Aller au contenu

L’An deux mille quatre cent quarante/35

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXXV.

Salle du Trône.


Je ne quittai ces riches galeries qu’avec le plus vif regret, mais dans mon insatiable curiosité, jaloux de tout voir, je rentrai dans le centre de la ville. Je vis une multitude de personnes de tout sexe et de tout âge qui se portoit avec précipitation vers un portique majestueusement décoré. J’entendois de côté & d’autre : hâtons nos pas ! notre bon roi est peut-être déja monté sur son trône ; nous ne le verrions pas d’aujourd’hui ! Je suivis la foule : mais ce qui m’étonnoit fort, c’est que des gardes farouches n’opposoient aucune barrière aux empressemens du peuple. J’arrivai dans une salle immense, soutenue par plusieurs colonnes. J’avançai, et je parvins à voir le trône du monarque. Non : il est impossible de concevoir une idée plus belle, plus noble, plus auguste, plus consolante de la majesté royale. Je fus attendri jusqu’aux larmes. Je ne vis ni Jupiter tonnant, ni appareil terrible, ni instrument de vengeance. Quatre figures de marbre blanc, représentant la force, la tempérance, la justice & la clémence, portoient un simple fauteuil d’ivoire blanc, élevé seulement pour faciliter la portée de la voix. Ce siége étoit couronné d’un dais suspendu par une main dont le bras sembloit sortir de la voute. À chaque côté du trône étoient deux tablettes ; sur l’une desquelles étoient gravées les loix de l’État & les bornes du pouvoir royal, & sur l’autre les devoirs des rois & ceux des sujets. En face étoit une femme qui allaitoit un enfant, emblême fidelle de la royauté. La première marche, qui servoit de degré pour monter au trône, étoit en forme de tombe. Dessus étoit écrit en gros caractères : l’Éternité. C’étoit sous cette première marche que reposoit le corps embaumé du monarque prédécesseur, en attendant que son fils vînt le déplacer. C’est de-là qu’il crioit à ses héritiers qu’ils étoient tous mortels, que le songe de la royauté étoit prêt à finir, qu’ils resteroient alors seuls avec leur renommée ! Ce lieu vaste étoit déja rempli de monde, lorsque je vis paroitre le monarque revêtu d’un manteau bleu qui flottoit avec grace. Son front étoit ceint d’une branche d’olivier ; c’étoit son diadême : il ne marchoit jamais en public sans ce respectable ornement qui en imposoit aux autres & à lui-même. Il se fit des acclamations lorsqu’il monta sur son trône. Il ne paroissoit pas indifférent à ces cris de joie. Mais à peine fut-il assis qu’un silence respectueux s’étendit sur cette nombreuse assemblée. Je prêtai une oreille attentive. Ses ministres lui lurent à haute voix tout ce qui s’étoit passé de remarquable depuis la dernière séance. Si la vérité eût été déguisée, le peuple étoit-là pour confondre le calomniateur. On n’oublioit point ses demandes. On rendoit compte de l’exécution des ordres ci-devant donnés, & cette lecture étoit toujours terminée par le prix journalier des vivres & des denrées. Le monarque écoutoit, & d’un signe de tête approuvoit ou remettoit les choses à un plus ample examen. Mais si du fond de la salle il s’élevoit une voix plaignante & condamnant quelques articles, fût-ce un homme de la dernière classe, on le faisoit avancer dans un petit cercle pratiqué au pied du trône. Là il expliquoit ses idées[1], & s’il se trouvoit avoir raison, alors il étoit écouté, applaudi, remercié ; le souverain lui jettoit un regard favorable : si, au contraire, il ne disoit rien que d’absurde, ou grossiérement fondé sur un intérêt particulier, alors on le chassoit avec ignominie, & les huées des assistans l’accompagnoient jusqu’à la porte. Chacun pouvoit se présenter sans autre crainte que celle d’attirer la dérision publique, si ses vues étoient fausses ou bornées.

Deux grands officiers de la couronne accompagnoient le monarque dans toutes les cérémonies publiques, & marchoient à ses côtés. L’un portoit au haut d’une pique une gerbe de bled[2], & l’autre un cep de vigne : c’étoit afin qu’il n’oubliât jamais que c’étoient-là les deux soutiens de l’état & du trône. Derrière lui le panetier de la couronne, ayant une corbeille remplie de pains, en donnoit un à chaque indigent qui réclamoit son assistance. Cette corbeille étoit le sûr thermomêtre de la misère publique ; & lorsque le panier se trouvoit vuide, alors les ministres étoient chassés & punis : mais la corbeille demeuroit pleine & attestoit l’abondance publique.

Cette auguste séance se tenoit une fois par semaine, & duroit trois heures. Je sortis de cette salle, le cœur pénétré, & aussi rempli de respect pour ce roi que pour la Divinité même, l’aimant comme un père, l’honorant comme un Dieu protecteur.

Je conversai avec plusieurs personnes de tout ce que je venois de voir & d’entendre : ils étoient surpris de mon étonnement ; toutes ces choses leur sembloient simples & naturelles. « Pourquoi, me dit l’un d’eux, avez-vous la fureur de comparer ce tems présent à un vieux siécle bizarre, extravagant, où l’on avoit de fausses idées sur les matières les plus simples, où l’orgueil jouoit la grandeur, où le faste & la représentation étoient tout, & le reste rien, où la vertu enfin n’étoit regardée que comme un fantôme, pur ouvrage de quelques philosophes rêveurs[3] ».



  1. Un des plus grands malheurs qui soit en France, c’est que toute la police & l’administration des affaires sont entre les mains des magistrats, ou des gens revêtus d’une charge & d’un titre, sans qu’on daigne jamais consulter (du moins de la part du public) les personnes privées en qui la science & la sagesse se trouvent souvent dans un degré éminent. Le meilleur citoyen, le plus éclairé, ne peut développer ses talens utiles ou la grandeur de son ame ; s’il ne porte la robe d’un homme en charge, il doit immoler ses bons desseins, être témoin des plus grands abus, & se taire.
  2. L’empereur Taifung se promenant en campagne avec le prince son fils, & lui montrant les laboureurs occupés à leur travail : voyez, lui disoit-il, la peine que ces pauvres gens prennent tout le long de l’année pour nous soutenir ; sans leurs travaux & sans leur sueur, ni vous ni moi nous n’aurions pas d’empire.
  3. Il faut respecter les préjuges populaires ! tel est le langage de ces génies étroits, pusillanimes, pour lesquels il suffit qu’une loi subsiste pour paroître sacrée. L’homme vertueux, à qui seul il appartient d’aimer & de haïr, connoît-il cette modération criminelle ? Non : il se charge de la vindicte publique ; ses droits sont fondés sur son génie, & la justice de sa cause sur la reconnaissance de la postérité.