L’An deux mille quatre cent quarante/11

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CHAPITRE XI

Les nouveaux testamens.


Quoi, tout le monde est auteur ! ô ciel que dites-vous-là ! Vos murailles vont s’embraser comme le salpêtre, & tout va sauter en l’air. Bon dieu, tout un peuple auteur ! — Oui, mais il est sans fiel, sans orgueil, sans présomption. Chaque homme écrit ce qu’il pense dans ses meilleurs momens, & rassemble à un certain âge les réflexions les plus épurées qu’il a eues pendant sa vie. Avant sa mort il en forme un livre plus ou moins gros, selon sa maniere de voir & de s’exprimer : ce livre est l’ame du défunt. On le lit le jour de ses funérailles à haute voix, & cette lecture compose tout son éloge. Les enfans rassemblent avec respect toutes les pensées de leurs ancêtres, & les méditent. Telles sont nos urnes funebres. Je crois que cela vaut bien vos somptueux mausolées, vos tombeaux chargés de mauvaises inscriptions, que dictoit l’orgueil et que gravoit la bassesse.

C’est ainsi que nous nous faisons un devoir de tracer à nos descendans une image vivante de notre vie. Ce souvenir honnorable sera le seul bien qui nous restera alors sur la terre[1]. Nous ne le négligeons pas. Ce sont des leçons immortelles que nous laissons à nos descendans ; ils nous en aimeront davantage. Les portraits & les statues n’offrent que les traits corporels. Pourquoi ne pas représenter l’ame elle même & les sentimens vertueux qui l’ont affectée ? Ils se multiplient sous nos expressions animées par l’amour. L’histoire de nos pensées, & celle de nos actions instruit notre famille. Elle apprend par le choix & la comparaison des pensées à perfectionner la maniere de sentir & de voir. Remarquez cependant que les écrivains prédominans, que les génies du siecle sont toujours les soleils qui entraînent & font circuler la masse des idées. Ce sont eux qui impriment les premiers mouvemens ; & comme l’amour de l’humanité brûle leur cœur généreux, tous les cœurs répondent à cette voix sublime & victorieuse qui vient de terrasser le despotisme & la superstition. — Messieurs, permettez-moi, je vous prie, de défendre mon siecle du moins dans ce qu’il avoit de louable. Nous avons eu, je crois, des hommes vertueux, des hommes de génie ? — Oui ; mais, barbares ! Vous les avez tantôt méconnus, tantôt persécutés. Nous avons été obligés de faire une réparation expiatoire à leurs mânes outragées. Nous avons dressé leurs bustes dans la place publique où ils reçoivent notre hommage & celui de l’étranger. Leur pied droit foule la face ignoble de leur Zoïle ou de leur tyran : par exemple, la tête de Richelieu est sous le cothurne de Corneille[2]. Savez-vous bien que vous avez eu des hommes étonnans ? & nous ne concevons pas la rage folle & téméraire de leurs persécuteurs. Ils sembloient proportioner leur dégré de bassesse au dégré d’élévation que parcouroient les aigles ; mais ils sont livrés à l’opprobre qui doit être leur éternel partage.

En disant ces mots il me conduisit vers une place, où étoient les bustes des grands hommes. J’y vis Corneille, Moliere, La-Fontaine, Montesquieu, Rousseau[3], Buffon, Voltaire, Mirabeau, &c. — Tous ces célèbres écrivains vous sont donc bien connus ? — Leur nom forme l’alphabet de nos enfans ; dès qu’ils ont atteint l’âge du raisonnement, nous leur mettons en main votre fameux dictionnaire encyclopédique que nous avons rédigé avec soin. — Vous me surprenez ! L’encyclopédie, un livre élémentaire ! Oh quel vol vous avez dû prendre vers les hautes sciences, & que je brûle de m’instruire avec vous ! Ouvrez moi tous vos trésors, & que je jouisse au même instant des travaux accumulés de six siécles de gloire !



  1. Cicéron se demandoit souvent à lui-même ce qu’on diroit de lui après sa mort ? L’homme qui ne fait aucun cas d’une bonne réputation, négligera les moyens de l’acquérir.
  2. Je voudrois bien que l’auteur eût nommé sur quelles têtes marcheront & Rousseau & Voltaire & ceux dont les noms s’unissent à ces grands noms. Il se trouvera sûrement des têtes mitrées & non mitrées qui ne seront pas à leur aise ; mais chacun son tour.
  3. On veut parler ici de l’auteur d’Émile, & non de ce poëte empoulé, vuide d’idées qui n’a eu que le talent d’arranger des mots & de leur donner quelquefois une pompe imposante, mais qui cachoit ainsi la stérilité de son ame & la froideur de son génie.