L’An deux mille quatre cent quarante/28

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXVIII.

La Bibliotheque du Roi.


J’en étois-là de mon rêve, lorsqu’une maudite porte tournante, située au chevet de mon lit, en criant sur ses gonds, fit une révolution dans mon sommeil. Je perdis de vue & mon guide & la ville ; mais l’esprit toujours frappé du tableau qui s’y étoit vivement imprimé, je retombai heureusement dans le même songe. J’étois seul alors, abandonné à moi-même : il faisoit grand jour ; & par sympathie je me trouvais à la bibliotheque du roi : mais j’eus besoin de m’en assurer plus d’une fois.

Au lieu de ces quatre salles d’une longueur immense & qui renfermoient des milliers de volumes, je ne découvris qu’un petit cabinet où étoient plusieurs livres qui ne me parurent rien moins que volumineux. Surpris d’un si grand changement, je n’osois demander si un incendie fatal n’avoit pas dévoré cette riche collection ? — Oui, me répondit-on, c’est un incendie mais ce sont nos mains qui l’ont allumé volontairement.

J’ai peut-être oublié de vous dire que ce peuple est le plus affable du monde : qu’il a un respect tout particulier pour les vieillards, & qu’il répond aux questions qu’on lui fait, non en françois, qui interroge en répondant. Le bibliothécaire, qui étoit un véritable homme de lettres, s’avança vers moi, & pesant toutes les objections ainsi que les reproches que je lui faisois, il me tint le discours suivant.

Convaincus par les observations les plus exactes, que l’entendement s’embarasse de lui-même dans mille difficultés étrangeres, nous avons découvert qu’une bibliotheque nombreuse étoit le rendez-vous des plus grandes extravagances & des plus folles chimères. De votre tems, à la honte de la raison, on écrivoit, puis on pensoit. Nos auteurs suivent une marche toute opposée : nous avons immolé tous ces auteurs qui ensevelissoient leurs pensées sous un amas prodigieux de mots ou de passages.

Rien n’égare plus l’entendement que des livres mal faits ; car les premieres notions une fois adoptées sans assez d’attention, les secondes deviennent des conclusions précipitées, & les hommes marchent ainsi de préjugé en préjugé & d’erreur en erreur. Le parti qu’il nous restoit à prendre étoit de réédifier l’édifice des connoissances humaines. Ce projet paroissoit infini : mais nous n’avons fait qu’écarter les inutilités qui nous cachoient le vrai point de vue : comme pour créer le palais du Louvre, il n’a fallu que renverser les masures qui le masquoient de toutes parts ; les sciences dans ce labyrinthe de livres ne faisoient que tourner & circuler, revenant sans cesse au même point sans s’élever, & l’idée exagérée de leurs richesses ne faisoit que déguiser l’indigence réelle.

En effet que contenoit cette multitude de volumes ? Ils étoient pour la plupart des répétitions continuelles de la même chose. La philosophie s’est présentée à nos yeux sous l’image d’une statue toujours célèbre, toujours copiée, mais jamais embellie : elle nous paroît plus parfaite dans l’original, & semble dégénérer dans toutes les copies d’or & d’argent que l’on a faites depuis ; plus belle, sans doute, lorsqu’elle a été taillée en bois par une main presque sauvage, que lorsqu’on l’a environnée d’ornemens étrangers. Dès que les hommes se livrant à leur paresseuse foiblesse s’abandonnent à l’opinion des autres, leurs talens deviennent imitateurs & serviles, ils perdent l’invention & l’originalité. Que de projets vastes & de spéculations sublimes ont été éteints par le souffle de l’opinion ! Le tems n’a voituré jusqu’à nous que les choses légeres & brillantes qui ont eu l’approbation de la multitude, tandis qu’il a englouti les pensées mâles & fortes qui étoient trop simples ou trop élevées pour plaire au vulgaire.

Comme nos jours sont bornés, & qu’ils ne doivent pas être consumés dans une philosophie puérile, nous avons porté un coup décisif aux misérables controverses de l’école. — Qu’avez vous fait ? Achevez, s’il vous plait. — D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugé ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressembloit en hauteur & en grosseur à une tour énorme : c’étoit assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnoient ce bizarre édifice, & il étoit flanqué de toutes parts de mandemens d’évêques, de remontrances de parlemens, de réquisitoires & d’oraisons funèbres. Il étoit composé de cinq ou six cent mille commentateurs, de huit cent mille volumes de jurisprudence, de cinquante mille dictionnaires, de cent mille poëmes, de seize cent mille voyages & d’un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût. Les flammes ont dévoré par torrent les sottises des hommes, tant anciens que modernes. L’embrasement fut long. Quelques auteurs se sont vus brûler tout vivans, mais leurs cris ne nous ont point arrêtés ; cependant nous avons trouvé au milieu des cendres quelques feuilles des œuvres de P***, de De La H***, de l’abbé A***, qui, vu leur extrême froideur, n’avoient jamais pu être consumées.

Ainsi nous avons renouvellé par un zèle éclairé ce qu’avoit exécuté jadis le zèle aveugle des barbares. Cependant comme nous ne sommes ni injustes ni semblables aux Sarrazins qui chauffoient leurs bains avec des chef-d’œuvres, nous avons fait un choix : de bons esprits ont tiré la substance de mille volumes in-folio, qu’ils ont fait passer tout entiers dans un petit in-douze ; à peu près comme ces habiles chymistes, qui expriment la vertu des plantes, la concentrent dans une phiole, & jettent le marc grossier[1].

Nous avons fait des abrégés de ce qu’il y avoit de plus important ; on a réimprimé le meilleur : le tout a été corrigé d’après les vrais principes de la morale. Nos compilateurs sont des gens estimables & chers à la nation ; ils avoient du goût, & comme ils étoient en état de créer ils ont su choisir l’excellent, & rejetter ce qui ne l’étoit pas. Nous avons remarqué (car il faut être juste) qu’il n’appartenoit qu’à des siécles philosophiques de composer très peu d’ouvrages ; mais que dans le vôtre, où les connoissances réelles & solides n’étoient pas suffisamment établies, on ne pouvoit trop entasser les matériaux. Les manœuvres doivent travailler avant les architectes.

Dans les commencemens chaque science se traite par partie, chacun porte son attention sur la portion qui lui est échue : rien n’échappe par ce moyen ; on observe les plus petits détails. Il étoit nécessaire que vous fissiez une multitude innombrable de livres ; c’étoit à nous de rassembler ces parties dispersées. Les hommes qui ont la tête vuide & des demi-lueurs, sont d’éternels babillards : l’homme sage & instruit parle peu, mais parle bien.

Vous voyez ce cabinet : il renferme les livres qui ont échappé aux flammes ; ils sont en petit nombre ; mais ceux qui sont restés ont mérité l’approbation de notre siecle.

Curieux, je m’approchai, & consultant la premiere armoire, je vis qu’on avoit conservé parmi les Grecs, Homere, Sophocle, Euripide, Demostene, Platon, & surtout notre ami Plutarque ; mais on avoit brûlé Hérodote, Sapho, Anacréon, & le vil Aristophane. Je voulus défendre un peu la cause du défunt Anacréon ; mais on me donna les meilleures raisons du monde, que je n’exposerai point ici, parce qu’elles ne seroient point entendues de mon siécle.

Dans la deuxiéme armoire, destinée aux auteurs Latins, je trouvai Virgile, Pline en entier, ainsi que Tite Live[2] ; mais on avoit brûlé Lucrece, à l’exception de quelques morceaux poétiques, parce que sa physique est fausse & que sa morale est dangereuse. On avoit supprimé les longs plaidoyers de Cicéron, habile rhéteur plutôt qu’homme éloquent ; mais on avoit conservé ses ouvrages philosophiques, un des morceaux les plus précieux de l’antiquité. Saluste étoit resté. Ovide & Horace[3] avoient été purgés : les odes du dernier paroissoient bien inférieures à ses épitres. Sénéque étoit réduit à un quart. Tacite avoit été conservé ; mais comme il règne dans ses écrits une teinte sombre qui montre l’humanité en noir, & qu’il faut n’avoir pas une mauvaise idée de la nature humaine, parce que ses tyrans ne sont pas elle, on ne permettoit la lecture de cet auteur profond qu’à des cœurs bien faits. Catulle avoit disparu, ainsi que Petrone. Quintilien étoit d’un volume fort mince.

La troisième armoire contenoit les livres anglois. C’étoit celle qui renfermoit le plus de volumes. On y rencontroit tous les philosophes qu’a produit cette isle guerrière, commerçante & politique. Milton, Shakespear, Pope, Young[4], Richardson jouissoient encore de toute leur renommée. Leur génie créateur, ce génie que rien ne captivoit, tandis que nous étions obligés de mesurer tous nos mots ; l’énergie féconde de ces ames libres faisoit l’admiration d’un siécle difficile. Le reproche futile que nous leur faisions de manquer de goût étoit effacé devant des hommes qui, amoureux d’idées vraies & fortes, se donnoient la peine de lire & savoient ensuite méditer sur leur lecture. On avoit retranché cependant du nombre des philosophes ces sceptiques dangereux qui avoient voulu ébranler les fondemens de la morale. Ce peuple vertueux, conduit par le sentiment, avoit dédaigné ces vaines subtilités, & rien n’avoit pu lui persuader que la vertu fût une chimere.

La quatrième armoire offroit les livres italiens. La Jérusalem délivrée, le plus beau des poëmes connus, étoit à la tête. On avoit brûlé une bibliothéque entière de critiques faites contre ce poëme enchanteur. Le fameux traité des délits & des peines avoit reçu toute la perfection dont cet important ouvrage étoit susceptible. Je fus agréablement surpris en voyant nombre d’ouvrages pensés & philosophiques sortis du sein de cette nation ; elle avoit brisé le talisman qui sembloit devoir perpétuer chez elle la superstition & l’ignorance.

Enfin j’arrivai en face des écrivains françois. Je portai une main avide sur les trois premiers volumes : c’étoient Descartes, Montaigne & Charron. Montaigne avoit souffert quelque retranchement : mais comme il est le philosophe qui a mieux connu la nature humaine, on avoit conservé ses écrits, quoique toutes ses idées ne soient pas absolument irréprochables. On avoit brûlé & Mallebranche le visionnaire, & le triste Nicole, & l’impitoyable Arnauld, & le cruel Bourdaloue. Tout ce qui concernoit les disputes scholastiques étoit tellement anéanti, que lorsque je parlai des Lettres Provinciales & de la destruction des Jésuites, le savant bibliothécaire fit un anachronisme des plus considérables : je le relevai poliment, & il me remercia avec sincérité. Je ne pus jamais rencontrer ces Lettres Provinciales, ni l’histoire même plus moderne qui contenoit le détail de cette grande affaire : elle étoit alors bien petite ! On parloit des Jésuites comme nous parlons aujourd’hui des anciens Druides.

On avoit fait rentrer dans le néant, dont elle n’auroit jamais dû sortir, cette foule de théologiens dits pères de l’église, les écrivains les plus sophistiques, les plus bizarres, les plus obscurs, les plus déraisonnables, qui furent jamais, diamétralement opposés aux Loke, aux Clarke ; ils sembloient (me dit le bibliothécaire) avoir posé les bornes de la démence humaine.

J’ouvrois, je feuilletois, je cherchois les écrivains de ma connoissance. Ciel, quelle destruction ! Que de gros livres évaporés en fumée ! Où est donc ce fameux Bossuet, imprimé de mon tems en vingt-deux volumes in quarto ? — Tout a disparu, me répondit-on. — Quoi ! cet aigle, qui planoit dans la haute région des airs, ce génie… — En conscience, que pouvions-nous conserver ? Il avoit du génie, d’accord[5] ; mais il en a fait un pitoyable usage. Nous avons adopté la maxime de Montaigne : il ne faut pas s’enquérir quel est le plus savant, mais quel est le mieux savant. L’histoire universelle de ce Bossuet n’étoit qu’un pauvre squelette chronologique[6], sans vie & sans couleur ; puis il avoit donné un tour si forcé, si extraordinaire aux longues réflexions qui accompagnoient cette maigre production, que nous avons peine à croire qu’on ait lu cet ouvrage pendant plus de cinquante années. — Mais du moins ses oraisons funèbres… — Nous ont fort irrité contre lui. C’étoit bien là le misérable langage de la servitude & de la flatterie. Qu’est-ce qu’un ministre du dieu de paix, du dieu de vérité, qui monte en chaire pour louer un politique sombre, un ministre avare, une femme vulgaire, un héros meurtrier, & qui tout occupé, comme un poëte, d’une description de bataille, ne laisse pas échapper un seul soupir sur cet horrible fléau qui désole la terre ? En ce moment il ne pensoit point à soutenir les droits de l’humanité, à présenter au monarque ambitieux, par l’organe sacré de la religion, des vérités fortes & terribles ; il songeoit plutôt à faire dire : voilà un homme qui parle bien ; il fait l’éloge des morts lorsque leurs cendres sont encore tièdes : à plus forte raison donnera-t-il une bonne dose d’encens aux rois qui ne sont pas décédés.

Nous ne sommes point amis de ce Bossuet. Outre qu’il étoit un homme orgueilleux, dur, un courtisan souple & ambitieux, c’est lui qui a accrédité ces oraisons funèbres qui depuis se sont multipliées comme les flambeaux funéraires, & qui, comme eux, exhalent en passant une odeur empoisonnée. Ce genre nous a paru le plus mauvais, le plus futile, le plus dangereux de tous, parce qu’il étoit tout à la fois faux, froid, menteur, fade, impudent ; en ce qu’il contredisoit toujours le cri public qui alloit frapper les murailles ou l’orateur, qui déclamoit avec faste, rioit lui-même tout bas des couleurs mensongères dont il paroit son idole.

Voyez son rival, son vainqueur doux & modeste, cet aimable, ce sensible Fenelon, auteur du Télémaque & de plusieurs autres ouvrages que nous avons soigneusement conservés, parce qu’on y trouve l’accord rare & heureux de la raison & du sentiment[7]. Avoir composé le Télémaque à la cour de Louis XIV nous semble une vertu étonnante, admirable. Certainement le monarque n’a pas compris le livre, & c’est ce qu’on peut avancer de plus favorable en son honneur. Sans doute il manque à cet ouvrage des lumières plus vastes, des connoissances plus approfondies ; mais que dans sa simplicité il a de force, de noblesse & de vérité ! Nous avons mis à côté de cet écrivain les œuvres du bon abbé de St Pierre, dont la plume étoit foible, mais dont le cœur étoit sublime. Sept siécles ont donné à ses grandes & belles idées la maturité convenable. C’étoient ceux qui le railloient d’être visionnaire, qui embrassoient de pures chimères. Ses rêves sont devenus des réalités.

Parmi les poëtes François, je revis Corneille, Racine, Molière ; mais on avoit brûlé leurs commentaires[8]. Je fis au bibliothécaire la question que l’on fera encore probablement pendant sept cents années : auquel donneriez-vous la préférence des trois ? — Nous n’entendons plus guères Molière, me répondit-il ; les mœurs qu’il a peintes ont passé. Nous pensons qu’il a plus frappé le ridicule que le vice, & vous aviez plus de vices que de ridicules[9]. Pour les deux tragiques, dont les couleurs étoient plus durables, je ne sais comment un homme de votre âge peut faire une pareille question. Le peintre du cœur humain par excellence, celui qui élève & agrandit le plus l’ame, celui qui a le mieux connu le choc des passions & la profondeur de la politique, avoit sans doute plus de génie[10] que son rival harmonieux, qui, avec un style plus pur, plus exact, est moins fort, moins serré, n’a eu ni sa vue perçante, ni son élévation, ni sa chaleur, ni sa logique, ni la diversité prodigieuse de ses caractères. Ajoutez le but moral, toujours marqué dans Corneille ; il élance l’homme vers l’élément de toutes les vertus, vers la liberté. Racine, après avoir efféminé ses héros, effémine ses spectateurs[11]. Le goût est l’art de relever les petites choses : en ce cas Corneille en avoit moins que Racine. Le tems, juge souverain, qui anéantit également & les éloges & les critiques, le tems a prononcé & a mis une grande distance entre ces deux écrivains : l’un est un génie du premier ordre ; l’autre, à quelques traits près empruntés des grecs, n’est qu’un bel esprit, comme on l’a apprécié dans son siécle même. Dans le vôtre, les hommes n’avoient plus la même énergie : on vouloit du fini, & le grand a toujours quelque chose de rude & de grossier ; le style étoit devenu le mérite principal, comme il arrive chez toutes les nations affoiblies & corrompues.

Je retrouvai le terrible Crébillon, qui a peint le crime sous les couleurs effrayantes qui le caractérisent. Ce peuple le lisoit quelque fois, mais on ne pouvoit consentir à le voir jouer.

On peut bien s’imaginer que je reconnus mon ami La Fontaine[12], également chéri & toujours lu. C’est le premier des poëtes moralistes, & Moliere, juste appréciateur, avoit pressenti son immortalité. Il est vrai que la fable est le ton allégorique de l’esclave qui n’ose parler à son maître ; mais comme elle tempere en même tems ce que la vérité peut avoir de dur, elle doit être longtems précieuse sur un globe livré à toutes sortes de tyrans. La satyre n’est peut-être que l’arme du désespoir.

Que ce siécle avoit mis ce fabuliste inimitable au dessus de ce Boileau[13], qui, (comme dit l’abbé Costard) faisoit le dictateur au parnasse, & qui, privé d’invention, de génie, de force, de grace & de sentiment, n’avoit été qu’un versificateur exact & froid. On avoit conservé plusieurs autres fables, entre autres quelques-unes de la Motte & celles de Nivernois[14].

Le poëte Rousseau me parut bien chétif : on avoit gardé quelques odes & cantates ; mais pour ses tristes épitres, ses fatigantes & dures allégories, sa Mandragore, ses épigrammes, ouvrage d’un cœur dépravé, on pense bien que de telles ordures avoient subi le feu qu’elles méritoient depuis longtems. Je ne peux nombrer ici toutes les salutaires mutilations qui avoient été faites dans plusieurs livres, d’ailleurs renommés. Je ne vis aucun de ces poëtes frivolistes qui n’avoient flatté que le goût de leur siécle, qui avoient répandu sur les objets les plus sérieux ce vernis trompeur de l’esprit qui abuse la raison[15] : toutes ces saillies d’une imagination légère & emportée, réduites à leur juste valeur, s’étoient évaporées, comme ces étincelles qui ne brillent avec plus de vivacité que pour s’éteindre plutôt. Tous ces romanciers, soit historiques, soit moraux, soit politiques, chez qui les vérités isolées ne s’étoient rencontrées que par hazard, qui n’avoient pas sû les lier ensemble & les fortifier par leur liaison, & ceux qui n’avoient jamais vu un objet sous toutes ses faces & dans tous ses rapports, & ceux enfin qui, égarés par l’esprit de systême, n’avoient vu, n’avoient suivi que leurs propres idées ; tous ces écrivains, dis-je, trompés par l’absence ou la présence du génie, étoient disparus, ou avoient été soumis à la serpe d’une judicieuse critique, laquelle n’étoit plus un instrument de dommage.

La sagesse & l’amour de l’ordre avoient présidé à cet utile abatis. Ainsi dans ces forêts épaisses où les branches entrelassées faisoient disparoître les routes où régnoit une ombre éternelle & mal saine, si l’industrie de l’homme y porte le fer & la flamme, on voit naître & les sentiers fleuris & les doux rayons du soleil ; il dissipe les ténèbres ; la verdure plus animée recrée les yeux du voyageur qui peut traverser les routes sans crainte ni dégoût. J’apperçus dans un coin un livre curieux & qui me parut bien fait ; il avoit pour titre : des réputations usurpées ; il motivoit les raisons qui avoient décidé de l’extinction de plusieurs livres, & du mépris attaché à la plume de certains écrivains admirés néanmoins de leur siécle. Le même livre redressoit les torts des contemporains des grands hommes, quand leurs adversaires avoient été injustes, jaloux ou aveuglés par quelqu’autre passion[16].

Je tombai sur un Voltaire[17]. Que je suis charmé, m’écriai-je ! de retrouver ici ces trente-deux volumes in-quarto, émanés de cette plume brillante intarissable ; à cet exclamation le bibliothécaire me tira par le bras, & me dit ; répondez-moi, je vous prie ; un de nos académiciens vient de faire une dissertation pour prouver qu’il y a eu plusieurs écrivains de ce nom, & qu’on avoit attribué à un seul les ouvrages de plusieurs. À peu près comme dans l’antiquité on attribuoit à Hercules les douze travaux que nombre de héros avoient terminés glorieusement. En effet, il n’est guères vraisemblable que l’auteur de la Henriade ait fait Candide ; que l’auteur de Zaïre ait écrit l’histoire de Charles XII ; que le brillant poëme de la pucelle ait pour père l’auteur de la philosophie de Neuton ; que les savantes questions sur l’Encyclopédie soient sorties de la même plume qui écrivit Nanine, & que le même génie qui créa Mahomet & Rome sauvée, ait tracé tant de fugitives étincelantes, & ait fini, dit-on, par faire un opéra comique pour battre jusqu’à Vadé & Favart. Nous ne pouvons croire cela ; aucun écrivain n’a jamais eu cette diversité de talens. Vous qui êtes de ce siécle, vous allez nous mettre d’accord sur ce chapitre. Avec votre amour extrême pour les arts, sans doute, vous l’avez vu & connu ? — Messieurs, jamais je ne l’ai vu. — Comment, vous étiez contemporain de ce grand homme, & vous avez négligé de le voir ? Vous étiez donc aveugle alors ? — Non, j’avois une assez bonne vue. — Vous étiez donc en prison ? — Pas tout-à-fait, j’étois un bon Parisien qui restois toute la matinée chez moi, & qui traversois ensuite le Pont-neuf pour aller à l’opéra sérieux ou comique, à la comédie françoise ou italienne, au concert ou à quelques discrettes assemblées ; qui entendois parler de tout ce qui se faisoit dans tous les coins de la terre, sans franchir dix fois dans l’année les barrières de bois de sapin, augustes & majestueuses entrées de la capitale. — Eh bien, vous pouviez donc y voir tout à votre aise le chantre de la bataille de Fontenoy, l’auteur de l’oraison funèbre des officiers, du siécle de Louis XV, du panégirique de Louis XV, de l’histoire du parlement de Paris. — L’auteur, messieurs, n’étoit point dans la capitale — où étoit-il donc ? — il étoit absent — absent — oui, mais comme qui diroit exilé — exilé, lui ! exilé de la capitale dont il soutenoit le théâtre si utile à la police & même à la politique de votre tems, lui qui avoit mis sur la scène, la morale raisonnée & touchante, lui qui a peint l’héroïsme sous ses véritables traits, lui enfin qui de son vivant étoit considéré comme le plus grand poëte des François, lui enfin à qui le gouvernement avoit de très grandes obligations ; vous le savez — tout cela ne fait rien à l’histoire ; il existoit vous dis-je, un morceau de papier qui l’empêchoit de venir jouir des applaudissemens dont retentissoit le théâtre, & qui ne lui permettoit d’être le monarque de la littérature qu’à une certaine distance — avec votre papier magique, vous êtes inintelligibles : quoi vous nous soutiendrez en face que l’homme dont se glorifioit la nation ne pouvoit humer comme vous l’air du pont-neuf, où respiroit en bronze le bon roi qu’il avoit tant contribué à faire regretter ; vous nous dites cela d’un ton mal assuré qui nous fait croire que vous avez perdu la mémoire sur cet article… Messieurs, je n’y ai rien compris moi-même dans le tems ; je vous cite des faits & l’on ne nie point les faits. Je n’ai jamais vu Monsieur de Voltaire, on désiroit fort de le voir & de le fêter à Paris, on couronnoit son buste au deffaut de sa tête, on le complimentoit dans des lettres ; mais il étoit invisible même à l’académie.

Je parlois de tout cela, comme j’ai l’honneur de vous le dire, avec des gens d’esprit qui jugeoient en silence tout ce qui se faisoit en Europe, le tout entre cinquante quatre barrières de bois de sapin, au milieu desquelles on fouilloit les gens jusques dans la poche quand ils entroient, & comme je sortois rarement j’étois rarement fouillé en rentrant. Certain jour, certain tome de Voltaire qui m’avoit délicieusement amusé à la campagne, fut inhumainement arrêté par les commis, qui en se débattant avec moi, faisoient payer pour la tête d’un cochon — ah, pour le coup vous abusez de notre patience, quel galimathias ! est-ce que les têtes d’hommes payoient à ces barrières de bois ainsi que les têtes de cochon ? En ce cas, proportion gardée, Monsieur de Voltaire, tout riche qu’il étoit, auroit pu être ruiné d’un seul coup à son entrée dans la capitale, & nous ne nous étonnons plus de ce qu’il se tenoit sagement éloigné de ces barrières de bois, où l’on pesoit la valeur d’une tête. — Messieurs, je rirois de votre raisonnement, si je n’avois pas encore sur le cœur ces insolens commis ; je vois que vous ne me comprenez pas. J’ai voulu vous dire qu’il y avoit à ces barrières des pensées approuvées & d’autres qui ne l’étoient pas, & que les commis qui arrêtoient les bœufs arrêtoient aussi les livres ; car on auroit bien désiré dans cette bonne ville de Paris, que tout y fût bœuf ou cochon, à la place des livres & des faiseurs de livres — mais de qui ces pensées pour lesquelles on instituoit des commis si matériels étoient-elles approuvées ou désapprouvées ? étoit-ce de l’Europe ? — Non, c’étoit Mr. Cogé, recteur, c’étoit Monseigneur qui avoit une robe violette, c’étoit Monsieur tel secrétaire, habillé de noir — Monseigneur ! Monsieur ! Hé, qu’importe l’avis de Monseigneur & de Monsieur ? — Oh, qu’importe, les barrières de bois pourri repoussoient les tomes & quelquefois leurs auteurs ; & comme il y avoit des Cogé, des secrétaires, des inspecteurs, des commis, des méchans, des sots & des hypocrites ; cela faisoit, voyez-vous, qu’un ouvrage composé, rue St Jacques, s’envoloit dans les airs pour aller se faire imprimer hors du royaume, afin de faire gagner beaucoup d’argent à l’étranger qui se moquoit de nous par dessus le marché, & quand un homme portoit un habit couleur de sa pensée, il risquoit à devenir comme le Juif errant… — Brisons-là, avec votre morceau de papier qui cloue les gens à cent lieues de la capitale, vos têtes de cochons, vos barrières de sapin, vos secrétaires, vos inspecteurs de police & autres plats commis ; pourquoi toute cette vermine s’attachoit-elle aux œuvres du génie, & comment le génie subsistoit-il, dévoré qu’il étoit par tant d’insectes vénimeux. Mais répondez-nous net & dites-nous si c’est bien un seul homme qui a fait tous ces divers ouvrages. Il est vrai que l’histoire le fait vivre cent ans, ainsi que Fontenelle ; mais celui-ci étoit un insigne paresseux, si on le compare à l’auteur des nombreuses productions que vous voyez rassemblées ici : sont-elles émanées véritablement de la même plume ? — Oui, messieurs, je vous le certifie ; oui, c’est un seul homme qui a fait tous ces chef-d’œuvres ; un compilateur n’est pas plus volumineux. L’abbé De La Porte lui-même n’a pas plus fait imprimer, aidé de tous ses copistes ; & le même homme, le croiriez-vous, faisoit toujours une réponse aux lettres que les beaux esprits, les oisifs, les jolies femmes, les hommes de cour, les fats & les sots mêmes lui écrivoient par la poste ; ils avoient la vanité de la lire dans des cercles & pensoient obtenir par-là le brevet de bel esprit. Quelques petits auteurs prenoient à la lettre les louanges d’usage ; car on étoit fort poli dans mon siécle : notre Virgile en avoit nommé trois ou quatre pour lui succéder, il s’amusoit à tracer ces espèces de codiciles, à peu près comme un millionaire s’amuse des espérances inquiétes de ses neveux qui ne doivent pas toucher un sol à sa mort. J’ai lu des milliers de ces lettres, toutes agréables, légères, & qui ont quelquefois le bon sens de ne rien signifier du tout ; ce qui n’étoit pas un petit mérite quand il falloit écrire à certains personnages de la bonne ville de Paris — en vérité l’antiquité n’a rien produit de tel, la varieté prodigieuse de ses talens en fait surement un homme à part ; ce n’est donc pas sans raison que nous avons oublié les noms de trente souverains aujourd’hui cachés dans la poussière, pour nous souvenir de ce nom qui jouit encore du même éclat. —

Je reconnois la justice des siécles[18] ; oui, la trompe de l’éléphant n’est pas plus flexible que l’étoit son génie ; outre la gloire littéraire, l’humanité lui doit une couronne : il a remporté des victoires éclatantes sur les ravages de ces préjugés cruels qui anéantissoient les vraies maximes faites pour l’homme ; il a inspiré à tous les gouvernemens un esprit de tolérance, & du moins un des fléaux qui écrasoient la nature humaine a été brisé par lui ; on sentoit même de son tems le bien qu’il avoit commencé d’opérer. C’est lui qui le premier a mis en branle le tocsin de la philosophie ; avant lui on ne sonnoit que de petits coups foibles & presque inutiles : il lui a donné une voix éclatante, hardie et qui a frappé tous les esprits. Il étoit trop grand pour ne pas exciter les viles fureurs de l’envie ; de misérables criailleurs ont vomi contre lui mille invectives grossières, mille calomnies plattes, sans respect pour son âge, pour ses lauriers, pour ses travaux ; mais ses adversaires ont été presque tous des sots, qui n’ont pas même su l’attaquer avantageusement : vainqueur de leur haine, son nom étoit de mon tems le plus beau qui fut en Europe ; en effet quel roi, quel guerrier, quel magistrat, quel écrivain, quel homme enfin dans son genre, pouvoit offrir une tête rayonnante comme la sienne, de soixante années de gloire.



  1. Tout est révolution sur ce globe : l’esprit des hommes varie à l’infini le caractere national, change les livres & les rend méconnoissables. Est-il un seul auteur, s’il sait penser, qui puisse se flatter raisonnablement de n’être point sifflé chez la génération suivante ? Ne nous moquons-nous pas de nos devanciers ? Savons-nous les progrès que feront nos enfans ? Avons-nous une idée des secrets qui tout-à-coup peuvent sortir du sein de la nature ? Connoissons-nous à fond la tête humaine ? Où est l’ouvrage fondé sur la connoissance réelle du cœur humain, sur la nature des choses, sur la droite raison ? Notre physique ne nous présente-t-elle pas un océan dont à peine nous côtoyons les bords ? Quel est donc ce risible orgueil qui s’imagine follement avoir posé les limites d’un art !
  2. Je viens de relire cet Historien, & j’ai reconnu que la vertu des Romains consistoit à égorger le genre humain sur l’autel de la patrie : c’étoient de bons citoyens & des hommes affreux.
  3. Cet écrivain a toute la délicatesse, toute la fleur d’esprit, toute l’urbanité possible, mais il a été trop admiré dans tous les siécles. Sa Muse inspire un repos voluptueux, un sommeil léthargique, une indifférence douce & dangereuse ; elle doit plaire aux courtisans & à toutes ces ames efféminées dont toute la morale se borne à ne voir que le présent & à ne chérir que des jouissances solitaires.
  4. Mr. le Tourneur a publié une Traduction de ce poëte qui a eu chez nous le succès le plus décidé, le plus grand, le plus soutenu : tout le monde a lû ce livre moral, tout le monde y a admiré ce langage sublime qui élève l’ame, qui la nourrit & qui l’attache ; parce qu’il est fondé sur de grandes vérités, qu’il n’offre que de grands objets, & qu’il tire toute sa dignité de leur réelle grandeur. Pour moi, je n’ai jamais rien lû de si original, de si neuf, même de si intéressant. J’aime ce sentiment profond qui, toujours le même, se nuance & se diversifie à l’infini. C’est un fleuve qui m’entraîne. Je goûte ces images fortes & vives dont la hardiesse répond au sujet qu’il embrasse. On voit ailleurs des preuves plus méthodiques de l’immortalité de l’ame ; mais nulle part le sentiment n’en est frappé comme ici. Le poëte bat le cœur, le soumet, & met hors d’état de raisonner contre. Telle est donc la magie de l’expression & la force de l’éloquence qui laisse l’aiguillon dans l’ame.

    Young a raison, selon moi, contre la note que le censeur a exigée du Traducteur, quand il veut que sans la vue de l’éternité & des récompenses la vertu ne soit qu’un nom, qu’une chimere : aut virtus nomen inane est aut decus & pretium recte petit experiens vir. Ne nous faisons point de fantôme métaphysique. Qu’est-ce qu’un bien dont il ne résulte aucun bien, ni en ce monde ni en l’autre ? Quel bien résulte en ce monde de la vertu pour le juste infortuné ? Demandez-le à Brutus, à Caton, à Socrate mourant : voilà le Stoïcien à la dernière épreuve ; avec de la bonne foi il découvrira la vanité de sa secte. Je me souviens & me souviendrai toujours d’un mot frappant que dit J. J. Rousseau à un de mes amis. J. J. Rousseau parloit d’une proposition à lui faite de fortune sous une condition honteuse, mais de nature à être secrette : Monsieur, disoit-il, je ne suis point matérialiste, Dieu merci ; si je l’eusse été, je n’aurois pas valu mieux qu’eux tous : je ne connois que la récompense qui attache à la vertu.

    J’avoue que je ne vaux pas mieux que Mr. Rousseau, & plut à Dieu que je le valusse ! Mais si je me croyois tout mortel, dès l’instant je me ferois mon dieu, je rapporterois tout à ma divinité, c’est-à-dire, à ma personne : je ferois ce qu’on appelle vertu, quand j’y gagnerois pour mon plaisir ; ce qu’on appelle vice de même : je volerois aujourd’hui, pour donner à mon ami ou à ma maîtresse ; brouillé avec eux, demain je les volerois eux-mêmes pour mes menus plaisirs : en tout cela je serois très-conséquent, puisque je ferois toujours ce qui seroit agréable à ma divinité. Au lieu qu’aimant la vertu à cause de la récompense, & cette récompense n’étant pas attachée à des actions arbitraires, il faut que je me règle, non plus sur ma fantaisie momentanée, mais sur la règle inflexible qu’a proposé le rémunérateur éternel, qui est aussi le législateur. Ainsi il faut que souvent je fasse ce que je dois, quoi qu’il ne me plaise pas trop ; & si ma liberté se decide au bien, malgré l’attrait contraire, alors je fais ce que je veux & non ce qui me plaît. Si Dieu n’eût voulu nous mener que par le goût du beau, il ne nous eût donné qu’une ame raisonnable, sans y mêler la sensibilité du cœur : il nous mène par l’attrait des récompenses, parce qu’il a fait de nous des êtres sensibles.

  5. Quels services n’auraient pas pu rendre à la raison humaine des hommes tels que Luther, Calvin, Melanchton, Érasme, Bossuet, Pascal, Arnaud, Nicole, &c. s’ils eussent employé leur génie à attaquer les erreurs de l’esprit humain, à perfectionner la morale, la législation, la physique, au lieu de combattre ou d’établir quelques dogmes ridicules ?
  6. Pour donner un air de vérité à la chronologie, on a formé des époques, & c’est sur ce fondement illusoire qu’on a élevé l’édifice de cette science imaginaire. Elle a été entiérement livrée au caprice. On ne sait à quel tems rapporter les principales révolutions du globe, & l’on veut assigner dans quel siécle tel Roi a vecu. La somme des erreurs repose à son aise a l’aide même des calculs chronologiques ; on part, par exemple, de la fondation de Rome, & cette fondation est appuyée sur des probabilités ou plutôt sur des suppositions.
  7. L’Académie Françoise a proposé son éloge pour le prochain prix d’eloquence. Mais si l’ouvrage est ce qu’il doit être, l’Académie ne pourra couronner le discours. Pourquoi donner des sujets qu’on ne sauroit traiter dans toute leur plénitude ?

    Au reste, j’aime ce genre, où en discutant le génie d’un grand homme, on discute & on approfondit l’art auquel il s’est adonné : Nous avons eu d’excellens Ouvrages en ce genre & surtout ceux de Mr. Thomas. C’est le livre le plus instructif que l’on puisse mettre entre les mains d’un jeune homme ; il y puisera, à la fois, & d’utiles connoissances & un amour raisonné de la gloire.

  8. Ils sont l’ouvrage ou de l’envie ou de l’ignorance. Ces commentateurs me font pitié avec leur zèle pour les loix de la grammaire. Le plus cruel destin qui attend l’homme de génie de son vivant ou après sa mort, est d’être jugé par le pédantisme : il ne fait rien voir, rien sentir. Ces malheureux critiques, qui marchent de mots en mots, ressemblent à ces vues myopes qui, au lieu d’embrasser un tableau de le Sueur ou du Poussin, visitent stupidement chaque trait, & n’apperçoivent jamais l’ensemble.
  9. Il est faux, comme on l’a avancé dans un éloge de Molière, que la guérison du ridicule soit plus aisée que celle du vice ; mais quand cela seroit, à quelle maladie du cœur humain doit-on apporter les premiers remèdes ? Le poëte deviendra-t-il complice de la perversité générale, en adoptant le premier les misérables conventions qu’ont fait les méchans pour mieux déguiser leur scélératesse ? Malheur à qui ne sent pas tout l’effet que peut produire une excellente piéce de théâtre, & ce qu’a de sublime l’art qui de tous les cœurs ne fait qu’un cœur.
  10. Corneille a souvent un air de franchise, de liberté & de simplicité originale, & même quelque chose de plus naturel que Racine.
  11. Racine & Boileau étoient deux plats courtisans, qui approchoient du monarque avec l’étonnement de deux bourgeois de la rue St. Denis. Ce n’étoit pas ainsi qu’Horace fréquentoit Auguste. Rien de plus petit que les lettres de ces deux poëtes extasiés de se trouver à la Cour. Il est difficile de concevoir de plus basses platitudes. Enfin Racine mourut de chagrin, parce que Louis XIV l’avoit regardé de travers en traversant l’œil de bœuf.
  12. C’est le confident de la nature, c’est le poëte par excellence, & j’admire l’audace de ceux qui font des fables après lui avec la présomption de l’imiter.
  13. Le critique qui, au lieu d’éclairer un auteur, ne veut que l’humilier, décele sa vanité, son ignorance & sa jalousie ; sa malignité ne peut lui permettre d’appercevoir nettement le bon & le mauvais d’un ouvrage. La critique n’est permise qu’à celui en qui les lumières, le discernement & la probité ne sont altérés par aucun intérêt personnel. Ô critique ! comprends-toi bien, & si tu veux juger sainement de quelque chose, juges que livré à tes seules lumières tu ne sais juger de rien.
  14. Dans sept cens ans on ne se souviendra probablement point que ce charmant fabuliste a été un duc, un cordon bleu, mais bien qu’il fut un philosophe ingénieux.
  15. Lorsqu’Hercule vit dans le temple de Vénus la statue d’Adonis, son favori, il s’écria : Il n’y a point de divinité en toi ! On peut appliquer ce mot à tant d’ouvrages polis, délicats, ingénieux, efféminés.
  16. Il reste un beau livre à faire, quoique déja fait : Des grands événemens par de petites causes. Mais quel est l’homme qui saisira le véritable fil ? J’en indiquerai un autre qui conviendroit fort à notre siécle : des hommes en place qui se sont rendus persécuteurs pour servir la bassesse de ceux qu’ils méprisoient ; encore un autre les crimes des souverains.
  17. Une des meilleurs éditions de ce brillant & fécond génie, la plus complette & correcte, est celle que l’on imprime actuellement à Lausanne en Suisse, chez François Graffet & Compagnie, in-octavo, en petit format portatif.
  18. Pourquoi la mémoire des poëtes & des grands écrivains est-elle plus célèbre que celle des guerriers, des ministres, des rois ; c’est que ceux-ci tombent avec leurs exploits dans la nuit de l’oubli, parce que tous ces grands intérêts changent, disparoissent & bientôt s’anéantissent ; mais le grand écrivain est l’homme de tous les tems, de tous tous les lieux. Homere a charmé Alexandre, qui mettoit l’Iliade sous son chevet avec son épée : il enchante encore aujourd’hui l’homme de lettres pauvre qui le lit dans son grenier à la lueur pâle d’une lampe, il est heureux en le lisant ; Ovide, Anacreon, Horace, versent le plaisir dans tous les cœurs sensibles. Le canon d’un conquérant n’est pas aussi harmonieux que les vers de Virgile. Voltaire a donné plus agréments variés aux esprits délicats que toute le magnificence des rois n’en peut procurer. Un édit donne-t-il des sensations aussi vives, inspire-t-il autant de sérénité, de joie, d’amusement ! on parle trop des gens de lettres, dira-t-on ; mais peut-on n’en pas parler ? Tant que les plaisirs de l’esprit seront des voluptés pour les uns, des consolations pour les autres, ne soyez pas étonné si le grand poëte l’emporte en renommée sur toute autre espèce d’homme, & quand je suis retiré chez moi, qui peut me donner des jouissances plus fines, plus multipliées, plus agréables qu’un Virgile, un Voltaire, un Richardson ? Je serois bien ingrat de ne pas porter mon tribut d’admiration à l’homme qui me fait verser de douces & précieuses larmes, tandis que les autres m’indignent & m’offensent. Et que me fait à moi la puissance des rois ? Que m’importe l’éclat de leur trône ? Celui où s’assied l’empereur du Mogol est tout d’or, dit-on ; un paon tout en pierreries étale au-dessus de sa tête royale une queue de diamans ; à la bonne heure : je lis Euripide, Fenelon & La Fontaine, & je leur porte mon hommage. Mon ame touche leur ame tendre & sublime ; la mesure de mon plaisir est celle de ma reconnoissance. Quand je songe que mes neveux, mes enfans, seront éclairés, émus par eux, comme je l’ai été, j’appelle hardiment de tels hommes des bienfaiteurs augustes, je les préfère à tous les grands de la terre. Les grands se plaignent, ils sont jaloux de la renommée des gens de lettres ; on ne parle pas assez de leurs cordons, de leurs jarretières, de leurs terriers, de leurs armoiries, comme on fait des ouvrages immortels qui plaisent à tous les hommes. Cela crie vengeance en effet ; mais que les grands ayent un orgueil utile, qu’ils se rendent aussi intéressans, aussi agréables à la nation. Sensible & reconnoissante elle leur attribuera l’estime qu’elle réserve aux gens de lettres ; ils sont sur la terre des espèces d’individus qui voyent mourir autour d’eux la foule des humains, tomber les empires & qui survivent à la destruction où s’engloutit la gloire des guerriers, des négociateurs ; gloire passagère qui n’est pas la plus illustre, puisqu’elle n’est pas la plus durable.