L’An deux mille quatre cent quarante/03

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CHAPITRE III.

Je m’habille à la fripperie.


J’étois fort embarrassé de ma personne. Mon savant me dit : étonnant vieillard, je m’offre volontiers à vous servir de guide ; mais commençons, je vous prie, par entrer chez le premier frippier que nous allons trouver, car (ajouta-t-il avec franchise) je ne pourrois pas vous accompagner si vous n’étiez pas vêtu décemment.

Vous m’avouerez, par exemple, que dans une ville bien policée, où le gouvernement défend tout combat & répond de la vie de chaque particulier, il est inutile, pour ne pas dire indécent, de s’embarrasser les jambes d’une arme meurtrière, & de mettre une épée à son côté pour aller parler à Dieu, aux femmes & à ses amis : c’est tout ce que pourroit faire le soldat dans une ville assiégée. Dans votre siécle on tenoit encore au vieux préjugé de la gothique chevalerie ; c’étoit une marque d’honneur de traîner toujours une arme offensive ; & j’ai lu dans un des ouvrages de votre tems, que le foible vieillard faisoit encore parade d’un fer inutile.

Que votre habillement est gênant & mal sain ! Vos épaules & vos bras sont emprisonnés, votre corps est comprimé, votre poitrine est serrée, vous ne respirez pas. Et pourquoi, s’il vous plait, exposer vos cuisses & vos jambes à l’intempérie des saisons ?

Chaque tems amène de nouvelles modes ; mais ou je suis bien trompé, ou la nôtre est aussi agréable que salutaire : voyez. En effet, la manière dont il étoit habillé, quoique nouvelle pour moi, n’avoit rien qui me déplut. Son chapeau n’avoit plus cette couleur triste et lugubre, ni ces cornes embarrassantes[1] : il n’en restoit que la calotte, qui étoit assez profonde pour tenir dans la tête, et qui d’ailleurs étoit entourée d’un bourrelet. Ce bourrelet, roulé avec grace, demeuroit plié sur lui-même lorsqu’il étoit inutile, & pouvoit se rabattre & s’avancer au gré de celui qui le portoit, pour le garantir du soleil ou du mauvais tems.

Ses cheveux proprement tressés formoient un nœud derrière sa tête[2], et un léger soupçon de poudre leur laissoit leur couleur naturelle. Ce simple accommodage ne présentoit point une pyramide plâtrée de pommade & d’orgueil, ni ces aîles maussades qui donnent un air effaré, ni ces boucles immobiles, qui, loin de retracer une chevelure flottante, n’ont d’autre mérite que celui d’une roideur sans expression comme sans grace.

Son cou n’étoit plus étranglé par une bande étroite de mousseline[3], il étoit entouré d’une cravate plus ou moins chaude, suivant la saison. Ses bras jouissoient de toute leur liberté dans des manches médiocrement larges ; & son corps, lestement vêtu d’une espèce de soubreveste, étoit couvert d’un manteau en forme de robe, dont l’usage étoit salutaire dans les tems de pluie ou dans les froids.

Une longue écharpe ceignoit noblement ses reins, & procuroit une chaleur égale. Il n’avoit point de ces jarretières qui coupent les jarrets & gênent la circulation. Un long bas lui prenoit des pieds jusqu’à la ceinture, & un soulier commode entouroit son pied en forme de brodequin.

Il me fit entrer dans une boutique où l’on me proposa de changer de vêtement. Le siége sur lequel je me reposai n’étoit point de ces chaises chargées d’étoffes, qui fatiguent au lieu de délasser ; c’étoit une espèce de canapé court, revêtu de natte, fait en pente, & qui se prêtoit sur un pivot au mouvement du corps. Je ne pouvois me croire chez un frippier, car il ne parloit point d’honneur & de conscience, & son magazin étoit fort clair.



  1. Si j’écrivois l’histoire de France, je m’étendrois avec une complaisance marqué sur la chapitre des chapeaux. Ce morceau, traité avec soin, seroit curieux et intéressant ; j’y ferois contraster l’Angleterre & la France, l’une prendroit un petit chapeau, quand l’autre en prendroit un grand ; & celle-ci en quitteroit un grand, quand celle-là en quitteroit un petit.
  2. S’il me prenoit fantaisie de donner un traité sur l’art de la frisure, dans quel etonnement je jetterois les lecteurs, en leur prouvant qu’il y a trois ou quatre cent manières de tordre les cheveux d’un honnête homme. Oh ! que les arts ont de profondeur, & qui peut se vanter de les parcourir en détail !
  3. Je n’aime point que l’on crie contre nos cols ; il nous servent plus qu’on ne l’imagine. Les veilles, la bonne chère, & quelques autres excès, nous rendent pâles ; nos cols, en nous étranglant un peu, réparent ce défaut, & nous redonnent des couleurs.