petits sentiers qui séparent les carrés d’eau rose ou grise des marais salants ; je l’avais fredonnée dans le vieux jardin abandonné de notre propriété de la Lambarde, dans son bois de chênes verts ; j’en avais fait retentir le vaste escalier, les longs couloirs et les chambres solitaires de l’antique maison aux volets clos. Un soir, je l’avais dite à Mme  de Lérins, dans le canot qui, du quai de Naples, nous ramenait vers l’Amphisbène. Kardorel, le matelot, qui est natif de Piriac, avait souri en me l’entendant murmurer. Laure en avait aimé la gaîté mélancolique. Ah ! comme tout cela était loin, comme tout était loin, ce soir.

Hassan s’était arrêté devant une porte et heurtait le vantail à grands coups de talon. C’était une porte garnie de gros clous et de lourdes ferrures. La maison se trouvait au fond d’une impasse sordide. Nous attendions, les pieds dans un ruisseau. Au bout d’un certain temps, la porte s’entrebâilla et laissa filtrer un rai de lumière. Hassan prononça quelques mots en arabe et la porte s’ouvrit tout à fait. Une vieille femme s’effaça contre le mur pour nous laisser passer. Hassan lui avait pris des mains la lampe de cuivre qu’elle tenait et nous précédait pour nous éclairer. Nous montâmes ainsi, à la file, les marches d’un mauvais escalier. Au haut de l’escalier, une draperie écartée, nous pénétrâmes dans une salle assez spacieuse. Des divans recouverts de tapis et garnis de coussins en faisaient le tour. Je m’y laissai tomber, accablé de lassitude. La vieille femme parlementait de nouveau en arabe avec Hassan. Au plafond se balançait une lanterne.

Cependant la vieille avait disparu. Hassan, avec un empressement de valet de comédie, empilait des coussins derrière mon dos et derrière celui d’Yves. Quand il eut fini de nous installer confortablement, il alla s’accroupir dans un coin, ramassa une sorte de tambourin qui gisait là et se mit à en tirer une rumeur barbare, basse, sourde et rauque qu’il accompagnait d’un chant guttural si abrutissant que j’en fermais les yeux de fatigue. Je n’avais pas la force de parler et je serais resté indéfiniment ainsi à écouter cette lourde mélodie, quand la vieille reparut avec un plateau supportant quatre petites tasses de café, en même temps que sa maîtresse faisait son entrée.

Elle était jolie et bizarre, cette petite Kabyle ! Elle était vêtue d’une chemisette en gaze pailletée, à travers laquelle on distinguait sa peau obscure et lisse, et que recouvrait une courte veste brodée. Un large pantalon de mousseline bouffait autour de ses chevilles. Elle s’approcha du divan en faisant claquer à ses talons ses babouches de cuir jaune, puis, sans façon, elle s’assit entre Yves et moi. Je voyais ainsi de tout près son visage sombre et fardé, ses yeux éclatants, son nez aux narines larges, son sourire humide et charnu où luisait la blancheur des dents. Contre le mien, je sentais son corps souple et chaud. Elle riait, en balançant les grandes boucles qui pendaient à ses oreilles et en faisant tinter les bracelets qui cerclaient ses poignets, tandis qu’Yves, la main passée sous la chemisette de gaze, palpait sournoisement la gorge de la petite drôlesse et qu’Hassan faisait gronder de plus belle son tambourin.

Yves semblait fort excité et je compris qu’il était temps de me retirer. Au moment où j’allais me lever du divan, je sentis un bras nu m’entourer le cou. Brusquement, la fille m’attirait à elle. Je n’étais nullement en humeur de plaisanter et je la repoussai non sans brusquerie, mais elle s’amusait au jeu et j’avais peine à éviter les grosses et belles lèvres rouges qui cherchaient vigoureusement les miennes. La petite moricaude était plus forte que moi. Elle était alerte comme une jeune bête. Son rire rauque retentissait dans la pièce sonore où le tambourin de Hassan s’était tu. Yves, ravi, excitait l’enfant à la lutte. Peu à peu je m’énervais à fuir ridiculement l’approche de cet ardent petit visage cynique et fardé et l’étreinte de ce vif corps souple dont émanait une chaude odeur de chair, d’épices, d’encens et de roses. À chaque effort pour m’en défaire, je le respirais tout entier. Un mauvais vertige me saisissait, et je ne sais trop comment tout cela eût fini si Hassan n’eût jugé bon d’intervenir. Un dialogue guttural s’établit entre lui et la Kabyle.

Cependant, je m’étais levé du divan et je prenais congé d’Yves de Kérambel. Hassan allait descendre avec moi et me remettre dans le bon chemin. Yves m’a souhaité bon voyage et, en me serrant la main, il m’a dit, en me montrant la Kabyle qui, pelotonnée boudeusement au milieu des coussins, me faisait des grimaces de mépris dans un petit miroir de poche : « Elle est gentille, hein ! cette petite mouquaire ! Mais tu as eu bien tort de te gêner, si ça t’avait fait plaisir, mon vieux… Tu sais, je ne suis pas jaloux. » En quittant Hassan, je l’ai chargé de remettre quelques pièces d’or à la Kabyle Aïssa.

Et je repense à ses bras bruns, à son corps souple, à son visage cynique et fardé, et j’y repense peut-être avec regret. Ah ! que ne suis-je comme Yves de Kérambel ! Laure, l’amour est cruel et décevant et pourtant je ne puis me repentir de vous avoir aimée, de vous avoir aimée comme je vous aimais, d’avoir voulu ne vous devoir qu’à vous-même, de vous avoir préférée aux faciles baisers de Madeleine de Jersainville, de n’avoir pu chercher l’oubli, même passager, de ma tristesse, dans les bras vulgaires d’une fille d’Afrique. Aussi, je veux que votre nom soit le dernier mot que j’écrirai sur le gros cahier de Néroli, Laure de Lérins, Laure…


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
(San Francisco. États-Unis).

25 juillet. En mer. — À bord du paquebot : l’Isly.

Mon cher Jérôme,

C’est en mer que je vous écris, et cette mer est comme je l’aime, c’est-à-dire parfaitement calme. Notre croisière, d’ailleurs, a été excellente à ce point de vue et on n’aurait pu souhaiter un plus beau temps que celui qui nous a favorisés depuis notre départ de Marseille. Nous avons cependant essuyé une espèce de tempête qui nous a surpris comme nous allions de l’île de Malte à l’île de Crète et qui nous a obligés à changer de route. L’Amphisbène qui nous portait a donc bien mérité son nom de serpent fabuleux, lequel marche aussi bien à reculons qu’en avant. Notre yacht a donc quelque raison de s’appeler ainsi, puisque, parti pour nous conduire à Candie, il nous a menés à Tunis. Ce petit événement nautique, dû au caprice des flots et à la volonté de M. Antoine Hurtin qui en a décidé ainsi, a eu pour conséquence une modification de l’itinéraire de notre voyage. Nous devions visiter les îles de l’Archipel et nous avons tout bonnement, au lieu de cela, longé les côtes de Tunisie et d’Algérie. Quoi qu’il en ait été, ces deux mois de navigation m’ont fait beaucoup de bien et vous me trouveriez, si vous pouviez la voir, une mine excellente. J’ai passé mon temps des plus acceptablement. Nous avons fort mal vu de très belles choses, comme il arrive le plus souvent en ces sortes d’excursions. Il en fut ainsi de la nôtre ; malgré cela, j’en garde un souvenir fort agréable.

Ce n’est pas que la compagnie, à ne vous rien celer, n’eût pu l’être davantage, mais elle était supportable, et même mieux. D’ailleurs, en eût-il été différemment, je n’irais pas, maintenant que je les ai quittés, dénigrer mes compagnons de route. Je trouve ces dépréciations de mauvais goût, d’autant plus que je n’ai eu qu’à me louer des attentions de toutes sortes que m’a prodiguées la digne Mme  Bruvannes. Elle a eu pour moi mille prévenances dont je lui suis extrêmement reconnaissante. Elle m’avait fait donner la plus belle des cabines du bord et je n’ai eu, en toute occasion, qu’à me louer d’elle et de ses procédés. Ce n’est pas sa faute si son caractère loyal et son aspect viril imposent plus d’estime que de tendresse. Mme  Bruvannes mérite d’inspirer de l’amitié. De plus, elle est très intelligente et très instruite, mais sans aucun pédantisme. Elle a, plutôt que d’être portée à faire parade de ce qu’elle sait, honte à le savoir. Son cher latin et son cher grec lui paraissent un double péché contre l’ignorance ordinairement propre aux femmes.

Par contre, son neveu Antoine Hurtin est d’un manque de culture absolu. Il n’en discute pas moins de toutes choses avec une magnifique assurance. Du reste, à quoi lui servirait de savoir quoi que ce fût ? Le genre de vie qu’il a adopté l’en dispense. Le brave Antoine n’a guère eu d’autre occupation que de faire la noce. Cela ne lui a pas extrêmement bien réussi, et il a dû s’assagir. Il s’est embarqué assez malade, mais la croisière a eu de fort bons effets sur sa santé. Il en revient à peu près guéri de sa neurasthénie. Quant à M. Gernon, c’est, à tout prendre, un assez plaisant bonhomme. Il s’est révélé, entre le ciel et l’eau, grand diseur de madrigaux. Il faisait à Mme  Bruvannes une cour de comique de vaudeville qui nous a assez divertis. J’étais en très bon termes avec ce vieux pantin, de même qu’avec M. et Mme  Subagny, vraies figures de cabinet de cire. En somme, tout ce monde m’était assez indifférent et vous n’ignorez pas, mon cher Jérôme, que, pour moi, l’intérêt principal de ce voyage était concentré en la personne de M. Julien Delbray.

C’est de lui que j’ai maintenant à vous entretenir et je vais tâcher de le faire avec la plus entière franchise. Vous savez que j’avais accepté de me joindre à cette croisière parce que j’y voyais une occasion favorable d’étudier les sentiments de M. Delbray à mon égard et de me rendre compte définitivement des miens à son endroit. En m’embarquant, j’étais, je vous l’ai dit, sans grands doutes sur les premiers, mais je conservais quelque incertitude sur les seconds. Julien Delbray m’aimait, mais, moi aimais-je Julien Delbray ? J’avais deux mois pour éclaircir ce petit problème. Je n’ai pas eu besoin d’autant.

Je vous dirai donc, mon cher Jérôme, qu’en assez peu de temps les indices déjà sérieux que j’avais de l’amour de M. Delbray se changèrent en certitude. M. Delbray n’était pas seulement très amoureux de moi, il m’aimait, au grand sens du mot ; il m’aimait passionnément, profondément. Ses moindres paroles, ses regards, ses silences même en faisaient foi. J’étais aimée.

Il est délicieux d’être aimée, Jérôme, et c’est un spectacle bien agréable pour une femme que celui de l’amour qu’elle inspire, surtout, peut-être, quand cet amour est plein de respects, de timidités, de tendresse, de secret, de transes et de joies cachées. Toutes, nous désirons être témoins et parties en ce jeu délicat et attrayant. Nous nous prêtons volontiers à toutes ses péripéties de cœur et je me préparais à jouir de toutes ses subtilités. Mais bientôt, je commençai à être inquiète et troublée. Oui, M. Delbray dépassait mon attente. Certes, je n’ignorais pas que Julien m’aimait, mais je découvrais soudain quelle violence, quelle intensité ce sentiment atteignait en lui. Vous en jugerez, quand vous saurez que j’ai été réellement son premier grand amour. Jusqu’alors M. Delbray avait été libertin ou sentimental, amoureux même, mais il n’avait jamais aimé. J’assistais en lui à la nouveauté de la passion. Et c’est une singulière chose, voyez-vous, qu’un homme passionné Comme cela donne à ses plus simples paroles une valeur particulière, un accent spécial !

M. Delbray m’aimait éperdument. C’était pour moi un fait certain. Mais moi, l’aimais-je également ? À quoi une femme peut-elle distinguer qu’elle aime véritablement ? Cette question me préoccupait extrêmement. Après y avoir sérieusement réfléchi, il me semble bien que le premier, le plus vrai signe d’amour est l’hésitation que l’on éprouve à s’avouer à soi-même cet amour. Et je me trouvais justement dans cet état. À cette preuve s’en ajoutaient d’autres. À quoi bon vous les exposer en détail ? Ce serait trop long et je ressens à vous en faire part une sorte de pudeur intime que vous ne sauriez blâmer. Enfin, pour vous résumer la situation, après un mûr examen de mes sentiments, j’acquis assez vite la conviction que j’aimais M. Delbray.

Cette constatation faite, vous supposez, mon cher Jérôme, que je n’ai plus maintenant à vous rapporter que des choses extrêmement simples. La logique, en effet, le voudrait ainsi. Quand un homme et une femme s’aiment, qu’ils sont libres tous les deux, qu’aucune considération mondaine ou morale ne les sépare, ou ne les entrave, il en résulte d’ordinaire un fait bien connu et sur lequel vous n’avez pas besoin de grands éclaircissements. Je vous vois me prier de ne vous en point donner et vous sauterez assez volontiers cette partie de ma lettre. Cette petite mauvaise humeur serait, d’ailleurs, très masculine. Les hommes éprouvent souvent, même les plus libres d’esprit et de cœur, certaines obscures et mystérieuses jalousies. Cela rentre dans votre inexplicable, car un homme est aussi énigmatique qu’une femme, bien que différemment. Mais, rassurez-vous, mon bon ami, il ne nous est rien arrivé, à M. Delbray et à moi, de ce que vous supposez probablement, et vous n’aurez à lire, sous ma plume, le récit d’aucune scène passionnée ou voluptueuse. Je n’ai pas du tout à vous annoncer, comme vous pourriez vous y attendre, que M. Delbray est mon amant et que je suis sa maîtresse, et que nous allons nous retirer en quelque endroit écarté pour y filer le parfait amour.

Et cependant, Jérôme, plus je m’examine, plus je réfléchis au sentiment que j’éprouve, plus je suis certaine d’aimer M. Delbray. Je crois bien même que je l’aimerai toujours. Oui, je l’aime et voici, pourtant, ce que j’ai fait.

Hier matin, M. Delbray est parti, avec un de ses amis, pour une courte absence. Il s’agissait d’aller visiter une propriété que cet ami possède à quelques heures de chemin de fer d’Alger.

M. Delbray devait être de retour dans l’après-midi. Or, à peine eut-il quitté le yacht que je prétextai auprès de mes hôtes d’une dépêche qui me rappelait subitement en France. Cette dépêche, d’ailleurs, n’était pas feinte. La supérieure du couvent de Sainte-Dorothée me télégraphiait que ma tante la religieuse s’affaiblissait sensiblement.

Comment la bonne supérieure savait-elle où se trouvait l’Amphisbène, n’est-ce pas là un bel exemple des perspicacités monastiques ? J’aurais certes pu ajourner mon départ et attendre que l’Amphisbène, dont la croisière touchait à sa fin, me ramenât à Marseille, mais soudain ma résolution était prise. L’Isly, de la Compagnie Transatlantique, levait l’ancre, le lendemain, à midi. J’envoyai retenir une cabine. Sans retard, je me mis à faire mes malles et mes paquets, et, à l’heure dite, j’étais à bord de l’Isly, d’où je vous écris. Vous pensez quelle aura été, à son retour, la surprise de mon pauvre ami Delbray, qui ne pouvait vraiment s’attendre à rien de tel !

N’allez pas croire, pour rien au monde, mon cher Jérôme, qu’il s’agisse là d’un caprice de femme ou d’un manège de coquette qui veut se faire regretter. Non, le sentiment que j’éprouve pour Julien n’admet pas de pareilles fantaisies et de pareilles manœuvres. La résolution que j’ai prise est une résolution grave et qui, pour soudaine qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins réfléchie. Cependant rien, dans mes paroles ni dans mes façons, ne pouvait faire prévoir à M. Delbray un événement semblable. Décamper ainsi, à l’improviste, constitue à son égard un procédé affreux et dont il a dû ressentir vivement l’offense. Il a dû y avoir là pour lui quelque chose de douloureusement inexplicable. Notez, de plus, que les dernières heures que nous passâmes ensemble furent particulièrement tendres. Nous étions restés seuls sur le pont. La nuit était belle, chaude, parfumée. Il me parlait éloquemment de son amour. J’étais émue en l’écoutant, et d’autant plus que j’étais déjà décidée à saisir la première occasion de lui montrer qu’il devait perdre tout espoir que sa flamme fût jamais « couronnée », comme on dit dans les livres. Néanmoins, je me rends compte que j’ai soufflé un peu rudement sur ses illusions. Enfin, pour achever de les détruire, j’ai confié à Mme Bruvannes le soin de lui remettre une petite lettre de ma main, qu’il doit relire en ce moment et sur laquelle je compte pour fixer les sentiments que je souhaite qu’il conserve de moi.

Oui, mon cher Jérôme, mon plus cher désir est que M. Delbray garde de moi un aussi mauvais souvenir que possible et que ma conduite lui laisse au cœur une saine rancune. Je consens volontiers à ce qu’il me reproche amèrement mes contradictions et ce qu’il pourrait presque appeler mes perfidies. Puisse-t-il oublier rapidement la décevante aventure que j’aurai été dans sa vie ! Ah ! surtout qu’il ne souffre pas de m’avoir perdue, et qu’il ne sache jamais que je l’ai aimé, que je l’aime !

Car j’aime Julien, je l’aime profondément et passionnément, et c’est parce que je l’aime que je l’ai quitté. C’est par amour que je ne serai jamais à lui.

Je sens, mon cher Jérôme, qu’à cet aveu vous me jugez tout à fait folle. Eh bien, non, il n’en est rien. Tout au contraire, je suis terriblement raisonnable. En agissant comme je le fais, j’agis selon la sagesse la plus rigoureuse. Oui, j’aime Julien et Julien m’aime, mais c’est justement son amour qui m’effraie, ou plus exactement le caractère de son amour. Que voulez-vous, il m’a bien fallu en arriver à cette constatation : M. Delbray doit être rangé dans la catégorie des hommes d’imagination. Or rien n’est plus dangereux que cette sorte d’amants pour une femme qui aime. Julien Delbray est un imaginatif. L’amour qu’il a pour moi est un amour aveugle, un amour nourri de toutes les illusions d’un cœur ardent et romantique. Il s’est fait de moi une idée qui n’a guère de rapport avec ce que je suis réellement. Il m’a douée de toutes les perfections, il m’a attribué tous les mérites. Je suis devenue l’idole de son esprit, aussi n’ai-je pas voulu déchoir à ses yeux. J’ai mieux aimé briser l’image que Julien s’est faite de moi que de lui en laisser discerner peu à peu les fissures et les défauts.

Me comprenez-vous, maintenant, mon cher Jérôme ? Ces belles illusions que j’ai inspirées à Julien, je n’ai pu me résoudre à la pensée qu’elles se dissiperaient peu à peu au contact quotidien de ma réalité. Je ne veux pas risquer d’assister, jour par jour, à la lamentable métamorphose qui ne manquerait pas de se produire tôt ou tard, lorsque Julien reconnaîtrait son erreur. Je ne pourrais pas supporter ce trop cruel supplice. C’est pour cela que je lui ai laissé croire que je ne l’aimais pas. C’est pourquoi j’ai fui sans tourner la tête. Ah ! si nos regards s’étaient dit adieu, il aurait bien vu dans les miens ce qu’il doit ignorer à jamais !

Mais encore une fois, ne pensez pas que j’aie agi à la légère, que j’aie cédé à une simple défiance de moi-même, à un de ces mouvements de crainte qui nous font reculer devant le bonheur. La résolution que j’ai prise, je l’ai mûrement délibérée. J’ai compris très tôt ce qui se passait entre Julien et moi, l’équivoque périlleuse dans laquelle nous nous engagions. Le hasard m’en a donné un avertissement saisissant. Laissez-moi vous raconter cet épisode de notre voyage. Il a été pour moi une révélation.

C’était sur les côtes de Sicile. L’Amphisbène avait jeté l’ancre devant Porto-Empedocle. De là, nous devions gagner Girgenti, qui fut l’antique Agrigente, et visiter ses temples fameux. À cet effet, nous fîmes marché avec un loueur de voitures et avec un guide. Durant la journée, tout alla bien, mais, pendant que nous admirions les nobles ruines de l’acropole agrigentine, les deux gaillards qui nous menaient, et pour qui notre venue était déjà une rare aubaine, avaient sans doute, en bons Siciliens, employé leur temps à prévoir et à imaginer notre probable générosité, à en anticiper les bienfaits proches et à lui supposer une étendue qui n’avait pour limite que leur fantaisie.

Je ne sais jusqu’où ils allèrent dans cette voie. Ce qui est certain, c’est qu’au moment où nous réglâmes leur compte, en y ajoutant pourtant un surplus fort honorable, leur déception fut immense. Je les revois encore, ces pauvres diables, sur le petit môle où nous nous rembarquions, considérer, avec un navrement touchant et comique à la fois, dans le creux de leurs mains, la dérisoire pièce d’or où s’était réduite misérablement leur chimérique espérance. Et ce fut au milieu de leurs gesticulations furieuses et dépitées que nous quittâmes honteusement la terre de Sicile, où montait, ce soir-là, au-dessus des oliviers d’argent et des fauves collines, une ronde lune sulfureuse qui devait sembler aux pauvres hères qui nous accompagnaient de loin de leurs malédictions injustifiées la merveilleuse et illusoire monnaie dont nous les avions, hélas ! bien involontairement frustrés !

Hélas ! ce pauvre guide sicilien, n’est-ce pas l’image de ce que sont les hommes d’imagination ? Son aventure n’est-elle pas exactement la leur ? Comme lui, ils se désespèrent et se lamentent devant le rapetissement de leur rêve réalisé. Comme lui, ils ont cru à de merveilleuses aubaines et ils restent stupéfaits devant la médiocrité de l’obole. Le déboire misérable de ce Sicilien chimérique n’était-ce pas un instructif exemple de ce qui attendait Julien ? Un jour je l’eusse vu considérer, au creux de sa main convulsive, l’effigie diminuée et avilie de son amour. C’est cette pensée que je n’ai pu supporter. Avouez, mon cher Jérôme qu’il valait mieux faire ce que j’ai fait. Dites-moi que j’ai eu raison.

N’allez pas en conclure, cependant, qu’en renonçant à Julien j’aie renoncé à l’amour. Pensez-vous, maintenant que j’ai connu la douceur d’être aimée, que j’aille me contenter de l’amitié de la bonne Mme  Bruvannes ou des excellents Subagny et passer le reste de mon existence en compagnie de la Duchesse de Lurvoix, de Mme  Grinderel ou de Mme  de Glockenstein ? Non, mon ami, je suis décidée à vivre et non à végéter, sans quoi il eût été bien inutile de vous quitter et d’abandonner notre cher Burlingame. Si je souffre de la résolution que j’ai prise, j’ai bien l’intention de ne pas demeurer inconsolable. J’aurai des amants, Jérôme ; cela est tout à fait probable. Ils ne vaudront pas sûrement celui qu’eût été M. Delbray, mais, au moins, ce qu’ils aimeront en moi, ce ne sera pas l’image de leurs illusions, ce sera la vraie femme que je suis, avec ses petitesses, ses imperfections, ses défauts, celle que Julien aurait bien fini, tout de même, par découvrir en moi et qu’aurait risqué de lui rendre intolérable la déconvenue de son idéal. Pauvre Julien, quel dommage qu’il n’ait pas su me voir telle que j’étais !

Que fait-il à cette heure ? Sans doute il s’est réfugié dans sa cabine et relit ma lettre. Il se lamente de n’avoir pas su se faire aimer de moi. Il s’accuse de maladresses qu’il n’a pas commises ; il me reproche ma conduite. Peut-être pleure-t-il tout simplement. Il me semble le voir. Il est assis devant le petit bureau où, durant le voyage, il aimait à écrire ses impressions sur un gros livre relié en parchemin. Peut-être me compare-t-il au serpent à deux têtes qui est gravé sur les plats du volume, à ce mystérieux Amphisbène dont le yacht de Mme Bruvannes porte le nom, et qui, avec sa double marche en avant et en arrière, est bien l’emblème des contradictions humaines et des incertitudes qu’il y a dans les sentiments des femmes et en toutes les choses de la vie et de l’amour ?

Telles sont les raisons pour lesquelles, mon cher Jérôme, je vous écris à bord de l’Isly, brave paquebot de la Compagnie Transatlantique qui me débarquera demain sur le quai de Marseille. Votre sage ou folle amie :

Laure de Lérins.