L’Anémone du Colisée

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(Élise Moreau)
(p. 1-4).
L’ANÉMONE DU COLISÉE


IMITATION EN VERS


D’un fragment de ROME, par Mme  la marquise de B*****.


Oser traduire en vers cette prose fleurie,
Qui dépasse l’éclat de toute poésie,
N’est point d’un faible luth la téméraire ardeur :
C’est l’hommage au talent, et la dette du cœur.

Le soleil s’inclinant vers sa couche embrasée,
Teignait de pourpre et d’or l’antique Colisée,
Vaste arène où souvent nous allions nous asseoir,
Pour savourer le calme et les parfums du soir.
Il est doux, quand le cœur, fatigué de ses chaînes,
Se courbe sous le poids des tristesses humaines,
Il est doux de venir, vibrant d’émotion,
Demander le courage et l’inspiration
À ces nobles martyrs, à ces ombres bénies,
Qui fuyant le séjour des gloires infinies,
Doivent errer parfois sous ces arceaux déserts.
Fantômes rayonnants, balancés sur les airs,
Elles aiment à voir prier, lutter, les âmes
Prisonnières encor dans les terrestres flammes,
Et qui leur conservant un souvenir pieux,
Pour y chercher leur trace accourent dans ces lieux.

Oh ! qui peindra la joie immense et douloureuse
Qu’éprouva notre cœur, lorsque émue et rêveuse,

Sur ce sol dépouillé par de pieuses mains,
Et qu’ont foulé les pas de tant de pèlerins,
Nous avons découvert une blanche anémone
Tremblante comme un lis aux premiers vents d’automne
De ses feuilles, plaisant à l’œil par leur fraîcheur,
Un rouge fugitif étoilait la blancheur :
On eût dit que de sang une larme imprégnée
L’avait, en l’effleurant, légèrement baignée !
Notre main la saisit dans un élan fiévreux,
Et l’emportant ainsi qu’un trésor précieux
À l’abri d’un vieux mur dont la base chancelle,
Nous courûmes causer seule à seule avec elle.
Heureuse, il nous semblait que cette sainte fleur,
Charmante, sous sa rose et mystique pâleur.
Dans un style brillant comme l’or ou la moire,
Allait nous raconter quelque divine histoire.

« Belle et chère anémone, on a dit que tes sœurs
Ont au sang d’Adonis emprunté leurs couleurs ;
Qui sait si toi, peut-être encor plus fortunée,
Du pur sang d’un martyr un jour tu n’es pas née ?
Dans ton calice clos mystérieusement.
Et qui sous le regard se voile chastement,
D’un immortel bonheur nous cherchons la promesse :
Nous cherchons la parole empreinte de sagesse,
Qui forçant notre vie aux actes courageux,
Nous trace les sentiers du séjour bienheureux. »

Tandis que nous parlions, la fleur blanche et sereine,
Qu’avec un saint respect caressait notre haleine,
À ce brûlant contact s’ouvrait visiblement.
Nous osâmes alors la prier ardemment
De nous dire qu’ainsi que le sanglant martyre,
Le sacrifice achète aux âmes qu’il déchire

Pendant de longues nuits et des jours sans soleil
Les radieux bonheurs qui n’ont pas de réveil.
Ah ! les cris étouffés d’une âme révoltée,
Ardente, au gré du sort sans cesse ballottée,
Ne sont-ils pas, hélas ! plus terribles cent fois.
Que du lion vainqueur la rugissante voix !

Entr’ouvrant tout à fait sa timide corolle,
La virginale fleur prit bien bas la parole,
Et dit, d’un accent grave et doux en même temps :
« Le martyre a changé de forme avec les temps ;
Mais il n’a rien perdu de sa beauté suprême,
Car du christianisme il est l’essence même.
Lorsqu’à l’homme pécheur la loi de Jésus-Christ
Commanda d’immoler sa chair à son esprit,
Descendant aussitôt des hauteurs du Calvaire,
Le martyre en ce monde inaugura son ère.
Cette immolation, chacun de vous, hélas !
Ne saurait l’accomplir sans de rudes combats.
Le temps où les chrétiens faisaient des catacombes
Et des cirques sanglants leurs glorieuses tombes
N’est plus ; mais si du corps le martyre a cessé,
Celui du cœur, plus grand encor, l’a remplacé.
Votre époque est l’époque aux luttes douloureuses,
Sans trêve ni repos, ardentes et fiévreuses,
S’agitant sur un sol où l’impiété bout ;
Elle appartient encore, elle appartient surtout,
Par les liens sacrés d’une foi persistante,
À l’Église terrestre, active et militante ;
Car les temps, par saint Paul, à vos pères prédits,
Ne vous y trompez pas, sont loin d’être accomplis !
C’est parce qu’ici-bas vous combattez encore,
Parce que le vautour des douleurs vous dévore,
Que le vieux Colisée a ce charme étonnant,
Étrange irrésistible, amer, passionnant,

Qui, semblable à l’aimant, vers ses murs vous attire !
De ses grands souvenirs vous subissez l’empire :
Un mélange d’amour et de vagues terreurs
Conduit à votre insu vos modernes douleurs
Vers ce camp dévasté, muet, mélancolique,
Impassible témoin du supplice héroïque
De vos frères aînés, athlètes glorieux
Qui vous ont enseigné l’art de gagner les cieux.
Toi-même que pâlit une souffrance amère,
Et pour qui le bonheur fut toujours éphémère,
Afin de relever ton courage abattu,
Toi-même, en cet instant, que me demandes-tu,
Si ce n’est de calmer tes poignantes alarmes ?
Eh bien, console-toi ! j’ai pitié de tes larmes.
Lorsque ton front pensif sous l’ennui fléchira,
Quand des sombres chagrins le poids t’accablera,
Et qu’au bord du chemin tu tomberas brisée,
Souviens-toi que la fleur éclose au Colisée
T’a dit de tout vouloir et de tout accepter,
D’être forte et soumise, afin de mériter
L’immortelle patrie où des pleurs de la terre
Dieu fait à ses élus un bandeau de lumière. »

Ô douce messagère et de paix et d’amour,
Pourquoi ne puis-je pas t’envoyer un seul jour
Vers les êtres aimés qui souffrent loin de Rome !
Ta voix leur parlerait des cieux, du Dieu fait homme,
Et saurait consoler et charmer leur douleur,
Comme elle a su charmer et consoler mon cœur.


ÉLISE GAGNE (Élise Moreau),
Auteur des Rêves d’une jeune-fille, de l’Âge d’or, d’Omégar ou le dernier Homme, des Voyages et Aventures d’un jeune Missionnaire, etc., etc


Paris, 1er  Mai 1865



paris. — imprimé chez bonaventure et ducessois.