L’An deux mille quatre cent quarante/33

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CHAPITRE XXXIII.

Tableaux Emblématiques.


J’entrai dans une salle particuliere où l’on avoit représenté les siécles. On avoit conservé à chaque, outre sa physionomie, les traits qui l’avoient distingué de ses freres. Les siécles d’ignorance étoient revêtus d’une robe noire & lugubre. Le personnage, l’œil rouge & sombre, tenoit en main une torche, & dans le fond découvroit un bucher, des prêtres revêtus d’une étole, & des malheureux un bandeau sur le front qui se dévouoient, les uns les autres, aux supplices des flammes.

Plus loin, un enthousiaste fanatique, sans autre vertu qu’une imagination ardente, frappoit celle de ses concitoyens, non moins inflammable, & tonnant au nom de Dieu il entraînoit une foule d’hommes, comme un troupeau docile se précipite au cri du pasteur. Les rois ont quitté leurs trônes, ont abandonné leurs états dépeuplés, & croyant entendre la voix du ciel, ils courent se perdre, eux, leurs couronnes & leurs sujets, dans de vastes déserts. On voyoit dans le fond du tableau le fanatisme marchant sur la tête des hommes, secouant ses flambeaux homicides : géant monstrueux ! ses pieds touchoient les deux bouts de la terre, & son bras tenant la palme du martyre s’élevoit jusqu’aux nues.

Celui-ci, moins ardent, plus contemplatif, livré au mystère & à l’allégorie, se précipitoit dans le merveilleux. Toujours environné d’énigmes, il prenoit soin d’épaissir les ténèbres qui l’environnoient. On voyoit les anneaux des Platoniciens, les nombres des Pythagoriciens, les vers des Sibylles, les formules toutes-puissantes de la magie, & les prestiges tour-à-tour ingénieux & stupides qu’a créés l’esprit humain.

Un autre tenoit un astrolabe, consultoit attentivement un calendrier, & calculoit les jours heureux ou infortunés. Une gravité froide & taciturne étoit empreinte sur sa physionomie allongée : il pâlissoit de la conjonction de deux astres : le présent n’existoit pas pour lui, & l’avenir étoit son bourreau : il avoit même transporté son culte dans la ridicule science de l’astrologie, & il embrassoit ce fantôme comme une colonne inébranlable.

Celui-là, tout couvert de fer, ensevelissoit sa tête dans un casque d’airain : revêtu d’une cotte de mailles, armé d’une longue lance, il ne respiroit que les combats particuliers. L’ame de ses héros étoit plus dure que l’acier qui les couvroit. C’étoit le fer qui décidoit les droits, les opinions, la justice, la vérité. Dans le fond on distinguoit un champ clos, des juges & des héraults, relevant le vaincu ou plutôt le coupable.

Tel autre personnage paroissoit d’une bizarrerie extrême : architecte barbare, il bâtissoit des colonnes, sans proportion avec la masse qu’elles soutenoient, & chargées d’ornemens ridicules ; il prenoit tout cela pour une délicatesse de travail inconnu aux Grecs & aux Romains. Le même désordre régnoit dans sa logique ; c’étoient des chicanes perpétuelles, des idées abstraites. On avoit représenté dans le fond des espèces de somnambules, qui parloient, agissoient les yeux ouverts, & qui, plongés dans un long rêve, ne devoient la liaison de deux idées qu’au pur hazard. Je repassai ainsi tous les siécles en revue, mais le détail en seroit ici trop long. Je m’arrêtai un peu plus longtems devant le XVIII, lequel avoit été jadis de ma connoissance. Le peintre l’avoit représenté sous la figure d’une femme. Les ornemens les plus recherchés fatiguoient sa tête superbe & délicate. Son cou, ses bras, sa gorge étoient couverts de perles & de diamans : ses yeux étoient vifs & brillans ; mais un sourire un peu forcé faisoit grimacer sa bouche : ses joues étoient enluminées. L’art sembloit devoir percer dans ses paroles, comme dans son regard : il étoit séduisant, mais il n’étoit pas vrai. Elle avoit à chaque main deux longs rubans couleur de rose, qui sembloient un ornement ; mais ces rubans cachoient deux chaînes de fer auxquelles elle étoit fortement attachée. Elle avoit cependant les mouvemens assez libres pour gesticuler, sauter & gambader. Elle en usoit avec excès, afin de déguiser (à ce qu’il me sembloit) son esclavage, ou du moins pour le rendre facile & riant. J’examinai cette figure en détail, & suivant de l’œil la draperie de ses vêtemens, je m’apperçus que cette robe si magnifique étoit toute déchirée par le bas & couverte de boue. Ses pieds nuds plongeoient dans une espèce de bourbier ; & elle étoit aussi hideuse par les extrêmités, qu’elle étoit brillante par le sommet : elle ne ressembloit pas mal dans cet équipage à une courtisanne qui se promène dans la rue à l’entrée de la nuit. Je découvris derriere elle plusieurs enfans au teint maigre & livide, qui crioient à leur mere & dévoroient un morceau de pain noir : elle vouloit les cacher sous sa robe, mais à travers les trous on distinguoit ces petits malheureux. Dans l’enfoncement du tableau on discernoit des châteaux superbes, des palais de marbre, des parterres savamment dessinés, de vastes forêts peuplées de cerfs & de daims, où le cor résonnoit au loin. Mais la campagne à demi-cultivée étoit remplie de paysans infortunés, qui, harassés de fatigue, tomboient sur leurs javelles : ensuite venoient des hommes, qui enrôloient les uns de force, & emportoient le lit & la marmite des autres[1].

Le caractère des nations étoit aussi fidélement exprimé.

Aux couleurs variées de mille nuances, à la fonte insensible du coloris, au visage triste, mélancolique, on reconnoissoit l’Italien jaloux, vindicatif. Dans le même tableau son visage sérieux disparoissoit au milieu d’un concert, & le peintre avoit saisi merveilleusement cette facilité de se transformer avec souplesse, & comme d’un coup d’œil. Le fond du tableau représentoit des pantomimes, faisant des grimaces & autres gestes comiques.

L’Anglois, dans une attitude plutôt fiere que majestueuse, placé sur la pointe d’un rocher, dominoit l’océan & faisoit signe à un vaisseau de s’élancer au nouveau monde & de lui en rapporter les trésors. On lisoit dans ses regards hardis que la liberté civile égaloit chez lui la liberté politique. Les flots opposés, grondant sous les coups de la tempête, étoient une harmonie douce à son oreille. Son bras étoit toujours prêt à saisir le glaive de la guerre civile : il regardoit en souriant un échafaut d’où tomboit une tête & une couronne.

L’Allemand, sous un ciel étincelant d’éclairs, étoit sourd aux cris des élémens. On ne savoit s’il bravoit l’orage ou s’il y étoit insensible. Des aigles se déchiroient avec furie à ses côtés : ce n’étoit pour lui qu’un spectacle : renfermé en lui-même, il portoit sur ses propres destins un œil indifférent ou philosophique.

Le François, plein de graces nobles & élevées, présentoit des traits finis. Sa figure n’étoit pas originale, mais sa manière étoit grande. L’imagination & l’esprit se peignoient dans ses regards ; il sourioit avec une finesse qui approchoit de la ruse. Il régnoit dans l’ensemble de sa figure beaucoup d’uniformité. Ses couleurs étoient douces ; mais on n’y remarquoit pas ce coloris vigoureux ni ces beaux effets de lumière qu’on admiroit dans les autres tableaux. La vue étoit fatiguée par une multiplicité de petits détails qui se nuisoient réciproquement. Une foule innombrable portoit de petits tambourins & s’agitoit beaucoup pour faire du bruit : elle croyoit imiter le fracas du canon : c’étoit une chaleur aussi pétulante, aussi active, que foible & passagère.



  1. La tyrannie est un arbre dangereux qu’il faut se hâter de déraciner dans sa naissance. L’éclat de cet arbre est trompeur. C’est d’abord un jeune arbrisseau qui se couronne de fleurs & de lauriers, mais qui boit secrettement le sang qui l’arrose. Bientôt il croît, s’aggrandit, lève une tête altiere. Ses branches s’étendent avec orgueil. Il couvre tout ce qui l’environne d’une ombre superbe & funeste. La fleur, le fruit voisin tombent, privés des rayons biensaifans du soleil qu’il intercepte. Il force la terre à ne nourrir que lui. Enfin il devient semblable à cet arbre venimeux dont les fruits doux sont des poisons, qui change en eau corrosive les gouttes de pluie que ses feuilles distillent, & qui au défaut des tourmens procure au voyageur fatigué le sommeil & la mort. Cependant son tronc est noueux : les principes de sa sève sont couvert d’un bois dur : ses racines d’airain s’étendent, & la hache de la liberté s’émousse & ne peut plus y mordre.