L’An deux mille quatre cent quarante/08

La bibliothèque libre.
◄  Chap. VII.
Chap. IX.  ►


CHAPITRE VIII.

Le Nouveau Paris.


En me tournant du côté du pont que je nommois j’adis le pont au change, je vis qu’il n’étoit plus écrasé de vilaines petites maisons[1]. Ma vue se plongeoit avec plaisir dans tout le vaste cours de la Seine ; & ce coup d’œil vraiment unique m’étoit toujours nouveau.

En vérité, voilà des changemens admirables ! — il est vrai ; c’est dommage qu’ils nous rappellent un événement funeste ; causé par votre extrême négligence. — Nous ! comment, s’il vous plait ? — L’histoire rapporte que vous parliez toujours d’abattre ces vilaines maisons, & que vous ne les abattiez point. Un jour donc que vos échevins faisoient précéder un somptueux repas d’un maigre feu d’artifice, (le tout pour célébrer l’anniversaire d’un saint à qui, sans doute, les François ont la plus grande obligation) le bruit des canons, des boëtes & des pétards suffit à renverser les vieilles masures dressées sur ces vieux ponts ; ils tremblerent et s’écroulerent sur leurs habitans. Le bouleversement de l’un entraîna la ruine de l’autre. Mille citoyens périrent ; & les échevins à qui appartenoit le revenu des maisons, maudirent le feu d’artifice & jusqu’au repas.

Les années suivantes on ne fit plus tant de bruit à propos de rien. L’argent qui sautoit en l’air, ou qui causoit de graves indigestions, fut employé à faire somme pour la restauration & l’entretien des ponts. On regretta de n’avoir point suivi cette idée les années précédentes ; mais c’étoit le lot de votre siécle de ne vouloir reconnoître ses énormes sottises que lorsqu’elles étoient complétement achevées.

Venez vous promener un peu de ce côté ; vous verrez quelques démolitions que nous avons faites, je crois fort à propos. Ces deux aîles des Quatre Nations ne gatent plus un des plus beaux quais, en laissant subsister des marques d’une Vindication Cardinale. Nous avons placé l’Hôtel-de-ville en face du Louvre ; & lorsque nous donnons quelques réjouissances publiques, nous pensons bonnement qu’elles sont faites pour le peuple. La place est spacieuse : personne n’est estropié par les feux d’artifice ou par les coups de bourrade de la soldatesque qui, de votre tems, (ô chose incroyable !) blessoit quelquefois le spectateur, & le blessoit impunément[2].

Voyez comme nous avons mis chaque statue équestre des Rois qui ont succédé au vôtre, au milieu de chaque pont. Cette file de Rois élevés sans pompe au sein de la ville, présente un coup d’œil intéressant. Dominant sur le fleuve qui arrose & féconde la cité, ils en paroissent les Dieux Tutélaires. Placés tous comme le bon Henri IV, ils ont un air plus populaire, que s’ils étoient renfermés dans des places[3] où l’œil est borné. Celles-ci, vastes & naturelles, n’ont pas jetté dans de grands fraix. Nos Rois après leur mort ne levent pas ce dernier tribut qui, dans votre siécle, fatiguoit le citoyen déja épuisé.

Je vis avec beaucoup de satisfaction qu’on avoit ôté ces esclaves enchaînés[4] aux pieds des statues de nos Rois, qu’on avoit effacé toute inscription fastueuse, & quoique cette grossiere flatterie soit la moins dangereuse de toutes, on avoit écarté soigneusement la moindre apparence de mensonge & d’orgueil.

On me dit que la Bastille avoit été renversée de fond en comble, par un Prince qui ne se croyoit pas le Dieu des hommes, et qui craignoit le Juge des Rois ; que sur les débris de cet affreux château, si bien appellé le palais de la vengeance, (& d’une vengeance royale) on avoit élevé un temple à la Clémence : qu’aucun citoyen ne disparoissoit de la société sans que son procès ne lui fût fait publiquement ; & que les lettres de cachet étoient un nom inconnu au peuple : que ce nom n’exerçoit plus que l’infatigable érudition de ceux qui perçoient dans la nuit des tems barbares ; on avoit composé même un livre intitulé : Parallele des lettres de cachet & du cordeau asiatique.

Insensiblement nous traversâmes les Thuilleries, où tout le monde entroit : elles ne m’en parurent que plus belles[5]. On ne me demanda rien pour m’asseoir dans ce jardin royal. Nous nous trouvâmes à la place de Louis XV. Mon guide me prenant par la main me dit en souriant : vous avez dû voir l’inauguration de cette statue équestre. — Oui, j’étois jeune alors, & tout aussi curieux qu’à présent. — Mais savez-vous bien que voilà un chef-d’œuvre digne de notre siecle ; nous l’admirons encore tous les jours : & lorsque nous voulons en contempler la perspective du château, elle nous paroît, sur-tout au soleil couchant, couronnée des plus beaux rayons. Ces magnifiques allées forment un ceintre heureux, & celui qui a donné ce plan ne manquoit point de goût ; il a eu le mérite de pressentir le grand effet que cela devoit faire un jour. J’ai lu cependant que de votre tems, des hommes aussi jaloux qu’ignorans exerçoient leur censure sur cette statue & sur cette place, qu’ils n’auroient dû qu’admirer.

S’il se trouvoit aujourd’hui un homme capable de dire une telle sottise ; dès qu’il ouvriroit la bouche, nous lui tournerions le dos[6].

Je continuai ma curieuse promenade ; mais le détail en seroit trop long. D’ailleurs on perd toujours en se rappellant un songe. Chaque coin de rue m’offroit une belle fontaine, qui laissoit couler une eau pure & transparente : elle retomboit d’une coquille de nappe d’argent, & son crystal donnoit envie d’y boire. Cette coquille présentoit à chaque passant une tasse salutaire. Cette eau couloit dans le ruisseau toujours limpide, et lavoit abondamment le pavé.

Voilà le projet de votre M. Desparcieux, Académicien de l’Académie des Sciences, accompli & perfectionné. Voyez comme toutes ces maisons sont fournies de la chose la plus nécessaire & la plus utile à la vie. Quelle propreté ! quelle fraicheur en résulte dans l’air ! Regardez ces bâtimens commodes, élégans. On ne construit plus de ces cheminées funestes, dont la ruine menaçoit chaque passant. Les toits n’ont plus cette pente gothique qui, au moindre vent faisoit glisser les tuiles dans les rues les plus fréquentées.

Nous montâmes au haut d’une maison par un escalier où l’on voyoit clair. Quel plaisir ce fut pour moi qui aime la vue & le bon air, de rencontrer une terrasse ornée de pots de fleurs & couverte d’une treille parfumée. Le sommet de chaque maison offroit une pareille terrasse ; de sorte que les toîts, tous d’une égale hauteur, formoient ensemble comme un vaste jardin : & la ville apperçue du haut d’une tour étoit couronnée de fleurs, de fruits et de verdure.

Je n’ai pas besoin de dire que l’Hôtel-Dieu n’étoit plus enfermé au centre de la cité. Si quelque étranger ou quelque citoyen, me dit-on, tombe malade hors de sa patrie ou de sa famille, nous ne l’emprisonnons pas, comme de votre tems, dans un lit dégoûtant entre un cadavre & un agonisant, pour y respirer l’haleine empoisonnée du trépas, & convertir une simple incommodité en une cruelle maladie.

Nous avons partagé cet Hôtel-Dieu en vingt maisons particulieres, situées aux différentes extrêmités de la ville. Par-là le mauvais air que ce gouffre d’horreur[7] exhaloit, se trouve dispersé & n’est plus dangereux à la capitale. D’ailleurs les malades ne sont pas conduits dans ces hôpitaux par l’extrême indigence : ils n’arrivent point déja frappés de l’idée de mort, & pour s’assurer uniquement de leur sépulture ; ils viennent, parce que les secours y sont plus promts, plus multipliés que dans leurs propres foyers. On ne voit plus ce mélange horrible, cette confusion révoltante, qui annonçoit plutôt un séjour de vengeance qu’un séjour de charité. Chaque malade a son lit, & peut expirer sans accuser la nature humaine. On a revisé les comptes des directeurs. Ô honte ! ô douleur ! ô forfait incroyable sous la voûte du ciel ! des hommes dénaturés s’engraissoient de la substance des pauvres ; ils étoient heureux des douleurs de leurs semblables ; ils avoient conclu un marché avantageux avec la mort… Je m’arrête : le tems de ces iniquités est écoulé ; l’asyle des malheureux est respecté, comme le temple, où les regards de la Divinité s’arrêtent avec le plus de complaisance : les abus énormes sont corrigés, & les pauvres malades n’ont plus à combattre que les maux que leur imposa la nature. Quand on n’a à souffrir que d’elle, on souffre en silence[8].

Des médecins savans et charitables ne dictent point de sentences de mort, en prononçant au hazard des préceptes généraux : ils se donnent la peine d’examiner chaque malade en particulier ; & la santé ne tarde point à refleurir sous leur œil attentif et prudent. Ces médecins sont au rang des citoyens les plus considérés. Et quel ouvrage plus beau, plus auguste, plus digne d’un être vertueux & sensible, que celui de renouer le fil délicat des jours de l’homme, de ces jours fragiles, passagers, mais dont un art conservateur accroit la force & augmente la durée ! — Et l’hôpital général, où est-il situé ? — Nous n’avons plus d’hôpital général, plus de Bicêtre[9], de maisons de force, ou plutôt de rage. Un corps sain n’a pas besoin de cautère. Le luxe, comme un caustique brûlant, avoit gangrené chez vous les parties les plus saines de l’État, & votre corps politique étoit tout couvert d’ulcères. Au lieu de fermer doucement ces playes honteuses, vous les envenimiez encore. Vous comptiez étouffer le crime sous le poids de la cruauté. Vous étiez inhumains, parce que vous n’aviez pas su faire de bonnes loix[10].

Il vous étoit plus facile de tourmenter le coupable & le malheureux, que de prévenir le désordre & la misère. Votre violence barbare n’a fait qu’endurcir les cœurs criminels ; vous y avez fait entrer le désespoir. Et qu’avez-vous recueilli ? Des larmes, des cris de rage, & des malédictions. Vous sembliez avoir modelé vos maisons de force sur cet horrible séjour que vous nommiez l’enfer, où des ministres de douleur accumuloient les tortures pour le plaisir affreux d’imprimer un long supplice à des êtres sensibles & plaintifs.

Enfin, pour abréger [car je serois trop long, ] on ne savoit pas même de votre tems faire travailler les mendians ; toute la science de votre gouvernement consistoit à les enfermer & à les faire mourir de faim. Ces malheureux expirans d’une mort lente dans un coin du royaume, ont cependant fait parvenir jusqu’à nous leurs gémissemens : nous n’avons point dédaigné leurs obscures clameurs ; elles ont percé l’intervalle de sept siécles : et cette basse tyrannie suffit à en révéler mille autres.

Je baissois les yeux & n’osois répondre ; car j’avois été témoin de ces turpitudes, & je n’avois pû que gémir, ne pouvant faire mieux[11]. Je gardai le silence quelque tems, et je repris en lui disant : Ah ! ne renouvellez pas les blessures de mon cœur. Dieu a réparé les maux que leur ont fait les humains, il a puni ces cœurs durs ; vous savez… Mais allons en avant. Vous avez, je crois, laissé subsister un de nos vices politiques. Paris me paroît aussi peuplé que de mon tems ; il étoit prouvé que la tête étoit trois fois trop grosse pour le corps. Je suis bien aise de vous annoncer, reprit mon guide, que le nombre des habitans du Royaume est augmenté de moitié ; que toutes les terres sont cultivées, & que par conséquent le chef se trouve aujourd’hui dans une juste proportion avec ses membres. Cette belle ville produit toujours autant de grands personnages, de savans, d’hommes utilement industrieux, de beaux génies, que toutes les autres villes de France réunies ensemble. — Mais encore un petit mot assez important à recueillir. Placez-vous le magazin de poudre presque au centre de votre ville ? — Nous ne sommes pas imprudens de cette force-là : c’est assez des volcans qu’allume la main de la nature, sans en former d’artificiels qui sont cent fois plus dangereux[12].



  1. Des milliers d’hommes qui viennent se réunir sur le même point, qui habitent des maisons à sept étages, qui s’entassent, dans des rues étroites, qui rongent qui dessechent un sol déja épuisé, tandis que la nature leur ouvroit de tout côté ses vastes & riantes campagnes, présentent un spectacle bien étonnant à l’œil du Philosophe. Les riches s’y rendent pour multiplier leur puissance, & defendre l’abus de leur puissance par leur puissance même. Les petits fourbent, flattent & se vendent. On pend ceux qui echouent ; les autres deviennent des importans. On sent que dans ce conflit perpetuel & barbare d’intérêt, on ne doit plus guere connoitre les devoirs de l’homme & du citoyen.
  2. C’est ce que j’ai vu, c’est ce que je défère publiquement aux magistrats, qui doivent plus veiller à la conservation d’un homme qu’aux apprêts de vingt fêtes publiques.
  3. Les maisons des traitans ceignent pour la plupart les statues de nos Rois. Il ne peuvent même après leur mort éviter le cercle des frippons !
  4. Louis XIV disoit que de tous les gouvernements du monde celui du Grand Turc lui plaisoit davantage. On ne pouvoit être à la fois, plus orgueilleux & plus ignorant.
  5. Refuser l’entrée de ce jardin au petit peuple me semble une insulte gratuite ; & d’autant plus grande qu’il ne la sent pas.
  6. Il n’y a qu’en France où l’art de se taire n’est point un mérite. Vous reconnoîtrez moins un François à son visage & à son accent qu’à la légéreté qu’il a de parler & de prononcer sur-tout ; jamais il n’a sû dire Je ne me connois à cela.
  7. Six mille malheureux sont entassés dans les salles de l’Hôtel-Dieu, où l’air ne circule point. Le bras de la riviére qui coule auprès, reçoit toutes les immondices, & cette eau qui contient tous les germes de la corruption, abreuve la moitié de la ville. Dans le bras de la rivière, qui baigne le quai Pelletier, & entre les deux ponts, nombre de teinturiers répandent leur teinture trois fois par semaine. J’ai vu l’eau en conserver une couleur noire pendant plus de six heures. L’arche qui compose le quai de Gevres est un foyer pestilentiel. Toute cette partie de ville boit une eau infecte, & respire un air empoisonné. L’argent qu’on prodigue en fusées volantes, suffiroit à la cessation d’un tel fléau.
  8. Un jour je me suis promené seul & à pas lents dans les salles de l’Hôtel-Dieu de Paris. Quel lieu plus propre à méditer sur l’homme. J’ai vu l’avarice inhumaine décorée du nom de charité publique. J’ai vu des moribonds plus pressés qu’ils ne devaient l’être dans le tombeau, confondre leur halaine, & précipiter le trépas des tristes compagnons de leur misere. J’ai vu la douleur & les larmes n’attendrir personne ; le glaive de la mort frapper à droite & à gauche sans élever aucun gémissement : on eût dit qu’il abattoit des vils animaux dans un séjour de carnage. J’ai vu des hommes endurcis à ce spectacle, s’étonner que l’on pût y être sensible. Deux jours après je me suis trouvé à la salle de l’opéra. Quel spectacle dispendieux ! Décorations, acteurs, musiciens, on n’avoit rien épargné pour rendre le coup d’œil magnifique. Mais que dira la postérité, lorsqu’elle saura que la même ville enfermoit deux endroits aussi différens ? Hélas ! comment peuvent-ils reposer sur le même sol ! L’un n’exclud-t-il pas nécessairement l’autre ? Depuis ce jour l’Académie Royale de Musique contriste mon ame ; au premier coup d’archet j’ai sous les yeux le lit dégoûtant des pauvres malades.
  9. Il y a à Bicêtre une salle qu’on nomme la salle de force ; c’est une image de l’enfer. Six cent malheureux, pressés les uns les autres, opprimés de leur misère, de leur infortune, de leur haleine mutuelle, de la vermine qui les ronge, de leur désespoir, & d’un ennui plus cruel encore, vivent dans la fermentation d’une rage étouffée. C’est le supplice de Mezence mille fois multiplié. Les magistrats sont sourds aux reclamations de ces infortunés. On en a vu qui ont commis des homicides sur les géoliers, les chirurgiens, ou les prêtres qui les visitoient, dans la seule vue de sortir de ce lieu d’horreur, & de reposer plus librement sur la roue de l’échaffaud. On a raison d’avancer que la mort seroit une moindre barbarie que celle que l’on exerce contre eux. Ô cruels magistrats, hommes de fer, hommes indignes de ce nom, vous outragez l’humanité plus qu’ils ne l’ont outragés eux-mêmes ! Jamais les brigands dans leur ferocité n’ont égalé la vôtre. Osez être plus inhumains, avec une justice moins lente : faites brûler vif ce troupeau malheureux ; vous vous épargnerez la peine d’étendre votre vigilance sur leur horrible esclavage. Vous ne paroissez que pour le redoubler. Quoi ? on pourroit leur mettre un boulet de cent livres aux pieds, & les faire travailler en plein champ. Mais, non ; il est des victimes d’un despotisme arbitraire qu’on veut dérober à tous les regards… J’entends.
  10. Eh ! oui, magistrats, c’est votre ignorance, c’est votre paresse, c’est votre précipitation qui cause le désespoir du pauvre. Vous l’emprisonnez pour une vêtille, vous le couchez à côté d’un scélérat, vous aigrissez, vous empoisonnez son ame, vous l’oubliez dans la foule des malheureux ; mais lui se souvient de votre injustice : comme vous n’avez point mis de proportion entre le délit & la punition, il vous imitera, & tout lui deviendra égal.
  11. J’aurai satisfait mon cœur & la justice en dénonçant cet attentat contre l’humanité, attentat horrible qu’on aura peine à croire ; mais, hélas, il subsiste encore.
  12. Presque toutes les villes renferment dans leur sein des magazins à poudre. Le tonnerre & mille autres accidens imprévus, inconnus même, peuvent y mettre le feu. Mille exemples terribles (chose incroyable !) n’ont pû corriger jusqu’ici l’espèce humaine. Deux mille cinq cent hommes ensevelis récemment sous des ruines dans la ville de Brescia, rendront peut-être les gouvernemens attentifs à un fleau, ouvrage de leurs mains, & qu’il leur seroit si facile de nous éviter.